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termith-601-linguistique | Le genre du discours débat politique télévisé présente un emboîtement énonciatif entre une interaction en contact – l'échange entre des personnalités politiques et un/des animateur(s) – et une scène médiatisée, construite entre les participants au débat et les téléspectateurs-électeurs. Ces derniers n'interviennent pas dans l'échange lui -même, mais le prédéterminent dans son ensemble : la raison du débat est bien la présence du public, et ce dernier est aussi le destinataire final des propos tenus. Cette imbrication entre les deux scènes sous-tend les objectifs discursifs du genre : l'objectif du débat en tant que tel est de confronter plusieurs visions de la politique, mais le face à face est davantage une performance personnelle qu'un débat d'idées. Il s'agit, pour les candidats, moins de présenter leur point de vue que de convaincre les téléspectateurs de leurs compétences à dire, à faire, à être. Pour y parvenir, les personnalités politiques usent de tous les moyens disponibles (verbaux, naturellement, mais aussi non verbaux) et mettent au point des stratégies visant à valoriser leur comportement discursif et/ou discréditer celui de l'autre aux yeux des téléspectateurs. Pour l'homme ou la femme politique, le rire et le sourire sont des armes de séduction qui permettent de construire une image agréable, joviale, sympathique, contrastant avec l'image sérieuse et quelque peu austère de la fonction politique. Le rire/sourire peut aussi être utilisé à des fins plus polémiques, notamment dans l'interaction, et servir à ridiculiser un adversaire. Ces deux manifestations coverbales sont donc des outils de communication et sont, à ce titre, particulièrement travaillées par les spécialistes de la parole et de l'image politiques. Toutefois, elles sont aussi des manifestations spontanées, notamment dans le cadre d'une interaction où elles peuvent être utilisées instinctivement par les locuteurs. Que le rire/sourire soit calculé ou non, il peut apporter des informations importantes sur son auteur et produire des effets très divers. L'objectif de cet article est de montrer de quelle façon les interactants d'un débat télévisé utilisent les rires et sourires, et ce que peut apporter l'analyse de ces deux manifestations dans l'interprétation des discours. Le rire et le sourire sont des manifestations fréquentes en interaction et peuvent présenter des formes très diverses, être utilisées différemment par les interactants et produire des effets variés. Leur classement est donc problématique. Dans le champ de la communication non verbale, on les classe généralement dans la catégorie des mimiques faciales permettant d'exprimer des émotions ou des sentiments : « affect displays » dans la terminologie d'Ekman et Friesen (1969), « expressifs coverbaux » pour Cosnier et Vaysse (1997). Ils peuvent ainsi accompagner un discours et témoigner d'une certaine attitude. Un rire ou un sourire peut aussi être une manifestation à part entière et être utilisé de façon isolée. On pourra alors les considérer comme des mimiques quasi linguistiques (Cosnier, Vaysse, 1997) appelées « emblems » par Ekman et Friesen (ibid.). Il s'agira alors toujours d'exprimer une émotion ou un sentiment sans qu'un discours vienne l'expliciter. Cette classification ne permet cependant pas de rendre compte de ces deux manifestations de façon exhaustive. En effet, le rire et, dans une moindre mesure, le sourire ne sont pas simplement des éléments visuels (des « cinétiques rapides ») mais aussi des éléments voco-acoustiques, pour reprendre les catégories proposées par Cosnier et Brossard (1984, p. 5). En effet, le rire a la particularité d' être une manifestation sonore et le sourire peut lui aussi être audible (voir Aubergé, Cathiard, 2003) : on parlera ainsi de « voix souriante ». Pour Kerbrat-Orecchioni (1992, p. 42), le rire se situe « à la frontière entre le non-verbal et le paraverbal » : on peut donc le repérer visuellement et auditivement. S'il est difficile de définir la nature sémiotique de ces deux manifestations, il n'est pas moins complexe de déterminer leurs utilisations. En effet, un rire/sourire peut obéir à des fonctions très diverses : les gestes, notamment les coverbaux, sont par essence « polysémiques et plurifonctionnels. Ainsi, un même geste peut recevoir des significations différentes ou se voir attribuer une fonction différente en fonction du contexte d'énonciation » (Juven, Colletta, 2002, p. 177). Le rire/sourire n'a pas une valeur unique qui lui serait corrélée; il peut adopter des valeurs variées selon la situation, le genre du discours, les interactants engagés… Certes, on peut affirmer que le rire/sourire est plutôt une mimique faciale agréable, mais il peut aussi s'avérer particulièrement déplaisant ou sarcastique : on parle ainsi de (sou)rire jaune, de (sou)rire moqueur, de (sou)rire forcé, de (sou)rire méchant, etc. On s'attachera donc ici à analyser les différents effets produits par ces mimiques dans un corpus particulier : le débat de l'entre-deux-tours de l'élection présidentielle de 2007. Dans ce débat, la tension polémique est particulièrement prégnante et on verra de quelle façon le rire/sourire permet de construire les deux stratégies : se valoriser vs dévaloriser l'autre. Dans le cadre de ce travail, on ne distinguera pas dans l'analyse le rire du sourire, bien qu'il s'agisse de deux modes d'expression différents. En effet, dans le genre qui nous occupe, ces deux mimiques fonctionnent de la même façon et obéissent aux mêmes objectifs, le rire étant une variante plus appuyée et plus sonore du sourire. De plus, on traitera de la même façon les cas où le rire/sourire est une manifestation à part entière et les cas où il accompagne un discours : même lorsqu'il est ponctuel, le rire/sourire est toujours en relation avec un discours (le discours de l'interlocuteur ou celui du locuteur). Il faut donc nécessairement l'analyser en relation avec le discours qui le motive. On considérera en conséquence que les données non verbales et paraverbales sont intégrées à l'énoncé au même titre que les données verbales. En effet, ces éléments participent pleinement à la production et à l'interprétation du discours : il ne s'agit pas seulement d'éléments supplémentaires, mais d'éléments constitutifs de ce discours « qui contribuent de façon dynamique […] aux échanges interactifs » (Cosnier, Brossard, 1984, p. 27). Dans une perspective interactionniste et multimodale, on analysera donc le rire et le sourire en relation étroite avec le discours qui l'accompagne et avec l'interlocuteur qui le motive, puisque, dans une interaction, ces deux mimiques sont toujours tournées vers l'autre, soit en réagissant à son discours, soit en produisant son propre discours, adressé à l'interlocuteur : le rire et le sourire appartiennent en cela à la « gestualité interactive, [i. e.] des mouvements corporels […] orientés vers l'interlocuteur, et par extension, centrés sur la coconstruction de la relation interpersonnelle » (Juven, Colletta, 2002, p. 179). Dans le cadre d'une interaction médiatisée, ces mimiques s'adressent à la fois aux interlocuteurs en coprésence mais aussi au destinataire muet qu'est le téléspectateur. Il faut donc les analyser en fonction de cette double adresse et montrer quels rôles ils peuvent remplir par rapport à ces deux instances. On classera les occurrences selon que le rire/sourire est motivé par l'interlocuteur ou qu'il est initié par le locuteur lui -même. Le rire/sourire motivé par l'interlocuteur peut soit accompagner le discours de l'autre (manifestation ponctuelle), soit accompagner sa propre réponse au discours de l'autre. Quoi qu'il en soit, il s'agit d'une réaction à ce qu'a dit précédemment l'interlocuteur. La manifestation coverbale permet au locuteur d'indiquer comment il se positionne vis-à-vis de son interlocuteur. Le rire/sourire peut obéir à deux visées : soit exprimer un consensus en partageant avec l'interlocuteur une certaine connivence, soit exprimer un dissensus en manifestant une opinion divergente. L'effet consensuel du rire/sourire en réaction apparaît surtout dans des échanges entre les animateurs et les candidats : les candidats adoptent alors cette mimique pour valoriser leur comportement. Le premier exemple est un échange entre Nicolas Sarkozy et Patrick Poivre d'Arvor (notés respectivement NS et PPDA dans les tableaux qui suivent, AC désignant Arlette Chabot) : Cet extrait se situe à la fin du débat, juste avant la conclusion de chacun des deux candidats, précisément chronométrée (trois minutes). C'est le moment de faire le bilan des temps de parole : Ségolène Royal avait trois minutes d'avance sur son adversaire et celui -ci les lui a cédées. Les animateurs donnent alors la parole à Nicolas Sarkozy pour qu'il propose sa conclusion. Chacun le fait de façon très différente : alors qu'Arlette Chabot reste neutre, Patrick Poivre d'Arvor se permet une plaisanterie à l'adresse de Nicolas Sarkozy. L'animatrice rappelle simplement une règle du déroulement du débat (un tirage au sort a désigné quel candidat allait commencer, et lequel parlerait en dernier) pour distribuer la parole de façon impartiale. L'animateur, lui, fait référence à la cession, par Nicolas Sarkozy, de son temps de retard et lui accorde la parole de façon humoristique. Le rire de Nicolas Sarkozy, en 1387b, est donc une réaction au clin d' œil de l'animateur. Le fait que ce dernier rappelle cet événement est en effet gratifiant pour le candidat (qui passe pour quelqu'un de généreux et courtois). L'animateur contribue donc ici à la valorisation de l'image de Nicolas Sarkozy, valorisation avec laquelle le candidat ne peut qu' être d'accord, comme le montre son rire consensuel. Cette réaction traduit donc à la fois une image positive du candidat (il est détendu à la fin du débat) et la connivence avec l'animateur, puisqu'il s'agit ici d'un échange entre les deux hommes, dont l'animatrice est exclue (elle reste neutre) et auquel Ségolène Royal ne participe pas. Nicolas Sarkozy répète son rire en 1390, cette fois -ci en accompagnement de son discours. Si la fin de son énoncé n'est pas compréhensible, le candidat semble bien répondre à la précédente intervention de l'animateur. Les deux locuteurs se répondent donc mutuellement sur un mode humoristique. La fonction du rire dans le second exemple est moins évidente. Pour le comprendre, il faut resituer le passage dans le débat : il se déroule à la fin de l'épisode de la « colère » de Ségolène Royal (désignée SR dans les tableaux qui suivent) : Les deux animateurs ont déjà essayé à plusieurs reprises d'introduire une nouvelle thématique – l'Europe – pendant que les candidats poursuivaient leur échange sur le droit opposable. Les animateurs proposent donc à nouveau de changer de sujet : pendant que Patrick Poivre d'Arvor rappelle à Ségolène Royal le rôle interactionnel qui incombe aux animateurs (poser des questions), Arlette Chabot intervient à plusieurs reprises (1096 et 1097) pour soutenir son coanimateur. En 1098 et 1100, Ségolène Royal assure aux animateurs qu'elle va collaborer et répondre à leur proposition. Son rire est important pour l'interprétation : elle montre à la fois son consentement à répondre aux animateurs et retravaille positivement son ethos par cette attitude détendue et agréable (en opposition avec l'image développée auparavant par sa « colère »). Le fait que la candidate rie en énonçant son approbation peut ici s'apparenter à une forme d'autocritique après qu'elle a écarté plusieurs fois le sujet en question pour terminer l'échange précédent. Il s'agit donc, dans ce contexte, de réagir aux propos des animateurs (ce qu'elle n'a pas fait auparavant, occultant leurs tentatives de transition) et de se montrer plus disciplinée. Dans ce passage, donc, le rire sert à effectuer une transition entre deux sujets, entre deux images construites par la candidate, entre deux comportements : En un tournemain, elle change alors à la fois de ton, de thème et de posture pour se lancer, après une sorte de petit rire qui marque ce radical changement de footing, dans un discours sur l'Europe car n'est -ce pas, l'Europe « c'est important ». (Constantin de Chanay, Giaufret, Kerbrat-Orecchioni, à paraître) L'effet est bien ici d'exprimer un consensus avec la proposition des animateurs et de se (re)valoriser aux yeux du public : on retrouve ces deux objectifs dans la conjonction du discours à visée collaborative et du rire qui l'accompagne. L'exemple (3) est différent : le consensus est accordé par Ségolène Royal à Nicolas Sarkozy : Dans les tours précédents, les deux candidats viennent de se mettre d'accord sur un point précis, présent dans les deux programmes (le fait que le président de la Commission des finances à l'Assemblée soit un membre de l'opposition). La réaction de Ségolène Royal est mitigée : elle ne peut être franchement favorable à la proposition de Nicolas Sarkozy parce qu'elle considère qu'il aurait dû le faire auparavant. De plus, pour sa propre image, elle doit à la fois montrer qu'elle sait reconnaître les bonnes idées de Nicolas Sarkozy (et c'est d'autant plus facile ici qu'elles sont partagées) tout en s'opposant au bilan de son adversaire. Ces deux tensions sont à l' œuvre dans l'énoncé 600 : le oui indique qu'elle est d'accord (« oui, on se rejoint »), puis elle reprend immédiatement le reproche qu'elle avait amorcé en 597 (« vous avez [eu tous les pouvoirs] »). Enfin, Ségolène Royal modifie son discours pour concéder à Nicolas Sarkozy, en souriant, l'aspect positif de leur accord : « c'est bien ». Le sourire vient ici accompagner un énoncé à visée collaborative. La candidate ne revendique pas clairement le consensus, mais le concède plutôt, devant l'insistance de son interlocuteur. Ce dernier, au contraire, utilise le cri d'allégresse – « alléluia » (601) – pour exprimer sa satisfaction d'arriver à ce point d'accord. Le sourire de Ségolène Royal vient donc ici illustrer la visée collaborative, en réaction au discours de son adversaire. Cependant, il annonce aussi un dissensus (introduit en 603 par l'adverbe adversatif mais). Les rires/sourires indiquant le consensus permettent à leur auteur de se valoriser auprès des téléspectateurs, de travailler la connivence avec un animateur (exemple 1), d'effectuer une transition entre deux comportements (exemple 2) ou simplement de montrer un visage aimable, même dans un discours mitigé (exemple 3). L'exemple relevé de rire produisant un effet dissensuel apparaît dans un échange entre les deux candidats (le dissensus n'ayant pas de place entre les candidats et les animateurs). Il s'agit alors moins de se valoriser aux yeux des téléspectateurs que de dévaloriser l'image de son adversaire, auteur du discours qui prête à rire : Le rire de Nicolas Sarkozy, en 309, est une manifestation ponctuelle : il intervient au milieu du discours de Ségolène Royal. Cette réaction permet au candidat de manifester son désaccord et de se moquer de l'argument de son adversaire sans lui prendre la parole. Il faut noter que la caméra, en 309, filme la candidate en train de parler. Pour manifester son désaccord sans intervenir, Nicolas Sarkozy n'a pas d'autre choix que de rire pour être entendu (un sourire n'aurait alors servi à rien). Le désaccord a par ailleurs déjà été exprimé en 306 et 308, mais devant l'insistance de son interlocutrice, Nicolas Sarkozy utilise le rire pour se moquer d'elle et mettre à distance son discours. Il s'agit bien ici d'une réaction à visée dissensuelle. Les rires/sourires motivés par l'interlocuteur peuvent obéir à deux visées opposées : indiquer un accord ou un désaccord. Le premier peut s'installer entre un candidat et un animateur, ou entre les deux candidats (cas relativement rare, la visée collaborative étant très peu représentée dans le débat; Voir Sandré, 2010); le second n'intervient qu'entre les deux candidats. Si le consensus permet de valoriser son image, le dissensus sert plutôt à dévaloriser l'image de l'interlocuteur, dont le discours prête à rire. La seconde catégorie renvoie aux rires/sourires qui sont initiés par le locuteur sans qu'ils soient motivés par un discours de l'interlocuteur. Toutefois, c'est toujours la présence de l'interlocuteur qui motive ces manifestations et c'est bien lui le destinataire du sourire. On ne traitera pas ici des sourires qu'on pourrait qualifier d'ornement, c'est-à-dire ceux dont l'unique objectif est de paraître agréable à l'autre (et surtout aux téléspectateurs) sans que cette mimique n'intervienne dans l'interprétation des données verbales. On trouve ce type de sourire notamment au début du débat. Ainsi, à la fin de sa première intervention, Nicolas Sarkozy clôt son discours par un sourire : Il ne s'agit pas d'ajouter à son discours un effet particulier, mais simplement de montrer un visage détendu et agréable. On retrouve exactement le même procédé dans la seconde intervention de Ségolène Royal : Elle prend ici la parole pour présenter son programme et commence son discours en souriant largement. Il n'y a aucune relation entre la mimique et le discours; aucun effet interprétatif particulier ne peut être dégagé, si ce n'est celui de donner une image positive de soi, de construire un ethos agréable. Ces sourires d'ornement accompagnent un discours davantage tourné vers le public (tirade visant à présenter son programme) qu'un discours proprement interactif, adressé à un interlocuteur présent. On s'intéressera ici plutôt aux rires/sourires produisant un effet particulier à même d'intervenir dans l'interprétation des discours. Trois effets seront analysés : en premier lieu, l'effet atténuateur, lorsque le rire/sourire atténue la portée du discours, que ce dernier soit polémique ou non; en second lieu, l'effet amplificateur, lorsque le rire/sourire amplifie la portée du discours, en renforçant une critique par exemple; en dernier lieu, on verra les rires/sourires qui ont un effet révélateur : ils traduisent alors un sentiment particulier. Dans certains cas, les rires/sourires peuvent jouer le rôle d'adoucisseur; ils ont alors « pour fonction commune de diluer la force illocutoire de l'énoncé qu'ils accompagnent, de réduire la menace qu'ils risquent de constituer pour telle ou telle des parties en présence et de permettre la négociation feutrée de la relation interactionnelle » (Kerbrat-Orecchioni, 1989, p. 164). On retrouvera donc naturellement ces mimiques en accompagnement d'un discours menaçant pour l'interlocuteur. C'est le cas des critiques. Ce procédé revient plusieurs reprises chez Ségolène Royal : la critique est un acte menaçant pour la face de l'autre. Pour minimiser cette menace, l'auteur peut utiliser un adoucisseur, comme par exemple le sourire : Dans ces cinq exemples, Ségolène Royal critique la manière de faire de son interlocuteur et accompagne ce discours accusateur d'un sourire. On peut noter qu' à chaque fois, le sourire ou le rire intervient en cours d'énoncé : on peut penser que la candidate, constatant la menace engendrée par son reproche, utilise alors ce procédé pour atténuer la critique. Pour l'exemple (9), le sourire intervient seulement à la fin de l'énoncé, de façon ponctuelle. Il s'agit chaque fois de conjuguer deux effets : l'effet menaçant du discours et l'effet adoucisseur de la mimique. De cette façon, elle se construit une image à la fois combative (elle sait se faire respecter) et courtoise (elle reste calme et agréable). Ces différents énoncés sont tous des attaques du comportement de son adversaire; il s'agit donc en même temps de discréditer la manière de faire de son concurrent en soulignant métadiscursivement l'attitude inappropriée et discourtoise de Nicolas Sarkozy. La récurrence de ce phénomène permet d'analyser le rire/sourire comme un procédé récurrent chez Ségolène Royal pour critiquer son adversaire. De façon plus originale, on trouve cette même mimique chez Nicolas Sarkozy pour accompagner non plus un discours critique, mais un compliment. Or, paradoxalement, si une critique peut être adoucie au moyen d'un sourire, il en est de même pour un compliment. La mimique permet alors à la fois de dédramatiser le discours et de le rendre acceptable dans un genre du discours où le compliment n'est habituellement pas de mise. Cette intervention se situe à la fin du débat et précède immédiatement les conclusions des candidats. Les animateurs proposent à Ségolène Royal et à Nicolas Sarkozy de répondre à une question plus personnelle sur ce qu'ils pensent l'un de l'autre. Nicolas Sarkozy est le premier à répondre et propose ainsi un portrait élogieux de sa partenaire d'interaction (et plus généralement du candidat à la présidentielle, permettant ainsi de se valoriser en même temps). Toutefois, son intervention présente un certain nombre d'éléments verbaux et coverbaux permettant de modérer le discours. S'il complimente Ségolène Royal, il ne s'adresse pas à elle directement : il en parle à la troisième personne et l'appelle « madame Royal ». Le fait de la désélectionner ainsi comme interlocuteur (en s'adressant à l'animateur) permet au candidat de parler plus librement de sa « concurrente » sans lui adresser directement ses compliments. Le rire intervient à deux reprises : au début de l'intervention lorsqu'il évoque les « problèmes avec certains de ses amis » pour avoir déjà complimenté Ségolène Royal, et à la fin de l'intervention lorsqu'il conclut. La manifestation coverbale intervient donc à certains moments où le compliment, dit sur un ton sérieux, pourrait être mal interprété, ou du moins semblerait inapproprié au genre du discours, et au moment dans l'interaction (en conclusion, après avoir débattu âprement pendant deux heures et demie). Il lui faut donc recourir au rire pour relativiser ce compliment et montrer que son discours n'a pas de conséquence. On notera que chez Ségolène Royal, l'intervention sera plus sérieuse et plus théorique, la candidate se refusant à « tout jugement personnalisé ». Lorsque le rire/sourire joue le rôle d'atténuateur, il peut accompagner des discours critiques et montrer alors un locuteur conscient de ses propos et bienveillant à l'égard de son interlocuteur. Il s'agit alors de ne pas apparaître trop discourtois tout en proposant un discours critique visant à dévaloriser son adversaire. Le rire/sourire peut aussi accompagner un discours plus élogieux : le locuteur montre alors qu'il prend des distances avec son propre énoncé et atténue ainsi, d'une certaine manière, la valorisation de l'interlocuteur. Il arrive qu'un rire ou un sourire, en accompagnant un discours critique, vienne amplifier la portée de celui -ci. Il s'agit alors plus clairement de discréditer l'autre, de se moquer ouvertement de lui. Dans ce cas, le rire peut prendre une autre dimension : le locuteur, en riant, invite le téléspectateur à rire avec lui et à se moquer de l'autre. L'exemple (13) est un extrait où le rire de Ségolène Royal intervient à plusieurs reprises : Ce passage se divise en deux parties, à une minute d'intervalle, qui traitent exactement du même sujet : Ségolène Royal critique le discours de son adversaire, et renforce son attaque en riant. La candidate conteste ici le droit opposable proposé par son adversaire et cherche à ridiculiser la position de celui -ci. Il s'agit clairement de se moquer de son interlocuteur, dont le discours n'est « pas sérieux » (907) : il prête donc à rire. Le fait que Ségolène Royal reprenne exactement le même discours, le même rire, une minute après le premier extrait, montre sa détermination à décrédibiliser Nicolas Sarkozy. Ce dernier tente de se défendre à plusieurs reprises dans le premier extrait et finit (en 910) par contre-attaquer non sur le contenu, mais sur la manière de faire de la candidate, qu'il accuse de « ne pas être gentille ». Effectivement, le rire qui, dans un autre contexte, aurait pu être interprété comme un signe aimable, donne dans ce passage un tout autre effet : la candidate se moque ouvertement de Nicolas Sarkozy en ajoutant le rire à la critique. Dans le dernier exemple, c'est Nicolas Sarkozy qui critique Ségolène Royal : Dans ce passage, Ségolène Royal accuse Nicolas Sarkozy de n'avoir pas proposé – quand il était au pouvoir – des réformes qu'il promet alors dans son programme. Pour se défendre, le candidat répond à la fois sur le contenu (il conteste le propos de la candidate pour attester de sa propre compétence) et sur la manière de faire (il lui reproche la critique qu'elle lui fait). Tout en défendant sa position de président crédible, Nicolas Sarkozy en profite pour se moquer de son adversaire. Pour comprendre cette interprétation, il faut situer le passage dans le contexte de la campagne électorale : lors des mois qui ont précédé l'élection, beaucoup (à droite comme à gauche) ont fait à la candidate un procès en incapacité et en manque de crédibilité, et celle -ci n'a cessé de devoir prouver que sa candidature était légitime. C'est bien avec ce discours -là que Nicolas Sarkozy entre ici en résonance. Il fait référence à cette critique antérieure pour contre-attaquer son adversaire : elle, dont la crédibilité a tant été mise en doute, ne peut lui reprocher, à lui, de n' être pas crédible. Les énoncés de Nicolas Sarkozy sont dits sur le mode de la plaisanterie, comme l'indique le sourire, et sous une forme interrogative pour signaler qu'il ne croit pas ce que dit son interlocutrice. Les questions en 605 et 606 présentent l'extraction du complément d'objet second « à moi ». Le candidat met donc l'accent sur le fait que ce reproche lui est personnellement adressé, et c'est sur cet élément que porte l'interrogation. Le fait de sourire montre que le candidat ne prend pas son interlocutrice au sérieux. Le sourire vient donc ici amplifier la portée de la critique et, comme dans l'exemple précédent, il semble dire à son adversaire : « ceci n'est pas sérieux ». On peut aussi noter l'apostrophe « madame Royal », ajouté à la première question en 606 : l'opposition entre les deux locuteurs est accentuée par l'emploi du pronom disjoint de première personne (en début de tour) et l'adresse à Ségolène Royal (en fin de tour). Ici, la forme nominale d'adresse a une fonction argumentative et vient renforcer l'antagonisme entre les deux locuteurs. Ainsi, Nicolas Sarkozy met à distance le discours de son adversaire et justifie de cette façon le fait qu'il ne réponde pas à la critique : à aucun moment, en effet, il ne tente d'expliquer pourquoi il n'a pas proposé cette réforme auparavant. Dans l'ensemble du passage, Ségolène Royal demeure indifférente aux interventions de son interlocuteur : elle ne lui répond pas et reste sérieuse. On peut toutefois noter son sourire en 609b, alors qu'elle réitère l'expression critiquée par Nicolas Sarkozy. On pourrait interpréter ce sourire -là comme un adoucisseur : elle atténuerait ainsi sa critique initiale. Dans ce passage, les deux candidats utilisent des tactiques différentes : alors que Ségolène Royal développe des arguments dans le cadre d'une stratégie polémique, Nicolas Sarkozy se positionne sur un autre plan. Il ne critique plus ici un adversaire politique, mais il s'amuse du comportement de son interlocutrice, qu'il ne prend pas au sérieux (voir Constantin de Chanay, 2009, p. 78). Le rire/sourire peut ainsi accompagner des discours très critiques et amplifier la tension polémique. Dans ce cas, il s'agit plutôt de dévaloriser l'adversaire (en le ridiculisant, en mettant en doute sa crédibilité) que de se valoriser soi -même. Mais le rire étant communicatif, on peut penser que cette stratégie vise aussi à emporter l'adhésion du téléspectateur en l'invitant à se moquer, lui aussi, de l'interlocuteur. Cette dernière catégorie présente des cas où le rire/sourire révèle un sentiment particulier, qui n'est pas explicitement verbalisé. Les deux exemples relevés sont des rires/sourires de Nicolas Sarkozy. La mimique révèle ici une certaine autosatisfaction. Elle accompagne un discours stratégique visant à mettre à mal la position de l'interlocuteur. Dans l'exemple 15, le sourire apparaît à la fin d'un énoncé particulièrement critique : En 188, Nicolas Sarkozy pose à Ségolène Royal une question concernant son intervention précédente (où elle défendait le fait de travailler trente-deux heures tout en augmentant la productivité). La réponse qu'elle lui donne lui permet d'attaquer le programme de son adversaire en 192. Le sourire apparaît donc comme conclusion de cet échange mené par le candidat : l'interrogation de Nicolas Sarkozy suivait une certaine tactique visant à démontrer l'inconséquence du programme de son adversaire en matière de pouvoir d'achat (élément au cœur du programme du candidat). En cela, la réponse de Ségolène Royal satisfait son attente, ce que montre la mimique. Nicolas Sarkozy valorise donc son image (il maîtrise l'échange) tout en critiquant son adversaire. On retrouve cette même satisfaction dans l'exemple 16 : Nicolas Sarkozy, ici, répond à Ségolène Royal sur le financement des régimes de retraite. Il adopte une intonation didactique : il présente sa démonstration explicitement comme un cours de rattrapage à Ségolène Royal (« enfin vous n'avez peut-être pas suivi exactement le débat »). À la fin de son intervention, il présente son propre programme comme la seule solution pertinente pour garantir le financement des retraites. Ici encore, son discours répond à une certaine stratégie et il exprime son contentement de parvenir à sa conclusion par un rire à peine dissimulé, identifié dans la transcription comme un « rire au fond de la gorge ». Tout en défendant son programme et en valorisant son image (il sait, lui, de quoi il parle), il discrédite son interlocutrice (qui n'est pas à la hauteur de la fonction). Si cette manière de faire est quelque peu insultante pour la candidate, l'effet est maîtrisé par Nicolas Sarkozy, comme l'indique l'utilisation du rire de ce passage. Le rire/sourire révèle donc ici la position du locuteur par rapport à son discours : il contribue à valoriser l'auteur de la mimique, et – dans ces deux exemples – à dévaloriser l'interlocutrice. Les rires/sourires initiés par le locuteur peuvent produire des effets très différents. Selon le discours qu'ils accompagnent et l'utilisation – ponctuelle ou répétée – qui en est faite, on interprétera différemment la mimique, qui peut atténuer un discours, amplifier la portée d'un énoncé ou encore révéler un sentiment non verbalisé. Dans le débat de l'entre-deux tours, les rires et sourires sont particulièrement polysémiques : ils adoptent des fonctions très diverses, selon le discours qu'ils accompagnent. Cet article propose une grille d'analyse en présentant quelques effets produits par ces deux mimiques. Les hypothèses interprétatives permettent de comprendre certaines stratégies communicatives mises en œuvre dans ce corpus. Dans un débat de cet ordre, on l'a vu, les rires et sourires sont autant, si ce n'est plus, destinés aux téléspectateurs qu' à l'interlocuteur en présence. Il s'agit, pour le candidat, de construire un effet particulier afin de valoriser son image ou de discréditer celle de l'adversaire. La mimique est importante en ce qu'elle contribue pleinement à l'interprétation du discours et peut modifier la façon dont l'interlocuteur – et, au-delà, le téléspectateur – pourra le comprendre et juger la prestation du candidat. Le rieur/sourieur bénéficie ainsi d'un coefficient de sympathie, soit qu'il apparaisse plus agréable, plus détendu, plus à propos, soit qu'il invite le téléspectateur à rire avec lui d'un autre locuteur. Toutefois, l'interprétation de ces deux manifestations paraverbales n'est pas univoque : si le (sou)rire peut être utilisé pour construire un effet particulier, il correspond aussi à un comportement social ritualisé. On peut en cela se demander dans quelle mesure il est lié à une contrainte sociale, et dans ce débat particulier, à la question du sexe. Le fait que le débat de l'entre-deux-tours oppose, pour la première fois, un homme à une femme est un des enjeux susceptibles d' être mis en valeur par ce corpus. L'analyse de ces quelques exemples a voulu montrer que les différents effets pouvaient être produits indifféremment par l'un et l'autre candidat. Cependant, une étude comparative pourra montrer dans quelle mesure leur comportement interactif est lié à leur propre genre, d'une part, et au sexe de l'adversaire, d'autre part . | Cet article propose l'analyse de deux manifestations coverbales, le rire et le sourire, dans le débat de l'entre-deux-tours de l'élection présidentielle de 2007. L'étude présente deux catégories de rires et sourires: ceux qui sont motivés par l'interlocuteur et ceux qui sont initiés par le locuteur. L'analyse de plusieurs exemples permet de mettre en relief les différents effets produits par ces deux mimiques. | linguistique_12-0207989_tei_759.xml |
termith-602-linguistique | a yant entamé récemment une recherche sur les titres de poèmes dont le déclencheur initial fut une étude sur Francis Ponge (Anis, 2002) et qui se concrétise à l'heure actuelle par une étude des titres des fables de La Fontaine, il m'a semblé tout à fait naturel de saisir l'occasion de cet hommage à un ami très cher, sémanticien de haute volée, pour approfondir la problématique de la détermination nominale, en m'appuyant notamment sur ses travaux. C'est à un de ses articles (Galmiche, 1989) que j'emprunte le terme de définitude, et la généricité a été l'objet de plusieurs de ses publications (Galmiche, 1983, 1985 et Galmiche et Kleiber (éds), 1985). Dans un ouvrage consacré aux titres des tableaux, Bosredon rattache l'intitulation à la pratique de l'étiquetage défini comme « une pratique langagière spécifique par laquelle un objet in præsentia est identifié au moyen d'une séquence linguistique écrite qui lui est contiguë » (1997 : 14). Ce cadrage général une fois retenu, on notera qu'il existe cependant une différence majeure entre le titre de tableau et le titre de poème : dans ce dernier cas le titre est de même nature que le texte. Dans son célèbre traité sur l'article, Guillaume consacre près de deux pages aux titres (1919 : §§ 186-189, pp. 293-294). Il écrit notamment : Le fait général sur lequel se fonde leur syntaxe est que le titre étant placé sur l'objet même, une concurrence est possible entre la vision réelle, action des sens, et la vision linguistique, action de l'esprit. Le plus haut degré de cette concurrence est représenté par le cas des étiquettes. Un écriteau « œufs » étant posé sur des œufs, mon esprit réalisera l'image, par contemplation de chose et non par contemplation d'idée (op. cit : 293). L'auteur oppose ensuite les « titres formels », qui « désignent l'objet par son enveloppe extérieure » et sont « introduits par zéro » et les « titres matériels », qui « désignent l'objet par son contenu intérieur » et « se font précéder de l'article » (ibid.). Il prend d'ailleurs l'exemple de La Fontaine, dont les recueils présentent en général une double titulature : « Fable XI. Le lion et le rat » (II, 9), le premier élément, formel, répondant à la question « qu'est -ce que ceci ? », le second indiquant le sujet de la fable. Le lecteur se dira peut-être à ce stade que la question a été magistralement traitée et qu'il est inutile d'aller plus loin. Mais notre illustre prédécesseur ne traite pas le choix prédominant de l'article défini. Plus fondamentalement, la question que nous voulons approfondir nécessite à notre sens une prise en compte de facteurs logico-sémantiques – statut métalinguistique du titre, question de la référence, problème de la généricité – et textuels – rôle d'incipit et de synopsis du récit. De l'édition de référence [1990 ], nous avons écarté les divers textes, en prose ou en vers, à caractère dédicatoire ou introductif, pour ne garder que les textes comportant une double titulature, le premier titre étant toujours Fable <N>, par exemple « Fable I. La Cigale et la Fourmi ». Nous ne prenons pas non plus en compte les fables non intégrées au recueil ou posthumes. Le corpus se compose donc de 241 doubles titres. En tant qu'étiquette, le titre est un quasi-nom propre, qui dénomme le texte in situ et permet ensuite l'acte de langage de référence. Le titre doit donc idéalement être singulier, pour permettre l'identification du référent, il s'agit d'une description définie. On peut ainsi évoquer La Chartreuse de Parme ou Le Père Goriot. On notera toutefois que lorsque le titre est formel au sens de Guillaume, la construction de la référence exige de le compléter par le nom de l'auteur : les Fables d' Ésope, les Fables de Phèdre, les Fables de La Fontaine. Certains titres matériels n'échappent pas à cette difficulté : Médée d'Euripide, Médée de Sénèque; Antigone de Sophocle, Antigone d'Anouilh. On notera que lorsque, comme dans le cas de La Fontaine, l' œuvre est très connue, l'expression prend pratiquement le statut d'un titre. Pour ce qui nous intéresse, à savoir les titres matériels des fables, certains reprennent littéralement, si l'on néglige le phénomène de la traduction, ceux de Phèdre : Le Loup et l'Agneau (I, 10), Le Renard et la Cigogne (I, 18). Dans la fonction identificatrice, le titre formel serait insuffisant, car la numérotation se fait dans le cadre de chaque livre. Il faut donc dire « la fable I du livre X des Fables de La Fontaine », expression réservée aux textes savants. On peut considérer que le titre formel a comme identificateur une portée purement locale, ne fonctionnant que comme une balise dans l'espace graphique du livre alors que le titre matériel est d'usage général. Il s'inscrit dans la mémoire individuelle et collective des francophones. Dans le discours, le titre fonctionne en mention et peut entrer dans la catégorie de l' îlot textuel. L'objet privilégié de cette étude est évidemment le titre matériel de la fable. Celui -ci, in situ, peut être considéré comme intra-textuel aussi bien que méta-textuel ou paratextuel. Pourquoi ne pas en faire un incipit ? Il serait peut-être possible de considérer le titre comme le thème et le corps comme le propos. De fait le texte répondrait à la question « Qu'est-il arrivé à la cigale et à la fourmi ? » On peut aussi reprendre la notion de matrice textuelle proposée par Riffaterre (1983, 1989) et faire du corps de la fable l'expansion du titre. Symétriquement, le titre peut aussi être envisagé comme un résumé anticipé du texte, avec lequel il entretient des relations paraphrastiques de condensation/expansion. Ce qui est spécialement illustré par des titres comportant la mention d'un personnage et une évocation de l'action de la fable, sous la forme d'un SN et d'un modificateur, par exemple I, 3 et V, 21 : Fable III. La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le Bœuf Une Grenouille vit un bœuf Qui lui sembla de belle taille. Elle qui n'était pas grosse en tout comme un œuf, Envieuse s'étend, et s'enfle, et se travaille Pour égaler l'animal en grosseur… Fable VI. L'Oiseau blessé d'une flèche Mortellement atteint d'une flèche empennée, Un Oiseau déplorait sa triste destinée… Le titre, de par la coexistence des fonctions, fait l'objet d'une lecture à plusieurs niveaux. En ce sens, la détermination nominale dépend à la fois du niveau méta-textuel ou para-textuel et du niveau textuel. Pour symboliser cela, on pourrait proposer de voir dans Le Chat et le Renard (IX, 14) la réalisation superficielle d'une structure profonde qui serait LE [Le chat et le renard ]. Ce LE sous-jacent exprimerait par sa définitude l'existence et la singularité de l'objet textuel fable. Dans la ligne de ce que nous avons dit plus haut, on peut parler d'intertextualité entre le titre et le texte, car aux paraphrases s'ajoutent des reprises littérales. Le début d'une des fables les plus célèbres (V, 10) illustre ce point : Fable X. Le Lièvre et la Tortue Rien ne sert de courir; il faut partir à point. Le Lièvre et la Tortue en sont un témoignage. Gageons, dit celle-ci… S'ajoute une intertextualité externe affichée, puisque La Fontaine, selon l'esthétique classique, se bornerait à « mettre en vers » les fables d' Ésope, de Pilpay, et de quelques autres. Le terme de fable était d'ailleurs très extensif et désignait des formes diverses de récit légendaire, en prose ou en vers. Ainsi on trouvera Philémon et Baucis (XII, 27) – avec le sous-titre « Sujet tiré des métamorphoses d'Ovide » – et La Matrone d' Éphèse (XII, 28) (épisode du Satiricon) – avec une mention explicite de l'auteur antique dans le corps du texte. Ces titres -là, comme ceux des fables reprises de Phèdre – Le loup et l'agneau (I, 10), Le Renard et la Cigogne (I, 18) – font des fables en question des hypertextes au sens de Genette, à savoir des réécritures plus ou moins directes de textes préexistants dits hypotextes. Il n'existe dans le corpus que deux exemples de titres ne constituant pas un syntagme nominal. On peut voir en ceux -ci des modificateurs du premier titre. Contre ceux qui ont le goût difficile (II, I) est un titre purement métatextuel, et la fable elle -même est atypique, car elle est construite en abîme : le poète se met lui -même en scène, traitant pour plaire à des critiques l'apologue du Cheval de Troie, et arrêté par eux pour une rime pauvre. Du Thésauriseur et du Singe (XII, 3) reprend le modèle titulaire hérité du latin. Les 239 restants sont constitués d'un ou plusieurs SN. Les 77 (32 % environ) qui n'en contiennent qu'un peuvent être qualifiés d'uni-nucléaires, 162 sont polynucléaires, qui se répartissent ainsi : 137 bi-nucléaires (57 %), 23 tri-nucléaires (10 %), 2 quadri-nucléaires (1 %). Nous restreignons le corpus de départ aux titres uninucléaires, et nous sélectionnons les 74 qui ont comme noyau un nom commun. Parmi les quatre titres comportant l'article zéro, on trouve un titre formel : la fable X, 14 présente en effet la succession atypique de deux titres formels, à savoir Fable XIV. Discours. Dans notre édition, la dédicace « A Monsieur le duc de la Rochefoucauld » est malencontreusement intégrée typographiquement au corps du texte, mais dans celle de 1966 elle fait bloc avec le titre, avec la marque typographique des petites capitales. Cette bizarrerie s'inscrit dans la difficile intégration parmi les fables de pièces poétiques dédiées. Ainsi dans notre édition, le Discours à Madame de la Sablière est suivi au livre IX de la Fable XX Les deux Rats, le Renard, et l' œuf, alors que dans l'édition de 1966, celle -ci y est intégrée avec le même intitulé en intertitre. Les titres Testament expliqué par Ésope (II, 20) et Parole de Socrate (IV, 17) sont intégrés par Guillaume dans la catégorie des « titres duplicatifs » (op. cit., § 189, premier sous-paragraphe : 294-295), ainsi définis : « Le titre qui serait formel appliqué à l'objet reste formel lorsqu'on l'applique au double de l'objet : reproduction, copie, etc. » (op. cit. : 295) L'argumentation ci-dessous nous paraît plus spécieuse, en ce qui concerne le dernier exemple : Il faut rattacher à ce cas des titres sans article comme : Bataille de Bouvines, Lever de soleil, qui, parfaitement justifiés lorsqu'ils sont placés au bas d'un tableau proprement dit, restent admissibles lorsque le tableau n'est que littéraire. On remarquera que les titres de cette dernière catégorie supposent un premier nom qui désigne l'ensemble de l'événement décrit. Ex. : Conseil tenu par les rats (La Font., II, 2). (ibidem) dans la mesure où nous pensons plutôt qu'il faut s'appuyer sur la relation transformationnelle avec la phrase « Les rats tiennent conseil », où l'article zéro correspond à la détermination canonique du nom. D'ailleurs, on peut opposer à l'argumentation de Guillaume le titre Le combat des Rats et des Belettes (IV, 6). Il est vrai que dans celui -ci l'article défini est favorisé par le complément de nom. Mais Combat des Rats et des Belettes serait à la rigueur possible. Le titre de la fable Tribut envoyé par les Animaux à Alexandre (IV, 12) renforce notre hypothèse, dans la mesure où il est écrit aux vers 19-20 : « Après divers avis, on résout, on conclut/D'envoyer hommage et tribut… ». Nous n'avons qu'un exemple de titre commençant par un article indéfini. Il s'agit d'une sorte d' îlot textuel, mais qui ne peut se révéler qu' à la lecture de la fable : Un Animal dans la Lune (VII, 19). En effet, la fable ne met pas en scène un animal qui évoluerait sur notre satellite, mais des savants qui, à cause d'une souris prise entre les verres d'un télescope, croient voir « un animal dans la Lune ». Rappelons que c'est le cas standard : 68 sur nos 76 titres (près de 90 %). Nous avons suggéré plus haut d'attribuer à l'article défini un statut double : il serait pré-sélectionné par l'unicité de chaque fable. Ce n'est pas une règle absolue, mais une tendance très forte, confirmée si l'on regarde les titres binucléaires – près de 92 % – et les tri - et quadrilinéaires – 100 % ! Le calcul interprétatif de la définitude dépend de l'interaction de trois sources : le contenu linguistique intrinsèque du titre, le rapport titre-texte – le N dont on va parler – et le contenu du texte. Ces trois sources sont asynchrones : la première immédiate, la seconde anticipatrice, la troisième rétroactive. 45 titres au singulier désignent un être animé qui est le personnage central de la fable. Celui -ci est un animal le plus souvent, parfois un humain, une seule fois un objet – Le Cierge (IX, 12)–, une seule fois une allégorie – La Discorde (VI, 20). Nous pouvons mettre à part ce cas où l'article défini est à l'origine celui qui s'attache aux abstractions. On sait que l'article défini est susceptible d' être employé pour un référent générique ou spécifique. Un SN seul ne peut-être qualifié de générique ou spécifique. L'interprétation de la plupart de nos titres ne peut donc se faire que rétroactivement. Par ailleurs le caractère narratif du texte soulève une contradiction, car les phrases génériques expriment normalement des vérités intemporelles. À l'inverse, une lecture spécifique est quelque peu décalée par rapport à l'orientation globale de la fable vers les généralités. Il faut bien cependant caractériser la différence entre Le Paon se plaignant à Junon (II, 17) : Le Paon se plaignait à Junon : Déesse, disait-il, ce n'est pas sans raison Que je me plains, que je murmure : Le chant dont vous m'avez fait don Déplaît à toute la Nature… (vv. 1-5) et Le Cerf se voyant dans l'eau (VI, 9) : Dans le cristal d'une fontaine Un Cerf se mirant autrefois … Nous pensons que la première option témoigne de l'ancrage de la fable dans le discours mythique et l'exemple le montre, qui pourrait être complété par un certain nombre d'autres dans lesquels les animaux sont les représentants de leur espèce toute entière. Nous aurons l'occasion plus loin de citer Les Grenouilles qui demandent un Roi (III, 4) et La Besace (I, 7). Nous parlerons ici de lecture archétypique. La définitude est en cas ambivalente : unicité de l' être mythique, extension maximale dans la mesure où l'animal représente son espèce. On peut noter aussi que le choix entre les deux options peut ne pas être homogène, mais varier selon les personnages. C'est le cas pour Le Lion (XI, 1), dont le héros éponyme est spécifique, mais les autres personnages archétypiques. La fable en effet met en scène Sultan Léopard qui « jadis » était tout puissant; or « Il naquit un lion dans la forêt voisine ». Le Renard, vizir du Léopard, incite celui -ci à s'en méfier : « J'ai fait son horoscope : il croîtra par la guerre; /Ce sera le meilleur Lion/Pour ses amis qui soit sur terre (vv. 23-25). Le titre renverrait donc à cet individu. Cependant, l'animal étant la métaphore habituelle du roi, on peut penser à cette définitude particulière qui est celle des personnes assumant une fonction institutionnelle, comme un roi ou un pape. Quand la lecture est spécifique, par exemple dans Le Singe (XII, 19), l'article anticipe sur le récit, qui commence ainsi : « Il est un Singe dans Paris/A qui l'on avait donné femme. » De même dans Le Charlatan (VI, 19), dont les premiers vers sont : Le monde n'a jamais manqué de Charlatans. Cette science de tout temps Fut en Professeurs très fertile. Tantôt l'un en Théâtre affronte l'Achéron, Et l'autre affiche par la Ville Qu'il est un Passe-Cicéron. Un des derniers se vantait d' être En Éloquence si grand Maître… Nous nous sommes demandé si les éléments périphériques du titre pouvaient peser sur la lecture. On a vu que ce n'était pas le cas du participe présent. C'est tout à fait normal, dans la mesure où celui -ci est un élément de type prédicatif. Il résume sans ancrage temporel tout ou partie du récit. Le participe passé est susceptible de contribuer à la détermination et éventuellement à la définitude. Par ailleurs, il connote la narrativité parce qu'il comporte l'aspect accompli. Aussi la lecture des titres reste ambiguë : le titre peut être considéré comme thématique dans son ensemble et le participe serait définitoire, ou comme comportant un thème suivi d'un prédicat et le participe joue ce rôle. C'est plutôt la seconde configuration qui s'impose. On peut en conséquence poser en fin de compte que le participe passé est aussi neutre que le participe présent. De fait, par exemple, on a une lecture archétypique dans Le Lion devenu vieux (III, 14) : Le Lion, terreur des forêts, Chargé d'ans, et pleurant son antique prouesse, Fut enfin attaqué par ses propres sujets, Devenus forts par sa faiblesse. (vv. 1-4) et une lecture spécifique dans Le Loup devenu Berger (III, 3) : Un Loup qui commençait d'avoir petite part Aux Brebis de son voisinage, Crut qu'il fallait s'aider de la peau du Renard Et faire un nouveau personnage. Les syntagmes prépositionnels compléments de nom sont très actifs dans la détermination. Nous en avons deux de nature topographique : Le Paysan du Danube (XI, 7) et La Matrone d' Éphèse (XII, 26). Ce n'est cependant que par le récit que le personnage s'érige en individu, car le Danube a plus d'un paysan et Ephèse plus d'une matrone ! Cependant l'intertextualité pétronienne rappelée plus haut permet sans doute d'individualiser par avance cette matrone. Les propositions relatives, dans le cadre de l'unité syntagmatique du titre, non séparées de l'antécédent par une virgule, sont nécessairement lues comme déterminatives; on est donc bien dans le schéma canonique, le N qui … toutefois cette structure ne prédispose pas nécessairement à la spécificité. Par ailleurs on pourrait aussi considérer que la relative fonctionne comme rhème. Un exemple parmi les sept titres : L'Astrologue qui se laisse tomber dans un puits (II, 13) qui commence ainsi : Un Astrologue un jour se laissa choir Au fond d'un puits. .. Dans La Cour du Lion (VII, 6), nous avons un nom collectif qui désigne les personnages du récit, eux -mêmes définis par la relation avec le lion. L'article défini de cour s'impose donc, puisqu'un lion n'a qu'une cour; quant à celui de lion, il nous semble suggérer pour le personnage le statut archétypique, peut-être parce que la définitude est présupposée. Dans L' Œil du Maître (IV, 21), la définitude de œil vient du complément déterminatif et son singulier d'une sorte de synecdoque. Le maître est spécifique dans le récit lui -même, mais dans la morale et ici, il est plutôt archétypique. Par ailleurs l'expression était proverbiale et on se rapproche peut-être ici d'une vraie généricité. Un titre – La Discorde (VI, 20) – désigne une abstraction, ce qui impose l'article défini, mais celle -ci, plutôt qu'un thème, est le personnage allégorique central de la fable. Un titre – L' Éducation (VIII, 24) – également abstrait, renvoie au sujet traité par le récit : deux chiens de même lignée, mais élevés dans des environnements différents deviennent l'un Laridon, l'autre César. Deux titres renvoyant aussi à la thématique du récit ont leur article surdéterminé par la présence du complément de nom : Le pouvoir des fables (VIII, 4), L'avantage de la Science (VIII, 19). L'article défini de La Besace (I, 12) est également surdéterminé, puisqu'il s'agit de la besace dont il va être question dans la morale mais aussi que chacun en porte une seule. En effet, à la fin du récit où Jupiter demande à chacun des animaux s'il est satisfait de son physique, le fabuliste conclut : Le Fabricateur souverain Nous créa Besaciers tous de même manière, Tant ceux du temps passé que du temps d'aujourd'hui. Il fit pour nos défauts la poche de derrière Et celle de devant pour les défauts d'autrui. (vv. 31-35) Deux titres désignent un procès événementiel qui est au centre du récit, la définitude se fondant à la fois sur la singularité narrative et la présence d'un complément déterminatif : Le Songe d'un Habitant du Mogol (XI, 4) et Le combat des Rats et des Belettes (IV, 6). Les titres désignant les personnages principaux Nous trouvons d'abord deux titres du type Les N sec, Les Médecins (V, 12) et Les Devineresses (VII, 14). On découvre à la lecture que ces noms ont des référents spécifiques, la définitude venant donc de l'anticipation du texte. Dans les deux cas, deux personnages exercent la même profession. Citons le début de V, 12 : Le Médecin Tant-pis allait voir un malade Que visitait aussi son confrère Tant-mieux; Ce dernier espérait, quoique son camarade Soutînt que le gisant irait voir ses aïeux. Cinq titres avec un numéral – par ex. Les deux Coqs (VII, 12) – relèvent de la même logique, mais le numéral associé au défini force au niveau du titre lui -même la lecture spécifique. Nous avons deux titres mettant en scène des entités vraiment génériques : Les Animaux malades de la Peste (VII, 1) et Les Dieux voulant instruire un fils de Jupiter (XI, 2). On notera que l'adjectif comme le participe présent ont un statut purement prédicatif. Par ailleurs dans la première de ces fables, les animaux cités sont archétypiques. Nous avons enfin deux titres composés de noms relationnels et collectifs déterminés par des N2, qui de surcroît sont des noms propres : Les filles de Minée (XII, 28) et Les Compagnons d'Ulysse (XII, 1). Il s'agit de véritables descriptions définies. Un titre désigne le procès qui est au centre du récit : Les obsèques de la Lionne (VIII, 14). Le N1 appartient bien sûr à la catégorie des pluralia tantum. Le N2 est archétypique et nous trouvons à ce titre une certaine similitude avec La Cour du Lion (VII, 6). La fable met cependant en lumière des flottements entre l'archétypique et le spécifique, et il y a même une occurrence de lions qui pourrait être considérée comme véritablement générique : La femme du Lion mourut : Aussitôt chacun accourut Pour s'acquitter envers le Prince De certains compliments de consolation, Qui sont surcroît d'affliction. […] Le Prince aux cris s'abandonna, Et tout son antre en résonna. Les Lions n'ont point d'autre temple. (vv. 1-4 et 14-16) En avançant dans le travail, nous avons mesuré la richesse du sujet de recherche et ressenti des frustrations. Ayant dû nous limiter aux titres uninucléaires, nous n'avons pas étudié le type le plus représentatif des titres, le binucléaire (La Cigale et la Fourmi, I, 1) et nous n'avons pas pu aborder, notamment, l'ordre des composants. Cependant nous avons pu aboutir à quelques résultats intéressants : l'existence d'une syntaxe particulière des titres, dont nous menons l'analyse détaillée par ailleurs; la complexité des interactions entre le titre et le texte dans la dynamique de la lecture et de la mémorisation; la multidimensionalité de la définitude; l'absence de frontières tranchées entre le générique et le spécifique et l'existence d'un troisième terme que nous avons dénommé provisoirement archétypique; Nous pensons avoir entrevu et fait entrevoir au lecteur, à travers le premier et le dernier point, la primauté du texte sur les niveaux inférieurs et notamment la prégnance du genre . | L'article, basé sur le corpus des titres des Fables de La Fontaine, analyse les fonctions et la structuration du titre de poème. Il s'attache ensuite, sur un corpus restreint, à l'étude de la détermination nominale, afin d'expliquer notamment la prédominance massive de l'article défini. Il suggère que la distinction classique entre les emplois spécifiques et génériques est ici inadéquate. | linguistique_524-06-10556_tei_747.xml |
termith-603-linguistique | Les prédicats complexes romans (auxiliaires, verbes restructurants, causatifs, attributifs) qu'on peut définir formellement par la propriété de « montée » des pronoms clitiques, sont souvent considérés comme formant un type, monoclausal analytique, à mi-chemin entre le type à construction biclausale (ex. les causatifs anglais) et le type monoclausal synthétique (ex. le causatif bantou). Nous voulons montrer que, pour les auxiliaires et les verbes dits « restructurants » (modaux, aspectuels), si l'on prend en compte les structures syntaxiques, on a affaire à au moins deux types distincts, qu'on retrouve dans des langues non apparentées. Nous rappellerons d'abord (§1) les propriétés communes de monoclausalité, avant de présenter les propriétés contrastives (insertion d'adverbes et portée de la coordination) pour les auxiliaires de temps (§2.1) et pour les verbes « restructurants » (§2.2). Les langues considérées ici sont le français (F), l'espagnol (E), le roumain (R) et l'italien (I). Les séquences verbales regroupées sous le terme de « prédicat complexe » ont dans les langues romanes un certain nombre de propriétés syntaxiques, morphologiques et sémantiques bien connues : le placement des pronoms clitiques compléments peut se faire sur le premier verbe (même s'il s'agit d'un complément sous-catégorisé par un verbe suivant), le premier verbe a une contribution sémantique « faible » (temps, aspect, modalité. ..), seul le premier verbe est fléchi (les autres sont à l'infinitif, au gérondif ou au participe). Nous allons privilégier ici les aspects syntaxiques. La « montée » des clitiques compléments est obligatoire pour les auxiliaires de temps : E haber, F avoir, être, I avere, essere, R a avea, a fi, aş, voi. Elle est optionnelle pour les verbes « restructurants » (modaux, aspectuels), sauf en roumain où elle est obligatoire : I dovere, cominciare, potere, volere, sapere. .., E deber (de), haber de, poder, querer. .., R a putea (+inf), a avea de (+supin). S'il y a optionalité, le placement des clitiques compléments est possible sur chacun des verbes, avec le même sens (et parfois des différences stylistiques ou régionales). Nous contrastons pour l'italien les restructurants optionnels (volere) et les non-restructurants (desiderare) : Bien qu'il y ait un groupe commun de V restructurants, il y a aussi des spécialisations lexicales (pour les langues, et les locuteurs). Comme il a été noté par (Rizzi 1982, Aissen & Perlmutter 1983), le médio-passif (ou se moyen) peut s'appliquer au premier verbe, s'il s'agit d'un verbe restructurant. Il s'applique ainsi à I potere, E poder, et à R a putea ,mais pas à I affirmare, ou à E afirmar qui ne sont pas les verbes permettant la « montée » du clitique : Ce type de médio-passif ne s'applique pas si l'infinitif porte un clitique, ce qui indique bien la corrélation avec la montée des clitiques : Ceci montre qu'en (4a,b) les deux verbes ne partagent pas seulement les compléments cliticisés, mais aussi l'objet direct (qui devient sujet du premier verbe au médio passif). Cela est confirmé par la propriété suivante. Comme noté par (Huot 1981, Rizzi 1982), les constructions infinitives à objet manquant sont des cas de dépendances bornées, dans les langues romanes, c'est-à-dire que l'infinitif dont l'objet manque ne doit pas être enchâssé : Les seuls cas où le verbe à objet manquant n'est pas le premier infinitif sont précisément les cas de prédicat complexe (autorisant la « montée » des clitiques) : En (7) c'est l'objet attendu par compris, capire ou entender, qui manque (et qui dénote le même objet que le N auquel s'adjoint l'adjectif). Compte tenu de la contrainte bloquant les phrases de type (6), cela signifie que F avoir, I cominciare, potere, E empezar ou poder doivent être analysés comme attendant le même objet que le verbe qui les suit en (7). Ces différentes propriétés indiquent que les prédicats complexes correspondent à une phrase simple, où les séquences de verbes forment un seul domaine pour la sous-catégorisation (on peut parler de partage d'arguments ou de partage de valence). Mais elles ne disent rien de la structure syntaxique de ces phrases. C'est à cet aspect structural que nous allons maintenant nous attacher, en utilisant d'autres propriétés, qui sont des critères de structure, indépendamment de telle ou telle théorie syntaxique. Nous avons a priori pour ces constructions trois structures possibles : la structure à complément syntagmatique (ou structure hiérarchique : I), la structure à sous-constituant verbal (ou complexe verbal : II) et la structure « plate » où verbes lexicaux et compléments sont tous au même niveau (III). La première structure est difficilement compatible avec les propriétés de monoclausalité vues supra (il faut faire la différence avec les verbes non restructurants) et directement contredite par les propriétés d'extraction que nous allons maintenant présenter. Nous montrerons que les langues romanes se répartissent, pour les prédicats complexes, entre les deux autres structures, selon leur réaction aux tests d'insertion et de coordination, que nous utilisons comme indices structuraux. La structure à complexe verbal force une quasi adjacence entre les deux verbes, et prévoit qu'il sera difficile d'insérer des adverbes variés. De même, il sera difficile, avec cette structure, de coordonner des séquences de verbes non finis avec leurs compléments sans répéter le premier verbe, car il s'agirait de coordonner des séquences de constituants de niveau différent. La structure plate traite le second verbe comme un complément lexical (« nu »), au même niveau que les autres compléments, et autorise aussi bien les insertions que la coordination de séquences verbe-complément, sans qu'il soit nécessaire de répéter le premier verbe. Contrairement à ce qu'on observe en anglais (avec VP fronting ou VP ellipsis), on ne peut jamais extraire ou élider la séquence participe + Compléments, dans les langues romanes actuelles : La coordination de participes, sans répétition de l'auxiliaire, est toujours possible, ce qui montre bien que les deux verbes sont deux mots distincts, combinés en syntaxe, et non en morphologie : En revanche, pour ce qui est de la coordination de séquences participe + Compléments, le contraste est net entre F et I, qui l'autorisent, et E et R qui la refusent : L'insertion d'adverbes entre les deux verbes est naturelle en F et I, et difficile en E et R. En espagnol, elle est prohibée par les grammaires normatives, et limitée dans les textes à quelques adverbes (casi, ya), adjoints au V lexical. En roumain (cf. Dobrovie-Sorin 1994), elle se limite aux cinq clitiques adverbiaux (mai, şi, tot, prea, cam). On a donc une corrélation remarquable entre les propriétés de coordination et celles d'insertion. Ceci s'explique à partir du moment où l'on attribue la structure à complexe verbal (II) à E et R, et la structure plate (III) à F et I. Dans la structure plate, la coordination de séquences participe + compléments se fait de la même façon que pour les coordinations de séquences de compléments d'un même verbe (cf. 12a). Avec la structure à complexe verbal, ce type de coordination est exclu, comme sont exclues les coordinations de séquences de constituants de niveau différent (cf. 12b) : Le même contraste structural entre langues se retrouve avec les verbes dits restructurants (modaux, aspectuels). Lorsque les clitiques sont montés, les verbes modaux, et aspectuels n'autorisent pas l'extraction de la séquence infinitif + compléments (cf. Rizzi 1982) : Si la structure hiérarchique (I) est bien adaptée à ces verbes, quand le clitique reste sur l'infinitif (13a, b), elle n'est pas appropriée, en revanche, dans les constructions à clitique « monté » qui nous intéressent (13a',b',c). Examinons maintenant les propriétés d'insertion et de coordination. Le français n'ayant plus aujourd'hui de verbes restructurants, le contraste est désormais entre italien et espagnol. Dans les constructions à clitique monté, la coordination de séquences infinitif + compléments (sans répétition du modal) est naturelle en italien et en roumain, mais difficile en espagnol : Il est remarquable que le roumain se comporte ici comme l'italien et non comme l'espagnol. La corrélation avec l'insertion d'adverbes variés entre les deux verbes (avec clitique monté) est la même que précédemment. Les langues autorisant la portée large du modal (avec clitique monté) sur une coordination de séquences infinitives sont aussi celles qui autorisent l'insertion d'adverbes, c'est-à-dire ici l'italien et le roumain. Comme pour les auxiliaires, l'insertion d'adverbes est limitée en espagnol (avec clitique monté) : Pour les constructions sans montée de clitiques (F, E et I), nous avons donc la structure hiérarchique (I). Pour les constructions à montée de clitiques, nous proposons la structure à complexe verbal (II) pour les verbes restructurants de l'espagnol, et la structure plate (III) pour ceux de l'italien et pour le modal roumain. Si l'on prend en compte les constructions causatives (Abeillé et al. 1997, Abeillé et Godard à paraître), le contraste structural est le même entre d'une part français et italien (structure plate) et d'autre part espagnol et catalan (structure à complexe verbal). Il est remarquable que les langues tendent à choisir un seul type de structure pour toutes ses constructions à prédicat complexe (auxiliaires, modaux, causatifs) le roumain étant ici exceptionnel. Si l'on prend au sérieux la notion de structure de constituants, on doit définir deux types syntaxiquement distincts, pour les prédicats complexes romans : – le type A, qui regroupe l'espagnol et les auxiliaires de temps du roumain, ainsi que le catalan, avec constitution d'un complexe verbal (sous-constituant), – le type B, qui regroupe l'italien, le français et les modaux roumains, ainsi que l'occitan et le portugais, caractérisé par une structure plate, où les verbes lexicaux sont tous au même niveau que les compléments. Ces deux structures se retrouvent dans d'autres langues, où la notion de prédicat complexe est utilisée pour le partage d'arguments entre verbes (sans qu'il y ait forcément cliticisation). Le type A se retrouve pour les auxiliaires coréens (Chung 1998) et les séquences de verbes en fin de phrase en allemand. Le type B se retrouve avec certains auxiliaires polonais (Borsley 1999). Une autre conclusion est qu'il semble important, sur le plan théorique, de distinguer la représentation de la valence (ou de la sous-catégorisation) de celle de la structure de constituants, comme le font des modèles comme LFG ou HPSG. Les prédicats complexes des langues romanes se comportent de la même façon pour ce qui est du partage de valence, mais de façon différente pour ce qui est de la structure syntaxique. Une explication purement structurale du placement des clitiques ne peut donc être satisfaisante . | Les prédicats complexes romans, définis par la propriété de montée des pronoms clitiques, sont souvent considérés comme formant un type, monoclausal analytique, à mi-chemin entre le type à construction bicausale et le type monoclausal synthétique. Les As. analysent dans cette étude translinguistique (français, espagnol, roumain, italien) ce type de prédicats en appliquant les concepts et les procédures des syntaxes formelles à la comparaison des langues, dans le but de distinguer les deux types de constructions syntaxiques distinctes suivantes: le type A, qui regroupe l'espagnol et les auxiliaires de temps du roumain, ainsi que le catalan, avec constitution d'un complexe verbal (sous-constituant); le type B, avec français, italien, modaux roumains, occitan et portugais, caractérisé par une structure plate, où les verbes lexicaux sont tous au même niveau que les compléments. | linguistique_524-04-11772_tei_482.xml |
termith-604-linguistique | Le discours journalistique a pour but d'informer ou de commenter des événements, qu'il s'agisse d'actes ou de paroles, sur lesquels il s'appuie pour se construire. La présence d'éléments extérieurs dans le discours est l'une de ses caractéristiques fondamentales, comme le remarque Sophie Moirand (2007 : 45) : Le texte journalistique devient alors une mosaïque de voix, constituée d'une pluralité de fils intertextuels, et le fil horizontal du discours apparaît, dans sa matérialité même, fracturé par des marques de cette hétérogénéité. L'hétérogénéité du texte journalistique se fonde sur l'intégration de discours ou d'idées qui lui sont extérieurs. Par ailleurs, le discours journalistique répond à un ensemble de normes; c'est un discours codé qui est soumis à de nombreuses contraintes. Dans ces conditions, il est intéressant de se demander comment les éléments extérieurs s'intègrent dans ces normes, quel est leur rôle dans le discours et en quoi ils l'influencent. Pour comprendre ce processus d'intégration, nous avons choisi de nous appuyer sur un événement de parole, le discours du président Barack Obama sur la réforme de l'assurance maladie devant le Congrès le 9 septembre 2009. Ce discours a été très souvent repris par la presse, expliqué et commenté; nous avons sélectionné trente et un articles issus de cinq journaux différents (The New York Times, The Washington Post, Los Angeles Times, Chicago Tribune et The Wall Street Journal), quotidiens nationaux et régionaux à diffusion élevée, afin de comprendre de quelle manière cet événement a été repris par la presse. S'agissant d'un discours, il est intégré dans les articles sous forme de citations; nous nous sommes donc intéressée à la place des citations dans les articles du corpus, à la fois des citations directes du discours, et des citations émanant de commentateurs extérieurs, et postérieures au discours de B. Obama. Nous prenons pour hypothèse que les citations, en tant que discours extérieur intégré dans le discours journalistique, ne répondent pas à ses normes, en particulier à celle de l'objectivité que doit refléter un texte journalistique (Charaudeau 2006 : 4), et qui fait l'objet d'une étude dans le présent article. Le premier but de cet article est donc de montrer quelles sont les différences entre le discours émanant du journaliste, d'une part, et la parole rapportée par le journaliste, d'autre part. Dès lors que les citations sont ajoutées à l'article, elles font néanmoins partie intégrante du discours journalistique et font l'objet d'un processus d'adaptation qui leur permet d' être intégrées dans ce discours. Nous nous demandons donc de quelle manière la citation est modifiée par cette adaptation et dans quelle mesure l'intégration de ce discours autre reflète un souci d'objectivité. Même si les citations ne semblent pas répondre à ce critère, il apparaît qu'il n'y a pas d'antinomie entre présence de citations et objectivité. Dans la première section, nous dressons un état des lieux des citations dans les textes du corpus, puis nous procédons à une comparaison entre le discours encadrant et le discours encadré. Nous appelons discours encadrant le discours produit par le journaliste car il constitue un cadre pour les citations que nous appelons discours encadré. Cette comparaison est mise en œuvre à travers l'étude des pronoms, des locuteurs premiers et des connecteurs logiques implicites ou explicites, afin de montrer que les citations participent d'un processus d' « effacement énonciatif » (Adam & Lugrin 2006). Enfin, la dernière section est consacrée à la manière dont le discours encadré est intégré dans le discours encadrant, ce que nous étudions par le biais du choix des citations, des reformulations et de l'orientation de la lecture par les éléments qui encadrent les citations. Il s'agit de comprendre de quelle manière le journaliste utilise les citations pour exprimer son propre point de vue de manière implicite. Nous considérons que les citations qui ont été sélectionnées et intégrées dans l'article en constituent un élément à part entière. C'est d'ailleurs ainsi que le journaliste les utilise dans sa démonstration. Cependant, les citations constituent une partie spécifique du discours journalistique puisqu'elles n'émanent du journaliste qu'en deuxième étape, l'énoncé ayant été produit par un locuteur premier autre que le journaliste, qui se trouve alors en position de locuteur second. Nous appelons citations primaires toutes les paroles incluses dans le discours de B. Obama du 9 septembre 2009 et reprises dans les articles du corpus. Celles -ci comprennent donc les citations de paroles prononcées par B. Obama dans son discours, mais également les citations d'une lettre écrite par Robert Kennedy avant sa mort et que B. Obama cite, ainsi que l'intervention de Joe Wilson, membre républicain de la chambre des représentants qui, alors que B. Obama explique que la réforme ne s'appliquera pas aux immigrants illégaux, l'interrompt en criant « you lie ! » à son adresse. Il s'agit d'une citation primaire au sens où elle fait partie du discours-source (cette intervention est incluse dans les retranscriptions). Les autres citations présentes dans le corpus sont appelées citations secondaires, c'est-à-dire qu'elles émanent de sources autres que l'intervention du 9 septembre 2009. Elles incluent les réactions de divers commentateurs, mais également les citations de paroles de Barack Obama ou de Joe Wilson prononcées dans un autre contexte que le discours-source. Nous dénombrons 108 citations primaires différentes dans les articles, certaines étant reprises plusieurs fois, dans des articles et journaux différents, et 147 citations secondaires différentes. Seuls sept articles ne contiennent pas de citations secondaires, auxquels nous pouvons ajouter CT3, qui n'en contient qu'une seule, quelque peu décalée par rapport au sujet de l'article. Par ailleurs, cet article, tout comme deux autres de cette catégorie (LAT2 et LAT3), ne contient aucune citation primaire. Les articles sans citations secondaires peuvent être classés dans deux catégories. Il s'agit soit de textes qui n'expriment pas de point de vue particulier sur le discours, des résumés des points principaux par exemple (LAT2, LAT3, NYT6 ou WSJ7), soit de textes dans lesquels le journaliste, au contraire, affirme son point de vue de manière très marquée. C'est le cas de WSJ3, où l'article s'ouvre sur une photographie du journaliste, affirmant ainsi l'importance de la personne de l'auteur, ou de CT3, le seul rédigé à la première personne. Nous pouvons d'ores et déjà postuler une corrélation, que nous tenterons de définir par la suite, entre expression d'un point de vue et utilisation des citations. Pour traiter de la façon dont la parole est reprise par les journalistes, nous nous appuyons sur la théorie proposée par Jacqueline Authier-Revuz (2004) qui considère que la « représentation du discours autre » ne peut pas se définir par des formes grammaticales, car aucune de ces formes ne lui est propre. Pour définir la représentation du discours autre (RDA), elle s'appuie alors sur deux distinctions. La première se situe entre la prédication concernant le discours autre, lorsqu'il constitue le thème de l'énoncé, et la modalisation du dire par le discours autre, lorsque le thème de l'énoncé est autre, mais que l'énonciateur parle « d'après le discours autre ». La seconde distinction est faite entre une image du discours autre construite par paraphrase et une image construite par monstration (autonymie). L'auteur distingue ainsi quatre zones (voir tableau 1). Partant de cette division en zones, nous avons établi un classement des citations présentes dans le corpus. Les zones 1 et 2 décrivent la représentation paraphrastique du discours autre. Le corpus ne contient aucune occurrence de la zone 2. En revanche, il contient de nombreuses occurrences de la zone 1, subdivisées en discours indirect (23 occurrences, uniquement de citations primaires), discours indirect libre (3 occurrences : 1 primaire et 2 secondaires) et discours narrativisé (36 occurrences : 23 primaires et 13 secondaires). Il faut noter que les citations au discours indirect, où la citation est intégrée grammaticalement au discours citant, ne sont jamais des citations exactes lorsqu'on les compare au discours-source : dans les occurrences du corpus, le journaliste ne rapporte jamais fidèlement les propos du locuteur premier. J. Authier-Revuz (2004 : 50) explique que la non-adéquation au message original n'influence en rien la catégorie de RDA, et c'est la raison pour laquelle ces citations ont été classées comme discours indirect, mais cette non-adéquation a néanmoins un intérêt pour notre étude. Cette question est traitée dans la section 3.2. La présence massive de discours narrativisés nous semble également significative. Dans le discours narrativisé, le discours cité s'intègre totalement dans le discours citant. (1) He talked about this being a moral imperative, an issue of social justice. And believe me, that resonated. (LAT4) Dans l'exemple (1), la parole n'est pas autonome, mais intégrée dans celle du journaliste et modifiée par lui. Il s'agit principalement de citations primaires, pour lesquelles le texte-source est disponible pour le grand public et donc pour lesquelles le journaliste pourra plus facilement justifier son intervention pour modifier la citation, puisqu'il fait un commentaire de ce texte. Sur les treize citations secondaires au discours narrativisé, douze sont associées à une représentation autonymique par laquelle le journaliste justifie et légitime son intervention dans le discours narrativisé. Nous développons ce commentaire dans la section 3.3. Les zones 3 et 4 sont celles de la représentation autonymique du discours autre. Nous trouvons un nombre plus élevé d'occurrences pour ces zones, notamment parce que le discours direct (DD) représente la grande majorité des citations : nous relevons 40 occurrences de citations de ce type dans le discours primaire et 116 citations secondaires. Le DD se caractérise par la présence de guillemets pour la phrase entière et d'un verbe introducteur. Patrick Charaudeau (2005 : 134) le définit ainsi : « le discours est reproduit tel quel, avec une certaine autonomie. Le locuteur primaire est souvent précisé ». Ce type de citations permet donc de présenter la parole rapportée comme une image fidèle des propos du locuteur premier. Dans la même catégorie, nous relevons cinq occurrences de discours direct libre, qui sont toutes des citations primaires. Dans cette forme, comme dans le discours direct, la parole rapportée est entourée de guillemets, mais elle peut contenir des marques de subordination et, éventuellement, un changement dans les pronoms. Cette forme est donc relativement autonome par rapport au discours encadrant, mais elle est plus intégrée que le discours direct. Nous relevons par exemple : (2) Perhaps Mr. Obama's most remarkable sleight-of-hand was his claim that he " will not stand by as the special interests use the same old tactics to keep things exactly the way they are. " (WSJ4) Enfin, la zone 4 représente la modalisation autonymique d'emprunt, sous la forme d' îlots textuels, dont nous trouvons seize occurrences de citations primaires et seize secondaires. P. Charaudeau et D. Maingueneau (2002 : 190-194) parlent de « discours allusion », précisant que ces segments sont proches du discours direct, mais sont caractérisés par l'absence de verbe introducteur et par une syntaxe incomplète qui force leur intégration syntaxique dans le discours encadrant. Nous trouvons ainsi : (3) President Obama confronted a critical Congress and a skeptical nation on Wednesday, decrying the “scare tactics” of his opponents. (NYT2) Nous suivons pour notre part Greta Komur (2004), qui s'appuie sur J. Authier-Revuz (1996) pour donner à ces segments la dénomination d' « îlots textuels ». Elle explique qu'ils constituent un processus d'emprunt et qu'ils permettent de rapporter la parole d'autrui tout en s'en distanciant (Komur 2004 : 54). Ils sont définis comme une prise de distance du journaliste par rapport aux mots venus d'ailleurs, ou comme : […] une sorte de cryptodialogue intérieur à une seule énonciation où l'énonciateur a le beau rôle : c'est lui qui observe, s'amuse, se moque, s'indigne des paroles de l'autre. (Rey-Debove 1997 : 266) Le journaliste se dégage de toute responsabilité quant au contenu de la séquence représentée, mais possède des moyens pour « influencer notre interprétation par le jeu des adverbes, des adjectifs, des verbes introducteurs » (Komur 2004 : 61). Il s'agit d'une forme très courante dans notre corpus, en particulier pour des expressions comme public option ou security and stability, qui sont reprises de manière préférentielle sous forme d' îlots textuels. L'utilisation de cette forme est due au fait que B. Obama n'utilise la première expression par exemple qu'entourée de beaucoup de précautions, pour se prémunir contre toute attaque sur ce sujet très controversé. Or, les journalistes ne prennent pas tant de précautions dans leur discours et l'expression est utilisée en tant que telle, sans explication. On assiste à une simplification du propos du discours-source qui s'appuie sur l'utilisation d' îlots textuels. Nous remarquons donc que les citations autonymiques (zones 3 et 4) sont les plus nombreuses (193/255 citations au total, soit 76 %), en particulier pour les citations secondaires, pour lesquelles elles représentent 132/137 citations, soit 90 %, et 56 % pour les citations primaires. Ces procédés permettent une prise de distance et sont souvent cohérents avec une présentation négative du locuteur premier : (4) Jeremy Schmidt, a married 30-year-old with a goatee and a red-and-blue tattoo – " Welcome to Las Vegas " – on his right forearm. (WSJ2) L'utilisation de l'une ou l'autre forme du discours rapporté est donc déjà le signe d'une certaine manière de présenter l'information par le journaliste. Un dernier procédé doit être signalé; ce sont les associations entre discours indirect et discours direct (11 occurrences) ou îlots textuels (1 occurrence), ou de discours narrativisé avec discours direct (5 occurrences) ou îlots textuels (7 occurrences), que nous appelons combinaisons de formes du discours rapporté. C'est le cas dans l'exemple (5) : (5) Rank-and-file Republicans acknowledged the health-care system needs work. “It's clear the American people want health-care reform, but they want their elected leaders to get it right,” Louisiana Rep. Charles Boustany, a cardiothoracic surgeon, said in his party's response to the president. (WSJ6) Dans l'exemple (5), les représentations paraphrastiques qui introduisent les représentations autonymiques sont en général employées pour orienter la compréhension de la citation par le lecteur. Les premières donnent une information que les secondes semblent illustrer. Ce constat remet en question l'idée de la parole autonyme comme prise de distance, puisque la parole autonyme n'est pas utilisée seule. Il semblerait plutôt qu'il s'agisse d'une justification ou de la légitimation du contenu des représentations paraphrastiques (formes où le journaliste intervient le plus) par l'autonymie (formes où il n'intervient pas, et où son discours est donc plus légitime puisqu'il s'appuie sur la parole d'autrui). Partant de ce constat, nous cherchons à comprendre comment les citations remplissent cette fonction de légitimation et dans quelle mesure elles permettent au journaliste d'exprimer des opinions qu'il ne pourrait pas exprimer dans son propre discours. À travers cette comparaison, nous souhaitons montrer que les caractéristiques du discours encadré diffèrent de celles du discours encadrant. Le journaliste respecte certaines normes dans son discours, mais ces normes ne s'appliquent pas nécessairement aux citations. Nous observons ainsi dans le discours encadrant un effacement de la personne du journaliste, qui va de pair avec une légitimation du contenu de l'article, une apparence d'objectivité étant créée à travers l'emploi des citations. La comparaison entre discours encadré et discours encadrant a conduit à l'étude des pronoms de première personne dans les différentes strates du discours. Il apparaît que le discours encadré contient plus de marqueurs de personnalisation que le discours encadrant. Ce déséquilibre s'explique par le rôle même des locuteurs, puisque B. Obama, dans son discours, s'engage personnellement à réaliser la réforme et que les locuteurs secondaires interviennent en tant que commentateurs subjectifs. Les pronoms de première personne sont absents du discours encadrant, alors qu'ils sont très fréquents dans les citations primaires. Le discours de B. Obama contient beaucoup d'occurrences de I (57) et de we (69) (respectivement 10,2 ‰ et 12,4 ‰). Les I réfèrent toujours à B. Obama, et les we renvoient généralement à tous les Américains, en incluant le président lui -même. Dans les citations du discours retenues dans les articles, les pronoms sont par ailleurs associés à des verbes exprimant une volonté marquée (will, want : 25, soit 20 % des citations primaires), à des modaux ou semi-modaux (need, have to, can : 19, soit 15 %) ou à des procès intellectuels (know, understand, believe. .. : 32, soit 25 %). Nous observons donc dans ce discours une forte personnalisation. Le même constat est valable pour les citations secondaires où les pronoms personnels de première personne sont fréquents : 45 citations sur 116 contiennent des I, soit un peu plus d'un tiers, et nous comptons 58 occurrences de we, utilisé lorsque l'énonciateur représente une communauté. Les we sont associés à des modaux ou semi-modaux (dont les plus courants sont ought to, need, have to, should, avec un sens prescriptif majoritaire : 20, soit 34,5 % des citations contenant we), ou à des procès intellectuels (think, talk, heard, understand : 14, soit 24,1 %). Les I sont associés à des procès intellectuels, marques qui indiquent que l'énonciateur affirme son opinion (think, believe, I'm a big believer, guess, know : 46 occurrences, représentant 72 % des citations, avec une prédominance de I think / thought : 23 occurrences). Nous observons clairement une mise en avant de la subjectivité du locuteur. À l'inverse, les I et we sont très peu représentés dans le discours encadrant, seul un article du corpus y a recours en dehors des citations. Cet article (CT3) est d'ailleurs quelque peu atypique par le ton de son auteur et par son contenu. Le discours encadrant élimine presque les pronoms de première personne, pour ne garder que ceux de la troisième personne : 209 occurrences de it et 334 occurrences de he. Le discours journalistique semble donc s'appuyer sur une objectivation du discours et sur un effacement énonciatif dû au fait que le journaliste ne s'affirme pas dans sa position d'énonciateur dans le texte encadrant, c'est-à-dire celui qu'il prend à son compte. Les modaux employés dans un sens radical sont absents, ainsi que les verbes marquant l'expression d'une opinion (think, believe. ..). Tandis que le journaliste refuse d'exprimer son opinion de manière personnalisée et produit un discours encadrant qui se présente comme objectif, c'est-à-dire focalisé sur l'objet, il a recours aux citations des deux sortes, seules parties du discours contenant des marques de subjectivité, dans une logique de légitimation de l'opinion, puisqu'on ne pourra pas lui reprocher d'exprimer des opinions si elles sont attribuées à d'autres locuteurs. Cette remarque est cohérente avec l'emploi des marqueurs évaluatifs dans les citations, par opposition au discours encadrant. Nous définissons les marqueurs évaluatifs comme « l'ensemble des marques par lesquelles l'énonciateur exprime un jugement de valeur ou une réaction affective » (Charaudeau & Maingueneau 2002 : 51). Celles -ci incluent toutes les catégories grammaticales, avec une prédominance des adjectifs et des adverbes dans notre corpus. Soixante-neuf pour cent de l'ensemble des citations secondaires relevées contiennent des marqueurs évaluatifs, alors qu'il n'y en a pas dans le discours encadrant. L'utilisation des marqueurs évaluatifs confirme l'idée que les journalistes recourent aux citations pour exprimer un point de vue et le défendre, de manière masquée, puisqu'ils essaient le plus souvent de maintenir en apparence un équilibre entre les points de vue. La section précédente a conclu à une mise en avant de la subjectivité du locuteur dans les citations. Dès lors, l'identité du locuteur est primordiale et une catégorisation des locuteurs premiers permet d'observer que le journaliste choisit ses sources et les introduit avec soin afin de les présenter systématiquement comme des figures d'autorité. Les citations du discours de B. Obama constituent clairement une légitimation car le journaliste montre qu'il s'appuie sur des faits, sur ce qui a réellement été dit pendant le discours et qui justifie son commentaire. Pour les citations secondaires, ce constat demande à être développé. Le journaliste s'appuie sur les locuteurs premiers pour analyser les faits et faciliter la compréhension du lecteur. Il est donc important que ces éléments paraissent légitimes. C'est pour cette raison qu'ils sont identifiés d'une manière très claire qui permet au journaliste de montrer en quoi ils constituent des figures d'autorité. Nous avons relevé six catégories de locuteurs premiers. La première catégorie est celle des énonciateurs primaires (B. Obama et J. Wilson), qui interviennent dans des contextes différents, le plus souvent en rapport avec les excuses que prononce J. Wilson à la suite de son intervention. Nous relevons douze citations de ce type, dont dix concernent les excuses de J. Wilson à B. Obama. Ces derniers ne sont pas réellement commentateurs du discours, puisque c'est leur discours en lui -même qui constitue l'événement. Leur rôle est donc particulier au sein des locuteurs et la question de leur légitimité ne se pose pas. Nous relevons également 45 interventions de spectateurs du discours primaire qui le commentent, avec une récurrence de certains intervenants (McCain [3 ], House Minority Leader John Boehner [3 ], par exemple), qui composent la deuxième catégorie. Il semble que la plupart des journaux puisent à des sources similaires. Ces intervenants sont toujours identifiés avec le nom, la fonction, le parti, l' État et éventuellement la position sur la réforme, si elle ne suit pas la ligne du parti ou s'ils ont un rôle particulier dans la réforme, ce qui permet de montrer en quoi ils sont compétents pour commenter le discours. La troisième catégorie est celle des officiels non spectateurs qui n'ont pas assisté au discours (14 citations). Comme pour la catégorie précédente, chaque élément ajouté précise soit leur position sur la réforme, soit la raison de leur légitimité à s'exprimer sur ce sujet. (6) Maya MacGuineas, president of the Committee for a Responsible Federal Budget, which is supported by business. (NYT8) Les éléments de description sont les mêmes pour la quatrième catégorie, celle des parties prenantes (15), qui comprend des présidents ou porte-parole d'associations, ou des patrons de compagnies d'assurances. Leur légitimité est donc justifiée de manière similaire. La cinquième catégorie est celle des experts (7 citations) qui peuvent être d'anciens conseillers politiques ou des professeurs de droit. Leur présentation explique systématiquement pourquoi leur opinion est citée, comme c'est le cas dans l'exemple (7) : (7) Alissa Fox, a senior vice president at the BlueCross BlueShield Association, which represents 39 independent insurers. (WSJ6) Enfin, une catégorie « autres » comprend 21 citations, dont 16 sont des citoyens ou des patrons de petites entreprises qui réagissent à la réforme. Nous relevons également une référence à un article du New York Times de l'époque du président Clinton (citée dans The New York Times) et une citation non attribuée introduite par the allegation that. .. Les exemples où les locuteurs premiers sont des citoyens sont éclairants dans la mesure où il s'agit d'une légitimation faisant appel à l'expérience : ces citoyens ont une légitimité parce qu'ils vivent la situation de l'intérieur. Il y a de nombreuses citations de ce type, toutes rassemblées dans quelques articles seulement : NYT9, WP2, WSJ2, WSJ5 et WSJ8. Peut-être ce procédé est-il employé dans The Wall Street Journal car ce journal a une orientation économique assez éloignée des préoccupations des familles modestes qui s'inquiètent de la réforme. Le fait de citer des citoyens modestes apporte donc un point de vue différent sur la question et une légitimité supplémentaire lorsque le journal aborde les problèmes que pourrait poser la réforme. Tous les éléments de présentation des locuteurs secondaires ont pour but de légitimer ces locuteurs et par conséquent les propos des journalistes, mais cette légitimation n'intervient qu'en seconde étape et de manière implicite. La section suivante montre que l'implicite est une caractéristique récurrente du discours journalistique. L'explication et l'argumentation explicite se trouvent uniquement dans les citations et très peu dans le discours encadrant. Le discours journalistique n'est pas présenté comme un discours argumentatif, mais il est d'abord argumentatif au sens où les informations contenues dans l'article sont sélectionnées pour servir le point de vue du journaliste. La citation, ainsi sortie de son contexte immédiat, prend un sens parfois détourné et devient un élément de l'argumentation de l'article. Vignaux (1981 : 91) explique ainsi qu' « énoncer, cela revient à argumenter, du simple fait qu'on choisit de dire et d'avancer certains sens plutôt que d'autres ». En tant que « troisième homme », le rôle du journaliste est bien de prendre position pour éclairer le lecteur dans sa compréhension des problèmes. Précisant cette idée, Blandine Pennec explique que l'expression de la causalité, définie comme « lien logique établi entre les événements et permettant d'expliquer l'un d'eux » (2010 : 34) est toujours implicite dans les articles de presse. Elle distingue les marqueurs implicites (segments à valeur temporelle, propositions relatives, et propositions non finies) et explicites (because, as, since et for) d'expression de la cause. Elle remarque également que « d'une connexion logique découle fréquemment l'idée de mise en cause ». B. Pennec relève dans son corpus journalistique de nombreuses occurrences de because, la quasi-absence des autres marqueurs et la fréquence remarquable de marqueurs implicites. Elle conclut que « dans ces énoncés, la notion de cause est en fait suggérée par l'énonciateur et reconstruite interprétativement par le co-énonciateur » (Pennec 2010 : 45). L'analyse de notre corpus montre que les remarques de B. Pennec s'appliquent uniquement au discours encadrant, alors que les résultats sont tout à fait différents pour les citations. Cette double caractéristique est cohérente avec le fait que des locuteurs tels que B. Obama ou que les locuteurs secondaires interviennent dans la presse pour donner un point de vue et l'affirment donc de manière très claire. Nous trouvons ainsi 19 occurrences de because dans l'ensemble du corpus, dont 18 se trouvent dans des citations, primaires ou secondaires. Même le marqueur le plus courant de la causalité selon B. Pennec, c'est-à-dire because, n'apparaît que de manière marginale dans le discours encadrant dans notre corpus. Afin d'approfondir l'analyse, nous avons relevé tous les marqueurs argumentatifs se trouvant dans les citations et les avons comparés à ceux présents dans le texte encadrant. Nous trouvons ainsi dans les citations de nombreux éléments tels que des marques de la subjectivité de B. Obama (I have to say that, I believe, and I have no doubt, let me discuss, unfortunately) et de l'intersubjectivité (you see), des connecteurs logiques qui visent à rendre le discours cohérent et donc convaincant (but, then, finally, while, thanks to, as, now, despite all this, for example, in fact, because, add it all up, and…), ou des appels à la logique et au bon sens. Dans les citations secondaires, nous relevons également : because (4), but (38), if (16), while (6 de sens logique), in fact (2), ou then (2). Après comparaison, il apparaît qu'aucun de ces marqueurs n'est employé, du moins dans un sens argumentatif, dans le texte encadrant. Ainsi, dans notre corpus, seul le discours encadrant correspond aux remarques de B. Pennec (2010), tandis que les citations sont clairement argumentatives. Par le truchement des citations, les articles contiennent bien des marqueurs d'argumentation explicite, mais tout en dédouanant le journaliste, puisqu'il n'a qu'un rôle d'intermédiaire dans ce discours. Il semble que le journaliste ne prenne jamais la responsabilité des explications qui figurent dans son article. Ce phénomène ferait donc partie de la stratégie d'effacement énonciatif mise en place dans le discours de la presse. Nous avons vu que discours encadré et discours encadrant ont des caractéristiques différentes, la subjectivité et l'autorité du locuteur étant mises en avant par le biais des citations afin de légitimer le discours encadrant. Ces deux types de discours font néanmoins partie du même ensemble et la question de l'intégration de l'un dans l'autre est essentielle pour comprendre comment le journaliste intègre les citations dans la construction de son propre discours. Nous défendons ici l'idée que le journaliste a recours aux citations comme vecteur de son point de vue. Les citations étant un procédé de légitimation, elles permettent au journaliste de rendre son point de vue moins contestable et de l'exprimer de manière moins visible. En étudiant le choix des citations opéré par les journalistes, il apparaît que cette sélection reflète une certaine orientation de la presse et influence la compréhension que le lecteur peut avoir du discours. La presse s'intéresse en effet aux formules qui frappent l'esprit et qui pourront attirer l'attention du lecteur. C'est ainsi qu'elle répond à l'enjeu de captation. William Raspberry, dans le Herald Tribune, (traduction publiée dans le Nouveau Quotidien de Lausanne en 1995) observe que « Dans les médias, le conflit prime toujours sur la substance » (in Lorda 2001 : 5). Il semble que ce soit exactement le cas dans ce corpus. La citation la plus reprise ne vient pas de B. Obama, mais c'est le « you lie » (17 occurrences) de Joe Wilson, avec lequel il interrompt B. Obama au milieu de son discours. C'est bien l'exemple même de ce qui a pu représenter un conflit pendant le discours : l'interruption violente du discours par le député a fait scandale dans la presse. Les autres citations primaires qui sont reprises trois fois ou plus dans le corpus apparaissent dans le tableau 4. Toutes ces citations représentent des exemples de conflits, avec l'opposition I / those dans (8), à nouveau le mot lie dans (9) et les termes charges and countercharges dans (10). Les citations (11) (12) (13) et (14) montrent la détermination du président, qui prend des décisions tranchées, et elles soulignent le conflit entre B. Obama et les opposants à la réforme. Enfin, (15) revient sur l'aspect le plus controversé de la réforme, celui de la possibilité d'une assurance maladie publique, que l'on trouve dans les articles sous le nom de the public option. Elle est donc citée pour illustrer cette question, de la même manière que (12) est citée pour réagir sur la question controversée du coût de la réforme. Le choix des citations est donc révélateur de ce qui intéresse la presse, puisque c'est le conflit qui attire le public. Par ailleurs, dans les citations primaires, les remarques que le lecteur retient principalement sont celles concernant la politique menée par B. Obama; elles contiennent très peu d'informations sur la réforme en elle -même. Le même constat est d'ailleurs valable à propos des citations secondaires : la plupart portent sur la politique de B. Obama, plutôt que sur les détails de la réforme, à l'image de la citation (16) : (16) “It sounded very much like the Chicago politics that I know he's familiar with,” said Arizona Sen. Jon Kyl, the No. 2 Republican in the Senate. “It appeared as if he was trying to ram something through.” (LAT4) Si l'on s'intéresse aux thèmes et au titre des articles, le constat est similaire : il s'agit davantage d'analyses politiques que de descriptions ou de commentaires de la réforme. Les citations qui expliquent précisément la réforme ne sont présentes que dans un nombre réduit d'articles qui expliquent la réforme sans y apporter d'élément d'analyse (LAT2, LAT3, NYT6, ou WSJ7). Le reste des articles – soit la grande majorité – se concentre sur les citations plus polémiques. Ainsi, il apparaît que les citations insistent sur les mêmes points que ceux mis en valeur par les journalistes; il semble que les deux discours répondent aux mêmes critères de sens. Nous avons mentionné dans la première partie la présence d'un type de discours indirect dont il n'existe pas d'équivalent dans le discours-source. Nous appelons cette forme de discours indirect « discours-reformulation ». Il s'agit de 23 citations primaires, sachant qu'il est impossible de distinguer discours-reformulation et discours indirect dans les citations secondaires sans avoir accès aux sources. La principale caractéristique du discours-reformulation est qu'il a toutes les marques du discours indirect et qu'il fait donc partie de cette catégorie du point de vue de la classification appliquée plus haut, mais qu'il n'existe pas de segment équivalent dans le discours-source. Il ne s'agit donc pas de citations textuelles, mais d'une reformulation des propos du locuteur primaire dans laquelle le journaliste peut ajouter des éléments de sa propre interprétation. Le journaliste a la possibilité de modifier le sens de toutes les citations puisqu'elles sont extraites de leur contexte textuel immédiat et qu'elles peuvent donc être manipulées. Cependant, le discours reformulé constitue un espace de liberté particulier pour deux raisons. D'une part, le journaliste n'est pas tenu de rapporter fidèlement les propos du locuteur premier, puisqu'il ne s'agit pas de discours direct, dans lequel des mots précis sont attribués à un locuteur et dont l'adéquation à la source peut être vérifiée. D'autre part, l'ambiguïté entre discours indirect et discours-reformulation donne à ce type de discours une légitimité que le journaliste n'aurait pas s'il s'exprimait sans attribuer ses paroles à un autre énonciateur, puisque le lecteur assimile ces formules à des citations textuelles. Nous avons choisi d'étudier plus précisément certains exemples de discours reformulé afin de tenter de comprendre la raison pour laquelle le journaliste choisit ce procédé pour rapporter la parole, alors que la section 1.2. a montré que la représentation autonymique est celle qui lui donne le plus de légitimité. Dans chacun de ces exemples, le verbe introducteur est signalé en gras et les reformulations du discours-source en italique. À l'analyse, il apparaît que différents procédés sont à l' œuvre. Nous remarquons tout d'abord la création de « formules » (Krieg-Planque 2006) qui ne sont pas présentes dans le discours-source, mais qui sont souvent reprises par la presse, probablement pour des raisons de concision. C'est le cas de high-risk pool (17), anti-tax pledge (18), ou overhaul (20). La presse évite ainsi les paraphrases explicatives utilisées dans le discours-source. Les reformulations des exemples (19) et (21) répondent à la même recherche de concision, puisqu'un énoncé complexe et très développé dans le discours-source est résumé en une phrase simple. La presse semble ici à nouveau opérer une simplification des enjeux présentés dans le discours de B. Obama. Il apparaît également dans ce tableau que les verbes introducteurs et les éléments qui les modifient jouent un rôle important dans l'introduction de la citation par le journaliste, comme c'est le cas avec (19) he accurately stated, ou dans (18) the president tried to make clear. C'est également le cas avec l'utilisation de termes tels que pledge, (18) et (21), qui permettent au journaliste de rappeler une promesse électorale de B. Obama tout en donnant de la force à son argument, sans montrer explicitement qu'il s'implique dans une évaluation du discours. Les éléments qui entourent la citation ont un rôle à jouer dans le message que le journaliste veut transmettre par le biais de la citation. Le discours journalistique met en œuvre plusieurs procédés pour orienter le lecteur dans sa compréhension de la citation, tout en restant toujours dans l'implicite puisqu'il n'émet pas de jugement explicite sur la citation ou le locuteur premier. Nous avons relevé trois procédés de ce type : les modalités d'insertion des citations dans le texte, les combinaisons entre discours indirect ou discours narrativisé et discours direct, et la présentation du locuteur premier. Nous remarquons une grande similarité dans le choix des verbes introducteurs. La citation de Joe Wilson, « you lie », est ainsi reprise 17 fois, toujours au discours direct, et introduite généralement par shout (forme nominale ou verbale, 11 occurrences), plus ponctuellement par yell (yell out ou yell back, 3 occurrences), les autres formes sont marginales. Il semble que la manière de reprendre la citation corresponde à la volonté de présenter l'information comme un scandale, ce qui explique les récurrences dans les verbes introducteurs choisis. Le tableau 5 met également cet aspect en lumière. Cependant, le verbe introducteur le plus courant reste de loin say. Les autres éléments qui entourent la citation informent le lecteur sur ce qu'il va lire et ce qu'il devrait comprendre. Nous avons vu dans la section 1.2. que les combinaisons entre discours indirect ou discours narrativisé et discours direct sont très courantes dans notre corpus. Or, elles remplissent une fonction bien précise, puisque, souvent, le discours indirect ou le discours narrativisé introduit ce qui va être dit en discours direct de manière à préparer le lecteur à ce qu'il va lire. Le lecteur est très rarement surpris en lisant la citation directe. Par exemple : (23) Republicans also said the heckling was out of line. “I think we ought to treat the president with respect,” said Senator Mitch McConnell of Kentucky, the Republican leader, “and anything other than that is not appropriate.” (NYT3) Dans ce cas, le discours indirect que nous avons écrit en gras reprend la même idée que celle exprimée au discours direct, avec la répétition entre out of line et not appropriate. Peut-être le fait d'exprimer deux fois le même sens permet-il au journaliste de s'assurer que son message sera bien compris, comme dans l'exemple (24) : (24) Underscoring tensions among Capitol Hill Democrats, House Ways and Means Committee Chairman Charles B. Rangel (D-N.Y.) – a key architect of the House healthcare bill – derided the Senate's legislative effort. “I wouldn't spend a lot of time on what the Senate is thinking. They are not thinking, quite frankly,” Rangel said. “One thing we don't have responsibility [for] is to check with the other body.” (LAT4) Le journaliste parle d'abord de tensions et semble ensuite justifier ce mot par la citation au discours direct. Le verbe deride est par ailleurs un jugement sur ce que dit le locuteur premier; il en donne une interprétation particulière qui influence ce que le lecteur comprend de la citation. Ce procédé est parfois utilisé de manière inversée : (25) “It's not critical that the president lock down every single outstanding question right now,” said Chris Jennings, a senior health care adviser in the Clinton administration. “In fact, going too far in one way or the other might actually mess things up.” There are risks to the White House strategy. (CT27) Ici, la citation est suivie d'un résumé dont il est difficile de savoir s'il doit être attribué au journaliste ou au locuteur premier. Le résumé donne une interprétation de la citation. Ces combinaisons permettent donc au journaliste de ne pas présenter les citations au discours direct comme des faits bruts offerts à l'interprétation du lecteur, mais au contraire de les insérer dans son texte en les commentant de manière implicite. Enfin, les journalistes s'appuient sur leur manière de présenter le locuteur premier pour orienter l'interprétation de la citation par le lecteur. Les informations données sur le locuteur premier constituent une indication sur le contenu de la citation et c'est pour cette raison que ces informations sont souvent très développées. Par exemple : (26) Senator Bob Corker, a Tennessee Republican who has indicated he would like to work with Democrats on health care, said : “The point of the speech was to unify the president's Democratic base, not to advance policy. We heard a lot of pontifications and platitudes.” (NYT7) Ici, le fait que le locuteur soit républicain induit une opinion négative sur le discours lui -même, mais l'information who has indicated he would like to work with Democrats on health care laisse également attendre une volonté politique de voir aboutir le projet. Ces deux éléments sont présents dans la citation. Les exemples où il s'agit de citoyens montrent également ce type de procédé : (27) Jeremy Schmidt, a married 30-year-old with a goatee and a red-and-blue tattoo – “Welcome to Las Vegas” – on his right forearm said he worried about his stepfather, a loading dock supervisor who got a triple bypass last year. “If he gets too sick to do his job he'll lose his insurance,” Mr. Schmidt said. “That's a huge concern for my family.” (WSJ2) Dans l'exemple (27), la description du locuteur constitue un « effet de réel »; la description physique fait imaginer une personne d'un milieu social modeste et la citation qui suit présente bien des préoccupations de tous les jours. La description produit également un effet comique : le lecteur, tout comme le journaliste, ne peut pas s'identifier à ce locuteur. Dans cet exemple, le journaliste fait appel à un ensemble de valeurs qu'il pense partager avec le lecteur pour orienter sa lecture. La présentation du locuteur permet donc d'orienter la compréhension de la citation au sens où le lecteur s'attend à un certain type de contenu, et il est rare que la citation ne corresponde pas au sens attendu. Dans les articles du corpus, les citations ont donc un rôle particulier. Le corpus contient de très nombreux types de citations et nous remarquons que le choix du type de discours rapporté employé correspond à la recherche d'un équilibre entre expression d'une opinion et maintien d'une apparence d'objectivité dans les articles. Les citations ont donc un rôle bien précis à jouer dans les articles. En raison de la fonction particulière des citations, leur contenu a des caractéristiques singulières. Nous avons ainsi remarqué la prédominance de procédés explicites dans le discours encadré tranchant avec l'implicite du discours encadrant. Les citations ont, en elles -mêmes, plus de légitimité et le fait qu'elles émanent d'intervenants extérieurs dispense le journaliste d'avoir à justifier leur contenu ou de rechercher une apparence d'objectivité. Or, le journaliste s'appuie sur la légitimité intrinsèque des citations pour transmettre un message correspondant à ses propres valeurs, que ce soit en modifiant la citation (reformulations), ou en orientant son interprétation (verbes introducteurs et combinaisons d'autonymie et de paraphrase) et bien sûr par son choix même des citations. L'utilisation de citations dans le discours journalistique n'est donc pas un procédé neutre, mais elle permet au journaliste d'exprimer des idées bien précises, au risque parfois de détourner le sens de la citation. C'est pour cette raison que, si les citations ne correspondent pas exactement aux caractéristiques du discours journalistique, elles font néanmoins partie intégrante de l'écriture journalistique. Cet article a notamment permis de montrer que le discours journalistique est caractérisé par une hétérogénéité intrinsèque qu'il est impossible de réduire linguistiquement, puisque les deux discours restent fondamentalement hétérogènes du point de vue linguistique. Nous nous sommes seulement intéressée ici à une forme particulière d'intégration d'un discours extérieur dans le discours journalistique à travers les citations, mais il serait nécessaire de poursuivre en étudiant des exemples différents de discours autres influençant le discours journalistique, à travers par exemple l'étude du fonctionnement de la reformulation des communiqués de presse ou de la réécriture d'entretiens oraux. Il est apparu dans cette étude que ce discours autre est toujours présent dans le discours journalistique, créant une hétérogénéité linguistique au sein de ce discours, et que seuls des critères culturels permettent de retrouver une cohérence entre les deux discours, ici à travers le critère d'objectivité et la recherche de légitimation. Il serait intéressant de poursuivre cette étude des valeurs journalistiques en nous demandant notamment dans quelle mesure le discours journalistique serait le produit d'un système de valeurs propres à une certaine communauté culturelle . | Cet article présente une analyse du rôle du discours rapporté dans trente et un articles de presse à propos du discours prononcé par le président Obama devant le Congrès en septembre 2009; le corpus est tiré de cinq journaux différents. L'auteur a tenté de comprendre les différences entre le discours utilisé dans les citations, celles-ci émanant aussi bien de B. Obama que d'autres sources commentant le discours, et le discours produit directement par le journaliste, ainsi que la manière dont le discours rapporté est intégré dans les articles. Il apparaît que le journaliste sélectionne certaines formes de discours rapporté (discours direct ou combinaisons de formes), au détriment d'autres formes (discours indirect), et que les citations sont généralement plus personnalisées que le texte encadrant, ce qui permet au journaliste d'exprimer des opinions sans le faire en son nom propre. Malgré ces différences, l'auteur suggère que l'utilisation du discours rapporté est conforme à certaines conventions journalistiques telles que l'objectivité ou la légitimation du discours. | linguistique_12-0107886_tei_772.xml |
termith-605-linguistique | C'est à des emplois de selon illustrés par (1) : (1) Et selon cette bohémienne Mon avenir est clair comme de l'eau, (Th. Fersen, Irène) que nous nous intéresserons : le groupe prépositionnel (Gprép) est complément de phrase et le SN régi (cette bohémienne), désormais A, désigne un humain différent du L (nous excluons donc ici le cas de selon moi). Nous schématisons ces énoncés par la formule Selon A, p. Ces énoncés ont été décrits par M. Charolles (1987, 1997). Une très légère modification de cette description nous semble utile; nous la proposons ici. La description proposée par Charolles (1987, 1997) concerne des emplois dans lesquels A est interprété comme une source. Le prototype de ces emplois - désigné par (ii) - correspond aux cas dans lesquels le SN est un Np d'humain; mais le remplacement par « une description définie ou toute autre expression désignative » est possible. La description sémantico-pragmatique de ces selon A passe par la comparaison avec quatre autres types de tours. a. L'emploi (ii) est d'abord distingué, par un critère syntaxique, d'autres emplois de selon : (2) C'est selon (3) J'ai agi selon vos instructions (4) Selon que vous serez puissant ou misérable… Selon A dans (1) est un complément de phrase et un complément de phrase qui a pour fonction d'expliciter le cadre dans lequel l'assertion représentée par p est tenue pour vraie. b. L'emploi (ii) est ensuite distingué, par une caractéristique sémantique et pragmatique, de syntagmes prépositionnels compléments de phrase tels que (5) : (5) En Amérique, les Françaises sont frivoles. De la comparaison avec (5), il ressort (1987 : 249) que « [la caractéristique] qui vient immédiatement à l'esprit » lorsqu'on considère les constructions (ii) consiste à dire « qu'elles ont pour fonction d'indiquer qui énonce p, ou si l'on préfère à qui le locuteur (L°), auteur du « selon », attribue l'énoncé p. » La particularité des ces constructions « viendrait donc du fait que [selon A] servirait à marquer qui prend en charge p. » La notion de prise en charge est précisée. L'ensemble selon A, p est pris en charge par L. Mais p ne l'est pas. Ainsi, la forme déclarative de p, dans (6) : (6) Selon Max, le Président n'a pas l'intention de se représenter aux élections. « [permet de] lui associer un certain type d'acte illocutoire, un certain potentiel de force », ici « une valeur d'assertion ». Mais en énonçant (6) le L « ne se présente pas comme assertant lui -même que « le président n'a pas l'intention de se représenter aux élections ». Il rapporte cette assertion ». Dans (6), L « fait un rapport rhétique », mais la situation est la même avec un rapport phatique : (7) Selon Max, « le Président n'a pas l'intention de se représenter aux élections ». Dans (6)-(7), le L met en scène un énonciateur assertant p. p n'est donc pas proprement énoncé par L° mais mentionné […] comme énoncé, [ici] comme asserté par un individu A différent de lui. » Conséquence : « l'énonciation de p ne peut servir à accomplir l'acte indiqué dans p. » (1987 : 249). Ainsi, dans (8) : (8) Selon ta mère, je t'interdis de fumer. « le segment « je t'interdis de fumer » perd toute valeur d'interdiction [… ]. Enonçant (8), le L « décrit une situation dans laquelle il est censé vouloir […] interdire de fumer. » (1987 : 249). « Cette caractéristique des énoncés rapportés » vaut pour les énoncés indexés par selon moi : (9) Selon moi, je t'interdis de fumer. Les énoncés comme (9), dans lesquels « il y a coréférence entre A et le sujet de p ne sont […] possibles que dans les constructions où « selon A, p » fait suite à […] une autre expression en « selon » avec A ' différent de A : (10) Selon ta mère je te permets tout, mais selon moi, je t'interdis de fumer. Et, (10) « employé comme dans (9) n'a pas plus la force d'une interdiction que (8). » c. L'emploi (ii) est comparéauxVdire. « Partant des remarques qui précèdent, on peut préciser en quoi les constructions en « selon » se différencient de celles comportant « un verbe en « dire » « comme par exemple « A raconte que », « A déclare que », etc. Dans les cas les plus courants où A est différent de « je », il n'y a entre « selon A, p » et « A Vdire que p » aucune différence de fond. Si l'on fait abstraction du fait que les « Vdire » peuvent comporter des présupposés et des implications qui sont absents avec « selon », le fonctionnement sémantico-pragmatique est le même : l'acte de langage indiqué dans p est décrit comme assumé par A et non par le L°. Les constructions en « selon » peuvent donner lieu aux mêmes ambiguïtés que celles avec un Vdire. « (Charolles 1987 : 252). La seule différence sémantico-pragmatique entre selon A et les Vdire concerne selon moi : « Lorsque A = L° (plus précisément lorsque A désigne un énonciateur qui est le correspondant de L°) le « Vdire » peut servir à accomplir l'acte de langage qu'il indique, ce qui n'est jamais le cas avec « selon moi » qui n'a d'autre pouvoir, ainsi qu'on l'a vu, que de décrire cet acte. » (253). Une précision. L'article de 1987 peut paraître affirmer l'inexistence de différences de fond entre s elon A et les seuls Vdire employés avec que (emploi en discours indirect). Une lecture attentive de l'article montre qu'il n'en n'est rien et dans Charolles 1997, selon A est explicitement comparé aux formes A dit, … dit A, …et A dit que… », dans le commentaire de (11) : (11) Dans chaque portée de loups, raconte une légende, naît un chiot. (1997 : 41-42) « la proposition raconte une légende n'est pas syntaxiquement autonome, elle est enchâssée dans P1 où elle fonctionne comme une sorte de principale (une légende raconte que …), sauf qu'il n'y [a] pas, grammaticalement, subordination. La construction est proche de cellesque l'on rencontre dans les incises de discours direct (…, dit Untel, …), si ce n'est que dans P1, la proposition introduite ne prétend aucunement reproduire littéralement le texte de la légende, ce qui prêche plutôt en faveur d'un rapprochement avec les comptes rendus en selon ou d'après, suivant, etc. Le début du texte pourrait du reste être reformulé comme suit : selon la légende, dans chaque portée de loups naît un chiot, avec préfixation de l'expression introductrice d'univers. » On le voit, c'est le Vdire raconte qui est rapproché, d'abord de l'incise de discours direct (il en a l'autonomie syntaxique), puis de selon A (qui contrairement à l'incise de DD ne prétend pas à la littéralité). Mais s'il est vrai que (11) peut être comparé à selon la légende, il est sûrement légitime, selon Charolles, de comparer Le président n'a pas, selon Max, l'intention de se représenter …avec Le président n'a pas, dit Max, l'intention … Pour nous en tout cas, les propos tenus au sujet de (11) légitiment qu' à la suite de l'auteur on puisse comparer selon A à toutes les formes d'emplois des Vdire (DI, DD, et incise). d. S elon A est enfin comparé à des tours prépositionnels qui « ont la capacité d'indiquer qui prend en charge un énoncé » : pour A, d'après A et suivant A. Ces tours « paraissent très proches de selon A, mais […] n'en sont pas synonymes ». Les différences avec pour A sont les suivantes. Selon sélectionne les noms régis : « “selon A, p”n'est possible que si A peut être considéré comme capable de produire du langage, autrement dit que s'il peut jouer le rôle d'un L potentiel ». Ce qu'établit le contraste entre (12) et (13) : (12) Pour un chat, toutes les souris ne se ressemblent pas. (13) * Selon un chat, toutes les souris ne se ressemblent pas. « A supposer la condition sur le SN satisfaite », le contraste entre (14) et (15) : (14) Pour R. Barre, la cohabitation est un échec, mais il se garde bien de le dire. (15) * Selon R. Barre, la cohabitation est un échec, mais il se garde bien de le dire. montre que si pour « n'implique pas que R. B. ait dit quelque chose au sujet de la cohabitation ». « dans [selon A, p ], p doit avoir fait l'objet d'une « énonciation quelconque de la part de A, celle -ci étant rapportée rhétiquement [… ], soit phatiquement. Bien entendu, les rapports rhétiques […] n'impliquent pas du tout que R. Barre ait explicitement déclaré que la cohabitation est un échec. « Selon » indique seulement que R. Barre a tenu des propos que le L prétend pouvoir rapporter à l'aide de p ». La difficulté apparente que constitue (16) : (16) Selon mon thème astral, je ne devrais pas avoir de succès professionnel ce mois -ci. interprété comme (ii), bien que le SN régi ne désigne pas un être doué de la parole, est éliminée comme suit : « l'expression utilisée pour désigner A est reliable par une fonction pragmatique à une expression-cible marquée comme douée de la parole. Ainsi, dans (16), « la cible de « mon thème astral » est la personne qui l'a établi ». La comparaison avec pour A montre clairement qu'avec selon A la proposition p a nécessairement fait l'objet d'une « énonciation », i.e. d'un discours verbalisé de A et non d'un « discours intérieur », ce qui est logique puisque le L « décrit » un acte illocutoire de A. Selon A ne peut pas introduire un contenu de pensée auquel le L aurait eu accès par l'intermédiaire d'un comportement de A, par exemple. Le contraste (12)-(13) ne peut, en effet, s'expliquer que par le fait suivant : un chat ne compte pas parmiles individus doués de conscience et de la capacité de parler; p, dans (13) ne peut donc être qu'un contenu de pensée (si l'on admet que les animaux sont doués de conscience) que le L aura construit sur la base de comportements du chat. L'énoncé avec selon n'est pas bon. Selon ne peut donc rapporter que du discours verbalisé. Les observations faites à propos de (14)-(15) vont dans le même sens : si A désigne un humain, p ne peut être le rapport d'un « discours intérieur », d'une opinion ou d'une croyance non verbalisés. Au final, indexer par selon A un segment p, c'est s'engager sur l ' existence d'un discours antérieur verbalisé de A au sujet de ce dont il est question dans p et donner p comme une forme de rapport de discours (discours dont p serait une paraphrase, aux yeux de L). Si notre lecture n'est pas erronée, il y aurait bien, quand même, des différences sémantico-pragmatiques entre selon A et les Vdire puisque l'emploi de Vdire n'implique pas l'existence d'un acte illocutoire de A. On sait que le DD ou le DI sont des formes dont « le référent de discours est un acteénonciatif[…] » (Combettes, 1990 : 105), mais que l'emploi n'implique pas – voir Martin, 1983 : 97 – l'existence d'un discours antérieur. Il nous semble que le comportement sémantico-pragmatique des selon étudiés par M. Charolles sont à la fois plus proches et plus différents des Vdire que ne l'estime cet auteur. La différence que nous voyons est la suivante : les Vdire régulièrement réfèrent à un acte énonciatif, alors que selon présente, régulièrement, A comme une origine, un point de départ pour l'énonciation de p par le L, la référence à un acte illocutoire de A n'étant qu'un cas particulier, comme n'est qu'un cas particulier le fait qu'au moyen de Selon, A, p, le L mentionne un acte illocutoire de A ou, plus simplement, « rapporte » un discours de A. Cette retouche, comme on le voit minime, permet d'expliquer plus d'emplois intuitivement proches de (ii) sans avoir à toucher aux grandes lignes de la description proposée par M. Charolles. Le comportement de selon A est identique à celui des Vdire auDI pour tout ce qui touche à l'espace énonciatif de p; il diffère de celui des Vdire auDI, au DD ou en incise, pour tout ce qui touche la verbalisation et des coordonnées spatio-temporelles et des conditions matérielles du discours de A, quand le L « rapporte » ce discours. Selon A sélectionne le même type de phrase que A Vdire que. Selon A et le DI interdisent l'introduction en p d'exclamations attribuables à A (17), et de phrases incomplètes (18) : (17) * Selon Paul, mais bien sûr c'est évident ! (18) * Selon Paul, magnifique ce tableau ! Selon A, comme le DI, pour « rapporter » un acte illocutoire d'interrogation ou d'injonction de A, impose de faire suivre l'introducteur d'une phrase déclarative : (19) Max demande * si le président va -t-il se représenter ? (20) ≠ Selon Max, est -ce que le président a l'intention de se représenter ? (19) est incorrect; (20) est correct, mais, comme le fait observer Charolles (1987 : 251) auquel est emprunté l'exemple, (20) « ne peut être interprété comme décrivant l'acte de langage que Max aurait la « prétention » d'accomplir à l'aide de p ». Le rapport de l'acte d'interrogation passe nécessairement par la transformation de p (« Le président va -t-il se représenter ? ») en une proposition de type déclaratif : (21) Max demande si le président va se représenter. (22) Selon Max, la question se pose de savoir si le président va se représenter. ce qui indique que les modalités de phrase sont avec selon A comme avec le DI imputables au L et non à celui dont on rapporte les propos. Selon A construit la référence des éléments déictiques de p de la même façon que le DI .En effet, avec s elon A comme avec le DI, la coréférence est impossible entre un je, sujet du verbe de p, et le référent de troisième personne, pronominale ou non, placée dans le SN régi : (23) * Selon Paul i / Selon lui i, je i ne partirai pas d'ici. (24) Selon lui i, je j ne partirai pas d'ici. (25) *Paul i dit que je i ne partirai pas d'ici. (26) Paul i dit que je j ne partirai pas d'ici. la « similitude » selon A - DI tenant précisément dans ce fait, important, que le pronom de première personne réfère au L, déictiquement, et que selon A, comme le DI, « laisse inchangé l'espace énonciatif » : c'est celui du locuteur. Sur cette question de la construction de la référence des déictiques de personne, une précision. Dans des énoncés tels que : (27) Selon Paul, j'aurais dû aller à Paris. (28) J'aurais dû, selon Paul, aller à Paris. (29) J'aurais dû aller à Paris, selon Paul. la référence du « je » se fait déictiquement et ce « je » réfère au L des énoncés (27)-(29). Si l'on substitue un Vdire à selon A, on obtient les résultats suivants : (30) Paul dit que j'aurais dû aller à Paris. (31) J'aurais dû, dit Paul, aller à Paris. (32) J'aurais dû aller à Paris, dit Paul. c'est-à-dire, pour (31) et (32), des emplois du Vdire sans que avec sujet inversé, bref, la forme qui, placée en position médiane ou finale, est appelée incise. Or ce type d'incise est traditionnellement, sinon justement, considérée comme la marque du DD. Nous importent ici les faits suivants. Dans (30), au DI, la référence du je ne peut se faire que déictiquement. Il en va autrement avec l'incise de (31)-(32) : elle offre deux possibilités d'emploi en discours et deux possibilités de construction de la référence pour le « je », référence déictique au L ou référence anaphorique. Pour preuve de cette double possibilité, la capacité de (31) et (32) à être utilisés sans difficulté dans des cotextes qui favorisent, l'un, une interprétation « coréférentielle », non déictique de je, l'autre, une interprétation non coréférentielle mais déictique. Ainsi, l'interprétation de (31) et (32) est coréférentielle dans respectivement (33) et (35), déictique dans (34) et (36) : (33) Paul regrette de n'avoir pas vu Jeanne : j i ' aurais dû, dit Paul i, aller à Paris. (34) Paul m'en veut terriblement : j i ' aurais dû, dit Paul j, aller à Paris. (35) J i ' aurais dû aller à Paris, dit Paul i : il regrette de n'avoir pas vu Jeanne. (36) J i ' aurais dû aller à Paris, dit Paul j : il m'en veut terriblement. Or, dans les cotextes (33) et (35) qui imposent une interprétation non déictique du « je », selon A, comme le DI du reste, paraît, au premier abord, impossible : (37) *Paul regrette de n'avoir pas vu Jeanne : j i ' aurais dû, selon Paul i, aller à Paris. (38) *J i ' aurais dû aller à Paris, selon Paul i : Paul regrette de n'avoir pas vu Jeanne. L'incise, intercalée ou finale, offre deux possibilités de référence pour le je de p, selon A une seule : je, non coréférentiel de A, réfère nécessairement au L de selon A, p, déictiquement. L'espace énonciatif de p est donc bien régulièrement celui du L, comme c'est le cas au DI. Ce qui signifie aussi que face à des énoncés comme (31) ou (32), la substitution de selon A à l'incise ne saurait se faire automatiquement. Selon A se distingue des Vdire, DI et DD, quand il s'agit de verbaliser certains des paramètres impliqués par la situation de production de discours. La phrase comportant un Vdire (au DI, au DD, en incise ou non) peut contenir des GPrép référant au destinataire de la situation d'énonciation dans laquelle A aurait été locuteur (désormais Sit.I.). Chose impossible avec selon. On peut avoir (39), (40) et (41), mais non (42) : (39) Le garagiste a dit à Jeanne que Paul devrait faire réviser sa voiture. (40) Le garagiste dit à Jeanne : Paul devrait faire réviser sa voiture. (41) Paul, dit le garagiste à Jeanne, devrait faire réviser sa voiture. (42) * Selon le garagiste (,) à Jeanne, Paul devrait faireréviser sa voiture. Si bien que dans un énoncé correctement construit comme (43) : (43) Selon le garagiste, Paul devrait faire réviser sa voiture. il est impossible de savoir à qui s'est adressé A, sauf à admettre que ce destinataire initial est le « locuteur-rapporteur ». Si la phrase comportant selon A contient des GPrép référant à des circonstances spatio-temporelles, ces circonstances ne peuvent (quelle que soit la place de selon A) être interprétées comme celles de la Sit.I. Cela, contrairement à ce qui se passe – sous certaines conditions – avec le DI et DD. Comparons (44) à (45)-(47), qui contiennent tous des informations temporelles : (44) Dans les années 60, Jeanne dit que / affirme que la vie est absurde. (45) Dans les années 60, selon Jeanne, la vie est absurde. (46) Selon Jeanne, dans les années 60, la vie est absurde. (47) Selon Jeanne, la vie est absurde (,) dans les années 60. En (44), placée hors de la subordonnée, l'expression temporelle fournit des indications sur la Sit.I. Avec selon A, il n'est pas possible, quelles que soient les versions, de comprendre que Jeanne a dit p « en 1960 ». Le GPrép ne verbalise pas une circonstance de la Sit.1.; il est nécessairement considéré comme endophrastique, et interprété comme un marqueur d'univers de discours notifiant que la vérité de p est garantie pour « les années 60 ». Situation identique avec les GPrép qui donnent des indications spatiales – impossible de les interpréter comme les coordonnées spatiales de la Sit.1. quand ils sont employés avec selon A : (48) Au Gabon, selon Jeanne, la vie ne vaut pas la peine d' être vécue. Il n'en va pas de même avec les Vdire où l'on a deux cas. Premier cas : si le GPrép est dans la subséquence du Vdire que, (49), il est bien entendu interprété comme avec selon A : il fait partie de p et ne décrit pas la Sit.I. : (49) Jeanne dit que, au Gabon, la vie ne vaut pas la peine d' être vécue. Second cas. Le GPrép n'est pas dans la subséquence du Vdire que, (50); il est alors disponible pour deux interprétations : (50) Au Gabon, Jeanne dit que la vie ne vaut pas la peine d' être vécue. - a - Interprétation de Au Gabon comme localisant spatialement la Sit.I. Ce qui permet des enchaînements du type de (51) : (51) Au Gabon, Jeanne dit que la vie ne vaut pas la peine d' être vécue. En France, elle explique que …. - b - Interprétation de Au Gabon sur le modèle de ce qui se passe avec selon A. Le GPrép intégré à la phrase p est interprété comme marqueur d'univers de discours limitant, dans le discours de Jeanne, la validité de la proposition la vie ne vaut pas la peine d' être vécue à l'espace géographique « Gabon ». Ce qui permet des enchaînements du type de (52) : (52) Les pays d'Afrique, tu sais, ce n'est pas facile, au Gabon, Jeanne dit que la vie ne vaut pas la peine d' être vécue. Bien sûr, cette double possibilité d'interprétation des GPrép n'existe pas avec tous les énoncés au DI; elle dépend et de ce qui précède A dit que, et du contenu de p. Ainsi, dans (53) : (53) Au cours de ce voyage en Afrique, plusieurs sujets importants ont été abordés. Au Gabon, le Président de la République française dit que la dette des pays africains devrait être annulée. Au Sénégal, le ministre des affaires étrangères dit que des moyens devraient être trouvés pour … est sélectionnée une interprétation du Gprép comme « circonstanciel » de l'énonciation et bloquée une lecture « intégrée » spécifiant la validité de la proposition p à l'espace Gabon. (Dans ce cas, si Au Gabon est marqueur d'univers de discours, c'est du Vdire.) C'est l'inverse qui est vrai dans : (54) Au Gabon, le Président de la République française dit qu'il y a des problèmes ethniques de la plus haute gravité. Au Gabon y est plus volontiers interprété comme intégré à la phrase p et moins facilement comme circonstance spatiale du procès dénoté par A Vdire que. Ce qui importe ici c'est que cette double possibilité n'existe pas pour selon A, où les GPrép spatiaux et temporels ne sont jamais un moyen de localiser la Sit.I. D'où, pour (55) : (55) ? Au cours de ce voyage en Afrique, plusieurs sujets importants ont été abordés. Au Gabon, selon le Président de la République française, la dette des pays africains devrait être annulée. Au Sénégal, le ministre des affaires étrangères dit que …. une grande maladresse. Selon A oblige à comprendre que la question de l'annulation de la dette concerne le seul Gabon, ce qui est en contradiction avec le pluriel de « pays africains » qui suit. L'interprétation imposée l'étant, précisément, par l'intégration au segment p du GPrép spatial. Conclusion. Contrairement auDI (et au DD), l'emploi de selon A bloque systématiquement la référence aux circonstances spatio-temporelles dans le segment de discours selon A, p, selon A, intégrant les GPrép temporels et spatiaux, même placés en tête d'énoncé, à la phrase p. On observe, au demeurant, qu'il en va de même pour tous les éléments susceptibles de décrire la situation d'énonciation initiale, manière de parler, but du dire, etc. : (56) * En remontant son col, selon Jeanne, doucement, les yeux rougis, l'accident a fait une victime. (57) En remontant son col, Jeanne dit, doucement, les yeux rougis : « l'accident a fait une victime ». (58) En remontant son col, Jeanne dit, doucement, les yeux rougis que l'accident a fait une victime. C'est l'ensemble des caractéristiques vocales (timbre de voix, débit, etc.) et des éléments non verbaux non vocaux (gestes, mimiques, etc.) qui paraît ne pas pouvoir être introduit conjointement à l'utilisation de selon A. Ce qui se conçoit : tous les circonstanciels cités plus haut ont une incidence sur le verbe; le GPrép n'offre évidemment pas cette possibilité. Relativement à la question de « l'intégration » / « non intégration » au segment p des GPrép temporels ou spatiaux, selon A est assez semblable aux incises « dit A », qui ont tendance à intégrer à p les GPrép placés en tête d'énoncé. Ainsi, dans (59)-(60) les GPrép (temporel et spatial) sont en effet plutôt compris comme intégrés au contenu propositionnel de p : (59) Dans les années 60, dit Jeanne, la vie ne vaut pas la peine d' être vécue. (60) Au Gabon, dit Jeanne, la vie ne vaut pas la peine d' être vécue. Cela étant, la différence entre selon A et l'incise, déjà apparue dans les questions d'espace énonciatif, se confirme aussi sur ce point : certaines fonctions discursives de l'incise sont visiblement interdites à selon A. Ainsi, quand il s'agit, dans un récit (roman ou nouvelle), de mimer un dialogue, l'incise est parfaite, selon A ne convient pas, quelle que soit sa place : (61) – Et qu'est -ce qu ' il va faire maintenant ? demanda Julia. Munoz croisa les bras, les yeux fixés sur l'échiquier […] – Il y a plusieurs options, répondit-il, évasivement […] (Le tableau du maître flamand : 258.) (62) – Et [selon Julia] qu'est -ce qu ' il va faire maintenant ? [selon Julia ]. Munoz croisa les bras, les yeux fixés sur l'échiquier […] – Il y a, [selon lui / selon Munoz ], plusieurs options, [selon lui / selon Munoz] L'impossibilité pour la première réplique de (62) d' être indexée par selon A s'explique certes par l'impossibilité pour ce tour d'indexer une interrogative (cf. ci-dessus), non celle de la seconde réplique où p est une déclarative. Et pourtant dans cette seconde réplique de (62), leGPrépest compris comme faisant partie de la réplique, elle -même attribuable dans son ensemble à un locuteur dont l'identité resterait à spécifier. Si selon A suppose l'existence d'un discours de A, force est de constater son incapacité à faire office de discours attributif, et, donc, à attribuer une source dans les dialogues mimétiques. Visiblement, selon A ne peut pas être un élément « extérieur » à la proposition qu'il indexe. Bien qu'incontestablement extra-prédicatif par rapport à la proposition p (il n'a pas d'incidence sur le verbe, cela au même titre que dit A), il n'est pas avec elle dans un rapport d'indépendance, d'extériorité totale. Aux conclusions établies ci-dessus - blocage de la référence dans le segment de discours [selon A, p ], aux conditions matérielles du discours de A, i.e. circonstances spatio-temporelles et destinataire - il faut donc ajouter celle -ci : l ' impossibilité de recourir à selon A comme forme de discours attributif. Tout se passe comme si selon était inapte à présenter, dans le SN régi, le simple actant d'une relation actancielle A DIRE, à permettre la référence au « simple » locuteur. Cela est certes le cas d'autres tours prépositionnels proches de selon A (pour Paul, au yeux de Paul, à son avis, etc.), mais cela n'autorise pas pour autant à affirmer que « Dans les cas les plus courants où A est différent de « je », il n'y a entre « selon A, p » et « A Vdire que p » aucune différence de fond » (Charolles, 1987 : 252). A ces différences s'en ajoutent d'autres, relatives aux possibilités d'emploi de selon A dans diverses situations de dialogues. Le premier type de situation est illustré par (63) : (63) L1 –Mais enfin, que fait Pierre ? L – J'sais pas. Il parle avec Paul. Dans (63), le L doit répondre à une demande sur la nature de l'action réalisée par A; il enchaîne sur la question « Que fait A ? ». Et dans la réplique de L ne sont utilisés ni s elon A ni les formes du DR, mais simplement un verbe de communication. Dans (63), la réplique de L n'a d'autre fonction que d'informer L1 du fait qu'un individu accomplit l'acte de parler (et non un autre), le contenu des propos n'étant nullement en jeu. Le L pourrait fort bien substituer le DI (le DD semble ici plus difficile) au seul verbe de parole : (64) L1. – Mais enfin, que fait Pierre ? L (a) – J'sais pas. Il raconte / Il explique / Il est en train de dire à Paul // que Jeanne est partie. (b) – ? J'sais pas. Il dit (à Paul) : Jeanne est partie. L'objet de la réplique du L est inchangé : il ne s'agit pas de rapporter des propos, mais, comme en (63), de spécifier l'activité de A, ce que le L peut faire, indirectement, en rapportant les propos de A. Selon A ne convient pas à cet usage : (65) L1.– Mais enfin, que fait Pierre ? L.– * Selon lui, Jeanne est partie. Contrairement au DI, sinon au DD, selon A ne permet pas de signaler le seul fait de parler, ne permet pas de notifier la seule existence d'un acte locutoire, phatique. Dans le deuxième type de situation, le L doit répondre à une demande d'information concernant le seul signifiant, demande que peut représenter : « Je sais que A a parlé et ce qu'il a dit. Mais comment a -t-il dit ce qu'il a dit ? ». Le DD est la construction indiquée. Le DI convient à peine, selon A est exclu : (66) L – Pierre a dit que Jeanne est une idiote. L1 – Attends, attends. Quels sont les mots exacts qu'il a employés ? L (a) – Il a dit : « Jeanne est une idiote » / Il a dit « idiote ». (b) ? – Il a dit que « Jeanne est une idiote. » (c) * – Jeanne, a -t-il dit, est une idiote. (d) * – Selon lui, « Jeanne est une idiote ». Dans ces deux situations, les demandes conduisent le L à référer à l'acte locutoire (phonique), que le L pose l'existence même de cet acte ou qu'il spécifie les modalités concrètes de sa réalisation. Dans le troisième type de situation, le L doit rendre compte d'un acte locutoire dénué de valeur illocutoire. Un cas. En cours, le professeur donne un exemple : Le chat est sur le paillasson. Un étudiant demande à son voisin : Qu'est -ce qu'il vient de dire, le prof ?. Ce qui donne : (67)L1 – Qu'est -ce qu'il vient de dire, le prof ? L (a) – Il a dit : Le chat est sur le paillasson. (b)* – Il a dit que le chat est / était sur le paillasson. (c) ? ? – Le chat ,a -t-il dit / dit-il, est sur le paillasson. (d) * – Selon lui, le chat est sur le paillasson. A dit que, dit A aussi bien que selon A sont l'un et l'autre inappropriés. Dans (67), il n'est question que de répéter un énoncé qui a du « sens » certes, mais pas de référence. Simple acte phatique, le « dire » de A ne correspond à aucun vouloir dire, à aucun acte illocutoire. Selon A ne convient pas. La quatrième situation est illustrée par (68), L et L1 suivent à la télévision la cérémonie d'intronisation d'un nouveau président : (68) L1 : – Je n'entends strictement rien : qu'est -ce qu'il dit / raconte ce journaliste ? L (a) – Il dit que le président que la République entre à l'Elysée. (b) –* Selon lui, le président de la République entre à l'Elysée. ? Selon lui, tout se passe exactement suivant le protocole Il s'agit -là de répondre à une demande de répétition du signifié d'un discours, c'est-à-dire d'enchaîner sur une demande du type de : « A parle, mais que dit A ? », demande que formule celui qui n'est pas à même de percevoir directement ou correctement un message. Situation qui se distingue de la situation 3. En effet, A est bel et bien censé produire un acte illocutoire. Or, la réponse introduite par selon A est inappropriée. En utilisant selon, le L semble automatiquement « faire plus » que ce qui lui est demandé : il y a comme un jugement, un refus de prise en charge des propos de A. Bref, la simple restitution du signifié ne paraît guère convenir à selon. L'inappropriété de selon A dans les situations évoquées paraît tenir au fait que le L n'a pas à rendre compte de l'énonciation de A en tant qu'elle correspond à un acte illocutoire : il est mis en situation de décrire la matérialité de la situation d'énonciation (existence d'un acte locutoire, dans la Sit.1., spécificité d'un signifiant dans la Sit.2. ou d'un signifié, Sit. 3 et 4), ou de faire état d'une énonciation qui ne correspond à aucun acte illocutoire, Sit. 3. Si les Vdire, au moins le verbe dire, sont mieux venus, c'est qu ' « Il y a dire et dire : […] il faut dissocier le renvoi à la simple production langagière, toujours présent, et la valeur de prise en charge qui habituellement s'y ajoute » (R. Martin,1987 : 49). Dans (63)-(68), le V dire renvoie systématiquement – en raison des demandes auxquelles il permet de répondre – à « la simple production langagière ». L'inappropriété de selon A à renvoyer à la « la simple production langagière » est à mettre en rapport avec l'inappropriété du tour à faire référence aux conditions spatio-temporelles de la situation d'énonciation : quand il emploie selon A, le L parle du dit de A; non du dire. On suppose donc que dès lors qu'il emploie selon A, le L notifie que A a accompli un acte illocutoire et ne s'en est pas tenu à la simple production langagière, l'existence de l'acte locutoire étant, en somme, présupposée. Ainsi, en énonçant (69) par exemple : (69) Selon Jeanne, Marie est malade. le locuteur donnerait à entendre, d'abord, que Jeanne a parlé, ensuite, qu ' il existe une assertion de Jeanne au sujet de la maladie de Marie. Bref, selon A ne permettraitque le rapport de l'acte illocutoire (d'assertion) réalisé par A au cours d'une énonciation. Ce qui conforte la description de M. Charolles – il existe un acte illocutoire de A dont p est la mention – et l'interroge – il y a bien quelques différences sémantico-pragmatiques entre la préposition et les Vdire, l'emploi de ces verbes n'impliquant pas l'existence d'un acte illoctoire de A. Mais, nous allons le voir, tous les emplois de selon A du type (ii) ne supposent pas l'existence d'un acte illocutoire (verbalisé) de A. L'énoncé (70) qui affirme au moyen d'un Vdire l'existence d'une certaine énonciation de A, (70) R. Barre dit que la cohabitation est un échec. ne permet pas un enchaînement par une formule qui dit l'inexistence d'un discours de A : (71) * R. Barre dit que la cohabitation est un échec. Mais il se garde bien de le dire. (71) est inacceptable parce que contradictoire. La présence de cette suite après selon A est, nous l'avons vu, déclarée « inacceptable » par Charolles (1987 : 254). (72) * Selon R. Barre, la cohabitation est un échec. Mais il se garde bien de le dire. Cette inacceptabilité conduit à poser que « dans selon A, p, p doit avoir fait l'objet d'une énonciation quelconque de la part de A [. ..] », où il faut comprendrequ'il doit exister un discours verbalisé de A, dont p serait une paraphrase aux yeux du L, au moins. Or, cette analyse pose problème. Outre le fait que le jugement sur (72) ne rallie pas tous les suffrages, il semble qu'une suite comme (Et) d'ailleurs, il le dit ,exclue avec les Vdire, soit possible avec selon A : (73) R. Barre dit que la cohabitation est un échec. * (Et) d'ailleurs, il le dit. (74) Selon R. Barre, la cohabitation est un échec. (Et) d'ailleurs, il le dit. Certes, cet enchaînement sur p manque (un peu) de naturel, mais on ne peut contester qu'il est « théoriquement » possible au sens où il ne produit pas d'incohérence dans le discours du L. Si donc l'adjonction d'une formule manifestant explicitement l ' inexistence d'un discours de A (mais A se garde bien de le dire) est impossible, l'enchaînement avec une formule manifestant explicitement l'existence d'un discours de A est, dans certains cas au moins, possible. Or, le but de l'ajout de (Et) D'ailleurs, il le dit est clairement de spécifier après énonciation de s elon A, p qu'il existe un discours de A sur le thème discursif de la cohabitation. Un tel ajout étant impossible à la suite d'un Vdire, forme qui suppose, par l'emploi même du verbe introducteur, la référence à une situation d'énonciation (réelle ou non), on est évidemment enclin à conclure que son ajout à la suite de selon A n'est possible que parce que l'emploi de selon A ne présuppose pas l'existence d'une situation d'énonciation et donc pas non plus l'existence d'un acte illocutoire – verbalisé – de A dont p serait l'équivalent « logique ». Partant, l'affirmation : « dans selon A, p, p doit avoir fait l'objet d'une énonciation quelconque de la part de A […] » doit peut-être être nuancée. En tout état de cause, la prise en compte d'un corpus « hétérogène » d'emplois attestés de selon A invite à nuancer ce point de la description : il est des cas où l'on a bien des réticences à substituer un Vdire à selon A, ce qui peut quand même être considéré comme un test et comme un moyen de cerner au plus près le comportement sémantico-pragmatique du tour prépositionnel. Nous allons examiner divers cas qui conduisent à nuancer la description de selon A. Premier cas. Un énoncé comme : (75) [Le mot morne] S'est dit, selon Mercier, pour MORGUE, lieu où l'on expose les cadavres inconnus laisse supposer qu'il existe un discours métalinguistique de A (Mercier) concernant le mot morne. L'article lexicographique d'où est extrait (75) (article reproduit dans sa totalité) : (76) MORNE s. f. (mor-ne).Art milit. Ancien. Sorte de bouton, d'anneau de métal ou de bois dont les chevaliers garnissaient la pointe de leur lance, lorsqu'ils voulaient combattre à armes courtoises. – Blas. Représentation de la morne des chevaliers. – S'est dit, selon Mercier, pour MORGUE, lieu où l'on expose les cadavres inconnus : C'est à la MORNE que l'on aperçoit les nombreuses et déplorables victimes des travaux publics. (Mercier.) Ce mot paraît douteux. [P. Larousse, Grand dictionnaire universel du XIX e siècle, XI, Première partie MEMN. – MYZO. p.575] montre qu'il n'en est rien. Dans (76), le L justifie son « S'est dit, selon Mercier, pour morgue » en citant, à l'appui de son affirmation un extrait de texte écrit par le prolixe chroniqueur des Tableaux de Paris, dans lequel celui -ci emploie morne pour morgue. Le L construit donc le contenu de p en constatant que A utilise le mot morne en place et lieu de morgue; il se fonde sur un acte de A, l'emploi du mot, et non sur un discours métalinguistique de A dont p serait un équivalent. Bref, p est élaboré via un raisonnement qui met en jeu, dans les prémisses, les propres croyances de L, inférence du type : a - Il existe un fait observable : A emploie morne pour désigner le lieu où l'on dépose des cadavres inconnus; b - prémisses de L : employer un mot comme moyen de désigner un objet, c'est estimer que ce mot convient à cette désignation; c - conclusion de L : donc, A croit (estime) que le mot morne convient à la désignation des lieux où l'on dépose des cadavres inconnus. Dans (76), il y a bien du discours de A, mais l'acte illocutoire est tout à fait quelconque relativement au contenu de p dont le sujet logique est le mot morne et le prédicat, les conditions référentielles de ses emplois : p n'est en aucun cas la mention d'un acte illocutoire de A. Bref, pour être adéquatement employé, selon ne requiert pas qu'il y ait eu énonciation de A; il suffit à son emploi que p soit un rapport de pensée ,voire un rapport de croyances, mais, on le voit, d'une croyance qui n'est nullement présentée comme ayant fait l'objet d'une énonciation. La paraphrase par un Vdire à l'indicatif (A dit que ou dit A) ne donne pas un résultat satisfaisant : (77) Blas. Représentation de la morne des chevaliers. – S'est dit, dit Mercier, / affirme Mercier pour MORGUE, lieu où l'on expose les cadavres inconnus : C'est à la MORNE que l'on aperçoit les nombreuses et déplorables Syntaxiquement et sémantiquement, le résultat est acceptable. La réticence que provoque (77) est sans doute, d'abord, stylistique : la répétition de dire peut « gêner ». Mais cet aspect n'est pas seul en cause : le choix d'un autre Vdire ne règle pas ladifficulté. La difficulté pour (77) est de deux ordres. Difficulté, d'abord, en ce qui concerne la composition textuelle. L'emploi d'un Vdire fait que l'on ne comprend plus très bien le rôle la citation. On attend plutôt la citation d'un discours métalinguistique de A sur le mot morne justifiant, finalement, l'assertion dit ou affirme Mercier. Ce que ne peut faire la citation effectivement présente, mieux apte à illustrer un verbe comme employer : (78) A été employé par Mercier pour MORGUE : C'est à la MORNE que l'on aperçoit [… ]. (Mercier.) Ce mot paraît douteux. Difficulté ensuite, d'ordre communicationnel. L'emploi d'un Vdire est, il faut l'admettre, sinon mensonger, au moins mal adapté à rendre compte de ce que fait le L. Il est en effet clair d'après le texte lui -même d'une part, que A n'a rien dit de tel que p, d'autre part que le L ne prétend nullement que A ait dit quoi que ce soit d'équivalent p, ce qu'il ferait nécessairement en utilisant un Vdire à un temps de l'indicatif passé ou présent. Si selon A convient mieux qu'un Vdire dans (77), c'est sans doute parce que, en indexant un énoncé par selon A, le L ne prétend pas automatiquement faire le rapport d'un acte illocutoire de A. Et que l'emploi de selon A, p ne garantit donc pas l'existence d'un discours de A au sujet de ce dont il est question dans p, en tout cas, pas d'un discours verbalisé de A. Deuxième cas. Si l'on prend un énoncé comme (79) : (79) La situation était la même, selon John Scheid et M. Linder dans la Rome païenne. dans lequel l'expression anaphorique la même renvoie à la situation religieuse de la Grèce antique, on s'attend à trouver dans le discours de A (Scheidt et Linder) une énonciation quelconque au sujet de l ' identité des situations grecques et romaine que le L de (79) peut prétendre rapporter au moyen de 0. L'extrait (long) dont est tiré (79) –seconde occurrence de selon dans ce texte –déçoit cette attente : (80) En quoi les mythes grecs et romains sont-ils sacrés si, comme l'affirme Jean-Pierre Vernant, il n'y avait pas de tradition religieuse, pas de dogme, pas de credo, pas de théologie, pas de textes sacrés ? A défaut d'attitude mentale, la croyance, chez les Grecs, recouvre selon lui un ensemble de pratiques : celle de la participation aux rituels sociaux, celle de la dévotion aux idoles, et celle de la poésie homérique. « Croire, c'est accomplir un certain nombre d'actes [. ..] ». La croyance dans les dieux n'est donc pas séparable du culte ni des valeurs symboliques, sociales et même civiques sur lesquelles elles s'appuient. La situation était la même, selon John Scheid et M. Linder dans la Rome païenne. « La croyance romaine, écrivent-ils, était avant tout un acte. C'était un savoir faire et non un savoir-penser. [. ..] On peut dire que chez les Romains, croire c'était faire, c'était exécuter correctement les obligations culturelles, ni plus ni moins. A Rome, le dogmatisme se limitait, à première vue, aux actes. » [. .. ]. La religion romaine se souciait d'ailleurs [. ..] (N. Journet, Sciences Humaines, Août-Septembre 1995, p.22). L'essentiel du propos du L consiste à affirmer l'identité des modes du croire en Grèce et à Rome. Ce qu'il fait dans le premier énoncé du second paragraphe introduit par un selon John Scheid et M. Linder, spécialistes d'histoire romaine. Or, la citation qui suit, extraite du discours de A, montre nettement que ces auteurs n'ont pas tenu de propos assertant, d'une façon ou d'une autre, l'identité des situations grecque et romaine. Ce contenu est construit par le L sur la base de propos tenus par A au sujet de Rome, propos qu'il met en relation avec ceux que J.-P. Vernant tient, lui, au sujet de la Grèce. Dans un tel cas, le discours, cité, de A n'est que le point de départ, l ' origine d'une « déduction implicative » que fait le L : de ce que A dit, à propos de Rome, des choses fort semblables à ce que B (J.-P. Vernant) dit de la Grèce, le L déduit et pose une identité des situations. Bref, le discours de A légitime une proposition p que construit le L. On peut observer que la substitution par un Vdire convient mal : (81) John Scheid et M. Linder disent que la situation était la même dans la Rome païenne. « La croyance romaine, écrivent-ils, était avant tout un acte. C'était un savoir faire et non un savoir-penser. [. .. ]. Le verbe dire – et plus encore le verbe expliquer – « supporte » difficilement que la citation d'étayage ne comporte pas, d'une façon ou d'une autre, l'affirmation, par A, de l ' identité des modes du croire à Rome et en Grèce. Un Vdire convient mal parce qu'il n'existe pas dans le discours de A une proposition équivalente à p. Il ne va que sous des formes comme J.S. et Linder diraient sans doute que …, moyen d'indiquer l'inexistence dans le discours de A d'une assertion équivalente à p. Il suffit à l'emploi de selon A que le contenu propositionnel de p puisse être inféré des propos de A et cela, sans que le L ait à signaler l'inférence, car ce qui compte ce n'est pas tant, dans cette situation, ce qu'a dit A, que ce que le L peut dire à partir de propos de A. Troisième cas. Il est illustré par cet énoncé construit : (82) Figure -toi que selon Epicure, tu es heureux. Si (82) est prononcé en 2002, et si le Np Epicure réfère bien au philosophe que l'on sait, il y a peu de chance que l'on puisse justifier l'emploi de selon A par l'existence d'une énonciation quelconque de A au sujet du référent désigné par toi. Mais on comprend bien ce que fait le L. Se fondant sur la connaissance qu'il a de la théorie d'Epicure concernant le bonheur, il l'applique au cas particulier de son interlocuteur. L'énoncé p n'est rien d'autre qu'une actualisation, qu'un transfert ,à un référent particulier de la conception du bonheur propre au philosophe. Il y a certes une énonciation de A, et verbalisée, mais il est difficile de considérer que A a, d'une façon ou d'une autre, asserté quoi que au sujet du référent que désigne le pronom tu. Il est, là encore, difficile d'employer A dit que sans mensonge, seul un conditionnel est possible : (83) Que tu le veuilles ou non, Epicure * dit / [OK] dirait que tu es heureux. et l'est parce qu'il indique l'inexistenced'une assertion de A équivalente à p. Dans (83), en effet, le conditionnel n'est pas celui du rapport prudent de propos que l'on a dans (84) : (84) Pierre dirait à qui veut l'entendre que Marie est malade. et qui équivaut à peu près à il paraît que Pierre dit …. Le conditionnel de (83) est « lié » à une condition sous-entendue, facilement récupérable, du genre s'il pouvait parler. Bien entendu, si l'on modifie (83) comme suit : (85) Figure -toi que selon Jeanne, tu es heureux. il y a bien des chances que l'on comprenne que le L effectue l'acte de rapporter du discours de A, quelle que soit l'énonciation effectivement produite par A. Et il est à peu près certain que le L aura bien eu l'intention de rapporter du discours au sens le plus traditionnel du terme, c'est-à-dire d'accomplir l'acte consistant à faire savoir ce que dit quelqu'un d'autre…. à moins que Jeanne ne soit connue des participants à la communication, pour avoir sa propre conception du bonheur. Ce qui caractérise (76), (80) et (82), c'est que le référent du sujet de p (le mot morne, la situation à Rome, l'individu désigné par tu) est l'objet d'une prédication dont A n'est pas présenté comme le responsable; tout ce que signale selon, c'est que p est, d'une façon ou d'une autre, en relation avec A (et, si l'on veut, que A est à l ' origine de p) : que ce soit avec un acte de A, comme en (76), ou avec des dires de A qui ne peuvent en aucun cas être considérés comme la paraphrase logico-sémantique de p –alors que l'emploi des Vdire suppose la permanence du référent du sujet de la relation prédicative de p. Les cas où selon A est l'équivalent d'un discours rapporté à partir d'une énonciation quelconque ne sont qu'un cas de figure parmi ceux où selon A, tout en s'opposant à des emplois du type de (2), (3) ou (4), participe d'une grande interprétation. « L'air de famille » de tout ces énoncés étant que p a pour origine, pour point de départ, A, que p vienne plus précisément d'un emprunt au discours d'autrui, d'une inférence ou d'une application. La difficulté à substituer un Vdire à selon A dans (76) a été expliquée ci-dessus par l'absence dans le discours de A d'une assertion équivalente à p. Cet argument, non négligeable, n'est pas suffisant. En effet, pour signifier que le contenu de p n'est pas un rapport de propos de A, on peut envisager de mettre ces verbes au conditionnel – à valeur de « discours imaginé » – ou d'utiliser des verbes d'attitude propositionnelle : (86) – Blas. Représentation de la morne des chevaliers. – S'est dit, expliquerait / dirait Mercier, pour MORGUE, lieu où l'on expose les cadavres inconnus : C'est à la MORNE que l'on aperçoit les nombreuses et déplorables victimes des travaux publics. (Mercier.) Ce mot paraît douteux. (87) S'est dit, estime Mercier, / S'est dit, pensait / pense Mercier pour MORGUE : C'est à la MORNE que l'on aperçoit [… ]. (Mercier) Ce mot paraît douteux. (88) Mercier pensait que le mot pouvait se dire pour MORGUE [….] Si l'emploi de ces formes rend mieux compte de ce que fait et de ce que veut dire le L, il n'est pas satisfaisant, considéré du point de vue de l'article dans sa totalité. Le recours aux verbes crée une incongruité, une sorte d'incohérence : le lecteur se demande pourquoi, tout à coup, on lui parle d'un dénommé Mercie r. En clair, ces verbes modifient l'organisation informationnelle de l'extrait : le référent du SN régi (Mercier) paraît être un nouveau thème de discours. Cela est lié au statut informatif des sujets des verbes; ils sont en effet très souvent topiques dans leur phrase. Sujet, le référent A (Mercier) devient topique de sa phrase, et, référent en première mention, il est interprété comme nouveau thème du discours, statut quelque peu incongru dans un article lexicographique dont le thème est le mot vedette. Si le recours aux verbes (Vdire ou verbes d'attitude propositionnelle) est interprété comme le signe d'un changement de thème discursif, l'emploi de selon n'est pas interprété ainsi. Au contraire, bien qu'associé à un SN introduisant un nouveau référent, il a plutôt comme fonction d'assurer l ' enchaînement, la continuité thématique du discours (en minimisant, au passage, la nouveauté du référent en première mention). Caractéristique qui apparaît bien dans le contraste suivant : (89) Grave incendie au Tribunal de Rennes. Selon les pompiers, deux ailes du bâtiment sont parties en fumée. Manifestation d'agriculteurs à St Brieuc […] (90) Grave incendie au Tribunal de Rennes. ? ? Les pompiers disent que deux ailes du bâtiment sont parties en fumée. Manifestation d'agriculteurs à St Brieuc […] Dans (90), A dit que convient mal. Pourtant, il se substitue à un selon A dont on peut affirmer, cette fois, qu'il équivaut bien à un rapport de propos. Dans l'un et l'autre cas, la seconde phrase est utilisée pour étayer le jugement posé par le L au moyen de « grave » dans le segment précèdent et au total, pour former avec celui -ci une seule unité de discours, unité thématique organisée autour du thème de l'incendie et de sa gravité. Mais force est de constater que linguistiquement, c'est selon qui est le plus approprié à garantir la continuité thématique du discours, l'enchaînement de p sur le « titre-annonce » – le Vdire, comme dans (90), dotant le SN les pompiers du statut informationnel de topic. Bref, le contraste (89)-(90), nous paraît propre à étayer cette idée que selon A pourrait bien avoir comme rôle de marquer l ' enchaînement, la continuité thématique du discours. On observera encore que cette capacité de selon A à garantir la continuité caractérise le tour. En effet, des tours prépositionnels sémantiquement proches créent, eux, dans le même type de cotexte, un effet de rupture, et d'introduction d'un nouveau référent de discours. C'est le cas de pour A : (91) ? Grave incendie au Tribunal de Rennes. Pour les pompiers, deux ailes du bâtiment sont parties en fumée. Manifestation d'agriculteurs à St Brieuc [..] Son emploi produit le sentiment d'un coq à l' âne : alors que l'emploi de pour est interprété comme un moyen de changer de thème discursif, s elon A permet bien, au contraire, d'enchaîner – ce qui n'est pas la spécificité, non plus, des Vdire. Les observations faites ici n'ont pas la prétention de contester la description proposée par M. Charolles. Au contraire. Si nous proposons une (bien) légère modification à la description qu'il donne, c'est pour une raison très simple : pouvoir, dans le cadre de sa description, « expliquer » des énoncés aussi courants que : (92) Selon l'autopsie, la mort remonte à 48 heures. La description proposée contraint, nous semble -t-il, à décrire (92) comme suit. En énonçant (92) le L se présente comme mentionnant (donc rapportant et ne prenant pas à sa charge) l'acte illocutoire d'un individu différent de lui, en l'occurrence, l'individu qui a pratiqué l'autopsie (le médecin légiste). Cette analyse, indiscutable quand on considère que (92) est énoncé par des individus différents du médecin légiste, par un journaliste, par exemple, paraît plus difficile à tenir si (92) est énoncé (au cours d'une interview) par le légiste qui a pratiqué l'autopsie. Dans ce cas -là, nous voyons mal comment appliquer à (92) la description de M. Charolles, sans lui faire subir d'entorse. Quel est, en effet, l'individu différent du légiste et à quel acte illocutoire de cet individu, notre légiste pourrait-il bien faire référence ? On peut évidemment considérer qu'en énonçant (92) le légiste mentionne un discours intérieur, non verbalisé, qu'il aurait tenu pendant son activité. Mais, outre le fait que l'acte illocutoire mentionné ne serait plus celui d'un individu différent de lui, cette solution risque fort de constituer encore une entorse à la description de M. Charolles, puisque les rapports en selon A supposent un discours « verbalisé » (vs un discours intérieur). On pourrait sans doute régler la question en estimant que (92) n'a rien à voir avec (1); ce n'est pas la position de M. Charolles, ni la nôtre. Il y a bien, relativement à d'autres emplois de selon A (cf. ci-dessous), un certain air de famille entre (92) et (1). Il nous a donc semblé plus simple d'essayer de voir s'il n'existerait pas une façon, un tout petit peu différente, de décrire les selon illustrés par (92) qui poserait moins de problèmes pour justifier « l'air de famille » qu'intuitivement on perçoit entre (1) et (92). Or, dans (92), le L, qu'il soit légiste ou non, signifie d'abord que dans une situation où la connaissance des faits dénotés par p n'a rien de simple, on a obtenu (« on » et pas nécessairement lui) « l'information » verbalisée en p, par l ' intermédiaire, par la médiation d'une activité à laquelle réfère le SN régi. Bref, le L de (92) donne pour origine au contenu de p la pratique de l'autopsie (et non les premiers éléments de l'enquête ou le témoignage des voisins). Ensuite, et suivant les cas, entre autres, suivant l'identité du L, on pourra éventuellement voir dans (92) l'équivalent d'un rapport de discours (ce qui se produit, par exemple, quand (92) est énoncé dans un article de journal). Selon présente donc le SN régi de (92) comme une origine, un point de départ qui a permis d'élaborer p. Et plutôt que de proposer deux descriptions, l'une s'appliquant aux énoncés avec nom d'humain – description par le discours rapporté – l'autre, aux selon suivis de noms ne désignant pas un humain – description par l'origine, le point de départ, position schizophrénique qui de toutes façon n'expliquerait pas les deux interprétations possibles de (92), il nous semble possible, entre autres par une comparaison avec les Vdire, de proposer une modification à la description que donne M. Charolles des selon suivis d'un nom d'humain : quand il emploie un selon suivi d'un SN désignant un humain, le L signale d'abord que le référent de ce SN – que l'on peut voir sous bien des facettes et pas seulement comme agent d'une relation actancielle A DIRE, est, d'une façon ou d'une autre, pour ce L, l'origine – ce qui ne veut pas dire la source – du contenu propositionnel de p. Cette « grande » interprétation origine, se déclinant, ensuite, en fonction et du contexte et du cotexte, en inférence, transfert, ou rapport de discours. Une description précise des cotextes et contextes imposant telle ou telle des nuances possibles reste à faire . | L'A. s'intéresse aux emplois de selon, illustrés par l'exemple (Selon le préfet de police), il y avait 3000 manifestants, où le groupe prépositionnel est complément de phrase et le syntagme nominal régi (le préfet de police), désigne un humain différent du locuteur. Ce Gprép et et le nom référant au dire (N) n'est qu'en apparence équivalent aux paraphrases qu'on peut lui associer dans et emploi (e.g. Le préfet de police prétend qu'il y avait 3000 manifestants). En effet, des propriétés syntaxiques et distributionnelles les opposent, à partir desquelles on peut circonscrire l'identité propre du Gprép, qui ne suppose pas l'existence d'un propos de N que l'on citerait, et se charge plutôt de la continuité thématique du discours. | linguistique_524-03-12681_tei_34.xml |
termith-606-linguistique | Dire que l'accès au droit est de plus en plus complexe est un lieu commun. S'en plaindre, en énumérer les aspects négatifs, proclamer un principe général du droit de sécurité juridique (Documentation française, 2008; Article Sécurité Juridique, 2008), un objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la Loi (Conseil Constitutionnel, 1999) sont les premières étapes nécessaires pour circonscrire le mal et au moins permettre d'en décrire les symptômes. Trouver des remèdes et convaincre de l'intérêt de les prescrire sont des missions d'urgence, en cours de réalisation, et qu'il convient de suivre avec intérêt, à défaut d'y participer. Mais il semble que l'ensemble de ces réflexions, souvent très avancées, prometteuses et ambitieuses, s'éloignent très vite de ce qui semble être l'essentiel, de l'élément primordial de toutes les constructions juridiques : la définition du document (son identification), sa gestion (notamment sa description), et, si l'on peut se permettre cette mise en abime, le « droit du document juridique ». Il est dommage que les sciences juridiques et les juristes en général se désintéressent autant des sciences documentaires, et plus largement de la bibliothéconomie, voire de la scientométrie, parce que l'inverse n'est pas vrai. Des rapports mutuellement profitables pourraient naitre d'expériences appliquées pratiquement et systématiquement au monde de l'édition juridique, de la conception de la loi ou de l'élaboration de jurisprudence. Des exemples de rencontre existent, ils sont nombreux, mais ne sont ni systématisés, ni souvent poursuivis jusqu' à l'obtention d'un projet viable économiquement, encore moins enseignés ou étudiés dans les facultés de droit. Les plus blasés diront qu'il s'agit encore là d'une énième proposition de faire entrer l'enseignement des techniques de la documentation dans les études de droit. Ils rajouteront avec raison que les textes le prévoyaient explicitement, et que certaines universités le font. Mais il est généralement reconnu que ces efforts méritoires sont insuffisants au niveau national, et que des générations d'étudiants en droit (et a fortiori leurs enseignants), n'ont pas été correctement formés aux techniques documentaires, et notamment aux nouvelles technologies de la documentation. Aussi est-il normal de ne pas voir émerger de réflexions constructives et permanentes sur le document juridique, les juristes eux -mêmes n'ayant pas été formés aux outils conceptuels modernes de la scientométrie, et ne connaissant que superficiellement (quand ils les connaissent) les méthodes modernes de traitement des documents. On ne peut pas blâmer les étudiants et leurs professeurs de cet illettrisme informationnel : l'apprentissage de ces techniques est complexe et nécessite des infrastructures solides. Le phénomène est connu et de nombreuses initiatives ont déjà été développées, notamment outre-Atlantique : voir le blog collaboratif des documentalistes juridiques canadiens (Slaw.ca, 2008), ou une recherche sur Google par exemple de l'expression « legal information literacy ». La tâche n'est pas aisée, mais personne n'a dit le contraire. Or il devient urgent d'agir, et l'on peut même se demander s'il n'est pas trop tard. Décrire et identifier les documents juridiques sont à la fois des tâches basiques pour tout juriste, mais aussi des missions qui sont l'essence même des techniciens de l'information-documentation, quand, pour eux, cela devient dans leur jargon localiser et acquérir. La différence de vocabulaire pour deux objectifs strictement identiques est symptomatique du fossé qui existe entre les deux métiers. Un des rares axiomes les mieux partagés des systèmes juridiques, quelle que soit leur localisation spatio-temporelle, est le caractère préalable de l'édiction de la règle de droit. Ensuite, que cette promulgation soit écrite sur du papier, gravée dans le marbre, ou chantée au son des tambours, le support importe peu : nul n'est censé ignorer la loi. D'aucuns racontent même qu'il s'agit d'un des piliers de l' État de droit, et ils ont sûrement raison. Or, une autre des vérités premières universellement partagées par l'ensemble des utilisateurs du droit (c'est-à-dire tout le monde), est qu'il est non seulement impossible, mais aussi de plus en plus difficile (nous assumons l'incohérence de la gradation de cette énumération), de tout connaitre en droit. Une question écrite au Sénat (Sénat, 2008), ci-dessous reproduite, exprimait encore une fois cette crainte. « Nul n'est censé ignorer la loi »; l'adage est bien connu, sauf qu'aujourd'hui, pour que soit appliqué ce principe élémentaire, il faudrait que chacun connaisse les … 10 500 lois, 120 000 décrets, 17 000 textes communautaires et 7 400 traités, que renferment les 62 codes regroupant l'ensemble de l'arsenal législatif et réglementaire ! Considérant que « à l'impossible, nul n'est tenu », M. Georges Mouly demande à M. le Premier ministre, de quelle manière il est possible de simplifier ou de dégrossir cette « inflation législative » qui aboutit, inévitablement, à cet autre adage bien connu : « Trop de loi tue la loi. » Le thème de cette interpellation est régulier : il était en écho à une question de la législature précédente (Sénat, 2006a) à laquelle le Premier ministre avait répondu de façon particulièrement documentée (Sénat, 2007). Il entre parmi les devoirs de l' État envers les citoyens de veiller à la sécurité juridique et à la qualité du droit. La recherche de l ‘ efficacité économique (Mission de recherche Droit et Justice, 2005) ne se conçoit pas sans prise en compte de ces exigences. Le constat des dérives de la production normative que dresse le rapport public 2006 du Conseil d' État (Conseil d' État, 2006; Sénat, 2006b) rejoint un diagnostic que le Président de la République, les présidents des assemblées et le président du Conseil constitutionnel (Mazeaud, 2005) ont publiquement exposé au cours des dernières années. Le défi que constitue la lutte contre l'inflation normative et la dégradation de la qualité de la norme appelle, pour une part, une action concertée à l'échelle internationale et plus particulièrement dans le cadre communautaire. Dans le cadre national, le Gouvernement a entrepris de le relever de plusieurs manières. Il rend publics sur le site Internet Légifrance des indicateurs de l'évolution du volume des textes actualisés à un rythme trimestriel (Legifrance, 2006). Un réseau interministériel de hauts fonctionnaires chargés de la qualité de la réglementation est animé depuis 2003 par le secrétariat général du Gouvernement. L'un des objectifs assignés à ce réseau est de veiller à l'application des lois, de même qu'en liaison avec le secrétariat général des affaires européennes, il doit veiller à la transposition des directives. Sur ces deux terrains, des améliorations tangibles sont aujourd'hui perceptibles, contribuant au renforcement de la sécurité juridique. Cette action quotidienne se double d'actions de moyen et de long terme. Le Gouvernement déploie ainsi un vaste programme de simplification du droit. Afin de favoriser l'intégration des préoccupations de qualité du droit dès le stade de la conception de la norme, le secrétariat général du Gouvernement promeut, en concertation avec le Conseil d' État, un guide pour l'élaboration des textes législatifs et réglementaires (Secrétariat général du Gouvernement, 2007) dont le succès est avéré. Afin de mieux ancrer la pratique des évaluations préalables à l'élaboration des réformes les plus significatives, instruction a été donnée aux ministères d'accompagner tout avant-projet de loi d'une étude d'impact. Par la modernisation du dialogue social, il entend permettre une meilleure association des partenaires sociaux aux réformes qui les concernent. Enfin, sur la base du rapport public de 2006 du Conseil d' État, le Gouvernement a mené une réflexion circonstanciée sur les modalités des réformes d'ordre institutionnel ou constitutionnel que pourrait justifier l'objectif d'amélioration de la qualité du droit. Un rapport recensant différentes options de réforme et leurs incidences prévisibles a été rendu public (Secrétariat général du Gouvernement, 2006), notamment sur le site Internet de la Documentation française et sur Légifrance, de manière à nourrir une réflexion à laquelle ont leur part tant le Gouvernement que le Parlement et la société civile. Le problème est bien envisagé avec le plus grand sérieux par les plus hautes sphères de l' État. Pourtant la situation se complexifie encore plus, car cela fait longtemps que l'on ne raisonne plus ici au niveau local, mais au niveau international. En plus de cette contradiction interne déjà particulièrement délétère, se greffe depuis longtemps un constat latent : le droit français ne fait plus « recette ». Bien au-delà, ce sont tous les régimes de droit dits « continentaux », ou « droits (de tradition) romano-germaniques » qui pâtissent de l'influence de plus en plus grande de la Common Law. La concordance des temps permet ici imprudemment de faire le rapprochement avec la fusion, lente mais inexorable, entre les xiv e et xvi e siècles des systèmes juridiques (Article Systèmes Juridiques, 2008) (Article Droit Coutumier, 2008) des pays de coutume orale en langue d'Oil avec ceux de droit écrit, de droit romain. Or la donne internationale a changé. Le mot-clef que l'on attache désormais à la défense et à l'illustration des systèmes juridiques est « l'attractivité économique » (Mission de recherche Droit et Justice, 2005). « Mondialisation oblige, on insiste davantage aujourd'hui sur les couts de ces désordres normatifs, feignant de découvrir que le droit est un élément de la compétitivité nationale et donc de la prospérité. » (Molfessis, 2006) La plupart de ces réactions, même si elles se situent dans une longue perspective de concurrence comparatiste, ont été récemment relancées par la publication depuis la fin 2003 des rapports Doing Business de la Banque mondiale (Association Henri Capitant, 2008) réplique de l'Association Henri Capitant aux Rapports Doing Business de la Banque Mondiale et (Degos Eversheds, 2008), et plus récemment par un autre phénomène de ranking avec le Classement de Shanghai (classement international des universités, (Article Classement […] de Shanghai, 2008)) qui placent tous deux la France aux fins fonds de leurs palmarès respectifs. À cet effet, une Fondation pour le droit continental a été créée pour « renforcer le rayonnement du droit continental et contribuer à l'équilibre juridique mondial ». En plus des instances et des missions de promotion du droit français à l'étranger, il convient, au moins en interne, d'établir des règles du jeu simples et reconnues par tous les acteurs, comme par exemple en créant un service public. En effet, si la France a décidé depuis près d'un demi-siècle de créer des bases de données officielles pour ses informations juridiques (lois, règlements, jurisprudence, etc.), elle en a conçu dès 1984 un service public de diffusion du droit, désormais, depuis 2002, diffusé par l'Internet. Ce service public, rendu par l' État au profit de tous, consommateurs citoyens, professionnels du droit et éditeurs juridiques, accompagne plusieurs avancées technologiques. La plus importante concerne la dématérialisation du journal officiel électronique authentique (Cottin, 2005). Encore faut-il que les règles soient simples et admises par tout le monde, ce qui n'est pas le cas, même parmi les professionnels de l'information documentation. Le problème le plus emblématique tient dans l'anonymisation des décisions de justice. Celui -ci est largement évoqué dans la notice de contenu de la base de Jurisprudence judiciaire sur le portail Legifrance. Parmi d'autres nombreux et tout aussi apres débats, nous retiendrons celui sur la diffusion de la jurisprudence autour de l'alternative exhaustivité/sélection, et celui sur la codification autour de la responsabilité éditoriale et de la valeur ajoutée aux données brutes publiées par l' État. A) Sur la diffusion de la jurisprudence, à l'occasion d'une description savante de l'état de l'art sur une base de données de jurisprudence et de doctrine (Bories, 2003), l'auteur évoquait l'initiative publique de création d'une base de données d'arrêts de Cour d'appel, en proposant de résoudre le débat quantité/qualité dans l'alternative exhaustivité/sélection en affirmant qu' « il convient de garder à l'esprit que, sans une sélection de l'information fondée sur des critères qualitatifs, nous assisterions à la création de fichiers pléthoriques, entrainant inévitablement un nivellement corrélatif de l'information et un lourd déficit de sens ». Proposer ce principe de sélection entre en contradiction directe avec les pratiques généralement constatées sur l'Internet où l'exhaustivité semble devenir le principe, et avec les besoins d'une partie non négligeable des utilisateurs finaux, qui désireraient justement une accessibilité pleine et entière aux données brutes. Cette sélection est évidemment utile aux universitaires ou au grand public, car elle facilite la compréhension ou l'apprentissage du droit. Toutefois les avocats, les magistrats, tous les professionnels du droit ressentent aussi le besoin de se reposer sur l'ensemble des sources du droit, d' être sûrs d'avoir accès à l'intégralité des données proposées et non à des résumés, des sélections ou des extraits. Ces utilisateurs ont peut-être tort, cela ne cadre certainement pas avec l'exigence de l'article 5 du Code civil réprimant les « arrêts de règlement », cela n'est pas politiquement correct dans le cadre international de soutien du droit écrit contre la Common Law, mais c'est une réalité professionnelle vécue, et que tous les documentalistes juridiques connaissent. B) Sur la codification, nous constatons que les critiques sont étonnamment nombreuses autour de l'effort public de codification. Elles sont aussi parfois contradictoires. Il est reproché d'une part de ne pas aller assez loin, ni assez vite, dans l'effort de reconstruction, de quasi-refondation du droit que supposent les entreprises de codification. Les différentes circulaires, dont la plus complète est celle du 30 mai 1996 relative à la codification des textes législatifs et réglementaires (Juppé, 1996), prévoyaient par exemple un programme achevé en 2000, objectif qui n'a pu être atteint. D'autre part, une certaine catégorie de représentants de la doctrine reproche aussi à la codification d'aboutir à une impasse, et même d' être néfaste (Moysan, 2004). Les éditeurs juridiques privés considèrent aussi que ce travail de codification, souvent confondu avec celui de « consolidation » (travail de réécriture en temps réel des textes en vigueur en fonction des modifications apportées par le législateur ou le pouvoir exécutif), leur fait concurrence : selon eux, il ne devrait appartenir à l' État que de fournir des données brutes, et c'est au secteur privé concurrentiel de réaliser les produits à valeur ajoutée. Sur les très vives critiques émises par la doctrine à l'encontre de l'entreprise de codification menée depuis 1989, nous constatons le ton pour le moins polémique, sinon pessimiste, des titres des articles ci-dessous, à défaut de leur contenu, parmi une littérature abondante : A. Bied-Charreton, « Un procédé qui verse dans l'abstraction » (entretien) : La Tribune, 21 nov. 2003, p. 25; D. Bureau et N. Molfessis, « Le nouveau Code de commerce : une mystification » : D. 2001, chron. n° 17, p. 361; S. Guy, « La codification : une utopie » : RFD const. 1996, p. 273; N. Molfessis, « Les illusions de la codification à droit constant et la sécurité juridique » : RTD civ. 2000, p. 186; « Le Code civil et le pullulement des codes » dans Le Code civil : un passé, un présent, un avenir, Dalloz, 2004; H. Moysan, « La codification à droit constant ne résiste pas à l'épreuve de la consolidation » : Dr. adm. 2002, chron. n° 7 et JCP 2002, G, I, n° 147; G. Taormina, « La codification est-elle encore utile ? Éléments pour une méthodologie historique » : RRJ 2002, n° 1, p. 22; F. Terré et A. Outin-Adam, « Codifier est un art difficile (à propos d'un… code de commerce) » : D. 1994, chron., p. 99. Ces deux vifs débats sont loin d' être les seuls qui opposent, parfois à front renversé, les différents acteurs de la documentation juridique, qu'ils soient producteurs ou consommateurs, car ils sont souvent les deux à la fois. Il apparait bien que la plupart des acteurs français sont en train de passer à côté de nombreux et utiles apports des nouvelles technologies de l'information documentation, faute d'en appréhender les avantages économiques et/ou de peur d'y perdre leur âme, ou pire, de l'argent. Il est envisageable par exemple d'utiliser les outils du web 2.0 en créant des réseaux sociaux, et en y étudiant les interactions de diverses jurisprudences (Gallacher, 2007). Il est possible d'assister à des cours de droit virtuels à distance, via Second Life (Hudson, 2008) ou de podcaster du droit (ServiceDoc.Info, 2007a), notamment les cours du Collège de France, les émissions hebdomadaires d'Antoine Garapon ou les chroniques matinales d'Olivier Duhamel, pour ne citer que quelques trop rares exemples qui mériteraient d' être multipliés. Un Conseil national du droit a été, en avril 2008, « chargé d'une mission de réflexion et de proposition sur l'enseignement du droit, sur les relations entre les établissements qui dispensent cet enseignement et les institutions et professions concernées, sur la formation et l'emploi des juristes et sur les orientations et les modalités de la recherche juridique ». Le domaine du traitement documentaire des données juridiques, et surtout celui de la formation de tous les utilisateurs (producteurs et consommateurs) potentiels de ces données, semble entrer dans les attributions de ce conseil. Comme aucun professionnel de l'information-documentation, aucun bibliothécaire, aucun éditeur juridique, n'est convié à participer aux réflexions du conseil suscité, il serait alors judicieux d'offrir à cet aréopage de professeurs quelques pistes de réflexion. Ces améliorations peuvent se situer tant en amont qu'en aval de la chaine de production documentaire. De façon cursive et quasi-chronologique, on pourra relever ainsi les suggestions suivantes : 1) Améliorer l'écriture du droit : pour les normes, la légistique. La légistique est la « (science appliquée) de la législation, qui cherche à déterminer les meilleures modalités d'élaboration, de rédaction, d'édiction et d'application des normes ». (Chevallier, 1995). Déjà évoqué plus haut à propos de la codification, le secrétariat général du Gouvernement (SGG) a mis en ligne sa circulaire d'aide à l'élaboration des textes normatifs. Cela n'est pas tout à fait une informatisation de la méthode, mais une intrusion utile des techniques informatiques dans les travaux dévolus aux collaborateurs du SGG pour réaliser des textes réglementaires ou aider à élaborer des textes législatifs. Répartis en fiches didactiques, régulièrement et scrupuleusement mises à jour, les documents sont aussi publiés à la Documentation française (Secrétariat général du Gouvernement, 2007). Ils sont intégralement en ligne dès la page d'accueil du portail Legifrance. pour les jurisprudences, la jurimétrique. L'actualité du domaine de l'informatique appliquée à la jurisprudence est très riche, le lecteur se reportera par exemple à Paré (2008). Pour avoir une idée du grand nombre d'articles publiés sur le thème depuis 1963, le lecteur se reportera au I. de la bibliographie de la thèse de Jean Leclerc (1999). pour la doctrine, la scientométrie ou bibliométrie. « La bibliométrie se définit comme l'exploitation statistique des publications. Cette analyse permet de rendre compte de l'activité des producteurs (chercheur, laboratoire, institut…) ou des diffuseurs (périodique, éditeur…) de l'information scientifique, tant d'un point de vue quantitatif que qualitatif. » Pour une application aux sciences juridiques, voir Cottin (1997). 2) Améliorer la formation des acteurs : formation continue aux nouvelles technologies des professionnels du droit déjà en activité; formation initiale des étudiants aux outils innovants; incitation des chercheurs à se tourner vers ces nouveaux horizons de recherche, tant en linguistique qu'en organisation, ou en mathématiques appliquées aux sciences sociales. 3) Faciliter l'accès des acteurs aux outils simples du web 2.0 en assurant notamment la promotion des réseaux sociaux : usage des listes de signets partagés, comme avec l'outil del.icio.us; partage de fils de syndication de contenu (ou « rss ») sur des univers netvibes; développement des réseaux spécialisés collaboratifs sous forme de nuages de blogs, de réseaux sociaux de type « ning », d'encyclopédies collaboratives comme la Jurispedia. 4) Mettre au point un ensemble de principes simples et normalisés de description de document juridique : des URI (Uniform Resource Identifier) ou DOI (Digital Object Identifier) stables (Bermès, 2006); référence neutre pour les normes et les jurisprudences. Pour l'exemple du comité canadien de la référence neutre, voir (ServiceDoc.Info, 2003); normalisation généralisée des indications bibliographiques au niveau des éditeurs et des universitaires; stabilisation des systèmes de licences de rediffusion de l'ensemble des documents juridiques. 5) Constituer un catalogue des ressources disponibles : identifier, cartographier et valider ces ressources : identifier : nécessite au préalable la normalisation des outils de description; cartographier : archivage ouvert de l'ensemble des corpus à identifier; valider : assurer un suivi, une cohérence et une fiabilité absolue de ces sources, mais aussi s'assurer de la valeur et des droits moraux et patrimoniaux sur chacune de ces sources. La constitution de ce catalogue pourrait être du ressort de l'Agence du patrimoine immatériel de l' État (APIE). Il est déclaré en effet sur la page d'accueil du site de l'agence qu' « au titre de ses premières actions, [elle] pilotera un recensement d'ensemble des actifs immatériels des administrations et des établissements publics de l' État ». À noter que l'article 17 de la loi du 17 juillet 1978 tel que modifié par l'article 10 de l'ordonnance n° 2005-650 du 6 juin 2005 dispose désormais que : « Les administrations qui produisent ou détiennent des informations publiques tiennent à la disposition des usagers un répertoire des principaux documents dans lesquels ces informations figurent. Les conditions de réutilisation des informations publiques, ainsi que les bases de calcul retenues pour la fixation du montant des redevances, sont communiquées, par les administrations qui ont produit ou détiennent ces informations, à toute personne qui en fait la demande. » Cet article est précisé par l'article 36 du décret n° 2005-1755 du 30 décembre 2005 relatif à la liberté d'accès aux documents administratifs et à la réutilisation des informations publiques, pris pour l'application de la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978 : « Le répertoire prévu à l'article 17 de la loi du 17 juillet 1978 susvisée précise, pour chacun des documents recensés, son titre exact, son objet, la date de sa création, les conditions de sa réutilisation et, le cas échéant, la date et l'objet de ses mises à jour. Lorsque l'autorité administrative dispose d'un site internet, elle rend le répertoire accessible en ligne. » 6) Permettre d'enrichir ces ressources : élaboration d'un ou de thésaurus et d'ontologies permettant de décrire ces corpus; réindexation rétrospective des données : nécessite un plan préalable (mis en commun) de récupération au moins des références des ressources, sinon de la numérisation rétrospective de ces ressources. La quête de l'objectif d'intelligibilité et d'accessibilité du droit nécessite des efforts de tous les acteurs, qu'ils soient producteurs ou consommateurs de documents juridiques. Depuis l'élaboration de chaque document juridique (que ce soit une norme, une jurisprudence ou de la doctrine), à sa réception par les professionnels du droit ou son application par les citoyens/administrés, en passant par ses différents traitements : publication, archivage, modification, etc., il est primordial d'assurer une identification parfaite, simple et non équivoque à cet objet. Pour ce faire, les pouvoirs publics producteurs, les intermédiaires traitants, les utilisateurs finaux, professionnels, étudiants ou simples citoyens, doivent disposer d'offres documentaires et de méthodes fiables et reconnues. Si plusieurs de ces offres sont déjà disponibles (Legifrance, le guide de légistique…), les méthodes sont en cours d'élaboration et pourraient arriver bientôt à maturité, pour peu que la feuille de route proposée soit au moins partiellement suivie . | L’inflation documentaire dans le domaine du droit est un phénomène indéniable auquel sont confrontés tous les acteurs juridiques au sens large. Malgré les initiatives du gouvernement français pour faciliter l’accès à certaines sources juridiques (Légifrance en est un exemple), l’accès à l’information et au document juridiques est de plus en plus complexe, d’autant plus complexe qu’il existe une forme d’illettrisme informationnel parmi les professionnels du droit. En contrepoint de cette complexité exponentielle, force est de constater que les entreprises font jouer la concurrence des systèmes juridiques du point de vue de leur attractivité économique. Devant la nécessité d’améliorer l’identification et la gestion des documents juridiques, nous proposons une feuille de route pour améliorer la boite à outil primordiale pour toute construction et/ou de tout raisonnement juridique. | linguistique_11-0255102_tei_415.xml |
termith-607-linguistique | Durant l'année 2005, le géant de la distribution E. Leclerc recycle toute une iconographie contestataire des mouvements de Mai 68 et des révolutions sociales de la fin des années 1960 pour produire des campagnes publicitaires institutionnelles. Un seul message : défendre le pouvoir d'achat des consommateurs en dénonçant la hausse des prix. Mais en creux, l'entreprise dénonce la loi sur la loyauté et l'équilibre des relations commerciales (ou loi Galland) qui prévoit la réglementation des relations entre la grande distribution et ses fournisseurs. Le discours publicitaire qui est construit à partir d'une symbolique visuelle déjà fortement ancrée dans le champ social, réactualise une posture militante. À partir d'une étude de cas, cet article propose d'interroger les liens entre le discours publicitaire et le politique en mobilisant les outils de la sémiotique (Greimas, Courtés, 1993; Rastier, 1987). Ces liens sont travaillés à partir de la notion de politisation (Achache, 1990; Arnaud, Guionnet, 2005; Bacot, 1991, 1993) et de la réflexion de Dominique Quessada (1999) qui pose que le discours publicitaire – en tant que discours qui dissout des frontières, dont celles de sa propre activité – engendre une incertitude entre ce qui est politique et ce qui ne l'est pas. En effet, selon lui, le discours publicitaire devient lui -même un discours politique qui ne relève plus de l'ordre du politique alors qu'il prétend s'y substituer. Dès lors, comment penser la communication publicitaire des entreprises quand celles -ci prétendent défendre l'intérêt général ? En 1949, Édouard Leclerc réinvente le commerce en appliquant une idée simple : « Acheter le moins cher possible pour vendre le moins cher possible ». La stratégie commerciale consiste à vendre des produits de consommation courante à prix de gros en s'approvisionnant directement chez les producteurs pour diminuer le nombre des intermédiaires. En réduisant les prix, l'enseigne connaît alors un succès commercial et un développement sans précédent qui transforment, en quelques années, la petite épicerie de Landerneau en une chaîne de grandes surfaces, numéro un de la grande distribution en France (FCA, 2011). Depuis l'apparition des hypermarchés en France dans les années 1960, l'histoire des centres E. Leclerc est associée à des prises de position contre les atteintes portées au droit de la concurrence, de la libre entreprise et du libre choix des consommateurs. Adapter et valoriser une politique commerciale par une communication publicitaire qui fait écho à l'actualité, voilà le principe essentiel sur lequel Leclerc règle sa conduite. En effet, à la suite du choc pétrolier de 1973 apparaissent des stations-service E. Leclerc qui proposent des prix sur les carburants moins élevés qu'ailleurs; en 1981, alors que le ministre de la Culture Jack Lang impose le livre à prix unique, l'enseigne outrepasse la loi en affichant une réduction de 20 %, ce qui lui permet de devenir en quelques années le deuxième libraire de France; E. Leclerc est également le premier grand distributeur à supprimer les sacs plastique gratuits de ses caisses pour participer à la protection de l'environnement. En poursuivant l'engagement historique de son père, Michel-Édouard Leclerc fait de la défense du pouvoir d'achat un thème récurrent de communication qui engage l'enseigne durablement auprès de ses clients. Dans un contexte de crise économique, les campagnes publicitaires montrent ce positionnement comme un principe fédérateur (Hébert, 1993). Selon Michel-Édouard Leclerc, « [la démocratisation de] l'accès à un maximum de biens de consommation et de services » serait une nécessité pour défendre le pouvoir d'achat mais elle en serait empêchée par la loi Galland, votée en 1996, qui interdit « aux distributeurs de répercuter sur les prix de vente les avantages et remises négociés auprès des industriels » (Leclerc, 2008). Depuis son entrée en vigueur en 1997, l'enseigne milite donc pour une réforme de la loi afin d'améliorer, dit-elle, les relations commerciales entre fournisseurs et distributeurs et ainsi de faire baisser les prix à la consommation. Mais si l'on suit l'analyse de Perona (2004), « la loi Galland n'empêche pas les prix de baisser. Elle donne plus de pouvoir de négociation aux fournisseurs au détriment des distributeurs ». L'analyse du corpus va interroger cette question du pouvoir d'achat dans la construction du discours publicitaire de E. Leclerc à travers des campagnes, dites institutionnelles, qui ne valorisent aucun produit mais qui cherchent à installer une légitimité en énonçant un discours destiné à l'opinion publique. Selon Gilles Achache, quand l'entreprise fait valoir cette légitimité, elle tient un discours qui n'est pas celui « d'un acteur économique intervenant sur un marché pour y vendre ses produits, mais [celui] d'un acteur civique situant son action dans l'horizon de l'intérêt général »; il s'agit d'un processus qu'il qualifie de « politisation » et qui demande l'approbation par l'opinion de l'action menée par l'entreprise (Achache, 1990). Dans cette perspective, E. Leclerc emprunterait le rôle d'un acteur civique situant son intérêt commercial dans celui de l'intérêt général. Pour autant, peut-on parler de « politisation » comme le fait Achache et qu'entend -on par cette notion ? La question complexe du politique amène certains auteurs à ne pas le définir : Nina Eliasoph évoque un « discours orienté vers l'esprit public », lequel se caractérise par son ouverture au débat en abordant des questions relevant du bien commun. Pour sa part, Paul Bacot considère […] qu'il n'y a passage au politique que lorsque est opérée une mise en relation entre les visions opposées d'un problème et de sa solution, et les visions opposées d'autres problèmes et de leur solution [… ]. On peut parler de traduction d'un clivage dans un autre clivage, ou mieux, d' « intertraduction » de clivages mis en équivalence. La problématisation ainsi élargie, la question est déplacée. Les problèmes sont reliés entre eux : la politisation est un processus caténaire. Le travail politique est donc globalisation et généralisation. Il apporte de la transversalité et transgresse les frontières [… ]. (Bacot, 1991, p. 87) La politisation est ainsi une construction sociale de la conflictualité ou conflictualisation. Sans cette dernière, il n'y a donc pas de politisation; néanmoins la conflictualisation sans politisation reste possible. À partir de l'analyse discursive de campagnes publicitaires, l'objectif de l'article est d'analyser de quelle manière le discours publicitaire entretient des liens avec la dimension politique. En 2004, après avoir créé avec le BIPE un indicateur du « pouvoir d'achat effectif du consommateur » montrant une baisse de 1 % (Mauriac, Nathan, 2004), E. Leclerc lance une campagne pour contester l'augmentation de 1,2 % du pouvoir d'achat annoncée par les chiffres officiels de l'INSEE (figure 1). Pugnace et provoquant, le distributeur sort en 2007 une nouvelle campagne incisive qui pourrait même irriter en haut lieu en s'adressant à « Monsieur le Président » (figures 2 et 3). Les énoncés textuels produisent ici une structure dialogique apparente qui articule le conflit entre l'énonciateur (E. Leclerc) et l'énonciataire (« Monsieur le Président ») en reprochant à ce dernier de ne pas tenir la promesse de la campagne présidentielle de 2007 concernant l'augmentation du pouvoir d'achat. Constatant cet échec, E. Leclerc déclare que si hausse il y a, elle ne concerne que les prix. En effet, le camembert « Président » augmente de 18,8 % quand les sondages annoncent une baisse de la popularité du chef de l' État (Jeudy, 2008). Interpeller le président et lui signaler un début difficile (« c'est mal parti ») revient à faire le bilan d'une action politique sur la base d'un programme électoral. L'expression d'une telle opinion ne trouve habituellement pas sa place dans la communication publicitaire d'une entreprise privée. Cependant, une publicité ne se réduit pas uniquement à sa structure textuelle. L'assemblage du textuel et de l'iconique produit des discours complexes dans lesquels interagissent différents langages, ce qui donne aux discours publicitaires une structure sémiotique mixte et instable, variant avec le dosage entre le texte et l'image. Cette mixité, produite par l'articulation des différentes composantes, bascule au profit de l'iconique pour capter le réel. Les analyses suivantes tentent de mettre au jour les stratégies énonciatives qui recourent au détournement d'une iconographie fortement ancrée par sa dimension politique. À l'automne 2003, des actions de contestation de la publicité dans le métro parisien médiatisent le « mouvement antipub » qui détourne, à des fins critiques, les affiches publicitaires selon un principe post-situationniste et sur un mode graphique rappelant certains aspects de ce qui se faisait en Mai 68. Tout en poursuivant son combat pour le pouvoir d'achat, E. Leclerc franchit une étape supplémentaire en reprenant à son tour des symboles contestataires, dans une campagne parue pendant l'hiver 2005 qui détourne des affiches de Mai 68. Ces affiches sorties de l'Atelier populaire de l' École nationale supérieure des beaux-arts de Paris (ENSBA) et de l' École nationale supérieure des arts décoratifs (ENSAD) servaient alors de support graphique à la contestation de l'ordre établi (Zaccaria, 2008). Elles prenaient alors position politiquement contre le gouvernement avec des slogans qui sont restés dans les mémoires et dont l'évocation suffit à réactiver les représentations révolutionnaires dans l'imaginaire collectif. Malgré les similitudes entre les affiches de Mai 68 et leur récupération, la présence du logo « E. Leclerc » sert à l'identification des énoncés comme appartenant au genre publicitaire et à orienter le discours vers une finalité commerciale. Alors que certaines des affiches de Mai 68 évoquent la lutte et le monde ouvrier, chacune des publicités présente deux domaines qui s'entremêlent : la consommation et la lutte. Ainsi, le domaine de la consommation est figurativisé par différents éléments iconiques tels que le groupe de consommateurs, le sac de courses, l'alignement des boîtes de conserves pour rappeler les rayonnages des grandes surfaces, le code-barres ou encore le logo E. Leclerc. Sur le plan textuel, « Leclerc », « pouvoir d'achat », « vendre moins cher » et « prix » permettent une autre actualisation du domaine. L'emprunt iconique du poing brandi des affiches, transposé aux publicités, ainsi que la citation modifiée de l'expression de Mai 68, « il est interdit d'interdire », et le slogan « E. Leclerc défend votre pouvoir d'achat », convoquent le domaine de la lutte. La récurrence de ces deux domaines à travers les trois publicités de la campagne amplifie le discours de l'annonceur et fixe son positionnement. La résistance des manifestants est empruntée iconiquement par E. Leclerc dans une perspective discursive consumériste : la transformation des isotopies (Greimas, Courtés, 1993) modifie les valeurs discursives pour que la lutte serve désormais un idéal de consommation. Dans ce discours publicitaire, l'annonceur s'adresse à l'actant collectif que sont les consommateurs, en employant une structure dialogique repérable par l'utilisation du pronom votre : « Leclerc défend votre pouvoir d'achat », « la hausse des prix oppresse votre pouvoir d'achat ». En informant les consommateurs de son opposition envers des mesures politiques et économiques qui iraient à leur encontre, en contestant la hausse des prix, le distributeur montre son engagement à défendre le pouvoir d'achat en les baissant. Or un paradoxe s'installe puisqu'on peut lire sur une publicité qu' « il est interdit d'interdire de vendre moins cher » : cela suppose qu'il serait déjà interdit de vendre moins cher et cela révèle finalement l'interprétation faite par E. Leclerc de la loi Galland. Comment le niveau iconique relaye -t-il le textuel dans la production du sens ? Tandis que le slogan « Il est interdit d'interdire » était scandé par les manifestants de 1968, celui de la publicité se rapporte aux consommateurs de l'énoncé uniquement. E. Leclerc inclut artificiellement les consommateurs dans son discours militant en adoptant la posture d'un porte-parole dont on peut interroger la légitimité, car il semble que le distributeur défende avant tout ses intérêts quand il conteste une décision politique. Il s'agit donc d'un double discours, un discours publicitaire paré d'un discours militant, qui demande à être inséré dans le débat public et qui prétend défendre les consommateurs en faisant passer les profits de l'entreprise après la santé économique des ménages. Mais à qui ce discours s'adresse -t-il vraiment ? Lorsque Michel-Édouard Leclerc commente les décisions gouvernementales sur les questions touchant la grande distribution, il utilise les canaux de l'information (journal télévisé, émission de radio, article de presse ou encore son blog personnel). En recourant à la publicité pour aborder ces mêmes questions, il crée une polémique et s'adresse à deux énonciataires opposés discursivement, les consommateurs et les pouvoirs politiques, ces derniers ne manquant d'ailleurs pas de réagir. Mettons maintenant la notion de politisation en lien avec le détournement des affiches de Mai 68 dans la campagne publicitaire de E. Leclerc. Le « travail politique » est défini par Paul Bacot comme une « construction sociale d'une représentation du monde fondée sur une problématisation conflictuelle élargie » (Bacot, 1991, p. 86). Pour qu'une réalité soit perçue et donnée à voir comme problématique, cela suppose de « percevoir – et donner à voir – un écart entre ce qui est et ce qui devrait être. C'est ensuite penser que la réduction de cet écart est souhaitable […] par des actes appropriés [… ]. C'est enfin signaler la responsabilité d'une instance […] » (ibid., p. 87). Ainsi, dans le discours de E. Leclerc autour du pouvoir d'achat, l'écart se situe entre « la hausse des prix » (ce qui est) et la baisse des prix (ce qui devrait être), écart qui pourrait être réduit si les responsables politiques abrogeaient la loi. Toutes les formes de problématisation ne relèvent pas du « travail politique » mais seulement celles qui élargissent la conflictualité, c'est-à-dire que des controverses jusqu'ici sans relation nécessitent d' être intégrées à une représentation commune. En pointant la responsabilité des pouvoirs publics, l'enseigne instaure ainsi un clivage qui l'oppose à eux. Alors que le slogan « Il est interdit d'interdire » condensait un projet de société et une représentation politique du monde, celui de E. Leclerc réduit la question du pouvoir d'achat à celle des prix dans une approche exclusivement économique. Par le maquillage de son intérêt commercial en intérêt général, l'enseigne cherche à légitimer son action, notamment quand elle interpelle le pouvoir politique, en produisant un discours qui se voudrait du côté des consommateurs (« Leclerc défend votre pouvoir d'achat »). Le mouvement de Mai 68 renvoyait à une construction sociale où des problèmes de nature différente s'intégraient à une représentation commune, et donc nécessairement conflictuelle. Penser ces problèmes dans un espace délimité (ou dans la Cité, selon les termes de Paul Bacot) grâce à un clivage qui construit des camps opposés (ou partis), constitue un processus de politisation. Or, E. Leclerc dépolitise le discours des événements de Mai 68 dans le sens d'un rétrécissement de la conflictualité (Bacot, 1993), par la transformation et la recontextualisation d'un slogan politique en slogan commercial. Par ailleurs, en détournant les affiches du mouvement de Mai 68 qui décriait la société de consommation (Baudrillard, 1970), l'annonceur ne se contente pas de caricaturer la politique, il récupère son pouvoir mobilisateur en créant ainsi un discours pro-consommation qui s'affranchit de l'idéologie contestataire, lequel s'apparente à un discours publicitaire politisé. Dans la lignée des emprunts à Mai 68, cette nouvelle campagne sortie pendant l'été 2005 (figures 4 à 7) témoigne des mouvements de la contre-culture de la fin des années 1960, époque durant laquelle une forte contestation sociale se répand à travers de nombreuses manifestations. Les photographies sont des représentations du monde; elles segmentent ici une réalité des manifestations en construisant narrativement leur déroulement à partir de séquences types : rassemblement, protestation, interpellation. Par ailleurs, elles placent l'énonciataire au cœur de l'action par le truchement d'un cadrage qui focalise les protagonistes que sont les manifestants et les forces de l'ordre. De plus, il apparaît que l'annonceur cherche à diversifier les domaines récupérés en ajoutant symboliquement des pacifistes et des féministes aux travailleurs. Une interprétation de cette hétérogénéité des profils représentés serait de dire que E. Leclerc met en place une stratégie de communication recherchant l'identification et l'adhésion d'un maximum de consommateurs. Alors que la campagne précédente reprenait suffisamment de motifs icono-plastiques pour rappeler les affiches de Mai 68, les photos de cette nouvelle campagne sont des citations qui ne subissent pas de transformations iconiques. Elles sont cependant marquées par une énonciation sous la forme d'incrustations textuelles. Ces incrustations colorées contrastent fortement avec les photos en noir et blanc, et opposent discursivement la modernité de E. Leclerc à l'archaïsme des grèves et des luttes passées. Car « Aujourd'hui, la lutte c'est le pouvoir d'achat », et l'émancipation se fait désormais par la consommation et non plus par la contestation sociale et le soulèvement populaire. Dans la publicité institutionnelle, c'est la mise en discours de la marque qui fait figure de stratégie communicationnelle et, en se détachant du produit, la marque se dématérialise pour devenir concept et rentrer en résonance avec les attentes et les désirs du consommateur. Alors que la « publicité produit » a comme objectif de mettre en valeur les qualités des objets de consommation et de les faire acheter à un public, qui est toujours in fine le consommateur (Hébert, 1993), E. Leclerc ne montre aucun objet; seuls des prix correspondant à des produits génériques sont affichés : shampooing, piles, déodorant, culotte en coton. Dans une campagne publicitaire, le choix de montrer ou de dire répond à un objectif de valorisation de la marque; comment interpréter alors l'association virtuelle des hippies au shampooing, ou encore celle des ouvriers au déodorant ? La stigmatisation, encouragée par les clichés et des valeurs dépréciatives, est rehaussée par un discours du paraître qui s'en prend également au mouvement féministe avec la culotte en coton. Les idéologies qui sont à l'origine des mouvements contestataires sont réduites à une marchandise qui s'achète et qui se montre. Ce qui peut se lire avec ironie comme un clin d' œil à l'histoire n'est sans doute qu'une parodie : il sera toujours nécessaire de se procurer des piles pour alimenter le porte-voix, même pour manifester contre la société de consommation; et ces images qui veulent sans doute jouer avec la fibre nostalgique des consommateurs et qui ravivent un esprit de liberté de l'époque, prennent part à l'euphorie partagée. Mais plus que l'association des produits avec un groupe, c'est l'émergence d'un nouveau sens des photos-publicités qui est à interroger. Ce qui fait le sens publicitaire (des produits, des prix) défait le sens politique : la décontextualisation des photos originales et l'ironie de leur utilisation en contexte publicitaire pour vanter des gammes de produits génériques à bas prix agissent comme une dépolitisation de la représentation du mouvement historique, dans le sens où un processus d'éloignement des valeurs, par rapport à l'univers perçu comme spécifiquement politique, est engagé (Arnaud, Guionnet, 2005). Dans un éternel recyclage des pratiques sociales, la publicité absorbe la critique qui lui est faite à travers la critique de la société de consommation, pour se revaloriser dans un métadiscours. L'aspect du politique amenant des questions sur le bien commun et l'intérêt général, l'analyse d'une autre publicité (Intermarché en 2008) permet également de réfléchir aux frontières du discours publicitaire. En récupérant chez son concurrent historique la thématique de la lutte de prix et de Mai 68, Intermarché utilise les mêmes artifices pour retourner le discours-source contre E. Leclerc. La publicité sortie à l'occasion du très médiatisé 40 e anniversaire de Mai 68 emprunte les codes iconiques déjà utilisés par E. Leclerc : sur un fond gris se détache une étiquette sur laquelle est apposé un prix de vente, et dont le trou béant en son milieu indique qu'un pavé, à terre, l'a transpercée; la publicité s'interprète comme l'illustration figurative de l'expression « casser les prix ». Les guillemets qui encadrent la phrase « Nous, on n'a pas arrêté la lutte » sont le marqueur de l'énonciation énoncée par Intermarché. Alors que le slogan « on n'a pas arrêté la lutte » permettrait à Intermarché de clamer aux consommateurs son refus de la vie chère, l'antéposition du pronom « nous » marque une distinction de l'Autre, notamment E. Leclerc; ce « nous » mis en exergue par la couleur rouge, reprise chromatique du logo, s'oppose à un « ils » ou un « vous » et crée un rapport dialogique entre Intermarché et ses consommateurs, d'une part, et entre Intermarché et E. Leclerc, d'autre part. Par un jeu métadiscursif, le distributeur prend acte de la campagne de son concurrent. Double discours, donc, qui pourrait signifier que la génération de 1968 n'aurait pas continué à lutter pour ses idées, mais surtout que E. Leclerc n'aurait pas non plus continué la lutte des prix. En même temps qu'Intermarché présente son engagement auprès de ses clients « contre la vie chère », le distributeur signale son objectif de poursuivre une lutte concurrentielle. Cependant, le slogan historique « tous unis contre la vie chère » expose l'annonceur à contribuer à l'intérêt général en contrant une augmentation des prix, et permettre à tous une consommation à faible coût. La posture d'Intermarché consiste à faire passer l'intérêt général avant le sien, ce qui esquisse, d'après Dominique Quessada (1999), l'évolution et le débordement des discours d'entreprises privées sur le champ politique dans les sociétés néolibérales. Même si, comme le dit l'expression, l'union fait la force, on se demande comment les consommateurs ont de leur côté un quelconque pouvoir pour faire baisser les prix et comment imaginer cette union avec l'entreprise. Cette union apparente poserait le consommateur en militant et légitimerait sa « consommation engagée » (Granier, 2008) comme un acte de rébellion. Rien n'est moins sûr si l'on suit le propos de Paul Ariès (2003) cité par le Groupe Marcuse (2010) : « La publicité a tué l'esprit de révolte après avoir asséché l'imaginaire. » Les discours publicitaires précédemment analysés montrent la construction d'une « conflictualité élargie non politicienne » (Bacot, 1993, p. 119) autour de la question du pouvoir d'achat, et font coexister différents acteurs qu'un clivage matriciel répartit en camps opposés : d'un côté les enseignes, de l'autre les pouvoirs publics à qui on demande d'intervenir pour permettre une baisse des prix. En prétendant défendre le pouvoir d'achat, les annonceurs s'assignent une mission « politique » et remettent en question la capacité des « politiciens » professionnels à satisfaire l'intérêt général, ce qui contribue à créer une opposition plus générale entre la société (enseignes alliées aux consommateurs, prétendus avoir les mêmes intérêts) et les acteurs de la scène politique. La thèse de Dominique Quessada apporte un complément pour analyser les ambitions totalisantes du discours publicitaire même s'il n'emploie pas la même terminologie et ne distingue pas le politique (au sens noble de la gestion des affaires de la Cité, policy chez les Anglo-Saxons) de la politique (souvent entendue au sens péjoratif de la « lutte politicienne », politics). En effet, selon lui, « la publicité constitue le discours qui dissout toutes les frontières » (1999, p. 85) et en cela, il produit de l'incertitude « entre un discours politique (énoncé dans le cadre politique traditionnel) et un autre (énoncé désormais par la publicité) » (ibid.). Les messages publicitaires des enseignes déplacent ainsi les frontières du clivage, et en visant le bien commun, elles défendent une conception « noble » de la politique à l'opposé d'une version politicienne, censée tromper la société et entraver la liberté. La publicité serait donc « un discours politique ne relevant pas de l'ordre du politique » (ibid.), et cela est notamment rendu possible par le flou qu'elle entretient entre les notions de public et de privé, et d'information et de communication. Les publicités institutionnelles comme celles de E. Leclerc ou d'Intermarché sont très illustratives à ce sujet : il s'agit d'informer-communiquer sur l'apport de l'entreprise à la société et donc de son souci pour l'intérêt général qui, dans le discours de E. Leclerc, se décline en pouvoir d'achat : La question du pouvoir d'achat me passionne. Je n'arrive pas à imaginer qu'on puisse parler de bien-être, sans un minimum d'aisance matérielle. C'est une question politique : le niveau de pouvoir d'achat détermine pour les citoyens un état de liberté d'épargner, d'acheter, d'arbitrer dans le choix des produits, y compris pour les plus démunis. (Leclerc, 2004b; nous soulignons) L'interprétation du mot liberté est ici assez réductrice : elle devient celle d'acheter, celle de choisir… parmi tous les produits présentés par la marque; « la liberté devient le maître mot par lequel le citoyen est transformé idéologiquement en consommateur » (Quessada, 1999, p. 27). Ainsi s'opère « le déplacement généralisé du centre de gravité du politique vers l'économique dans les sociétés contemporaines » (ibid.). Le distributeur tient donc à faire reconnaître son action pour le bien général et réclame le droit de faire entendre sa voix; il peut, à travers la publicité, interpeller le président qui n'a pas tenu ses promesses ou manifester son désaccord vis-à-vis des lois réglementant le marché (« il est interdit d'interdire de vendre moins cher »). Selon Michel-Édouard Leclerc, la politique est un terrain à investir en tant que citoyen; participer à la vie politique est un devoir et bien qu'il reconnaisse ne pas avoir la légitimité du scrutin, il revendique son « expertise de chef d'entreprise » fondée sur la base des réussites commerciales et regrette qu'elle ne soit pas reconnue dans le champ politique. La publicité serait un moyen parmi d'autres possibles pour exposer les idées et « forcer l'écoute [des] élus » (Leclerc, 2004a). Les propos tenus sont partagés, selon lui, par les citoyens qui leur donnent de ce fait « une force supplémentaire » (ibid.). Il invite par ailleurs les chefs d'entreprise à le suivre parce que finalement, c'est une recette gagnante. En effet, en 2005, la loi Galland connaît un début de réforme et autorise la baisse des prix des grandes marques. Elle « doit contribuer à dynamiser la concurrence pour faire baisser les prix dans les grandes surfaces » (Portail du gouvernement, 2007). L'entreprise dite citoyenne prétend fabriquer de l'intérêt général, elle « instrumentalise la citoyenneté au service de l'amélioration de l'image des entreprises et de leur capacité d'intervention dans la sphère politique » (Quessada, 1999, p. 90). Si l'acteur politique a montré ses limites pour défendre le pouvoir d'achat, les distributeurs, qui incarnent la puissance d'agir, montrent qu'ils peuvent le faire, une fois affranchis des entraves d'ordre politique telle la loi Galland. Le trouble entre le politique-politique et le politique-publicitaire, selon les termes de Dominique Quessada, est entretenu également par l'emprunt que fait le discours publicitaire à la rhétorique politique : « La publicité n'efface pas la politique, au contraire, elle l'affiche. » Nous avons vu de quelle manière E. Leclerc et Intermarché dépolitisent les images contestataires des mouvements sociaux en les détournant et, à travers ces détournements, comment ces entreprises exposent leur engagement à défendre le pouvoir d'achat en adoptant une position militante. Leur discours publicitaire reprend du discours politique son aspect fondamental, c'est-à-dire l'action sur la société, pour la remettre au service de ses propres intérêts, leur but étant d'attaquer le monopole de la politique « comme seul mode d'organisation et de régulation de la société » (ibid., p. 99). Les luttes sociales du passé convoquées par le discours de E. Leclerc sont présentées comme archaïques, démodées, car « aujourd'hui, la lutte est pour le pouvoir d'achat ». L'idée étant que la politique, représentée par le mouvement de Mai 68 ou d'autres mouvements sociaux de l'époque, n'a pas su apporter le bonheur aux citoyens, contrairement à ces entreprises qui parviendraient, par le biais de la consommation, à apporter un nouveau bonheur pour tous, « y compris les plus démunis » (Leclerc, 2004b). Ainsi l'affiche détournée de Mai 68, dans laquelle le poing est brandi comme symbole révolutionnaire et porté par les boîtes de conserves, devient un appel à la consommation. Le discours de E. Leclerc caricature donc la politique et récupère sa force mobilisatrice. La publicité utilise le langage et les mots de la politique, elle détourne le politique, et finit par le remplacer. Elle exploite un désir de changement et des convictions qu'elle sait mettre au service de ses intérêts, en se présentant comme le changement lui -même. (Quessada, 1999, p. 101) Ainsi, des adjonctions produisent des déplacements de sens : « tous unis contre la vie chère », « promettre la hausse du pouvoir d'achat c'est permettre la baisse des prix », « la croissance oui sauf celle des prix » ou encore « il est interdit d'interdire de vendre moins cher ». Ces énoncés mettent en question la loi Galland, et à travers elle le politique lui -même pour mieux se substituer à lui. Le discours publicitaire des enseignes, en prenant en charge le discours collectif, modifie l'espace dans lequel ce dernier s'inscrit. Il ne s'agit plus d'espace public qui renvoie au politique, mais d' « espace commun », comme le propose Quessada. La publicité constitue finalement un détournement, voire une parodie du discours politique, mais elle devient surtout « un discours politique […] qui se présente comme une alternative au discours politique traditionnel » (ibid., p. 101). Si la division en camps ou partis est au cœur du politique, ces publicités renvoient à l'unification, à l'idée qu'on peut harmoniser la société jusqu' à expulser tous vestiges de division. À travers des slogans comme « tous unis contre la vie chère » ou « Leclerc défend votre pouvoir d'achat », le discours publicitaire réunit l'entreprise, devenue citoyenne, aux consommateurs-citoyens par l'équivalence faite entre pouvoir d'achat et intérêt général. L'entreprise est ainsi capable d'apporter le bonheur et la liberté à travers la consommation, tout ce qui peut entraver cette alliance heureuse étant imposé par des lois régulatrices de l'économie, donc des politiques. Ainsi, la publicité construit ici un discours politique qui se veut comme un recours contre le discours politique traditionnel, qu'elle a contribué à vider de son sens : Elle génère ainsi la croyance qu'elle est une force organisationnelle supérieure à la politique, parce qu'elle contiendrait un projet global plus souple, plus homogène et plus collectif. Elle réalise alors le projet du discours politique mieux que le discours politique lui -même. (Ibid., p. 102). Lorsque ce type de discours publicitaire avance sur de nouveaux terrains et en particulier le terrain politique, il ne transgresse pas de frontières – car celles -ci continueraient à exister même si elles étaient franchies – mais il les fait disparaître, d'où le trouble, l'incertitude, la difficulté à identifier des espaces différenciés comme ceux du privé et du public ou encore ceux de l'information et de la communication. L'évolution de ce discours publicitaire, qui tend à devenir un discours sans frontières, invite donc à croiser les regards, à convoquer la pluridisciplinarité pour mieux saisir les enjeux actuels. Ce n'est pas seulement une affaire des sciences de l'information et de la communication mais aussi, peut-être, une question à aborder dans le champ de la science politique . | À partir d'une étude de cas, l'article propose d'interroger les mécanismes discursifs permettant au distributeur E. Leclerc de dénoncer la loi Galland dans des campagnes publicitaires qui détournent l'iconographie contestataire des mouvements sociaux. En revendiquant son expertise dans l'intérêt général de la société, l'entreprise construit un discours publicitaire qui dissout les frontières en interagissant avec le politique. | linguistique_13-0088785_tei_795.xml |
termith-608-linguistique | Afin d'expliquer ou de ré-ajuster des énoncés jugés insatisfaisants, il est possible de recourir à des reformulations. Celles -ci se définissent comme un retour de l'énonciateur sur sa propre énonciation, afin d'en modifier un aspect. Une reformulation consiste donc en une relation entre deux segments (segments source et reformulé), généralement signalée par un introducteur. Ainsi : (1) A central interest in maintaining class status is to resist downward mobility within and between the generations – in other words, to counteract the turbulence of the reproduction process. (FLOB J28162) Sociology (2) Let workers be of homogeneous potentiality : that is, all workers can be assumed to have the same intrinsic capabilities. (FLOB J45161) Sociology À première vue, le segment reformulé est perçu comme exprimant « la même chose, avec des mots différents ». Il s'agit d'ailleurs de l'instruction sémantique véhiculée par certains introducteurs de reformulation, tels in other words, that is ou that is to say. Or, nous savons que même les termes entretenant une relation de synonymie n'ont jamais un sens totalement identique. Il semblerait donc que l'on fasse nécessairement évoluer son propos en le reformulant. C'est ce que nous allons mesurer, grâce à l'analyse d'un corpus d'anglais contemporain relevant des sciences humaines. Corrélativement, l'étude cherchera à mettre en lumière certains fonctionnements textuels caractéristiques de ce domaine. Les énoncés examinés proviennent de disciplines telles que la sociologie, la psychologie, la linguistique, ou l'histoire. L'unité de ce corpus semble tenir à divers paramètres. On remarque en premier lieu une syntaxe identique à celle des productions langagières courantes, caractéristique partagée par toutes les langues de spécialité, selon les observations de P. Lerat (1995 : 28-29). En outre, l'emploi d'un lexique spécialisé distingue nettement ces textes de la langue ordinaire. Sur le plan énonciatif, une différence significative apparaît également : tandis que les productions langagières courantes relèvent principalement du discours, les productions de sciences humaines relèvent en majeure partie du récit, pour reprendre la distinction établie par É. Benvéniste (1996 : 238-239). Les énoncés examinés se caractérisent également par une absence de signes non linguistiques (contrairement à ce que l'on observe fréquemment en langue de spécialité en sciences dites « dures »). Enfin, les connecteurs logiques sont moins nombreux qu'en sciences dures, mais laissent la place à des procédés cohésifs tels que les reformulations. Afin, précisément, d'analyser ces reformulations, les concepts de proximité et de distance seront utilisés. Ils permettront d'évaluer l'écart existant entre les contenus propositionnels des segments mis en relation. Cette étude cherchera également à déterminer dans quelle mesure les instructions de l'introducteur (indiquant une proximité sémantique), de même que les contenus propositionnels (pouvant présenter un fort écart, une forte distance sur le plan informationnel) interviennent dans l'interprétation. Après l'analyse de ces aspects, nous examinerons la fonction pragmatique des reformulations : quel est leur rôle dans l'économie discursive, notamment celle des textes relevant des sciences humaines ? Cette étude s'inscrit dans un cadre énonciatif, examinant des énoncés authentiques issus de la section « Learned and scientific writing » (section J) du corpus FLOB (Freiburg Lancaster Oslo Bergen Corpus). Les reformulations sont à placer dans le cadre des non-coïncidences du dire, mises en évidence par J. Authier-Revuz (1993). Plus précisément, il semblerait que les reformulations appartiennent à la catégorie des non-coïncidences entre les mots et les choses. Celles -ci se répartissent en deux sous-catégories : celle du défaut de la nomination, et celle de l'adéquation visée. Selon nous, les défauts de nomination correspondent principalement aux discours oraux. Les reformulations écrites, et notamment celles qui figurent en sciences humaines, révèlent en revanche une adéquation visée : il s'agit de faire coïncider au mieux le mot (ou l'énoncé) et le référent. La première formulation n'étant pas jugée totalement satisfaisante par l'énonciateur, il en fournit une seconde, destinée à compléter, à peaufiner la première. Nous distinguerons à ce stade deux types de reformulations : les reformulations en intension, qui permettent d'expliquer les mots que l'on emploie; les reformulations en extension, qui visent à mieux décrire la réalité extralinguistique. La première catégorie peut être illustrée par l'exemple suivant : (3) It is an additional example of the pragmatic tradition that women had in fact already been conducting eucharistic services for many years as Methodist “deaconesses” that is, without formal ordination but with the specific authority of the Methodist Conference. (FLOB J1767) History Dans cet exemple, le segment source consiste en un terme entre guillemets : il s'agit de deaconesses qui n'est pas supposé connu de tous. L'énonciateur en donne ensuite une définition, qu'il présente, par that is, comme une reformulation. Il s'agit donc d'un cas de métadiscours sur la langue. Autrement dit, c'est un terme technique qui est ici vulgarisé. Ce type de stratégie est bien entendu fort utile en sciences humaines, notamment lorsqu'elle concerne des textes qui ne sont pas uniquement destinés aux membres de cette communauté scientifique, mais qui s'adressent à un public plus large. Cette reformulation diffère de celle présente en (4) : (4) It belongs somewhere but is not somehow familiar; in other words, it must belong to some other dialect. (FLOB J33192) Linguistics Le premier segment est cette fois entièrement transparent : il décrit la réalité extralinguistique en termes simples et compréhensibles par tous. Le segment introduit par in other words fournit alors une seconde formulation, destinée à compléter la première, c'est-à-dire à mieux cerner la réalité décrite. Cette fois, il ne s'agit donc plus d'un cas de métadiscours sur la langue (car on n'explique pas un terme donné), mais il s'agit d'un métadiscours sur du « discours en train de se faire » (J. Authier-Revuz, 2004 : 35). De fait, la perspective n'est plus celle d'une vulgarisation, mais celle d'un prolongement textuel. L'énonciateur cherche à déployer son propos, tout en conservant un lien thématique entre la première et la seconde formulation. On remarque en outre que le second segment fait intervenir un terme légèrement plus technique (dialect) que ceux employés dans le premier segment, ce qui distingue également cet exemple du précédent. À ce premier type de distinctions, ajoutons une autre ligne de démarcation : celle existant entre reformulations paraphrastiques et reformulations non paraphrastiques. Cette distinction a été mise en lumière par des auteurs tels que E. Roulet (1987) ou C. Rossari (1997). Selon ces linguistes, la reformulation paraphrastique est une équivalence entre les contenus propositionnels de deux segments. Le second est présenté comme la ré-élaboration formelle du premier. Ainsi : (5) You cannot logically rate your entire self as good or bad. In other words, when you act well, that doesn't make you a good person. (FLOB F0639) Psychology L'énonciateur ré-élabore ici son affirmation en fournissant, dans le second segment, un équivalent global de la première formulation. Cette reformulation lui permet de préciser sa pensée, sans remettre en cause la première approche. Contrastant avec ce type de reformulations, il existe également des reformulations non paraphrastiques. Ces dernières consistent en une ré-élaboration qui n'est plus formelle mais qui consiste à ré-élaborer le contenu propositionnel d'un premier segment. Ainsi : (6) Children with AS are isolated because of their poor social skills. In fact, they may approach people but normal conversation is impossible. (BNC) Psychology Cette fois, le segment reformulé n'apporte pas seulement une précision au segment source, mais il fournit un contenu différent, qui rend rétrospectivement le premier inadéquat. Cette reformulation non paraphrastique est annoncée par in fact. Dans le cadre de cette étude, ce sont les reformulations dites paraphrastiques qui nous intéressent. D'une part, elles sont davantage caractéristiques des textes relevant des sciences humaines. D'autre part, bon nombre d'entre elles présentent une ambivalence qui mérite l'analyse : ces reformulations se caractérisent en effet par une tension entre la proximité thématique des segments liés et leur distance informationnelle. Nous allons montrer comment cette tension est mise en œuvre. Majoritairement, les reformulations paraphrastiques sont introduites par des locutions spécifiques annonçant une ré-élaboration. Ces locutions ont un sémantisme tel qu'elles établissent une équivalence entre les contenus de la première et de la seconde formulation. C'est notamment le cas de in other words, that is, that is to say, namely ou i.e. Des distinctions sont perceptibles sur les plans sémantiques et interprétatifs. Certains introducteurs se caractérisent en effet par une dimension métalinguistique explicite. Ainsi, la locution in other words annonce littéralement que les termes employés vont différer, supposant dans le même temps l'équivalence des contenus. C'est le cas en (7) : (7) The trade figures would still be in substantial deficit were it not for the mercenaries ' endeavours during the Gulf War. In other words, the current quarter's invisible earnings include pounds 1.200 million for mercenary forces ' activities. (FLOB F1687) History In other words, on le voit, est un outil de planification textuelle : il signale que l'énonciateur continue à développer un même thème de discours. Un tel marqueur fonctionne donc comme un outil d'organisation du sens. Avec l'introducteur that is to say, une dimension métalinguistique explicite réapparaît, puisque l'expression contient le verbe say (dire). Ainsi : (8) For now, it can be remarked that the basic mechanisms of development postulated by most, if not all theories, are regarded as the product of evolution rather than of development. That is to say, the child is assumed to have an innate ability to make associations, or to engage in assimilation and accommodation. (FLOB J 23 192) Psychology Avec that is to say, le dire est exhibé, et une seconde formulation est visée, afin de pallier une « non coïncidence du dire » (J. Authier-Revuz : 1993). Considérons maintenant l'introducteur namely : étant constitué du nom name et du suffixe ly, cet adverbe signale littéralement un rapport à la nomination : (9) Futurism thus managed to combine chauvinism and imperialism with policies in keeping with its anti-establishment pose, namely republicanism, egalitarianism and anti-clericalism. (FLOB J40 191) History Namely implique une complémentation sémantique du segment source par le segment reformulé. Une seconde série d'introducteurs, contrairement aux premiers, ne possède pas cette dimension métalinguistique explicite. Ainsi, that is n'est pas littéralement métalinguistique, car il ne réfère pas directement au dire. Il signale toutefois l'équivalence des segments qui l'encadrent, par le biais de be (qui est un marqueur d'identification) : (10) Regarding junior medical staff, that is any doctor junior to consultant, the report is unambiguous. (FLOB J5752) Sociology En raison de la présence de « that is », le second segment se comprend comme un doublon paradigmatique du premier. Le marqueur i.e. permet le même type d'interprétation. Signalons sa grande fréquence à l'écrit, et notamment dans le discours scientifique. i.e. est l'abréviation de l'expression latine id est qui se traduit en langue anglaise par that is. Tout comme that is, i.e. marque une équivalence simple entre les segments reliés. Cette équivalence est marquée par id, pronom démonstratif (en l'occurrence anaphorique) ainsi que est, forme conjuguée du verbe esse, c'est-à-dire l'équivalent de be en anglais. Il marque ainsi un repérage à valeur d'identification, tout comme en (11) : (11) A society becomes more prosperous, the economic rent for opera singers rises and, in justice, their rising value, i.e. economic rent should also be taxed. (FLOB B2389) Sociology Les segments encadrant i.e. sont présentés comme étant strictement équivalents. On remarque en outre que i.e., comme d'ailleurs l'ensemble des introducteurs de reformulations, permet d'agencer, d'organiser le sens. Cet aspect semble d'ailleurs constituer l'une des caractéristiques saillantes des productions textuelles relevant des sciences humaines. C'est ce que montre l'histogramme suivant réalisé à partir des données du corpus FLOB (cf. figure 1). La question qui se pose maintenant est celle des rapports existant au niveau des contenus propositionnels. Sont-ils aussi strictement équivalents que les introducteurs le donnent à penser ? En raison de la présence d'un introducteur, l'identification d'une équivalence est systématiquement suscitée. Mais quels sont donc les rapports existant véritablement entre les contenus propositionnels ? Considérons l'exemple (12) : (12) Between 1973 and 1983 the gross national product of the United Kingdom,in other words the total output of goods and services, rose by something like ten per cent. (SEC-cpt-01-01) History Dans cet exemple, les segments sont effectivement équivalents (le second fournissant une définition du premier) si bien que le rapport entre les contenus est conforme aux indications fournies par l'introducteur in other words. Une telle équivalence, si elle est possible, ne correspond toutefois pas au type de rapport existant le plus couramment entre les segments S et R (source et reformulé). Examinons l'exemple (13) relevant, selon nos observations, du cas de figure le plus fréquent : (13) It seems obvious that all we are doing if we ask questions about the “content” or “meaning” of a text is testing a child's social competence. That is, children who are successful in comprehension tests demonstrate no more than they can find the answer implicit in the question. (FLOB J 60153) Sociology Dans ce cas, on ne peut pas dire que les deux premiers segments soient équivalents. Le second peut en effet être considéré comme une justification du premier. Du point de vue des contenus, nous avons donc affaire à un véritable décrochement Les différents rapports observés entre les contenus – à savoir, une réelle équivalence en (12) et un écart en (13) – seraient-ils à relier au type d'introducteur employé ? Pour y répondre, nous allons examiner (14) employant également in other words. La question est de savoir si l'emploi de cet introducteur implique nécessairement l'équivalence des contenus : (14) It is generally accepted that these descriptions of mental states are theoretical, in other words it is always possible for them to be wrong, that's why we propose a new representation. .. (FLOB D046) Psychology Dans cet exemple, comme dans le précédent, il existe un fort écart entre les contenus des deux segments. L'énonciateur passe en effet de la notion theoretical à la notion wrong qui sont, en langue, très différentes. L'emploi de in other words n'implique donc pas une réelle équivalence des segments. Il semble possible d'établir les correspondances suivantes : dans les cas d'équivalence (cf. exemple 12), c'est un syntagme simple qui est reformulé, tandis que dans les cas de distance informationnelle (cf. exemples 13 et 14), c'est une proposition entière qui est reformulée. Dans le premier cas, on parlera de « micro-reformulation », tandis que dans le second, on adoptera le terme de « macro-reformulation ». Il est à noter que les micro-reformulations ont généralement pour objet la signification ou la nomination : soit elles fournissent une définition, comme c'est le cas en (12) soit elles donnent une dénomination plus précise, ainsi que l'illustre l'exemple (15) : (15) Scotland had a great deal of ascetic Protestantism, that is Calvinism, yet showed little in the way of capitalistic development. (FLOB J3068) History Cet exemple de micro-reformulation réalise le mouvement contraire de celui qui a été observé en (12) : en effet, tandis qu'en (12), il s'agit d'un cas de vulgarisation (par le biais d'une définition), ici, on passe d'une expression courante à un terme plus spécialisé. Néanmoins, on observe une constante, à savoir l'équivalence, la proximité informationnelle des contenus mis en relation. Dans le cas des macro-reformulations, en revanche (c'est-à-dire lorsque le segment reformulé présente un écart informationnel significatif par rapport au segment source), la reformulation ne consiste plus en un travail sur la signification ou la nomination, mais il s'agit cette fois d'un travail second sur le thème abordé dans le premier segment. De fait, ce sont maintenant les fonctions du segment reformulé qui vont être étudiées, dans le cas des macro-reformulations. Cet examen permettra également d'identifier diverses stratégies discursives mises en œuvre dans les productions de sciences humaines. Les fonctions du segment reformulé peuvent être réparties en deux sous-groupes : le premier se caractérise par un simple écart entre les contenus propositionnels, et le second par une véritable distorsion. En cas d'écarts entre les contenus, trois principaux types de fonctions caractérisent le segment reformulé. L'explicitation est l'une de ces fonctions, consistant à décrire une situation de façon plus précise ou plus complète. C'est ce que l'on observe en (16) : (16) In detail, when choosing between alternative estimators or between alternative test procedures, we wish to minimize the bias : that is, in a sufficiently large number of repeated applications we would like the expected value to correspond to the true value. (FLOB J 47106) Sociology Dans cet exemple, la perspective est celle d'une didactisation, car on explique ce à quoi correspond un biais (bias), phénomène bien connu des scientifiques. La conceptualisation correspond au deuxième type de fonction possible. Elle consiste à élaborer des représentations mentales, générales et abstraites : (17) Workers can either inadvertently mishandle equipment or be inflexible and not take the proper initiatives. That is, there is a discretionary element to the effectiveness of work which is difficult to control by pure monitoring. (FLOB J45131)Sociology Le second segment évoque la même situation que le premier, mais de façon plus conceptuelle. S'effectue donc ici le mouvement inverse de la didactisation observée dans l'exemple précédent. Enfin, la récapitulation permet de reprendre plusieurs informations énoncées au préalable, en énumérant les points principaux : (18) The West German system is at the same time a plurality of systems and a list system, in other words it is a mixed system, and it may be regarded as an example. .. (BNC) History-Politics La reformulation synthétise ici les informations contenues dans le segment source. Ce type de stratégie est, bien entendu, fort utile dans le cas de productions textuelles correspondant à un niveau élevé de réflexion, car elle permet au lecteur de marquer une étape dans sa compréhension. La récapitulation possède donc, elle aussi, une dimension didactique. Plus qu'un simple écart, on peut également observer une véritable distorsion entre les contenus propositionnels. Les fonctions du segment décroché sont au nombre de trois, d'après les observations effectuées. L'illustration est l'une des fonctions possibles, et consiste à mettre en lumière un premier segment à l'aide d'un exemple significatif. Ainsi : (19) You cannot rate your entire self as good or bad, in other words when you act well that doesn't make you a good person, but you may legitimately rate your acts as good or bad. (BNC) Psychology Ici, la distorsion entre les contenus est manifeste : on passe en effet d'une abstraction à la description d'un exemple. De telles illustrations peuvent correspondre à deux types de stratégies. Elles peuvent contribuer à fonder les propos tenus, en les rendant plus concrets. Elles peuvent également correspondre à une volonté didactique, dans le cas où les lecteurs visés sont extérieurs à la communauté scientifique en question. La justification est le second cas de distorsion entre les segments. Elle consiste à présenter un premier segment comme vrai grâce à l'exposé d'arguments : (20) For now on, it can be remarked that the basic mechanisms of development postulated by most, if not all, theories are regarded as the product of evolution rather than of development. That is to say, the child is assumed to have an innate ability to make associations, or to engage in assimilation and accommodation. (FLOB J23192) Psychology Dans ce cas, le segment introduit par that is to say explique au co-énonciateur pourquoi il faut tenir le précédent pour vrai : en effet that is to say pourrait être remplacé par indeed sans que l'agencement du sens soit modifié. Il faut remarquer ici que l'on conserve le même degré d'abstraction lors du passage du segment source au segment reformulé. Ceci montre bien que la reformulation opérée en (20) n'est pas destinée à favoriser la compréhension de lecteurs « extérieurs » à la communauté scientifique, mais elle vise au contraire à convaincre un public de spécialistes. L'illustration est le troisième cas de figure, et consiste en l'attribution d'une signification, comme l'illustre (21) : (21) From that moment on the Kremlin saw him as a realistic politician, in other words as one who urged the people to accept the invasion, and that moment was a turning point.(BNC) History Dans cet exemple, une forte distorsion apparaît entre le contenu du segment source et celui du segment reformulé. Cette distorsion est ici ironique, car l'énonciateur interprète le segment realistic politician, qui est connoté positivement, en tant que one who urged the people to accept the invasion. Or cette deuxième description est loin d' être aussi positive que la première. L'énonciateur procède ainsi à un décryptage d'un discours autre, et à sa remise en question. Le décryptage d'un discours autre peut remplir deux fonctions majeures. D'une part, comme c'est ici le cas, il peut permettre à l'énonciateur spécialiste d'interpréter un discours prononcé à l'extérieur de la communauté scientifique, mais qui constitue en fait son objet d'étude. D'autre part, ce type de procédé peut favoriser la ré-interprétation d'un discours interne à une communauté scientifique. Les reformulations sont des phénomènes énonciatifs particuliers dans la mesure où elles annoncent une équivalence entre les deux segments mis en relation, bien que cette équivalence soit rarement parfaite. Il est toutefois remarquable que les instructions de l'introducteur fonctionnent comme une consigne interprétative, forçant en quelque sorte l'interprétation en dépit du rapport entre les contenus : la reformulation est comme imposée par l'introducteur. Cette tension entre proximité et distance, qui se résout donc dans la prépondérance donnée aux introducteurs, constitue une particularité des reformulations. On remarque de surcroît que les reformulations sont fort utiles en sciences humaines, dans la mesure où elles permettent d'agencer le propos, tout en évitant d'avoir en permanence recours à des connecteurs logiques. Ces reformulations permettent de mieux expliquer certains termes, dans le cadre de micro-reformulations, ou encore de déployer et de planifier le propos, dans le cadre de macro-reformulations. L'étude ayant également recensé les diverses fonctions discursives de ces éléments, il est alors possible de déterminer la fonction, non plus discursive mais pragmatique, des segments reformulés. Puisqu'ils permettent d'effectuer des actes tels que l'explication, la conceptualisation, la récapitulation, l'illustration, la justification, ou encore l'interprétation, nous en déduisons que leur fonction pragmatique relève de l'ajustement inter-énonciateurs : il s'agit en effet de mieux énoncer, afin de mieux se faire comprendre tout en conservant un lien thématique. Les productions en sciences humaines révèlent ainsi, par l'étude de leurs reformulations, une stratégie consistant à affiner continuellement le discours en train de se faire. Le choix d'effectuer une telle ré-élaboration est initié par un regard réflexif de l'énonciateur sur sa propre production si bien que l'on peut considérer que les reformulations relèvent de processus d'auto-régulation des productions textuelles . | Une reformulation se définit comme la modification d'une première formulation. Deux segments sont mis en relation, généralement par un introducteur. Le segment reformulé se comprend généralement comme un doublon informationnel du premier segment. Cette équivalence correspond d'ailleurs à l'instruction sémantique véhiculée par certains introducteurs. Il s'avère toutefois qu'il n'existe pas de vrais synonymes en langue. L'étude se fonde sur un corpus d'anglais contemporain relevant des sciences humaines (sociologie, psychologie, linguistique, histoire). Les concepts de proximité et distance permettent d'évaluer l'écart existant entre les segments. Cet examen cherche, plus précisément, à déterminer dans quelle mesure les instructions de l'introducteur (indiquant une proximité sémantique), de même que les contenus propositionnels (pouvant présenter un fort écart, une forte distance sur le plan informationnel) interviennent dans l'interprétation. Nous examinons enfin la fonction pragmatique des reformulations et précisons leur rôle dans l'économie discursive. | linguistique_11-0218974_tei_794.xml |
termith-609-linguistique | Les théories de l'écriture et les pratiques d'enseignement de l'écriture entretiennent entre elles des relations complexes, beaucoup moins unidirectionnelles qu'on ne l'imagine parfois lorsqu'on envisage la didactique de l'écriture comme une application stérile de concepts élaborés dans une autre sphère que la sienne. En effet, l'examen des liens qui unissent les pratiques scolaires et les théories de l'écriture montre qu'il s'établit entre ces deux pôles des sollicitations réciproques : certes l'école utilise des théories et des modèles de l'écriture mis à sa disposition ou sélectionnés par elle; mais en retour, la didactique de l'écriture, comme le montre son histoire, est, tour à tour, l'instance critique qui met à l'épreuve l'efficacité pragmatique des théories et leur solidité conceptuelle, le commanditaire qui stimule la production de modèles explicatifs capables de rendre compte des phénomènes observés résistants aux méthodes d'analyse disponibles, voire le concepteur de modèles intégratifs répondant à des besoins spécifiques de l'école (Halté, 2003; Plane, 2003b; Garcia-Debanc et Fayol, 2003). Cette contribution va donc explorer l'un des aspects de cette interrelation complexe en s'interrogeant sur la pertinence des modèles théoriques de la production d'écrit et leur capacité à éclairer l'analyse des pratiques scripturales en prenant comme angle d'attaque l'aptitude de ces modèles à rendre compte du cas particulier que constitue l'écriture sur traitement de texte. Cette exploration commencera, paradoxalement, par l'exposé des raisons pour lesquelles il est impossible, ou tout du moins dangereux, de construire un modèle de la production d'écrit. Puis, courant le risque de passer pour incohérente ou soumise aux habitudes de l'ancienne rhétorique scolaire qui préconisait une alternance mécanique entre la thèse et l'antithèse, elle se poursuivra par un plaidoyer défendant la nécessité d'un modèle de la production, et se terminera par la présentation d'éléments permettant d'élaborer un modèle qui aiderait à l'étude de l'écriture sur traitement de texte et à son traitement didactique, et qui repose sur l'analyse de la production d'écrits en termes de contraintes. La production d'écrit, nous le savons tous, a fait l'objet de deux grandes familles de modélisations. Les plus traditionnelles, issues de la rhétorique classique, se sont attachées à représenter l'activité du scripteur de façon linéaire comme s'il s'agissait de l'effectuation d'une suite d'étapes dont l'ordre était immuable car ces modélisations avaient une fonction de modèle au sens ordinaire du terme, c'est-à-dire qu'elles étaient destinées non pas à rendre compte de l'activité effective des scripteurs, mais à décrire des comportements attendus pouvant servir d'exemples et avoir valeur de consignes. En revanche, les modélisations plus récentes, se fondant sur des travaux expérimentaux de psychologie cognitive ou de psycholinguistique, envisagent la production d'écrit dans ses aspects processuels et la décrivent en termes d'opérations récursives. Il n'est nul besoin d'insister sur le premier argument qu'on peut opposer aux modélisations de l'écriture, car il dénonce un travers bien repéré : il s'agit du risque inhérent à tout modèle qui fait qu'on est tenté de lui faire jouer un rôle prescriptif alors qu'il n'a de fonction que descriptive et explicative. Cela a été le cas de la plupart des théories du texte introduites dans l'enseignement, soit à la suite d'injonctions institutionnelles, soit par le biais de ces discours de vulgarisation dont la circulation constitue un principe organisateur de la communauté discursive qui les accueille ou les promeut, et devient même un principe fondateur de cette communauté lorsqu'il s'agit de la communauté enseignante, car celle -ci tire sa légitimité de sa reconnaissance en tant que noosphère. Le schéma quinaire est l'exemple emblématique dans l'enseignement primaire et secondaire français de ces outils théoriques détournés de leur fin première; mais les théories de la production n'ont pas été épargnées par les risques de détournement. Ainsi, la schématisation des processus rédactionnels opérée par Hayes et Flower s'est trouvée sollicitée comme garante d'outils pédagogiques despotiques, alors que, justement, la supériorité de leurs travaux sur leurs devanciers, et en particulier sur ceux de Murray a été non pas le passage d'un modèle étapiste à un modèle récursif, mais l'abandon de la visée prescriptive qui avait jusque là été celle des travaux portant sur la production. Mais ce changement de visée a à peine été entrevu; inversement, lorsqu'on a redécouvert Albalat et célébré – à juste titre – le caractère précurseur de ses analyses qui mettaient en évidence le rôle pédagogique de l'observation des ratures et repentirs, on a revanche omis de prêter attention à la perspective téléologique qui sous-tendait ses travaux (les ratures vont toujours dans le sens d'une amélioration) et à la fonction modélisante qu'il affectait à l'observation des brouillons (les écrivains nous présentent les exemples qu'il nous faut suivre). Le second argument pouvant être convoqué contre les modélisations de l'écriture est d'ordre épistémologique : il nous faut renoncer à la naïveté de croire qu'il puisse exister un modèle systémique de l'écriture qui rendrait compte de l'ensemble des multiples dimensions de l'écriture, et ce pour des raisons qui tiennent à l'écriture elle -même, mais aussi pour des raisons qui tiennent à ce que sont les théories et les modèles. L'écriture, ou plus exactement la production d'écrit, est en effet rebelle à la modélisation, parce qu'elle est une chose si complexe, si plurielle, qu'elle refuse à se laisser enfermer dans un cadre théorique, et les travaux sur l'écriture se sont si diversifiés, ont emprunté à tant de domaines de recherche qu'ils rendent manifestement vaine toute tentative qui aurait la prétention de construire une vision globale de l'écriture. En bonne logique, un modèle de la production d'écrit, si la perfection dans ce domaine était de ce monde, devrait comporter au moins trois niveaux emboîtés : il se doit de comprendre un modèle du discours, d'intégrer ce modèle de discours dans un modèle de l'activité de production discursive, et de se soumettre lui -même à un méta-modèle qui définit ses fonctionnements. Revenons sur chacun de ces niveaux et voyons comment à leur tour ils se complexifient par de nouvelles séries d'emboîtements. Ainsi, on peut dire de tout modèle du discours qu'il intègre lui -même un modèle du texte et de la textualité, et ce même dans les conceptions frustes qui envisagent les rapports texte/discours comme s'il s'agissait uniquement d'une différence dans le nombre de paramètres pertinents. C'est en ce sens que Patry (1993) décrit le discours comme « un objet d'étude multi-stratifié » dont les propriétés excèdent le domaine de l'analyse linguistique de niveau lexico-grammatical. En ce qui concerne la boîte correspondant au niveau « modèle de l'activité de production », l'existence même de plusieurs types de modèles appartenant au même champ de recherche, la psycholinguistique, tout en en montrant la complémentarité, révèle du même coup l'insuffisance de chacun d'entre eux, et surtout la complexité de ce qui serait idéalement à mettre dans cette boîte. Ainsi, dans la grande famille des modèles s'attachant aux aspects processuels de l'écriture, il en est comme celui de Hayes et Flower évoqué plus haut qui s'attachent aux enchaînements temporels d'opérations et d'états, réalisés avec ou sans que leur effectuation suppose un acte de décision de la part du scripteur (processus automatiques / processus contrôlés, pour reprendre la distinction désormais classique de Schneider et Shiffrin); d'autres comme celui de de Beaugrande (1984) (parallel-stage interaction model of production) qui s'intéressent à mettre l'évolution du texte produit au cours de sa génération, au nombre des paramètres déterminant l'activité de production; d'autres enfin comme celui de van Galen (in Fayol, 1997) qui se focalisent sur la question de la simultanéité et de la différence d'amplitude temporelle des opérations de différents niveaux entrant dans l'activité de production. Les modèles de la production se différencient également entre eux par le type d'objets qu'ils considèrent comme étant ce sur quoi s'exerce l'activité cognitive du scripteur ou ce qui constitue les ressources qu'elle mobilise. Selon la nature des opérations auxquelles ils s'intéressent, ils prennent en compte des matériaux de nature, de taille et d'origine différentes; cela va de matériaux que l'on pourrait qualifier de pré-construits conceptuels/acquis comme les règles rhétoriques, les superstructures textuelles, les scripts, les stéréotypes, voire les structures syntaxiques à des unités linguistiques beaucoup plus fines, comme les graphèmes ou les morphèmes, voire les traits pertinents; ou au contraire à des objets extra-langagiers de grande ampleur, comme ce que Bronckart (1996), complétant dans une perspective interactionniste la notion de modèle de situation élaborée par Van Dikj et Kintsch (1983), appelle la situation d'action langagière. Il désigne ainsi « les propriétés des mondes formels (physique, social et subjectif) qui sont susceptibles d'exercer une influence sur la production textuelle », en distinguant « la situation d'action langagière externe, à savoir les caractéristiques des mondes formels telles qu'une communauté d'observateurs pourrait les décrire, et la situation d'action langagière interne ou effective, c'est-à-dire les représentations de ces mêmes mondes tels qu'un agent les a intériorisés ». De façon générale, on note que les modèles psycholinguistiques de production de discours se distinguent des modèles linguistiques de discours non seulement par la perspective adoptée et le cadre théorico-méthodologique, mais aussi par la représentation du discours (ou du texte) qu'ils construisent; autrement dit, les modèles de production intègrent nécessairement des modèles de discours (ou de textes), mais ceux -ci sont en général beaucoup moins puissants que les modèles de discours relevant d'approches strictement linguistiques. En outre, tout modèle renvoie à un méta-modèle, c'est-à-dire à un ensemble de règles et de principes qui régissent l'architecture adoptée pour le modèle qu'on construit. Il peut s'agir d'une représentation tabulaire, qui oriente l'attention sur ce qui se produit à l'occasion de la rencontre de deux séries de données de natures différentes; d'un modèle boxologique qui isole des composants et s'intéresse aux relations et aux règles de transfert entre ces composants; d'une structure arborescente qui s'intéresse prioritairement aux nœuds et aux points où sont offertes des alternatives; ou encore d'une structure en emboîtement comme celle utilisée plus haut pour décrire ce qu'on pourrait attendre idéalement d'un modèle de la production d'écrit… Aucun de ces choix n'est neutre. Berthelot (1998) a montré comment ces formalisations constituaient des schèmes d'intelligibilité. Ainsi, le risque est grand que l'on confonde les propriétés du modèle avec les propriétés de l'objet représenté par le modèle. Et ce risque est d'autant plus grand dans le domaine de l'écriture que le modèle et ce qu'il figure appartiennent à la même classe d'objets, car ce sont l'un et l'autre des discours ou du moins des objets en rapport avec le discours. Enfin, on peut opposer aux modélisations concernant l'écriture ou tout autre activité humaine une dernière série d'arguments dénonçant les quatre dangers qu'elles font encourir : – le risque de l'amalgame conceptuel qui procède de l'empilement théorique inarticulé, un peu à la manière des programmes scolaires, qui, à quelque époque que ce soit, ont toujours été obligés, pour éviter l'allégeance à un courant théorique particulier d'agglutiner des concepts et des outils d'analyse prélevés dans différents contextes épistémologiques, afin de tirer de cette pâte composite de quoi nourrir une doxa consensuelle; – le risque du systématisme, qui amène à soumettre l'architecture théorique qu'on élabore à des exigences esthétiques qui distendent les liens entre le modèle et l'objet qu'il figure. En effet, les modes de formalisation, comme par exemple l'emboîtement ou la taxinomie, sont des outils à double tranchant : d'une part ces outils exercent un pouvoir heuristique en aidant à analyser la complexité du réel et à en générer des représentations; mais d'autre part, ces modes de formalisation possèdent des caractéristiques propres (par exemple des règles d'inclusion ou de symétrie) qui sont autant de contraintes pesant sur la représentation. Or il n'y a pas nécessairement une homologie structurelle entre l'organisation d'un modèle, qui n'est autre qu'un discours, et l'organisation que l'on prête à cet objet, tout simplement parce que la mise en discours ou la mise en schéma, obligeant à linéariser ou à faire figurer en deux dimensions un objet, ou un phénomène, impose des contraintes de représentation qui sont extrinsèques à l'objet représenté. Pourtant la sémiotisation constitue un artefact qui à son tour influe sur la représentation mentale de l'objet qu'elle tend à figurer, par exemple en incitant à opérer des distinguos dans l'identification des propriétés de cet objet pour assurer la symétrie d'une schématisation graphique; – le risque de la monomanie qui fait que l'on peut être tenté de rapporter à un principe unique une diversité de phénomènes qui n'en relèvent pas. Tour à tour, les théories de l'énonciation, du dialogisme ou du genre ont été finalement les victimes de l'engouement qu'elles ont suscité, de la même façon qu' à l'époque de Messmer le magnétisme avait servi de principe explicatif unique rendant compte de l'ensemble des phénomènes physiques jusque là inexpliqués. – dernière attaque enfin contre les modélisations : elles influent sur l'interprétation des phénomènes observés en proposant des systèmes de causalité pré-établis, empêchant donc ainsi une lecture plurielle des relations de causalité. C'est pour cela que si, dans le domaine de la physique, les modélisations sont des opérateurs puissants, indispensables pour représenter des phénomènes complexe qu'il est important de pouvoir reproduire en laboratoire non pour les traiter, mais pour apprendre à les traiter à partir de leur image, en revanche, dans le domaine des sciences humaines, les modélisations peuvent être des outils dangereux, et sont toujours, en tout cas, des outils très imparfaits. Autrement dit, si la modélisation mathématique est indispensable à un physicien spécialiste des milieux granuleux pour formaliser, décrire et prévoir ce qui se passe quand on rajoute du sable sur un tas de sable, on ne peut espérer de modèle formel de l'écriture qui permettrait de comprendre tout ce qui se passe quand un scripteur prend la plume ou le clavier pour écrire. Maintenant que sont exposées les raisons de se méfier des modèles formels de l'écriture, voyons pourquoi on peut s'y aventurer pour travailler sur la question du traitement de texte. Et par souci d'équilibre rhétorique trois arguments seront présentés en faveur du recours au modèle : Référons -nous pour commencer à Moles qui écrivait dans Les Sciences de l'imprécis en 1995 : « ce que l'on reproche au simulacre, au modèle, c'est justement ce qui fait sa vertu, c'est qu'il est probablement plus simple, plus sommaire, plus rudimentaire, dira -t-on, que le réel dont il veut reproduire les aspects, que ce soit des aspects de structure matérielle ou des aspects de structure dynamique, c'est-à-dire de fonctionnement ». Les modèles sont en effet des outils intellectuels qui visent à représenter de façon épurée certains aspects d'un phénomène complexe. Ils nous servent à isoler des traits à observer dans un objet complexe, à démêler l'écheveau enchevêtré des causalités et suivre l'un des fils de cet écheveau, à disposer de repères pour étalonner une évolution. Si on ne perd pas de vue le fait que les modélisations sont par nature sommaires, et que c'est en cela qu'elles sont utiles, parce qu'elles constituent des schématisations rendant visibles des points noyés dans la complexité du réel, on peut en faire un bon usage. Une deuxième justification pour défendre la construction de modèles théoriques repose sur le fait qu'on ne peut pas se passer de modèle : qu'on le veuille ou non, on se réfère toujours à un modèle ou à un proto-modèle des phénomènes sur lesquels on est appelé à se prononcer; ce modèle peut être fruste et préthéorique, il est quand même là. Ainsi quand on enseigne l'écriture ou la langue, peu importe qu'on soit ou non linguiste, on se réfère à un modèle implicite de l'écriture ou de la langue. Enfin dernier argument, nous avons besoin de modèles théoriques pour comprendre ce que nous voyons et pour cibler des catégories d'interventions didactiques. Pour le didacticien, le modèle a l'avantage de désigner les variables à surveiller et les points sur lesquels agir. De tout cela une leçon est à tirer : un modèle doit être modeste, s'il veut être efficace. Il ne sert à rien de monter une machine monstrueusement encombrante difficile à manipuler. Et il ne faut jamais perdre de vue que tout modèle, quelles que soient sa finesse et sa complexité n'est jamais qu'une représentation pauvre, qu'aucune amélioration ne rendra capable d'avoir la richesse de ce qu'il figure. Une fois ces précautions prises, on peut se hasarder à présenter une proposition d'analyse de la production verbale écrite issue du travail d'un Groupe de Recherche pluridisciplinaire. Dans ce GDR, nous nous intéressons non pas à l'écriture dans son ensemble, mais à l'activité de production écrite considérée ici comme un jeu de contraintes. Ce choix nous permet de déterminer des lieux d'observation pour le linguiste et le psycholinguiste, et des lieux d'intervention pour le didacticien qui peut faire bouger les paramètres de ces contraintes. La représentation de l'activité de production verbale comme jeu de contraintes qui est ici proposée ne prétend pas constituer une innovation. Au contraire, il existe une tradition consistant à considérer la production d'écrit comme une activité soumise à contraintes. Il suffit, pour s'en assurer de relever la fréquence des déontiques et des formules impératives tant dans les traités de rhétorique classique que dans les manuels scolaires contemporains ou les guides à l'intention des autodidactes. On trouve en effet dans ces différents ouvrages la mention de trois types de contraintes : – des règles procédurales qui prescrivent des conduites à tenir. Ainsi, un manuel destiné à des élèves de quatrième enjoint aux jeunes scripteurs de faire un brouillon propre (!) et aéré pour pouvoir se relire (tout en illustrant le chapitre par la reproduction d'un manuscrit de George Sand enfant, dans lequel on peut voir que le futur écrivain ne s'astreignait pas à faire en sorte que son brouillon soit aussi propre que les recommandations du manuel l'exigent…) – des préceptes définissant des normes linguistiques, rhétoriques ou stylistiques. Ainsi, certains ouvrages comportent des listes d'expressions proscrites ou des conseils pour construire des plans de devoirs adaptés à la diversité des types de sujets que les élèves auront à traiter. – des consignes imposant un thème, et, selon les cas, des orientations axiologiques, ou des formes discursives, formalisées par les libellés de sujet de rédaction. Ces types de contraintes, exprimées par écrit dans des ouvrages ou des formulaires d'examen, ou oralement sous la dictée d'un enseignant, ont en commun de prendre la forme d'injonctions adressées par un prescripteur identifiable, détenteur d'une autorité légitimée par sa position institutionnelle ou par la tradition, et de s'adresser à un scripteur qui se doit de les intérioriser. Elles sont également caractérisées par le fait d' être formalisées et de prétendre être explicites. Mais il s'agit là d'une interprétation restrictive de la notion de contrainte, qui ne rend pas compte de tout ce que le scripteur doit gérer lorsqu'il écrit. C'est pourquoi nous avons choisi de regrouper sous le terme de contraintes non pas les seules consignes maisl'ensemble de ce qui restreint l'espace de liberté du scripteur. Et afin de proposer un cadre d'analyse qui ait les fonctions didactiques d'un modèle sans pour autant encourir les dangers évoqués plus haut, nous avons choisi d'adopter les principes méthodologiques mis en œuvre dans les approches modularistes (Nølke et Adam, 1999). Pour des raisons d'ordre théorique et méthodologique nous considérons donc l'écriture comme une activité qui oblige le scripteur à gérer cinq catégories de contraintes différenciées par l'instance qui les impose et par le degré de liberté qu'elles lui laissent. Les catégories de contraintes que nous avons retenues n'ont en effet pas le même pouvoir d'astreinte. La première catégorie rassemble les contraintes d'ordre psycholinguistique liées aux limites des capacités de l'appareil cognitif du scripteur. Ce dernier n'a pas de prise sur elles, et le poids qu'elles pèsent sur l'écriture évolue au fur et à mesure du développement personnel du sujet, comme le montrent les études comparant la réalisation de tâches scripturales par des enfants et par des adultes. Les autres catégories de contraintes sont soit imposées par une instance extérieure – la langue, le médium ou le texte lui -même – soit intériorisées par le sujet scripteur. Dans ce dernier cas il peut s'agir de prescriptions exogènes ou d'auto-prescriptions. Contrairement aux contraintes d'ordre psycholinguistiques, les autres catégories de contraintes laissent entrouvertes des possibilités de négociation, voire de contournement. Elles ont également pour point commun le fait de jouer deux rôles apparemment opposés : bien évidemment, par nature, elles restreignent les choix du scripteur; mais dans le même temps, elles exercent une fonction heuristique car elles fournissent des éléments programmatiques qui orientent l'écriture. Ainsi, du côté des contraintes linguistiques, l'existence de séquences d'ampleur variable disponibles dans la langue joue un rôle important dans la génération de texte, ainsi que l'ont montré les travaux portant sur la prédictibilité des énoncés ou sur le fonctionnement du figement et des degrés de liberté tolérés par la langue (Gross, 1996). De même, du côté des contraintes imposées par une consigne donnée au scripteur ou que le scripteur se donne, il est manifeste que les genres, au sens que Bakhtine (1979) donne à ce terme, fournissent au scripteur des orientations de travail et constituent pour lui des ressources, comme l'ont mis en évidence les travaux portant sur le rôle des schémas prototypiques dans la production de texte. Les contraintes que nous venons d'évoquer et que nous allons présenter ci-après plus amplement sont étroitement imbriquées et interdépendantes. Ainsi, le traitement de texte est un medium d'écriture, et à ce titre il peut être considéré soit tout simplement comme un dispositif restreignant l'espace de liberté offert au scripteur, soit, de façon plus fine, comme un dispositif ayant aussi des effets sur les autres catégories de contraintes imposées au scripteur. Nous avons adopté ce second parti, mais nous profiterons du privilège offert à l'analyste qui peut s'autoriser à désintriquer des composantes intimement corrélées pour les examiner une à une comme si elles étaient indépendantes ou dissociables en les déployant; et afin de donner un aperçu des liens qui unissent ces contraintes nous donnerons pour chacune des catégories évoquées un bref exemple qui, bien que local et limité, servira à montrer comment les spécificités du médium qu'est le traitement de texte influent sur les autres contraintes. Toute production d'écrit est une activité cognitivement coûteuse, comme l'ont mis en évidence les travaux dont Fayol (1997) a fait la synthèse, car le scripteur doit réaliser des opérations complexes, de différents niveaux, qui exigent la mobilisation de ressources dédiées aux fonctions attentionelles et exécutives. Or les limites des capacités de maintien et de traitement de l'information (synthèse in Gaonac'h & Larigauderie, 2000) constituent des contraintes qui s'exercent sur l'activité du scripteur. Le poids de ces contraintes a été étudié notamment par Olive et Kellogg (sous presse) qui ont montré que des scripteurs adultes peuvent activer les processus de conceptualisation et/ou de formulation en même temps qu'ils transcrivent leur texte alors que des scripteurs enfants ne peuvent qu'activer ces processus les uns à la suite des autres. Cependant, le coût cognitif de l'écriture est également dépendant du médium de production, dans la mesure où celui -ci peut alléger ou au contraire alourdir la charge mémorielle imposée au scripteur. Dans le cas de la production écrite traditionnelle, c'est-à-dire sur papier, les vestiges consultables demeurent, y compris ceux des ratures délétions. Les gestes discursifs de dénivellation montrent bien le fonctionnement du dialogue de l'auteur avec son texte déjà là. Ce dialogue peut recouvrir des natures très différentes : il peut se faire très discret si la plume ne se pose sur le papier qu' à l'issue d'une longue maturation silencieuse, l'auteur ne s'autorisant à noter que les formes qu'il juge définitives; ou au contraire, il peut être explicite, voire exhibé par un auteur qui a besoin de mettre en scène ses hésitations et ses repentirs pour opérer ses choix d'écriture. On songe ici en particulier à la Vie de Henri Brulard, qui est sans doute de ce point de vue un texte prototypique. Mais dans tous les cas, des traces matérielles, qu'il s'agisse de ratures ou simplement de ruptures dans le geste graphiques, témoignent des strates de la production. En revanche, l'écriture sur traitement de texte – et c'est en cela qu'elle est le chaînon manquant entre l'écrit et l'oral et non pas pour des raisons qui tiennent à la langue – repose sur un traitement mémoriel singulier : comme dans le cas de l'écrit traditionnel, le texte produit sur traitement de texte est consultable, à condition toutefois d'avoir été jugé provisoirement définitif, si on nous autorise cet oxymore; mais comme dans le cas de la production orale, les hésitations, les ratures, les remords disparaissent du domaine consultable et ne subsistent que sous la forme de traces mémorielles. Ces contraintes sont dépendantes des modes de linéarisation, d'organisation et de différenciation imposés par la langue et par les particularités du système d'écriture employé. Comme l'a montré Nølke (1999), les règles qui régissent les fonctionnements syntaxiques, sémantiques, morphologiques, prosodiques etc. d'une langue ne s'organisent pas en un système hiérarchisé, et peuvent même entrer en concurrence les unes avec les autres. En témoignent les difficultés rencontrées en Traitement Automatique du Langage, par exemple pour modéliser les règles qui régissent l'ordre des mots. Le scripteur est donc soumis à l'obligation de respecter des règles linguistiques – dont un grand nombre, sinon la plupart, ne sont ni formalisées ni enseignables – mais il est de son ressort d'organiser le traitement de ces règles, attendu qu'il est impossible de ramener à un algorithme unique les prises de décision en matière linguistique Dans le cas de l'écriture sur traitement de texte, la linéarisation peut être non pas concomitante à la production mais postérieure car le médium autorise toutes les opérations génétiques – remplacement, déplacement, insertion, suppression – sans que le texte en cours de production en porte des cicatrices matérielles. De même le scripteur peut différer le traitement des problèmes morphosyntaxiques. Ce qui change donc par rapport à l'écriture manuscrite ce n'est pas tant les règles de linéarisation que la manière dont le scripteur peut les gérer. Ainsi certaines fonctions du traitement de texte comme la correction orthographique dispensent le scripteur d'une partie du traitement des contraintes orthographiques, avec, il est vrai, plus ou moins de bonheur. Mais à côté de cet allégement certain de la tâche d'écriture, le fait que la production s'effectue par des procédés proches de l'épellation – chaque touche doit être frappée une à une alors que dans l'écriture manuscrite le tracé enchaîne les éléments graphiques et donne ainsi du corps au mot qui s'impose comme une unité sensible – produit des effets que l'on ne constate qu'avec ce médium et qui consistent le plus souvent en des interversions de séquences graphiques. En effet bon nombre de scripteurs travaillant sur traitement de texte signalent que lors de la saisie de termes qu'ils emploient fréquemment il leur arrive régulièrement de perturber l'ordre des lettres. Ainsi, l'auteur de cet article a constaté sa propension maligne à écrire « sénace » au lieu de « séance » ou « professuer » au lieu de « professeur » et a donc chargé son correcteur orthographique d'exercer la vigilance morphologique qui lui fait défaut. Cette catégorie regroupe les contraintes qui ont pour point commun de pouvoir être formalisées, et de soumettre à une décision consciente l'espace de liberté qu'elles ouvrent. Elles relèvent de différents ordres (linguistique, thématique, stylistique, pragmatique…) et peuvent porter sur toutes les dimensions de la production (aspect matériel, quantité à produire, visée à atteindre…). Cette catégorie recouvre donc non seulement les prescriptions ou consignes traditionnelles évoquées plus haut, mais aussi celles que le scripteur décide de s'imposer à lui -même, par exemple en optant pour une forme fixe ou en se pliant aux règles du genre discursif qu'il a choisi. Dans une certaine mesure, paradoxalement, la transgression des contraintes génériques peut aussi faire partie des contraintes choisies ou imposées. Ce peut-être l'auto-consigne d'originalité qui oriente vers la transgression, aussi bien que la recherche d'une prouesse comme le firent les Oulipiens ou les Grands Rhétoriqueurs. Toujours est-il que la transgression volontaire d'une règle est toujours une forme de reconnaissance et donc de soumission contrainte à la règle transgressée. Le développement du traitement de texte est concomitant avec l'émergence ou la prolifération de formes discursives particulières qui créent des genres nouveaux et donc constituent de nouvelles prescriptions En particulier la possibilité de signaler par des indices visibles la hiérarchie des segments textuels, grâce aux listes, aux puces, à la dispositions spatiale, à la variété des choix typographiques ou tout simplement à la souplesse de la gestion de l'espace, est sans doute responsable du développement de formes textuelles qui ont fini par s'imposer ou du moins par imposer leurs contraintes. A titre d'exemple, il suffit de regarder la forme des mémoires universitaires rédigés il y a une vingtaine d'années et celles des mémoires récents pour constater que le médium a en quelque sorte déplacé les exigences et les attentes des destinataires des mémoires, mais aussi de leurs concepteurs, tant en ce qui concerne les aspects formels qu'en ce qui concerne les contenus eux -mêmes, dans la mesure où ceux -ci sont liés aux formes qui les structurent. Le texte produit génère un ensemble de contraintes qui limitent l'espace de liberté offert au scripteur. Ces contraintes sont nécessairement évolutives et cumulatives, puisqu'elles dépendent de l'avancée du texte : au fur et à mesure que le texte est produit, il restreint les choix possibles pour rédiger la suite. Ces contraintes se situent à tous les niveaux et recouvrent des phénomènes d'ampleur variable. Il peut s'agit par exemple de composantes diégétiques (caractère d'un personnage, détermination d'un chronotope…) ou de choix énonciatifs (choix d'une instance narrative, d'un temps…) adoptés en début de production qui déterminent la forme que doit prendre la suite. Ainsi dans les textes d'enfants, on remarque assez souvent des ruptures énonciatives (le récit commence à la troisième personne, puis, en général à la suite d'un passage dialogué, le récit se poursuit à la première personne), qui interpellent le lecteur et dénoncent du même coup l'irrespect des contraintes imposées implicitement par le début du texte (Plane 2003 a). Mais il peut s'agir également de phénomènes très locaux : par exemple, le début d'une phrase dans les langues flexionnelles pilote les accords grammaticaux qui devront être réalisés dans la suite de cette phrase, et détermine donc les marques morphologiques qui les signalent. Lorsque l'on écrit sur traitement de texte, le fait de pouvoir revenir sur du texte et le modifier fait du texte non plus une unité plate et linéaire, mais une sorte de millefeuille virtuel dont on ne voit que la couche supérieure, les couches inférieures, partielles et disloquées s'étendant potentiellement jusqu' à l'infini. Le texte déjà produit n'est donc plus un socle stable, mais bien au contraire un terrain mouvant que chacun traite à sa façon. Certains scripteurs choisissent de faire comme si ce substrat était solide et préfèrent écrire dans la continuité par le procédé dit de l'écriture au kilomètre. D'autres à l'inverse optent pour une écriture plus discontinue, qu'il s'agisse de l'écriture à partir d'un plan qui sera expansé ou de l'écriture de fragments qui seront ensuite réajustés. Cette écriture fragmentée, mouvante, disloquée, recomposée, est certes caractéristique du traitement de texte; mais elle a été rendue possible non seulement parce que les technologies d'écriture le permettaient mais aussi parce que des conditions intellectuelles et culturelles ont permis son émergence. Cette apparition d'une esthétique de la fragmentation a été décrite par J.-P. Mourey qui notait dans Logique de la fragmentation : « Couper, entailler, fracturer, fendre, séparer, diviser et éventuellement, coller, raccorder, recoller… la fragmentation n'est pas seulement une technique qui ses gestes et ses instruments. Elle implique une conception de l' œuvre, que celle -ci soit littéraire, musicale, plastique, philosophique. Et cette construction sous-tendue par une destruction, une discordance, des divisions ou des prélèvements, porte elle -même de façon explicite ou implicite une philosophie de la Vérité, du Sens […] Le fragment se présente comme perte de la totalité, de l'Unité, dans sa coupure même il donne à voir une fêlure, un manque ». Ainsi, de la même façon qu'on a pu dire de la perspective qu'elle avait pu être inventée par Brunellesci et les peintres du quattrocento parce que les conditions idéologiques le permettaient, le développement du traitement de texte et des formes textuelles qu'il autorise sont tributaires non seulement du progrès des techniques informatiques, mais aussi de l'évolution des représentations de la création textuelle. Et en retour, le traitement de texte, entraînant par ses facilitations techniques la production de nouvelles formes scripturales, contribue à faire évoluer la création scripturale. Comme l'ont montré les travaux des historiens de la culture et des anthropologues – et comme le confirment ceux des ergonomes – les techniques et les outils employés pour l'écriture ont des conséquences sur le mode de symbolisation et sur l'activité sémiotique du scripteur (Gelb, 1963; Goody, 1977). Ainsi, par exemple, l'espace ouvert par la page ou par l'écran d'ordinateur configure en partie la production du texte à venir. Tout cela incite à voir dans les media de production non pas des objets inertes, mais au contraire des instruments qui exercent une influence sur l'activité du scripteur. Dans l'écriture sur traitement de texte, l'espace ouvert à la scription est infini et délébile. L'écriture ne peut le saturer; bien au contraire, il se renouvelle sous l'effet de la scription et peut se prolonger en amont et en aval de la page affichée sur l'écran. Les capacités de stockage des ordinateurs courants excèdent largement les capacités de production d'un scripteur ordinaire, qui épuisera ses ressources personnelles avant de saturer les possibilités d'accueil de sa machine, sauf à recourir à l'importation de données externes. Cet espace est également infini en profondeur, le texte pouvant se creuser à tout endroit pour laisser s'insérer de nouveaux fragments qui dilatent non seulement l'énoncé, mais aussi l'espace de scription. Mais il est aussi labile, car il peut se réduire sous l'effet des manipulations de suppression ,. N'est visible que l'espace graphique de travail, contrairement à la situation d'écriture traditionnelle qui permet au scripteur d'avoir une vue panoptique du texte et de l'espace dans lequel s'inscrit ce texte. On peut donc dire que les scripteurs travaillent sur des espaces graphiques virtuels dont la délimitation est assurée non par des contraintes matérielles, mais par le texte, qui, en quelque sorte génère son propre espace. (Anis, 1998; Plane, 2001) Le cadre qui vient d' être présenté et dont nous avons montré quelques exemples de fonctionnement à propos de l'écriture sur traitement de texte ne prétend nullement unifier la représentation de la production d'écrit : on sait bien que l'analyse des diverses catégories de contraintes pointées requiert le recours à des outils théoriques différents; ainsi, même s'il y a des points d'intersection, la description des capacités cognitives des scripteurs ne se fait pas au moyen des mêmes méthodes et schèmes d'interprétation que la description des contraintes linguistiques imposées par la langue. Le recensement de ces catégories de contraintes ne vise donc qu' à faciliter un dialogue entre des spécialistes de différents domaines. Cependant, ce cadre laisse dans l'ombre le scripteur lui même, et en particulier le scripteur sur traitement de texte pour lequel il nous manque une description typologique. Et au delà du scripteur, nous manque également une instance majeure, l'auteur, qu'on aimerait se représenter sous l'aspect d'un cocher tenant les rênes de ces cinq types de contraintes, pour reprendre l'allégorie platonicienne. Malheureusement cette image optimiste ne peut être retenue car elle résiste pas à ce que nous savons aujourd'hui de la complexité de l'acte de création verbale. En effet, d'une part elle suppose une extériorité de l'auteur qui ferait de lui une instance immanente, et d'autre part elle néglige le fait que l'auteur est lui aussi une instance composite, fugitive, parcourue de tensions et de discours : l'auteur, inscrit dans une communauté discursive, est traversé par les discours qui fondent cette communauté, y compris par ces propres discours, et même si ses discours sont perdus, il en est le dépositaire, ou du moins le dépositaire du souvenir de ces discours. Et c'est peut-être cela qui le fait exister. C'est pourquoi s'il est vrai que la production textuelle ne peut se laisser circonscrire par un outil d'analyse si complexe soit-il, cela est encore plus vrai de l'auteur, et ce, même si cet auteur est malhabile ou débutant . | L'A. part de la notion de contrainte et d'heuristique afin d'ne faire un cadre d'analyse qui permette de décrire l'activité de production scripturale, en en gardant la complexité. Il propose de considérer que la production d'écrit est une activité au cours de laquelle le scripteur est amené à traiter des contraintes évolutives au fur et à mesure de catégories qui ne sont ni étanches ni hiérarchisées, mais qui concernent des aspects différents de la production et offrent des marges de liberté différentes. Les outils d'écriture (entendus au sens large) constituent l'une des catégories de contraintes, car ils déterminent en partie l'acte de scription et, dans une certaine mesure les fonctionnements sémiotiques autorisés, et influent de ce fait sur l'activité rédactionnelle elle-même. Parmi ces outils autorisés, les outils informatiques présentent des contraintes spécifiques qui, à leur tour, influent sur les autres catégories de contraintes s'imposant au scripteur | linguistique_524-05-10554_tei_810.xml |
termith-610-linguistique | Retracer l'évolution de la locution ainsi que est un sujet de choix pour l'historien du français qui doit aborder de multiples questions : l'origine du premier élément ainsi qui reste énigmatique; la concurrence de cette forme apparue vers la fin du 13 e siècle et de la forme plus ancienne ainsi com, le rapport entre les formes conjointes ainsi que (/com) et les formes disjointes correspondantes, la place de ainsi que (/com) dans le paradigme des locutions formées sur si (si, issi, autresi, aussi que/com) dont tous les termes disparaissent hormis précisément la locution ainsi que et les formes disjointes si…que et aussi …que avec cependant une spécialisation sémantique nette. En FM la locution ainsi que fait partie de ces « marqueurs d'identité similative » (désormais MIS), pour reprendre la terminologie de Haspelmath & Buchholz (1998), dont le statut subordonnant ou coordonnant fait question. Pierrard, Hadermann et Van Raemdonck (2006), par la confrontation du fonctionnement des MIS (ainsi, de même, tel, aussi (bien)) et MIS que (ainsi que, comme, de même que, tel que, aussi bien que )ont montré que l'opposition subordonnant vs coordonnant, selon les critères définis par Lehmann (1988) pour la subordination, ne peut se décrire comme un continuum « simple »; pour rendre compte de façon systématique de cette diversité, ils concluent à la nécessité de creuser la sémantique de ces termes et leurs différents degrés de grammaticalisation. Cela confirme l'utilité d'observer le fonctionnement de ces marqueurs dans des états antérieurs du français. On ne prétendra pas aborder toutes les questions, précédemment évoquées que pose l'évolution de ainsi que, même si l'on est amené à les croiser, mais cette étude devrait permettre d'éclairer la question du sémantisme de ainsi que à partir de l'évolution de ses emplois. On s'attachera à décrire les constructions comportant le marqueur ainsi que en moyen français (14 e - 15 e siècle, désormais MF), état de la langue bien documenté par un corpus informatisé; dans une première partie, seront considérées les constructions avec subordonnée, dans une deuxième partie, les constructions elliptiques. Dans la troisième et dernière partie, après avoir comparé les emplois du MF aux emplois actuels, on s'interrogera sur deux points : le parcours menant à la restriction sémantique de cette locution et sa relation au mécanisme de la grammaticalisation. Dans son étude des systèmes comparatifs à deux termes de l'ancien français, Jonas (1971)utilise prudemment, à propos des syntagmes du type ainsi que, le terme d ' articulant. Sa prudence terminologique, même si elle n'est pas explicitée, rejoint les débats récents et anciens sur le statut des mots subordonnants et sur les mécanismes de la subordination. On constate en effet que la locution ainsi que apparaît dans divers types de constructions : elle introduit des propositions complètes tout comme des groupes averbaux, et instaure, entre les constituants qu'elle relie, des rapports syntaxiques et sémantiques variés, ce qui fait difficulté pour la catégoriser. Les relations entre propositions, marquées par ainsi que ressortissent à différents champs sémantiques : temps, comparaison, conséquence, manière, notions qui semblent bien correspondre à des catégories sémantiques translinguistiques, dans lesquelles s'inscrit notre description. L'étiquette « comparaison » recouvre, dans notre corpus, deux types de relations : la similitude entre deux procès (1), et le commentaire méta-énonciatif porté par ainsi que q sur l'énoncé p (2).Par ailleurs, tout en exprimant une identité de manière, ainsi que q peut constituer un complément obligatoire à la rection du verbe de p (3). La similitude est assez souvent, sans que ce soit systématique, soulignée dans la principale par un adverbe (ainsi, aussi, semblablement) soulignant la corrélation : L'adverbe tout devant la locution souligne très fréquemment l'exactitude du rapprochement analogique, lequel est marqué ou non dans la principale par un adverbe signalant la corrélation : On observe que cet emploi fait souvent intervenir en q un prédicat « décoloré » qui « représente une reprise du prédicat principal ou un proverbe » (Pierrard & alii 2006 :138); à côté de pures répétitions, comme en (2-3-5), q fait également apparaître souvent un substitut verbal : La locution constitue une unité assez soudée pour pouvoir se combiner avec si dans l'expression de la comparaison hypothétique : Plus qu'une similitude entre le procès (action ou état) ou le sujet des deux verbes, de nombreux exemples démontrent une conformité du procès exprimé par la subordonnée avec un procès qui est de l'ordre de l'énonciation ou de l'attitude du locuteur à l'égard du dit : Les propositions ainsi que q du type (2) peuvent être supprimées sans nuire à la grammaticalité de la phrase. Même si celles du type (1) ne peuvent l' être, il est clair qu'elles constituent plutôt des compléments circonstanciels, et non pas des compléments essentiels. Mais contrairement aux emplois traités en (1.1.1) et (1.1.2), ainsi que q peut introduire un complément essentiel. Dans certains cas, il introduit le COD : Coordonnant q à d'autres propositions introduites par un interrogatif exprimant la manière (comment, en quelle manière), ainsi que a un fonctionnement de relatif comparable à celui de comme. Par ailleurs, avec certains verbes, ainsi que q introduit un complément qui, pour exprimer « la manière », n'en est pas moins un complément obligatoire; on traite quelqu'un (obligatoirement) de telle manière (sous peine que le verbe prenne un autre sens) : Dans cette occurrence, ainsi que q, coordonné à l'adverbe amiablement et opposé à non autrement indique « la manière » dont l'agent doit agir sur le patient dans la proposition régissante. L'étiquette « comparaison » recouvre donc des fonctionnements syntaxiques et sémantiques différents, et l'on constate l'hétérogénéité de ainsi que en tant que MIS en MF. La valeur temporelle, largement représentée, constitue un emploi supplé-mentaire de cette locution dans cet état de langue. Cette valeur, apparue au XIII e siècle, et bien attestée en MF est suffisamment stable, et indépendante des interprétations ou inférences contextuelles, pour que les dictionnaires du 17 e siècle l'enregistrent encore à côté de la valeur comparative. Elle recouvre des relations de simultanéité (1.2.1) et d'antériorité (1.2.2), et peut même se teinter d'une nuance causale (1.2.3). Toujours antéposée, q exprime une action ponctuelle ou durative, présentée comme un arrière-fond, sur lequel on situe une action simultanée mais qui s'en détache, ce qui est marqué par l'emploi des temps (imparfait dans q vs PS ou Pst dans p) : Dans d'autres cas, si le verbe de q, comme celui de p sont à l'imparfait et expriment une action-durée, le premier relève du connu, sur lequel se détache le contenu informatif; ainsi que q se réduit alors à une cheville syntaxique, selon un patron fréquent dans la prose médiévale : Dans tous les cas (16-17-18), on pourrait traduire la locution par « alors que ». Par ailleurs, de la simultanéité dérive, dans certains contextes, une valeur d'antériorité immédiate, selon un mécanisme décrit, pour l'AF, par P. Imbs, et qui pourrait être étendu au-delà : « la postériorité n'étant, en ancien français, qu'une variante de la simultanéité - puisqu'elle se borne à noter la coïncidence du moment initial de l'action principale avec le moment où l'action subordonnée, à sa pointe extrême, arrive à son achèvement (et se situe, de par la partie achevée de sa durée, dans le passé révolu). Aussi la postériorité pouvait-elle s'exprimer par les morphèmes généraux de la simultanéité, qui ne sont en fait que des morphèmes de la coïncidence, la simultanéité et la coïncidence étant exprimées par l'accord ou le désaccord du temps et de l'aspect du verbe subordonné et du verbe principal » (Imbs 1956 : 270). Le recouvrement du point d'arrivée de q et du moment de départ de p peuvent être marqués par l'opposition entre Passé antérieur/Plus-que-parfait et Passé simple; ainsi que se traduira alors par « quand, lorsque, au moment où » : Dans des contextes où q comporte une périphrase inchoative ou la forme es vous (« voici »), la succession peut se teinter d'une idée d'immédiateté que l'on est tenté de traduire par « dès que, aussitôt que » : Ce qui est de l'ordre de l'implicature contextuelle a été donné d'ailleurs, à propos de si …com, ainsi com, comme une valeur distinguant ces locutions du simple com(e) et l'assimilant à tantost com, sitost com (Imbs 1956 : 132). Dans tel autre contexte, plus que de fournir un repérage temporel, ainsi que q semble indiquer un événement qui est la cause de p : Après une temporelle indiquant le cadre du récit (« quant il eurent soupé »), la proposition au passé simple qui suit (ainsi que des parolles se meurent) semble bien exprimer le motif (« des paroles de querelles qui s'élèvent ») de celle qui suit (« le dénommé Castille frappa l'homme dont il est question »). A la suite de ce qu'écrit Imbs (1956 : 171) à propos de come, on pourrait suggérer que la distinction temporelle vs causale n'est pas pertinente, la conjonction tendant à exprimer « les circonstances générales qui sont comme la manière de survenir de l'événement principal ». C'est sans doute ce caractère thématique qui explique la position systématiquement antéposée de ainsi que q à valeur temporelle. Cette valeur apparaît principalement dans des textes marqués de l'influence latine, que ce soit l' œuvre d'auteurs savants à proprement parler, comme les traductions d'Oresme, ou encore celle d'auteurs comme Christine de Pisan ou le chirurgien Martin de Saint Gille qui, sans être lettrés, n'en sont pas moins formés au latin. On distinguera des cas problématiques où ainsi peut s'analyser comme un élément de la rection verbale (1.3.1) et des cas où le statut de locution de ainsi que est indiscutable (1.3.2). Dans certaines occurrences, on peut hésiter sur l'analyse du syntagme ainsi que : faut-il vraiment y voir une locution conjonctive, [ainsi que] ouvrant une proposition q, ou doit-on analyser ainsi comme un constituant de la proposition p, exprimant la manière, précisé par une complétive [que p] ? C'est en particulier le cas avec une proposition q comprenant le verbe être qui appelle un complément : La double analyse est encore possible dans des phrases à q négative : On peut d'autant mieux rattacher ainsi à p que se rencontrent, à haute fréquence en MF, les structures il est ainsi, il advient ainsi, il dit ainsi où ainsi fonctionne comme une sorte de terme cataphorique développé par la complétive qui le suit. Toutefois cette analyse semble exclue dans des phrases où la valence verbale est déjà atteinte (27) ou dans celles qui comportent un terme marquant la manière (28) : Dans ce cas, la traduction par « si bien que, de sorte que, de façon que » semble s'imposer et ainsi sort de la rection verbale, sans que l'on puisse dire si la locution est le résultat d'une réanalyse des structures précédentes ou un emploi de la locution comparative et temporelle dans le domaine consécutif, sur le modèle de si que, qui possède ces mêmes valeurs, selon une extension d'emploi favorisée par le moule latin sous-jacent ita ut, sic ut. Cet emploi consécutif fait très majoritairement apparaître un verbe au subjonctif en p, sans que ce soit une règle générale (31) : On aura constaté dans ce point (1) la diversité sémantique et syntaxique des propositions introduites par ainsi que. Les constructions elliptiques introduites par ainsi que sont à mettre en rapport avec la comparaison, et pourraient être traitées sous cette rubrique. On a toutefois pris le parti de les décrire indépendamment pour deux raisons : d'une part, il a été noté (Desmets 2008 prolongeant Ginzburg & Sag 2001 et Culicover & Jackendoff 2005) que les constructions comparatives elliptiques présentent des traits interdisant de les ramener à une transformation de la proposition comparative, ce qui nécessite de traiter ces « séquences fragmentaires » comme un type de séquence spécifique; d'autre part, le mécanisme de comparaison, supposant la mise en rapport de deux entités distinctes, peut aboutir, et c'est le cas en MF, à des valeurs d'approximation ou d'exemplification qui s'écartent de la comparaison proprement dite. Par ailleurs, la valeur coordonnante (Pierre ainsi que Jean appuient la proposition; Il condamne l'agresseur ainsi que la victime), parente de la comparative elliptique, n'en présente pas moins des caractéristiques distinctes (Desmets 2008). La valeur coordonnante, actuellement sans doute la plus vivante en français, n'apparaît qu'exceptionnellement dans le corpus de MF, et une étude ultérieure est nécessaire pour décrire le glissement des séquences fragmentaires comparatives à des séquences de coordination. Le classement des structures elliptiques en ainsi que présentée ici, en fonction du nombre d'éléments résiduels de la séquence, en constituera un utile préalable. On observera donc successivement les séquences fragmentaires comportant deux « éléments résiduels » (Sujet-Objet direct/indirect; Sujet-Attribut; Sujet-Complément prépositionnel instrumental) (2.1), puis celles qui en comporte un seul (Sujet, Complément Prépositionnel et Adverbe) (2.2). On s'interrogera enfin sur le statut de séquences en ainsi que faisant apparaître des valeurs d'approximation et d'énumération, et plus exceptionnellement de coordination (2.3). La « phrase trouée » thématise la relation entre deux arguments de la comparaison tout en omettant le prédicat verbal. Les deux éléments résiduels sont donc le sujet et l'objet direct ou indirect, et aussi le sujet et l'instrumental, mais la phrase trouée peut présenter des modifications quant à la linéarisation (32-33) ou la construction du prédicat (34-35), qui empêchent d'en faire une simple réduction de ce que serait la proposition subordonnée : Dans (32) la linéarisation fait apparaître en q l'objet (la geline « la poule ») avant le sujet (les poscins « les poussins »), à la différence de l'ordre de la phrase matrice tandis que dans (33) le complément de moyen (des corps) antéposé au sujet (ilz) dans la matrice se trouve postposé au sujet dans la séquence fragmentaire (nous de nostre avoir), créant un chiasme. Dans l'exemple (34) il semble que se télescopent la comparaison d'égalité (« je ne peux pas en parler de même que l'aveugle ne peut pas parler des couleurs ») marquée par ainsi que et la disparité (je ne peux pas en parler, pas plus que l'aveugle ne peut parler des couleurs) marquée par la négation et l'adverbe mais (« davantage »). Dans (35) la séquence fragmentaire joue des deux constructions propres à un verbe symétrique comme tourner : l'intention tourne (= fait tourner) son engagement comme la girouette (tourne) sous l'effet du vent. Ces phrases trouées, qui sont somme toute en nombre limité dans le corpus, seraient à dériver uniquement des comparatives marquant la similitude étudiées précédemment (1.1.1). L'élément résiduel peut être le Sujet grammatical (2.1) ou, plus généralement, le thème (2.2), ou bien un Complément Prépositionnel ou un Adverbe (2.3) à valeur circonstancielle (temps et lieu). Quand l'élément résiduel est le Sujet, la séquence fragmentaire correspond majoritairement aux propositions constituant un complément nécessaire de p : à l'exception de (38) où la séquence, intercalée entre verbe et complément, pourrait être supprimée sans nuire à la bonne formation de la phrase, ainsi que p, en tant qu'expression de la manière ne peut être omis. La séquence fragmentaire vient en général en seconde position (36-37), mais elle peut aussi s'intercaler entre des constituants de la phrase matrice (38) : On notera que le verbe qui serait restitué dans une subordonnée complète ne pourrait apparaître à la même forme que dans la phrase matrice en cas de verbe à un mode non fini : Dans le cas d'une prédication existentielle, avec le verbe copule être (40) ou la périphrase il y a (41), la séquence fragmentaire qui présente le thème, est suppressible : De même, quand l'élément résiduel est un adverbe ou un complément prépositionnel à valeur temporelle ou faisant référence à un passage antérieur, la séquence pourrait être supprimée sans nuire à la bonne formation de la phrase : Ces séquences fragmentaires rejoignent les propositions complètes du type 1.1.2 : elles sont suppressibles, et introduisent une information connue. Réduite à un élément, la séquence fragmentaire tend à se rapprocher d'un syntagme nominal intraphrastique, complément nécessaire du verbe (2.3.1), en passant éventuellement de la comparaison à l'approximation, au point que la « locution conjonctive » peut fonctionner comme un marqueur d'approximation; la perte du caractère propositionnel est atteinte dans des emplois d'approximation, où disparaît le terme de comparaison p, ainsi que ayant alors un fonctionnement de préposition (2.3.2) introduisant un ajout circonstanciel, tandis que dans la valeur d'exemplification (2.3.3), la séquence fonctionne comme apposition à un syntagme de p et non par rapport à la prédication. Cette restriction de portée apparaît également dans l'occurrence (unique) à valeur d'ajout coordonnant. Dans certains cas, contrairement aux constructions étudiées en 2.2.3, la séquence fragmentaire, quoique constituée d'un Complément Prépositionnel, entre dans la construction du verbe et ne peut être supprimée; c'est le cas des constructions où le verbe fait attendre l'expression de la manière (44) : Parmi les emplois où la séquence ainsi que X n'est pas suppressible, on doit distinguer les occurrences où p comporte le verbe être comme (45) : Cet emploi se distingue, en effet, aussi bien au plan sémantique que syntaxique : d'une part, la comparaison porte sur le prédicat de p, au lieu de constituer, comme dans les autres emplois, elliptiques ou non, un commentaire sur l'énonciation de p ou la mise en équivalence de deux prédications; d'autre part, la locution ainsi que est suppressible, sans nuire à la bonne formation syntaxique de la phrase, mais en transformant le figure de comparaison en métaphore. Du fait que la comparaison repose sur la mise en rapport de deux prédicats, elle peut exprimer une coïncidence quasi parfaite comme en (45), mais aussi une équivalence approximative si le recouvrement est partiel comme en (46-47) : Le soleil ressemble certes à une pierre en fusion, mais il ne se résume pas à cela, il est « une sorte de pierre en fusion »; les adversaires sont quasiment d'accord pour régler un différend, mais certains se ravisent et ils ne le font pas, ils n'étaient que « presque d'accord ». Le MIS ainsi que rejoint donc là la catégorie des marqueurs d'approximation, et l'on peut s'interroger sur le statut de l'élément qui le suit : peut-on vraiment parler d ' « élément résiduel » (d'une proposition q), ou doit-on le considérer comme un syntagme nominal constituant de p ? C'est sans doute de ce type de construction que sont issus les emplois où la séquence fragmentaire introduit un élément qui n'a pas de comparant strict dans la phrase matrice : Ainsi que signale le caractère approximatif de l'indication de temps ou d'espace qui suit. Si l'on veut percevoir une comparaison, il faut restituer le terme de comparaison à partir d'un élément du contexte gauche indiquant le temps (lors que; au vespre, devant qu'il soit nuit) ou l'espace (eslongier; pertuis), ce qui devient impossible quand la séquence en ainsi que est en position initiale de la phrase : Cette dernière occurrence confirme le fait que la catégorisation comme préposition à valeur d'approximation se fait en fonction du sémantisme du SN de droite, qu'il exprime le temps (sur le point de l'adjourner, une heure devant le jour) ou l'espace (le trait [d'un arc ], le grand [« la taille »] d'une teste, une toyse, une lieue )plus que du contexte gauche. Dans ce cas, le syntagme semble avoir perdu son statut de séquence fragmentaire (de proposition) pour constituer un syntagme complément prépositionnel au statut d'ajout. Le MIS à valeur de marqueur d'approximation, s'il précède un SN sans préposition (49-52) prend alors lui -même valeur de préposition (« à environ »). Ainsi que peut enfin marquer une relation d'identité entre un syntagme de p et q; la séquence ainsi que q est en l'occurrence suppressible. Dans (54), le SN qui constitue q sert ainsi à exemplifier le pronom ce : Dans (55) et (56), la séquence entre en relation avec un complément déterminatif du GN sujet ou thème : On notera qu'en (56) la substitution de la coordination et au MIS est possible, c'est le seul cas rencontré. La construction et la valeur de ainsi que q sont apparues très variées, aussi bien en construction elliptique que lorsque q constitue une proposition complète. On doit confronter cette diversité aux emplois contemporains afin d'interroger l'évolution de la conjonction. Une forte proportion des constructions de ainsi que du MF ont disparu. Après l'avoir mis en lumière (3.1), on envisagera les causes de ce qui peut paraître un blocage à la grammaticalisation d'un morphème qui, malgré son caractère polymorphémique, semblait apte à concurrencer le morphème héréditaire comme monomorphémique, dans la variété de ses emplois et de ses valeurs. On devra se demander si cette régression des emplois autres que comparatifs correspond à une « grammaticalisation avortée », ou si, au contraire elle dénote une grammaticalisation accrue (3.2), ce qui invite à réfléchir sur la diversité du mécanisme de la grammaticalisation dans le domaine de la conjonction (3.3). La comparaison des emplois en MF et en FM fait apparaître la disparition des valeurs temporelles (de la simultanéité à l'antériorité immédiate) et consécutives (1.2 et 1.3), et celle de la valeur d'approximation (2.3) qui tendait à faire glisser ainsi que de la catégorie de la conjonction vers celle de la préposition, c'est-à-dire une catégorie de morphèmes assurant une intégration à l'échelle du syntagme et non plus de la proposition (2.3). Parmi les séquences fragmentaires à valeur proprement comparative, un nombre important des séquences à un ou deux termes résiduels ont disparu, aussi bien l'ensemble des « phrases trouées » où ainsi que q thématise la relation de similitude que les « constructions différées » où la séquence thématise l'un des arguments de la similitude ou exprime le contexte situationnel (2.1 et 2.2). En revanche, la valeur d'ajout du MIS, faisant passer la conjonction de la subordination à la coordination, pour autant que ces catégories soient valides, s'est considérablement développée au-delà du MF, l'étude détaillée de ce glissement restant à faire. L'écart semble donc important. Toutefois on remarquera la stabilité des caractéristiques prédominantes de la construction du MIS, selon les trois points de vue de la hiérarchisation, de l ' autonomie prédicationnelle, liée à la perte du statut de proposition, du degré ± fort de la rection verbale selon le type de verbe. L'étude menée pour les MIS du Français Moderne par Pierrard & al. (2006) dégage l'affinité de ainsi que avec les caractéristiques d'une intégration moyenne, plus faible que celle du MIS tel que, par exemple. Selon ces auteurs, du point de vue de l'opposition autonomie vs hiérarchisation, l'adjonction (Pierre appuie la proposition ainsi que Jean) l'emporte sur la corrélation (Ainsi que l'ébéniste agence ses pièces de bois, ainsi l'écrivain agence ses mots) ou la subordination (il a agi ainsi qu'il l'a toujours fait), et prédominent la portée énonciative (Ainsi que son nom l'indique, Monsieur Pain est boulanger) et la portée prédicationnelle (Ainsi que les amateurs de vin parlent en Millésimes, les Anglais mesurent la valeur de leur jeunesse universitaire aux performances des équipages), alors que les portées plus étroites, prédicative (* Elle est belle ainsi qu'une fée) ou syntagmatique (* Un homme ainsi que toi ne fait pas des choses aussi vulgaires) sont exclues. En ce qui concerne la force ± grande de la rection verbale, ainsi que « préférerait des prédicats à rection plus légère, tout en évitant les structures prédicationnelles réduites, sauf dans le cas de la syntagmatisation » (ibid .140); la rection par un verbe lexical plein est possible (Il est ressorti ainsi qu'il était entré), mais les verbes à rection plus lâche, verbe de dire ou de perception (Ainsi que disent les braves gens, il bat la campagne), verbe modal (Ainsi que le voulait la coutume, il fit d'abord une révérence à la déesse Soleil), proverbe (il a agi ainsi qu'il l'a toujours fait) prévalent. De plus, ainsi que montre une prédilection pour les prédicats décolorés, constitués d'une reprise du prédicat principal (Ainsi que trop d'impôt tue l'impôt, trop d'Etat tue l'Etat) ou d'un proverbe (Il est ressorti ainsi qu'il faisait d'habitude), et il permet la syntagmatisation du thème (Pierre ainsi que Jean appuient la proposition; Il condamne l'agresseur ainsi que la victime); ces deux points le distinguent de tel que, mais, en FM du moins, il ne tolère pas que le prédicat se réduise à une relation thématisée (? Il connaît le latin ainsi que le prêtre son bréviaire) ni à un argument thématisé de la relation de similitude (*Il a bondi ainsi qu'un lion; * Une femme ainsi que sa mère ne pleure pas) ni à un élément thématisé du cadre (* Il chante ainsi que dans sa jeunesse; *Il se bat ainsi que quand il était jeune; *Il se bat ainsi que s'il était jeune). On constate bien des points communs avec les caractéristiques dégagées par l'observation de notre corpus quant aux types de verbe représentés dans q (pro-verbe, verbe de dire et de modalité plutôt que verbe lexical plein). On peut alors se demander si en éliminant certaines structures et certaines valeurs, dont la valeur consécutive, l'évolution diachronique n'a pas en fait développé les caractéristiques fondamentales du lien instauré par le MIS ainsi que, soit une relation sémantique peu saillante correspondant à une faible intégration syntaxique. La grammaticalisation des conjonctions et locutions conjonctives semble suivre un parcours évolutif général qui aboutit à l'expression des relations logiques (cause-condition-concession) à partir de l'expression de relations temporelles et de relations modales (Kortmann 1997, Bat-Zeev Shyldkrot 1988). Comme (< latin quomodo, sur modus « la manière »), forme simple héritée du latin, connaît tout le spectre d'emplois, du modal (comparaison, approximation, manière) au temporel et au logique (causal). Or l'histoire de ainsi que montre, qu'après avoir connu un élargissement similaire de ses emplois, son sémantisme s'est restreint au domaine de la modalité. Aussi Pierrard & al. (2006 : 143) avancent-ils que « Pour ainsi que il n'y a pas de grammaticalisation vers des valeurs de conséquence », ce qu'ils illustrent par « La situation a évolué *ainsi qu' /de telle façon que/de manière à ce qu'on n'aura plus besoin d'aide ». Une telle grammaticalisation pourtant a bien eu lieu, on a l'a vu (infra 1.3). Faut-il voir là un cas de « grammaticalisation avortée » ? Plusieurs facteurs pourraient tout à la fois amener à l'affirmer et à l'expliquer. En premier lieu, le fait que les conjonctions exprimant le champ de la modalité connaissent davantage des glissements de sens à l'intérieur de leur domaine (de la manière à l'instrumental, ou de la manière à la comparaison, par exemple), et moins fréquemment un glissement à l'extérieur de leur domaine, vers l'expression du temps puis des relations logiques (Kortmann 1997 : 196). Plus spécialement, on l'a vu, la valeur consécutive est un fait de langue savante; même si elle a pu se développer spontanément par réanalyse d'énoncés où ainsi, dans la rection du verbe principal, se trouvait, suivi d'une complétive, cette valeur a pu être sentie comme un emprunt syntaxique au latin sic… ut et, en tant que tel, un élément artificiel et allogène. En tout état de cause, même produite par une réanalyse spontanée, la valeur consécutive ne semble pas s' être diffusée à la langue générale, ce qui manifesterait le peu d'aptitude à la grammaticalisation de cette locution en conjonction à valeur logique. Par ailleurs, certains emplois exprimant une valeur d'approximation (infra 2.3) pouvaient amener à une recatégorisation en marqueur d'approximation (« presque ») voire en préposition (« environ à »), faisant passer le morphème du grammatical (la locution conjonctive) à du plus grammatical (marqueur et préposition), en tant que la portée du marqueur et de la préposition est plus restreinte, ce qui est l'un des critères du degré de grammaticalisation (Lehmann 1985). Cette polyfonctionnalité, qui allait contre une tendance forte de l'évolution du français (Marchello-Nizia 2006), ne s'est pas développée, différenciant là encore au fil du temps la conjonction de forme analytique et la forme héréditaire comme dont certains emplois semblent bien relever de ces catégories. La grammaticalisation de la locution ainsi que, de ce double point de vue, semble donc régresser. On doit pourtant se demander si en éliminant les sens non proto-typiques (temps, conséquence, approximation) l'évolution n'a pas développé le sens virtuellement premier de la locution, à savoir une mise en relation thématique sans caractère sémantiquement saillant. Si la javellisation du sens qui accompagne la grammaticalisation permet de dégager des traits sémantiques d'une grande abstraction, en débarrassant le terme de tous les sens accessoires, d'ordre lexical, qui lui donnaient sa spécialisation sémantique (Sweetser 1988), on peut dire que la locution comparative, qui prend majoritairement une valeur de copule additive, connaît un accroissement de grammaticalisation : la mise en rapport impliquée par l'acte de comparer se ramène à un schéma, plus général, de sérialisation, de liste. La grammaticalisation d'une conjonction est donc à considérer à différents niveaux. On peut en effet se demander pourquoi des conjonctions issues du même domaine sémantique source évoluent de manière différente. La « loi de répartition » que constitue la tendance à l'iconicité y joue certainement un rôle. Mais le sémantisme du terme-source est également un facteur déterminant. L'évolution divergente de ainsi que (qui se spécialise dans le domaine comparatif puis la coordination) et de si…que (de la comparaison à la conséquence) peut être mise en relation avec le fait que le morphème si perd son statut d'adverbe thématisant, qui était de haute fréquence en ancien français et en moyen français, pour se spécialiser dans l'expression de l'intensité, alors que ainsi fonctionne très majoritairement par rapport à un antécédent du discours. Pour rendre compte de l'évolution des locutions conjonctives, on constate la nécessité de prendre en considération tout à la fois les relations sémantiques très générales (mode, temps, lieu, relations logiques) qu'elles marquent et les mécanismes discursifs et énonciatifs qu'elles signalent. L'étude d'un corpus historiquement limité d'une locution particulière amène ainsi à s'interroger sur le rapport de l'évolution diachronique des locutions conjonctives à un sens prototypique, en relation avec la persistance sémantique du constituant qui leur sert de base . | L'article décrit les emplois de ainsi que en moyen français, en soulignant leur diversité sémantique (comparaison, temps, conséquence), syntaxique (phrase complète ou elliptique) et catégorielle (subordonnant instaurant divers degrés d'intégration et de cohésion, marqueur d'approximation voire préposition). Cette description permet de dresser le bilan, dans la diachronie du français, des points de différence et de permanence dans l'évolution de ce Marqueur d'Identité Similative, en comparant cette évolution à celles d'autres MIS. On montre alors en quoi l'évolution diachronique, s'inscrivant dans un mouvement de grammaticalisation, renforce le sens prototypique de la locution conjonctive, en relation avec la persistance sémantique de son constituant de base, à la jonction des valeurs sémantiques et discursives. | linguistique_12-0043022_tei_631.xml |
termith-611-linguistique | Lorsqu'on observe les discours tenus (en France) au sein des sciences du langage, depuis maintenant plus d'un quart de siècle, sur la notion-concept de corpus, on ne peut qu' être frappé par l'évolution de son statut théorique et méthodologique et de la nature de la chose à laquelle elle fait référence. En première approximation, on peut dire que si dans le discours structuraliste des années 1960-1970, les corpus étaient des objets clos et homogènes pour les besoins de la démonstration, le discours sociolinguistique des années 1970-1990 pose la nécessité de corpus ouverts et forcément hétérogènes, si l'on prend au sérieux les présupposés laboviens. Ainsi pour A. Greimas (1966, p 143), « un corpus, pour être bien constitué, doit satisfaire à trois conditions : être représentatif, exhaustif et homogène ». Et ce point de vue semble parfaitement représentatif des discours tenus sur les corpus dans années 1960. C'est à propos de la condition d ' homogénéité que la sociolinguistique réagit le plus clairement, à l'instar de J.-B. Marcellesi et B. Gardin (1974, p. 240) qui s'interrogent ainsi : Homogénéité ? C'est peut-être en linguistique sociale le concept le plus difficile à utiliser puisque l'étude des contrastes discursifs exclut l'homogénéité. Ou encore de J. Boutet (citée dans D. Lehmann, 1985, p. 15) : La façon dont les structuralistes définissent les propriétés des corpus […] est bien révélatrice des précautions prises au départ afin d'évacuer ce qui risque de compromettre l'élaboration d'un système linguistique uniforme : le corpus doit être homogène et représentatif. Représentatif de quoi, si ce n'est de l'idée que se font a priori les linguistes du système linguistique à établir. Quant à l'homogénéité, l'ensemble des travaux sur la variation linguistique a montré que ce n'est pas une propriété évidente des langues. En fait, la linguistique structurale travaillait à partir d ' un usage normé, alors que la sociolinguistique prend en compte des usages concurrents. Mais au sein même de la démarche sociolinguistique, force est de constater que le statut du corpus a considérablement évolué depuis l'émergence et l'expansion du pôle macrosociolinguistique, de la sociolinguistique variationniste en premier lieu, jusqu'au développement du pôle microsociolinguistique, plus particulièrement de la sociolinguistique interactionniste, selon la figuration schématique ci-après (H. Boyer, 2001, p. 17) : Pour F. Gadet (2000, p. 72), faisant référence à Franceschini, on est passé « d'une phase objectivante qu'est le paradigme variationniste, à une période interactive, sous l'influence de l'ethnométhodologie, de l'ethnographie de la communication et de l'anthropologie sociale ». Cependant, une curiosité métalinguistique mérite d' être relevée : dans l'ouvrage Sociolinguistique. Concepts de base, ne figure comme sens du concept qui nous occupe ici, en particulier à l'entrée corpus (M.-L. Moreau (dir.), 1997, p. 102) que celui qui a cours en sociolinguistique appliquée (concernant les politiques linguistiques), en référence à la conceptualisation de H. Kloss : corpus (dans le cadre d'une politique qui vise l'aménagement intra-linguistique de la langue) est opposé à statut (la politique vise précisément le statut social/extra-linguistique de la langue). Serait -ce parce que le concept de corpus au sens de « collection de données langagières qui sont sélectionnées et organisées selon des critères linguistiques et extra-linguistiques explicites pour servir d'échantillon d ' emplois déterminés d'une langue » (B. Habert, 2000, p. 13) est constitutif du paradigme sociolinguistique ? Ou s'agit-il d'un parti pris rédactionnel ? Je pencherais plutôt pour la première interprétation, qu'on pourrait aisément vérifier ailleurs, me semble -t-il, car tout indique que la préoccupation principale, dans le discours des sociolinguistes, n'est pas de théoriser l'exigence et la nature des corpus, mais d'exposer les procédures et les conditions du recueil des productions constitutives des corpus. On en trouve un remarquable exemple dans P. Singuy (1996), à propos d'une enquête labovienne sur les représentations du français parlé en Pays de Vand (Suisse romande). Mais on en trouve bien d'autres exemples comme dans L.-J. Calvet et P. Dumont (dir., 1999), où, entre autres, J. Bres s'intéresse à « L'entretien et ses techniques » (J. Bres, 1999), B. Maurer aux « Méthodes d'enquêtes […] effectivement employées aujourd'hui en sociolinguistique (B. Maurer, 1999) », tandis que Ch. Deprez traite des « enquêtes “micro” » et livre au passage quelques recommandations pratiques (Ch. Deprez, 1999, p. 92) : L'entretien dure souvent plus d'une heure. Il doit être enregistré et minutieusement transcrit in extenso en indiquant bien les pauses, les hésitations, les bredouillis, les lapsus, toutes ces « scories » et ces « ratés » de la communication qui prennent un sens dans l'analyse de discours que le linguiste fera ensuite à partir de cette transcription. Cependant, on trouve également des remarques concernant le corpus et son volume, en particulier chez Labov, parfois même un peu décalées. Ainsi dans W. Labov 1976, le sociolinguiste prêche à la fois la modération (p. 283) : « On s'aperçoit que […] les structures fondamentales de la stratification par classe se dégagent d'échantillons aussi restreints que vingt-cinq locuteurs », alors qu'ailleurs (p. 288), l'observation n'a pas la même teneur : « Notre approche initiale de la communauté linguistique est dirigée par la nécessité d'obtenir un volume important de discours naturel correctement enregistré » (c'est moi qui souligne). De plus en plus, lorsqu'il est question de prôner des « méthodes susceptibles de tenir compte de l'échange interactif », il n'est pas rare qu'on s'interroge « sur la position du chercheur » et qu'on en vienne à considérer que « sur le terrain, l'expert ne saurait être le maitre » (F. Gadet 2000, p. 72-73). Mais la grande nouveauté, en ce qui concerne notre problématique, c'est à n'en pas douter la montée en puissance de la sociolinguistique interactionniste dont il a déjà été question ici, et d'une « recherche […] qui se caractérise […] par le souci de rendre compte de la réalité, telle qu'elle est (re)construite et interprétée par les sujets eux -mêmes » (G. Lüdi et B. Py, 1995, p. 95; voir également X.-P. Rodríguez Yáñez, 1997), ainsi que l'envisage par exemple B. Py dans un texte récent : « Une Mexicaine à Neuchâtel », où il cherche à « établir […] un inventaire de thèmes affleurant dans un document unique » : pour lui, les récits et impressions recueillis dans l'entretien avec l'enquêtée sont un « effort de représentation et de théorisation effectué par le sujet lui -même au moyen de ses ressources personnelles et en collaboration avec l'enquêteur ». Les « interprétations [de l'enquêteur] se situent donc à un second degré : elles prennent comme objet un premier niveau d'interprétation, celui de l'acteur social lui -même » (B. Py, 2000, p. 71). Avec ce type de perspective sociolinguistique, le corpus a perdu, en hétérogénéité et en représentativité, ce qu'il a gagné en intensité représentationnelle et en exemplarité : G. Lüdi et B. Py (1995, p. 26) posent ainsi une « dialectique du particulier et du général : les propos tenus par un migrant peuvent avoir une signification pour la migration interne suisse dans son ensemble, même s'ils ne sont énoncés que par un individu unique ». C'est dire si le corpus revêt aux yeux d'une certaine sociolinguistique une valeur qui ne doit rien à son volume . | Le statut des corpus a profondément évolué du structuralisme jusqu'à l'émergence de la sociolinguistique comme champ disciplinaire autonome. Cependant, à l'intérieur même de ce champ en pleine expansion, qui avait opté tout d'abord pour l'hétérogénéité comme critère de construction des corpus à traiter, il est possible d'observer une orientation interactionniste qui s'appuie sur des corpus très limités dont on cherche à mettre en évidence la densité représentationnelle en même temps qu'on souligne leur exemplarité. | linguistique_524-03-11808_tei_841.xml |
termith-612-linguistique | La recherche présentée ici part de l'idée que l'enseignement de l'écriture du texte en français à un public alloglotte au niveau universitaire a le plus souvent une double visée : il s'agit à la fois de permettre à ce public de s'exprimer par écrit en français de manière à ce qu'il puisse faire face à l'ensemble des situations sociales requérant la maîtrise de l'expression écrite (relations transactionnelles et interpersonnelles) et de lui permettre de mener ses études en français, c'est-à-dire de maîtriser ce que nous appellerons, en suivant Bronckart et al. (1985), un discours théorique, adapté aux contraintes académiques. Comme les cursus d'études de ce public sont très variés, que les exigences en matière d'écrit académique sont différentes selon les filières (par exemple, rhétoriques scientifiques différentes), il est impossible de proposer des travaux pratiques et des exercices adaptés à chaque cursus. C'est pourquoi on choisit en général dans les cursus de FLE à l'université de mettre l'accent sur le discours délibératif, c'est-à-dire d'entraîner la production de textes dont le but est de montrer quelle position doit se dégager face à tel ou tel problème. On considère que la maîtrise de ce type d'écrit s'apparente à celle du discours théorique. Nous avons essayé de faire de ce parallélisme entre discours théorique et délibératif une heuristique de réflexion sur la didactique qu'il conviendrait de mettre en place pour permettre aux étudiants de développer leurs compétences d'écriture dans ces deux types d'écrit et cela nous a amenés à considérer comme centrales pour l'écriture les activités de référence à d'autres textes (sous la forme de citations, de mentions, de reformulation, etc.), ce que nous désignerons par le terme dimension intertextuelle de l'écriture. En effet, personne ne met en doute que la maîtrise de l'écrit académique impose la maîtrise de cette dimension intertextuelle. De nombreux travaux (voir notamment Boch & Grossmann, 2001) ont été consacrés aux difficultés que po se ce recours à des textes déjà constitués (emprunts plus ou moins abusifs, paraphrases, organisations inadéquates des prises en charge énonciatives, problèmes de citations) et aux stratégies mises en place par les apprentis scripteurs pour citer et utiliser les idées pertinentes des textes de référence dans leur propre écrit. Par ailleurs, on admet en général en didactique du texte écrit en langue étrangère (ainsi qu'en langue maternelle, d'ailleurs) qu'il est plus judicieux de faire produire des textes en partant de textes : de là la profusion d'exercices sur le résumé, la note de synthèse, etc. fleurissant dans les différents manuels proposant des activités rédactionnelles. Il nous est ainsi apparu qu'il serait pertinent de proposer à nos étudiants, en même temps qu'un sujet de délibération, une série de documents leur permettant de se forger une opinion et ce faisant leur proposant du vocabulaire, des expressions idiomatiques, des schémas argumentatifs, etc. en relation directe avec le thème proposé. Les documents proposés (articles de journaux, émissions de radio, de télévision, extraits de romans, de bandes dessinées, etc.) joueraient ainsi le rôle d'univers textuel de référence pour le sujet proposé, de manière semblable au rôle joué par les textes théoriques de référence dans l'écriture académique. Les sujets de délibération proposés dans les cours d'expression écrite, parce qu'ils sont dits de société, sont souvent abordés à la radio, dans les journaux, à la télévision. L'ensemble de ces discours sur tel ou tel thème fait partie de l'interdiscours ambiant, interdiscours que tout scripteur expérimenté utilise pour produire ses propres textes (cet interdiscours permet au scripteur expérimenté de se forger un point de vue, de s'y référer, de renvoyer à d'autres points de vue non soutenus, etc.). Pour un scripteur alloglotte, l'accès à cet interdiscours est plus problématique : parfois les scripteurs se réfèrent spontanément à l'interdiscours de leur(s) langue(s) d'origine et ils manquent du vocabulaire, des structures grammaticales, des expressions préfabriquées en français. Parfois, leurs pratiques effectives de français sont très réduites et ils n'ont que peu d'accès à l'interdiscours ambiant, parfois aussi ils ne parviennent pas à percevoir l'existence même d'un discours sur tel ou tel sujet, par exemple si le sujet est trop étranger à leur culture d'origine. L'idée, en proposant un ensemble de ressources documentaires sur les sujets de délibération, est de permettre aux scripteurs de découvrir des procédures d'accès à l'interdiscours et de contribuer ainsi à les aider dans une certaine mesure à élaborer leur propre univers sémiodiscursif de référence pour de tels sujets. Plus largement, ce projet se situe dans ce que Montredon (1995) appelle une pédagogie en contexte. Le travail d'écriture d'un texte délibératif devient alors pour le scripteur d'une part une tâche de sélection d'idées dans les textes ressources, puis de citation, de reformulation, de paraphrase de ces textes et d'autre part une tâche de création : textualisation des contenus sélectionnés, construction de la cohésion-cohérence de l'ensemble du texte, organisation des arguments, choix des exemples, etc. L'ensemble des savoirs mentionnés ci-dessus sont de première importance pour la maîtrise des discours théoriques et délibératifs. L'objectif didactique est donc d'améliorer la didactique du texte délibératif écrit en l'articulant sur deux versants : un premier versant, relativement bien développé dans la littérature sur la didactique du texte écrit, concerne la structuration du texte à travers la construction de l'argumentation, la gestion de la cohésion-cohérence, etc. Le deuxième versant concerne le traitement du document comme ressource d'écriture. C'est ce versant qui constitue l'originalité de l'objectif et qui sera discuté ici. Afin de cerner les problèmes rencontrés par les étudiants lorsqu'ils doivent intégrer dans leurs textes des « voix du dehors » et de développer des remédiations adaptées, nous avons mis sur pied, dans les départements de FLE des universités de Lausanne et Neuchâtel, une recherche-action permettant d'évaluer les réussites et les difficultés provoquées par une tâche de rédaction d'un texte délibératif accompagné d'une série de textes portant sur le thème de la délibération et d'une consigne d'utilisation de ces documents dans la réalisation de la tâche d'écriture. Nos objectifs étaient d'observer la manière dont les scripteurs réutiliseraient les documents fournis tant au niveau des lignes argumentatives choisies, des exemples sélectionnés que des citations faites (pour une étude spécifique sur la citation, voir Jeanneret, 2002), des reformulations ou des paraphrases, des réutilisations lexicales, etc. Nous avons tout d'abord choisi un thème, celui de l'autodéfense, qui nous a paru intéressant non seulement parce qu'il se prête bien à une discussion (dans quels cas l'autodéfense est-elle justifiable ?), mais aussi parce que c'est un sujet d'actualité et un domaine où les cultures d'origine diverses de nos étudiants peuvent enrichir le débat. Ensuite nous avons constitué un corpus d'articles de presse sur le sujet. Sept textes ont été retenus : quatre articles tirés de la rubrique « Faits divers » de quotidiens de Suisse romande, un article un peu plus long du Courrier de l'Unesco, une interview du journal Construire (hebdomadaire rédactionnel émanant du groupe Migros), et quelques extraits du Code pénal suisse traitant de la légitime défense (voir ces textes en annexe 1). Pour chacun de ces textes, nous avons établi une fiche de travail, comportant d'une part une liste de termes et d'expressions spécifiques ou jugés difficiles, d'autre part un questionnaire de compréhension. Dans nos trois classes, nous avons consacré deux séances à un travail oral sur le thème de l'autodéfense. La première, de trois quarts d'heure, sans documents, a permis de présenter le travail et l'objectif général et d'organiser une discussion informelle sur le thème choisi. A la fin de cette première étape, les étudiants ont reçu les sept textes, qu'ils ont été priés de lire attentivement pour la séance de la semaine suivante. Au cours de cette deuxième séance, d'une durée d'une heure et demie cette fois, nous avons travaillé les textes, expliqué les termes, discuté des situations, à l'aide des questionnaires de compréhension relatifs à chaque texte distribués à ce moment -là. Il nous est cependant apparu que cette deuxième séance de travail oral collectif était trop ambitieuse : il a été impossible de traiter en détail les sept documents. Cela explique peut-être que certains documents aient été moins exploités que d'autres (la situation en Haïti, présentée dans le document 5, par exemple), ou que des textes aient présenté des difficultés de compréhension (les articles du Code pénal en particulier). Enfin, nous avons proposé aux étudiants le travail de rédaction d'un texte délibératif à domicile, en leur distribuant une feuille de consignes rappelant la définition du thème, le problème à poser et à résoudre, l'utilisation à faire des documents étudiés, ainsi que la structure globale du texte à produire (annexe 2). Nous avons reçu 41 travaux de nos étudiants : 9 du premier groupe lausannois (La), 18 du deuxième (Lb) et 14 du groupe neuchâtelois (N). En plus de cette disparité numérique, il faut relever la relative hétérogénéité de nos publics : les trois cours ne sont pas identiques et poursuivent un objectif différent. Du point de vue de leurs connaissances linguistiques, si l'on se réfère à l'échelle globale du Portfolio européen des langues, nos étudiants s'échelonnent du niveau A2 (« utilisateur élémentaire ») au niveau C1 (« utilisateur expérimenté »). Le groupe neuchâtelois en particulier est d'un niveau plus hétérogène et a globalement moins de compétences linguistiques que les deux groupes de Lausanne. Le contenu des trois cours est également différent : les textes de presse sont l'objet du cours du premier groupe lausannois (découverte des pratiques discursives, d'éléments grammaticaux du français journalistique, revue de presse, discussion à partir des textes, etc). Les deux autres cours portent sur l'expression écrite avec leur spécificité : l'activité de citation n'avait été entraînée que dans le groupe Lb, le groupe N avait été habitué à produire des textes à partir de modèles proposés. Les données quantitatives permettent de montrer dans quelle mesure les documents fournis ont été utilisés, de quelle manière ils l'ont été – par citation précise ou par allusion – et quels ont été les éléments lexicaux réutilisés dans les travaux. On trouvera ci-dessous le détail de ces informations recueillies dans les 41 copies analysées, et à propos des 7 documents fournis. Le tableau ci-dessous nous indique si tel document a été utilisé, sans tenir compte de plusieurs éventuelles occurrences. A lire ainsi : le document 1 a été utilisé dans 32 travaux sur 41. On notera que tous les documents ont été utilisés et chacun d'eux par plus de 40 % des rédacteurs. On notera également que le document 1 a été utilisé par plus de 75 % des scripteurs. Ces derniers ont donc largement tiré parti des documents qui leur étaient proposés. Le tableau 2 nous donne le nombre total des utilisations pour chaque document. En le comparant au tableau 1, il apparaît clairement que les documents ont été souvent utilisés plusieurs fois dans le même travail. Cela est vrai pour tous les documents, mais en particulier pour les documents 1, 2 et 7. Nous avons schématiquement réduit le tableau suivant à deux types d'utilisation : Citation correcte ou légèrement erronée introduite par des guillemets. Allusion au document (simple allusion ou résumé ou comparaison entre documents, etc.) Il est frappant de remarquer que les documents 6 et 7 présentent un nombre de citations plus élevé que le nombre d'allusions, tandis que c'est l'inverse pour les cinq autres documents. Le caractère normatif du document 7 suffit probablement à expliquer qu'il soit cité : pour renvoyer au code pénal, il vaut mieux être le plus précis et le plus explicite possible. Pour le document 6, on peut se demander si le fait qu'il s'agisse d'une interview, présentant de fait déjà une segmentation des différents propos tenus facilite le prélèvement en citation. Dans chaque document, nous avons retenu un certain nombre de lexèmes, soit spécialisés soit peu courants, ou certaines constructions ou expressions préfabriquées : nous pensions que ces lexèmes ou constructions étaient inconnus des étudiants et nous souhaitions leur fournir de cette manière des données lexicales et syntaxiques nouvelles. La plupart de ces mots ou expressions ont fait l'objet d'une brève explication en classe. Nous accordons de l'importance à la réutilisation de ces lexèmes dans les travaux fournis parce qu'elle peut être considérée comme une trace de prise et partant d'acquisition (voir ci-dessous en V.). On trouvera ci-dessous : La liste des mots tirés des documents et retrouvés dans les travaux Le nombre d'occurrences dans les travaux fournis. Parmi l'ensemble de ces mots, nous avons distingué les emplois corrects des emplois erronés. On constate une forte réutilisation de mots sur lesquels l'attention a été focalisée, et cela dans une proportion remarquable d'environ 95 % d'emplois corrects. Dans cette partie, nous examinerons en détail les configurations textuelles de l'intertextualité. Nous nous pencherons ainsi sur les différentes matérialisations de la présence, dans les textes des étudiants, des documents ressources. Cette présence laisse des traces que nous catégorisons de la manière suivante : D'abord il y a les cas de réutilisation de lexèmes (telle qu'elle a été examinée quantitativement ci-dessus). Il peut arriver aussi que les scripteurs « dépassent » le niveau lexical et intègrent en une configuration syntaxique originale des éléments prélevés dans différents syntagmes : dans ce cas nous parlerons de reconfiguration syntaxique d'éléments lexicaux. Troisièmement, nous nous attacherons aux cas où les scripteurs recourent à la citation : nous considérerons comme citation uniquement les cas où le segment est marqué par des guillemets et repérables par nous dans un texte ressource. Enfin nous étudierons les cas où il n'y a pas de reprise formelle d'un élément mais résumé, condensation en une formulation d'un argument, d'un exemple, etc. d'un des textes ressources (ce cas a été examiné quantitativement ci-dessus sous la rubrique allusion). Ces quatre types de traces d'intertextualité sous-tendent, à notre avis, trois opérations. D'abord une opération de repérage : les étudiants sont amenés à identifier, dans les textes ressources, des lexèmes, des segments textuels, des configurations syntaxiques ou des idées, arguments. Dans un second temps, ils vont les prélever, c'est-à-dire segmenter dans le texte ressource l'élément pertinent. Cette opération de prélèvement doit s'accompagner d'une analyse du contexte pour extraire l'ensemble des informations nécessaires à la recontextualisation : genre (s'il s'agit d'un lexème), dépendance rectionnelle au sein du segment textuel (complétude de la séquence) et entre ce segment et son environnement, fonctionnement de la configuration syntaxique. Enfin, dans un troisième temps et en fonction des informations recueillies précédemment, il leur faudra procéder à l'opération d'insertion et d'intégration dans leur propre texte. Nous allons maintenant présenter quelques exemples permettant d'observer comment se réalisent ces différentes opérations et les difficultés qu'elles soulèvent. Une première série d'exemples (de (1) à (8)) mettra en évidence le travail de textualisation auquel doit se livrer le scripteur, même dans les cas où il ne semble prélever qu'un lexème. L'exemple (1) montre ainsi la reprise d'une expression liée au thème de l'autodéfense : pléthore d'armes à feu. Le contexte d'occurrence de l'expression est modifié par la reformulation dans notre pays/dans un pays comme la Suisse. Il y a là une recontextualisation qui fait intervenir des critères plutôt énonciatifs : L'exemple (2) met en évidence un cas il n'y a pas de recontextualisation énonciative. Cela pose au lecteur un problème pour interpréter notre pays. En effet, la scriptrice est slovaque ! On se trouve devant un cas envisagé par Moirand (1979) où un texte, produit dans une certaine situation d'écrit doit être modifié pour s'adapter à une autre situation d'écrit. En effet, l'occurrence du déterminant possessif notre est lié à la situation d'énonciation qui préside à l'interview dont est extrait le segment. La difficulté rencontrée par la scriptrice tient à son choix de segmenter la proposition complète et de la recontextualiser en citation. Il aurait été plus facile pour elle de se limiter à prélever le lexème surarmé. Ainsi son choix de l'un ou l'autre type de prélèvement peut mettre le scripteur devant des difficultés qu'il n'est pas à même de résoudre. L'exemple (3) montre la reprise dans une seule construction de plusieurs lexèmes disséminés dans un même article qui sont agencés en une configuration syntaxique originale : Du point de vue des opérations de saisie auxquelles se livrent les scripteurs pour reprendre dans leur texte un segment – et notamment un lexème, il faut relever que l'on ne peut simplement les ramener à une opération de copie. En effet, il est vraisemblable que les scripteurs dissocient, en tout cas dans certains cas, lecture des documents et rédaction. Des exemples de confusions paronymiques comme (4) et (5) plaident pour cette idée. Comme le fait remarquer Nyckees (1998) quand il se penche sur les causes internes du changement de sens, les attractions paronymiques ne se réalisent qu'en contexte : pour (4), l'adjectif corporel favorise probablement la confusion ! Le même commentaire peut être fait à propos de (5) : le péril doit également être éminent pour que l'autodéfense soit légitime ! L'exemple (6) présente, outre des réutilisations de mots contenus dans le document 1 et dans la fiche de préparation qui s'y rapporte, le mot assaillant qui ne se trouve ni dans le texte ni dans la fiche de préparation. Il pourrait donc s'agir d'une bonne réussite de dérivation lexicale faite à partir d ' assaillir. La série de l'exemple (7) montre différentes textualisations de l'expression (elle aussi tirée du document 1) : de victime, le chauffeur de taxi s'est retrouvé agresseur : Dans le document ressource, la paire de noms réciproques victime-agresseur est contextualisée dans un processus dynamique : le passage de victime à agresseur. On remarquera donc que certains scripteurs se limitent à la réutilisation des deux lexèmes (c'est le cas de N6), tandis que d'autres tentent également d'exprimer la dynamique du processus (c'est le cas de N9, N3 et N7). Par ailleurs, on trouve, dans différents travaux, le lexème agressé qui vient remplacer le terme de victime. Cette manière d'exploiter un des termes pour en produire un second est comparable à ce qui a été vu dans l'exemple (6). Beaucoup de scripteurs (l'exemple (7) ne reproduit pas exhaustivement l'ensemble des reprises de ce couple de termes) lient ainsi morphologiquement agent et patient et manifestent par là leur maîtrise d'une opposition morphologico-sémantique du français. Le scripteur La7 emploie de son côté le verbe agresser et il reprend le couple victime-agresseur. Cet exemple (7) met en évidence l'intrication de différents niveaux de construction du texte : on peut y voir se résoudre des problèmes de linéarisation du processus de victime à agresseur (passer, devenir, etc. avec la maîtrise des rections afférentes) et des effets argumentatifs. En effet, ce segment de texte a un intérêt argumentatif évident en ce qu'il permet de discuter un aspect des problèmes posés par la notion d'autodéfense, susceptible, justement, d'amener une victime à devenir agresseur. L'exemple (8) – outre la réutilisation du lexème septuagénaire – permet d'observer d'une part une reformulation de l'expression un peu après minuit en vers minuit ce qui dénote la maîtrise des deux expressions et de leur correspondance et d'autre part celle de la diathèse du verbe importuner. On notera que cette recontextualisation permet au scripteur de réussir la linéarisation de son paragraphe en assurant la progression de l'information par thème constant : le septuagénaire est le thème des différents prédicats. Cette construction à thème constant et le passif qui la sous-tend impose l'expression de l'agent : par ce dernier aurait été plus élégant que par l'autre qui paraît un peu maladroit ici. Cette réussite dans l'identification de l'agresseur et de l'agressé nous permet de relever une difficulté réelle : pour se référer aux quatre faits divers proposés, il fallait être capable de présenter clairement les protagonistes du fait divers et pour ce faire maîtriser les différents procédés textuels de référence et d'anaphore nécessaires. L'exemple (9) met en évidence les difficultés rencontrées quand cette maîtrise n'est pas sans faille : Les exemples suivants (de (10) à (13)) permettront de voir que la textualisation peut se déployer sur des fragments de textes plus longs que ce que nous avons vu jusqu'ici. Dans l'exemple (10), le scripteur réutilise plusieurs éléments contenus dans différents documents (les documents 7 (extrait de la loi) et 1 (Se défendre ? Oui mais sans arme)). Tout d'abord, il organise une opposition, au moyen de bien que, de ce que la loi autorise – le port d'arme – et des recommandations de la police. Ces recommandations sont introduites par les verbes conseiller/déconseiller correctement utilisés sur le plan rectionnel : une fois en utilisant la structure NVà NdeV, une deuxième fois au moyen de NVdeV et deV, et une troisième fois au moyen de NVN. Ainsi, les notions contenues dans les documents – ne pas utiliser d'armes, fuir, avertir la police, éviter les armes factices – sont-elles reprises par le scripteur qui les a réutilisées dans un environnement syntaxique modifié et parfaitement correct. Remarquons aussi la réutilisation de l'expression inciter à tirer (document 1) devenue dans la recontextualisation elles (= les armes factices) peuvent inciter l'agresseur à tirer. L'exemple (11) permet de souligner la dispersion des emprunts textuels et des modes de prélèvement auxquels recourent les scripteurs : Ici il y a emprunt à deux documents. Si l'on peut considérer que la première phrase reconfigure le segment textuel du document 1 – avec un problème de maîtrise de la rection du verbe préférer, la troisième renvoie au document 5 sur le mode du résumé. En suivant Vigner (1991), nous admettrons qu'il s'agit là d'une généralisation, permettant de retenir un aspect que les deux articles (par ailleurs fort différents) ont en commun, l'appel à la police. Dans l'exemple (12), la scriptrice utilise la citation de la loi suisse pour construire son argumentation : Elle tire de la citation le droit de se défendre dans une situation grave. Mais elle nuance sa position en intégrant, cette fois sans citation mais en les reformulant, les conseils prodigués par la police lausannoise reproduits dans le document 1. L'intégration syntaxique n'est pas parfaitement réussie parce que la scriptrice ne réitère pas la marque de complémentation de devant fuir puis devant avertir et restreint ainsile marquage de la dépendance rectionnelle au premier terme. Les deux exemples suivants permettent d'insister sur le travail de fond – et sa difficulté parfois – que nécessite la recontextualisation : Dans cet exemple, la scriptrice intègre la carence totale des services publics à une construction originale qui reformule le segment textuel du document 5. Elle choisit la métaphore de la bataille et est capable de la filer dans la seconde phrase de l'exemple par l'utilisation du lexème arme. Dans l'exemple (14) en revanche, la scriptrice construit le prédicat être dans la carence totale des services publics. Son texte permet de faire l'hypothèse qu'elle a compris le sens global de l'expression mais qu'elle ne connaît pas l'expression idiomatique antonyme de pallier la carence / souffrir de la carence : A côté de tous ces prélèvements de segments textuels de quelque longueur qu'ils soient et quels que soient les modes précis de leur recontextualisation, nous avons répertorié beaucoup de cas, semblables aux exemples (10) et (11), où les scripteurs se sont référés aux documents ressources plutôt pour en extraire certaines informations représentées afin de les utiliser dans leurs argumentations. Nous ne nous intéresserons dans cette partie qu'aux cas où les scripteurs ont généralisé, globalisé certaines informations figurant dans les documents ressources : nous admettrons que les scripteurs opèrent là un résumé du document (ou d'un aspect du document) et nous considérerons avec Vigner (1991 :35), que le résumé « peut être assimilé à une opération de généralisation, opération par laquelle on approche un objet singulier de l'objet générique de référence par perte au moins partielle, de certains éléments de spécification et de particularisation. » Une des opérations constitutives, d'après Vigner, du résumé est ce qu'il appelle la globalisation, qui permet de condenser en une formulation à la fois plus générale et plus abstraite une suite d'informations de moindre importance. Ainsi, dans l'exemple (15), la scriptrice intègre par l'expression les banales disputes entre voisins causées par le bruit ou la fumée d'un gril les circonstances des faits divers rapportés dans les documents 3 et 4. Dans l'exemple (16), ce sont les opérations d'élimination des informations jugées peu importantes et d'intégration – ici dans une relative – des circonstances factuelles nécessaires à la compréhension du cas qui sont remarquables. Tout en réutilisant une partie du lexique : crâne rasé, à coups de poing, perdre connaissance, la scriptrice utilise ce résumé dans son argumentation en faveur de l'autodéfense. A la fin du passage, nous trouvons en effet : est un exemple où l'autodéfense se justifie. Le document fourni a donc permis à l'apprenante de faire un travail de résumé de texte et en même temps d'enrichir son texte d'un exemple concret. Dans l'exemple (17), à propos du même document 2, la scriptrice nous fournit également un résumé pour appuyer sa critique envers la justice. Il est vrai qu'elle s'appuie également sur la formulation du titre du document : Sophie amendée pour avoir frappé un skinhead. Mais elle y intègre une relative qui – comme dans l'exemple (15) – permet de saisir les faits pertinents. Dans l'exemple (18), le résumé permet à la scriptrice d'expliciter le double lien qui lie le document 5 à la problématique de l'autodéfense : en tant qu'il décrit un mode d'autodéfense que l'on pourrait appeler social, matérialisant des aspects de solidarité des habitants les uns vis-à-vis des autres et en tant qu'il présente un cas de dérapage de l'autodéfense, le lynchage de malfaiteurs relâchés par la police. En conclusion de cette partie, on constate donc que les données prélevées par les scripteurs leur offrent deux types de ressources : en matériel linguistique, d'une part et en contenu, d'autre part, même s'il va de soi que cette distinction est en soi impossible et que les prélèvements formels peuvent se révéler porteurs d'idées exploitables, tandis que les prélèvements conceptuels offrent également et en même temps des ressources linguistiques. Il n'en reste pas moins que ces deux types de ressource sont centraux pour la rédaction d'un texte aussi bien théorique que délibératif : les prélèvements conceptuels imposent au scripteur de prendre distance par rapport aux documents ressources, de se les approprier un peu plus, les prélèvements formels lui imposent une gestion locale de l'intertextualité dont on a vu qu'elle n'était pas toujours évidente. De toute évidence, l'expérience décrite dans les pages qui précèdent est réussie. Les exemples d'utilisation adéquate des documents sont largement plus nombreux que ceux des échecs. Le vocabulaire fourni par les documents et par les fiches de préparation est remarquablement bien utilisé. Les textes des étudiants, par la richesse de leur argumentation et l'abondance des exemples puisés dans les documents, présentent une qualité qui nous encourage à poursuivre dans cette voie. Resterait à les comparer à des textes produits sur le même sujet par des étudiants de mêmes niveaux qui n'auraient pas reçu les documents, pour pouvoir établir avec certitude l'efficacité de cette façon de travailler le texte délibératif. L'absence d'une telle comparaison ne nous empêche pas de recommander l'approche décrite dans ces pages. Les pistes didactiques qui s'ouvrent devant nous pour continuer à enseigner la rédaction du texte délibératif sont riches. Du point de vue acquisitionnel, on peut espérer, nous semble -t-il, qu'un certain nombre de lexèmes, de constructions, aient été acquis à l'issue de l'exercice. L'ensemble des opérations de repérage, prélèvement et insertion évoquées plus haut pourraient valoir comme une sorte de version écrite et monologale de la séquence potentiellement acquisitionnelle telle qu'elle a été développée à partir de l'article de Pietro, Matthey & Py (1989). Complétons ce constat en fournissant quelques suggestions qui devraient permettre de continuer de telles expériences tout en les améliorant. Il va de soi que le thème doit correspondre aux intérêts des apprenants, particulièrement dans une didactique centrée sur l'apprenant. Pour cela plusieurs moyens sont possibles : le choix du thème en classe, par exemple, sur la base d'une discussion libre ou de listes élaborées par l'enseignant, ou d'une recherche parmi les titres de l'actualité de la semaine. Il serait particulièrement important de trouver un thème inattendu ou relativement restreint; les grands thèmes connus du genre « la peine de mort », « l'euthanasie », « l'avortement », ou encore « l'énergie nucléaire », trop vastes et trop souvent exploités ne provoquent souvent que des réactions de lassitude ou alors des stéréotypes. Une fois le thème choisi, il convient de trouver une collection de documents adéquats. Il nous a paru intéressant – et productif – de pouvoir fournir des documents variés : témoignages divers, récits, réflexions, analyses, ou même des documents techniques, comme dans notre cas les articles de la loi. Cette recherche n'est pas toujours aisée. L'aide des étudiants pourrait s'avérer fructueuse, ou alors le travail d'équipe. Dans le cas de notre expérience, le niveau des apprenants s'inscrivait dans une fourchette allant de A2 à C1, selon les échelles de compétence du Conseil de l'Europe. Compte tenu du thème choisi et des documents fournis, les niveaux B2 et C1 étaient privilégiés. Toutefois, la méthode de travail pourrait convenir à tous les niveaux à partir de A2. Dans ce cas, il conviendrait de choisir les documents avec soin. On peut imaginer des documents fabriqués pour le niveau A2. La méthode Tempo, par exemple, nous fournit de bons modèles de documents fabriqués et/ou authentiques qui servent de point de départ à la production de textes écrits. La question du destinataire du texte, ou des destinataires, nous paraît cruciale. Certes, nous sommes en situation scolaire ou universitaire. Le but du travail est d'écrire un « bon » texte qui sera en fin de compte évalué par l'enseignant. Mais il faudrait éviter que, au premier degré, le destinataire ne soit que l'enseignant. Si l'on part du principe que l'apprentissage du texte délibératif sera utilisé pour défendre un point de vue ou présenter un problème à débattre, le scripteur pourra orienter son texte de façon beaucoup plus cohérente s'il a imaginé ses destinataires. Parmi de nombreuses possibilités, mentionnons, à titre d'exemples, quelques consignes qu'il serait possible de proposer : Texte à produire dans le cadre d'un groupe de travail, avec le présupposé que chaque participant a lu les documents fournis. Texte produit par un journaliste qui écrit à la suite de quelques cas connus de la majorité des lecteurs. Texte produit par un journaliste d'un magazine en présupposant que les cas ne sont guère connus des lecteurs. Réponse à un lecteur qui aurait pris clairement telle ou telle position. Le fait d'insister sur ce point permettrait de lever des ambiguïtés. D'une part l'apprenant devrait prendre conscience que l'on écrit pour des destinataires particuliers, d'autre part il verrait plus clairement de quelle façon réutiliser les documents : simples rappels, ou résumés des situations, ou même développements des situations dans les cas où l'on s'adresserait à un public qui n'en a jamais entendu parler. Dans l'expérience que nous avons conduite, nous n'avons peut-être pas suffisamment insisté sur cet aspect, si bien que nous avons constaté un certain flottement, certains scripteurs ne sachant pas très bien s'il fallait raconter certains événements ou s'ils étaient connus du destinataire. L'exemple suivant montre combien cette imprécision nuit à l'autonomie du texte de l'étudiant. Dans l'exemple (19), l'étudiante fait directement référence à un parcours des différents textes ressources : Elle sous-entend clairement ainsi que son auditoire a non seulement connaissance des textes mais dispose de surcroît du même ensemble de documents et peut s'y référer dans le même ordre qu'elle. On note la même stratégie reposant sur la même hypothèse d'un auditoire disposant du même recueil de textes ressources chez plusieurs étudiants quand ils cherchent à introduire un aspect plus solidaire de l'autodéfense en évoquant l'article concernant Haïti (document 5). Il faut donc insister sur l'importance des consignes dans ce type d'activités en soulignant l'aspect structurant et potentiellement facilitant des contraintes qu'elles imposent aux scripteurs. Dans la partie II, Déroulement de la recherche, nous avons déjà indiqué les différentes articulations des travaux préliminaires, avant de lancer nos étudiants dans la rédaction de leurs textes. Il nous paraît important de bien planifier ces travaux préliminaires, afin que chaque document fourni ait une importance égale, que l'on maintienne un bon équilibre entre la découverte personnelle d'un document et son exploitation à l'aide du questionnaire et que l'on ait le temps de mettre en évidence les éléments lexicaux dont on espère l'acquisition. Relevons encore que la méthodologie adoptée demande aux étudiants un gros effort de lecture et de compréhension des textes. Il conviendra aussi de fixer clairement les règles du jeu : les documents fournis devront-ils être obligatoirement utilisés, et si oui y aura -t-il un minimum et un maximum de réutilisations possibles ? Quelle sera la dimension du travail à produire ? Règles du jeu qui s'ajouteront à celle mentionnée plus haut : le choix de destinataires. L'utilisation d'une telle méthode d'enseignement du texte délibératif devrait s'accompagner d'un enseignement spécifique de certains éléments du texte à produire. Il faudrait imaginer une série d'activités destinées à entraîner d'une part, le prélèvement (avec l'analyse de son contexte) et d'autre part, l'insertion. L'enseignement du résumé et de la citation seraient incontournables. A noter que l'ensemble de cette problématique du texte comme ressource pour un autre texte impose également de réfléchir avec les étudiants aux limites entre ce qui peut simplement être réutilisé et ce qui doit être honnêtement attribué à son auteur. Les modes de prélèvement doivent ainsi être contraints par les recontextualisations envisagées et par leur étendue et leur importance. Cette réflexion a une grande importance tant dans la didactique du texte délibératif que dans celle du texte théorique. L'ensemble de ces activités devrait servir à tirer parti des documents proposés. Il s'agirait ainsi d'en profiter pour aborder les éléments constitutifs du texte et les différentes techniques qui en permettent une bonne utilisation. Remarquons enfin que l'enseignement du texte délibératif ne concerne pas que les cours d'expression écrite. Cet enseignement sera avantageusement renforcé si on peut l'articuler à d'autres cours, comme ce fut le cas, lors de notre expérience, pour le cours consacré à la revue de presse hebdomadaire. Au terme de cette étude, il nous faut revenir sur l'importance du choix des documents ressources. Il nous paraît nécessaire d'en diversifier au maximum tant les genres discursifs que les supports substantiels. Des documents sonores, tels qu'extraits d'émissions de radio, débats, etc. devraient ainsi également pouvoir être proposés. La classe de langue pourrait d'ailleurs être utilisée comme pourvoyeuse de documents ressources par l'organisation de débats autour du thème de délibération choisi. Nous rejoindrions là des propositions faites par Nonnon (1996) qui montre que l'activité d'énonciation et ce qu'elle appelle le cheminement des échanges sont un facteur de prise de conscience et de transformation des attitudes épistémiques des sujets. Cette auteure insiste également sur la diversité des sources discursives traitées pour produire une argumentation. Un deuxième aspect de cette étude nous paraît offrir des pistes de réflexion : il s'agit de la manière dont on pourrait permettre à des étudiants alloglottes, tout en leur offrant des données pour la construction d'un univers sémiodiscursif en français, d'utiliser également leurs connaissances du thème de délibération et leurs ressources en langue maternelle. Il va de soi qu'il ne s'agirait pas de leur demander de traduire leurs références discursives mais de les modifier, de manière à ce qu'elles puissent venir éclairer, nuancer, etc. les données en français et leur donner l'occasion de développer un savoir-faire interprétatif de leur environnement. Il y aurait là une piste à développer dans un enseignement plurilingue. Enfin – et c'est le point central – cette étude nous amène à défendre l'importance pour l'élaboration d'une didactique de l'écriture du texte en langue étrangère et d'une didactique du texte théorique de ce qu'on pourrait appeler une didactique de la ressource. Il faut en effet sensibiliser les apprentis scripteurs à l'intérêt et à la richesse de leur environnement discursif. Il faut leur enseigner à repérer, prélever, intégrer des formulations et des idées, à identifier des indices énonciatifs, à traiter les événements langagiers auxquels ils sont confrontés comme des ressources discursives susceptibles de leur permettre de construire de nouvelles compétences. De ce point de vue, cette étude met en évidence un mode d'articulation des savoirs scolaires et extrascolaires, un point de contact entre apprentissage et acquisition . | Dans le cadre d'une étude sur l'enseignement de l'écriture du texte en français langue étrangère à des étudiants de niveau universitaire, les As. examinent les stratégies didactiques permettant d'amener l'étudiant à améliorer son travail d'écriture d'un texte délibératif. En pratique, ils analysent quantitativement et qualitativement la manière dont les scripteurs prélèvent et analysent les données à partir de documents ressources pour produire un texte écrit sur un thème donné | linguistique_524-05-10538_tei_503.xml |
termith-613-linguistique | Le concept de cause est appréhendé ici exclusivement dans le domaine de la langue, et ce, d'une façon suffisamment large pour permettre une éventuelle comparaison avec les autres domaines disciplinaires évoqués dans ce numéro. L'objectif est donc de fournir une définition de base du concept linguistique en observant son expression. Il s'agit, d'une part, de se demander si un tel concept existe en langue; d'autre part, de partir des formes de son expression principale et directe (les verbes et les conjonctions de cause) pour caractériser linguistiquement ce qui fonde une telle notion. Le terme cause désigne aussi bien l'antécédent (qui s'oppose au conséquent), décrit dans le processus – on oppose la « cause » à « l'effet » – que le processus même de cause, i.e. la relation qui se crée entre les deux événements – désignée aussi par le terme causalité, quand précisément on veut isoler la relation par rapport aux deux objets impliqués dans celle -ci. Ici, cause désigne le concept général consistant à poser entre deux événements une certaine relation (et par là ce terme englobe la relation et les événements) – le terme événement-cause servant plus spécifiquement à désigner l'antécédent. Dans une réflexion générale sur le concept linguistique de cause, la première question est de savoir s'il est ou non justifié de poser l'existence de ce dernier : existe -t-il véritablement une cause en langue, ou s'agit-il seulement d'un concept extérieur transposé à la langue ? Le problème de la matérialité non observable de la cause est le point majeur qui (1) justifie une approche spécifiquement linguistique, (2) va nous permettre d'aboutir à une définition du concept de cause en langue. L'homme de la rue recherche continuellement une cause à toutes situations et événements (la mythologie, par exemple, est née d'une volonté d'expliquer les phénomènes météorologiques pour mieux les contrôler) et la relation est généralement considérée comme une réalité objective (le sol est mouillé, c'est qu'il a plu; j'ai la migraine, c'est que j'ai trop bu; je suis têtue, c'est que je suis gémeau). Mais s'il y a des systèmes de causalité dans la réalité, elle n'est jamais directement observable (le principe scientifique de l'expérimentation est de combler ce manque d'une certaine façon). Le moyen pour l'homme de construire une cause se trouve dans l'énonciation de celle -ci : le discours qui énonce une cause crée une matérialité de la relation. Cet énoncé fournit alors une interprétation en termes de causalité de ce qui s'observe dans la réalité. Ainsi, Il y a eu un courant d'air, ou Paul est maladroit, décrit un certain état de fait, ou une propriété de Paul, et ne constitue pas en soi un événement-cause : celui -ci n'apparaît comme tel que dans l'association qu'établit le locuteur en disant, par exemple, Le vase est tombé, parce qu'il y a eu un courant d'air ou Le vase est tombé, parce que Paul est maladroit. Chacune des deux phrases correspond (apparemment) à la perception d'un fait objectif mais leur mise en relation par parce que relève d'une interprétation mettant en correspondance deux situations séparées, dont seule la concomitance peut être observée : « il y a eu un courant d'air » + « le vase est tombé ». Le fait « il y a eu un courant d'air » ne prend le statut de cause qu' à partir du moment où il est mis dans une certaine corrélation avec « le vase est tombé » et c'est le discours qui présente ce lien. Si dans le monde des objets, ce n'est pas la cause qui est observable mais au mieux, les deux événements qui la constituent, en langue, il existe des moyens linguistiques pour matérialiser la cause. Sans même savoir ce que cette étiquette « cause » signifie, c'est la comparaison d'énoncés possédant ou non une certaine interprétation de « cause » qui aboutit à une telle conclusion. Chacun sait, et c'est dans toutes les grammaires et les dictionnaires, qu'il y a des moyens linguistiques pour exprimer la cause. Nous souhaitons seulement souligner ici cette propriété particulière de la cause linguistique par rapport aux autres types de cause (cause scientifique, psychologique…), et enregistrer les différentes formes qu'elle prend. L'une des expressions engendrant une telle interprétation est le connecteur dit « de cause ». En règle générale, les connecteurs ont pour rôle linguistique de réunir deux phrases (soit l'expression de deux événements) en une seule, et d'expliciter le sens que prend l'association de phrases (relation de cause, de conséquence, de but, de temps…). Parce que, car, puisque, vu que, étant donné que (comme, dans certains cas) sont des connecteurs dits de « cause », car ils confèrent à la phrase double de façon systématique une interprétation causale. Dans : (1) Il ne prierait pas, il resterait quelques minutes seul, seul comme sa mère entre les planches. l'énoncé ne décrit pas une cause, même s'il n'est jamais exclu d'interpréter un lien causal entre les propositions, en relation avec ce qui serait interprété comme une succession dans le temps des deux événements. Le passage d'une succession temporelle à une relation de cause à effet provient d'une relation étroite entre le temps et la cause : conceptuellement, la cause est la répétition d'une succession de deux événements qui conduit à la généricité du phénomène (il y a A ‘ je lâche la balle ' puis B ‘ la balle tombe '; Répétition de ‘ A puis B ' = à chaque fois que A ‘ je lâche la balle ', y a B ‘ la balle tombe '; généralisation = A cause B : ‘ La balle est tombée parce que je l'ai lâchée '). Si l'énoncé (1) s'interprète plus naturellement comme une simple succession temporelle (et ne va pas nécessairement au-delà, c'est-à-dire vers la causalité), c'est parce qu'il n'existe pas de loi générale causale entre le fait « X ne prie pas » et le fait « X reste seul ». La parataxe causale (i.e. la phrase double à connecteur zéro, S. Hamon (2005)) est possible s'il existe une phrase stéréotypique de forme générique « quand b, a » présente dans la signification des mots exprimés en A et B de l'énoncé. Dans Paul est absent, il est parti en voyage, l'interprétation causale est rendue disponible par la phrase stéréotypique contenue dans les mots de l'énoncé (absent, partir, voyage) : « Quand on part en voyage, on est loin de son domicile ». Et, pour prendre un autre exemple, dans Paul est absent, Napoléon est mort, il n'y a pas de phrase stéréotypique de cet ordre qui établit, sans contexte spécifique et sans autre précision linguistique, un lien causal entre les phrases de l'énoncé. En revanche, dans : (2) Il ne prierait pas, parce qu'il voulait rester quelques minutes seul (3) Paul est absent, parce que Napoléon est mort. le connecteur parce que pose linguistiquement (et donc impose) une cause entre les deux événements : il est automatiquement compris que, selon le locuteur, l'événement « P. veut rester seul » ou « Napoléon est mort » est la raison pour laquelle « P. ne prie pas » ou « P. ne vient pas » (le sens causal marqué par le connecteur peut alors être validé, par exemple, par l'idée que la prière sert à invoquer Dieu, et donc à ne plus se sentir seul (2), ou que Napoléon est le nom du chien de Paul (3). Le connecteur vu que introduit en (4) l'idée que l'amour entraîne la nécessité d'écrire une chanson. (4) Faut que je lui écrive une chanson vu que je suis amoureux d'elle. De même, le connecteur puisque pose une relation de cause entre le contenu véhiculé par les deux expressions, spécifiquement ici « je veux que tu me récite ce texte » et « tu es si fort » dans : (5) Récite -moi ce texte, puisque tu es si fort. La suppression de ces connecteurs ne bloque pas nécessairement l'interprétation causale des énoncés (Faut que je lui écrive une chanson, je suis amoureux d'elle; Récite -moi ce texte, tu es si fort), mais supprime la systématicité de l'interprétation; dans Pierre ne vient pas, il est malade, sans contexte, la relation peut être causale ou de conséquence, seule la prosodie permet de déceler le sens de la relation, jouant le rôle d'un connecteur. Autrement dit, même si, par ailleurs, la cause peut exister en langue au seul niveau de l'interprétation – comme c'est le cas dans : (6) Paul ne vient pas, il est malade. (7) Lannes n'était pas infidèle, il adorait sa femme. elle reste implicite. C'est en ce sens que la présence de connecteurs est considérée comme posant (explicitement donc) l'expression d'une cause. La deuxième catégorie morpho-syntaxique qui peut poser explicitement une relation de cause est le verbe. Parmi la classe des verbes, il en existe qui servent spécifiquement à exprimer une telle relation entre leurs deux arguments (que sont le sujet et le complément) : (8) La défaite de Marie a causé le désespoir de Luc. (9) Son imprévoyance lui a valu des soucis. (10) L'agression a déclenché une grève de solidarité. (11) Ce qui produit la violence à l'école, c'est la concentration géographique des injustices. Ces verbes sont dits « de cause » à partir du moment où leur emploi implique automatiquement l'idée d'une cause. En (12) et (13), il n'y a pas d'interprétation causale : (12) La tristesse de Marie est due à la dépression de Luc. (13) Le comportement de Léa trahit sa déception. alors qu'en (8), le verbe causer institue nécessairement une relation de nature causale entre les deux événements que sont « la défaite de Marie » et « le désespoir de Luc ». C'est seulement dans ce type de cas de figure (cf. note 1) qu'un verbe est étiqueté « verbe de cause » En conclusion, la cause existe en langue et reçoit une matérialité qui lui est propre par un lexique spécifique (les prépositions, les connecteurs, et les verbes, dits « de cause »). De fait, premièrement, elle s'oppose véritablement au concept scientifique ou philosophique, et deuxièmement, il est justifié de définir la notion d'un point de vue purement linguistique. Il s'agit maintenant de la définir, au-delà de l'intuition, en observant la langue avec l'ambition de dégager la forme générale de son expression. Le point commun entre le connecteur et le verbe est de se placer à la jonction de deux unités syntaxiques : deux syntagmes nominaux (ex. 8), ou deux phrases (ex. 14), ou encore une phrase et un syntagme nominal (ex. 15); sémantiquement, entre deux propositions, deux descriptions d'événements : (14) [Luc a de la peine]EVT2, parce que [Marie n'a pas réussi à l'emporter]EVT1. (15) [Que Marie perde]EVT1 causerait [beaucoup de chagrin à Luc]EVT2. On établit, dès lors, le schéma général de l'expression de la cause suivant : Selon la définition de causer du Littré, à savoir « ce qui fait qu'une chose est ou s'opère », les marqueurs de cause – quelle que soit leur catégorie morpho-syntaxique – attribuent le rôle d'effet à l'événement 2 (« une chose est ») et celui de cause à l'événement 1 (« ce qui fait que »). Les connecteurs parce que, car, puisque s'illustrent ainsi spécifiquement dans la structure : les verbes de cause s'illustrent dans la structure inverse : L'ordre linéaire des phrases a permuté (comme il peut l' être dans une structure à forme passive par rapport à une structure à forme active) mais non l'ordre de la relation elle -même : c'est toujours l'événement 1 qui produit (donne, crée l'existence de) l'événement 2. Concernant la nature même de la relation causale (la flèche « → » de notre schéma), on observe qu'une relation causale n'est pas exprimable entre deux entités concrètes humaines (* Marie cause Julie). On peut dire : (16) Sans l'ouragan, il n'y aurait pas eu de tels dégâts. comme on peut dire (17) Sans la mère de Mozart, il n'y aurait pas eu un tel génie. Mais alors qu'on peut exprimer le premier énoncé en termes de cause : (18) C'est l'ouragan qui a causé de tels dégâts. c'est impossible avec le deuxième : (19)* C'est la mère de Mozart qui a causé un tel génie. La relation mère-enfant ne peut pas s'exprimer causalement, bien que l'existence de l'un dépende bien de l'autre. Si une relation causale ne peut pas exprimer une relation d'enfantement, alors le critère de la dépendance de l'existence ne suffit pas. Nous allons voir, avec l'examen des arguments du verbe qu'il faut que ce soit de la dépendance d'événement : les deux arguments doivent référer à des événements, soit directement ou indirectement. La nature des événements en jeu dans le processus causal est abordé ici par l'observation des arguments des verbes de cause. Pour caractériser sémantiquement la valence des verbes de cause – i.e. ce qu'ils acceptent en position de sujet et en position de complément – on fait appel à la distinction, déjà établie en linguistique, entre les noms prédicatifs et les noms non-prédicatifs. La propriété d' être prédicat caractérise la fonction du verbe dans la phrase; on emploi le terme de nom prédicatif pour désigner les noms qui ont un comportement parallèle à celui des verbes : comme eux, ils possèdent des arguments et représentent une sorte de phrase réduite à un prédicat. A titre d'exemples, démolition s'oppose de la sorte à arrosoir : (20) La démolition de la maison = le fait que la maison soit démolie. (21) L'arrosoir de la maison le fait que la maison soit arrosée; = l'arrosoir qui appartient à la maison Seul démolition est prédicatif. C'est la préposition de qui est éventuellement prédicative ici, et non arrosoir, qui, du fait qu'on ne puisse pas le décrire en termes de prédicat est dit « non-prédicatif » ou « élémentaire » (C. Vaguer, 2004 : 121). En revanche, à côté de à arrosoir, arrosage est un nom prédicatif : (22) L'arrosage du jardin a été périlleux = le fait d'avoir arrosé le jardin a été périlleux. Avec ce critère, on peut caractériser les arguments du verbe de cause. L'expression de la cause est parfaitement acceptée quand, à l'intérieur des syntagmes nominaux sujet et complément, se trouvent deux noms prédicatifs : (23) La démolition du château a produit de vives réactions. Cependant, considérons la position sujet (correspondant à l'événement-cause) : les têtes lexicales qui sont acceptées sont le nom prédicatif (ex.23 : la démolition), le nom d'événement naturel (ex.24 : la sécheresse), et le nom élémentaire (ex.25, 26, 27 : cigarette, vase, Luc) : (24) La sécheresse a entraîné l'arrosage quotidien du jardin. (25) La cigarette cause le cancer. (26) Ce vase cause l'admiration de tous. (27) Luc cause le désespoir de ses parents. En (25), la cigarette désigne la cause et le cancer l'effet, selon la définition de causer. Seulement, cigarette ne renvoie pas à l'entité (petit objet cylindrique avec filtre…), mais à un procès sous-jacent (= fumer des cigarettes). Si l'on remplace ce terme par un autre difficilement interprétable en tant que nom prédicatif (par exemple, le vieux mégot), on dira plus difficilement (dans une interprétation générique) : (28) ? ? Le vieux mégot cause le cancer. De même, dans Luc cause le désespoir de ses parents, ce n'est pas Luc en tant qu'objet qui cause le désespoir de ces parents, mais ce qu'il est ou fait. Ce sont les qualités du vase, (forme, matière, beauté, originalité), son essence qui causent l'admiration (ex. 26). Afin d'appuyer linguistiquement cette hypothèse d'interprétation, nous proposons de comparer ces énoncés avec la structure à double complémentation de causer (X cause Y à N hum). À côté de la construction à un complément des exemples (25) et (26), on oppose : (29) Fumer un paquet par jour m'a causé un cancer /??La cigarette m'a causé le cancer. (30) Que ce vase soit souple et cassable me cause à chaque visite beaucoup d'étonnement … ??A chaque visite, ce vase me cause beaucoup d'étonnement. La construction à groupe prépostionnel (à N hum) – qui caractérise l'emploi particulier de causer avec un sujet [+ animé] (Paul me cause des ennuis) – semble meilleure avec un sujet explicitement prédicatif qu'avec un nom élémentaire, bien que susceptible de porter une prédication. Ainsi, dans une forme d'expression de la cause plus fortement contrainte que la structure générale (X cause Y), la valeur prédicative des arguments nominaux est préférée. Donc, dans la position sujet d'un verbe de cause, il peut y avoir un nom prédicatif (qui désigne un procès : action, état ou événement naturel) ou bien un nom non-prédicatif en soi mais qui, employé avec causer prend, par métonymie, une valeur prédicative (Luc = « ce que fait Luc »; ce vase = « ce qu'est le vase »). Concernant la position complément, il y a une expression causale possible quand la tête nominale est de type prédicatif : de vives réactions (ex. 23), l'arrosage (ex. 24), l'admiration (ex. 26), le désespoir (ex. 27). Mais, au regard des exemples suivants – montrant que tout n'est pas acceptable en langue dans l'expression de la cause – : (31) * La sécheresse a causé l'arrosoir. (32) * Le grand savoir-faire de Jacques a causé une table. (33) * Cette coupelle cause un cendrier. (34) * Marie cause Julie. le complément de causer ne peut pas être un nom non prédicatif. Il en ressort donc une différence importante entre les deux événements en jeu dans un processus causal : alors qu'il est possible d'avoir un mot élémentaire tel que vase (ou cendrier) en position sujet, c'est impossible en position complément. Marie peut être compris comme « le comportement de Marie » en position sujet (Marie me cause des soucis), il ne peut pas l' être en position objet (ex. 34 « le comportement de Marie cause le comportement de Julie »). La caractérisation de l'événement-effet est donc plus contrainte que celle de l'événement-cause. On dira : (35) L'accident a provoqué la mort de trois personnes. mais non, (36) * ? L'accident a provoqué trois morts. Ce contraste repose sur le fait que mort recouvre deux lexèmes : le nom de genre féminin désignant l'événement (la mort de quelqu'un) et le nom de genre masculin désignant une entité concrète dénombrable (un mort). Cela confirme ainsi qu'en lieu et place du complément d'un verbe de cause, il faut exprimer un événement (nom prédicatif) et non une entité (nom élémentaire). Une autre observation vérifie également notre hypothèse : s'il est possible d'utiliser avec le verbe produire, un nom référant à un objet concret en position de complément, le verbe n'est alors plus synonyme de causer : (37) La terre produit l'herbe avec le grain. (38) L'OPEP produira un million de barils de plus par jour. En conclusion, l'examen des verbes de cause permet de caractériser l'expression causale : (i) La cause est une certaine relation exprimée par un verbe, un connecteur phrastique ou propositionnel, ou une préposition spécifiques, placés entre deux unités syntaxiques (syntagmes ou phrases). (ii) Les deux individus en jeu dans le processus causal ne sont pas identiques, puisqu'en position sujet (l'événement-cause), il s'agit de l'expression d'un événement (action, état, événement naturel), qui peut, par métonymie, prendre la forme d'un nom élémentaire. En position objet (événement-effet), seul un nom d'événement est possible (l'interprétation prédicative d'un nom élémentaire est refusée dans la position objet de causer). Le dernier point à aborder dans cette description globale du concept de cause est le sens de la relation elle -même. Intuitivement, le rapport entre EVT1 et EVT2 est celui d'une « production » : il y a l'idée d'un individu déclencheur, responsable, ou à l'origine de l'existence d'un autre, et ce n'est pas réciproque. L'expression du temps, par exemple, ne correspond pas à l'idée d'une « production », mais à celle d'une succession d'événements sans lien systématique : (39) Paul téléphona, quand le four se mit à sonner. On trouve la spécificité de la cause en la comparant aux autres grandes expressions liées à une « production », et qui sont également introduites par des connecteurs : – Par rapport à la conséquence, la relation de production causale va dans un sens inverse : (40) Le vase est tombé, donc il est cassé. (41) Le vase est cassé, car il est tombé. La phrase marquée par le connecteur exprime l'événement responsable, c'est l'inverse pour la conséquence (l'événement marqué est l'effet). Le choix du connecteur implique un certain éclairage sur l'un des deux événements : la proposition matrice (la prédication « principale ») est soit l'antécédent (expression de la conséquence), soit le conséquent (expression de la cause). – Par rapport à la finalité, la relation de production causale donne un effet non visé à l'origine : (42) Paul arrose pour que les plantes survivent. (43) Paul arrose parce que la terre est sèche. – Par rapport à la condition, la cause relie des propositions posées comme étant réelles et non comme étant de l'ordre de l'hypothèse : (44) Si Paul arrose, les plantes survivront. La cause est une relation de production entre événements, traitée sous l'angle de l'antécédent dont l'existence n'est ni dépendante d'un but, ni hypothétique. Pour comprendre ce que signifie plus exactement cette idée de « production », J.-C. Anscombre (1984) a utilisé le test consistant à déployer les différentes façons de réfuter un énoncé posant une relation causale. Selon l'auteur « si pour montrer que B n'est pas cause de A, il suffit de montrer que A aurait pu ne pas suivre B, c'est que l'affirmation de causalité implique la nécessité de A après B » (op. cit. 11-12). Ainsi, à chaque façon de réfuter une relation causale correspond une caractéristique particulière des relations causales en question. Par exemple, à partir de l'énoncé : (45) – Pierre est venu s'épancher chez toi, parce qu'il n'avait personne à qui parler. l'interlocuteur peut réfuter le lien causal en disant : (46) – Mais non, il aurait très bien pu garder ses problèmes pour lui ou aller au cinéma pour se changer les idées. (op. cit.). Dans ce cas, la réfutation s'appuie sur le fait qu'il y aurait pu avoir la cause B (« avoir personne à qui parler ») et pas l'effet A (« aller chez Pierre »), donc exprimer une cause entre A et B présuppose que A était prévisible à partir de B. De même, dire que B est cause de A sous-entend que A était impossible sans B, car c'est ce sur quoi repose la réfutation de (47) par l'énoncé (48) : (47) Comme Pierre est revenu, c'est qu'il aime Marie. (48) – Il est peut-être revenu simplement parce qu'il est intéressé par son argent. L'idée de l'ordre non-réciproque qu'institue la cause se révèle à l'occasion de la réfutation suivante : (49) – Paul boit parce qu'il est en pleine dépression. (50) – Mais non, c'est parce qu'il boit qu'il déprime. Enfin, une autre propriété de la cause relevée par J.-C. Anscombre (1984) est celle de la plausibilité : (51) Je roule lentement parce qu'il y a une alerte à la pollution aujourd'hui. (52) Parce que tu crois que c'est ta Clio qui est responsable de la pollution sur terre ? La stratégie de réfutation est de considérer la cause (B) comme disproportionnée par rapport à l'effet escompté (A). En conclusion, il existe en langue une relation spécifique propre à être appelée relation causale, qui reçoit une matérialisation linguistique par le bais de connecteurs, de verbes ou de prépositions. Il s'agit d'une relation de dépendance entre deux événements (et non entre des objets), différente d'une simple dépendance d'existence. La position objet n'étant pas propice à l'interprétation prédicative dans le cas des verbes de cause, l'expression de l'effet doit obligatoirement prendre la forme explicite d'une prédication. Cette relation exprime l'idée d'une production, réelle, non visée et marquée du côté de l'antécédent. Cette production repose en langue sur différentes conditions d'existence des deux événements (le conditionnement, la temporalité, la plausibilité, la généralité) . | L'objectif est de fournir une définition de base du concept linguistique de la cause en observant son expression. Dans un premier temps, l'A. se demande si un tel concept existe en langue. Puis il part des formes de son expression principale et directe (les verbes et les conjonctions de cause) pour caractériser linguistiquement ce qui fonde une telle notion. | linguistique_11-0080464_tei_611.xml |
termith-614-linguistique | Une partie des contributions de ce volume tourne autour de la part qui revient à Volochivov ou d'autres chercheurs, dans les thèmes qui ont assuré le succès de Bakhtine, ce qui fait d'ailleurs, écho à la prudence de Tzvetan Todorov lorsqu'il parlait en 1981 du « cercle de Bakhtine ». Elles reviennent également sur les malentendus suscités par les traductions françaises de livres écrits en russe. Ces controverses ne sont pas près de s'éteindre. Tout en reconnaissant leur grand intérêt, je m'en tiendrai au nom qui est traditionnellement mis en avant, en particulier dans l'article paru sous le titre de Genres du discours età l'interprétation des traducteurs comme Marina Yaguello ou Alfreda Aucouturier. L'essentiel sera ici de se demander si l'outillage intellectuel attribué à Bakhtine permet d'aborder les échanges discursifs hors du champ littéraire. Après avoir évoqué rapidement les théories bakhtiniennes du genre, je prendrai l'exemple des tchats, pour évoquer l'utilisation qu'il est possible d'en faire. Dans la réception française de Bakhtine, il faut d'abord souligner le rôle qu'a joué la critique d'une linguistique qui, de Saussure à Chomsky, prend comme objet la forme abstraite de la langue ou, du moins, qui repose sur une partition entre langue et parole, compétence et performance. Plus précisément, les écrits attribués à Bakhtine ont permis que se rencontrent une analyse du discours française intéressée par le fonctionnement des idéologies et des recherches issues du courant énonciatif. Avec la translinguistique qu'il opposait à l'objectivisme abstrait de la linguistique (1984, p. 265), Bakhtine faisait une place au discours, non comme parole individuelle, mais comme échange social. Ce déplacement théorique a permis à de nombreux chercheurs de travailler sur des objets circonscrits par la langue sans avoir à assumer les positions philosophiques de Benveniste. Certes, les analyses de Benveniste permettaient d'articuler le texte à la situation en s'appuyant sur des marques formelles appartenant à des systèmes structurés et stables et dont le « retour obstiné », comme l'écrivait Weinrich, montrait le caractère essentiel. Cependant l'usage que les premiers travaux d'analyse du discours faisaient de l' « appareil formel » de l'énonciation semblait renvoyer à un sujet stratège, maître de son discours, organisant les personnes, l'espace et le temps autour de sa position centrale. Or, les analystes du discours qui voulaient montrer que le sujet n'est pas la source du sens trouvaient chez Bakhtine l'idée que derrière la singularité d'un énoncé il y avait toujours à découvrir des reprises, des répétitions ou des déplacements d'énoncés antérieurs et ce, nécessairement, dès les apprentissages de la petite enfance. On pouvait dès lors articuler la réflexion sur les formes de subjectivité manifestées dans le discours et la dimension dialogique mise en avant par Bakhtine. Ce thème a donné lieu à la formulation par J. Authier-Revuz de la problématique de « l'hétérogénéité constitutive » du discours. Les récepteurs français de Bakhtine ont souligné que dans le dialogisme, il fallait bien distinguer d'une part, « le dialogisme interlocutif », c'est-à-dire le constat que le discours est toujours déterminé par autrui parce qu'il prend nécessairement en compte le co-énonciateur; d'autre part, « le dialogisme interdiscursif » le fait que le discours se construit par appui sur les discours antérieurs – explicitement ou non, consciemment ou non. J. Authier-Revuz (1995, ch. VI) rapproche cette forme de non-coïncidence du discours à lui -même de la notion d'interdiscours, entendue comme l'ensemble des relations qu'un énoncé entretient avec d'autres énoncés (et à partir desquelles cet énoncé prend une signification). La chaîne de reprises et déplacements qui lie un texte à d'autres textes concerne ainsi le niveau générique des fonctionnements textuels. Les genres du discours, publié en français en 1984 dans le recueil intitulé Esthétique de la création verbale ,élargit la réflexion menée sur la littérature aux dialogues ordinaires. Les genres, sont « des types relativement stables d'énoncés », des formes discursives qui renvoient à toutes sortes de pratiques sociales, que l'on peut considérer du point de vue des « sphères d'usage » du langage : Tout énoncé pris individuellement est bien sûr individuel, mais chaque sphère d'utilisation de la langue élabore ses types relativement stables d'énoncés, et c'est ce que nous appelons genres du discours. (1984, p. 265). Ce sont des motifs pragmatiques qui poussent les locuteurs à construire leurs énoncés au voisinage des énoncés précédents. On le voit, Bakhtine essaie d'articuler d'un côté des formes, de l'autre, tout ce qui ancre le discours dans un contexte social. Cela le conduit à formuler deux thèses sur lesquelles nous allons un peu nous attarder. D'une part, la notion de genre telle que Bakhtine la conçoit prend acte de l'impossibilité d'établir une classification fermée. Les genres sont innombrables pour des raisons qui tiennent à la dynamique des sociétés humaines : La richesse et la variété des genres de discours sont infinies car la variété virtuelle de l'activité humaine est inépuisable et chaque sphère de cette activité comporte un répertoire des genres du discours qui va se différenciant et s'amplifiant au fur et à mesure que se développe et se complexifie la sphère donnée. (1984, p. 265). Des pratiques en mutation constante interdisent d'arrêter un système de classification. Cette position rend impossible une théorie générale des genres, ou plus exactement, elle interdit d'élaborer une typologie prenant appui sur des critères a priori empruntés à des théories, qu'elles soient sociologiques, énonciatives, psychosociologiques. De multiples tentatives ont pourtant eu lieu parce que l'ambition scientifique semble exiger une modélisation. On rappellera ici pour mémoire que certains modèles ont cru trouver un principe fixe dans l'ancrage social des genres. Déjà, la tradition rhétorique découpait la vie sociale en grandes sphères – les composantes centrales du fonctionnement de la cité – et regroupaient les discours sur cette base. Aux traditionnels discours religieux, juridique, et politique, on ajoute aujourd'hui le scientifique, les discours des médias (Patrick Charaudeau), les discours didactiques (Sophie Moirand), les discours du travail (Bernard Gardin et Josiane Boutet) pour n'évoquer que les participants au n° 117 de Langages (1995). Les typologies rhétoriques signalaient que les buts communicatifs des locuteurs variaient selon les pratiques sociales, ce qui en faisait une des propriétés typiques des genres. De même, P. Charaudeau réinterprète ces grands objectifs communicatifs en termes de contrat de communication : les buts des médias pourraient se ramener à trois grands invariants, informer, convaincre et séduire. À ce niveau, les corrélations possibles avec des usages linguistiques nous fournissent une idée des partenaires des échanges et des thématiques. Toutefois, on ne peut espérer associer à des hyper-genres des conventions linguistiques nombreuses, les discours politiques qui vont de la prise de parole improvisée au programme de gouvernement ou à l'affiche électorale le montrent bien. Plusieurs typologies ont été fondées sur des critères énonciatifs adossés à l'opposition du discours et du récit de Benveniste ou aux marques énonciatives d'Antoine Culioli. L'intérêt de cette entrée est qu'elle permet de dégager des identités énonciatives (la façon dont le locuteur s'inscrit dans son message) et de les mettre en rapport avec les statuts sociaux des interlocuteurs.Dominique Maingueneau est un des meilleurs représentant de ce courant qui croise l'énonciatif et le social pour insister après Foucault et Bourdieu sur les relations de force qui structurent le champ étudié. Dans un modèle qui a connu un vif succès, Jean-Michel Adam a mis en avant les activités discursivo-cognitives. Il s'agit d'un niveau d'analyse situé à un niveau inférieur par rapport aux genres de textes. Les séquences sont des segments de textes qui correspondent à des types d'activités communicatives homogènes : narrative, explicative, informative, argumentative, descriptive, etc. J.-M. Adam récupérait ainsi des plans de la tradition littéraire qui s'intéressait déjà au narratif ou au descriptif, tout en ouvrant de façon innovante le modèle vers la cognition. Ce sont en effet des opérations mentales qu'il décrit. Le rapport aux marques est assez complexe et on a maintes fois souligné les différences entre par exemple la description de l'égout dans les Misérables et la description d'un ordinateur dans une notice technique. Si l'on veut s'intéresser au détail des contraintes linguistiques constitutives des genres à tous les niveaux (structure compositionnelle, syntaxe, vocabulaire, etc.), il faut préférer à ces typologies a priori les genres empiriques, reconnus par les membres ordinaires des communautés où ils fonctionnent. Pour ces « acteurs » ordinaires, Genres est une notion pratique et normative. Bakhtine insiste sur ce dernier aspect. Selon lui, chaque genre est une combinaison de normes et celles -ci doivent être spécifiées pour chaque genre. Les thèses de la cognition sociale invitent aujourd'hui à s'intéresser aussi aux mécanismes d'intériorisation de ces normes. S. Moirand (2004) parle d ' « une représentation socio-cognitive intériorisée […] permettant à chacun de construire, de planifier et d'interpréter les activités verbales ou non verbales à l'intérieur d'une situation de communication, d'un lieu, d'une communauté langagière, d'un monde social, d'une société ». Cependant, les genres n'ont pas d'existence en soi. Ce sont des constructions des acteurs qui peuvent considérer qu'un trait nouveau suffit à faire frontière avec un autre ensemble de discours et à justifier une nouvelle catégorie. Les dénominations des locuteurs des communautés langagières (et les chercheurs constituent eux -mêmes des communautés langagières) jouent certainement un rôle dans l'émergence des genres. Ainsi, le fait que soit apparu le terme « délire » qui alterne en 2007 avec « trip », pour décrire une certaine façon de converser avec humour entre amis, fait émerger une conscience générique propre à ceux qui délirent ensemble. Du côté des chercheurs, qui doivent reconnaître la pertinence de ces catégories de sens commun, le genre est plutôt la représentation abstraite qu'ils élaborent à partir d'une collection de textes dotée d'une valeur sociale. Ainsi, en littérature, le critique évalue les textes réels à partir d'un texte parangon; dans la vie professionnelle, on tend à fixer un modèle qui permet d'atteindre correctement un but. Dans les deux cas, les textes sont comparés pour être soit assimilés à une même catégorie, soit au contraire écartés comme trop éloignés du prototype de référence. Bakhtine considère cependant que les genres se laissent quand même distribuer en deux grands groupes : d'un côté tout ce qui relève de la communication familière et « spontanée », comme les salutations lors des rencontres, les blagues, ou les conversations; de l'autre, des formes de communication plus complexes, les genres seconds, et en particulier les genres littéraires. En réalité, comme le montre la citation suivante, les genres premiers intéressent vraiment Bakhtine lorsqu'ils sont insérés dans des œuvres où ils se métamorphosent en fragments littéraires : Les genres seconds absorbent et transmutent les genres premiers (simples) de toutes sortes, qui se sont constitués dans les circonstances d'un échange verbal spontané : ils perdent leur rapport immédiat au réel existant et au réel des énoncés d'autrui – insérée dans un roman, par exemple, la réplique du dialogue quotidien ou la lettre, tout en conservant sa forme et sa signification quotidienne sur le plan du seul contenu du roman, ne s'intègre au réel existant qu' à travers le roman pris comme un tout. (1984, p. 267). Même si, dans les faits, elle a constitué une invitation à élargir une notion longtemps mobilisée par la littérature à des textes non littéraires, la notion de genres premiers a le défaut de réintroduire une partition rigide là où on observe un continuum. De nombreux genres qui émergent sous nos yeux apparaissent comme des activités intermédiaires entre les échanges réglés par des institutions et la conversation. Je prendrai dans la suite de cette note l'exemple du tchat, par certains aspects un cas parfait de genre ordinaire, par d'autres, une illustration des conventions stylistiques que Bakhtine semble attribuer aux genres seconds. Par ailleurs Constantin Dolinine (1999, p. 33) a signalé la difficulté d'isoler ce qu'il faut appeler un genre premier par rapport aux actes de langage. Où passe la frontière entre genres et actes de langage lorsque Bakhtine évoque les questions, menaces, mise en garde et excuses ? Parallèlement, la notion d'énoncé est tout aussi floue puisqu'elle englobe à la fois le roman ou la lettre personnelle et la réplique du dialogue quotidien (1984, p. 267). Bakhtine s'est contenté de quelques indications sur les propriétés internes qui caractérisent un genre, évoquant leur contenu thématique, leur style et leur structure compositionnelle. L'importance de la composition, – « le tout que constitue l'énoncé » – est affirmée à plusieurs reprises : « Tous nos énoncés disposent d'une forme type et relativement stable de structuration d'un tout. » (1984, p. 284). Cependant au-delà des désaccords que l'on peut avoir sur la catégorisation binaire des genres et au-delà du flou des catégories descriptives, les théories de Bakhtine vont dans le sens d'une conception du langage comme processus social contextualisé (Maingueneau 2002). En plaçant les genres au centre de l'activité langagière, elles offrent des lieux d'observation qui permettent d'observer la façon dont des ajustements locaux entre locuteurs en viennent à se sédimenter ou au contraire à modifier les normes collectives d'exercice du langage. Parler de genre pour le tchat, c'est reconnaître qu'il s'agit d'une pratique sociale établie qui répond à des normes stabilisées. Nous reviendrons sur le caractère peu opératoire de l'opposition entre genre premier et genre second, sur la nécessité de faire une place importante aux conditions matérielles de transmission des messages, ainsi que sur la nécessité de prendre en compte le rôle actif du chercheur dans la construction des catégories de genres. On peut considérer le tchat comme un genre individualisé par son nom même. Même si l'orthographe flotte encore entre chat, t'chat, tchat, le mot a été lexicalisé dans les dictionnaires courants et ses dérivés tchater, tchateur sont venus cristalliser la prise de conscience qu'il s'agit d'une nouvelle activité langagière, différenciée de la conversation, des forums publics, comme des lettres ouvertes. Si l'on veut sous-catégoriser ce genre, on peut le faire par exemple en fonction du cadre de chaque activité, même si le lieu social où elle s'exerce est virtuel. Nous évoquerons après Frédérique Oudin les discussions qui ont eu lieu dans le salon [email protected] autour du résultat du premier tour des élections présidentielles de 2002, marqué par la défaite de L. Jospin et le score de Le Pen lui permettant d'accéder au 2 e tour. Il serait possible de constituer une série centrée sur le tchat en général, regroupant plusieurs salons, sur le même salon centré sur le débat politique ou sur le même événement dans d'autres salons, etc. Or, de ce choix découlerait le choix de paramètres d'observation différents. Appartiennent aux déterminations externes, des critères qui, comme le rappelle C. Dolinine 1999, concernent la situation de communication. Le tchat fait l'objet de réglages prescriptifs qui montrent qu'il ne s'agit pas d'une simple conversation. Tout d'abord, les rôles discursifs des locuteurs et des destinataires sont fixés et différenciés : on intervient comme opérateur chargé de faire respecter un code de bonne conduite ou bien en tant que simple participant et ce statut est affiché en tête de toute intervention : le signe “arobase” signale qu'on est un opérateur : <@Mafalda ' Deesse'de ‘ Venus> dans kelke secondes Pour intervenir comme membre du salon, il faut choisir un « pseudo » qui s'affiche entre crochets en tête du message. Dans l'exemple déjà donné, l'opérateur se dénomme « Mafalda Deesse de Venus ». Le pseudo permet de s'attribuer une identité vraie ou empruntée, suggérant souvent des propriétés sexuelles, d'origine, de goûts, ou dans le cas du salon examiné des opinions politiques : <JACQUES-CH> attendez ecoute moi, si lepen est passé signe d un enorme ras le bol je crois d un problema en france, l insecurité, ca veut dire ke mema si chirac passe, ca ne sera pa oublier ou bien <PourleRoy> c clair et vive le roi c la seul solution Il faut aussi respecter la nétiquette que les opérateurs rappellent régulièrement. Cette nétiquette a donné naissance à un vocabulaire technique (flood, remplissage interdit de l'écran par le même message, être voicé, kicker, être exclu du salon… opérateur, celui qui surveille et modère, un salon parce qu'il a été opé) : <@Mafalda ' Deesse'de ‘ Venus> Mafalda ' Deesse'de ‘ Venus demande à toutes les personnes de : () Pas de Flood. Pas de sexe. Pas de renseignemants personnels. Pas de propos racistes .Pas de répétitions Pas d'incitation au flood. Pas de publicité. Eviter les majuscules. Ces règles ont été mises en place pour le bien être de tout le monde :) <@Mafalda ' Deesse'de ‘ Venus> merci et bon t'chat sur Voila/Wanadoo ! :) Les scripteurs font fréquemment allusion à l'activité en train de se dérouler : 186 <+Blibo_le_tobh_be> non TaMa c'est bon là 187<@TaMariGe[MoDe-SniPer]> Blibo_le_tobh_be c pas toi ki modere 188<@TaMariGe[MoDe-SniPer]> c saoulant 189<@TaMariGe[MoDe-SniPer]> on a voice les habitués 190<@TaMariGe[MoDe-SniPer]> donc eux peuvent s exprimer Les intentions communicationnelles peuvent être moins floues que dans une conversation ordinaire. Dans certains salons, les thèmes de discussion sont imposés, alors que dans la conversation ordinaire, les locuteurs procèdent par ajustements successifs. D'autres sont réservés à des jeux de société (corpus le Quiz dans Oudin, 2005), etc. Ceux qui s'écartent des règles et abordent de nouveaux sujets s'exposent à être sanctionnés. Au vu de l'importance des codes qui régissent les échanges, il est difficile de parler de genre premier. Cependant, d'autres propriétés rapprochent le tchat et la simple conversation, au premier rang desquelles l'interactivité rapide permise par internet. Bakhtine ne s'est pas assez intéressé au rôle que jouent les contraintes technologiques. Or des régularités formelles remarquables découlent automatiquement des contraintes imposées par le canal de communication. La manière dont le texte est transmis oriente et même modèle le message. Sur Internet, un message atteint son lecteur en un clin d' œil, ce qui laisse à ce dernier à peu près une dizaine de secondes pour répondre s'il ne veut pas être doublé par d'autres internautes. L'accélération des échanges interdit d'élaborer sa réponse, et explique l'abandon des formes sophistiquées de la langue écrite traditionnelle et le glissement vers un registre familier immédiatement disponible. Pour autant ce langage n'est pas de l'oral. Il est caractérisé par la condensation et la brièveté; la plupart des énoncés ont moins de dix mots, comme le montre ce bref extrait des échanges entre internautes juste avant l'annonce des résultats électoraux : 001<no> panpan je crois que cest l avion ki l attend lui 002<@Mafalda ' Deesse'de ‘ Venus> on est la pour disctuter des fait 003<fédérica{de_retour}> re 004<mona_lisa_> france 2 insiste 005<JACQUES-CH> le seul qui peut contrer lepen, c chirac honnetemant 006<no> a force de pas voter cest ce kil arrive 007<coylloco> no c'est jospin chirac 008<Loga-chirac> il 19 h 57ouiiiiii Le repérage d'une structure est rendu pratiquement impossible par le morcellement des énoncés qui se succèdent sur l'écran. Bakhtine, venu de la littérature, valorisait la cohérence interne des œuvres. Cependant, il est vraiment difficile de dégager des unités dans les tchats qui donnent à lire un flux de messages sans structuration. On ne peut pas délimiter une situation de communication car chacun entre et sort quand il veut des salons où se déroule une conversation permanente, ce qui fait qu'il n'y a pas vraiment de macrostructure avec un début et une fin, fait exceptionnel à l'écrit quand il s'agit de genres seconds. Les unités qui coexistent sur l'écran sont seulement les tours de parole marqués par un alinéa, toujours précédés du pseudo de l'intervenant en cours. Le tchat est ainsi constitué de ces micro-unités sans « tout », ni niveaux intermédiaires. Dans le salon des élections, seul le contexte extérieur fournit une vague structure événementielle : attente des résultats, premières estimations, réactions aux prises de position des hommes politiques sur les antennes de télévision, etc. Même les paires adjacentes qui, selon les ethnométhodologues, constituent la structure de base des conversations orales sont fréquemment perturbées. Dans l'extrait suivant, il faut attendre dix messages pour trouver soudain une réaction à l'accusation de racisme formulée en 21 et renouer les fils rompus de l'échange, sans que les participants puissent s'aider du regard ou d'un changement dans la posture, comme ils le font à l'oral. 020<+DmT> je suis degouté 021<Silvering> la population francaise est pas mal raciste 022<legrandgigi> grave 023<PRO_FeSsIoNeL> personne m'ecoute jms ! ! ! 024<Silvering> c dommage 025<mona_lisa_> pour une fois la rumeur qui a couru e tout l'apres midi etait vraie 026<no> Mafalda ' Deesse'de ‘ Venus cest les estimation ou cest une realite ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? 027<ufo> attention :emautes attendues dans les banlieues :faites attention a vous 028<LOUIS_> c le ppied 029<thargol> Bon je vais en ALLEMAGNE, ils ont une meilleur mémoire eux ! ! 030<LOUIS_> jospin t foutu 031<tomeo75> c un vote sanction je pense pas raciste !WHOIS tomeo75 032<Adena_s> vive la france. .. .. (Salon Vivez L'actualité, résultats du 1 er tour : quelques minutes après les premières estimations) Si la scène démocratique peut être définie comme le lieu où se confrontent des arguments, il est difficile de parler ici de construction dialogale des points de vue. Même s'il est impossible de généraliser, force est de constater qu'il s'échange peu d'arguments dans ce salon. Dans l'immédiateté du direct, les internautes n'analysent pas, ne dialectisent rien. Ils juxtaposent leurs émotions. Il ne s'agit pas d'un collectif, même si les lepénistes déclarés sont très minoritaires, plutôt d'une réunion de probables esseulés qui partagent un événement. Au-delà des désaccords, colère, stupéfaction, douleur réalisent une fusion minimum dont la forme exemplaire est le cri, comme le montre le moment des résultats : 083<mona_lisa_> france2chiraclepen 084<pol> sur frace 2 : lepen chirac 085<MOI-Mê m - eN - pErSoNnE> et ta soeur ? 086<piupiu> aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaahhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh 087<JACQUES-CH> LEPEN CHIRAC 088<stephane 27> fait chier lepen ! 089<Loga-chirac> tous avec moiiiiii ! 090<piupiu> nooooooooooooooooooooooooooonnnnnnnnnnnnn 091<Loga-chirac> moi, moi ,moi ! 092 Mafalda ' Deesse'de ‘ Venus a changé le sujet : " A 19h00 Le taux d'abstention est de plus de 28 %, 20 % Chirac, Lepen 17 % Jospine 16 % " 093* titigay quitte la france demain 094<Loga-chirac> moi ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! 095<JACQUES-CH> LA FRANCE VA BRULER LEPEN VS CHIRAC 096<thargol> AU SECOURSS je pleure mon pays 097<Loga-chirac> Moi tout seul ! 098<victor75> 20s 099<fédérica{de_retour}> au secouuuuuurrrrrrr L'usage expressif des interjections et des émoticônes () est une des caractéristiques stylistiques les plus connues des tchats. Comme pour compenser la dématérialisation de la relation, les tchateurs emploient des sortes de pictogrammes pour styliser les expressions du visage, soit en les copiant comme des images () soit en les fabriquant à l'aide du clavier « :O) ». Des graphies expressives passent par les majuscules ou étirent les mots en multipliant voyelles et consonnes, ce qui ne prend pas de temps puisqu'il suffit de laisser le doigt appuyé sur la touche. Ce moyen très simple remplace la désignation des émotions en donnant à voir leur intensité, comme le feraient les marques suprasegmentales de l'oral. Piupiu en 090 et Fédérica en 099 sont particulièrement spectaculaires, mais presque tous les internautes ont recours à ce codage à un moment ou à un autre, et ce, qu'ils soient consternés ou satisfaits comme Loga-Chirac en 089 et 094. Ces outils linguistiques sont en accord avec le style pulsionnel qu'impose le tchat. Il ne s'agit pas de reprocher à Bakhtine de ne pas avoir mis au cœur de ses analyses des problématiques nouvelles, développées entre autres par l'anthropologue Jack Goody ou par le « médiologue » Régis Debray, mais seulement de constater que la question du support est devenue une composante essentielle de la réflexion sur les genres. Bakhtine a davantage proposé une orientation qu'il n'a fourni d'outillage méthodologique précis. Un des points essentiels est l'invitation à penser dans un même mouvement la socialisation des comportements qui conduit à la fixation des genres et les innovations qui donnent naissance à des genres toujours plus nombreux. Le tchat fournit ainsi des exemples simples à la frontière du dialogisme interlocutif où l'on voit chacun s'ajuster au discours antérieur et appeler à son tour une réponse, montrant comme à la loupe le rôle du dialogue dans la stabilisation des genres et dans les variations constantes susceptibles d'entraîner la déstabilisation des solutions adoptées. Les internautes pratiquent par exemple une sociabilité où les salutations permanentes sont une contrainte forte, liée aux va-et-vient permanents dans les salons. Comme les échanges restent rudimentaires à cause de la pression du temps, déjà évoquée, la routine deviendrait vite insupportable, s'il n'y avait pas devariations. D'un côté le scripteur, confronté aux énoncés qui précèdent sa propre contribution a tendance à adopter le comportement des autres. À chaque tour du tchat, le scripteur prend appui sur un des tours précédents à la fois pour en épouser le rituel dialogal (ce qui passe par la reprise de l'acte de saluer et par l'amorce du tour suivant) et pour en adopter par mimétisme les codes et le style. Le jeu de l'interlocution entraîne donc rapidement des habitudes de salon : le salon du quizz ne pratique pas, ou peu, les abréviations (du moins, le jour de l'enquête de F. Oudin) et il s'en tient pour l'essentiel aux classiques hello, bises et salut : EXTRAIT 1 d'un salon consacré à des jeux de devinettes 015<federica> salut à tous 017<Gibson> bizz nefer ! ! 018<+|YxO|> lo tlm 019<+|YxO|> salut LeDrIvEr 022<+|YxO|> salut Tigre 023<Gibson> salut Tigre ! ! 024<+|YxO|> salut Nefertiti 026<@LeDrIvEr> salut |YxO| 028<+|YxO|> salut Natathos 98[QUIZZ] 029<+Mafalda ' Deesse'de ‘ Venus> hello |YxO| 030<+|YxO|> et pis tout le monde 031<@Nefertiti> kikoo YxO Le même jour le salon [email protected] consacré au conflit israélo-palestinien opte pour les abréviations : 001<+mirva> lut Le_SeiGnEur_Des_EnFers 003<PUSSY> salu why 004<PrEttY[tRoll]> slt why 005<+mirva> re tlm 006<federica> bonsoir à tous 007<Azertyop_great_girl> slt maitre des tenebres ! 008<+mirva> lut federica 009<Nefertiti[away]> kikoo mirva 010<PrEttY[tRoll]> slt feferica 011<+mirva> lut Nefertiti[away] 012<Le_SeiGnEur_Des_EnFers> salut mirva et Azertyop_great_girl 013<PUSSY> bonsoir federica 018<PrEttY[tRoll]> slt maitre des tenebre 020<federica> salut mirva lovly 022<Matthias_> b jour Federica D'un autre côté, et dans le même mouvement, chacun cherche la variation pour se distinguer des façons de dire des interlocuteurs, avec une sorte de surenchère où le côté ludique joue sûrement un rôle important. On peut faire l'inventaire des formes qui sont apparues au cours de cet échange, mais la liste en reste ouverte. Pussy use de : salu; Mirva de lut en s'appliquant une procédure d'aphérèse (005; 008; 011; Pretty troll de slt (010; 018) par contraction des voyelles. Au bonsoir de Féderica, Matthias répond b'jour, etc. à son à tous correspond le tlm = tout le monde de Mirva qui privilégie la siglaison. C'est a posteriori que l'on peut décliner les formes de salutations. Les unités abréviatives ne constituent pas des paradigmes fermés, mais des « ensembles instables » d'où émergent des trouvailles imprévisibles. Un scripteur s'appuie sur un répertoire codé et sur des procédures, elles aussi en nombre limité, mais celles -ci lui permettent pourtant de faire émerger de l'inédit. Par exemple, Mirva use de kiss avec le redoublement émotif de la consonne finale; Tarak lui renvoie le diminutif affectueux kissou : 095<@mirva> kissssssssss Tarak 102<+Tarak> kissou mirva Ces formes de comportement font constamment intervenir d'autres discours et ne se règlent pas seulement dans l'immédiateté de l'interaction. Les tchateurs recyclent leurs souvenirs : les interjections empruntent par exemple à l'univers de la bande dessinée. Le suffixea rffff du surnom de Bibiarffffprovient sans doute de la lecture de la bande dessinée Boule et Bill. 071<Ob1_> votez blanc 072<bibiarfffffffff> PRO_FeSsIoNeL iden Le dialogisme est donc inséparable d'une mémoire intertextuelle, qui fournit des ressources au tchateur quand le besoin s'en fait sentir et qui nourrit à son tour les nouvelles littératures. D'ailleurs le tchat se pratique à l'écrit et même en l'absence de reprise réflexive explicite, l'écrit est à lui seul un observatoire sur le langage qui le détache du ruissellement continu et fugitif de la conversation. Ces trouvailles resteront probablement locales même si elles résultent de procédures disponibles pour la production comme pour l'interprétation. Il n'est pas sûr que des abréviations à la mode comme slt vont se lexicaliser et remplacer complètement salut. Internet pousse à l'instabilité, puisque le dispositif même, qui enferme le lecteur dans un écran, rend difficile toute remontée et puisque la montée en puissance des réseaux semble aujourd'hui l'emporter sur le réglage institutionnel. Il faut peut-être réinterroger la distinction forte dans les faits discursifs entre le flux continu de la communication et ce que Jacques Guilhaumou propose d'appeler des événements linguistiques (moment où les réalisations linguistiques qui se produisent sont soumises à un contrôle sémiotique et donnent lieu à des jugements généralisants). Les outils linguistiques tels que les dictionnaires et les grammaires, les acteurs du discours public tels les imprimeurs qui s'y adossaient ne sont plus les seuls à détenir des possibilités d'expression dans l'espace public. Reste une fabrique à formes « carnavalesques », hybrides, qui nous renvoie à l'intérêt que Bakhtine a toujours manifesté pour les genres hétérogènes et mobiles. Au-delà des difficultés méthodologiques évoquées dans cet article, on peut associer au nom de Bakhtine une vision dynamique des discours comme action, ainsi qu'une critique de l'autonomie qu'on leur supposait. La première dimension met en valeur l'activité des locuteurs et souligne la part d'imprévisibilité que leur action introduit jusque dans les genres les plus répétitifs. La seconde invite le chercheur à prendre pour objet les relations du texte et du contexte : le jeu de l'interlocution qui pousse le locuteur à s'accommoder aux attentes de son interlocuteur, tout en cherchant à s'en différencier, le jeu de l'interdiscours qui installe au cœur de tout texte des fragments venus d'ailleurs . | L'article revient d'abord sur la réception française des thèmes "bakhtiniens" du dialogisme et des genres. En prenant appui sur l'exemple des tchats politiques (en particulier, sur les débats entourant l'annonce des résultats du premier tour des élections présidentielles de 2001/2002) il s'interroge ensuite sur quelques problèmes méthodologiques de la théorie bakhtinienne des genres (coupure entre genres premiers et genres seconds, sous-estimation du rôle des médiums), avant de revenir enfin sur l'intérêt d'une conception dynamique qui prend pour objet les relations entre le discours et ses contextes. | linguistique_11-0197417_tei_536.xml |
termith-615-linguistique | Nous avons constitué un corpus recueilli sur le web qui comporte les décisions de la Cour suprême du Canada sur deux années, 2000 et 2001; chaque décision de la Cour est rédigée en français et en anglais. Le corpus de près de trois millions de mots vise à permettre l'étude contrastive du discours juridique dans les deux langues. Nous ne l'exploiterons ici qu' à des fins lexicologiques limitées au vocabulaire spécialisé de l'anglais. Un extrait de notre corpus figure au tableau 1. Nous avons enrichi le corpus d'un balisage XML pour faciliter les références aux cent trente décisions que nous avons compilées et avons recherché par concordancier les occurrences des termes faisant référence aux partenaires d'une relation juridique, marquée par les suffixes ‑ee et ‑or. Ces termes forment un mini-lexique dont les propriétés dérivationnelles et les structures argumentales dans lesquelles elles entrent méritent d' être étudiées de près pour discerner les raffinements morphologiques et sémantiques qui se cachent derrière la simplicité formelle d'une opposition suffixale. Notre travail d'analyse se situe à la lisière de la linguistique générale et de la lexicologie appliquée à un domaine spécialisé. Il convient donc en premier lieu de mener une réflexion générale sur la valeur de base des suffixes ‑ee et ‑or et de déterminer rapidement leur forme schématique : comment ceux -ci fonctionnent-ils habituellement et comment se positionnent-ils dans la langue commune ? Par ailleurs, à l'instar des mots, les suffixes ‑ee et ‑or peuvent être polysémiques : quels sens ceux -ci recouvrent-ils ? ‑er / ‑or - added to some verbs to form nouns which refer to people or things that do that particular activity : singer, swimmer, actor, vendor - added to the names of particular subjects to form nouns which refer to people who have knowledge about or are studying that subject : philosopher, astronomer - added to the names of particular places to form nouns referring to people who come from those places : Londoner, Northerner - added to nouns or adjectives to form nouns referring to people who are connected or involved with that particular thing : pensioner, first graders - added to nouns to form nouns or adjectives referring to people or things which have those particular characteristics : double-decker, big-spender. (Cambridge Advanced Learner's Dictionary [cald ]) ‑ee - added to a verb to form a noun which refers to the person to whom the action of the verb is being done : employee, interviewee, payee - added to an adjective, noun or verb to refer to a person who is in that condition or state : refugee, escapee. [cald] Il ne fait aucun doute que le suffixe agentif ‑or a une coloration plutôt spécialisée du fait qu'il est distribué avec des bases d'origine latine. On trouve en effet de nombreux termes techniques qui comportent le suffixe ‑or (ex. adjudicator). En revanche, plusieurs mots de la langue banale, quoiqu'en petit nombre, l'utilisent également : par exemple actor ou inventor. On trouve néanmoins plus fréquemment le suffixe ‑er pour marquer l'agentivité (cf. singer, swimmer, dishwasher où ‑er est distribué avec des bases d'origine germanique). Il s'agit pour nous de nous intéresser au degré de technicité d'un terme : les suffixes ‑er et ‑or sont-ils concurrents ? Un terme comme absentee est-il perçu comme spécialisé par un locuteur anglophone ? Nous constatons que le Robert & Collins senior propose des traductions qui vont du suffixé en « ‑ iste » (absentéiste) à la forme périphrastique « celui qui est absent », en passant par le substantif « absent ». Nous procèderons à l'analyse des items extraits du corpus juridique du point de vue de la morphologie lexicale (affixes dérivationnels), de la sémantique lexicale et des relations prédicatives sous-jacentes que nous pourrons mettre en évidence. Notre objectif est d'étudier les différents phénomènes donnant à un terme juridique son caractère spécialisé ou bien au contraire le conduisant à la banalisation (concept culturel popularisé). Il s'agit de mettre au jour les procédés lexicaux variés qui régissent le degré de spécialisation ou de banalisation d'un mot. Nous examinerons systématiquement les suffixés en ‑ee et en ‑or (opposition ‑ee / ‑or spécifique de la langue de spécialité), en ‑ent et ‑ant tant du point de vue de la productivité lexicogénétique (morphologie lexicale) que du point de vue des relations prédicatives (structures argumentales) qui en sont la source (sémantique lexicale). S'agissant de la langue de spécialité, nous avançons l'hypothèse que la productivité lexicale de certaines dérivations n'est attestée que dans la langue de spécialité, qui acquiert par là un fonctionnement linguistique propre. À la lumière de cette hypothèse, nous analyserons aussi les suffixations en ‑er et en ‑or. Nous utilisons l'expression « paire symétrique » pour désigner deux mots construits sur le même radical et dont il existe un dérivé en ‑ee et un dérivé en ‑or ou ‑er du type employee / employer. Nous avons pu relever dans le corpus un certain nombre de paires symétriques, parmi lesquelles figurent plusieurs occurrences de mortgagee et de mortgagor. L'étude de cette paire est révélatrice de quelques phénomènes linguistiques inhérents à la langue de spécialité. Définitions des items lexicaux : mortgagee [ˌmɔ:ɡɪˈʤi :] noun [C] SPECIALISED - a bank or similar organization which gives mortgages to people, especially so that they can buy a house or apartment. [cald] - the person to whom property is mortgaged, the lender of the mortgage debt. (Osborn's Concise Law Dictionary [ocld ]) - person or company which lends money for someone to buy a property and takes a mortgage of the property as security. (Dictionary of Law [collin ]) - the person who accepts a mortgage (- > mortgage holder). ([ free ]) Extrait du corpus : But in this case there is no difficulty in separating the interest of the mortgagee from that of the owner; and if the mortgagee should recover on the policy, the owner will not be advantaged, as the insurers will be subrogated as against him to the rights of the mortgagee. Scott v. Wawanesa mutual insurance co., 1989. Mortgagor [ˌmɔ:ɡɪˈʤɔ :] - the person who mortgages his property as security for the mortgage debt; the borrower. [ocld] - person who borrows money giving a property as security. [collin] - the party borrowing money from a bank or other lending agency, who secures the loan with property the party owns in whole or in part. (Law Dictionary [barron ]) Extrait du corpus : Shortly before the mortgage was to mature, the mortgagor and the bank executed an agreement which renewed the mortgage for a further three-year term at a yearly interest rate of 13 percent. […] the agreement was signed only by the mortgagor. The mortgagor defaulted on the mortgage, and the bank obtained a summary judgment against the mortgagor and the guarantors for the principal owing under the mortgage with interest at 13 percent per annum. Manulife Bank of Canada v. Conlin. mortgage [ˈmɔ:ɡɪʤ] noun [C] - an agreement which allows you to borrow money from a bank or similar organization, especially in order to buy a house or apartment, or the amount of money itself. ex. : They took out a £40 000 mortgage (They borrowed £40 000) to buy the house - a monthly mortgage payment. [cald] En ce qui concerne la paire mortgagee et mortgagor, nous constatons d'emblée une irrégularité d'ordre phonologique : mortgagee obéit à la règle des mots comportant la terminaison contraignante ‑ee; l'accent principal tombe par conséquent sur la dernière syllabe et l'accent secondaire sur la première : [ˌmɔ:ɡɪˈʤi : ]. Et le mot mortgagor, qui, quant à lui, comporte simplement le suffixe agentif non-contraignant ‑or, reçoit néanmoins aussi l'accent principal sur la dernière syllabe, alors que la règle (‑or étant une terminaison accentuellement neutre) laisse attendre l'accent sur la première syllabe comme dans mortgage. Ce processus d'harmonisation phonologique, qui impose l'isomorphisme accentuel des deux termes de la paire, aboutit à l'irrégularité d'un schéma accentuel /201/ : [ˌmɔ:ɡɪˈʤɔ : ]. Il y a une entorse à la règle phonologique et l'isomorphisme l'emporte sur celle -ci. La langue de spécialité procure les rares occasions où les terminaisons neutres peuvent devenir contraignantes et où la cohérence phonologie / lexicologie n'est pas toujours respectée. L'accentuation de ‑or rappelle, en un sens, le phénomène de composition où chaque élément est accentué. De plus dans mortgagor, par un processus de motivation dérivationnelle interne à la langue de spécialité qui semble exiger un isomorphisme strict (accentuel et graphématique), l'orthographe viole une contrainte de la langue commune qui empêche normalement de prononcer [ʤ] un <g> placé devant la voyelle d'arrière <o>. On prononce [ʤɔ :] au mépris de la règle graphophonématique. Mais ici l'important est d'identifier mortgag‑. Ce mot est en fait soumis à une fluctuation d'usage relativement forte, car la graphie mortgageor est également attestée, manifestant une variation qui est contraire au principe d'isomorphisme strict et qui montre une adaptation de la graphie aux règles habituelles. Ces variations orthographiques sont le résultat d'un conflit entre les règles de correspondances graphophonématiques générales de la langue commune et l'harmonisation du lexique spécialisé recherchée par ses utilisateurs. Nous sommes face à un gradient et l'usage favorise tantôt une forme, tantôt une autre. Nous pouvons postuler, suite à l'étude de cet exemple, que l'accentuation d'un terme sur le suffixe agentif ‑or, habituellement neutre, a lieu lorsqu'il existe une forme dérivationnelle en ‑ee du même radical qui est son complémentaire sémantique. La langue de spécialité adopte un seul et unique schéma accentuel au prix d'une irrégularité phonologique, de manière à marquer par une symétrie phonologique une opposition conceptuelle claire entre deux termes que l'on retrouve au sein d'un même univers de référence ou d'une même discipline. Ce qui est en jeu dans mortgagee et mortgagor, c'est bien d'établir un contraste net entre les deux partenaires du procès dans le contexte discursif juridique. Par ailleurs, la relation prédicative sous-jacente à la paire mortgagee / mortgagor est relativement complexe puisqu'il s'agit d'un verbe trivalent. Celle -ci implique en effet trois participants : deux animés humains et un objet. Pour ce qui est de l'opposition lexicale à deux termes qui nous occupe, la relation ne concerne que les animés. Quel rapport existe -t-il entre les deux animés ? Il y a un agent, the mortgagor (the borrower) et un bénéficiaire, the mortgagee (the lender), auxquels il sera fait référence par les deux suffixes, le bien hypothéqué étant ici le patient auquel il sera fait référence par la désinence participiale. Nous pouvons également noter que la relation, dans le cadre du processus de mortgaging, est réversible. Il est possible de renverser la relation et d'inverser les rôles thématiques : l'agent (celui qui hypothèque son bien immobilier) devient bénéficiaire (de l'argent qui lui est prêté) et le bénéficiaire (du bien hypothéqué) devient alors agent (c'est lui qui prête de l'argent). C'est le principe même de la contre-partie du droit du contrat. Nous remarquons également que la relation prédicative tourne autour d'un verbe attesté : to mortgage. to mortgage [ˈmɔ:ɡɪʤ] verb [T] ex. : The house was mortgaged up to the hilt (The full value of the house had been borrowed). [cald] Ce verbe est, semble -t-il, dans la grande majorité des cas, utilisé à la forme passive avec pour sujet le patient : property is morgaged. L'étude statistique montre en effet que to mortgage est le plus souvent utilisé à la forme passive et on remarque l'utilisation massive des noms de la paire symétrique mortgagee / mortgagor pour faire référence à ce processus juridique. Notons qu'en termes d'équivalence lexicale nous avons également relevé des occurrences de hypothecary debtor et hypothecary creditor pour référer respectivement à mortgagor et à mortgagee. hypothecary debtor / hypothecary creditor —> mortgagor / mortgagee Does the taking-in-payment of the rights of an Emphyteutic Lessee by an hypothecary creditor of such rights, create a […] Sun Life Assurance Co. of Canada c. 137578 Canada inc, 2000. In that case, the insured hypothecary debtor (mortgagor) made misrepresentations in his application for property insurance. The policy contained the Standard Mortgage Clause. The property was destroyed by fire and the insurers refused to pay the hypothecary creditor (mortgagee), alleging that the policy was void ab initio as a result of the misrepresentations by the debtor when the policy was purchased. The mortgagor did not disclose the occurrence of criminal fires on the insured premises and the refusal by the previous insurer to continue to insure the property. The mortgagee relied on the Standard Mortgage Clause and brought an action against the insurers. Healy v. Pilot Insurance Co., 2003. Une paire du même genre se trouve avec covenantee / covenantor. Le contraste entre les deux items lexicaux partageant le même radical se manifeste là aussi dans l'accentuation : covenantee [ˌkʌvənənˈti :] - one who receives the covenant, or for whom it is made. [barron] Extrait du corpus : Where an instrument contains a covenant registrable under this section, the covenant is binding on the covenantee and his successors in title, notwithstanding that the instrument or other disposition has not been signed by the covenantee. […] the covenant is binding on the covenantee and his successors in title, notwithstanding that the instrument or other disposition has not been signed by the covenantee. Pacific National Investments Ltd. v. Victoria (City), 2000. covenantor [ˌkʌvənənˈtɔ :] - one who makes a covenant [barron] Extrait du corpus : Section 215(3) was clearly intended to provide that a covenant was still binding on the covenantor, even when the covenantee had not signed it. […] in favour of the Crown or a Crown corporation or agency or of a municipality or a regional district, in this section referred to as the “covenantee ”, may be registered as a charge against the title to that land and is enforceable against the covenantor and his successors in title, even if the covenant is not annexed to land owned by the covenantee. […] in fine by contrast, describes how the covenant is “enforceable against the covenantor ”. And, indeed, British Columbia later corrected the words of the s. 215(3) on which PNI relies, by amending them in 1989 to read “binding on the covenantor” : Land Title Amendment Act, 1989, S.B.C. 1989, c. 69, s. 22. Pacific National Investments Ltd. v. Victoria (City), 2000. Le radical, quoique de manière moins évidente que pour mortgage, est aussi celui d'un verbe qui exprime une relation prédicative dont les deux dérivés en ‑ee et en ‑or désignent des partenaires. Nous trouvons dans notre corpus l'exemple suivant avec covenant (verbe) : Where a debtor covenants in a deed to pay a debt antecedently based in simple contract, the right to sue in debt merges in the right to sue on the covenant and is extinguished in law. R. v. Catcheway, SCC 33. File No 27161, 2000 : June 15. Une autre paire symétrique fondée sur un radical verbal, assign, est la suivante : assignor / assignee. assignor [ˌæsɪˈnɔ :] noun [C] (Oxford English Dictionary [oed ]) - person who assigns something to someone. (Dictionary of Law [collin ]) Extrait du corpus : The order affects the insolvent assignee and its creditors, including the original tenant and assignor of the leases, but does not reach to the landlords. I would dismiss the appeal. First, an assignor is no different from other alternative debtors, none of which is excused under the Act. Crystalline Investments Ltd. v. Domgroup Ltd. Further, an absolute assignment of book debts makes those book debts the property of the assignee, and they remain the property of the assignee until the assignor actually exercises his equitable right to redeem. In determining whether the book debts, once assigned, are the " property” of the assignor or of the assignee, the court must interpret the word in its plain and ordinary sense. Alberta (Treasury Branches) v. M.N.R.; Toronto-Dominion Bank v. M.N.R. assignee [ˌæsɪˈnɪ :] [oed] / [ˌæsaɪˈnɪ :] noun [C] (Longman Pronunciation Dictionary [lpd ]) : l'inaccentuée en seconde syllabe est diphtonguée dans lpd : il y a variation. - person who receives something which has been assigned. [collin] Extrait du corpus : […] the mere possibility that the original tenant may have a right of indemnity against his insolvent assignee and is able to make a claim to participate in the proposal proceedings as an unsecured creditor is not inconsistent with the Bankruptcy and Insolvency Act. The question is whether the terms of the reorganization by the insolvent assignee through its trustee where it purported to repudiate the leases under s. 65.2 of the Act affect the obligations between the landlords and the original tenant. This would mean that directors who guarantee their company's obligations would not be liable if their own company became insolvent whilst tenant, but they would be liable if an assignee from their company encountered financial difficulties whilst tenant. Crystalline Investments Ltd. v. Domgroup Ltd. Seul oed donne la variante en –ee : [ˌæsɪˈni : ]. La paire appartient à la régularité que nous avons détectée comme étant celle de la langue de spécialité (type mortgagee / mortgagor). Cette paire confirme la priorité de l'isomorphisme sous dérivation sur le caractère phonétiquement inaccentué habituellement imputable à la terminaison ‑or. Quant à la variation qui affecte la voyelle de la syllabe médiane inaccentuée de [ˌæsɪˈni : ], elle semble attester de la tendance contemporaine, commune dans la langue spécialisée, à marquer par la phonologie les solidarités dérivationnelles : c'est en effet le lpd, plus récent, qui atteste un [aɪ] comme dans assign [əˈsaɪn ], tandis que la prononciation relevée par l ' oed est plus anciennement attestée. De plus, nous remarquons le jeu d'alternance accentuelle avec les trisyllabes du type assignee et assignor : l'accent principal est attiré sur la dernière syllabe, ce qui impose un accent secondaire sur la première. Du coup, on a [æ] au lieu d'une voyelle phonologiquement inaccentuée réduite à schwa [ə ]. Une troisième paire symétrique présente dans le corpus mérite une analyse détaillée, il s'agit de payee et de payor. Définitions des items lexicaux : payee [peɪˈi :] noun [C] SPECIALIZED (law) - a person whose money is paid to or should be paid to. [cald] - the person to whom a bill of exchange is payable. [ocld] Extrait du corpus : In Brissette Estate v. Westbury Life Insurance Co., [1992] 3 S.C.R. 87, Sopinka J. held that “a person should not be allowed to insure against his or her own criminal act irrespective of the ultimate payee of the proceeds” (p. 94). Oldfield v. Transamerica Life Insurance Co. of Canada. […] two questions : (a) whether, despite the acceptor's lack of knowledge or intention that the payee was named in the bill by way of pretense only, the payee, although an existing person, was nevertheless fictitious within the meaning of the Bills of Exchange Act and the bills therefore to be treated as payable to bearer, making an endorsement by the payee unnecessary; and (b) whether, in any event, the acceptor was estopped by his conduct from setting up the forgery of the payee's endorsement against the bank. Canadian Pacific Hotels Ltd. v. Bank of Montreal, 1987. payor [peɪˈɔ :] SPECIALIZED (law) - a person who pays money for something. [cald] Extrait du corpus : […] to some extent, it mirrors s. 60(b) ITA, which permits the payor of such sums to deduct these sums from taxable income. By virtue of s. 60(b), this benefit is initially uniquely available to the payor of such support, who is the non-custodial parent. The second dynamic is the “upside-down subsidy ”. The value of the tax deduction of child support to the payor depends upon the payor's marginal tax rate. Similarly, the cost of inclusion in taxable income of child support depends upon the recipient's marginal tax rate. Where the marginal tax rate of the payor is higher than the marginal tax rate of the recipient, then net tax savings ensue to the couple. Thibaudeau v. Canada, 1995. payer [ˈpeɪə] noun 1. good/bad payer : a person who usually pays on time/late. 2. used as a combining form : a taxpayer. [cald] La présence de payor dans notre corpus est surprenante quand on sait que payer existe. Là encore, il semblerait que la langue spécialisée tente d'organiser un système lexicologique interne visant à harmoniser les paires de termes construits sur une même racine. Dans le cas de payor, c'est non seulement la phonologie (accent principal sur ‑ or) mais aussi la morphologie elle même qui signale une terminologie particulière. Tout se passe comme si ‑or indiquait un terme spécialisé alors que ‑er serait réservé au terme ayant atteint un degré de banalisation supérieur (cf. taxpayer). Le suffixe ‑or apparaît dans la langue juridique et le suffixe ‑er dans la langue commune. Cette hypothèse se vérifie dans la mesure où nous avons relevé plusieurs occurrences de payor dans le corpus juridique alors que les dictionnaires classiques comme le Cambridge Advanced Learner's Dictionary ou bien le Longman Dictionary of Contemporary English [ldoce] mentionnent uniquement payer. Nous observons donc ici une harmonisation lexicologique qui explique l'attestation payor dont on constate qu'il subit également l'harmonisation phonologique (accent en /01/) que nous avons observé avec mortgagor. Nous utilisons l'expression « paire asymétrique » pour désigner deux concepts dont l'expression est incomplète soit parce qu'un seul terme est attesté ou bien parce que l'un des deux est très rarement attesté. Outre les exemples de paires symétriques que nous avons pu relever dans le corpus, certains radicaux possèdent un dérivé en ‑or mais ne possèdent a priori pas de dérivé en ‑ee. C'est le cas de debtor, qui n'est pas dérivé d'un verbe mais qui est formé sur un nom abstrait d'origine française dont le prédicat sous-jacent est une périphrase de type have + N. Il s'agit donc de suffixation pseudo-verbale (à la différence de mots comme assignor / assignee qui dérivent d'un véritable verbe). Debtor, privé d'un correspondant en –ee, est donc accentué sur la première syllabe et non sur le suffixe puisqu'il n'y a ici nulle nécessité de le contraster avec * debtee. Aussi douteuse soit-elle, la dérivation * debtee est tout de même attestée. Nous l'avons rencontrée dans l ' oed et dans free, mais ni dans lpd, ni dans cald, ni même dans l'ouvrage spécialisé Dictionary of Law de Peter Collin [collin ]. Il est donc très rare dans la langue spécialisée, et totalement inconnu dans les dictionnaires généraux (autour de 50 000 entrées). On ne le trouve pas attesté sur le moteur de recherche de la jurisprudence canadienne et le concept qu'il recouvre est exprimé par son synonyme creditor. Il nous reste une hypothèse difficile à vérifier : celle de savoir si les utilisateurs de la forme debtee accentuent symétriquement debtor sur le suffixe. debtor [ˈdetə] noun [C] - someone who owes money. [cald] Extrait du corpus : Debtor-Creditor Law : Practice and Doctrine. Morguard investments ltd. c. De Savoye, 1990. The insurance clause in the hypothecary loan contract contains all the elements of a contract of mandate, under which the hypothecary debtor has undertaken to keep the property subject to the hypothec insured. In accordance with that mandate, the hypothecary debtor took out an insurance policy containing a hypothecary clause. The wording of this clause indicates the existence of a second insurance contract between the hypothecary creditor and the insurer, a contract separate from the one purchased by the hypothecary debtor personally. Since the hypothecary creditor and not the debtor is the insured under this second insurance contract, indemnification of the hypothecary creditor for the loss caused by its debtor's intentional fault is not contrary to the prohibition of public order contained in art. 2563 C.C.L.C. Fault by the hypothecary debtor must be treated as fault by a third party. Caisse populaire des deux rives v. Société mutuelle d'assurance contre l'incendie de la vallée du richelieu. debtee [deˈti :] noun [C] SPECIALIZED (law) - one to whom money is due (- > creditor). [cald] Nous retrouvons un problème converse avec trustee et * trustor, autre paire asymétrique puisque trustor n'existe pas. En revanche, truster est attesté. trustee [trʌsˈti :] noun [C] - the one who holds a trust. [free] - a person, often one of a group, who controls property and/or money for the benefit of another person or an organization. [cald] - person who has charge of money or property in trust or person who is responsible for a family trust. [collin] Extrait du corpus : The trustee sought to take possession of the garnisheed debt, but was refused by the House of Lords on the principle that the trustee “could not have it unless the bankrupt could himself have assigned it” (p. 511). Accordingly, the trustee was not entitled to receive the debt free of the garnishee order “because the bankrupt could only have assigned it on November 12, subject to the garnishee order” (p. 511). Holt Cargo Systems Inc. v. ABC Containerline N.V. (Trustees of). truster [ˈtrʌstə] noun [C] SPECIALIZED (law) - someone who creates a trust —a convenient term used in the laws of Scotland, Bell's Com. 321, 6th ed. Extrait du corpus : […] evidence that the offender, in committing the offence abused a position of trustor authority in relation to the victim […] Her Majesty the Queen v Darren Ervin. Là encore, trustee n'est pas un mot dérivé d'un prédicat verbal : dans son sens spécialisé trust est un nom et cette catégorisation syntaxique prédomine linguistiquement dans la langue de spécialité. Dans trustee, comme dans debtor, un seul rôle est envisagé car la relation prédicative sous-jacente est monovalente (de type have) et il n'y a pas d'opposition polaire entre deux rôles. Reste à savoir pourquoi on a une dérivation en ‑ee dans un cas et en ‑or dans l'autre. Considérons les définitions : - trustee : the one who holds a trust. [cald] Le sujet n'est pas agent du prédicat sous-jacent à trust : he doesn't trust, he's trusted. Le sujet est bénéficiaire — affecté positivement : ‑ee est le suffixe typique de cette relation de bénéficiaire. - debtor : the one who has a debt. [cald] Le sujet est affecté — négativement, mais il est perçu comme agent d'une autre relation, de type run up a debt qui confère un rôle d'agent au sujet, d'où ‑or. La morphologie marque ici la dissymétrie des concepts dérivés des relations prédicatives. La phonologie sanctionne l'absence de symétrie, en appliquant à debtor la neutralité accentuelle régulière du suffixe agentif ‑ or : /10/ [» det´ ]. Nous pouvons également tirer quelques conclusions en ce qui concerne la valeur du suffixe ‑ or : si celui -ci est normalement agentif (c'est-à-dire qu'il marque de manière plus directe le caractère d'agent lorsqu'il s'affixe à des bases d'origines verbales : adjudicator, administrator), ce n'est pas le cas avec debtor car cette fois, la base est nominale (debt). On dérive à partir de bases nominales comme on le fait en français avec des termes comme « chevelu, feuillu, barbu, bossu » dans des constructions para-participiales sans base verbale attestée, qui concernent des attributs inaliénables du sujet, glosables par un verbe sous-jacent « avoir » (avoir est un verbe à sujet non agent, comme hold dans hold a trust et have dans have a debt) et un sujet repère (Paillard 2000 : 52). On remarque enfin que le suffixe germanique ‑er est, quant à lui, beaucoup moins agentif que ‑ or : on le trouve dans des dérivations clairement non-agentives comme fiver, double-decker, sleeper, bedsitter. Nous définissons comme orphelins les suffixés en ‑or qui n'ont aucune contrepartie sémantique en ‑ee. Le dérivé en ‑ee n'étant pas attesté, ces items lexicaux ne fonctionnent pas en paires. Pourquoi le dérivé en ‑ee n'est-il pas attesté ? Les règles particulières à la langue de spécialité que nous avons formulées précédemment s'appliquent-elles aux orphelins ? adjudicator, dérivé de to adjudicate (to act as judge in a competition or argument, or to make a formal decision about something). ex. : She acted as adjudicator in the dispute. [cald] aggressor [əˈgresə] n'est pas dérivé d'un verbe (puisque si aggression existe, le verbe * aggress n'est pas attesté). - a person or country that starts an argument, fight or war by attacking first. [cald] contractor [kənˈtræktə] dérivé de to contract (to make a legal agreement with someone to do work or to have work done for you). - a person or company that arranges to supply materials or workers for building or for moving goods. [cald] assessor [əˈsesə] dérivé de to assess (to judge or decide the amount, value, quality or importance of something). ex. : The assessor stated that the fire damage was not as severe as the hotel's owner had claimed. [cald] inheritor, dérivé de to inherit (to receive money, a house, etc. from someone after they have died). - a person who has been given something by someone who is dead [cald ]. D'un point de vue phonologique, on constate que les orphelins en ‑or ne sont pas accentués sur la terminaison car aucun contraste n'est possible avec d'autres dérivés en ‑ee qui seraient leurs complémentaires sémantiques. En effet, *adjudicatee, *aggressee, *contractee, *assessee et *inheritee ne sont pas attestés. Aucune opposition polaire entre deux termes n'est envisagée et, de ce fait, le processus d'harmonisation phonologique évoqué avec les paires symétriques est caduc. Le suffixe ‑or conserve ici sa neutralité accentuelle régulière et le placement de l'accent principal respecte les règles phonologiques habituelles. En ce qui concerne les relations prédicatives sous-jacentes à ces dérivés en ‑or, nous nous sommes intéressés à la nature du complément de rang 1 (objet) et au sémantisme du radical des dérivants. Considérons le cas de contractor, dérivé du prédicat verbal to contract. Nous savons que le rôle d'objet est réservé aux inanimés dans l'emploi transitif de ce verbe : to contract a company. L'utilisation du suffixe ‑ee lors de la dérivation est donc impossible ici car le rôle qu'il exprime est typiquement occupé par des animés humains (un bénéficiaire). Un animé humain ne peut pas occuper la place de complément de rang 1 du verbe contract. En d'autres termes, * contractee n'est pas envisageable à cause des propriétés distributionnelles du verbe contract qui filtre l'attribut inanimé au niveau de son complément. De plus, contrairement à mortgagee et mortgagor, fondés sur une relation juridique non-réciproque, le seul terme contractor réfère aux deux co-contractants qui entrent dans une relation de co-réciprocité : les deux items se superposent et on constate l'existence d'un seul suffixe alors que la non-réciprocité caractéristique de la relation entre le mortgagor et le mortgagee impose la distinctivité terminologique assurée par deux suffixes différents qui s'affixent au radical. Nous observons le même phénomène avec investor, dérivé du prédicat verbal to invest (to put money, effort, time etc. into something to make a profit or get an advantage [cald]). La nature de l'objet qu'impose le verbe est, là aussi, source de blocage : le verbe transitif indirect to invest n'accepte qu'un objet inanimé. Ceci explique le fait que le dérivé en ‑ee, désignant un animé humain bénéficiaire, ne soit pas attesté. Avec invest, l'inanimé qui occupe la place d'objet, ne bénéficie de rien, et il est donc incompatible avec les traits sémantiques du suffixe ‑ee. Si nous étudions le mot proprietor, nous constatons qu'il n'est pas dérivé d'un verbe (a person who owns a particular type of business, especially a hotel, a shop or a company that makes newspapers [cald]). En revanche, nous retrouvons avec cet exemple un prédicat verbal de type have + N puisque le verbe sous-jacent est to own. On ne possède pas un animé humain mais une chose, un objet ou bien un animé non humain (cf. possessor) : la dérivation en ‑ee est donc là encore bloquée puisqu'elle induirait un animé humain. Examinons également le terme aggressor. Rappelons qu ' aggressor ne dérive pas d'un prédicat verbal : en l'absence de relation prédicative, nous faisons l'hypothèse que ce sont des facteurs sémantiques qui excluent la dérivation en ‑ee. En effet, il semblerait qu ' *aggressee ne soit pas attesté à cause du facteur sémantique : le suffixe ‑ee marque en effet le rôle thématique de bénéficiaire; or, on a du mal à envisager d' être le « bénéficiaire » d'une agression (le sujet est affecté négativement, cf. tormentor). Dans ce cas, c'est donc le sémantisme même du radical aggress‑ qui empêche l'apparition d'un dérivé en ‑ee. Nous avançons également l'hypothèse que l'existence d'un suffixe unique est due au fait qu ' aggressor est un terme relevant du droit pénal. Il n'implique par conséquent pas deux parties qui s'inscrivent dans une relation juridique spécifique devant la Cour (de type mortgagee / mortgagor ou bien covenantee / covenantor, termes qui eux relèvent du droit civil) mais une seule partie soumise à la justice. L'appartenance d'un terme à un domaine du droit plutôt qu' à un autre explique donc également l'existence d'un ou de plusieurs dérivants sur un même radical. Les radicaux n'acceptent donc pas tous la dérivation avec le suffixe ‑ee. Il doit y avoir une adéquation entre les traits sémantiques du radical et ceux du suffixe pour que la dérivation fonctionne. Les différents blocages qui proscrivent le processus dérivationnel ont une double origine syntactico-sémantique : c'est, d'une part, le sémantisme de la racine des orphelins et, d'autre part, les propriétés distributionnelles et sémantiques relatives à l'argument objet qui interdisent le processus de dérivation avec le suffixe ‑ee. mandator [mænˈdeɪtə] / mandatary [ˈmændətəri] mandatee [mændeˈti :] Paire alternante : ˈMandate N /10/, Manˈdate V /01/ Extrait du corpus : As in the case of any mandate, the mandate between a manager and his client is imbued with the concept of trust, since the client places his trust in the manager – the mandatary – to manage his affairs. The very definition of mandate in art. 1701 C.C.L.C. conveys this concept. As one author has written, the word “confie” (“ commits ”, in the English version) implies a degree of trust, on the part of the person granting the mandate, in the person receiving it. This element of trust explains, for instance, the mandator's authority to revoke the mandate at any time (art. 1756 C.C.L.C.; art. 2176 C.C.Q.). This spirit of trust is reflected in the weight of the obligations that rest on the manager, which will be heavier where the mandator is vulnerable, lacks specialized knowledge, is dependent on the mandatary, and where the mandate is important. The corresponding requirements of fair dealing, good faith and diligence on the part of the manager in relation to his client will thus be more stringent. ˈSansalone v. Wawanesa Mutual Insurance Co., SCC 25. File No 26708, 1999 : October 14; 2000 : May 3. The strike fund, handled by the International Union, was established by the union, not the claimant, and the union was neither the agent nor the mandatary of the employees. Hills v. Canada. The Mortgagor as Mandator of the Mortgagee. The mandator is bound in favour of third persons for all the acts of his mandatary, done in execution and within the powers of the mandate, except in the case provided for in article 1738 of this title, and the cases wherein by agreement or the usage of trade the latter alone is bound. National Bank of Greece (Canada) v. Katsikonouris. Dérivé non-contraint du verbe mandate /01/, qui est en paire accentuellement alternante avec le nom mandate /10/, le nom agentif mandator est accentué /010/. Quoique attesté dans l ' oed, le mot mandatee (celui qui est mandaté, le mandataire) ne figure pas dans notre corpus, qui préfère exprimer le bénéficiaire du procès par le nom mandatary. Cette dérivation, qui semble spécifique à l'anglais juridique canadien, et importée directement par l'emprunt du français mandataire, a bloqué l'apparition dans le lexique de l'anglais du dérivé en ‑ee. Le suffixe ‑ary va donc se trouver en distribution complémentaire avec le suffixe ‑ee. sponsor [ˈspɒnsə] Extrait du corpus : Although none of these bills were passed, they were reflective of the public concern over this issue, since the sponsors of the bills represented different regions of the country, as well as the various political parties which have been represented in the House of Commons over the past 30 years. Thomson Newspapers Co. v. Canada (Attorney General), 1998. […] or in any terrorist organization; or who were leaders of movements hostile to their government or sponsors of movements encouraging refugees not to return to their country of origin. Pushpanathan v. Canada (Minister of Citizenship and Immigration). Sponsor est étymologiquement dérivé du verbe latin spondeo, spondere, sponsum. Ce radical n'a donné lieu a aucun verbe en anglais et c'est par conversion du sponsor latin (formé sur spons‑, radical du supin) emprunté directement par l'anglais qu'on forme le verbe to sponsor dont le participe sponsored réfère au bénéficiaire. La terminaison ‑or de sponsor n'a pas la même transparence dérivationnelle que le ‑or de payor ni même de mandator. Sponsor n'entre pas dans une relation ‑or /‑ee car il n'est pas analysé comme étant d'origine dérivationnelle. Le ‑ee ne peut pas être employé corrélativement à ce ‑or qui n'est pas un suffixe. La forme fléchie sponsored que l'on pourrait attendre dans des environnements similaires n'est attestée que très sporadiquement. C'est, d'une certaine manière, la flexion qui supplée à l'absence de dérivation : pour désigner le bénéficiaire on utilise le passif. C'est la question de l'aspect des relations prédicatives qui se pose avec ces items, tous deux dérivés du radical inform. En effet, informer, qui correspond à un aspect itératif, réfère à l'informateur de la police, c'est-à-dire celui qui fournit de manière régulière des informations aux policiers. En revanche, l'aspect de la relation prédicative sous-jacente à informant est semelfactif : informant réfère à la personne qui fournit une seule information à un moment précis dans le cadre d'une procédure juridique. Le radical ne change pas mais les suffixes sont décisifs dans cet exemple car ils désignent deux référents complètement différents. Gloses : Informer : someone who regularly informs someone else (‑er agent de l'itération). Informant : someone who is in a position at one time to inform someone else. Il découle un effet de sens péjoratif (aspect) = effet de sens (cas particulier). On constate un effort d'harmonisation du lexique de la discipline par ses utilisateurs qui tentent de l'uniformiser grâce à un ensemble de processus internes récapitulés dans le tableau 4. Sur le plan méthodologique, l'utilisation de corpus massifs contribue à affiner considérablement l'analyse. Sur le plan linguistique, notre étude micro-lexicale permet de dégager des hypothèses que d'autres études lexico-phonétiques pourront venir conforter. La langue de spécialité juridique crée, en effet, au niveau lexicologique ses propres règles, fondées certes sur les règles communes de dérivation lexicologique et de correspondance entre graphie et phonie, mais, dans le sous-système observé, les relations juridiques s'expriment en relations prédicatives avec leurs contraintes propres pour imposer une désignation uniforme des participants à la relation. La motivation sémantique à forte cohésion interne, qui naît des paires lexicales examinées, en vient à battre en brèche l'arbitraire du signe par le développement d'un marquage phonologique sous forme de contrastes accentuels inédits. Ces marques de cohésion jouent en outre un rôle signalétique en ce qu'elles codent l'appartenance des termes qui les contiennent à un univers référentiel spécifiquement juridique . | La recherche entreprise vise à présenter l'analyse de phénomènes lexicologiques inhérents à la langue de spécialité juridique. Elle se fonde sur un corpus constitué de cent trente arrêts de la Cour suprême du Canada. Il s'agit d'étudier les régularités et surtout de mettre au jour les particularités observables en anglais juridique, sur les plans prédicatif, lexicologique et phonologique. Sur la base d'exemples concrets rassemblés par concordancier et comparés aux données lexicographiques sur papier, sur CD-ROM et en ligne, nous tenterons de conforter l'hypothèse de l'existence de règles lexicologiques particulières à la langue de spécialité, notamment canadienne. Une micro-analyse des dérivés en -ee, -or, -er, -ary servira de test à cette hypothèse et aux analyses complémentaires qu'appelle sa confrontation aux données. | linguistique_524-06-11084_tei_516.xml |
termith-616-linguistique | Toute unité lexicale, quelle que soit la langue, est constituée d'un ou plusieurs types syllabiques existant dans cette langue. Une structure syllabique correspond à une concaténation de phonèmes décomposable traditionnellement en constituants C et V. Cependant, la nature de l'unité syllabique est encore actuellement l'objet d'un débat linguistique. Beaucoup on fait l'hypothèse que l'existence de l'unité syllabique ne pourrait être montrée que par l'existence de ses frontières. Des études pour délimiter la syllabe ont surtout été menées dans l'exploration des limites des phénomènes de coarticulation, dans les processus de lénition ou de fortition (cf. l'état de l'art de Krakow, 1999). Mais ces recherches, comme les études acoustiques d'ailleurs, n'ont pas livré à ce jour de réponse satisfaisante et complète sur l'unité syllabique. Depuis une dizaine d'années, les études sur la syllabe se penchent plutôt sur la recherche de caractéristiques articulatoires qui seraient plus spécifiques des attaques syllabiques et d'autres qui seraient des indices révélateurs de finales syllabiques. Dans le même ordre d'idée, les études menées sur les asymétries attaque/coda soutiennent le rôle organisationnel de l'élément syllabique pour les modèles phonologiques et visent à proposer une définition claire et précise de l'unité syllabique en identifiant la nature des représentations phonologiques. Sans disposer d'une définition de la syllabe cohérente à plusieurs niveaux de description linguistique, la recherche et l'analyse des séquences généralement favorisées ou défavorisées dans les langues du monde, des fréquences des combinaisons inter - et intra-langue au niveau syllabique et lexical, des dépendances et indépendances distributionnelles des unités phoniques inter - et intra-syllabiques, montrent qu'il est tout à fait légitime de penser que l'organisation syllabique joue un rôle dans la structuration de la chaîne parlée et dans la formation des unités lexicales. Les tendances donnent de fortes raisons pour que l'organisation syllabique ne soit pas à considérer comme le fruit du hasard. Mais établir une typologie des langues basée sur la syllabe, en regroupant les structures syllabiques présentant des similitudes phoniques ou organisationnelles, est insuffisant pour élaborer des concepts phonologiques. Les typologies ne comportent pas en elles mêmes de pouvoir explicatif : elles aident à formuler des hypothèses qu'elles ne peuvent pas à elles seules prétendre vérifier. Aujourd'hui, il apparaît de plus en plus difficile, voire impossible, de tenter d'expliquer les tendances générales des structures sonores des langues du monde avec des principes internes de phonologie. Pour éviter le " curve-fitting " qui priverait la typologie linguistique d'explication scientifique (Lindblom, 2000), les processus linguistiques ne peuvent pas être tirés des données observables qui doivent être expliquées par ces processus. Depuis une trentaine d'années, les explications des tendances phonologiques des langues du monde, quelles que soient les familles linguistiques, sont recherchées dans les aspects articulatoires, acoustiques et psychologiques de la parole (cf. par exemple, Lindblom, 2000 Lindblom et al., 1984, Schwartz et al., 1997; Vallée et al., 1999). Une typologie des structures syllabiques est fondamentale si l'on veut faire le point sur des discussions de questions générales de phonologie : peut-on établir une organisation universelle des structures syllabiques ? Peut-on dresser des inventaires de différents types de structures syllabiques selon les langues, selon les segments ? Dans quelle proportion les séquences associant consonnes et voyelles peuvent être déterminées par des caractéristiques articulatoires et perceptives des sons impliqués dans la cohorte ? Quelles sont les restrictions qui opèrent ? La différenciation des propriétés acoustiques et articulatoires des constituants de la syllabe est-elle déterminante dans l'organisation syllabique ? La distinctivité joue -t-elle un rôle dans l'émergence du lexique ? Dans notre propos, il ne s'agit pas d'analyser le statut linguistique de la syllabe, mais son contenu, afin de mettre en évidence les facteurs susceptibles de conditionner des choix ou des restrictions en faisant appel à la substance des unités sonores en contexte immédiat ou proches. Ces investigations dans le domaine de la syllabe visent à prolonger les connaissances que nous avons déjà acquises sur les contraintes biologiques qui structurent en partie les systèmes phonologiques des langues naturelles (Vallée et al., 1999; Boë et al., 2000). Dans l'état actuel des avancements de nos travaux, nous nous limitons ici à un exposé de résultats préliminaires dans lequel figure un certain nombre d'observations qui permettent déjà de dégager des caractéristiques typologiques basées sur la syllabe et de préciser des considérations générales sur les types syllabiques de 13 langues. Ian Maddieson a mis à notre disposition une banque de données contenant les lexiques de 32 langues découpés en syllabes (Maddieson, 1992). Baptisée ULSID, acronyme de ucla - université de los angeles - lexical and syllabic inventory database, elle contient des langues sélectionnées dans un souci de diversité à la fois génétique et géographique : hétérogénéité des familles de langues et très large répartition géographique. Les langues retenues disposent toutes d'un dictionnaire ou d'un lexique dont les entrées sont soit phonétiques, soit phonologiques, soit orthographiques lorsque le code graphique de la langue est aisément interprétable avec un code phonétique. La totalité des lexiques est alors transcrite en ascii avec deux types de séparateurs : l'un indiquant le découpage de chaque entrée en syllabe, l'autre codant la séparation entre attaque, noyau et coda de chaque syllabe. Nous donnons à titre d'exemple, trois entrées en ascii du lexique du kwakw'ala (langue almosan), 2 des items étant dissyllabiques, un troisième trisyllabique : k u Xw s. ? a k u Xw .ts ' a .n a k u Xw. ? i d Dans l'étape d'implantation des données d ' ulsid à l ' icp, nous avons harmonisé la transcription entre les lexiques, en adoptant les symboles conventionnels de l ' api (1996) et en conservant l'ensemble des informations sur le découpage syllabique. Actuellement, 13 langues sur 32 ont été transcodées en retournant aux sources phonétiques et phonologiques de chaque langue. Elles présentent une diversité dans la taille et l'inventaire de leurs systèmes vocaliques et consonantiques. C'est de cet échantillon (cf. Table 1), resté représentatif de la diversité mentionnée plus haut, que nous avons tiré les premiers résultats. La taille des lexiques est portée sur la figure 1. Au total, nous disposons d'un peu plus de 160 500 syllabes résultant du découpage de 60 000 entrées lexicales, avec une moyenne de 4 560 termes par langue. Les emprunts récents, dont les référents sont d'ordre technologique, politique ou culturel, ont été soustraits des lexiques par Maddieson (1992). Les informations concernant le découpage syllabique ont été livrées soit par les dictionnaires, soit à partir d'informateurs, locuteurs natifs des langues concernées. Ne disposant d'aucune information sur la nature et le sens des unités lexicales, elles sont toutes prises en compte dans les résultats. La répartition des lexiques de chaque langue en fonction du nombre de syllabes contenues dans les entrées lexicales, permet de dégager 4 types (Figure 2) : Le type 1 regroupe les langues qui présentent une distribution des unités lexicales telle que 40 % au moins d'entre elles sont monosyllabiques, entre 20 et 40 % sont dissyllabiques, entre 10 et 20 % sont trisyllabiques (navaho, thaï); Le type 2 rassemble les langues totalement ou très majoritairement monosyllabiques : le wa (100 %), le nyahkur (70 % d'unités monosyllabiques et 30 % de dissyllabes). Notons que ces langues, contrairement à celles du type 1, ne possèdent pas d'items lexicaux de plus de 2 syllabes; Sous le type 3 se classent les langues qui présentent une majorité d'items dissyllabiques, avec moins de 10 % d'unités monosyllabiques et environ un tiers d'entrées lexicales trisyllabiques. Il s'agit du type de répartition le plus répandu dans les langues de notre échantillon; Le type 4 regroupe le finnois, le kanouri et le yup'ik, qui ne présentent que très peu d'unités monosyllabiques dans leur lexique, mais une majorité d'unités trisyllabiques, et 20 à 40 % de dissyllabes, 25 % de quadrisyllabes, de 2 (kanouri) à 12 % (finnois) de quinquasyllabes. Sous chaque type figurent des langues éloignées géographiquement et de parenté linguistique différente, sauf pour le type 2 qui regroupe deux langues austro-asiatiques mais appartenant à deux branches différentes : môn pour le nyahkur et palaung pour le wa (cf. Table 1). De toute évidence, ce sont les structures lexicales di - et trisyllabiques qui sont très largement favorisées dans les lexiques des langues de notre échantillon, mises à part, bien entendu, celles relevant du type 2. Toutefois, 8 langues sur 13 favorisent les dissyllabes, contre 3 privilégiant les unités trisyllabiques (Figure 3). Même si deux des trois langues du type 4 possèdent les lexiques les plus importants d ' ulsid, les unités lexicales dissyllabiques restent majoritaires dans le regroupement des 13 lexiques. Notre typologie montre que les éléments lexicaux de plus de 5 syllabes sont marginaux (entre 0 et moins de 4 % du lexique des langues), ceux à 5 syllabes constituant au maximum un peu plus de 10 % du lexique pour le finnois et le yup'ik (de type 4) et entre 0 et moins de 6 % du lexique pour les autres langues. Pour les lexiques de moins de 5 000 termes, on ne relève pas de corrélation très nette entre la taille du lexique et le nombre total de syllabes qui le constituent. Seules trois langues (sora, kanouri, finnois) présentent entre 7 000 et 12 000 entrées lexicales et un nombre de syllabes allant de 19 700 à plus de 41 000. Pour ces 3 langues, on note un large nombre de syllabes lié à la taille plus importante du lexique. Sans faire d'équivalence typologique sur la nature des segments qui composent les syllabes, nous avons procédé à un regroupement des syllabes identiques pour chacune des langues. Nous avons déterminé le rendement syllabique comme étant le rapport entre le nombre total de syllabes obtenues dans le découpage d'un lexique donné et le nombre de syllabes différentes comptabilisées après regroupement (Figure 4). Le rendement syllabique permet de rendre compte de la fréquence de l'ensemble des syllabes d'une langue dans les items lexicaux. La tendance à observer un rendement syllabique caractéristique pour chacun des 4 types de notre typologie concerne 12 langues sur 13. On constate un rendement élevé pour le finnois ou le kanouri qui sont des langues relevant du type 4, et qui se caractérisent, nous l'avons vu, par une forte proportion d'unités lexicales trisyllabiques. Les rendements les plus faibles sont rencontrés pour les langues du type 2, c'est-à-dire, celles totalement ou très majoritairement monosyllabiques. Un rendement proche de 1 signifie que la fréquence des syllabes dans le lexique de la langue concernée est relativement faible. Un rendement proche de 5 caractérise les langues du type 1 (navaho et thaï), alors que les langues du type dominant (type 3) ont un rendement syllabique allant de plus de 5 à 14. La décomposition des syllabes de chaque lexique en constituants C et V, et leur regroupement en structure identique, révèlent que le nombre de type est relativement restreint, quelle que soit la langue, et qu'il varie dans un intervalle allant de 4 à 11, avec une moyenne de 7.7 types par langue. Le contingent de types de syllabes pour chaque langue est totalement indépendant de la taille du lexique, du nombre total de syllabe et du rendement : citons le kannada, le nyahkur et le kanouri qui possèdent chacune 7 types de structures syllabiques avec respectivement 4 559, 4 188, 7 211 entrées lexicales, et 12 126, 5 503, 19 773 syllabes au total, ainsi que des rendements de 9.12 pour le kannada, 1.88 pour le nyahkur et 24.23 pour le kanouri. Cette typologie de la structure syllabique appuie l'existence de restrictions qui organisent la syllabe dans les langues naturelles (Table 2) : les 160 517 syllabes, totalisées sur l'ensemble de notre corpus, se répartissent dans 16 types de structures syllabiques et plus de 90 % d'entre elles sont de type CV ou CVC (Figure 5). Les syllabes fermées présentent plus de diversité : 11 types contre 5 pour les syllabes ouvertes. Les deux structures que l'on rencontre dans toutes les langues de la base sont CV et CVC, mais pour 10 d'entre elles, c'est la première qui est la plus répandue, le wa, le nyahkur et le thaï (toutes trois issues de la famille austro-asiatique mais de branches différentes) possédant majoritairement des syllabes CVC (Figures 6 et 7). De manière plus générale, ces trois lexiques (regroupés sous les types 1 et 2 de notre typologie des langues) favorisent, contrairement aux autres, les syllabes fermées. On note également que 8 langues sur 10 comptent 60 % ou plus de syllabes dans le type CV. De ce fait, la tendance très forte qui se dégage de cette typologie est que les groupements consonantiques intra-syllabiques sont nettement défavorisés : on ne les rencontre que dans 1.26 % des quelques 160 500 syllabes de notre corpus. Si on se penche sur la place de ces groupements consonantiques dans la syllabe, nous constatons que la plupart (67 %) occupent la position initiale, contre 33 % en finale de syllabe. Ce résultat est renforcé par le fait que les consonnes complexes (celles qui superposent à une articulation de base des modes articulatoires tels que la labialisation, l'aspiration, la glottalisation, la palatalisation, la prénasalisation. .. mais qui n'occupe qu'une position C dans notre corpus) sont bien plus fréquentes en attaque de syllabe. Encore nous reste -t-il à déterminer des tendances générales dans la nature des consonnes qui apparaissent dans les groupements. Un ensemble de tendances implicationnelles émerge de l'observation de la fréquence des 16 structures syllabiques dans nos 13 langues. En effet, sans tenir compte des caractéristiques des consonnes impliquées dans les groupements, on constate que la complexité des structures syllabiques ouvertes ou fermées d'une langue implique la présence de la même structure (ouverte ou fermée) moins complexe; le degré de complexité se mesurant ici par le nombre de segments constituant l'attaque ou la coda. Ainsi, on observe que si une structure syllabique avec attaque complexe de n consonnes est attestée dans une langue, elle implique les structures avec attaque de n - i consonnes (i = 1 à n - 1) : La même tendance est observée pour la complexité des codas, ce qui signifie que si une structure syllabique avec coda complexe de n consonnes est attestée dans une langue, elle implique les structures avec coda de n-i consonnes (i = 1 à n - 1) : De manière très régulière, la complexité est inversement proportionnelle à la fréquence d'occurrence. En effet, si le nombre de segments n présents en attaque ou en coda augmente, le rang d'occurrence de la structure syllabique diminue : La fréquence d'une structure syllabique est donc liée au degré de complexité de l'attaque et/ou de la coda, celui -ci correspondant au nombre de segments occupant cette position. Les mêmes tendances sont observables dans les structures à attaque vide. En effet, les structures syllabiques avec attaque vide impliquent la présence de la structure V dans la langue selon les implications suivantes : et la fréquence des structures avec attaque vide est aussi liée à la complexité de la coda (ne sont relevées que deux exceptions dans des proportions qui restent faibles en wa et en afar, cf. Table 3) : Remarquons que ces tendances confirment et prolongent celles de Blevins (1996 : 217-220) puisque l'échantillon qu'elle a retenu pour mener son étude est constitué des structures syllabiques de 24 langues dont 1 seule, le finnois, figure dans les 13 langues d'ULSID. La comparaison des fréquences d'occurrence entre les structures ouvertes et fermées montrent que la préférence des langues pour un type syllabique ouvert ou fermé dans les structures de base CV ou CVC est conservée dans les structures plus complexes. En effet, à degré de complexité équivalent, si une langue favorise les structures ouvertes alors les structures ouvertes à attaque complexe (type CCV) sont plus répandues dans cette langue que les structures fermées à attaque complexe (type CCVC). Inversement, si une langue favorise les structures fermées, alors les structures à coda complexe seront plus fréquentes dans cette langue que les structures à attaque complexe (CVCC vs. CCVC). Cependant, si les langues favorisent de très loin les attaques et codas simples dans leurs structures syllabiques, les articulations vocaliques ou consonantiques élaborées peuvent être rencontrées parmi les syllabes les plus fréquentes dans une langue donnée (exemples [ka:n] [t h i] ou [K h wa:m] qui sont respectivement les syllabes de rang 2, 4 et 5 du thaï). La comparaison des 20 syllabes les plus fréquentes pour chaque langue, montre qu'elles possèdent majoritairement une attaque constituée de plosives sourdes, vélaires et coronales [k t ], devant les latérales coronales [l ], les nasales coronales et bilabiales [m n] et la fricative coronale sourde [s ]. Les noyaux de ces syllabes fréquentes sont pour plus d'une syllabe sur deux occupés par la voyelle ouverte [a ], devant [i] et [u ]. Nous remarquons également que [a] constitue le noyau le plus répandu des syllabes qui présentent une attaque et une coda vide (type V). Lorsqu'une langue n'est pas en adéquation avec cette tendance, c'est que la structure V est marginale ou inexistante sur l'ensemble du lexique (navaho, wa, nyakhur, thaï). Il est plus difficile de tirer une observation générale sur la nature des consonnes en coda de syllabes fréquentes dans une langue car pour beaucoup c'est la structure CV qui prédomine. À noter une forte proportion de [n] dans cette position. Parmi les syllabes les plus répandues dans une langue donnée, l'inventaire des consonnes en coda est bien plus restreint que l'inventaire des possibilités pour les consonnes en attaque, excepté pour une langue de notre échantillon, l'afar (cf. Table 4). Notre étude typologique avec recherche de grandes tendances dans le formalisme des structures syllabiques de 13 langues a pour but, dans un premier temps, de mettre en lumière une organisation intra-syllabique dans les cohortes de segments. La présence de formes majoritairement favorisées dans les langues est un élément fondamental qui s'impose dans les discussions générales de phonologie. Des travaux récents en phonétique - phonologie et en acquisition du langage montrent que l'étude de la syllabe est devenue un cadre nécessaire et incontournable pour comprendre le fonctionnement du langage et apporter des éléments intéressants de discussion à des questions et des problèmes d'ordre général non encore résolus : la syllabe est-elle l'unité fondamentale du langage humain ? Quels éléments pertinents pourraient appuyer l'existence phonétique, phonologique et psychologique de l'unité syllabique ? Dans quelles proportions le matériau phonologique universel des langues est-il basé sur des potentialités articulatoires reliables à la syllabe ? Comment éviter les hypothèses implicites sur l'organisation syllabique dans les modèles phonologiques ? Quels constituants déterminants de la syllabe faut-il prendre en compte dans une théorie générale de la syllabe ? Si la syllabe est l'unité de base de la parole (MacNeilage, 1998; MacNeilage et Davis, 2000), on doit pouvoir trouver les traces d'une organisation syllabique dans les langues du monde. Il s'agit pour nous de récupérer, par l'observation des structures syllabiques des lexiques de langues naturelles – à la différence de Janson (1986) qui a considéré la fréquence des syllabes dans des textes de 4 langues – les informations nécessaires qui nous permettront de montrer que si des formes de syllabes sont nettement favorisées dans les langues c'est qu'elles sont probablement plus fonctionnelles que d'autres. Bien sûr pour arriver à monter l'existence de contraintes fonctionnelles dans les structures syllabiques, nos investigations sont pour l'heure largement insuffisantes. N'ont pas encore été étudiées la fréquence des syllabes sur l'ensemble du corpus, les contraintes sur les cohortes, les associations consonantiques et consonne-voyelle en fonction de la position dans la syllabe (attaque, coda), ainsi que la nature de la voyelle en fonction du lieu d'articulation de la consonne et ceci, en nous appuyant sur des résultats typologiques que nous avons déjà acquis (Vallée et al., 1999; Vallée et Boë, 2000). Nous faisons l'hypothèse que la fréquence importante de la structure CV, la marginalisation des groupements consonantiques intra-syllabique et la forte proportion d'unités lexicales dissyllabiques dans les langues pourrait très bien être liée, non pas à une exigence formelle, mais à des contraintes de production. Notre objectif est de tenter d'analyser les points cités ci-dessus en considérant le geste articulatoire de fermeture et d'ouverture du tractus vocal rythmé par la mâchoire, selon la théorie frame/content de MacNeilage (1998). Dégager les schèmes structurels des différents lexiques est une étape qui s'imposera dans cette recherche, de même que confronter les tendances des structures syllabiques aux données de l'ontogenèse (Vihman, 1996) puisque les cohortes CV sont aussi les syllabes canoniques du babillage de l'enfant, quel que soit son environnement linguistique (Locke, 1983). Ces tendances peuvent aussi étayer l'existence d'un attracteur CV au détriment des autres types de syllabe, et de VC en particulier, qui fait converger les gestes syllabiques vers une forme plus stable et mieux résistante aux contraintes de production. Cet attracteur est mis en évidence avec un paradigme de contrainte de production basé sur le débit, le locuteur devant produire des syllabes avec un débit de plus en plus accéléré, synchronisé sur un métronome (Tuller et Kelso, 1991). Désorganisant le contrôle de synchronisation supposé coûteux, les syllabes VC « switchent » vers l'attracteur CV. Par ailleurs, différentes études (cf. Krakow, 1999) mettent en évidence qu'en attaque de syllabe, la force articulatoire est plus grande, le geste plus précis, et que les segments montrent une plus grande stabilité, une résistance plus importante à la coarticulation. De tels avantages expliqueraient que les langues favorisent cette structure. Dans l'esprit de ce qui est plaidé par Lindblom (2000), Lindblom et al. (1984) à savoir, l'optimisation des séquences de segments à partir des propriétés des systèmes humains de production et de perception de parole, nous voulons, à terme, apporter des éléments qui permettront de trancher sur la question des « hasards » du lexique en montrant que les syllabes ne répondent pas seulement à un pur formalisme, mais aussi à des contraintes de production et de perception de parole. Une telle démarche remet en cause les principes saussuriens d'arbitrarité des unités linguistiques, d'indépendance forme/substance et de primauté de la langue sur la parole dans les études linguistiques . | L'A. analyse les invariants en phonétique, en particulier dans la construction des syllabes, à travers un échantillon représentatif de 13 langues, issues de la base de données ULSID. Il s'agit pour l'A. d'étudier plus le contenu que le statut linguistique de la syllabe, afin de mettre en évidence les facteurs susceptibles de conditionner des choix ou des restrictions, en faisant appel à la substance des unités sonores en contexte immédiat ou proche. L'analyse au niveau syllabique doit permettre d'observer les contraintes biologiques qui structurent en partie les systèmes phonologiques des langues naturelles. | linguistique_524-04-11777_tei_474.xml |
termith-617-linguistique | Dans l'acquisition d'une langue étrangère, la motivation est une condition nécessaire mais non suffisante à la mise en route du processus acquisitionnel. L'envie, multi-déterminée, d'apprendre la langue étrangère doit aussi s'accompagner de l'exposition à la langue cible du sujet doté de la compétence langagière. C'est la réunion de ces trois facteurs – compétence langagière, motivation, exposition à la langue cible – qui selon Klein (1989) permet de déclencher le processus acquisitionnel. Si la motivation est, dans l'équation complexe de l'acquisition (Ellis et Larsen-Freeman, 2006), le facteur qui détermine le plus fortement les performances (Dörnyei, 2005; O'Malley et Uhl Chamot, 1990), il reste encore à comprendre comment se traduisent concrètement les motivations dans l'usage de la langue en classe. Dans la présente contribution, nous envisageons de mettre en relation les motivations des apprenants d'une langue étrangère, l'interaction verbale en classe de langue et le développement de la compétence langagière dans cette langue. Pour ce faire, nous nous intéressons tout particulièrement à des apprenants japonais non-spécialistes et débutants, suivant un cours de français langue étrangère facultatif à l'université à raison de trois heures et demie par semaine. Nous avons élaboré, et distribué à ces apprenants, un questionnaire concernant leurs motivations initiales pour apprendre le français. Puis, au début (trois mois d'apprentissage, début juin 2007) et à la fin (sept mois d'apprentissage, mi-décembre 2007) de leur première année d'étude du français, nous avons observé et enregistré environ vingt étudiants en classe, en interaction entre eux et avec l'enseignant natif (ce sont respectivement les corpus 1 et 2). Ces enregistrements oraux sont complétés par un autre, que nous avons effectué à un autre moment, après presque trois mois d'apprentissage, avec l'aide d'autres apprenants et d'un enseignant japonophone de la même université (corpus 3) (Ishikawa, 2006b). Recueillies de cette manière, ces données permettent d'envisager une étude longitudinale non seulement du développement de la compétence langagière des apprenants en interaction (Pekarek Doehler, 2000; Véronique, 2005), mais aussi de la mutation ou non des motivations d'apprentissage de français chez les étudiants. Notre approche est donc de type qualitatif : nous nous livrons à un travail d'observation et d'analyse du discours des apprenants sur le terrain; nous tentons de repérer et d'interpréter l'évolution de leur discours du point de vue des facteurs motivationnels, donc internes (Ames, 1992; Deci et Ryan, 2002). Dans cette perspective, nous abordons les questions suivantes : quels sont les motifs initiaux des étudiants japonais ayant choisi d'apprendre le français à l'université de façon facultative ? Quels éléments, linguistiques ou extralinguistiques, liés à ces motifs apparaissent dans l'interaction en classe et comment ? Et dans quelle mesure la mise en discours de ces éléments peut-elle stimuler ou non les motivations des apprenants et favoriser ou non le développement de leur compétence langagière en langue cible ? Ces questions constituent le fil directeur de notre réflexion. Selon Gardner et Lambert (1972), la motivation peut être déterminée par deux facteurs qu'ils nomment « attitude » et « orientation » : l' « attitude » est un ensemble de croyances qui fondent nos représentations à l'égard d'une langue étrangère, notamment les gens appartenant à la communauté qui la parle, alors que l' « orientation » est une entité de résultats que nous attendons de l'acquisition de la L2 et recouvre la question des buts. L' « attitude » concerne, par exemple, les représentations, positives ou négatives, vis-à-vis de l'image socioculturelle de la communauté de la L2; l' « orientation » porte sur l'aspect utilitaire de la langue satisfaisant des besoins de communication ou des besoins professionnels. Les mêmes chercheurs considèrent que les « orientations » des apprenants peuvent être réparties en deux catégories : l'une regroupe les « orientations » qu'ils appellent « intégratives », celles qui concernent l'intérêt personnel pour le socioculturel de la communauté parlant la langue et visant éventuellement à l'intégration sociale dans cette communauté; l'autre, les « orientations instrumentales » définies par l'aspect utilitaire de la langue satisfaisant des besoins de communication. Par ailleurs, la motivation est conditionnée par des éléments généraux conduisant à la maitrise de la L2, par la situation d'apprentissage ou par la tâche pédagogique mise en pratique (Brown, 1981) ou encore par les activités de communication elles -mêmes (MacNamara, 1973). Chez Ellis (1984), la motivation est un facteur déterminant dans le développement des savoirs et des savoir-faire langagiers d'une langue seconde ou étrangère. Elle peut constituer aussi quelques-uns des paramètres les plus importants pour l'appropriation de la langue sur lesquels reposent certains enjeux cognitifs chez les apprenants, comme la mise en œuvre des stratégies d'apprentissage et l'intégration de nouvelles stratégies (O'Malley et Uhl Chamot, 1990; MacIntyre et Noels, 1996). Suivant Sharwood Smith (1981) pour qui la motivation est l'un des facteurs primordiaux dans l'apprentissage d'une L2 en situation institutionnelle, Ellis (1984) ajoute que la « fossilisation » (Selinker, 1972) peut néanmoins se produire lorsque les apprenants, bien que relativement motivés, ne sont pas disposés à consacrer les efforts et le temps aussi en dehors de la classe, nécessaires à l'automatisation de langue (Gaonac'h, 2005). Lorsqu'on apprend une langue seconde ou étrangère en situation « hétéroglotte » (Dabène, 1994; voir aussi Porquier et Py, 2005) dans laquelle la langue à apprendre n'est pas utilisée en dehors de la classe, et que cet apprentissage n'est pas imposé pour des raisons politiques ou sociales, la pratique de la langue cible est limitée et souvent réduite à l'intérieur de la classe. C'est donc une situation qui n'est sans doute pas entièrement favorable pour que les apprenants, désirant automatiser la pratique de la langue, fassent des efforts complémentaires en dehors de la classe. C'est ce dont relève précisément notre objet d'étude qui concerne l'apprentissage du français au Japon (Ishikawa, à paraitre), apprentissage caractérisé tout particulièrement par sa situation académique et pour lequel Raby (2008) définit la motivation d'apprentissage de la façon suivante : La motivation pour apprendre une langue étrangère en situation académique peut être définie comme un mécanisme psychologique qui génère le désir d'apprendre la langue seconde, qui déclenche des comportements d'apprentissage, notamment la prise de parole en classe de langue, qui permet à l'élève de maintenir son engagement à réaliser les tâches proposées quel que soit le degré de réussite immédiate dans son interaction avec les autres élèves ou le professeur, qui le conduit à faire usage des instruments d'apprentissage mis à sa disposition (manuel, dictionnaire, tableau, CD-ROM) et qui, une fois la tâche terminée, le pousse à renouveler son engagement dans le travail linguistique et culturel. (2008, p. 10) Quelles sont alors les motifs initiaux qui conduisent des Japonais à apprendre le français dans une telle situation académique en contexte « hétéroglotte » ? Et en quoi les interactions didactiques en classe de FLE sont-elles susceptibles d'agir sur le processus motivationnel tel que défini par Raby (2008) ? Nous abordons ci-dessous ces questions en envisageant l'apprentissage du français au Japon dans son contexte universitaire. Au Japon – comme dans d'autres pays asiatiques tels que la Chine et la Corée du Sud –, linguistiquement et culturellement éloigné des pays francophones, le système éducatif actuel valorise l'anglais et ce au détriment souvent des autres langues, parmi lesquelles le français (Ishikawa, 2006a). En effet, l'anglais est enseigné comme première langue étrangère obligatoire dès le second cycle du système éducatif japonais, alors que dans la plupart des cas, les autres langues ne sont enseignées qu' à partir du cursus universitaire et avec un statut secondaire – par rapport à l'anglais – et/ou facultatif. Ainsi peut-on estimer que lorsqu'on choisit une langue autre que l'anglais, les motifs du choix ne reposent pas sur un système éducatif susceptible de créer une obligation, mais sur certaines représentations de la langue et de la culture liée à celle -là et/ou sur l'intérêt personnel qu'on porte à la langue, à la culture et à leurs représentations. C'est ce qu'on peut constater dans les réponses à la question de notre enquête posée à nos apprenants : « Pour quel motif avez -vous choisi d'apprendre le français ? » Selon le résultat de l'enquête, trente réponses données sur soixante-six enquêtés (soit : 45,4 %) affirment que c'est parce que le français est l'une des langues les plus répandues dans le monde. Vingt-neuf réponses (43,9 %) disent : « Je m'intéresse à la culture française, par exemple au cinéma, à la cuisine, à la mode, etc. »; le même taux est attribué à la réponse : « J'aimerais aller en France. » Il y a aussi des réponses mettant en avant l'intérêt pour le français en comparaison d'autres langues (vingt-trois réponses, 34,8 %). Elles sont suivies par des réponses émettant un jugement de valeur positif sur l'image de la France : « La France a une bonne image » (quinze réponses, 22,7 %); ou sur l'aspect acoustique de la langue française : « Le français a une belle sonorité » (dix réponses, 15,1 %). On trouve aussi sept réponses (10,6 %) concernant la nécessité pour les études universitaires et six réponses (9 %) portant sur l'intérêt personnel pour certains domaines comme l'histoire et la philosophie françaises. Ce résultat montre que les motifs initiaux des apprenants de français sont moins extrinsèques qu'intrinsèques : ils ne sont pas directement liés aux ressources externes telles que la méthode exploitée, des contraintes du système scolaire ou une rémunération de la réussite dans l'appropriation de certains éléments langagiers, mais à l'intérêt personnel tantôt pour la langue elle -même, tantôt pour la culture liée à cette dernière, et qui, dans le premier cas comme dans le second, se marque par des représentations positives. On remarque aussi que cet intérêt se traduit quelquefois par un souhait, un besoin ou même une nécessité d'ordre subjectif, c'est-à-dire par ce que les apprenants souhaiteraient réaliser en dehors de la classe et/ou dans un proche avenir en pratiquant la langue et/ou en accédant à la société et à la culture francophones. Ainsi le résultat de l'enquête confirme bien les modèles de la motivation qui mettent l'accent, parmi les facteurs internes, sur les « attitudes » positives vis-à-vis des représentations langagières et socioculturelles liées à la langue cible et sur les « orientations » à la fois « intégrative » et « utilitaire »; cette motivation est en tous cas indépendante de toute récompense académique. Comment les « attitudes » des apprenants vis-à-vis de la langue exprimées en tant que motifs initiaux d'apprentissage sont-elles mises en jeu dans le discours de l'enseignant ainsi que dans les propos des apprenants en classe de langue ? Dans quelles activités didactiques les « orientations » liées aux représentations langagières et socioculturelles ou aux domaines de désir personnel sont-elles stimulées et comment ? Enfin, comment les motivations se traitent-elles dans l'interaction verbale entre enseignant et apprenants ? Nous allons maintenant aborder ces questions en recherchant et en analysant des indices linguistiques repérables à la surface de l'interaction verbale en classe de langue. Transmettre de l'expert – l'enseignant – à un ensemble de novices – les apprenants – des savoirs et des savoir-faire langagiers relatifs à la langue, c'est la visée affichée que se donne le discours didactique en classe de langue. Si l'on envisage ce dernier dans son organisation, on peut dire qu'il se réalise sous la forme d'une explication métalinguistique des phénomènes linguistiques; celle -ci est suivie d'une série d'interactions verbales ayant comme composante de base l'échange – lui aussi, métalinguistique – tripartite : question, réponse et évaluation, et dont chaque composante renvoie à la langue à enseigner/apprendre (Cicurel, 1985). Comment ces activités didactiques s'articulent-elles avec les marques d'intérêt et de désir personnels exprimées en tant que motivations ? Dans cette perspective, nous commençons maintenant à examiner le discours tenu en classe. Pour mener ces interactions, l'enseignant se réfère tantôt à l'ensemble de ses connaissances portant sur la langue, tantôt au manuel pédagogique qu'il met en œuvre dans la classe, tantôt à un document authentique adapté à des fins pédagogiques dans la classe et, ce faisant, introduit dans son discours certaines images ou représentations relatives à la langue constitutives des attitudes des apprenants. Les extraits suivants l'illustrent : Dans les deux premiers extraits, en expliquant les spécificités phonétiques (dans l'extrait 1) ou l'insertion d'un « t » exigée dans certains cas d'inversion du sujet et du verbe pour la construction d'une interrogation (dans l'extrait 2), l'enseignant introduit dans son discours professoral une représentation relative à la langue française, qui valorise son aspect sonore (mis en gras dans les extraits). Par ailleurs, l'enseignante apparaissant dans les deux derniers extraits met en avant quelques-uns des aspects analogiques du français par rapport au japonais (dans l'extrait 3) ou à l'anglais (dans l'extrait 4), en matière d'emploi des expressions : « c'est… » et « je déteste… » (mis en gras dans les extraits). De plus, dans l'extrait 4, cette enseignante, en se référant au manuel employé et en invitant les apprenants à s'y référer (de P 763 à P 765), leur explique qu'il vaut mieux éviter l'expression : « je déteste… » (mis en gras en P 779), puis leur attribue une activité consistant à leur faire prononcer un avis personnel, sur l'échelle des préférences ou des non-préférences, pour certaines villes comme Paris : à cet effet, elle commence par l'apprenant A5 et lui fait formuler une question adressée à un autre apprenant dans la classe; la question ainsi formulée par l'apprenant A5 (en A5 780) n'est toutefois pas phonétiquement correcte, ce qui amène l'enseignante à évaluer négativement cette question (en P 781). Ces quatre extraits conduisent à dire qu'en expliquant aux apprenants des phénomènes spécifiques de la langue française et en exprimant un jugement esthétique, plutôt positif, sur celle -ci, l'enseignant(e) associe à ces phénomènes certaines représentations langagières, constitutives des « attitudes » positives des apprenants à l'égard de cette dernière; à travers la transmission des savoirs et des savoir-faire langagiers, il (ou elle) met au point les images de la langue cible que les apprenants ont en se fondant sur les représentations et, ce faisant, stimule leurs « attitudes ». De même que les représentations phonologiques de la langue constitutives des « attitudes » de nos apprenants japonais, la culture liée à la langue cible ainsi que ses représentations, sont elles aussi présentes dans le discours didactique en classe, en tant qu'objets d'acquisition culturels. Les documents authentiques mis en œuvre comme matières de support ainsi que le manuel pédagogique choisi pour la classe sont de bons exemples d'éléments porteurs de représentations culturelles liées à la langue. En faisant référence à ces matières ou en y renvoyant les apprenants, l'enseignant introduit certaines facettes de la culture dans le discours tenu en classe. Notons à cet égard que ces facettes ne se réalisent pas toutes seules dans le discours, indépendamment de la langue à enseigner/apprendre; elles sont souvent attachées à certains faits langagiers, c'est-à-dire qu'elles sont là, dans le discours didactique, pour illustrer certains phénomènes langagiers et, qui plus est, souvent pour mettre en évidence, au travers d'échanges verbaux, que les apprenants ont bien acquis ou non ce que l'enseignant a tâché de leur transmettre. C'est ainsi à travers la mise au point des connaissances langagières des apprenants, que se précisent aussi les éléments culturels constitutifs des « attitudes » des apprenants qui ont choisi le français. On observe cela dans les quatre extraits suivants : Dans les trois premières séries de séquences tirées de la même activité consistant à faire répondre les apprenants aux questions des exercices du manuel, on constate que l'enseignante allie des facettes culturelles à la langue cible : c'est pour vérifier si les apprenants n'ont plus de difficulté à utiliser l'expression « je connais » ou sa forme négative, que l'enseignante mentionne successivement Claude Monet, Édith Piaf et Madagascar comme faisant partie de la culture francophone; ce faisant, elle considère ces éléments culturels aussi comme objets de l'apprentissage. De même pour l'extrait 8 dans lequel un magazine de mode est utilisé comme matière de support : en exploitant ce document authentique, l'enseignante fait travailler les apprenants sur les expressions : « est -ce que tu connais… ? », « je connais… » ou sur la forme négative et, à travers ce travail, leur fait en même temps acquérir des connaissances relatives aux chanteuses ou vedettes françaises ou francophones. Comme on l'a observé dans les extraits 5, 6 et 7 ainsi que dans la série de paroles de l'extrait 8, les éléments socioculturels liés à la langue cible sont développés dans l'interaction verbale entre enseignant et apprenants. Nos apprenants, dont la plupart sont intéressés par la culture francophone, ne possèdent toutefois pas de bonnes connaissances sur celle -ci, comme en témoignent quelques-uns des propos qu'ils produisent, tels que : « chinois ? » (en An 340 et en An 341 dans l'extrait 7) – comme réponse à la question : « on parle quelle langue à Madagascar ? » dans le manuel – et « a : : / shiranai (= ah ::/ je ne connais pas) » (en A1 499 dans l'extrait 8) et « non/ je ne connais pas ! » (en As 549 et en A4 550 dans le même extrait) – propos réactifs quant à quelques-unes des actrices relativement célèbres en France. De telles déclarations explicites de l'absence de connaissances détaillées et précises portant sur la culture francophone chez les apprenants, sont comprises par l'enseignante tantôt comme transgressant les attentes qu'elle avait envers ses partenaires : « honto-ni ? / honto-ni ? (= vraiment ?/ vraiment ? [vous ne connaissez pas Monica Bellucci ? ]) » (en P 551 dans l'extrait 8) et « [non] on PARLE FRANÇAIS [et non pas le chinois à Madagascar] ! » (en P 342 dans l'extrait 7), tantôt comme coïncidant plus ou moins bien avec ses prévisions négatives par rapport aux connaissances des apprenants : « mâ tabun shira-nai-hito-mo i - / i-masu-kedo : : (= alors il se peut qu'il y ait/ ait des personnes qui ne connaissent pas : : [Claude Monet ]) » (en P 060 dans l'extrait 5) et « tabun-ne / demo (= peut-être [vous diriez : « oui je connais Édith Piaf » ]/ mais [je ne sais pas comment vous répondrez ]) » (en P 107 dans l'extrait 6). Vis-à-vis de telles réactions apportées par les apprenants ou suivant ses présomptions, l'enseignante fournit aux apprenants les informations nécessaires pour leur faire connaitre mieux la culture francophone, autrement dit pour que les apprenants mettent au point les éléments socioculturels constitutifs de leurs « attitudes » positives. Mises ainsi en jeu pendant le cours, comment les représentations socioculturelles de la langue cible chez les apprenants se seront-elles modifiées après encore quatre mois d'apprentissage ? Comment les facteurs motivationnels liés initialement à l' « orientation » « intégrative » ou « instrumentale » seront-ils traités dans les propos des apprenants de cette étape d'apprentissage ? Et comment peut-on relier la réalisation verbale de ces facteurs dans le discours des apprenants au développement de leur compétence langagière en langue cible ? Ce sont les questions que nous abordons maintenant. Rappelons tout d'abord que les extraits 3 à 8 que nous venons d'analyser sont tirés du corpus 1 recueilli après trois mois d'apprentissage. Un rapprochement de ceux -ci avec le corpus 2 recueilli à la fin du cursus d'un an nous permet de constater quelques spécificités relatives à la fois à la production verbale chez quelques-uns des apprenants et aux représentations qu'ils ont concernant la culture francophone : Entre les deux moments de l'observation de la classe, séparés d' à peu près quatre mois, les apprenants ont vraisemblablement stabilisé ou fortifié leurs connaissances langagières portant sur l'expression des gouts personnels, ainsi que les éléments langagiers liés aux représentations socioculturelles. On observe en effet qu' à la fin du cursus, l'enseignante fait découvrir à l'ensemble des apprenants une structure complexe permettant d'exprimer la préférence personnelle, soit la construction du verbe : « aimer » avec un infinitif (en P 050 dans l'extrait 9). Parallèlement à la connotation négative de certaines expressions déconseillées selon l'usage, telles que : « je déteste… » expression observée plus haut (dans l'extrait 4), la forme négative des syntagmes verbaux : « je n'aime pas bien… » et « je n'aime pas beaucoup… », aurait dû être expliquée aux apprenants comme fait grammatical à savoir pendant les deux moments de l'observation : la présence de telles formes négatives qu'on peut constater dans les propos des apprenantes paraissant dans le corpus 2 (en A17 444 et A18 447 dans l'extrait 9) ainsi que l'absence des expressions déconseillées (comme « je déteste… »), laissent supposer que les apprenants maitrisent bien ces phénomènes pragmatico-linguistiques. Par ailleurs, les expressions comme : « je m'appelle… », « je suis… », paraissant dans les propos des apprenantes figurant dans l'extrait 9 (en A17 437 et A18 438) montrent que celles -ci ont acquis une bonne capacité linguistique d'auto-qualification, capacité à s'exprimer, de plus d'une manière, sur soi, et ce, dans le cas présent, à travers la mise en place à des fins didactiques d'un monde énonciativement spécifique, c'est-à-dire « simulatif » (Trévise, 1979). À cet égard, on remarque qu'en menant cette activité didactique, ces apprenantes montrent une certaine facilité qu'on ne peut retrouver que difficilement après trois mois d'apprentissage. Il s'agit de la compétence révélée pour l'emploi de noms français typiques des Français comme pseudonymes (« Pierre » en A17 437 et « Anne-Marie » en A18 438), ainsi que pour l'évocation de la sortie habituelle au cinéma (de A18 453 à A17 462). Cette compétence concerne donc les représentations socioculturelles, sur lesquelles sont fondées, comme nous l'avons déjà vu, les « attitudes » de nos apprenants japonais vis-à-vis de la langue française. On voit ici qu'après sept mois d'apprentissage, les apprenantes arrivent à verbaliser, avec plus d'aisance et de précision, ce qu'elles imaginent à l'égard de la langue et de la culture francophones. Par ailleurs, on constate qu'en incitant ces apprenantes à pratiquer, dans un monde « simulatif », une activité quotidienne qu'on retrouve en contexte francophone, l'enseignante tente à cette étape de l'apprentissage d'interroger ce qu'elles ont appris non seulement à l'égard de la langue elle -même, mais aussi concernant ses aspects socioculturels. Dans cette activité de « simulation » dans laquelle l'attention de l'enseignante est centrée à la fois sur le contenu et sur la forme linguistique, l' « orientation intégrative » des apprenantes, de même que leur « orientation instrumentale », sont pariées : les apprenantes sont invitées à se mettre dans une situation de conversation qu'elles pourraient connaitre lors d'un séjour dans un pays francophone; elles sont encouragées à y prendre la parole, qui sera par la suite évaluée ou éventuellement corrigée par l'enseignante à la lumière des normes de la langue, et ainsi à développer leur compétence langagière. La réflexion menée jusqu'ici a montré que le développement de la compétence langagière des apprenants dans la langue cible et leurs motivations s'articulent dans l'interaction didactique, mais quelques questions se posent. Du point de vue théorique, les motivations sont considérées comme étant liées à la fois à la cognition et à l'affect (Dörnyei, 2009), ce qui nous amène à dire que pour comprendre plus précisément comment les facteurs internes de la motivation entrent en jeu dans le développement de la compétence langagière des apprenants, il faudrait les mettre en relation à la fois avec l'activité cognitive de l' être humain et l'état psychologique de chaque apprenant. Or, ce dernier changeant de moment en moment sous l'influence d'évènements favorables ou défavorables survenus au cours de l'apprentissage, il faudra aborder ladite articulation des points de vue dynamique et introspectif, englobant comme objets de recherche le processus de mutation motivationnelle influencé par les facteurs affectifs, et le mécanisme de l'auto-régulation de ces facteurs (Dörnyei, 2005). Cette question théorique en rejoint une autre, celle d'ordre particulièrement cognitif : nous avons constaté que les « attitudes » initiales que les apprenants prennent vis-à-vis de la langue en se fondant sur les représentations langagières et socioculturelles, sont stimulées à travers l'activité didactique menée dans un monde « simulatif » où l'enseignant superpose l' « orientation intégrative » des apprenants à leur « orientation instrumentale ». À cet égard, on se demandera dans quelle mesure les éléments socioculturels que les apprenants évoquent pour mener un dialogue « simulatif » dans la classe en contexte « hétéroglotte », ressemblent à ce qu'ils connaitraient réellement dans le quotidien lors d'un séjour dans la communauté de la langue cible; on devra aussi savoir si le degré de la ressemblance des éléments pratiqués dans ce monde « simulatif » à la réalité de la communauté francophone conditionne le développement de la compétence langagière des apprenants dans la langue cible. Il faudra aussi savoir dans quelle mesure la pratique des tâches dans un monde « simulatif » a réellement un effet direct sur la compétence générale des étudiants dans l'usage de la langue et tout particulièrement sur l'automatisation des connaissances. C'est dans ce sens que nous souhaitons approfondir notre recherche longitudinale, en enrichissant le corpus par l'observation d'un plus grand nombre de séances et en examinant l'évolution des productions verbales de chacun des apprenants, y compris tous les marqueurs non seulement discursifs mais aussi affectifs, qui signalent la réalisation d'une telle orientation . | Si la compétence langagière, la motivation et l’exposition à la langue cible sont trois facteurs-déclencheurs de l’acquisition, leur relation est complexe, voire intriquée. Traitant tout particulièrement des apprenants japonais de français, non-spécialistes et débutants qui suivent des cours de langue de façon facultative en situation « hétéroglotte », le présent article interroge cette relation. À l’aide d’une enquête, il tente d’identifier tout d’abord les motifs pour lesquels les apprenants choisissent d’apprendre le français. Puis, en examinant des propos enregistrés en classe, il essaie de mettre en lumière les processus par lesquels les « attitudes » des apprenants, ainsi que leurs « orientations », sont stimulées au travers d’une activité didactique pratiquée dans la situation d’interaction didactique. | linguistique_11-0432684_tei_545.xml |
termith-618-linguistique | Le thème du XLIe congrès de la SAES (Montpellier 3, mai 2001) est « La contradiction ». C'est a priori un sujet en or pour l'enseignant-chercheur d'anglais qui officie dans la filière Langues Étrangères Appliquées (LEA) d'une université de Lettres, Langues, Arts et Sciences Humaines (LLASH). C'est également un sujet piège tant est grande la tentation de se lancer dans la critique facile. Nous tenterons de démontrer que la contradiction, synonyme d'opposition ou d'incompatibilité, s'applique à notre cas, sans but polémique, mais dans une optique pédagogique. LEA, filière décriée, dont l'image est dépréciée à la fois dans le monde universitaire et celui de l'entreprise, voici le handicap qu'elle doit surmonter. Nous allons nous pencher sur sa raison d' être et surtout sur son avenir. Cette communication constitue une première étape. Il s'agit d'un compte rendu d'expérience personnelle, accompagné de réflexions et de questionnements, visant essentiellement à poser la question du bien-fondé d'une recherche spécifique en anglais LEA, sujet de divergence et de la création d'un groupe de recherche. En tant que filière multidisciplinaire et transversale, elle profite de travaux effectués dans divers domaines en grappillant ici et là les résultats obtenus. Seule l'Association Nationale des Langues Étrangères Appliquées (ANLEA), concrétisée par un congrès annuel, lieu de rencontre enrichissant, aborde quelques thèmes de manière générale. Cet article vise à proposer quelques pistes de travail accompagnées de suggestions. L'espace ne permettant pas de faire état des connaissances sur les sujets connexes (didactique de L2, évaluation, analyse de besoins, sociologie…), on se référera aux publications existantes. La filière fut créée par décret ministériel en 1973 et complétée en 1977 afin de faire face à cette arrivée massive de bacheliers de niveau moyen et peu motivés par une carrière d'enseignant. Le ministère proposait une alternative à l'inadaptation de la formation classique LLCE, une solution face à l'échec, enfin une approche universitaire plus égalitaire. Il était prévu une formation professionnalisante, interdisciplinaire, incluant deux langues étrangères permettant de fonctionner efficacement en entreprise, et des matières appliquées sans mention précise, donc un tronc commun et une certaine marge de manœuvre pour les options. L'accès s'effectuait souvent par défaut ou par hasard, attirant des jeunes sans projet professionnel défini ni goût particulier pour l'aventure. C'est pourquoi LEA, filière localisée dans un établissement peu favorable, a été perçue, pendant longtemps, comme impasse en termes de débouchés, synonyme de solution de dernier recours ou de période de transition. La situation s'est quelque peu modifiée grâce aux projets d'internationalisation et l'évolution du marché. Les bacheliers tendent à effectuer leur choix en connaissance de cause. Cinquante et une sections et 36 000 étudiants sont actuellement répertoriés. Pour connaître le panorama et les regroupements, on se référera aux documents disponibles (ANLEA, enquêtes, sites Internet des universités). Nous pouvons alors dire que cette naissance est négative dans le sens où elle n'est pas due à de nouveaux besoins, mais plutôt à une incapacité à satisfaire un nouveau public au profil différent. La véritable gageure consiste à concilier les exigences de l'entreprise sans renier celles de l'université. Certains établissements ont été récalcitrants à accepter cette déviation par rapport à leur trajectoire. On peut avancer que la filière LEA est ainsi généralement le reflet d'une université précise plutôt qu'une formation à identité forte. L'identité et l'image LEA demeurent des points clés. La première contradiction porte sur cette situation non satisfaisante engendrée par l'université elle -même : l'université LLASH, bien que responsable de l'inadaptation à former des étudiants ne visant pas l'enseignement des langues, prend en charge la formation et l'avenir de ces candidats. C'est cette ambiguïté qui, dès le départ, a freiné les initiatives. La seconde contradiction naît de la coupure entre deux mondes culturellement opposés, se traduisant par la rareté des intervenants professionnels, une faible contribution des relations internationales, la réticence des administrations par rapport à la taxe professionnelle, une méfiance réciproque. Cependant, la réussite ne peut que passer par la synergie entre secteurs professionnels et monde universitaire. Les intervenants réunis à Toulouse pour un colloque sur la professionnalisation des futurs cadres s'orientaient dans ce sens (Toulouse 2, INSA, mars 2000). Il ne s'agit pas ici de lancer de polémique, mais il est nécessaire d'insister sur l'inadéquation entre la formation LEA et la culture de son environnement géographique. C'est sur ce terrain qu'une réflexion en termes pédagogiques peut être menée, sur la manière de concilier les deux approches. On tentera ici de proposer quelques éléments de réflexion, sans hostilité ni parti pris et en toute modestie. Selon le Ministère, l'objectif consiste à former à l'université des linguistes généralistes polyvalents, adaptables, mettant à profit leurs compétences dans un environnement professionnel où les langues étrangères sont indispensables. Au vu des débouchés, il est possible de dresser un rapide aperçu des besoins des étudiants. Sachant que l'université mise essentiellement sur le savoir et le savoir penser, et l'environnement professionnel sur le savoir-faire, notre objectif consiste à déterminer dans quelle mesure la formation en anglais LEA parvient à intégrer ces deux axes, lesquels ne doivent pas être perçus comme antinomiques mais complémentaires. Jusqu' à la licence, la formation est générale; elle inclut la langue et de la traduction essentiellement journalistique (presse grand public), voire littéraire. On peut consulter le site Internet de certaines universités qui diffuse les grandes tendances des cursus. À l'exception de quelques sections, la dimension professionnalisante intervient en maîtrise où s'opère le choix entre « Traduction Spécialisée » (TS) et « Affaires et Commerce » (AC). À ce niveau, la traduction intègre sa dimension pré-professionnelle, avec un travail fondé sur des documents authentiques de haut niveau, alors que l'option AC recouvre des réalités diverses. Nous allons maintenant définir les profils universitaire et professionnel, en termes de besoins et d'attentes, puis nous tenterons d'extraire quelques contradictions sur lesquelles nous suggérons de réfléchir. Il s'agit seulement d'une sélection d'éléments pertinents, pouvant offrir des pistes intéressantes dans le cadre d'une recherche orientée LEA. Premièrement, cernons la mission de l'université. On émet l'hypothèse qu'au sein de l'institution, une nomenclature des tâches potentielles confiées aux diplômés a été établie et que les compétences et qualités requises en vue des fonctions occupées par des étudiants LEA ont été répertoriées. On partira du principe que le profil LEA doit pouvoir satisfaire les attentes des employeurs qui choisissent ces candidats, de formation universitaire, en fonction de l'acquis de compétences intellectuelles, notamment le savoir disciplinaire et le savoir penser dans ladite discipline, mais aussi dans une optique interdisciplinaire nécessaire aux futurs diplômés. Notons : savoir mener une réflexion approfondie, théoriser, analyser et synthétiser, conceptualiser à partir de tout type de sujet; développer un esprit critique; appliquer la transversalité interdisciplinaire; faire preuve de rigueur dans le raisonnement; développer l'autonomie et construire la personnalité, aider à la prise de décision. Les capacités seront transférables et ces actions, menées en anglais, seront appliquées à des situations liées au contexte de travail. Les étudiants devront également construire leur identité professionnelle. Ils seront amenés à exploiter leur savoir-faire et leur savoir être à travers des fonctions fondées sur la pratique, telles que : communiquer en privilégiant l'interactivité; être créatif et innovant; démontrer des connaissances interculturelles et socioprofessionnelles, tenir compte des modes de pensée, de fonctionnement et des cultures des interlocuteurs; développer les qualités humaines, fonctionner en équipe, gérer des ressources humaines. Ces fonctions devant être mises en œuvre en anglais, langue commune de fonctionnement, face à un public anglophone ou international, la qualité de la langue sera évaluée relativement à l'efficacité en contexte. On part généralement du principe que les diplômés ont construit leur personnalité à l'université, qu'ils sont aptes à être opérationnels sur le terrain et à s'affirmer en tant qu'acteurs impliqués à un niveau de cadre ou cadre supérieur. Ils devraient avoir acquis les compétences leur permettant de comprendre les divers fonctionnements à l'échelon international, quels que soient les enjeux. Il n'est pas certain que le travail pédagogique consistant à mettre en adéquation les besoins des étudiants, les attentes des employeurs et les programmes soit réellement effectué dans les filières LEA et on peut s'interroger sur le réalisme de son application. Nous voyons, à partir des éléments mentionnés ci-dessus, plusieurs cas d'inadaptation. Avec cette formation générale, les étudiants ont parfait leurs connaissances de la langue sans réellement avoir accès à des domaines spécialisés en vue d'applications. Ils ont emmagasiné des savoirs disciplinaires théoriques en circuit fermé, acquis indispensables mais coupés de la réalité professionnelle. Il serait souhaitable de dépasser le stade de l'étanchéité pour s'orienter vers une situation de communication plus authentique. La question qui émerge concerne l'acceptation généralisée du concept de professionnalisation et sa mise en œuvre : orientations plus tôt dans le cursus et modification des contenus vers une approche plus « adulte responsable ». Ceci signifie que l'on remettrait en cause la relation formateur/apprenant et la relation au savoir du point de vue quantitatif et qualitatif, en partant du principe de l'existence d'équipes pédagogiques stables. Le manque d'autonomie, de connaissances sur le monde de l'entreprise, des prestations peu professionnelles et le désarroi face aux situations d'improvisation en anglais constituent des lacunes fréquentes chez des étudiants en fin de parcours qu'il est urgent de pallier. La formation parvient-elle à satisfaire aux besoins mentionnés ? Nous doutons que les compétences, tant universitaires que professionnelles, soient réellement acquises à la sortie de l'université, ce qui soulève la question de la validité du diplôme, laquelle fait l'objet de controverse. Si certains affirment que le diplôme donne l'emploi, en revanche, on constate que les employeurs ne s'en contentent plus et qu'ils recherchent autant des qualités humaines que professionnelles. Si tel est le cas, nos étudiants ne sont pas assurés de trouver le poste qu'ils sont en droit d'attendre. Leur insertion dépendra souvent de leur faculté à combler les manques par leur propres moyens, à re-travailler leur image afin de gagner la confiance, de susciter l'intérêt afin de ne pas souffrir de déqualification au niveau des postes proposés. Nous sommes conscients que le phénomène n'est pas propre à la filière, mais nous nous devons de réagir afin de ne pas sombrer dans le fatalisme ni la passivité. L'intervention des anglicistes universitaires à la fois dans les sections LLCE et LEA constitue le point central du problème. Ce qui peut perdurer dans le cadre de la première n'est pas de mise pour la seconde, où rien ne peut être posé comme statique ni définitif. La remise en question et l'adaptation des pratiques sont des qualités indispensables au formateur LEA. L'inadaptation de l'enseignement supérieur classique est souvent évoquée (colloque mentionné précédemment). En application, trois points ont été sélectionnés car, sujets de controverse depuis plusieurs années, ils suscitent un réel débat. Nous ne pouvons pas les développer ici mais nous les soumettons comme pistes de recherche. Il n'est pas dans nos intentions de lancer une polémique malveillante. Toutefois, si des enseignants-chercheurs acceptaient de réfléchir sur ces aspects, il serait peut-être possible de modifier les comportements et les pratiques. Pour ce faire, il serait souhaitable que la recherche puisse fédérer les intervenants afin que des changements puissent s'opérer progressivement. Ceci constituerait également la meilleure stratégie diplomatique en ce qui concerne notre crédibilité et notre autorité, en premier lieu au sein de l'institution. Premier point : traduction spécialisée Le premier point concerne l'apprentissage de la traduction. Le débat porte sur la pratique de la traduction d'articles de presse grand public, traditionnellement effectuée en LLCE, et transplantée en LEA : degré de familiarité, compétence, réticence face à un environnement méconnu, hostile ou déroutant, et principe fondé sur la nécessité de connaître les sujets spécialisés en sont les raisons. L'apport du document journalistique en traduction est intéressant; c'est une valeur sûre qui ne sera pas remise en cause. Cependant d'autres supports pourraient être proposés, tels que les documents authentiques offrant aux étudiants de LEA un contact direct avec la réalité professionnelle. L'accès à l'Internet offre également de multiples ressources. Nous voyons ici plusieurs axes de réflexion dont le sujet central est le support à utiliser et sa didactisation : l'intérêt d'utiliser des documents authentiques à des fins pédagogiques; la question du degré de connaissances en matière de TS; la typologie des textes à traduire, leur nature et leur intégration; l'apport de chaque type de discours; les compétences à développer en adéquation avec les besoins professionnels. Le débat a été ouvert par les enseignants en anglais de spécialité. Nous avons la certitude qu'il serait bénéfique de mener une démarche similaire en LEA. Pour illustrer ce propos, nous proposons un bref aperçu d'un test effectué auprès d'étudiants de DESS de Traduction Spécialisée. Notre expérimentation s'est inspirée d'une recherche portant sur les processus de compréhension et les repérages d'obstacles pour la traduction (Dancette 1995). Notre idée était de soumettre deux textes extrêmement différents mais de longueur identique. L'un est un article de presse générale, écrit en anglais courant, portant sur un événement politique ponctuel. L'autre, tout à fait représentatif des besoins du métier de traducteur, est un document professionnel authentique puisqu'il s'agit d'un extrait de catalogue technique sur des roulements à billes, présentant un haut degré de technicité. Les étudiants avaient à leur disposition les textes complets pour mieux situer les extraits et tous les outils d'aide disponibles. Il leur était demandé de répertorier les obstacles à la compréhension, de lister les outils utilisés, de relever séparément le temps de recherche et de traduction nécessaire, et enfin de comparer la durée globale de l'épreuve pour chaque texte. Enfin, ils devaient donner leurs impressions sur leur future carrière de traducteur spécialisé. Les deux textes sont présentés en annexe. Les résultats prouvent que les problèmes posés par l'article sont plus difficilement surmontables. Les produits finis étaient peu satisfaisants, en raison du manque de connaissances culturelles implicites nécessaires. Le temps de traduction était plus court car les étudiants n'avaient pas accès à la presse antérieure qui leur aurait permis de comprendre le contexte et les sous-entendus. Au contraire, la terminologie de l'extrait technique était globalement disponible sur les bases de données, mais les recherches étaient « chronophages » et auraient dû être complétées par une aide humaine. Pour le formateur, le texte technique, bien que très éloigné des préoccupations conventionnelles d'un angliciste, ne constituait pas un obstacle insurmontable à partir du moment où celui -ci est disposé à s'ouvrir à de nouveaux horizons et à se documenter. Nous venons de poser le délicat problème du choix des documents à traduire, de leur intérêt pédagogique et enfin des connaissances nécessaires au formateur. Ici nous avons pris deux cas extrêmes et difficiles à aborder mais la démarche peut être envisagée pour des niveaux inférieurs. La question est double puisqu'il s'agit à la fois de la nature du document à traduire (Rybar 1992; Sturge Moore 1998) et de la connaissance du formateur par rapport au degré de spécialisation (Dudley-Evans 1993). Deuxième point : critères et mode d'évaluation La question de l'évaluation demeure un sujet délicat et souvent tabou. Il ne sera pas développé ici, toutefois il est utile de lancer le débat. Calquée sur les grilles de LLCE, l'évaluation suit un système qui fonctionne sur la base d'un repérage valable pour apprenants Native Speakers (NS), sur des références qui ne peuvent pas s'appliquer pour des Non-Native Speakers (NNS), spécialistes de communication mais partiellement spécialistes d'anglais. Elle demeure académique, à partir de supports également académiques, coupés d'une réalité de communication. Diverses expérimentations ont montré que la qualité de l'anglais n'est pas le seul critère déterminant la compréhension des messages et que les erreurs doivent être analysées par rapport aux objectifs (Sionis 1993). Selon les professionnels, « un message erroné mais efficace est préférable à un message correct mais inintelligible ». Même si cette évaluation mérite d' être nuancée, elle attire notre attention. Pour compléter ce propos, nous citerons une expérience effectuée à partir d ' abstracts scientifiques français traduits en anglais (Crosnier 1995). Bien que sans erreurs du point de vue de la langue, ils ont été jugés peu satisfaisants, et « signés français », alors que les versions reformulées et anglicisées offraient un confort de lecture supérieur pour des anglophones. Ceci nous apporte une preuve supplémentaire et les réflexions menées à ce sujet renforcent cette idée car, même s'il est souhaitable, dans l'absolu, que nos étudiants parlent une langue anglaise parfaite, il est encore plus fortement souhaitable que les messages, en contexte professionnel, soient perçus par leurs destinataires. Nous citerons une remarque tout à fait pertinente de la part de P. Newmark, spécialiste reconnu dans le domaine de la traduction : […] There are two types of ‘ scientific ' mistakes, referential or linguistic. […] Referential and linguistic mistakes are marked (or regarded) negatively. In the real world, referential errors are both more important and potentially more dangerous than linguistic errors, although both in the educational system (many teachers) and amongst laymen they are often ignored or excused. (1988 : 189-190) Le mode d'évaluation LLCE est naturellement indispensable en LEA, mais il n'exclut pas d'autres critères essentiels. Les erreurs linguistiques étant aisément décelables, et leur gravité quantifiable, la notation est simplifiée, contrairement à des notions plus floues. Une réflexion sur la distinction entre compétence et performance et sur l'établissement d'une grille de critères dans le cas d'une formation LEA semble ici fortement appropriée. Pour renforcer l'importance de cet aspect, il suffit de lire l'article de B. Seidlhofer sur l'enseignement de l'anglais et son statut de lingua franca dans le monde international pour se persuader de la validité de nos remarques. Nous illustrerons cette position à travers ses propos : I do not wish to deny that there may be learning purposes for which adhering to native-speaker models is a valid, or at least arguable, option. What is very striking, however, is that there is hardly any overt reflection at all about the schizophrenic situation sketched above, and no explicit discussion of the rather blatant contradictions between what is analysed in theory and what is done in practice. […] What constitutes a target in most classroom English language teaching is still determined with virtually exclusive reference to native speaker norms. (2001 : 43) La littérature montre que les formateurs en anglais à vocation professionnelle ont pris conscience du problème (Modiano 2000), lequel concerne une grande partie de la communauté d'anglicistes. Il nous semble souhaitable, et urgent, de mener une réflexion conjointement. L'idée n'est pas d'abandonner l'évaluation sur les critères linguistiques pour basculer vers un système fondé sur les compétences communicationnelles, mais plutôt de suggérer une approche qui prendrait en considération tous les éléments constitutifs des messages, après les avoir répertoriés. Afin d'éviter l'hostilité et l'incompréhension tant de la part des collègues et des étudiants, ce n'est pas à titre individuel mais collectif que nous devons œuvrer, établir en commun nos paramètres et ainsi instaurer un système fondé sur des critères d'évaluation. Troisième point : ressources humaines et matérielles Nous savons que l'université LLASH en France est un lieu mal approprié pour offrir une formation impliquant des besoins humains et matériels élevés. Les intervenants extérieurs sont onéreux alors que les anglicistes sont coupés de la réalité professionnelle et plus ou moins motivés par l'enseignement LEA, souvent perçu comme dévalorisant. Les moyens financiers réduits entravent l'accès à des documents professionnels authentiques, ainsi l'article de presse demeure la ressource privilégiée. L'aide humaine et matérielle indispensable ne se trouve pas sur le même lieu géographique, aucun réseau ne peut être construit localement, contrairement aux autres sites universitaires. De même, l'accès aux nouvelles technologies, indispensable en LEA, est insuffisant. Enfin les effectifs sont tellement élevés que toute velléité de remise en cause d'un enseignement classique avorte rapidement. Il est paradoxal de vouloir assurer un fonctionnement performant dans un contexte aussi démuni. La formation universitaire LEA n'est pas une formation stabilisée; elle ne jouit pas d'une excellente réputation auprès des chefs d'entreprise, en raison de cette quête d'identité, et elle est souvent perçue comme une formation « touche-à-tout ». Elle se définit et s'oppose aux autres formations existantes (BTS, DUT, IUP, écoles de commerce). Elle s'assimile partiellement à la filière LLCE et c'est cet environnement géographique et culturel qui tend à freiner le processus de professionnalisation. Malgré des efforts, la relation manichéenne LLCE, filière noble/LEA, filière dévalorisante, d'une part, et l'université, univers de savoir et de culture/monde de l'entreprise, synonyme d'utilitaire et de pragmatique, d'autre part, persiste plus ou moins implicitement dans les esprits. Les étudiants LEA sont-ils des spécialistes de la langue ou utilisent-ils des langues de spécialité ? Contrairement aux autres équipes de recherche, les enseignants-chercheurs LEA évoluent dans un cadre mal cerné. Des démarches conjointes sont mises en œuvre pour atteindre la reconnaissance et imposer une image forte, en combinant la culture universitaire et la culture professionnelle. Pour que la fonction instrumentale de l'anglais soit perçue sans connotation péjorative, nous pensons qu'il faut inciter à consulter les ouvrages où sont exposés les situations et les besoins professionnels (Chevrier 2000). La filière LEA attire un nombre croissant d'étudiants, dont l'orientation émane maintenant d'un choix délibéré. La filière est victime de son succès, toutefois le nombre de sortants à bac+5 est faible. Il faut avouer qu'il correspond globalement aux besoins économiques actuels. La perspective des ‘ Mastaires ' apportera probablement des modifications à tous les niveaux. Quels sont les atouts des diplômés du point de vue de l'identité professionnelle ? Points positifs : adaptabilité et flexibilité, nombreuses possibilités d'embauche car les étudiants sont facilement « recyclables ». Les deux ou trois langues étudiées sont indiscutablement des atouts. Leurs qualités humaines sont attrayantes. Points négatifs : les premiers emplois proposés sont souvent précaires et mal rémunérés. Les étudiants littéraires « pas chers » font le bonheur des entreprises. Dans un monde de plus en plus spécialisé, les étudiants se trouvent en concurrence avec les autres diplômés. Il leur est reproché de ne pas être vraiment universitaires, ni professionnels, ni spécialisés, ce qui les marginalise. En outre, ils n'ont pas appris à se vendre. Quant à l'identité personnelle, ou le savoir être, les qualités de chaque candidat sont appréciées selon la fonction et deviennent quasiment déterminantes lors du recrutement. Nous avons appliqué le thème de la contradiction en exposant quelques-uns des problèmes auxquels l'enseignant d'anglais LEA est confronté : domaine de spécialisation, contenu, place dans une université de lettres, cohabitation avec des anglicistes LLCE et dépendance. Il serait peut-être préférable d'envisager la création de filières LEA au sein des autres universités. À l'heure du bilan où l'université LLASH se penche sur son avenir en admettant que de nouvelles orientations trouvent leur place en ce lieu, où elle reconnaît le rôle de la langue anglaise, et où l'union européenne a fait le choix de l'anglais comme langue de travail, nous nous devons de relever le défi pédagogique qui en découle. La filière LEA n'est pas bien née, mais elle a maintenant atteint sa vitesse de croisière et elle fonctionne de manière positive. Nous ne pouvons pas, toutefois, accepter une situation statique. Les enjeux sont de taille et c'est aux enseignants-chercheurs d'anglais LEA d'apporter leur contribution, à condition cependant que leurs démarches ne soient pas freinées. Il nous faut donc réfléchir sur les spécificités et l'identité que nous souhaitons donner. Une recherche interdisciplinaire conjointe avec les autres linguistes devrait trouver une raison d'exister, de la force pour vaincre les obstacles et du dynamisme pour obtenir reconnaissance et crédibilité, à l'image de l'anglais de spécialité et avec le concours de ses défenseurs. Quelques pistes ont été évoquées. C'est un plaidoyer en faveur de la validité d'un travail de recherche et de la nécessité de trouver des dénominateurs communs. Les difficultés sont connues. Souhaitons que les énergies se regroupent pour atténuer les angoisses des étudiants, et si possible celle de leurs formateurs et de leurs directeurs . | Dans cet article, nous proposons quelques réflexions sur la formation LEA en France. L'anglais, outil de communication professionnelle essentiel ou niveau international, doit être au coeur du débat au sein de la formation LEA. En raison de la nécessité pour les étudiants d'atteindre un niveau linguistique élevé, des perspectives de carrières et des contraintes économiques, les méthodes d'enseignement et d'évaluation, ainsi que les ressources matérielles traditionnellement utilisées dons les sections d'anglais classiques (LLCE) ne semblent pas totalement appropriées lorsqu'il s'agit de l'apprentissage de l'anglais à visée professionnelle. Nous soulevons ici quelques questions à partir d'aspects contradictoires repérés et suggérons la mise en place d'un programme d'enseignement plus cohérent pour nos étudiants. Des travaux de recherche sur des sujets LEA seraient assurément, profitables aux membres de la communauté. | linguistique_524-03-12135_tei_460.xml |
termith-619-linguistique | Si l'on relève des énoncés dans lesquels le pronom ça apparaît en position de sujet, on s'aperçoit que beaucoup d'expressions comme ça y est, ça craint, ça va, ça barde, sont qualifiées, à tort ou à raison (c'est ce que nous tenterons de déterminer), de figées ou d'idiomatiques. Pourquoi de telles expressions peuvent-elles être assimilées à des locutions ? Que recouvre l'idée de figement quand on prend en compte ces énoncés ? Lorsque l'on parle d'expressions verbales figées, ou de locutions verbales, on fait généralement référence à un verbe accompagné d'un syntagme nominal. Le verbe et le syntagme nominal forment une locution dont le sens n'est pas la somme de ses parties. Ou, pour reprendre la définition de Gaston Gross (1996 : 14) : « on pourrait appeler locution tout groupe dont les éléments ne sont pas actualisés individuellement ». Selon cette définition, une locution a un sens qui n'est pas transparent comme c'est le cas pour une expression dite compositionnelle. Toute phrase compositionnelle est le produit des éléments qui la constituent; son sens dépend d'un prédicat et des arguments qui lui sont associés. Contrairement aux phrases compositionnelles, qui forment la grande majorité de la parole, on peut citer quelques exemples de locutions verbales : casser sa pipe, prendre le taureau par les cornes, ou de phrases figées : les carottes sont cuites, la moutarde me monte au nez … Or, s'il y a une opacité sémantique (pour reprendre le terme de G. Gross), qui justifie l'appellation de locution, les conséquences syntaxiques sont multiples. Les locutions n'acceptent pas en effet les transformations syntaxiques qui s'appliquent d'ordinaire à une phrase. En effet, aucune des expressions citées ci-dessus ne peut autoriser l'insertion d'un modifieur (comme un adjectif ou un adverbe) devant le nom. De plus, le déterminant, le verbe ou le nom ne peuvent commuter avec aucun élément de la même classe sur l'axe paradigmatique. De telles expressions sont à interpréter comme une seule unité lexicale. Leur analyse relève à la fois de la sémantique (puisque le sens de chaque terme se perd dans la signification d'ensemble de l'expression) et de la syntaxe (puisqu'elles ne peuvent pas admettre de transformations syntaxiques comme la pronominalisation, la passivation…). Ce qui nous intéresse plus particulièrement dans cet article, ce sont les locutions dont c'est le syntagme nominal sujet qui est figé. Or, il apparaît que la grammaire générative a souvent peu fait état du figement d'une séquence sujet-verbe (GN GV) au profit des séquences verbe-objet (V GV). Pourtant, nous dirons qu'un sujet, comme un objet, peut être figé quand le syntagme nominal ne peut subir aucune modification syntaxique. Mais comment rapprocher une séquence comme les carottes sont cuites d'expressions qui utilisent ça comme sujet et que l'on qualifie de figées ? La comparaison soulève un problème de taille puisque ça est un pronom. Or, comment postuler qu'un pronom (comme ça) appartienne à une locution au même titre qu'un GN ? Par quels tests le démontrer ? Y a -t-il figement ou semi-figement de l'expression ? Nous essaierons de répondre à ces questions en établissant des distinctions entre certaines expressions qui utilisent ça comme sujet. Puis nous verrons que l'interprétation différente que l'on peut faire de ça comme sujet (anaphorique, quasi impersonnel ou figé) a des conséquences à la fois syntaxiques et lexicologiques. Au sein des expressions qui utilisent ça comme sujet et que l'on qualifie de figées, des différences sont à effectuer. En effet, si l'on utilise les tests de la commutation et de la dislocation, on peut établir un classement des expressions, d'après le rôle que joue ça. Si l'on compare des expressions comme ça fait froid dans le dos et ça barde, on perçoit immédiatement une différence : dans la première, ça peut commuter avec n'importe quel autre sujet sans que le sens de la locution verbale ne change; dans le second, il ne peut être remplacé par aucun syntagme, sous peine d'agrammaticalité : (1) a. ça fait froid dans le dos b. cette histoire fait froid dans le dos c. ça barde à côté d. * la pièce à côté barde e. ça rime à rien f. ton inquiétude rime à rien On peut donc dire que ce n'est pas tant ça fait froid dans le dos qui est une locution verbale que faire froid dans le dos. La conséquence est que, dans cette locution, ça n'est qu'un sujet possible, parmi beaucoup d'autres, et rien ne permet d'en faire un sujet privilégié, si ce n'est, peut-être, une fréquence d'utilisation plus élevée, constatée dans les corpus. La locution, formée de constituants qui n'ont plus de sens individuellement, est alors synonyme d'une unité lexicale simple; dans ce cas, la locution faire froid dans le dos est synonyme de effrayer. On peut faire la même analyse pour ça rime à rien puisque, dans cette locution, un autre sujet que ça est possible, comme le montre l'exemple (1f). La structure d'une locution en plusieurs constituants pourrait poser le problème du classement des locutions dans un dictionnaire. A quelle entrée vont-elles figurer ? La question est résolue depuis longtemps par des dictionnaires spécialisés qui classent les locutions à une entrée, en faisant des renvois aux entrées de toutes les composantes pleines de la locution. De ce point de vue, Le dictionnaire d'expressions et locutions de Rey et Chantreau (1997) confirme notre idée que ça n'est qu'un sujet possible de faire froid dans le dos puisque la locution n'a d'entrée pour aucun sujet spécifique. Le deuxième cas nous semble légèrement différent puisque, à travers l'exemple de ça me fait une belle jambe, on s'aperçoit que la commutation de ça avec un autre syntagme reste possible mais qu'elle semble beaucoup moins naturelle que dans le premier cas et paraît même un peu forcée : (2) a. ça me fait une belle jambe b. ton histoire me fait une belle jambe c. ton histoire, ça me fait une belle jambe d. tes soucis me font une belle jambe e. tes soucis, ça me fait une belle jambe f. tes soucis, ils me font une belle jambe Les exemples (2) montrent que si l'acceptabilité des expressions ne fait aucun doute, la reprise du syntagme nominal par ça, dans le cadre d'une dislocation, est préférable à la seule commutation. La commutation est possible mais la dislocation, permettant un système de reprise (par ça ou un pronom personnel), est meilleure. Le troisième cas, quant à lui, montre un premier degré de figement de l'expression. C'est G. Gross (1996 : 16) qui a explicité la notion de degré de figement que nous reprenons : dans une chaîne donnée, une partie seulement de l'ensemble peut faire l'objet d'un figement, tandis que le reste relève d'une combinatoire libre. (…) Pour exprimer la notion de ‘ bonne cuisinière ', on ne peut dans cordon-bleu substituer à cordon aucun autre substantif ni aucun adjectif à bleu. On peut en dire autant de fait divers. (…) Nous avons affaire ici à un figement qu'on pourrait appeler total. […] Mais cette situation n'est pas la plus fréquente. On trouve souvent, dans une position donnée, une possibilité de paradigme. Ainsi, dans la suite rater le coche, on peut remplacer le verbe rater par louper ou manquer. Il y a là une liberté lexicale, même si le sens reste opaque dans les trois cas. […] les possibilités de commutation sont plus ou moins importantes; l'absence de paradigme n'est qu'un cas limite. Si l'on applique cette idée de degré aux expressions qui utilisent ça comme sujet, on peut percevoir un premier degré de figement lorsque la commutation avec un autre sujet n'est quasiment plus possible ou apparaît très maladroite. C'est ce que font apparaître les exemples suivants : (3) a. ? ? ton travail craint b. ton travail, ça craint / ça craint, ton travail c. ? ? tes théories craignent d. tes théories, ça craint e. tes théories, elles craignent Ainsi l'exemple (3a) est à la limite de l'acceptabilité, pour certains locuteurs, tandis que l'exemple (3b), mettant en place une dislocation droite ou gauche, pallie le problème de l'acceptabilité. Il existe néanmoins toujours un co-référent à ça, visible grâce à la dislocation, ce qui ne sera plus le cas pour des expressions comme ça barde. En fait, il est important de préciser qu'il n'est pas tout à fait juste de parler de co-référence avec ça. Le pronom démonstratif, au contraire d'un pronom personnel (3d vs 3e), ne reprend pas seulement le contenu référentiel d'un syntagme nominal mais tout un implicite qui lui est attaché. Corblin (1995 : 90 et sq.) parle à propos de cela d'un pronom à référent indistinct non délimité. Cette propriété s'applique également à ça et justifie la réserve que nous faisons au fait de parler de co-référence : les formes neutres ce, ceci, cela, s'emploient quand on n'a aucun nom dans l'esprit […] il y a « une sorte d'expansion » métonymique du référent initial, et cela s'interprète comme mention d'un référent moins strictement délimité : de l'objet initial, on peut passer à la classe dont l'objet initial est le représentant […] l'emploi de cela implique un référent non délimité, à contours flous… On constate néanmoins que ça peut renvoyer à un nom identifiable dans le cotexte. C'est pourquoi on peut, pour ce troisième cas, parler de semi-figement; ce phénomène est illustré par des expressions comme ça craint, ça fait rien, ça le fait, ça me/te va, ça me/te dit. Encore faudrait-il préciser qu'une différence est à faire entre ça craint qui associe une seule lexie (craindre) au pronom et d'autres expressions (comme ça fait rien, ça le fait, ça me dit …) qui proposent des locutions verbales (constituées de plusieurs lexies) associées à ça. Pour ce quatrième cas, il semble difficile de faire subir des transformations syntaxiques à des expressions comme ça barde, ça baigne ou ça y est : (4) a. ? ? ton travail, ça baigne b. * ton travail baigne c. ça barde à côté d. * la pièce à côté, ça barde e. ton dossier, ça y est f. * ton dossier y est A travers ces exemples, on perçoit que la commutation de ça avec un autre syntagme n'est plus possible et que le détachement d'un syntagme et sa reprise par le démonstratif, dans le cadre d'une dislocation, peut être maladroit. L'exemple caractéristique est, de ce point de vue, ça barde, qui ne supporte ni la commutation, ni la dislocation. Les exemples (4a) et (4 e) montrent qu'une dislocation paraît encore possible mais que la commutation, à la différence du cas (3) (ça craint) est impossible. Il n'est pas sûr, d'ailleurs, que (4a) et (4 e) puissent s'analyser en terme de dislocation avec reprise pronominale (et donc dans une perspective co-référentielle). Ils s'interprètent plutôt comme un détachement du thème, sans que le pronom renvoie directement au syntagme. La commutation et la dislocation permettent de faire apparaître des différences entre les expressions qui utilisent ça comme sujet, dont voici un tableau récapitulatif : A la lecture de ce tableau, si l'on parle de semi-figement pour ça craint et de figement pour ça barde, comment est-il possible d'affiner la description de telles expressions ? Quelles sont les propriétés spécifiques à rattacher à chacune d'elles ? On ne peut vraiment parler de locution que dans le quatrième cas, pour des expressions comme ça y est, ça barde, ça baigne. Mais est-il possible d'aller plus loin dans la description et de trouver des propriétés communes à ces expressions, sur le plan sémantique comme sur le plan syntaxique ? Le point commun qu'entretiennent ces expressions est celui de renvoyer, de façon générale, à la situation d'énonciation du locuteur. A travers de telles expressions, celui -ci qualifie son environnement. Les exemples qui suivent permettent d'en établir une liste succincte : (5) a. ça barde b. ça baigne c. ça boume d. ça gaze e. ça repart f. ça décolle Nous proposons de réunir ces verbes sous l'appellation de verbes d'ambiance à partir d'un trait sémantique qu'ils partagent. Une distinction est cependant à faire entre deux types de verbes : ceux qui n'admettent que ça comme sujet (barder, gaze, boumer) et ceux qui autorisent d'autres sujets (baigner, repartir, décoller) mais qui, lorsqu'ils se combinent avec le démonstratif, ont le même objectif que les premiers : parler de l'environnement du locuteur. Le premier groupe de verbes, qui peut avoir pour origine une onomatopée (boumer) constitue une liste ouverte qui tend à s'élargir par la création de néologismes véhiculés par certains secteurs d'activités (comme, par exemple, la publicité). Pour en revenir à la qualification, par le locuteur, de son environnement, on peut citer Corblin (1995 : 97) qui a insisté sur le lien existant entre le démonstratif et la situation d'énonciation, lien qui justifie l'utilisation fréquente d'indications spatio-temporelles en combinaison avec le démonstratif : l'emploi de cela implique un référent non délimité, à contours flous, qui se confond avec la situation d'énonciation. Il faudrait reprendre en détail toutes les contraintes qui déterminent de tels énoncés, leur rapport privilégié à la sphère de l'énonciation, à l'exclamation notamment. Il semble cependant assez clair que ce tour réalise une sorte de dissolution du personnel dans la situation, d'où l'association privilégiée à des localisations spatiales ou temporelles […] On comprend assez bien que ces localisations deviennent nécessaires si la forme mentionne un référent sans limites précisément assignables. Si le démonstratif renvoie à la situation d'énonciation, on comprend mieux alors pourquoi une classe de verbes (les verbes d'ambiance) qui utilisent uniquement ça comme sujet, se combinent bien souvent avec des indications spatio-temporelles. En effet, des exemples relevés sur Internet montrent que ces verbes s'accompagnent la plupart du temps d'une référence à un lieu ou à un destinataire : (6) a. ça barde à Canal + / en Bretagne / dans la Sarthe / à Paris b. ça baigne (pour le cinéma d'animation + pour eux) c. ça boume pour iPod Mais, au delà de cette homogénéité sémantique, ce type de construction en ça V, que l'on peut qualifier de figée, repose sur un pronom démonstratif qui, au même titre que d'autres séquences figées ayant un GN pour sujet, ne peut pas subir de modifications syntaxiques. Nous allons à présent développer ce point. Si les locutions comme ça barde ou ça baigne ont des traits sémantiques communs, elles ont aussi un comportement syntaxique identique. En effet, ces expressions ne supportent l'insertion d'aucun modifieur comme aussi ou tout à rattacher à ça : (7) a. * ça aussi barde b. ? ? ça aussi, ça barde c. là aussi, ça barde d. * tout ça barde e. ? tout ça, ça barde f. ça aussi, ça craint g. tout ça, ça craint D'après ce critère, le pronom sujet dans ça barde est non modifiable (contrairement à ça craint), tout comme l'est le sujet de séquences figées qui ont un sujet nominal. Rappelons qu'une séquence figée ne peut accepter la modification de son GN sujet comme le montrent les exemples (8) : (8) a. les carottes sont cuites b. * tes carottes sont cuites c. * les bonnes carottes sont cuites d. * les carottes délicieuses sont cuites Ces exemples prouvent que le syntagme nominal sujet d'une locution est figé, si le déterminant ne peut commuter avec aucun autre (8b), si l'insertion d'un modifieur comme un adjectif, avant (8c) ou après (8d) le nom est impossible. L'insertion d'un modifieur rend inacceptable une séquence figée (cf. les exemples 8); comme c'est précisément le cas des exemples (7), nous pouvons alors percevoir le figement d'une structure ça V sur le plan syntaxique (ce qui justifie notre rapprochement entre les exemples (7) et (8), qui pourrait paraître inattendu). Un second critère syntaxique permettant de voir que les locutions comme ça barde n'acceptent pas de transformations est le test de la négation. Là encore, une distinction est à faire entre ça barde et ça craint. Les verbes dits d'ambiance n'acceptent pas la négation qui est, en revanche, possible pour des expressions semi figées : (9) a. * ça barde (pas + plus) b. ça boume ? non. * ça boume pas c. * ça baigne (pas + jamais) d. ça craint (plus + jamais + pas encore) e. ça me dit (pas + plus) S'il est possible de répondre négativement à la question ça boume ? par le simple adverbe de négation non, il n'est pas possible de reprendre tout l'énoncé sous forme négative. La négation et l'insertion d'un modifieur sont ainsi deux tests permettant de révéler qu'une locution ne peut supporter de modifications et que ça, sujet unique de certains verbes (ça barde, ça baigne) fait partie intégrante de la locution. En revanche, des expressions comme ça craint peuvent, elles, admettre des transformations syntaxiques. Qu'est -ce qui caractérise alors une construction comme ça craint, qui reste à la limite des expressions figées ? Si l'on prend l'exemple de ça craint, on ne peut pas parler, à son propos, de locution puisqu'un référent nominal est identifiable dans le cadre de la dislocation. Pour autant, une reprise en ça n'a pas la même valeur que la reprise par un pronom personnel (ça craint, ton devoir vs il craint, ton devoir). Ça apparaît comme un sujet quasiment vide au niveau sémantique et il serait plus juste de qualifier ces expressions d'impersonnelles plutôt que de parler de locutions. En définitive, il semble que ça craint ne soit pas une locution (composée du verbe craindre et du pronom ça) mais qu'il existe deux lexies craindre, dont une a le sens de redouter (avec une construction de type X craindre Y) et l'autre qui a le sens de : être insuffisant, minable, ne pas être à la hauteur qui admet un sujet quasi-impersonnel, à savoir le pronom ça. Cette deuxième lexie craindre, répertoriée dans le dictionnaire comme sens II (familier) du verbe, a des contraintes syntaxiques propres. En plus d'avoir comme sujet privilégié ça (qui est un sujet factice mais obligatoire), cette lexie admet un argument en séquence (nous reprenons le terme d'argument en séquence, emprunté à Corblin 1995), qui peut être une infinitive ou une complétive, construction qui n'est pas possible pour ça barde : (10) a. ça craint de voyager seul b. ça craint que tu lui aies dit c. * ça barde que tu fasses cela d. * ça baigne de partir au soleil Un autre test permettant de faire la différence entre ça craint (forme impersonnelle d'un verbe) et une locution comme ça barde, est celui de l'interrogation. On ne peut soumettre le sujet d'une locution à interrogation (* qu'est -ce qui est cuit ? les carottes / * qu'est -ce qui barde ? ça). Si l'interrogation est possible, comme pour ça craint (qu'est -ce qui craint ? ça) c'est bien que le sujet n'appartient pas à une locution car il reste référentiel. Dans ça craint, le pronom ça peut-être qualifié de quasi-impersonnel, comme nous l'annoncions en titre, et non d'impersonnel car, s'il est un sujet factice qui se double d'un argument en séquence, il conserve une trace de référentialité, ce qui n'est pas le cas de il impersonnel. Comme le dit Corblin (1994 : 45) : Je défendrai en revanche l'idée qu'il n'y a pas de ça impersonnel en français moderne. Ce qui est perçu comme une concurrence dans la fonction de sujet impersonnel, me paraît en réalité être une dualité de construction : la construction impersonnelle marquée par il, et la construction à sujet indistinct réalisée par ça. Pour une distinction plus fine entre ça et il impersonnel (qui n'est pas l'objet de cet article) nous renvoyons à Cadiot (1988) et Corblin (1994 et 1995). Mieux vaut donc parler, en suivant Corblin, de sujet quasi-impersonnel à propos de ça. Pour résumer : quelle différence y a -t-il entre construction quasi-impersonnelle et construction figée ? C'est précisément dans la distinction de deux constructions que se trouve la réponse. Dans un premier cas, nous avons voulu démontrer qu'une construction figée en ça V, structure non modifiable, existe pour un nombre limité de verbes alors que dans un second cas, une construction en ça V que P/de+inf est possible pour un grand nombre de verbes, pour lesquels le démonstratif n'est qu'un sujet « vide » annonçant le sujet appelé « réel » par les grammaires traditionnelles. Si une distinction fondée sur des critères syntaxiques et sémantiques est dès lors possible entre des locutions et des constructions impersonnelles, à travers les exemples de ça barde vs ça craint, et qu'il est possible de dégager des propriétés pour chacune de ces constructions, nous voudrions à présent établir une autre comparaison entre les constructions en ça V et les constructions en se V pour démontrer l'influence que peut avoir le pronom ça sur le verbe. Même si l'on ne peut pas véritablement parler de locution pour ça craint comme on peut le faire pour ça barde, on aperçoit un début de figement, dans ce type de construction, dû au rôle joué par ça puisque l'utilisation du démonstratif bloque la construction du verbe, comme le fait, d'une certaine manière le pronom se. Si l'on reprend l'exemple de ça craint, on perçoit que le démonstratif agit sur le verbe en ce sens qu'il permet de révéler le sens II du verbe craindre, donné par le dictionnaire. L'utilisation de ça ne fait alors que mettre en lumière la seconde lexie craindre et opère la distinction entre deux lexies, ce que nous évoquions précédemment. Mais cette conséquence, d'ordre lexicologique, n'est pas la seule conséquence de l'association de ça et du verbe craindre. Il existe une influence plus décisive du démonstratif sur le verbe. Observons les exemples suivants : (11) a. Marie craint les chiens b. * ça craint les chiens c. ça craint Les exemples (11) font ressortir la construction de base du verbe craindre (lexie 1 = redouter) qui est : X craindre Y, c'est-à-dire une construction à deux actants. Or, si l'on remplace le sujet Marie par ça, on choisit la deuxième lexie craindre (lexie 2 = être minable) et on s'aperçoit que l'emploi transitif du verbe n'est plus possible (une construction possible serait : ça craint, les chiens ! mais il s'agirait alors d'une structure disloquée, perceptible à l'écrit par la ponctuation et à l'oral par l'intonation, structure qui est bien différente de celle envisagée en (11b). Dans cette autre acception de craindre, le pronom ça fait partie du régime de craindre mais le verbe est alors intransitif. On peut donc dire que de même que ça révèle un autre sens de craindre, l'utilisation du démonstratif a des conséquence sur la construction du verbe. Prenons un autre exemple montrant la modification de la valence opérée par le pronom ça. Dans l'exemple ça vend bien, l'actant sujet se fond dans un ça qui n'évoque plus une personne distincte. Par ce phénomène, on insiste sur le procès et seul compte le fait de signaler qu'il y a de la vente. Qui vend et ce qui est vendu importe peu. Si l'on compare cette construction avec d'autres, dont le sujet est non identifiable, on constate que ça vend bien est la construction la plus radicale. Observons l'évolution actantielle à l' œuvre dans les exemples suivants : (12) a. on vend bien les livres ici b. ça se vend bien, les livres, ici c. les livres se vendent bien d. ça vend bien ici e. * ça vend bien les livres ici f. les étudiants travaillent la linguistique g. ? ça travaille la linguistique h. ça travaille ici Le pronom indéfini on (12a) est imprécis quant à la référence qu'il induit (on ne sait pas qui est le vendeur) mais indique la présence d'un agent humain; le verbe garde sa structure de base à deux arguments (X vendre Y). En (12b), la trace d'un agent humain est conservée mais amoindrie par ça et la voix moyenne introduite annonce déjà l'idée que le procès se réalise sans l'intervention d'un agent précis. En revanche, la voix moyenne utilisée seule en (12c) supprime l'un des actants. Mais (12d) va plus loin en supprimant les deux actants pour insister sur le procès exprimé par le verbe. Le verbe qui était transitif ne l'est plus et c'est donc sa valence qui est altérée. L'analyse serait la même pour ça travaille ici : seule l'action de travailler compte; le sujet et l'objet ont disparu pour ne garder que l'indication du procès. On a donc l'apparition d'une construction impersonnelle en ça, d'un genre particulier. Si nous souhaitons établir un parallèle entre les constructions en ça V et les constructions en se V, c'est parce qu'on assiste aux mêmes effets (révélateur de lexies différentes et modification de la valence du verbe, à des degrés divers) pour les tournures en se V, du fait de l'utilisation du pronom se. Une brève comparaison, à l'issue de cet article, entre le rôle joué par ça sur certains verbes (comme craindre) et le rôle joué par se, permet une ouverture sur le type de modifications opérées par certains pronoms, sur un verbe. Prenons l'exemple de douter et se douter : (13) a. je doute qu'il vienne b. je me doute qu'il viendra Le verbe douter employé seul indique l'état d'incertitude tandis que le même verbe associé au pronom se, signifie presque le contraire (la quasi certitude). On voit que l'emploi du pronom se révèle un glissement de sens substantiel ainsi que l'existence de deux lexies (douter / se douter). C'est le même phénomène (la différence entre deux lexies) que faisait déjà apparaître ça, associé au verbe craindre. Mais l'emploi de se a d'autres conséquences que celui de révéler la seconde lexie d'un verbe. De même que ça peut, dans certains cas, modifier la valence du verbe, se peut également contraindre la construction du verbe et « figer » le verbe à des degrés divers. La construction en se V englobe différents types de verbes, réfléchis, réciproques, médio-passifs ou qui n'existent qu' à la voix moyenne (Creissels 1995). La construction de ces verbes avec le pronom se s'éloignent plus ou moins de la forme simple, selon les cas. Observons divers exemples : (14) a. elle se lave b. elle s'aperçoit de son erreur c. elle se souvient L'exemple (14a) utilise la forme réfléchie de laver : sémantiquement, on a toujours une construction à deux actants (X laver Y/X) et le pronom se a un référent nominal mais syntaxiquement, le verbe devient monovalent et intransitif. En (14b) en revanche, on assiste à une modification de la valence par rapport au verbe apercevoir (X apercevoir Y). Se n'a plus de co-référent (comme pour 14a) et le verbe apercevoir qui était transitif, devient transitif indirect (s'apercevoir de). Enfin, se souvenir va plus loin encore car la forme souvenir n'existe plus si elle n'est pas associée au pronom se. On observe alors les mêmes modifications que celles que mettait en évidence ça etl'apparition de plusieurs lexies, que révèle l'emploi du pronom se. Dans ce cas, la construction du verbe se modifie en fonction de l'emploi du morphème se. A travers ces différents exemples, on peut émettre l'idée qu'il existe des degrés de figement dans les constructions en se V comparables à ceux qu'on observait précédemment pour les constructions en ça V. Cette idée légitime notre rapprochement final. Le but de cette étude n'était pas de dresser une liste non exhaustive des expressions figées qui ont ça pour sujet. Il serait peut-être même vain de le faire puisque le langage produit sans cesse de nouvelles tournures avec ça. Notre objectif était plutôt de faire la différence entre des expressions comme ça me fait une belle jambe, ça rime à rien, ça craint, ça barde, que l'on regroupe généralement sous l'appellation de construction figée, sans chercher à faire de distinction entre elles. Or, nous avons essayé de montrer que ces expressions sont différentes selon le rôle que joue ça (un sujet possible, un sujet privilégié ou le seul sujet possible d'un verbe) et qu'on ne peut à proprement parler de locution que pour un petit nombre de constructions (comme ça barde). De plus nous avons tenté de montrer que si ça peut certes être le sujet figé d'une locution, il peut aussi être un sujet quasi-impersonnel qui contraint la construction d'un verbe. Il a un rôle à la fois lexicologique (celui de faire apparaître une lexie du verbe) et syntaxique (il modifie parfois la construction du verbe). C'est ce que nous avons essayé de démontrer à partir de l'exemple de craindre. Il peut être comparable, en ce sens, au pronom se dans les constructions pronominales. Ce double rôle (sémantique et syntaxique) d'un pronom sur le verbe justifie le rapprochement final et la progression de cet article : de ça barde à se souvenir en passant par ça craint. Le figement n'est pas seulement alors un problème lexical; il peut être lié à l'utilisation d'un pronom qui va orienter la construction du verbe et sélectionner une lexie du verbe. Il conviendrait alors, pour poursuivre ce raisonnement, d'étudier les différentes classes de verbes qui sont associés à ça et qui commandent peut-être l'apparition d'un tel pronom . | L’une des propriétés du pronom « ça », à savoir sa valeur impersonnelle, se constate quand il commute avec le pronom impersonnel « il », comme support de verbes météorologiques (« il gèle » vs. « ça gèle »). Or, au-delà de cette fonction impersonnelle, ce déictique semble responsable du caractère figé de certaines expressions en exerçant sur elles des contraintes multiples. Les expressions sont alors qualifiées de figées car elles sont peu susceptibles de variations syntaxiques. Mais comme tous les verbes ne sont pas contraints de la même manière, on peut parler de semi-figement. Il apparaît en effet que beaucoup d’expressions dites idiomatiques restent compositionnelles. Dans cet article, l’A. se propose d’analyser et de comparer différents exemples tels que « ça va, ça y est, ça rime à rien, ça craint, ça barde ». | linguistique_11-0057862_tei_525.xml |
termith-620-linguistique | La réflexion qui nous anime ici a pris naissance en novembre 2009 au moment où le gouvernement français a exprimé la volonté d'entamer un débat avec les citoyens sur le thème de l'identité nationale. Le lancement de ce grand débat a d'abord été annoncé avec fracas dans les médias. Les critiques sur ce débat et sur ses conditions de mise en œuvre ont rapidement pris le pas sur les effets d'annonce. Dans son éditorial du 16 décembre 2009, le journal Le Monde déclare que « la discussion a été engagée sur une base dangereuse et condamnable en associant […] identité nationale et immigration ». Aujourd'hui, la polémique s'est officiellement éteinte. Pourtant, il nous semble important de revenir sur cet épisode marquant de la démocratie française. Le climat actuel d'apaisement médiatique sur la question permet d'aborder celle -ci plus sereinement en proposant une analyse distanciée par rapport aux enjeux politiques à court terme qui ont entouré ce débat. En tant que chercheures en sociolinguistique, nous souhaitons tirer profit de cette expérience unique d'expression populaire pour mettre au jour les représentations liées aux notions de langue et d'identité. Il s'agit bien là d'un exercice de dialogue singulier ayant eu lieu entre le pouvoir et la communauté de citoyens, le président de la République ayant donné pour mission au ministre de l'Immigration, de l'Intégration, de l'Identité nationale et du Développement solidaire de consulter directement les Français sur cette question de l'identité nationale. En tenant compte de ce cadre énonciatif particulier sollicité par le pouvoir, nous étudierons donc la place occupée par la langue dans des discours de citoyens sur l'identité. Dans sa circulaire du 2 novembre 2009 destinée aux préfets, Éric Besson, ministre en charge de l'identité nationale, lance officiellement le grand débat sur l'identité nationale. Les modalités de déroulement de ce débat prévoient deux types d'espaces de discussion. Le premier regroupe l'ensemble des espaces géographiques que constituent les préfectures de France. Le second prend la forme d'un espace numérique correspondant au site internet créé spécialement pour l'occasion à l'adresse suivante : www.debatidentitenationale.fr. Les préfets et sous-préfets sont eux -mêmes chargés d'organiser et d'animer des débats locaux dans chaque arrondissement du territoire. L'objectif fixé par le ministre est alors de réaliser 350 débats locaux entre novembre 2009 et janvier 2010. À la date du 31 décembre 2009, 227 débats locaux ont déjà eu lieu avec une fréquentation moyenne de 100 participants. Si ces réunions se passent globalement dans des conditions satisfaisantes et n'occasionnent pas de dérapages particuliers, ce n'est pas le cas du débat en ligne qui fait l'objet d'une contestation grandissante. Le site internet mis en ligne est un site de type participatif et évolutif visant à « permet[tre] à tous de contribuer au débat, en consultant une base documentaire et les prises de positions de personnalités, mais aussi en répondant à un questionnaire ou en apportant de libres réflexions ». L'axe de réflexion proposé pour les interventions des internautes est le suivant : « Pour vous, qu'est -ce qu' être français aujourd'hui ? ». Ce questionnement a donné d'abord lieu à 25 000 contributions la première semaine, tandis que 50 000 contributions sont comptabilisées lors du point d'étape du 4 janvier 2010. À cette occasion, de nouveaux services interactifs sont proposés par le site avec notamment un forum, un système de vote pour désigner les meilleures contributions parmi une sélection de 50, et un espace destiné à recevoir des photographies qui symbolisent l'identité nationale. Parmi ces dispositifs mis en place pour lancer le débat, nous avons choisi de travailler sur les toutes premières contributions mises en ligne par les internautes afin de travailler sur un matériau original peu marqué par l'influence des développements ultérieurs du débat. Avant de présenter les choix qui ont mené à la sélection de notre corpus, nous commencerons par replacer le lien qui unit les questions de langue et d'identité nationale dans un contexte historique qui est celui de l'émergence de l'idée française de nation. Au niveau historique, nous pouvons établir un lien entre la langue, l' État et la nation, lien construit dans le temps à partir de l'étape symbolique qu'a constituée l'Ordonnance de Villers-Cotterêts (15 août 1539). Rappelons qu'elle impose le français comme langue officielle du droit et de l'administration, à la place du latin et des autres langues du territoire. Avec la fondation de l'Académie en 1634, le français du roi et de la classe dominante se trouve promu comme « le bon usage » défini comme « la façon de parler par la plus saine partie de la cour conformément à la façon d'écrire de la plus saine partie des auteurs du temps » (Vaugelas, 1981 [1647] : 9-11). Par la même occasion, la littérature se voit conférer un rôle important dans l'établissement d'une norme. La primauté donnée à la langue française s'actualise dans le Rapport de l'Abbé Grégoire (Dubray, 2008). Présenté à la Convention nationale le 4 juin 1794, ce rapport, écrit par Henri Grégoire, est intitulé « Rapport sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser l'usage de la langue française » : On peut uniformiser le langage d'une grande nation [… ]. Cette entreprise, qui ne fut pleinement exécutée chez aucun peuple, est digne du peuple français, qui centralise toutes les branches de l'organisation sociale et qui doit être jaloux de consacrer au plus tôt, dans une République une et indivisible, l'usage unique et invariable de la langue de la liberté. Ce rapport s'appuie sur les résultats d'un questionnaire sur les aspects des variétés de langue parlées localement sur l'ensemble du territoire de la France, la situation linguistique reposant sur une grande diversité de langues et dialectes. Ce texte, ainsi que celui de Bertrand Barère (ex-membre du club des Jacobins), exprime une opinion propre aux Jacobins, à savoir la tentation monolingue pour la nation. La prééminence est donnée au français dont on veut faire la langue véhiculaire du pays, au détriment des autres langues de l' État Nation. C'est par le biais de caractéristiques communes (langue, religion, culture, histoire, origines ethniques) que les citoyens sont censés s'identifier comme membres d'une même nation. L'autre vision issue de la philosophie française du xviii e siècle et des Lumières et liée à la Révolution française, insiste plutôt sur la volonté du vivre ensemble (Noiriel, 1992). Un débat d'une telle envergure et présentant de tels enjeux ne pouvait nous laisser indifférentes, en tant que citoyennes et en tant que chercheures. Travaillant à l'époque sur la place et le rôle des langues dans la formation d'une identité professionnelle à travers les biographies langagières de nos étudiants, nous avons vu dans les contributions des internautes un moyen pour étudier la place de la langue dans le débat et par-delà le débat, dans l'identité nationale. Cette question, qui s'est imposée à nous, a déjà fait l'objet de recherches sociolinguistiques. Ainsi, c'est un lieu commun que de dire que la langue n'a pas le même poids, ni les mêmes associations dans toutes les cultures. Dans certaines, elle est associée aux normes du politiquement correct; dans d'autres, elle est surtout liée à l'empathie ou à l'efficacité de la communication. (Mackey, 1997 : 183) Dans le cas de notre étude, tout portait à croire que malgré l'invisibilité des caractéristiques de notre échantillon, effacées par l'anonymat de « l'exercice », la langue devait représenter pour la majorité des internautes un important marqueur identitaire. C'est ce qui constituait notre première hypothèse. Mais de quelle(s) langue(s) parle -t-on dans ce débat ? D'une part, la sociolinguistique ne manque pas de termes et de concepts liés à la langue pour désigner et décrire des réalités différentes. Parle -t-on de langue nationale ? De langue officielle ? De langue maternelle ? De langue d'origine ? De langue régionale… L'histoire de la constitution du français comme langue nationale nous oriente ainsi vers notre deuxième hypothèse selon laquelle la langue susceptible d'occuper le devant de la scène serait « le français ». Cette problématique, axée sur la place de la (des) langue(s) dans les discours sur l'identité française, fait appel à plusieurs concepts auxquels nous avons choisi de nous référer tout au long de nos analyses. Une première analyse des contributions du site a été proposée en janvier 2010, deux mois après le lancement du débat, par l'Institut d'études marketing et d'opinion TNS Sofres à la demande du gouvernement. Deux méthodologies d'analyse ont alors été utilisées : l'une quantitative, l'autre qualitative. La première a consisté en un traitement statistique du lexique utilisé dans la totalité des 26 000 premières contributions publiées sur le site. La seconde a proposé une analyse qualitative des « perceptions » et des « postures » à l'égard de l'identité nationale dans 500 contributions retenues au hasard parmi les 26 000 premières contributions. Les critères ayant donné lieu à l'analyse qualitative n'étant pas clairement précisés, nous nous contenterons de mentionner les résultats menés sur le traitement statistique effectué à grande échelle. Le tableau suivant présente les principaux résultats de l'analyse lexicale effectuée : On constate qu'en termes strictement quantitatifs, le mot langue est utilisé entre 5 000 et 7 000 fois dans les 26 000 contributions qui tentent de répondre à la question « Pour vous, qu'est -ce qu' être français ? ». Ce résultat constitue un premier élément permettant de mettre en évidence l'importance du discours sur la langue dans le questionnement sur l'identité nationale. Pour mieux comprendre cette tendance, nous avons fait le choix de construire notre propre méthodologie de recueil de données en privilégiant une étude détaillée d'un nombre limité de contributions. La dimension sociolinguistique de notre enquête visant à mettre en évidence des représentations, nous avons également choisi de respecter la construction du discours en sélectionnant des contributions reproduites intégralement tout en préservant leur ordre chronologique d'occurrence. Nous avons ainsi sélectionné un échantillon de contributions s'étalant sur la première journée de mise en ligne du site afin d'obtenir un corpus représentatif sur l'ensemble de la journée. Les contributions retenues sont celles qui se sont échelonnées sur les trois plages horaires suivantes : de 8 h à 9 h 59, de 12 h à 12 h 17 et de 20 h à 20 h 14. Nous avons pris soin de sélectionner un même nombre d'interventions dans les trois plages horaires, malgré une participation plus importante en fin de journée qu' à l'ouverture du site. Notre corpus est ainsi constitué d'un total de 145 contributions. Ce corpus présente la caractéristique d'avoir figé des données virtuelles et donc potentiellement volatiles. En effet, ces contributions, qui sont restées consultables pendant la durée du débat en ligne, n'ont plus été accessibles aux internautes à la clôture du site. Le tableau ci-dessous permet d'obtenir une vision globale de la place de la langue dans les contributions : Le décompte des contributions dans lesquelles la langue est mentionnée explicitement atteint le nombre de 33 sur le total des 145 interventions qui composent notre corpus. Cela signifie que presque un quart des internautes participants évoquent la question de la langue dans leur tentative pour définir l'identité nationale. De plus, lorsque la langue est citée, elle est majoritairement considérée comme un élément prioritaire dans l'identité. Par ailleurs, la langue française occupe une place largement majoritaire dans les interventions puisqu'elle est mentionnée 29 fois contre 4 occurrences d'autres langues. Les éléments avec lesquels la langue se conjugue dans la structure de l'identité française, telle qu'elle est vécue, sont en premier lieu les Droits de l'Homme et les valeurs républicaines : […] défendre la liberté, l'égalité, la fraternité, accepter notre histoire de France… [Philippe] En deuxième lieu arrivent simultanément langue et histoire, suivis de l'hymne national puis d'éléments disparates qu'on pourrait inclure dans une entrée « culture » : Etre français c'est aussi parler français et connaître un peu notre culture. La culture c'est pas que l'histoire, c'est aussi la cuisine, la mode, la parfumerie, les caractères régionaux. [Aurèle] En termes quantitatifs, la langue apparait donc comme un marqueur identitaire déterminant. Penchons -nous maintenant de plus près sur cet élément afin d'étudier les représentations qui y sont attachées. Notons au préalable que l'anonymat du corpus nous permet de supposer comme acquis dès le départ un degré plutôt élevé de sincérité dans les contributions. Sur le plan de la discursivité, elles sont construites autour d'une structure dialogale, axe intéressant puisqu'il nous permet de mettre en évidence la spécificité de notre corpus. Certaines contributions se répondent, d'autres permettent aux citoyens d'entamer un débat avec le gouvernement français sur le thème de l'identité nationale. Pour analyser les représentations sur « la (les) langue(s) » des internautes, nous avons eu recours à la théorie du « noyau central » des représentations sociales développée par Abric (1976, 2007). Selon cette approche d'inspiration structurale, toute représentation est constituée d'éléments qui n'ont pas tous le même poids ni la même importance. Les éléments centraux constituent le noyau et organisent à la fois le contenu (fonction génératrice) et la structure (fonction organisatrice). Si les éléments centraux changent, il ne s'agit plus de la même représentation. Cette approche nous semble particulièrement pertinente pour une analyse du débat sur l'identité nationale car il importe [… ], si l'on veut connaître, comprendre et agir sur une représentation, de repérer son organisation, c'est-à-dire la hiérarchie des éléments qui la constituent et les relations que ces éléments entretiennent entre eux. (Abric, 2007 : 59) Nous avons ainsi pu repérer deux types de représentations distinctes sur la (les) langue(s), qui pourraient être modélisés à l'aide de deux cercles s'excluant l'un l'autre et centrés sur des noyaux centraux différents. Bien évidemment, comme nous allons le mettre en évidence, le pourcentage d'adhésions pour chacun des cercles est loin d' être le même. Tout en confirmant la vérification de nos deux hypothèses, nous pouvons y lire une certaine nouvelle tendance, quoique encore timide, dans la relation des citoyens aux langues en France. Nous nous trouvons en présence de discours qui confirment notre première hypothèse selon laquelle la langue constitue un marqueur identitaire. La représentation dominante qui émerge est centrée sur un premier élément qui lui donne sa signification (fonction génératrice). Elle peut être schématisée par un cercle au centre duquel se trouve l'idée d'une relation bi-univoque entre nation et langue. Cette relation correspond à un fonctionnement du type : une langue = une nation. Ainsi tout en se conjuguant en une multitude de variantes, le refrain « parler la langue de notre beau pays » [bd] semble omniprésent. Nous pouvons dans ce sens relever : Renan, quand il rappelle les conditions de la naissance de la nation française, évoque le religion et la langue commune, parler sa belle langue [lejeune]; c'est une langue, une histoire (qui ne commence pas en 1789), et un héritage culturel colossal. [rico] L'utilisation répétée des indéfinis « un, une » montre à la fois la singularité et l'équivalence pour les objets « langue », « histoire », « héritage ». Ce premier système cohabite avec l'idée d'une relation quasi exclusive qui semble exister entre le Français et « sa » langue, dont témoignent l'utilisation fréquente de l'adjectif possessif « notre » associé à « langue » et des expressions du type « fier de la langue », « la langue de notre beau pays », etc. Par ailleurs, dans ce système, la maitrise de la langue s'avère indispensable pour se définir français ou pour s'intégrer à la société française : Savoir écrire, parler (correctement) est la clef de cette intégration. [JEANFIL]; Pour être français il faut avoir le minimum nécessaire à l'intégration en France. […] Ces notions sont la langue française ainsi que les critères qui fondent votre société.[marcam42] La connaissance du contenu de la représentation sociale n'étant pas suffisante pour faire sens, nous nous sommes préoccupées de l'organisation de ce contenu (fonction organisatrice). Toute une palette de nuances concernant le degré de maitrise se déploie à travers les contributions. Ainsi l'apprentissage de la langue française est vu comme un parcours initiatique : être Français, à mon sens, c'est avant tout être né en France de parents français. Ou bien avoir obtenu la nationalité française au terme d'un parcours « initiatique » consistant, à apprendre la langue de notre beau pays dans un premier temps, ainsi que son histoire. [Patrick] Selon une autre variante de la même idée, la langue doit être enseignée aux immigrants par les institutions françaises : Ces notions [la langue française ainsi que les critères qui fondent notre société] devraient être obligatoirement enseignées à tout nouveau résident. L'assiduité à ces cours devrait être un critère à la continuité du séjour. […] Il va de soi que ces notions devraient être intégrées dans les cours dispensés par l'éducation nationale… [marcam42] Si dans la contribution de [Patrick ], l'internaute modère son propos en affichant une subjectivité assumée, « à mon sens », dans l'intervention de [marcam42 ], celle -ci est dissimulée derrière un argument d'autorité, « il va de soi ». Toutefois, que la subjectivité soit conscientisée/exprimée ou pas, la « maitrise » de la langue constitue un critère central dans la représentation de l'identité française. Outre les migrants, cette préoccupation touche également les locuteurs de « français langue maternelle ». La vision de la maitrise de la langue parait être celle de son code écrit : mon écriture, mon orthographe n'est pas la meilleur. Si vous voulez vraiment que les nouvelles génération soit français, mettez les moyens dans l'éducation pour que tout le monde sache parler, écrire et lire. […] ce n'est pas en supprimant des poste dans l'éducation que nous ferons de nos enfants de vrai français. [Crash Burn] Ce message est particulièrement intéressant : l'auteur est courageux, conscient de sa maitrise lacunaire (dont témoignent en effet les erreurs au regard de la norme) et revendique une politique éducative qui permettrait d'éviter la souffrance qu'il vit de ne pas maitriser le code valorisé qu'il considère comme la marque d'une appartenance à la nation. Par ailleurs le choix du pseudonyme anglophone crée un effet d'ironie peut-être involontaire car il souligne le décalage entre la mise en exergue de la maitrise impérative du français et le recours à l'anglais. L'importance de l'orthographe comme marqueur de maitrise de la langue est une idée partagée par plusieurs internautes : je regrette pour moi -même et pour d'autre que la dictée ne sois pas un exercice obligatoire chaque semaine, avec un fort coéficient de contrôle continu dans le passage de tout diplôme jusqu'au moins la licence. Avec un minimum de 15 comme note en dictée pour l'obtention de son diplôme on éviteré ainsi le langage sms dans les copies et redonnerai sa place à la langue dans l'identité national. Je dis cela car à 20 ans je suis honteux de ne pas réussir à écrire correctement ma langue maternelle. Pour tout immigrant hors citoyen de l'UE, il devrait être imposé un examen pousser prouvant la parfaite maîtrise du français, avant son arrivé en France de l'avertir des notions de base du droit français et de vérifié… [Fabien] On perçoit dans ce discours une forte intériorisation de la norme orthographique exprimée par l'utilisation d'expressions comme : « je regrette », « il devrait être imposé », « exercice obligatoire », « fort coéficient », « je suis honteux », « un examen pousser », « la parfaite maîtrise ». Dans la suite logique d'une vision normative de la langue, les écrivains français sont souvent sollicités, comme c'est le cas dans le message suivant : Le français c'est Rousseau, Sartre, Camus, Hugo, Voltaire, Zola, Ronsard, il ne s'agit pas d' être né à un endroit et de parler une langue… Être français c'est : la langue de Voltaire, les droits de l'homme…; Pour moi être français, c'est déjà parler la langue de Molière. [l\'apatride] Au-delà des idées des écrivains cités, véhiculées par le biais de la langue française, ne sent-on pas l'empreinte du « bon usage » de Vaugelas et l'image d'une langue immuable ? Nous aimerions clore ce premier système de représentations en mettant en évidence des caractéristiques du français comme langue officielle. En effet un internaute parle du français comme : la langue Officielle, et unique, admise sur le sol Français, et dans ses départements (et territoires) d'Outre-Mer. [Hoshizora] Ceci ne va pas sans rappeler l'analyse de Pierre Bourdieu selon laquelle La langue officielle a partie liée avec l' État. Et cela tant dans sa genèse que dans ses usages sociaux. C'est dans le processus de constitution de l' État que se créent les conditions de la constitution d'un marché linguistique unifié et dominé par la langue officielle : obligatoire dans les occasions officielles et dans les espaces officiels […] cette langue d'état devient la norme théorique à laquelle toutes les pratiques linguistiques sont objectivement mesurées (Bourdieu, 1982 : 27). Parallèlement au discours dominant sur la langue, on trouve dans les contributions un type de discours plus en marge, qui peut constituer un deuxième système. Ce discours se caractérise par des représentations sociales de l'identité et de la langue qui divergent des représentations décrites précédemment. En reprenant les outils élaborés par Abric avec sa théorie du noyau central des représentations sociales, nous pouvons modéliser un nouveau type de représentation sur la langue. Cette représentation est associée à un discours sur l'identité qui prend en compte la pluralité et la diversité. Si comme l'affirme Leterre (2010), « selon les époques et les idéologies nationales, tout ce qui semble ‘ ‘ différent' ' peut apparaitre comme une menace à l'égard de la nation », certaines contributions présentent au contraire la diversité comme une caractéristique saillante de l'identité de la France vue comme : un pays de mélange pour en tirer le meilleur [Aurèle]; pour moi être français cest être riche de la diversité culturels des autres, cest de grandir dans un pays qui défend les différences. [tanya] L'identité n'apparait pas comme une donnée figée et l'on prend en compte les notions d'identité multiple et d'identité évolutive. À ces représentations sur l'identité, correspond une représentation de la langue qui se refuse à relayer une vision normative et homogène correspondant au discours majoritaire français de notre époque. Le noyau dur de cette représentation regroupe les contenus suivants : la langue française est une langue sujette à la variation qui présente des usages diversifiés; la langue française n'est pas la seule langue constitutive de l'identité nationale; les langues régionales font également partie de l'identité de nombreux citoyens français. L'intervention de [Thierry] illustre ce discours divergent qui appelle à une reconnaissance du breton comme langue de France. Il y cite un texte de Morvan Lebesque, repris dans les paroles d'une chanson interprétée par le groupe breton Tri Yann et intitulée « La découverte ou l'ignorance ». À la question : « Pour vous, qu'est -ce qu' être français ? », il répond : J'ai longtemps ignoré que j'étais Breton. .. Français sans problème, Il me faut donc vivre la Bretagne en surplus Et pour mieux dire en conscience. .. Si je perds cette conscience, La Bretagne cesse d' être en moi. Si tous les Bretons la perdent, Elle cesse absolument d' être… À la question brûlante sur l'identité française, l'internaute choisit de répondre par un autre questionnement, plus pressant et d'ordre plus intime, sur son identité bretonne. D'autres contributeurs encore refusent une assimilation trop simple qui consisterait à identifier une langue à une nation ou au fait d' être né-e français-e ou d' être de nationalité française. Ainsi, le fait de parler ou d'aimer la langue française ne constituerait pas un trait adéquat pour qualifier l'identité française : Par ailleurs, j'adore la langue française, mais je ne considère pas qu'elle appartienne à l'identité nationale, car j'aurais pu être non Français et aimer la langue française, tout comme j'apprécie le castillan écrit. [Marc B.] La prise de distance avec la représentation dominante qui assimile l'identité française à la langue française ouvre la voie à une notion d'identité plurielle, composée elle -même de connaissances langagières plurielles et non figées. Dans ce sens, nous observons les balbutiements d'une prise en charge du plurilinguisme qui fait aujourd'hui l'objet d'une politique européenne et constitue le fer de lance de plusieurs recherches actuelles en sociolinguistique. Il s'agit là d'un signe encourageant pour celles et ceux d'entre nous qui œuvrent pour une évolution des représentations sur les langues. Qu'est -ce qu' être français ? Au lancement de ce grand débat sur l'Identité Nationale le 2 novembre 2009, la première contribution (à 08 h 06) au questionnement est pour le moins une réponse pragmatique : C'est avoir une carte d'identité française. [Gustave B.] Outre l'aspect pragmatique de cette première réponse, nous nous sommes penchées sur les caractéristiques de ces échanges singuliers, comme contenant une dimension d'exutoire. En effet, il s'agit d'un espace dans lequel les contributions sont asynchrones, où l'anonymat des locuteurs est préservé par le biais de pseudonymes, avec l'impossibilité d'identifier les énonciateurs. Protégés, ils expriment avec force leurs points de vue, ou du moins on peut le supposer, même si le débat reste encadré par des modérateurs. Ces questions vives permettent de mettre au jour la place occupée par la langue dans les discours sur l'identité. La langue est présente dans le débat en tant que marqueur identitaire. La langue au centre de la représentation dominante est, dans les contributions analysées, le français. Mais nous avons vu que, parallèlement à ce discours dominant sur la langue, une nouvelle représentation semble se profiler timidement, celle qui se tourne vers la pluralité et la diversité, sans que nous puissions pour autant parler d'une véritable conscience du plurilinguisme. Cette tendance va de pair avec celle selon laquelle la langue et l'identité sont loin d' être immuables et ne sauraient se résumer en une liste d'éléments donnés une fois pour toutes . | C'est une nouvelle lecture du « Grand débat sur l'identité nationale » que nous nous proposons d'effectuer, notamment sous l'angle des liens existant entre langue et identité. À travers l'analyse de quelques contributions d'internautes sur le site mis en place à cet effet, nous souhaitons nous pencher de plus près sur la (les) place(s) occupée(s) par la (les) langue(s) dans les discours de citoyens sur l'identité. | linguistique_12-0328645_tei_823.xml |
termith-621-linguistique | La « révolution bolivarienne » du président vénézuélien Hugo Chávez, dont la notoriété est aujourd'hui mondiale, fait l'objet, en tant que phénomène sociopolitique, de nombreux commentaires et analyses. Plus rares sont les études qui se sont penchées de manière approfondie sur cette dénomination, et plus particulièrement, sur l'adjectif bolivariano, formé à partir du patronyme de Simón Bolívar. L'utilisation de ce terme dans le langage politique vénézuélien nous parait en effet mériter réflexion, à l'heure où la référence à cette figure illustre de l'indépendance latino-américaine est devenue, depuis l'arrivée au pouvoir de Hugo Chávez, omniprésente. Elle pose, selon nous, deux questions principales et complémentaires. D'une part, celle du sens de cet adjectif, et dans le même temps, de sa relation avec la figure de Simón Bolívar : dans quelle mesure cet adjectif véhicule -t-il le mythe du Libertador ? D'autre part, celle des enjeux politiques dont il est porteur : son emploi suscite -t-il le débat, la polémique ? Est-il révélateur de positions politiques ? Ainsi, c'est sous l'angle de la circulation entre les discours que nous nous proposons d'aborder ici le terme bolivariano, et c'est dans cette perspective que nous examinerons les emplois qui en sont faits dans un corpus de presse quotidienne vénézuélienne. À mi-chemin entre le discours strictement politique et les discours ordinaires du peuple vénézuélien, le discours des médias apparait, en effet, comme un site approprié pour l'observation du fonctionnement de cet adjectif, en ce que ces derniers peuvent être considérés comme des « opérateurs de circulation » (Krieg-Planque, 2009, p. 125) des énoncés. Plus précisément, il s'agit d'analyser l'utilisation de ce terme dans un moment d'intense production discursive et de paroles en conflit : le coup d' État contre Hugo Chávez en avril 2002. On ne peut néanmoins s'interroger sur l'utilisation et le sens de cet adjectif sans évoquer l'importance de la figure du Libertador au Venezuela. Nous reviendrons donc dans un premier temps sur la genèse du mythe de Simón Bolívar, puis sur son appropriation par Hugo Chávez et sur l'usage que ce dernier fait de l'adjectif bolivariano. Dans un deuxième temps, nous nous arrêterons sur le sens de cet adjectif en observant, d'une part, sa morphologie et d'autre part, son parcours historique. Dans ces deux premières parties, les exemples cités ne relèvent pas d'un corpus construit, mais sont le fruit de différentes recherches, menées dans le but d'apporter un éclairage à l'étude, cette fois -ci systématique, de notre corpus, à laquelle est consacrée notre troisième partie. Simón Bolívar, symbole de la fondation de la nation vénézuélienne, fait l'objet, au Venezuela, d'un véritable culte, présentant, selon plusieurs spécialistes, des connotations quasi religieuses. Cette sacralisation a largement été alimentée par une constante utilisation politique de la figure du Libertador, préconisant le retour à ses projets originels et présentant la période indépendantiste comme une sorte d' âge d'or (Gómez, 2006, p. 95-96). Peu de temps après sa mort, en 1833, le rapatriement de sa dépouille mortelle de Colombie au Venezuela, célébré en grande pompe, marque le moment fondateur de ce culte. Celui -ci se poursuit au cours du 20 e siècle, à tel point qu'en 1968, le nom, l'effigie et les titres de Bolívar font l'objet d'une loi, interdisant, entre autres, leur utilisation à des fins de propagande politique. La référence à Bolívar va prendre une dimension nouvelle dans les années soixante-dix, lorsque le mouvement colombien de guérilla urbaine M-19 dérobe, le 19 avril 1974, l'une des épées de Bolívar exposée dans un musée de Bogotá. Ce vol se veut symbolique d'une reprise du combat de Bolívar, pour une seconde indépendance, « cette fois totale et définitive », aux côtés des opprimés. Cette nouvelle perception d'un Simón Bolívar « de gauche » inspire plusieurs mouvements de guérilla colombiens, qui formeront, dans les années quatre-vingt, la Coordination de guérillas Simón Bolívar. Elle gagne également la guérilla vénézuélienne et ne serait pas sans lien avec la création de l'Armée bolivarienne révolutionnaire (Ejército Bolivariano Revolucionario) de Hugo Chávez en 1982 (Gómez, 2006, p. 110-111). Le projet de ce groupe clandestin, fondé par Hugo Chávez – alors officier de l'armée vénézuélienne – et quelques compagnons d'armes, est de refonder la nation vénézuélienne (Langue, 2002, p. 57; Hébrard, 2006) sur la base des idéaux de Simón Bolívar. Ces militaires mènent, le 4 février 1992, une tentative de coup d' État contre le gouvernement de Carlos Andrés Pérez. L'échec de ce soulèvement est l'occasion, pour le commandant Hugo Chávez, de faire sa première apparition médiatique à travers un message qu'il qualifie de « bolivarien » et dans lequel il engage ses compagnons à déposer les armes : « Pour commencer, je veux saluer tout le peuple vénézuélien, et ce message bolivarien s'adresse aux vaillants soldats qui se trouvent […] »; « Je vous remercie de votre loyauté, je vous remercie de votre courage, de votre générosité, et j'assume pour ma part, devant le pays et devant vous, la responsabilité de ce mouvement militaire bolivarien. » Après deux ans d'emprisonnement, l'ex-putschiste décide d'emprunter la voie de la légalité. Il est élu président de la République en 1998 et fait alors rédiger une nouvelle Constitution, approuvée par référendum en 1999, qui fait de Simón Bolívar une référence incontournable. Le pays, jusqu'ici appelé République du Venezuela, y est rebaptisé République bolivarienne du Venezuela, tandis que son article premier stipule que le patrimoine et les valeurs de la République reposent sur la doctrine du Libertador. La référence à Bolívar dans le discours de Hugo Chávez Si la figure de Simón Bolívar a toujours été utilisée au Venezuela à des fins politiques, avec Hugo Chávez, elle devient omniprésente. Dans ses discours, la référence au Libertador est constante, celui -ci possédant une connaissance exhaustive des textes, de la pensée et de l'histoire de Simón Bolívar (Langue, 2008, p. 7). Il se présente ainsi comme héritier de l' œuvre indépendantiste du Père de la Patrie : « Le plus bel hommage que nous sommes en train de rendre à Bolívar et que nous allons rendre à Bolívar, c'est de prendre son drapeau, et de faire de ses rêves et de ses luttes pour une patrie libre et souveraine une réalité, et c'est cela que nous sommes en train de faire en ce moment au Venezuela [. ..] ». En outre, plusieurs analystes du discours vénézuéliens remarquent que Hugo Chávez a réintroduit dans le lexique politique certains termes datant de la période de l'Indépendance, tels que mantuanos, désignant les membres de l'élite créole – dont était issu Simón Bolívar – au temps de la colonie, ou encore oligarcas, terme avec lequel Hugo Chávez se plait à désigner ses opposants. La période indépendantiste et le vocabulaire qui lui est associé constituent donc la « deixis fondatrice » du discours de Chávez, c'est-à-dire « la ou les situations d'énonciation antérieures dont la deixis actuelle se donne pour la répétition et dont elle tire une bonne part de sa légitimité » (Maingueneau, 1991, p. 113). En effet, Hugo Chávez ne peut trouver de meilleure légitimation à son projet de refondation nationale qu'en l'inscrivant dans la lignée de l'épopée indépendantiste de Simón Bolívar. C'est ainsi que le président vénézuélien va qualifier de « bolivarien » tout ce qui a trait à son projet politique, et une bonne partie des initiatives menées par son gouvernement. Il entend mener à bien la Revolución bolivariana; et la Constitución de la República Bolivariana de Venezuela, de son vrai nom, devient, dans ses discours, la Constitución bolivariana. Dès le début de son mandat, il appelle les citoyens vénézuéliens à constituer des organisations locales appelées círculos bolivarianos, et proclame la création d' « écoles bolivariennes », puis crée, en 2003, l ' Universidad Bolivariana de Venezuela. En 2005, l'agence de presse officielle du Venezuela, Venpres, devient l ' Agencia Bolivariana de Noticias. Hugo Chávez est également à l'initiative du projet ALBA, Alternativa Bolivariana para los Pueblos de Nuestra América, un projet d'intégration économique à l'échelle latino-américaine. Dans ses discours, le président use et abuse de cet adjectif. Il clôt ainsi son discours d'investiture en adressant au peuple vénézuélien une « accolade bolivarienne » (« un abrazo bolivariano »). Par ailleurs, dans de nombreux emplois, le terme bolivariano semble devenir un équivalent de « révolutionnaire » : « Non, nous les bolivariens, nous les révolutionnaires nous sommes des humanistes. » Dans cette forme substantivée, bolivarien semble indiquer l'adhésion à une doctrine politique : celle du bolivarianisme. Dans l'exemple qui suit, Simón Bolívar lui -même, dans une utilisation anachronique du terme, devient « le » bolivarien par excellence : « [. ..] l'habitant immortel de Caracas, le bolivarien, le révolutionnaire, le leader de tous les temps, le commandant éternel de cette révolution, qui n'est autre que Simón Bolívar […] ». Qualifier le Libertador de « bolivarien » parait redondant, puisque cet adjectif est dérivé de son propre patronyme. On peut par conséquent légitimement s'interroger sur le sens du terme bolivariano : ne s'est-il pas chargé d'un sens nouveau avec l'arrivée au pouvoir de Hugo Chávez ? Un détour par quelques considérations linguistiques et par l'histoire de cet adjectif s'avère donc nécessaire pour tenter de cerner son signifié. Concernant la catégorie des adjectifs, tout d'abord, les grammaires ont coutume de distinguer entre les adjectifs qualificatifs, qui « indiquent une caractéristique, essentielle ou contingente [… ], du terme auquel ils se rapportent » (Riegel et al., 1994, p. 355-356), et les adjectifs relationnels, qui « indiquent une relation […] avec le référent du nom dont ils sont dérivés » (ibid., p. 357). L'adjectif bolivariano est-il donc un adjectif relationnel, indiquant une simple relation avec le personnage de Simón Bolívar, du type : « l'épopée bolivarienne » = « l'épopée de Bolívar » ? Ou est-il un adjectif qualificatif, indiquant ainsi une caractéristique du type : « la révolution bolivarienne » = « la révolution présentant des qualités dignes des idéaux de Bolívar » ? Penchons -nous ensuite sur sa morphologie en observant le suffixe - iano qui, ajouté au nom propre de Bolívar, forme l'adjectif bolivariano. D'après la grammaire descriptive de la langue espagnole de Bosque et Demonte (1999), il constitue ce qu'ils appellent le suffixe « par défaut » des adjectifs relationnels dérivés de noms propres de personnes. C'est dans ce domaine qu'il est le plus productif et il permet ainsi de former toutes sortes d'adjectifs à partir de noms propres : freudiano, clintoniano, ciceroniano, sanmartiniano, etc. Cependant, ce même ouvrage indique que dans le domaine politique, le suffixe - iano entre en concurrence avec le suffixe - ista dans son statut de suffixe « par défaut ». On trouve en effet de nombreux adjectifs formés de noms de personnalités politiques et du suffixe - ista : marxista, franquista, castrista ou chavista. Cette concurrence existe aussi, au sein des dérivés d'anthroponymes, entre les suffixes français équivalents - ien et - iste. Le premier permet de construire des adjectifs « relatifs à la personne dont le nom sert de base à l'adjectif » (« le style gaullien » = « le style de De Gaulle »), et le second, des adjectifs « à valeur de partisan de la personne dont le nom sert de base à l'adjectif ou du courant politique dont elle est le représentant emblématique » (Lignon, 2002, p. 13) (« un député gaulliste » = « un député partisan de De Gaulle / du courant politique qu'il représente »). Morphologiquement, l'adjectif bolivariano n'a donc pas d'acception spécifiquement politique. Il n'a pas le sens de « partisan de Bolívar, des idées de Bolívar » qu'il aurait pu avoir s'il avait été formé avec le suffixe - ista (* bolivarista). Mais cette répartition des suffixes - ien et - iste n'est pas toujours aussi nette, dans la mesure où l'on peut trouver des dérivés en - ien dans des emplois de type partisan (stalinien, chiraquien). C'est le cas également du suffixe espagnol - iano, commele confirment les usages qui sont faits de l'adjectif bolivariano (voir infra). Pour Stéphanie Lignon, cela est dû au fait que le suffixe - ien est un suffixe non marqué, « malléable »; ainsi, dans les emplois « à valeur de partisan », cette valeur est « imputable non pas au suffixe lui -même (comme c'est le cas avec le suffixe ‑ iste) mais à la capacité référentielle du nom de base » (Lignon, 2002, p. 14-15). Cette dernière remarque corrobore l'idée que bolivarista aurait eu d'emblée une valeur partisane, due au suffixe - ista, ce qui n'est pas le cas de bolivariano. Toutefois, si le suffixe - iano peut être considéré comme un suffixe « neutre », son choix, pour la formation de l'adjectif bolivariano, n'est sans doute pas complètement immotivé, car il permet de mettre en avant la personne de Bolívar – totalement mythifiée au Venezuela – plutôt que les aspects idéologiques ou politiques qu'il représente. Par ailleurs, l'adjectif bolivariano est construit à partir du nom propre Bolívar. Or les grammaires, comme par exemple celle de Riegel, considèrent que les noms propres sont « dépourvus de sens lexical […] et ne sont pas susceptibles d'une définition au sens ordinaire du terme » (Riegel et al., 1994, p. 175-176). Dans cette perspective, on peut s'interroger sur le signifié de l'adjectif bolivariano, puisqu'il dérive d'un nom propre, catégorie qui n'a pas de signifié en soi. On peut cependant opposer à cette conception asémantique du nom propre une autre conception, selon laquelle le nom propre produit du sens, qui ne peut être observé qu'en discours. Ainsi, Paul Siblot et Sarah Leroy, travaillant sur l'antonomase (ex : « Pierre est un véritable Don Juan »), remarquent que dans ce cas, le nom propre fait référence à un ensemble de représentations auxquelles il est associé (Siblot, Leroy, 2000). La question qui se pose alors est celle de la sélection des propriétés « représentatives » de ce référent. Ainsi, dans le cas où bolivariano aurait une valeur qualificative, « qui présente des qualités dignes de Simón Bolívar », on peut s'interroger sur le sens de cet adjectif : quels sont les aspects de son histoire, de sa pensée, de son caractère, qui sont sélectionnés comme « représentatifs » de ce personnage ? Il nous a donc semblé nécessaire, afin de nous faire une idée plus précise du sens de cet adjectif, de revenir sur ses origines et d'observer quel usage en était fait, en discours, avant Hugo Chávez. La consultation d'un grand nombre de dictionnaires ne nous a pas permis de déterminer la date exacte d'apparition de bolivariano. La plus ancienne utilisation du terme que nous ayons relevée est celle d'un Congreso bolivariano (Congrès bolivarien). Réunissant des représentants de plusieurs pays d'Amérique Latine, il eut lieu au Panamá en 1926, en commémoration du centenaire du Congrès de Panamá – dans lequel Simón Bolívar avait appelé les pays alors indépendants à l'unité continentale. Le terme est ensuite accepté en 1936 dans le dictionnaire de la Real Academia, qui en donne la définition suivante : « Qui appartient ou est relatif à Simón Bolívar, militaire vénézuélien, ou à son histoire, sa politique, etc. Congrès bolivarien. Doctrine bolivarienne. » Deux ans plus tard, en 1938, le président vénézuélien Eleazar López Contreras crée la Sociedad Bolivariana de Venezuela (Société Bolivarienne du Venezuela), chargée de la diffusion des idéaux du Libertador, au travers, par exemple, d'une réédition de l'ensemble de ses écrits (Carrera Damas, 1989, p. 244). Il faut préciser qu'il existait auparavant, depuis 1843, une société menant une activité similaire, nommée Sociedad Boliviana (ibid.), Société Bolivienne. Il semblerait donc que bolivariano n'était pas employé alors, et qu'il ne soit apparu que dans les années vingt-trente. On trouve ensuite d'autres occurrences du terme : l'historien Germán Carrera Damas, dans son ouvrage sur le « culte à Bolívar », fait par exemple référence à la publication d'un essai de l'écrivain Antonio Arraíz, en 1940, intitulé Culto bolivariano (Culte bolivarien); ou bien encore à un auteur écrivant en 1951, à propos de l'ancien dictateur vénézuélien Juan Vicente Gómez : « […] ce fut un authentique bolivarien, il avait ressenti la grandeur et le génie du Libérateur ». Dans ces emplois, bolivariano oscille entre une valeur relative (Société bolivarienne du Venezuela, Culte bolivarien = « de Bolívar ») et une valeur qualificative (« Ce fut un authentique bolivarien » = « partisan de Bolívar », « représentant des idéaux de Bolívar »). Et dans le syntagme « Congrès bolivarien », il semble pouvoir recevoir les deux interprétations : « congrès relatif à Bolívar » ou « congrès en hommage / conforme aux idéaux de Bolívar ». On constate ainsi que le signifié de bolivariano n'est pas univoque, et qu'il est parfois difficile, même en contexte, de lui enlever son ambigüité. L'utilisation de l'adjectif bolivariano avait donc cours avant Hugo Chávez; mais avec lui, elle devient permanente. La question qui se pose maintenant est de savoir comment ce terme au signifié équivoque circule dans la société vénézuélienne : son usage surabondant par le président vénézuélien pose -t-il problème ? A -t-il été intégré dans le langage courant ? Nous examinerons ici l'utilisation qui en est faite dans la presse, durant la tentative de coup d' État contre Hugo Chávez. En avril 2002, en effet, celui -ci est destitué et remplacé par un président provisoire, Pedro Carmona, dirigeant de l'organisation patronale Fedecámaras, suite à une grève générale et à d'importantes manifestations, lors desquelles plusieurs personnes trouvent la mort. Il recouvre ses fonctions un peu moins de quarante-huit heures plus tard, soutenu par une partie de l'armée et par les manifestations spontanées de ses partisans. Notre corpus est constitué des éditions des trois principaux quotidiens nationaux : El Nacional, El Universal et Últimas Noticias, entre le 12 et le 15 avril 2002, c'est-à-dire à partir de l'annonce dans les journaux de la chute de Hugo Chávez jusqu' à celle de son retour au pouvoir. Étudier le fonctionnement de cet adjectif dans un contexte de crise majeure permet, selon nous, d'observer les enjeux politiques qui lui sont associés. Deux sortes d'emplois se dégagent du relevé des occurrences de bolivariano dans le corpus : d'une part, la reprise de syntagmes créés par Hugo Chávez, principalement Revolución bolivariana, Constitución bolivariana et círculos bolivarianos; d'autre part, des emplois que nous avons appelé des emplois « libres », où le terme bolivariano apparait non pas à l'intérieur d'expressions figées, mais dans des usages divers. Dans la mesure où il s'agit d'expressions créées par Hugo Chávez, l'accent est mis, dans cette partie de l'analyse, sur le problème de la prise en charge énonciative : ces syntagmes sont-ils assumés ou non par les rédacteurs des articles ? On trouve dans le corpus onze emplois, toujours assumés, du syntagme República bolivariana de Venezuela. Ils sont généralement inclus dans des syntagmes plus larges faisant référence à des titres ou à des documents officiels : Presidente de la República Bolivariana de Venezuela, Gaceta Oficial de la República Bolivariana de Venezuela. Néanmoins, l'une des premières mesures du gouvernement de transition mis en place après la chute de Hugo Chávez est d'éliminer l'adjectif bolivariano du nom officiel du pays. La República Bolivariana de Venezuela redevient la República de Venezuela. Bolivariano apparait ainsi à trois reprises dans des emplois autonymiques, comme dans ce titre de Últimas Noticias : « “Bolivarienne” est éliminé du nom de la République ». On constate donc que le nouveau baptême du pays par Chávez ne fait pas l'unanimité, et que l'emploi du qualificatif bolivariano suscite la polémique. Sur les cinquante-neuf occurrences de revolución qui apparaissent dans le corpus, seulement sept sont accompagnées de l'épithète bolivariano. On a classé ces sept occurrences du syntagme Revolución bolivariana en deux catégories, selon qu'il est mis ou non à distance par un procédé de modalisation autonymique : * 1) Señala que, aunque no había tenido otros afectos políticos que la revolución bolivariana […] « El líder querido en La Guaira », El Nacional, 13 avril 2002; 2) Espinoza llevó adelante el plan de la revolución cultural bolivariana [… ]. « Manuel Espinoza mantiene su convicciones revolucionarias, ibid.; 3) Usted defendió, incluso a través de un comunicado, a Hugo Chávez, al proceso, a la revolución cultural bolivariana [… ], « Hasta nuevo aviso », ibid.; 4) Pero, permítaseme citar unos párrafos de un ensayo del poeta alemán Hans Magnus Enserberger [sic ], premonitorios de la conducta estatal de la « revolución bolivariana » : […] « La selección implacable de los peores », El Nacional, 12 avril 2002; 6) Es evidente que el proceso político que venía desarrollando el ex presidente Chávez en Venezuela, al cual denominó “revolución bolivariana ”, […]; El que no oye consejos…, Últimas Noticias, 13 avril 2002; 6) El diario [Financial Times] supone que después de lo ocurrido, la « Revolución Bolivariana » puede tender a radicalizarse. » « Visión en la WEB », El Universal, 15 avril 2002; 7) « Rescatar a Venezuela, simboliza el rechazo ante el atraso de la pretendida revolución bolivariana […] ». « Rescatemos Venezuela », El Universal, 12 avril 2002. Parmi ces sept emplois, trois sont entre guillemets et dans un quatrième, le locuteur met à distance le syntagme « révolution bolivarienne » à l'aide d'un modalisateur : « la prétendue révolution bolivarienne ». Ainsi, on constate que sur les sept emplois recensés de Revolución bolivariana, quatre ne sont pas assumés. L'utilisation de cette expression, dans le discours des journaux, ne va donc pas de soi. Elle est désignée comme étant la reprise d'un discours autre, en l'occurrence celui de Hugo Chávez. Il faut préciser que dans les autres emplois de revolución (sans l'adjectif bolivariano), le terme est à plusieurs reprises mis entre guillemets, accompagné d'un modalisateur ou bien d'un adjectif remettant en question la réalité même de cette révolution : « pour “la révolution » (« por “la revolución” »); « la “jolie révolution” » (« la “revolución bonita” »); « cette prétendue révolution » (« esta pretendida revolución »); « une fausse révolution » (« una falsa revolución »). Si bien que lorsque l'expression Revolución bolivariana est mise à distance, il est difficile de déterminer si c'est seulement la qualification de « bolivarienne » qui est remise en question, ou bien également l'utilisation par Hugo Chávez du terme de « révolution » pour désigner le processus politique qu'il a initié. Bien qu'il soit fait référence un bon nombre de fois à la Constitution pour savoir si l'instauration du gouvernement provisoire respecte la légalité, le syntagme complet, Constitución bolivariana, n'apparait que huit fois dans tout le corpus, dont trois fois dans un même article. Le reste du temps, il est fait référence à la Constitution soit sous son véritable nom, Constitución de la República Bolivariana de Venezuela – mais seulement quatre fois –, soit sous les termes Constitución de 1999, ou bien on la désigne tout simplement par la Constitución. On peut observer dans le tableau suivant les différents emplois du syntagme Constitución bolivariana : * 1) ¿ Bajo qué esquemas se van a celebrar esas elecciones ? ¿ Los de la Constitución bolivariana, plagada de disparates y fruto de engaños, mentiras usurpaciones, con un Congreso unicameral ? « ¿ Hacia dónde vamos ? », El Nacional, 13 avril 2002; 2) 15/12 : Gana por amplia mayoría el referéndum aprobatorio de la nueva Constitución bolivariana. Frise de bas de page retraçant le parcours d'Hugo Chávez depuis 1992, ibid.; 3) Agrega Chirinos que la Constitución Bolivariana, de la que fue co-redactor, puede ser un punto de partida para construir un nuevo país. « Chirinos : Es inevitable la salida del Gobierno », El Nacional, 12 avril 2002; 4) Seguir citando la Constitución “bolivariana” como punto de referencia [… ]. « ¿ Hacia dónde vamos ? », El Nacional, 13 avril 2002; 5) Esos fueron los pasos de un golpe de Estado que de hecho y de derecho derogó la vigencia de la Constitución « bolivariana ». Article cité, ibid.; 6) […] prevalece la sentencia del estudioso Humberto Njaim para quien es evidente que lo que se ha impuesto es la realidad extraconstitucional, aún cuando las nuevas autoridades sustenta [sic] su legalidad en el artículo 350 de la llamada Constitución Bolivariana, « Realidad política supera normas constitucionales », Últimas Noticias, 13 avril 2002; 7) El artículo 233 de la « bolivariana » establece que las faltas absolutas del Presidente [… ]. « ¿ Hacia dónde vamos ? », El Nacional, 13 avril 2002; 8) […] seguir actuando con base en los esquemas de organización política y jurídica de la « bolivariana » violados, carece de sentido. Ibid; 9) […] el pueblo está en la calle, rescatando su gobierno y la Constitución bolivariana [… ]. « Carmona dejó el Palacio en manos de los militares chavistas », Últimas Noticias, 14 avril 2002; 10) […] apegados en los supuestos consagrados en el artículo 55 de la Constitución bolivariana, [… ]. « La PM pide se investiguen sucesos del 11-A », El Universal, 15 avril 2002. On remarque ici que dans le syntagme Constitución bolivariana, c'est l'adjectif bolivariana qui est mis entre guillemets. De plus, on a deux emplois du syntagme Constitución bolivariana tronqué, qui devient « la bolivariana ». Ainsi, c'est bien la qualification de « bolivarienne » qui est mise à distance : elle est désignée comme « n'allant pas de soi ». On trouve également la « dénommée Constitution bolivarienne », ou le syntagme entier sans guillemet ni modalisation, mais apparaissant dans du discours direct rapporté, donc non pris en charge par le journal. Ainsi, on constate que dans l'ensemble du corpus, on ne trouve que trois fois l'expression Constitución bolivariana totalement assumée. Les syntagmes Revolución bolivariana et Constitución bolivariana sont donc assez peu repris dans le corpus, et lorsqu'ils sont employés, ils sont le plus souvent mis à distance. Parmi les procédés de mise à distance, les plus fréquemment employés sont les guillemets, à propos desquels Jacqueline Authier-Revuz souligne qu'ils indiquent « une sorte de manque, de creux à combler interprétativement, un “appel de glose” si l'on veut » (Authier-Revuz, 1995, p. 136). Avec les guillemets, ainsi qu'avec le modalisateur dénommée, les rédacteurs se contentent en effet de désigner ces syntagmes pour signaler qu'ils n'en assument pas la responsabilité, laissant au lecteur la liberté d'interprétation de cette non-prise en charge. Celle -ci peut ainsi être interprétée simplement comme une façon pour le journaliste d'indiquer que ce ne sont pas ses mots, mais ceux de Hugo Chávez. Toutefois, dans la mesure où ces syntagmes apparaissent le plus souvent dans des articles d'opinion, très critiques envers le gouvernement de Chávez, on peut la lire également comme une manière de remettre en question la façon dont ce dernier désigne – et qualifie – ses réalisations politiques. On penche d'ailleurs plus facilement vers cette interprétation dans le cas du syntagme « la prétendue Révolution bolivarienne », car le modalisateur « prétendue » comporte une indication supplémentaire par rapport aux autres procédés de modalisation autonymique utilisés : l'inadéquation des mots à ce qu'ils désignent. Selon cette seconde interprétation, bolivariano a une valeur d'adjectif qualificatif, puisqu'il indique une propriété essentielle des termes revolución et constitución : celle d' être digne des idéaux de Simón Bolívar, propriété qui semble ne pas aller de soi dans le discours des journaux. Encore au-delà, on peut voir dans cette non-prise en charge de syntagmes figés, créés par Hugo Chávez, une manière d'exprimer une distance vis-à-vis de son discours en général, particulièrement dans un contexte de crise où sa légitimité en tant que président est remise en cause. Enfin, l'emploi le plus fréquent dans le corpus est celui du syntagme círculos bolivarianos (100 occurrences, sur un total de 170 occurrences de bolivariano). Les « cercles bolivariens » désignent des organisations locales dont la création a été impulsée par Hugo Chávez, et qui ont pour mission d'assurer une cohésion sociale en défendant les idéaux de Simón Bolívar et de la Révolution bolivarienne. Dans le corpus, ils sont tenus pour responsables des actes de violence survenus pendant les évènements d'avril 2002, et plus particulièrement, des coups de feu tirés pendant la manifestation anti-Chávez du 11 avril, qui firent dix-sept morts. Cette accusation est contestable, ces assassinats ayant été attribués par la suite à des francs-tireurs dont l'identité est encore incertaine. Le syntagme círculos bolivarianos apparait quatre fois entre guillemets, et six fois mis à distance par un modalisateur : « les dénommés cercles bolivariens ». Par deux fois, leur nom fait l'objet de commentaires, comme dans cet exemple : « les “cercles bolivariens ”, dont le nom et l'agressivité sont de trop ». Mais le plus souvent, le segment círculos bolivarianos est employé tel quel, sans être mis à distance. Il semble être passé dans le langage courant, dans la mesure où il sert à désigner un référent qui n'a pas d'autre dénomination. Ici, l'adjectif n'indique plus une quelconque relation avec la figure de Simón Bolívar, mais s'intègre dans une expression figée, qui va servir à désigner, plus généralement, les défenseurs du régime chaviste. On remarque d'ailleurs que l'adjectif chavista se substitue parfois à l'adjectif bolivariano pour former le syntagme círculos chavistas (cercles chavistes). De plus, on constate que dans plusieurs articles, le segment círculos bolivarianos est repris ensuite par des expressions comme « los partidarios del teniente coronel Chávez » (« les partisans du lieutenant-colonel Chávez ») ou « simpatizantes del chavismo » (« des sympathisants du chavisme »). On relève enfin, dans le corpus, des emplois plus marginaux mais non moins significatifs, qu'on a appelé « libres ». On en compte trente-cinq dans tout le corpus. Dans beaucoup de ces utilisations libres, bolivariano s'applique aux défenseurs du régime de Chávez : « brigades bolivariennes » (« brigadas bolivarianas »), « masses bolivariennes » (« turbas bolivarianas »), « milices bolivariennes » (« milicias bolivarianas »), « groupes bolivariens armés » (« grupos bolivarianos armados »). Bolivariano semble alors devenir équivalent de chavista. Dans les exemples suivants, la relation entre Hugo Chávez et les substantifs qualifiés de « bolivariens » apparait encore plus explicitement, à travers le possessif sus : « de la main de ses francs-tireurs bolivariens »; « Le président, […] dans ses propres syndicats bolivariens, contrôlés par l' État ». On remarque que dans ces emplois libres, bolivariano se charge d'une certaine valeur dépréciative, due pour une part aux termes auxquels il est associé (brigades, masses, milices, francs-tireurs), mais aussi au contexte de crise sociopolitique dont Hugo Chávez et ses partisans sont tenus pour principaux responsables : le terme « bolivarien » lui -même semble ainsi devenir péjoratif. On trouve également des emplois plus étonnants. Ainsi le supplément satirique d ' El Nacional, El Cameleón, qui se plait à employer cet adjectif, parle par exemple de « crise bolivarienne » : on comprend donc qu'il s'agit de la « crise du gouvernement de Chávez » et que le journal parodie ici l'attitude du président, qui utilise bolivariano dans les contextes les plus singuliers. Dans un autre article, un ancien gouverneur est décrit comme « camouflé derrière des lunettes noires et une casquette bolivarienne ». On suppose qu'il s'agit ici de la casquette caractéristique des partisans de Chávez : le fameux béret rouge avec lequel le commandant fit sa première apparition médiatique. On trouve enfin trois emplois de bolivariano substantivé dont deux figurent ci-dessous : « Comme si tout un chacun − catégorisé comme “escuálido” ou “bolivarien” − avait trouvé une case, une certitude, et même un orgueil »; « Beaucoup de bolivariens sont passés par ici, et ils nous lançaient : “escuálidos ! Vous avez perdu de l'argent, n'est -ce pas ? […]” » Dans les trois emplois, le terme bolivariano s'oppose au terme escuálido (“ maigrichon ”, “décharné”), surnom donné par Hugo Chávez à ses opposants – qui se le sont d'ailleurs approprié (Barrera Linares, 2003, p. 73). Ces emplois sont très parlants quant à l'évolution de sens que connait l'adjectif bolivariano. Il semble indiquer désormais une appartenance politique : dans le Venezuela de Hugo Chávez, on est soit bolivariano, soit escuálido. Qu'il ait une valeur qualificative ou une valeur relationnelle, dans ces utilisations libres, l'adjectif bolivariano perd son signifié d'origine – « de Bolívar », ou « digne des idéaux de Bolívar » – pour signifier désormais « de Chávez » ou « caractéristique de Hugo Chávez et de sa politique bolivarienne ». Le signifié de l'adjectif bolivariano est ambigu depuis son apparition, puisqu'on a vu qu'il a toujours oscillé entre une valeur relative et une valeur qualificative. Mais avec Hugo Chávez, il devient encore plus équivoque, dans la mesure où celui -ci en généralise l'usage pour qualifier tout ce qui a trait à son projet politique, au point que, dans certains cas, bolivariano semble se vider de tout signifié. Aussi, en circulant à travers d'autres discours, il va peu à peu changer de sens. Comme on l'a vu, la presse, en reprenant cet adjectif, manifeste une double attitude. Soit elle met à distance les syntagmes créés par Hugo Chávez; dans ce cas, la qualification de bolivariano/a semble poser problème. Soit elle intègre le terme bolivariano dans son discours, sans le remettre en cause, mais pour lui donner un nouveau signifié : il devient alors un équivalent, non plus de « relatif à Bolívar », mais de « relatif à Chávez ». En ce sens, on peut penser que bolivariano est devenu ce que Laclau appelle un signifiant flottant, c'est-à-dire un signifiant dont la signification est en suspens, ballottée dans une lutte entre des discours hégémoniques rivaux. Enfin, on peut se demander dans quelle mesure cet adjectif symbolise aujourd'hui le discours chavézien, et poser par conséquent la question du devenir de ce terme après Hugo Chávez : reprendra -t-il son signifié d'origine, ou restera -t-il marqué par la « révolution bolivarienne » et le renouveau du langage politique qu'elle implique ? C'est sur cette interrogation que nous concluons cette étude, qui constitue une première piste de recherche et pourrait être complétée par l'analyse des emplois de bolivariano dans d'autres corpus, tels que le discours des partis politiques vénézuéliens, ou les discours spontanés du peuple lui -même . | Cet article traite de l'utilisation de l'adjectif bolivariano dans le langage politique vénézuélien. Il s'agit d'interroger son signifié, en s'arrêtant tout d'abord sur son histoire et ses aspects linguistiques, puis en observant comment circule ce terme - et avec lui, le mythe de Simón Bolívar-, du discours du président Hugo Chávez à celui de la presse. L'analyse discursive porte plus particulièrement sur un corpus de presse vénézuélienne constitué autour de la tentative de coup d'État contre Hugo Chàvez, afin d'examiner les enjeux politiques liés à cet adjectif. L'étude montre d'abord l'ambigüité inhérente à ce terme, puis son glissement vers un nouveau signifié: se rapportant à l'origine à la figure de Bolívar, il se rapporte désormais à celle de Hugo Chàvez et sa « révolution bolivarienne ». | linguistique_12-0063658_tei_558.xml |
termith-622-linguistique | Que vous mouriez demain n'a aucune importance. Moi de même. On le sait, la vie est une fête qui tourne mal. Doit-on pour autant s'arrêter de danser ? (Henri Alloy, Mère est formidable, La Tour d'Oysel, 2003, p. 62) Dans ce titre, le terme « prémices » n'est pas de fausse modestie : il signale d'emblée explicitement que ce qui suit n'est que le témoignage provisoire d'une initiation, d'un apprentissage, que m'ont permis, en m'accueillant dans leur groupe de recherche, les autres contributeurs de ce numéro ainsi que Denis Paillard et Pierre Péroz. Je les remercie pour leur amitié, leur patience dans leurs réponses à mes questions de débutante, leur ouverture d'esprit et le respect qu'ils ont pour le travail d'autrui, que révèle la place qu'ils m'ont réservée dans ce numéro de Linx. Je commencerai par rappeler les grandes lignes du cadre théorique dans lequel l'étude a été menée, pour établir les similitudes et les différences entre les principes généraux qui guident habituellernement mon travail et ceux des chercheurs s'inscrivant dans la Théorie des Opérations Prédicatives et Énonciatives (« TOPE ») d'Antoine Culioli. Puis je centrerai le propos sur la démarche de description du verbe tourner, considéré essentiellement dans ses emplois intransitifs tels qu'exemplifiés par les outils lexicographiques, mon objectif étant d'aboutir à une définition sémantique générale subsumant les différentes acceptions observées en discours. L'hypothèse de base est que le mot en langue est l'association d'un signifié et d'un signifiant (F. de Saussure), complétée de la conception guillaumienne suivant laquelle le mot est défini par un ensemble de propriétés formelles (i.e. morphologiques et syntaxiques) et sémantiques qui contiennent en germe et annoncent les configurations (formelles et sémantiques) dans lesquelles il est susceptible d'entrer – autrement dit, la structure de la phrase est virtuellement contenue dans l'identité des mots qui la composent. Le point de vue culiolien confirme ces principes généraux et leur donne un cadre théorique et méthodologique précis; il suppose deux thèses corrélées : d'une part « le lexique intègre ses constructions » et d'autre part « non seulement le co-texte mais aussi la variation sont intégrés dans l'identité lexicale » (S. de Vogüé et D. Paillard, 1997 : 43), d'où le programme de description : réduire « à une forme schématique unique » « l'ensemble des co-textualisations possibles d'une unité donnée » (op. cit. : 44). Si la première thèse est aussi, à la suite de Z. Harris, celle de M. Gross (définissant la théorie dite du « Lexique-grammaire »), les travaux menés dans le cadre du LADL ont pour objectif essentiel de mettre au jour les propriétés syntaxiques et distributionnelles du mot à partir du corpus des phrases élémentaires dans lesquelles il peut entrer, sans en tirer (l'hypothèse d') une identité sémantique qui rendrait compte en retour des effets polysémiques observables dans les divers emplois, et des compatibilités et incompatibilités constructionnelles ou cotextuelles. De même, selon la théorie X-barre rendant compte des structures phrastiques dans le cadre générativiste, les unités syntaxiques (syntagmes, phrases…) sont décrites à partir des constructions admises par les « têtes » qui définissent leur « projection maximale »; le sens du verbe, en particulier, est assimilé à la distribution des rôles thématiques qu'il suppose à ses arguments. La construction est un donné, enregistré comme tel, sans que s'opère une réflexion sur un sens qu'elle serait susceptible de véhiculer ni sur le lien qui pourrait exister entre les différents emplois du même verbe. La définition même du statut d' « argument » reste d'ailleurs problématique : le critère de non-suppression est présenté comme nécessaire et suffisant (ainsi rencontrer doit-il être suivi d'un complément : on ne peut dire simplement * Je rencontre), mais il ne permet en fait pas de dire que les robe s dans Je regarde les robes est un argument du verbe, la vendeuse dans le magasin pouvant dire à la visiteuse simplement Je vous laisse regarder, ou la cliente répondre seulement Je regarde à une question telle que Je peux vous aider ?. La nécessité sémantique (« si on rencontre, c'est nécessairement quelqu'un ou quelque chose » : rencontrer « appelle » un complément) n'est pas corrélable à une nécessité syntaxique (on a aussi l'implication « si on regarde, c'est nécessairement quelqu'un ou quelque chose » mais regarder n'exige pas un complément), ce qui est l'une des justifications du principe de l'autonomie de la syntaxe (relativement au sens) – lequel s'oppose à l'hypothèse saussuriano-guillaumienne. Rappelons que, pour F. de Saussure, il y a dans la langue du radicalement arbitraire (par exemple vingt et un pour parler de « vingt » ou de « un ») et du partiellement arbitraire (vingt et un est relativement motivé, une fois admise la correspondance (arbitraire) entre vingt et « vingt » ou un et « un »). L'arbitraire absolu est dans le lexique simple, la motivation est dans la construction (morphologique ou syntaxique) : « […] on pourrait dire que les langues où [l'immotivé] atteint son maximum sont plus lexicologiques, et celles où il s'abaisse au minimum plus grammaticales. Non que « lexique » et « arbitraire » d'une part, « grammaire » et « motivation relative » de l'autre soient toujours synonymes, mais il y a quelque chose de commun dans le principe. Ce sont comme deux pôles entre lesquels se meut tout le système, deux courants opposés qui se partagent le mouvement de la langue : la tendance à employer l'instrument lexicologique, le signe immotivé, et la préférence accordée à l'instrument grammatical, c'est-à-dire à la règle de construction ». (F. de Saussure, 1916 : 183) G. Guillaume pose également une relation non arbitraire entre structure sémiologique (les formes significatives) et structure psychique (les signifiés) de la langue, telle que leur « congruence » est réciproque. Dans cette perspective, aussi bien la catégorisation syntaxique (D. Leeman, 2001 in 2003) que la construction (D. Leeman, 2000 in 2004) ont un sens, de même que l'ensemble des propriétés distributionnelles et syntaxiques (D. Leeman, 2002) : il n'est pas indifférent pour l'identité du verbe (en langue) qu'il soit intransitif, transitif, ou les deux, ni que, transitif, il le soit direct ou indirect, qu'il exige ou non la présence de son complément, permette ou non la formulation passive, etc. – autrement dit, ce n'est pas parce que l'on n'a pas d'idée précise sur le sens de la forme qu'elle n'en a pas un ou qu'elle n'est pas pertinente pour le sens qu'elle véhicule. Le sens ainsi conçu n'est ni d'ordre référentiel (dans la mise en correspondance entre un mot, vu comme une simple suite matérielle, et un « objet du monde », selon le terme de J.-C. Milner), ni d'ordre conceptuel (le segment purement formel que constitue le mot étant cette fois associé à la chose telle qu'on se la représente mentalement) : il est institué par la langue elle -même, dans l'interrelation des formes qui organise son système – « le sens des mots et des textes n'est pas extérieur à la langue mais relève d'un ordre propre qui n'est le décalquage ni d'une pensée, ni d'un référent externe » (J.-J. Franckel, 2003). Certes le sens est de quelque manière « branché » sur le réel objectif, conceptuel, culturel (P. Cadiot & F. Nemo, 1997, G. Kleiber, 1997, F. Lebas & P. Cadiot, 2003) ainsi qu'en témoigne le fait que la langue nous permet de parler du monde et de progresser dans sa connaissance, mais l'établissement de ces relations relève d'une autre tâche que celle du grammairien (ainsi Z. Harris (1988) distingue -t-il entre « meaning » – le rapport de la langue avec le monde – et « information » – ce qu'institue le système des formes linguistiques elles -mêmes). Ce postulat me paraît entraîner une certaine démarche méthodologique, qui est de partir de l'observation des formes (morphologiques et syntaxiques), afin de tâcher d'en tirer des hypothèses pour la définition de leur signifié. Pourtant, la description des verbes déjà traités dans une optique culiolienne ne procède pas ainsi, s'attachant plutôt aux variations distributionnelles : c'est qu'une même construction (par exemple intransitive) n'est jamais biunivoquement associée à un sens, et que c'est surtout le choix lexical qui, dans une structure donnée, fait apparaître les diverses acceptions (ainsi pour jouer (C. Romero-Lopes, 2002 : 63) : son charme a joué, les enfants ont joué, le bois a joué, ce facteur a joué). La définition de la « forme schématique », qui décrit le sens du mot (en langue), ne s'articule pas directement à sa syntaxe, ni ne permet « de prédire ni de rendre compte des constructions syntaxiques dans lesquelles entre l'unité » (J.-J. Franckel, 2002 : 15), au point que certains peuvent conclure « Il existe de ce point de vue une autonomie de la syntaxe » (ibid.). Je ne crois pas que l'on ait là une opposition fondamentale et irréductible entre deux démarches (celle qui s'inscrit dans la ligne de Z. Harris à la suite de F. de Saussure et G. Guillaume, et celle qui s'inscrit dans la ligne d'A. Culioli) : j'interprète la mise à l'écart de la syntaxe (et de la morphologie), dans l'élaboration de la forme schématique et la conception de son fonctionnement, comme un principe heuristique provisoire issu du constat que, au point où l'on en est, on ne dispose pas d'une interprétation des constructions susceptible de fournir la base de l'analyse sémantique des verbes. L'approche harrissienne part bien des formes, mais non dotées de signifié – on enregistre une différence ou une similitude, que l'on essaie de transposer sur le plan sémantique, sans toujours pouvoir y parvenir (D. Leeman, 1999); en revanche, l'approche culiolienne procède à des comparaisons de combinaisons distributionnelles qui, en tant que telles, se prêtent mieux à l'exercice de l'intuition : on peut saisir et commenter plus directement ce qui distingue son charme a joué et les enfants ont joué, par le biais de synonymes et de gloses, que ce qui rapproche les deux énoncés (qui correspondrait à leur identité structurale). Mais cela ne revient pas à dire que la syntaxe (ou la morphologie) n'a pas de sens ni de rôle sémantique, ainsi qu'en témoigne la démonstration de S. de Vogüé (1991) sur le sens des positions, qui aboutit à la proposition d'une identité sémantique de la fonction de complément d'objet. Pour l'instant, le modèle articule en trois composantes l'identité du verbe : la forme schématique en donne le sens, le schéma de lexis la structure actancielle (argumentale) et le schéma syntaxique la (ou les) construction(s). Il n'y a pas de correspondance terme à terme entre les trois; ainsi, il arrive la même chose à la clé, que l'on dise Il tourna la clé dans la serrure ou Une clé tourna doucement dans la serrure, mais « l'agent », nécessairement représenté dans le schéma de lexis (en tant que « source » de ce qui arrive à la clé), ne le sera pas forcément dans la forme schématique, si cette dernière se concentre sur ce qui arrive à la clé (cf. sur ces questions, D. Paillard (2000 in 2002) par exemple). La démarche ici adoptée consistera à voir quels emplois les différences de formes (morphologiques et syntaxiques) séparent, à partir de l'intuition sémantique minimale nécessaire au jugement de paraphrase ou de non-paraphrase – sans lequel aucun travail linguistique n'est possible –, vérifiée autant que possible par un retour aux formes : par exemple, tourner dans la voiture a tourné et le lait a tourné n'a a priori pas la même interprétation, ce que corrobore le fait que, dans le premier cas, on peut dire que la voiture a pris le tournant mais non, dans le second, que * le lait a pris un tournant. Du fait que, comme on vient de le reconnaître, on ne dispose pas d'hypothèse concernant l'identité des constructions morphologiques ou syntaxiques, on commentera, dans un second temps, chaque emploi d'un point de vue uniquement notionnel, avec l'objectif de fournir de tourner une définition unitaire (au nom du principe de naturalité posant (en langue) une relation biunivoque entre signifiant et signifié). Il s'agit d'essayer de voir ce qui est commun aux énoncés et constitue l'identité propre de tourner, de façon à repérer quelle interprétation à la fois il exige de et affecte à son cotexte – cette identité étant vue comme le rôle que joue le mot dans la construction du sens des énoncés où il apparaît. Contrairement aux dictionnaires (Grand Larousse de la langue française – désormais GLLF – et Trésor de la langue française – dorénavant TLF – par exemple), je commencerai par l'emploi intransitif (et m'y bornerai par manque de place), du fait que certains des emplois transitifs sont à analyser comme des factitifs; ainsi le TLF définit-il « I. Emploi transitif » d'abord par « faire mouvoir quelque chose autour d'un axe », l'un des exemples illustratifs étant Tourner la clé dans la serrure, à comparer avec La clé tourne dans la serrure, qui exemplifie l'emploi intransitif. Cela ne veut pas dire que tous les emplois transitifs de tourner soient des factitifs, ni que je considère les deux constructions synonymes : c'est un simple choix heuristique minimalement justifié, toutefois étayé par la conclusion de J. Dubois et F. Dubois-Charlier (2003 : 3) issue de leur description syntaxico-sémantique de plus de 12.000 verbes (J. Dubois et F. Dubois-Charlier, 1996) : « Les structures syntaxiques verbales de base à partir desquelles se développent en français les autres structures sont des phrases à V à un seul argument, dites intransitives ». On part des exemples tels qu'énumérés par le GLLF mais sans nécessairement suivre sa progression ni opérer les mêmes rassemblements, du fait que l'on cherche à les regrouper sur des bases formelles (par le biais des similitudes de construction ou de paraphrases à l'aide de noms ou d'adjectifs apparentés morphologiquement); est adoptée une représentation « surfaciste » des énoncés, où N 0 correspond au sujet syntaxique et N 1, voire N 2, au(x) complément(s) éventuel(s) – à la manière, donc, des conventions utilisées par M. Gross (1975) par exemple. On parlera de « procès dynamique » lorsque le verbe autorise la périphrase être en train de et la reprise en faire, et de « procès statique » dans le cas contraire; le procès sera dit « imperfectif » ou « atélique » si le verbe est modifiable par un circonstant tel que éternellement, durant des lustres, « perfectif » ou « télique » si le modifieur peut être de type en une heure, en quelques secondes, « ponctuel » lorsque le verbe ne supporte ni l'un ni l'autre de ces compléments mais admet par exemple à midi, à ce moment précis; le trait [changement] n'a de définition que sémantique, à ma connaissance : il s'agit de déterminer si N 0 est dans une certaine situation ou un certain état, avant le procès, différents de ceux dans lesquels il se trouve une fois le procès accompli (J. François, 1989). Avec tourner toutefois, l'état résultatif différent de l'état initial est susceptible de se formuler de façon particulière : par le participe passé adjectivé (La sauce a tourné : elle est tournée / une sauce tournée). Dans cette construction, on considère que autour de N 1 est un complément (obligatoire), l'énoncé La terre tourne ne se comprenant pas comme La terre tourne autour du soleil, ni Le boulevard tourne comme Le boulevard tourne autour de la ville. Le verbe est paraphrasable par faire un ou des tour(s), ou tourne autour de N 1 par fait le tour de N 1; le procès est imperfectif ou perfectif et l'on n'a pas le trait [changement] : (1) a. La terre tourne autour du soleil, fait des tours autour du soleil, fait le tour du soleil. b. La terre tourne autour du soleil éternellement. c. La terre tourne autour du soleil en une année. d. Les ombres tournaient autour des mégalithes. (elle ne se trouvent pas dans un état différent avant et après avoir tourné) L'interprétation télique (en une année) suppose un nombre déterminé de tours tels que le terme auquel N 0 aboutit coïncide avec son point de départ; l'interprétation atélique (éternellement) suppose un recommencement du même parcours : le(s) tour(s) dessine(nt) une configuration fermée, autonome en ce qu'elle se définit elle -même. N 0 est l'objet d'une variation qui ne fait sens que pour un observateur extérieur (par exemple l'astronome qui interprète le mouvement de la terre en le référant au soleil). Dans le cas de (1.e), le procès ne peut être qu'imperfectif et les paraphrases faire des tours, faire le tour de apparaissent inappropriées : (1) e. Tout tourne autour de moi. Je vois tout tourner ! Le complément autour de N 1 n'est plus obligatoire; le constat est connoté négativement : il a valeur détrimentale (« je ne me sens pas bien », « je ne suis pas dans mon état normal ») : l'énonciateur juge que ce qui tourne – ou du moins lui apparaît tourner – ne devrait pas tourner. Comme dans les exemples (1.a-d), l'activité de N 0 est définie par rapport à un repère N 1 (le soleil, les mégalithes, moi) mais ce centre n'en constitue pas la finalité : N 0 tourne autour de N 1 sans chercher à le rejoindre ou à s'en éloigner, par exemple. On retrouve ces valeurs dans les emplois (1.f-g), également imperfectifs; mais ils se prêtent mal aux paraphrases faire des tours, faire le tour de et ne supposent pas nécessairement une configuration fermée : (1) f. Tourner autour de quelqu'un (« ne pas oser l'aborder directement »), Tourner autour d'une femme (« s'intéresser à elle, lui faire la cour ») g. Tourner autour du pot, autour de la question Le complément dénote ce qui fonde que N 0 tourne, mais cette activité reste atélique relativement à ce N 1 : N 0 n'atteint pas N 1 – d'où, là encore, un possible effet détrimental. Dans le cas de (1.h-j), le procès est statique et la paraphrase faire le tour de seule admissible – également en une interprétation statique : (1) h. L'escalier tourne autour de la cage d'ascenseur. i. Un boulevard tourne autour de la ville. j. Un bracelet d'or en spirale tourne autour du bras bronzé de notre hôtesse. Est donnée une propriété de N 0, mais toujours décrivant le fait que N 0 obéit à une configuration déterminée (N 0 est censé suivre une certaine ligne, imposée par la forme de N 1), qui n'est pas, ici non plus, nécessairement fermée (ainsi les deux bouts du bracelet en spirale ne se rejoignent pas). Dans (1.k), la paraphrase faire le tour de est elle -même inacceptable, mais le sens est aussi celui d'un N 1 vu comme ce qui à la fois engendre l'activité caractéristique de N 0 et en constitue la visée, sans que le processus aboutisse à l'atteinte du but (les religions sont présentées comme discutant indéfiniment du problème sans le résoudre) : (1) k. Chaque religion tourne autour des notions d'innocence et de culpabilité. (Camus) En résumé, dans N 0 tourne autour de N 1, tourner définit une certaine activité (emploi dynamique) ou une certaine identité (emploi statique) de N 0 en relation avec N 1 : N 1 constitue une sorte de centre de gravité qui donne son sens à la variation de N 0 dans son déplacement (la terre, les ombres), dans sa forme (l'escalier, le boulevard), dans son contenu (la religion), mais sans que cette relation soit jamais une coïncidence ni sanctionnée par un résultat (le procès est imperfectif) – sinon celui d'un retour au point de départ, lorsque le procès est télique; tourner décrit donc une manifestation (statique ou dynamique) qui constitue sa propre finalité – dans les emplois (1.f, g, k), le fait que la source (ou cause) du « tourner » puisse être aussi sa visée confirme le caractère circulaire de cette manifestation. L'exemple emblématique est ici (2.a), paraphrasable par Elle fait des tours / un tour sur elle -même : (2) a. La terre tourne (sur elle -même). Le procès est dynamique (à moins que, comme en (2.a), on n'énonce une propriété de N 0) mais il apparaît pouvoir être aussi bien imperfectif, perfectif ou ponctuel : (2) b. Les manèges tournent des heures durant. c. La terre tourne sur elle -même en vingt-quatre heures. d. Une clé a tourné dans la serrure (? ? en une seconde vs à cet instant précis). Le N 1 correspond implicitement (par métonymie) ou explicitement à une partie constitutive du référent de N 0 (la préposition sur introduit l'axe, le pivot qui permet à N 0 de tourner) : (2) e. Tourner sur ses talons L'interprétation est semblable à celle de l'emploi précédent : un parcours complet avec retour (au moins tendanciel) au point de départ. Notons que dans cet emploi du verbe, sur – quoique d'ordre spatial – ne peut guère s'analyser dans les termes de C. Vandeloise (1986) ou P. Dendale et W. De Mulder (1997, 1998). S'il y a en effet « position sur l'axe vertical », ce n'est certainement pas de telle sorte que la terre (la « cible ») serait « plus haute » qu'elle -même (le « site »), et puisque les deux se confondent, on ne peut pas non plus en l'occurrence dire que la cible soit « plus petite » que le site, qu'il y ait « contact » ou « adhérence » entre la cible et le site, ni que le site « s'oppose à l'action de la pesanteur » sur la cible. Certes le site ne paraît pas non plus être « conceptualisé comme contenant » (trait ajouté par P. Dendale & W. De Mulder (1997 : 218) pour distinguer sur de dans), mais si ce sème permet de justifier pourquoi on n'a pas * La terre tourne dans elle -même, il ne peut servir à expliquer pourquoi on n'a pas non plus par exemple * La terre tourne contre elle -même. On pourrait admettre en revanche, à l'aide de D. Paillard (2000 in 2002 : 58), que sur en (2 ') instaure la terre elle -même comme le lieu principal de l'accomplissement du procès tourner par la terre (elle -même en est à la fois le lieu et la source). On opposera de même (2 ') et (2 ”) : (2 ') La toupie tourne sur elle -même. (sur institue elle -même comme le lieu inhérent au tournement) (2 ”) La toupie tourne sur le guéridon. (sur spécifie le milieu dans lequel se déroule le tournement) En (2 '), la préposition établit la relation, tandis qu'en (2 ”) il existe une relation entre la toupie et le guéridon indépendante de sur, ce qui se voit au fait qu'elle peut être précisée par d'autres prépositions (sous, près de, contre …). Dans (2.f), le causatif paraît nécessaire (Les tables tournent paraît a priori étrange, sauf à retrouver l'interprétation [1.e ]) : (2) f. Faire tourner les tables On peut en conclure que tourner suppose du référent de N 0 qu'il possède en soi la propriété de se mouvoir de manière autonome (une clé tourna dans la serrure en (2.d) s'interprète de même comme « quelqu'un fit tourner la clé dans la serrure »). La construction que l'on va maintenant étudier recouvre deux cas de figure, selon que N 1 s'analyse comme un ajout (un « complément scénique », dans la terminologie de J.-P. Boons, A. Guillet, C. Leclère, 1976) ou comme un complément de verbe : Le bus tourne sur la place peut en effet signifier respectivement, soit « Le bus est sur la place et il tourne » (la place est le lieu où il se produit que le bus tourne), soit « Le bus n'est pas sur la place mais il s'y engage » (la place est le point d'aboutissement du tournant opéré par le bus). La préposition introduisant N 1 est en l'occurrence variable (contrairement à autour de ou sur en 2.1. et 2.2.) et ne permet pas toujours l'équivalence avec faire le tour de (L'avion fait le tour de la ville ne constitue pas une paraphrase de L'avion tourne au-dessus de la ville) : (3) a. Il n'a pas cessé de tourner dans sa chambre. b. Il a tourné dix minutes derrière le pâté de maison avant de pouvoir garer sa voiture. c. L'avion tourne au-dessus de la ville en attendant de pouvoir se poser. Le procès est dynamique, imperfectif, et n'implique pas de [changement]; l'interprétation atélique, là encore, suppose le recommencement d'un même parcours revenant à son point de départ : N 1 définit ce qui impose l'itinéraire, mais c'est tourner qui implique la « circularité » (au sens où l'on parle d'un raisonnement circulaire), comme en témoigne l'emploi des mêmes prépositions que ci-dessus avec d'autres verbes : (3) a '. Il n'a pas cessé de marcher dans sa chambre. b '. Il a roulé dix minutes derrière le pâté de maisons. c'. Un avion passe dans le ciel au-dessus de nos têtes. Par opposition à (3.a), (3.a ') n'implique pas de configuration particulière du déplacement (si l'on peut marcher de long en large, on ne peut tourner de long en large). De même, en comparaison avec (3.b), (3.b ') ne contient pas l'idée d'un retour à un point de départ (il aurait aussi pu rouler tout droit pendant dix minutes, mais on ne saurait tourner tout droit). Pareillement, l'avion qui passe ou qui vole au-dessus de la ville ne fait qu'en traverser l'espace aérien (il peut passer ou voler d'est en ouest, précision non applicable à tourner). Le cas (3.d) illustre aussi le cas d'un complément « scénique » mais se distingue des précédents en ce que le verbe est associable au nom tournée : (3) d. Un agent commercial qui tourne dans la région de Marseille Il s'agit cependant là encore d'un parcours préétabli (tels lieux à visiter, telles personnes à rencontrer) qui, par comparaison avec circuler (L'agent circule dans la région de Marseille), me paraît supposer un retour au point de départ : l'agent qui circule, va ou circule d'un point à un autre, on ne pourrait en dire qu'il tourne d'un point à un autre. Tous ces verbes, dont la substitution à tourner n'engage pas, dans le cotexte considéré, une modification sémantique radicale a priori, s'opposent à lui par le fait qu'on peut leur associer un terme que permet d'atteindre le déplacement : on peut marcher, rouler, circuler jusqu' à un certain lieu ou d'un endroit à un autre, mais tourner refuse ce type de distribution – sauf à imaginer que l'entité concernée opère le parcours en faisant des tours (au sens 2.1. ou 2.2.) : Il a tourné jusqu' à sa chambre, « il y est allé en tournant ». Ainsi se confirme -t-il que tourner suppose une configuration autonome en ce qu'elle contient en elle -même – et non dans un repère extérieur – sa propre fin. Ce qui appuie l'idée (cf. note 13) que ce n'est pas la circularité (au sens d'un « parcours en forme de cercle ») qui caractérise l'identité de tourner, ni la fermeture du parcours, c'est que Il tourne peut s'interpréter comme « il prend un/le tournant » s'il s'agit d'un procès dynamique ou comme « il fait un tournant » dans le cas d'un chemin (procès statique), qui n'évoquent pas un « cercle ». Dans un énoncé comme (4.a), la préposition introduit un complément de verbe (ils passent d'un endroit qui n'est pas une allée à un endroit qui est une allée, et de même moi se retrouve dans les taillis alors qu'il n'y était pas avant de tourner) : (4) a. Ils tournent dans une allée et moi dans le taillis. (Marivaux) Le procès est dynamique et présente le trait [changement ], il est perfectif ou ponctuel : il n'y a pas ici une activité continue mais au contraire une rupture, une discontinuité; il n'y a pas non plus de retour – même tendanciel – au point de départ. Il en va de même pour : (4) b. Au prochain carrefour, vous tournerez à gauche. c. Il sourit tout à coup : la fortune tournait de son côté et ses yeux brillèrent. (Musset) Ce qui relie toutefois cet emploi aux trois autres, c'est qu'il s'agit pour N 0 d'adopter une certaine configuration définie par N 1 : le chemin impose à celui qui l'emprunte un certain parcours. Si l'on compare en effet à tourner les verbes perfectifs ou ponctuels (associés à un complément locatif) qu'on pourrait lui substituer dans ces cotextes : aboutir, aller, arriver, entrer, courir, passer …, la différence est que ces derniers ne contiennent en eux -mêmes que le changement de direction de N 0, tandis que tourner inclut de surcroît la modification de la forme du chemin lui -même. Si l'on tourne dans une allée (4.a), c'est que la voie que l'on emprunte comporte un tournant qui débouche sur cette allée, alors que Ils vont / aboutissent / arrivent dans une allée ne suppose pas une configuration particulière du chemin suivi jusqu'ici – une forme propre qui inclurait intrinsèquement le changement de direction. De même, courir ou passer dans le taillis implique l'initiative de la part de N 0 de transformer son itinéraire, mais tourner dans le taillis implique de plus une rupture prévue par l'itinéraire lui -même – qui contraint donc le déplacement de N 0 s'il veut aboutir au taillis. Une formulation comme La fortune vient de son côté entérine la direction que prend la fortune, mais La fortune tourne de son côté (4.c) y ajoute le fait que la fortune elle -même connaît une mutation (pour se diriger de son côté, il lui faut tourner). Le commentaire serait similaire pour Vous prendrez à gauche comparé à Vous tournerez à gauche (4.b), qui ajoute à l'initiative de N 0 de prendre à gauche la condition que pour ce faire il doit opérer un tournant. Pareillement, passer ailleurs c'est choisir d'emprunter un chemin autre que celui qui était indiqué, tandis que tourner ailleurs suppose acquis qu'il faut tourner : on se soumet à la bifurcation imposée par le chemin, ailleurs disant que l'on se plie à cette exigence mais en la différant (j'ai manqué l'endroit où il fallait tourner : je tournerai plus loin) – tourner implique que le changement est dans la définition de l'identité du chemin (il lui est interne) et s'impose (de l'extérieur) à l'entité qui se déplace; de fait, la modification peut faire l'objet de l'énoncé d'une propriété : (4) d. A deux cents mètres, l'avenue tourne. e. Sachant jusqu'où [les chemins] allaient filer droit, où ils tourneraient. (Proust) f. Sous les arbres dépenaillés tournent des allées sans mystère. (Colette) Si l'avenue, le chemin, l'allée tournent, alors, les empruntant, on doit tourner aussi. Un autre point commun avec les emplois précédents est celui d'une instabilité, qui n'est pas, comme en (1.e), dans le constat que quelque chose tourne alors que cela ne devrait pas être le cas, mais dans celui que ce qui tourne ne va pas tout droit (contraste qu'exhibe explicitement (4.e)); le tournant suppose un écart dans une trajectoire envisagée ou attendue à partir du chemin parcouru (4.g), ce caractère imprévisible pouvant cacher un danger potentiel (4.h) : N 0 peut d'ailleurs référer dans ce cas à des entités capricieuses, versatiles et imprévisibles : la fortune, la chance, le destin, le vent… (4) g. Être à un tournant de sa carrière. Un tournant de l'histoire. Une décision qui marque un tournant (4) h. Attendre quelqu'un à un tournant. Avoir quelqu'un au tournant Celui qui se trouve concerné par ce qui tourne est dans une situation instable dans la mesure où il n'a pas de prise sur elle : se confirment ainsi les conclusions précédentes selon lesquelles tourner suppose une variation autonome, sans finalité ou point d'aboutissement contrôlable. Dans l'emploi 2.4., le complément quelque part peut prendre la forme à gauche, à droite, à l'est (Le vent tourne à l'est), où d'autres prépositions que à sont susceptibles d'apparaître : vers la gauche, sur la droite. Ici, à est figé et introduit des noms prédicatifs (événement, état, propriété) : (5) a. Avec l' âge, il tourne à la misanthropie, au mysticisme. b. Un incident banal qui tourne au tragique c. La fuite de la droite ennemie tournait à la débâcle. (Malraux) d. Hier soir, le ciel était d'un bleu qui tournait au noir. (Green) Une paraphrase par prendre un tour aussi bien que prendre un tournant est possible si le N 1 a un correspondant adjectival susceptible de modifier tour et tournant : (5) a '. Avec l' âge, son caractère adopte un tour mystique / prend un tournant mystique. b '. Un incident banal qui prend un tour tragique / connaît un tournant tragique. Le procès est perfectif ou ponctuel et débouche sur un changement (l'incident était banal, il devient tragique) : (5) c'. La fuite de la droite ennemie tourne à la débâcle en quelques instants / à ce moment précis. Comme en 2.4., tourner décrit une évolution interne, c'est-à-dire non liée à une cause extérieure mais en quelque sorte déjà « programmée » par la nature de N 0 : il est dans la nature du lait d'avoir une certaine évolution et de devenir aigre (Le lait tourne à l'aigre). De même, un bleu qui tourne au noir suppose une continuité entre le bleu et le noir, tandis que un bleu qui passe au noir présente la transformation comme un saut à un état différent : on passe à autre chose – de la même manière, en 2.4., passer ailleurs était compris comme « prendre un autre chemin que celui que l'on doit suivre ». Et dire qu ' une idée tourne à l'obsession, c'est signifier qu'une idée déjà prégnante dans l'esprit de la personne devient progressivement son unique préoccupation. Dans tous les cas, le procès (statique) est un jugement porté sur N 0 dont l'observateur interprète la variation : on retrouve l'idée déjà avancée à propos de La terre tourne autours du soleil en 2.1., selon laquelle c'est l'astronome qui donne un sens au processus dans lequel s'inscrit la terre. Comme en 2.4. également, cette modification interne que décrit (5) est relativement imprévisible pour l'observateur qui en prend conscience et la qualifie, d'où une possible valeur détrimentale, ainsi que le montrent les exemples et les expressions lexicalisées enregistrés par les dictionnaires : (5) e. Votre frère aîné allait tourner à l'hébétude et entrer dans les ordres. (Montherlant) f. Tous leurs efforts ont tourné à leur confusion. (Rousseau) g. Tourner à l'aigre. Tourner à la graisse, à l'huile (prendre une apparence huileuse sous l'effet de la maladie appelée « graisse »). Tourner en eau de boudin. Tourner en bourrique Lorsque N 1 se prête à une identification de N 0 à N 1, la préposition introduisant N 1 est en : (5) h. L'amour que j'ai pour toi tourne en haine pour elle. (Corneille) L'amour devient de la haine au terme du procès tourner – qui est donc télique et a le trait [changement] –, la proximité des deux sentiments étant un poncif bien connu. Dans l'emploi 2.5., le complément à N 1 ou en N 1 peut entrer en équivalence avec un adverbe de manière : bien, mal, comme ça : une discussion qui tourne au vilain ou au vinaigre peut être dite, de manière grossièrement paraphrastique, tourner mal ou de même la fuite de la droite ennemie (5.c) tourner de façon favorable ou défavorable, selon le point de vue. Il y a donc un lien avec les emplois (6) ci-dessous, où cependant le complément est facultatif : (6) a. L'heure tourne. L'heure a vite tourné. b. Le moteur tourne à mille tours minute, à plein régime. c. Les entreprises continuent à tourner. d. Un service qui tourne rond e. C'est une affaire qui tourne. Ici, on ne peut associer à tourner des formulations avec tour ou tournant et le procès n'est plus perfectif ou ponctuel : on retrouve donc les interprétations atéliques des emplois 2.1. à 2.3. telles que N 0 est vu pris dans une activité continue. Dans le cas du moteur, de l'usine ou des entreprises, tourner sans modifieur met l'accent sur le fonctionnement approprié, harmonieux, de l'ensemble. Ce qui oppose tourner à marcher, dans ces situations, c'est qu'avec tourner est reconnu le fait que chaque partie joue convenablement son rôle en interaction avec les autres – donc à l'intérieur du tout considéré en lui -même –, tandis que marcher porte un jugement global sur le tout, dans sa conformité à une attente (Alors, ça a marché ?) sans prendre en considération les parties; en somme tourner qualifie le fonctionnement, tandis que marcher prend acte de son résultat : une entreprise ou une machine peuvent tourner sans pour autant (bien) marcher, et un moteur tourner à vide – pour rien; marcher présuppose donc tourner et non l'inverse, comme le montre le test de leur coordination en mais (* Ça tourne mais ça marche vs Ça tourne mais ça ne marche pas) et enregistre un résultat effectif (* Ça marche à vide). Cependant, cette activité du N 0 qui « tourne » en harmonie avec sa fonction peut donner lieu à jugements mitigés : c'est que, si les choses vont comme elles doivent aller, ce bon fonctionnement est purement autotélique (on ne progresse pas, il n'y a pas de finalité extérieure); on retrouve cette idée que tourner décrit une activité atéléonomique et donc fermée sur elle -même, qui ne mène nulle part : (6) f. Ce qui est assez grave dans une partie des recherches en grammaire générative et transformationnelle, c'est que c'est conduit de telle manière que cela peut « tourner »; or le problème n'est pas que cela tourne ou non, le problème est d'avoir une procédure qui permette d'établir des interactions entre des domaines qui très souvent […] nous apparaissent comme disjoints. (A. Culioli, 1979 in 1999 : 82) Pourquoi le fait que « cela tourne » n'est-il pas jugé pertinent par l'auteur, pourquoi le fait de construire quelque chose qui « tourne » est-il estimé « assez grave » (ce qui paraît paradoxal) ? C'est, d'après le contexte, que ce qui tourne fonctionne sans qu'on en ait la justification, et sans correspondre à la production de résultats intéressants; ainsi tourner décrit un fonctionnement harmonieux en soi mais qui n'a pas de raison d' être, aux yeux de celui qui emploie le verbe : celui qui dit ça tourne le dit sur un fond d'insatisfaction (l'observateur reconnaît la variation mais refuse de la valider). Ce commentaire vaut pour (6.g) : (6) g. Seul un travail en équipe soigneusement organisé permettra de construire un modèle qui ne soit ni réducteur ni inconsistant. Il y faut des mathématiciens […]; des linguistes qui n'aient pas une foi ingénue en l'observation directe ou une allégeance à tout ce qui serait formel et “tournerait rond ”; des informaticiens […]; des psycholinguistes [… ]. (A. Culioli, 1974 in 1999 : 64) Là encore, tourner rond n'est pas employé de manière positive, alors qu'on aurait tendance à penser (spécialement par comparaison avec ce qui ne tourne pas rond) que tourner rond est conforme à ce que l'on attend du fonctionnement normal d'un modèle : c'est qu'un modèle peut fort bien remplir son office – ici : rendre compte de ce qu'il formalise – tout en étant « réducteur » ou « inconsistant » – autrement dit en ne servant à rien d'autre qu' à lui -même. Les modèles dont il est question se délimitent un objet tel que peut en rendre compte le formalisme adopté : ils sont donc nécessairement appropriés, mais clos sur eux -mêmes, infalsifiables. (6.h) illustre une restriction similaire (il s'agit de l'Intelligence Artificielle : IA) : (6) h. Si on la considérait comme une science, on serait inévitablement conduit à perpétuer cette erreur aujourd'hui banale : croire que l'application qui « tourne » sous la forme d'un système d'IA valide par là -même les conceptions théoriques qui ont présidé à sa mise en œuvre. (F. Rastier, 1991 rééd. 2001 : 36) Lorsque l'on parle de lait, de beurre, de mayonnaise, de légumes – en somme de denrées périssables –, tourner n'est reliable ni à tour, ni à tournant; il décrit un procès perfectif dont le résultat est formulable par le participe passé adjectivé : (7) a. Le lait non pasteurisé tourne facilement. Ah zut, le lait est tourné ! b. Un restant de bouillon qui a tourné c. Il a été convenu qu'on ne parlerait pas d'amour, ça fait tourner les sauces. (Murger) d. Les poissons s'amollirent, se noyèrent : des senteurs de chairs tournées se mêlèrent aux souffles fades de boues qui venaient des rues voisines. (Zola) Le GLLF signale que tourner se dit aussi « en parlant du raisin, des fruits : prendre de la couleur en mûrissant » et « en parlant des laitues, des choux : pommer », où le résultat n'apparaît pas détrimental. Comme dans les emplois 2.4. et 2.5., également téliques, le verbe exprime une modification interne, une évolution conforme à une « programmation » naturelle dont le contrôle échappe à un observateur extérieur – qui n'en est pas moins celui qui interprète la variation, lui donne sens en lui attribuant une finalité. Si l'intuition permet – éventuellement guidée par la description lexicographique – de ranger les autres emplois sous telle ou telle rubrique sémantique, on ne peut justifier le rapprochement par les critères formels jusqu'ici retenus; ainsi dans : (8) a. Son pied a tourné. le procès est plutôt ponctuel que perfectif (? ? Son pied a tourné en une seconde) mais on ne peut guère dire que le pied a fait un tour ou pris un tournant, ni associer au verbe un complément en sur comme en 2.2. (? ? Son pied a tourné sur lui -même), ni en quelque part comme en 2.4., ni un adverbe de manière comme en 2.5. ou 2.6., et l'on a aussi difficilement ? ? Son pied est tourné. Il en va de même pour (8.b), le procès étant cette fois imperfectif : (8) b. La tête me tourne, je n'y vois plus rien. ou encore pour : (8) c. Tu me fais tourner la tête. (E. Piaf) d. Dès la seconde bouffée, le cœur me tourna. (Maupassant) e. Tourner de l' œil Tous ces emplois ont en commun de concerner un N 0 dit « de partie du corps » et illustrent le cas d'une variation imprévisible et incontrôlable, le plus souvent détrimentale – le cas (8.c) ne paraissant pas correspondre à une situation dommageable… Dans le cas de Silence, on tourne ! ou de Elle tourne beaucoup en ce moment (dit d'une actrice de cinéma), tourner est associable au nom tournage et peut (provisoirement) être considéré comme un emploi absolu du verbe transitif (tourner une scène, tourner beaucoup de films). La forme schématique vise à caractériser l'identité du terme dans son apport singulier au sens de l'énoncé et son interaction avec le cotexte (en ceci qu'il donne à interpréter d'une certaine manière les termes qui lui sont co-occurrents). Les commentaires des emplois analysés en 2. me paraissent déboucher sur la proposition suivante : tourner dit que Une entité a est inscrite dans une variation b définie par la nature propre de a et en relation avec la nature d'une entité extérieure c qui peut être un observateur. Le mot variation est ici préféré à processus, qui peut ne suggérer qu'un procès dynamique (or on a vu que tourner peut aussi correspondre à un procès statique). Dans La terre tourne, il y a une entité a (la terre) prise dans un processus b (tourner) qui trouve sa source dans la nature de la terre elle -même et ne sort pas de cette logique interne (il n'y a pas de causalité ni de finalité extérieures au procès) – d'où la formulation est inscrite dans. Le commentaire de Le lait tourne serait identique, de même que celui de L'allée tourne – à condition de considérer b comme statique, restriction que le terme variation me semble permettre d'éviter. La formulation définie par la nature propre de a correspond au fait que a doit, par ses propriétés constitutives, être susceptible de variation (cf. ce que l'on a dit du nécessaire causatif dans Les tables tournent / Faire tourner les tables), et fait écho au caractère autonome de b (à l'absence d'une causalité aussi bien que d'une finalité extérieures) : la variation a sa source dans la nature de a et est atéléonomique. Dans La terre tourne autour du soleil, la terre tourne est décrit par : « une entité a est inscrite dans une variation b définie par la nature propre de a » et autour du soleil spécifie que l'observateur rapporte la variation à l'existence d'une entité c (le soleil) : le complément indique ce relativement à quoi la terre est vue tourner; il en va de même pour L'escalier tourne autour de la cage d'ascenseur – le procès, ici, étant statique. Dans La clé tourne dans la serrure est spécifié le cadre c (la serrure) de la variation de l'entité a (la clé); pour Un bleu qui tourne au noir ou Le bouillon tourne à l'aigre, l'entité c (le noir, l'aigre) correspond à l'interprétation, par l'observateur, de la variation en terme d'une altérité qu'il attribue à b. L'effet détrimental ou bénéfique associé à l'énoncé de a b c est également lié au point de vue de l'observateur, à la manière dont il conçoit l'ordre des choses et ressent la variation relativement à ses attentes, soit qu'elle lui paraisse conforme à ses représentations (Ça tourne : « tout va bien, comme ça doit aller, tant mieux »), soit au contraire qu'il soit désagréablement surpris par la tournure que prennent les événements (Oh là là, ça tourne : « j'ai trop bu, je ne me sens pas bien » ou « il y a trop de tournants, c'est dangereux, j'ai peur »), ou qu'il attende que la variation débouche sur un résultat qui – par définition – n'est pas atteint (D'accord, ça tourne : « et alors ? on n'avance pas ! »). La forme schématique proposée n'est qu'une esquisse : elle représente le résultat d'une investigation partielle énoncé dans des termes informels, en ceci qu'ils ne s'inscrivent pas rigoureusement dans le système conceptuel auquel sa tentative de construction est censée la rattacher. Oserai -je dire qu'elle tourne ? Oui, dans la mesure où, si elle paraît appropriée, elle n'échappe pas à la circularité : elle retrace ce que j'ai tiré des exemples considérés au départ et sa validité n'a été testée que par un retour simple à ces mêmes données; il eût fallu de surcroît en étudier soigneusement le déploiement dans les divers emplois auxquels elle prête. Il reste en outre à la confronter aux autres constructions, délibérément mises de côté dès le départ, du verbe tourner; elle devrait ensuite être vérifiée sur des paradigmes distributionnels étendus (quels N 0 dans N 0 tourne / N 0 tourne sur soi -même, et quels N 1 et prépositions ou adverbes dans les énoncés impliquant un complément ou un ajout), et sur des corpus systématiquement attestés. Le classement proposé en 2. s'est d'autre part fondé sur un nombre restreint de propriétés : tourner peut être non seulement intransitif mais aussi transitif et pronominal, il est apparenté à tour, tournant et également à tournis, tournement, tourne, et à des verbes tels que détourner, contourner, retourner, etc. En somme – et heureusement – il reste beaucoup à faire ! | La démarche consiste à établir les cas de figure délimités par les propriétés syntaxiques et morphologiques du verbe. On inventorie ses constructions et le nom apparenté qui lui correspond éventuellement dans chaque structure : tourner autour de/faire le tour de, tourner (sur soi-même)/faire des tours sur soi-même, tourner quelque part/prendre un tournant, etc. Chacun des emplois est ensuite commenté d'un point de vue sémantique, de manière à dégager les composantes qui se retrouvent dans chaque cas, et à proposer une définition unitaire. | linguistique_524-06-10749_tei_787.xml |
termith-623-linguistique | Mettre en équivalence et en opposition plusieurs discours, les uns énoncés dans des interactions qui se sont produites (les deux débats Royal-Sarkozy et Bayrou-Royal), les autres ne ressortissant pas à de réels « échanges » (Nicolas Sarkozy et François Bayrou, d'une part, ne se sont pas rencontrés; d'autre part, Ségolène Royal assume ici deux rôles, que nous nommerons « RoyalB » quand elle est confrontée à François Bayrou et « RoyalS » quand elle est face à Nicolas Sarkozy), est un pari de recherche risqué. Assembler les quatre textes en un corpus soumis à l'enquête lexicométrique, c'est fusionner deux « situations de communication » en un seul « site d'emploi », c'est supposer entre les débateurs des confrontations orales qui n'ont pas existé. Voilà pourquoi la fusion de leurs vocabulaires (d'où la valeur F du corpus total) et la confrontation de Ségolène Royal à ses deux partenaires puis à elle -même (d'où les valeurs f des divers textes) nécessite de forts invariants de corpus (unité de genres, situations de communication identiques…), comme dans la présente étude. Nous évoquerons un « Duo » entre François Bayrou et Ségolène Royal (Bayrou, RoyalB) puis un « Duel » entre cette dernière et Nicolas Sarkozy (RoyalS, Sarkozy), tant les enjeux sont différents. Voilà pourquoi, une fois ouvert l'espace comparatif par une analyse factorielle des correspondances sur les formes à F > 3, nous nous focaliserons sur la spécificité de chacun au sein du corpus ou des couples, dont le couple virtuel RoyalB/RoyalS. Le corpus comprend (journalistes exclus) 40 455 occurrences et 4 356 formes, réparties ainsi : On constate une dissemblance entre les quatre totaux d'occurrences : le débat entre François Bayrou et Ségolène Royal parait plus court que celui entre la candidate et Nicolas Sarkozy; il y a 4 788 occurrences de différence entre ce dernier et François Bayrou. Cela exigera des calculs comparatifs peu sensibles aux inégalités en longueur des textes dans l'analyse quantitative de chaque unité de vocabulaire. Quelles positions (dans un espace à trois dimensions) les quatre textes occupent-ils les uns par rapport aux autres ? Une analyse factorielle des correspondances (AFC) fournit la carte des deux dimensions majeures de leur répartition dans l'espace de leurs vocabulaires selon la hiérarchie : axe horizontal (40,8 % de l'information statistique) / axe vertical (36,7 %), ce dernier rendant compte d'un résidu non expliqué par l'axe horizontal : Le premier enseignement concerne l'axe horizontal du premier facteur, si l'on projète sur lui les points Sarkozy et RoyalS puis Bayrou et RoyalB : les deux premiers se situent à la gauche de cet axe (à - 421 pour Sarkozy, à - 34 pour RoyalS, par rapport au centre d'équilibre du système et selon la notation arbitraire du positionnement); les deux autres à droite et plus rapprochés (à + 228 pour Bayrou, + 408 pour RoyalB). Deux zones : deux débats ? Constatons que la plus forte opposition sur cet axe horizontal se situe entre le vocabulaire sarkozien (à - 421) et celui de son opposante… lorsqu'elle débat avec François Bayrou (à + 408); une distance de plus de 800 points les sépare. Les thèmes ou les modes argumentaires seraient-ils prépondérants ? S'agit-il de deux affrontements étanches ? Nicolas Sarkozy ignore -t-il le débat précédent ou le connait-il trop bien ? Sur l'axe vertical, l'antagonisme structurant, mais secondaire par rapport au clivage précédent, concerne justement François Bayrou et Ségolène Royal : on observe un net rapprochement des deux prestations de la candidate face à ses antagonistes successifs (à - 304 et - 172 pour elle contre + 79 et + 552 pour eux). Ce graphique permet de hiérarchiser les rapports quantitatifs que, mis en commun, les mots des locuteurs entretiennent les uns avec les autres : 1. On constate d'abord le clivage entre les deux débats, dans lequel vient peser, aux deux extrêmes de l'axe horizontal, une opposition Sarkozy/RoyalB (RoyalS ne participant que pour 4/1 000 à la construction de cet axe, on aura recours à d'autres analyses pour voir clair dans l'opposition Sarkozy/RoyalS, supplantée ici par un débat non effectué…). 2. On observe ensuite une opposition secondaire : Bayrou/RoyalS et RoyalB sur l'axe vertical. 3. Enfin, on constate une opposition résiduelle entre RoyalB et RoyalS, que montre l'analyse d'un troisième axe. Interrogeons les formes responsables de ces positionnements, en spécifiant l'emploi de ces formes par la probabilisation de leurs fréquences, selon la méthodologie du Laboratoire de St-Cloud (Lafon, 1980, p. 161-177; 1984, p. 44-85; Lebart, Salem, 1994, p. 58-70 et 161-177; Salem, 2001). Le logiciel Lexico3 permet toutes les combinaisons dans le calcul des spécificités : le débat Bayrou + RoyalB dans l'ensemble du corpus, puis Bayrou et RoyalB opposés l'un à l'autre dans le sous-corpus de leur Duo (à prob. < 1 %). Ce tableau (quand on l'analyse jusqu' à coeff. > 2) restitue la spécificité de l'échange Royal-Bayrou par rapport à l'ensemble du corpus, puis la part prise par chaque partenaire du Duo dans cet ensemble. Si Ségolène, Royal, désaccord, Nicolas, Sarkozy, pays font partie du discours propre à François Bayrou, et, donc, quartiers, dialogue, Bayrou, objectif, scolaire … decelui de RoyalB, en revanche des mots comme ça, là, cette, eh bien, euro en suremploi commun, de même que président/présidente et République en sousemploi commun, caractérisent la tonalité propre au Duo. Mais rares sont ces caractéristiques communes. Plus souvent, à thème identique, mots différents. Voici leurs 13 et 14 spécificités positives les plus évidentes : Les spécificités mentionnées dans ce double tableau concernent des mots quasi réservés à un seul des duettistes : il s'agit, pour François Bayrou, des noms et prénoms des parties adverses et, pour Ségolène Royal, des seuls nom et prénom de son partenaire immédiat. Évitant d'évoquer Nicolas Sarkozy, celle -ci centre tout son discours sur le présent « dialogue ». François Bayrou, pour sa part, s'adresse explicitement à Ségolène Royal et implicitement à Nicolas Sarkozy. Cette asymétrie fait que le candidat centriste, en suscitant un triangle imaginaire, se promeut au niveau des deux autres, tout en sachant qu'il doit préserver l'avenir des relations entre Modem et PS ainsi que sa propre candidature à la présidentielle suivante; il laisse le temps au temps. Ségolène Royal, à l'inverse, est pressée par l'urgence de recevoir le plus d'appui possible, très précieux à ses yeux, du chef des centristes, dont le score électoral n'est pas négligeable (d'où la fréquence de aujourdhui, mais aussi de moment, jamais prononcés par François Bayrou) : l'élection se jouerait-elle ici ? Face à cette poussée de convictions (je crois que, segment ségolénien ultraspécifique), d'explications (c'est-à-dire), ce dernier, s'il s'oblige à marquer presque autant l'accord qui les fait débattre que tel « désaccord sur ce point » qui les sépare, ne dit-il pas à propos de la Banque centrale et de l'euro faible : « Sur ce point, en effet, Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal sont en accord profond et moi je suis en désaccord. » À se demander si un échec de Ségolène Royal ne lui déplairait pas… À un François Bayrou insistant sur débat, terme qui ne présuppose aucun engagement mais un échange contradictoire, sur une balance répétée désaccord-accord, où désaccord arrive en tête (avec une spécificité à coeff. 4) et sur divergences et différences, Ségolène Royal répond en mettant en avant ensemble, dialogue, convergences, cohérences, rapprochements … L'une pousse, l'autre freine, statistiquement parlant. Une autre marque accompagne ces répétitions : l'insistance sur le refus qui apparait chez François Bayrou à travers l'usage de négations plus fréquemment répétées que chez Ségolène Royal. Mais, dans ce domaine, le Duel Sarkozy/Royal l'emportera sur le Duo Bayrou/Royal, signe d'affrontement recherché. Entre ces derniers, au contraire, les fleurets du désaccord sont mouchetés. Voici une approche en douceur de Ségolène Royal – un « bout de chemin ensemble » proposé par la candidate : Il m'a semblé du coup très important [. ..] que nous puissions voir sur quels thèmes nous pouvons faire un bout de chemin ensemble. Nous ne sommes pas d'accord sur tout et donc, déjà, précisons d'abord ce que je n'attends pas de ce dialogue : c'est un ralliement à la fin de ce dialogue [. .. ]. Nous pouvons faire émerger un certain nombre de cohérences, de convergences sur les thèmes que vous avez évoqués [. ..]; il est très important [. ..] de voir sur quels thèmes, en effet, un plus large rassemblement qu'au-delà d'un camp peut se faire. Ensuite on fait un bout de chemin ensemble, on voit comment on fait ce bout de chemin ensemble. C'est-à-dire, on discute aussi sur la façon de faire ce bout de chemin ensemble. Réponse de François Bayrou, balancée entre l'affirmation négative, refus d'une collusion et une semi-proximité (scandée par « on est tous les trois ») : Je ne vais pas me rallier à Ségolène Royal et Ségolène Royal, je présume, ne va pas se rallier au Centre. C'est pas ça le sujet [. .. ]. Nous sommes tous, tous mis en demeure, Ségolène Royal, Nicolas Sarkozy et moi, comme représentants des trois forces qui désormais structurent la vie politique française, le Parti socialiste, l'UMP et le Centre qui est apparu dans cette élection. On est tous les trois de la même génération, on est tous les trois en situation de responsabilité. Nous avons le devoir de faire bouger les choses. Ma conviction profonde est qu'il y a des sujets sur lesquels, bloc contre bloc ou parti contre parti, nous ne réussirons pas à les faire avancer [. .. ]. Donc rien de plus simple que de voir des dialogues ou des débats ou des confrontations, comme on voudra, s'organiser pour savoir où nous voyons des points d'accord larges et où nous voyons des points de différence ou de divergence. Répétition : imprégnation en mémoire. François Bayrou espère -t-il rester, pour une oreille inattentive, un homme du « ne… pas », du « je suis en désaccord » (15 fois répété) et Ségolène Royal la femme d' « aujourd'hui », porteuse d'entente et de positivité (ensemble, dialogue, convergences, pacte présidentiel, objectif(s), je crois) ? La liste des éléments spécifiques ne s'arrête pas à ces formes exceptionnelles. Dans la zone des quelques millièmes de chances d' être aussi présentes, la première personne n'est pas absente. Mais cela ne semble pas être ici le souci majeur de Ségolène Royal. Certes je et j ', moi et me, m', mon, ma, mes animent son discours, mais sans insister. L'enjeu n'est pas là. Ce qui caractérise le plus François Bayrou, dans cette personnalisation du discours, est sa dépersonnalisation : un indéfini est pourvu, chez lui, d'un degré de spécificité inattendu dans le Duo, le pronom on (qui sera utilisé aussi par Nicolas Sarkozy mais en ultraspécificité dans le segment l'on). Vraie et fausse dépersonnalisation, en fait : car ce on est la plupart du temps, chez François Bayrou, un substitut de nous qui jouerait sur son indétermination. Car qui est, en général, désigné par ce on ? Suffit-il de le rapprocher de ça (coeff. 41 pour le Duo par rapport au corpus total)et de eh bien, et d'attribuer leur usage à un style plus oral propre au locuteur ou à l'échange détendu avec Ségolène Royal ? Les deux citations faites plus haut montrent que le on, chez le candidat centriste, se conjugue à trois, tandis que chez la candidate socialiste, il se conjugue à deux. N'en est-il pas de même, ici du moins, pour le nous, voire le tous et le ensemble ? Plus ambigu dans ses références, le ça fonctionne, lui, comme un nous à multiples perceptions. L'un et l'autre pronoms sont, chez François Bayrou, porteurs des mêmes effets : parler pour trois dans un dialogue à deux, se promettre sans se compromettre, se montrer rapprocheur tout en se démarquant : « Nous sommes tous mis en demeure… On est tous les trois de la même génération… Je trouve que, sur des sujets comme ça, on devrait être capable de discuter ensemble. » Double discours, à deux, à trois, en surface, en profondeur ? Bref, Nicolas Sarkozy est en coulisse. Le jeu de Ségolène Royal, vu l'immédiateté de l'enjeu présidentiel, ne peut être que plus simple. Son je est plus humble; le vous agressif (arme de Nicolas Sarkozy) n'est pas de mise; le on est évité. Il s'agit ici d'apparaitre en harmonie avec son partenaire, d'obtenir de lui un appui électoral, tacite mais visible : plus la convergence sera claire, mieux cela vaudra. Le nous se place entre je et vous : « comme je crois que des millions de Français pensent que, sur certains sujets difficiles, nous pouvons faire émerger un certain nombre de cohérences, de convergences sur les thèmes que vous avez évoqués ». Bref, Nicolas Sarkozy n'est pas en coulisse. Le ça de François Bayrou(comme le cela de Ségolène Royal et de Nicolas Sarkozy dans leur Duel) résume aussi une thématique évoquée ou refusée : « C'est pas ça le sujet », dit-il; « Je n'attends pas cela », dit-elle. Quels thèmes ou sujets ? Et avec quels outils sont-ils présentés et défendus ? L'apparition de quartiers parmi les premières spécificités du débat Bayrou-Royal et de social dans les fortes spécificités de RoyalB et surtout de toute la série adjectivale social(e,aux) parmi ses spécificités à coeff. > = 2conduisent à décliner ce thème en priorité. Accompagnant la montée en fréquence de social dans le texte RoyalB (et, à un moindre degré, dans RoyalS), d'autres thèmes sont promus (voir graphique 4 page suivante). On s'aperçoit que la promotion du registre social dans les spécificités des débateurs est une des marques statistiques majeures de RoyalB et RoyalS. Mais qu'est -ce qui est dit « social » dans le discours ségolénien ? Le concordancier des occurrences de cet adjectif fournit une série d'emplois très divers. À la différence de Nicolas Sarkozy qui cantonne « social » dans un rôle financier (à la suite de : allocations, cotisations, exonérations, compétences, minimas) et de François Bayrou qui ne fait que reprendre deux lexies de son interlocutrice (sécurité sociale professionnelle, partenaires sociaux), la palette de Ségolène Royal va de l'humain (travailleurs, partenaires, dialogue, progrès) à l'institutionnel (sécurité, droits, régimes, compromis, protocole). Cette insistance s'accompagne d'un accent mis sur l'économique, l'entreprise, la croissance dont on ne peut séparer ni travail, ni salaire-salariés (coeff. 4 chez RoyalB) ni, on vient de le voir, chômage-chômeurs. Sur les plans du social et de l'économique, le débat se cantonne – retraite et 35 heures (d'emploi banal) mis à part – à un quasi-monologue de Ségolène Royal face à François Bayrou, où l'insistance sur le thème entreprise, croissance, compétitivité, économie, délocalisation semble aller de pair avec le thème travail, salaire, emploi, SMIC et, très spécifiques de RoyalB, les segments formation ou sécurité sociale (+ professionnelle). La réforme des institutions françaises est un débat mieux partagé entre les candidats, mais avec des mots différents mis en avant. Là où Nicolas Sarkozy insistera seul sur président de la République, c'est réforme, Parlement, institutions, élus, référendum que Ségolène Royal pousse en avant et c'est avec France, pays, État, Assemblée, citoyens, élections querépond François Bayrou. Tous deux partagent une valorisation de démocratie(-ique) et ensemble ils invoquent contre Nicolas Sarkozy l ' État impartial. Ces habitudes de couples de mots font que le discours ségolénien est signé par des segments (à f > 10) jouant presque un rôle d' « indice de rappel » (Saint-Cloud, 1995, p. 183-190) : réforme démocratique, partenaires sociaux, service public, pacte présidentiel, bas salaires, les jeunes … Les spécificités ont enfin attiré notre attention sur l'accent mis par Ségolène Royal sur elles et femmes (coeff. 4 dans Duo), enfants, jeunes et parents (coeff. 3), grappe statistique de formes qui est au moins l'indice d'un certain registre « humain » chez la candidate : Les caractéristiques lexicales mises ci-dessus en évidence montrent un aspect privilégié du discours ségolénien. Mais ce registre suremployé forme -t-il pour autant un tout cohérent ? On sait que les constats lexicométriques n'apportent que des présomptions quant à l'importance discursive que le locuteur accorde aux thèmes discutés : ils ouvrent l'accès, à travers la mise en place des mots, aux volontés d'imprégnation. Pour cerner le sens et ses stratégies, revenons au discours et aux outils. La longueur des phrases ségoléniennes est connue : commentaires, reprises, voire redites. La liaison de leurs propositions multiplie les conjonctions, qu'elles soient coordonnantes ou subordonnantes. Certaines phrases prennent ainsi le temps de flâner : Comme vous venez de le préciser, je crois que c'est un évènement en effet sans précédent, sans précédent, qui donc souligne la modernisation de la vie politique et ce besoin de sortir de l'affrontement bloc contre bloc. Et c'est la raison pour laquelle, si vous le permettez, plutôt que de parler de débat, je préfère dire dialogue. C'est un dialogue aujourdhui qui se déroule et, comme je l'ai souhaité et comme François Bayrou l'a accepté, qui se déroule en toute clarté, devant toutes celles et tous ceux qui veulent y assister. On constate des dissemblances dans le comportement verbal de Ségolène Royal, face à François Bayrou puis à Nicolas Sarkozy : tassement de l'outillage argumentatif par rapport à un Nicolas Sarkozy peu sensible, semble -t-il, à l'expression de la causalité, insistance moins forte de Ségolène Royal sur la réforme institutionnelle, accent amoindri sur le thème social … Au profit de quoi ? Observons d'abord qu'en revanche le je ségolénien tient à s'affirmer hautement face au je -moi sarkozien, et l'effet original de présidente contre l'omniprésent segment président de la République rythmé tout du long par son rival. Mais cela ne va -t-il pas plus loin ? Jusqu' à l'épée… Dès le départ, le téléspectateur comprend qu'il s'agit d'un duel sans pardon, un duel d'égos et de suprématie. Ségolène Royal utilise ici de façon importante (302 occurrences) le pronom je. Or, en général, nous avions remarqué dans le passé que, dans tout débat en face à face, un challenger avait tendance à surenchérir sur son je (comme ce fut le cas pour Jacques Chirac face à François Mitterrand et pour Lionel Jospin face à Jacques Chirac). Si cela se vérifie ici, il faudrait penser que la candidate socialiste se sent en position seconde (dans le rapport à son adversaire précédent, déjà battu, qu'elle voudrait gagner à sa cause, les je du Duo ne s'affrontaient pas). Sur ce plan, Nicolas Sarkozy ne s'en laisse pas conter : son affirmation personnelle porte son je à 277 occurrences. Question politesse, il s'adresse systématiquement à Madame (55 occurences, coeff. 27), forme non marquée dans une situation non familière – 31 fois suivie de Royal. Surabondance d'autant plus forte que son discours est émaillé de courbettes discursives, du type : « Je respecte son talent et sa compétence », « Je ne me permets pas de critiquer. Je faisais simplement remarquer… », « Permettez que je vous pose la question… », « les discours creux (pas le vôtre, je ne veux pas être désagréable) », « Je ne me serais jamais permis de parler de vous comme ça, Madame) ». S'ajoutent les formes élégantes de l'on, cela, puis -je … et l'usage incessant du vous d'une conversation à deux mais qui se transforme vite en interpellation ciblée (171 occurrences avec un coefficient de 7). Car plus on avance, plus le style se durcit. Conversation à deux : pas absolument. Il faudra bien, en cours de route, expulser (exorciser ?) « la tragi-comédie du vrai/faux débat entre Madame Royal et Monsieur Bayrou ». C'est Nicolas Sarkozy qui prononce le nom interdit (donc il l'a bien en tête car, si les voix qui se sont portées sur lui se reportaient sur Ségolène Royal, le chef de l'UMP courrait un risque). François Bayrou lui -même n'est pas à discuter, encore moins à disputer. Seul moyen, mettre sa compétitrice face à ses dires ou lui faire dire : « Madame Royal disait à la veille du premier tour que Bayrou c'était pire que Sarkozy. » Ce type de rosseries fait un curieux mixage avec le style galant; il se conjugue en cela avec une recherche de la déstabilisation de l'autre. Un exemple en est l'utilisation de l'énervement de Ségolène Royal (sur les handicapés) à coups de piqures pour répondre à un assaut. Cet art de désarçonner est partagé. Les attaques de la candidate font parfois mouche (« Vous êtes blessé ? – Non. – Donc tout va bien ! »). L'essentiel ne tient pas à ces escarmouches, même si ce sont elles dont on se souvient le mieux (qu'on se rappelle les empoignades Mitterrand-Chirac). Sans intérêt, lorsqu'elles tournent au jeu de se coller l'un l'autre sur le nucléaire. Bien plus sérieuses quand un examen des spécificités du Duel (à coeff. > 2) par rapport aux fréquences du corpus aiguille la curiosité vers quelques thèmes peu traités lors du débat avec François Bayrou. Le tableau 4 en donne un aperçu. Outre les marques de politesse et l'insistance sur hôpital, handicapés, handicap, ce sont non pas des formes du vocabulaire économique ou politique qui se détachent mais, de façon plus précise, des mots de la finance : impôt(s), dette, taxe, que viennent compléter, dans la zone des probabilités inférieures à 5 %, des formes comme millions, fiscalité, endettement, comptes, payer, fonds, aides. Quelle place occupe Ségolène Royal dans cette confrontation ? On retrouve dans le tableau 5 des fortes spécificités de RoyalS, non seulement les mots créateurs de contraste vis-à-vis du discours sarkozien, mais de nombreuses formes déjà signalées dans le Duo comme propres à Ségolène Royal : elles, sociaux, économique, aujourd'hui (et demain), entreprises, femmes, social, partenaires, jeunes, en effet, suivis par entreprise, réforme, recherche, scolaire, enfants, enfant, parents … Cette abondance de formes conduit à deux hypothèses : 1) la ressemblance d'un dialogue à l'autre est surtout due à une permanence lexicale propre à Ségolène Royal; 2) sur les thèmes communs aux deux débats, le discours de celle -ci ne changeant guère de lexique, ce sont des thèmes nouveaux et, plus encore, une stratégie discursive très différente qui entrainent le surplus d'oppositions explicatif du clivage constaté entre Sarkozy et RoyalB (graphique 1). Pour quels affrontements ? Nicolas Sarkozy aime les pourcentages (le %est ultra-spécifique chez lui), les millions-milliards, les impôts et la taxe – au niveau lexical, cela s'entend. Ségolène Royal préfère le lexique : fiscal, les fonds et les aides, l ' euro. Tel est l'échiquier de l'escarmouche la plus visible, l'un insistant sur les dépenses, voire les économies, l'autre plus visiblement sur les aides « publiques » ou « au développement ». Mais si ce registre saute aux yeux, c'est à cause de la comparaison avec le débat précédent durant lequel aussi bien François Bayrou que Ségolène Royal ne se sont pas envoyé de comptes à la figure. Débat concret contre débat abstrait ? Non. Ici, les chiffrages sont politiques; le nombre est une arme, même approximatif, voire faux : il s'agit de duels dont il est obligatoire de sortir vainqueur (ou victorieuse), c'est-à-dire souvent avoir le dernier mot. Ségolène Royal lance l'attaque : La France est endettée, plus de 20 000 euros par Français, le nombre de travailleurs pauvres est de 2 millions et demi [. .. ]. La pauvreté : 2,5 millions de Français vivent en dessous du seuil de pauvreté. Parmi eux, 2 millions d'enfants, comme le dit l'association Emmaüs. Des retraités qui ont perdu du pouvoir d'achat : le niveau moyen des retraites des femmes est de 850 euros pour une carrière complète et de 622 euros pour une carrière incomplète parce que les femmes subissent très durement le chômage partiel. Un déficit de la Sécurité sociale qui s'élève à 11 milliards d'euros, un chômage qui touche près de 3 millions de personnes. Nicolas Sarkozy réplique avec un bouclier de pourcentages : Sur les cinq ans de gouvernement Jospin, la violence, la délinquance avait augmenté de 18 %; sur les cinq années du gouvernement du quinquennat de Jacques Chirac, la délinquance, avec le même appareil statistique, a diminué de 10 %. [. ..] Je propose une chose : 45 % du budget de la France, c'est le salaire de la fonction publique et les pensions de retraite. 45 % ! 15 %, ce sont les intérêts de la dette. 60 %, ce sont les deux postes… Viendra la pointe (« Madame Royal ne m'en voudra pas mais, à évoquer tous les sujets en même temps, elle risque de les survoler et de ne pas être assez précise »), délicatement excusée par un « je ne me permets pas de critiquer, mais je faisais simplement remarquer que si vous parlez de tout en même temps, on ne va pas pouvoir approfondir ». Les coups s'échangent de plus en plus vite. Nicolas Sarkozy : « On n'y comprend plus rien »; Ségolène Royal : « Vous mélangez tout »; Nicolas Sarkozy : « Vous avez une capacité à répondre à vos questions »; Ségolène Royal : « Vous avez une approche quand même très approximative » … Et que penser de ce court instant, d'une « élégance » à la limite du mauvais gout ? N. Sarkozy. - Vous n'avez pas besoin d' être méprisante pour être brillante. S. Royal. - Je connais vos techniques. Dès que vous êtes gêné, vous vous posez en victime. N. Sarkozy. - Avec vous, ce serait une victime consentante ! S. Royal. - Tant mieux, au moins il y a du plaisir. Nous sommes bien en plein duel. Par à-coups, le ton se fait tranchant, le plus souvent pour pointer l'affirmation de l'autre comme fausse : « Ce n'est pas vrai. Aucune exonération fiscale » (Ségolène Royal); « Ce n'est pas exact, ça fonctionne » (Nicolas Sarkozy). Une exception : l'immigration. On se souvient de l'affrontement Mitterrand-Chirac, le premier refusant manifestement d'employer le terme singulier, actuel, actif et globalisant d ' immigration et le second, naturellement, le terme pluriel, passé et particularisant d ' immigrés (Saint-Cloud, 1995, p. 181-190). Rien de tel ici; un accord se fait sur les mots : N. Sarkozy. - La seule solution possible est le règlement au cas par cas… S. Royal. - Cela devait se faire au cas par cas… Oui, sur le cas par cas on est d'accord… N. Sarkozy. - C'est pour ça que j'ai fait du cas par cas. S. Royal. - Nous ferons du cas par cas… J'ai dit que je n'annoncerais pas un chiffre à l'avance pour ensuite examiner les dossiers au cas par cas. On passe ensuite à autre chose, après l'histoire du grand-père sans papiers et de Cœur de Femmes, comme pour éviter de part et d'autre un consensus déplaisant. Autre type de heurt : Ségolène Royal met en avant ses rencontres et ses prises de position en faisant sonner des noms inhabituels, Chine, Turquie, à quoi viennent s'ajouter quelques noms propres célèbres cités par tous, curieux recours à l'argument d'autorité. Celui -ci avait été utilisé dans le Duo; il s'agissait d ' Europe, thème cher à Ségolène Royal : Moi j'en ai discuté avec Romano Prodi, avec José-Luis Zapatero, avec Angela Merkel. C'est vrai qu'aujourd'hui il y a encore du travail à faire, des rapprochements, mais je vois que les choses bougent puisqu'il y a eu aussi une annexe sociale qui a été travaillée avec Jacques Delors et Paul Rasmussen. Comme François Bayrou, Nicolas Sarkozy va couper court à ce jeu d'affichage avec l'éloge de « votre ami Tony Blair » et de José-Luis Zapatero, socialistes de bon aloi. Il ajoutera : « Je débloquerai la situation en Europe en proposant un traité simplifié sur lequel Monsieur Zapatero, Monsieur Blair et Madame Merkel m'ont donné leur accord. » Pour ne pas être en reste, ayant le dernier mot dans l'échange, Ségolène Royal proposera comme modèle celui de son rival : « Il y a Angela Merkel… On voit comment cette femme est efficace, concrète et opérationnelle. » Chasser sur le terrain de l'autre… On voit ici combien les deux face-à-faces peuvent se faire écho et comment on en arrive à s'affronter par modèles retournés. Brouiller les cartes pour garder la main. En est-il de même pour l'affichage des « valeurs » dont on se revendique ? Après tout, Nicolas Sarkozy ne s'était-il pas placé sous l'égide de Jaurès et de Blum ? Un tri dans la zone des fréquences moyennes, entre 20 et 8 occurrences, attire l'attention sur des formes telles que dialogue, famille, droits, familles, juste, compétitivité, démocratie, progrès, confiance, peuple, responsabilité, responsabilités, demain, garantie, aides, qualité, égalité, équilibre, justice, sécurité (le segment « sécurité sociale » est compté à part), vision, devoirs, liberté, indépendance, aider, libre, pénibilité, pluralisme, réformer, responsables, valeur, aide, injustices. 40 % seulement d'entre elles sont mentionnées comme spécifiques positives (à prob. < 5 %) d'un locuteur déterminé, toutes les autres étant d'emploi statistiquement banal. Le graphique page suivante rassemble en thèmes (au niveau de F > = 10) des formes de même famille. Alors que Ségolène Royal prônait les valeurs de famille, d ' égalité et de dialogue devant François Bayrou, ce sont surtout les valeurs de responsabilité, de justice (et d ' aide) et celles de l'entreprise qu'elle met en avant face à Nicolas Sarkozy, lequel la surpasse dans le registre du droit (coeff. 5) et des droits (coeff. 2) et même de l ' égalité. Il est surprenant de constater que, chez Ségolène Royal, la forme même d ' égalité n'a aucune occurrence dans le Duel (Sarkozy : 4), alors que compétitivité atteint chez elle 7 occurrences (Sarkozy : 2). Ségolène Royal serait-elle la libérale et Nicolas Sarkozy le socialiste ? Ce serait forcer un mot que de le prendre à sa seule fréquence; une grappe statistique est plus parlante. Il faut pourtant reconnaitre que, au-delà du graphique, l'ensemble des formes-valeurs est en contexte d'un usage assez partagé (inégalité, liberté sont banales). Si, face au chef de l'UMP, la candidate socialiste maintient son thème femme-jeunes, à qui « appartiennent » les formes égalité, famille, enfants, travail ? Nicolas Sarkozy : « Je crois beaucoup à la famille et au travail. » Mots à triple résonance : ancienne car ils faisaient partie du trio des valeurs vichystes; traditionnelle à gauche, travail faisant fonction même de nom collectif pour « les travailleurs » (cf. CGT); récente en tant qu'échos directs des insistances sur la famille et le travail de Ségolène Royal face à François Bayrou. Sur ces deux mots-valeurs, on parierait que c'est la Ségolène Royal de François Bayrou que défie Nicolas Sarkozy. Aurait-il décortiqué ou fait décortiquer le débat précédant le sien pour en percevoir certains termes clés porteurs à ne pas abandonner à sa rivale ? À son tour d'investir famille, égalité, travail … Pour sa part, RoyalS entend ne pas laisser à Nicolas Sarkozy les valeurs nationales, d'où l'opposition de ses présidente, République, France, nationale aux emplois de son rival. L'impression domine que, dans le Duel, des tactiques lexicales l'emportent sur toute discussion au fond. Nicolas Sarkozy est en position de force, politiquement : tous les sondages lui sont favorables, il le sait depuis le début; il est en place, il a disposé jusqu' à la dernière minute du ministère de l'Intérieur; il possède la voix et l'imagerie des médias, dont l'énorme puissance télévisuelle; il a une réputation, construite depuis des années, de leader à poigne, de parleur vrai et « compétent ». Ségolène Royal est en position de challenger. Émergeant dans le débat politique de premier plan avec un déficit de sondage, elle se doit d'attaquer, ne serait -ce que pour renverser son image de madone au sourire et pour faire « éclater » son rival, qui ne mesure pas toujours, cela se dit, ses paroles… Lui choisit la tactique de l'édredon et le personnage du maitre de soi. C'est (presque) ainsi que s'est déroulé le Duel. Ségolène Royal s'y débarrasse de sa position subalterne, bousculant le programme pour imposer un registre affectif : la France vue d'en bas, avec ses travailleurs précaires, la vie chère, l'inégalité dont les femmes sont victimes, l'insécurité sociale (« Beaucoup de Français souffrent du chômage, de la précarité, où on me conteste la volonté d'augmenter les bas salaires et les petites retraites ! ») Elle se bat contre (coeff. 4 dans le Duel). Leur gestuelle devance leur discours. Ségolène Royal regarde son adversaire droit devant elle, sans le quitter des yeux, tendue, buste vers l'avant, accusatrice : « Vous estimez -vous responsable de la situation ? », vindicative : « Vous faites semblant de ne pas comprendre. » Nicolas Sarkozy se replie sur lui -même, tassé, dos rond, mains vers soi (sauf petits gestes vifs accompagnant une contre-attaque); il ne regarde quasi jamais celle qu'il appelle à satiété « Madame Royal »; ses yeux vont vers les journalistes (auxquels il recourt parfois, ce que son adversaire ne fait jamais) ou vers le bas, consultant peut-être ses papiers. Il pratique la négation, l'évitement, le raccourci, la déviation mais aussi le coup de griffe (ainsi lorsqu'il réitère les mots calme et énervée, que reprend une Ségolène Royal bloquée dans une répétition sans issue). Curieux duel, entre deux antagonistes à contre-emploi : elle, caricaturée, à ce moment de la campagne, en femme faible de nature, traitée en jupette, sans stature quoique raide, vague dans ses idées, « sans programme » ni « compétence », répète -t-on, la voici sur des ergots, pointant un doigt accusateur – fait remarquer Nicolas Sarkozy pour l'annuler au titre d'agressé –, montrant un caractère trempé, avec des phrases qui ne mâchent pas leurs mots, pugnace, marquant ses points; lui, caricaturé par la presse de gauche comme dur, archi-autoritaire, parfois violent et faisant peur, même à son entourage, le voilà doucereux, jouant la montre, faisant cadeau à sa rivale des minutes qu'elle a prises en trop, brouillant les attaques ou les tournant au léger, avec des ripostes à agacer la guêpe. Elle a joué la révolte, émotive, justicière (« Il y a des colères saines »); lui le flegme déjà présidentiel, galant dans l'ironie. Y a -t-il deux stratégies discursives de Ségolène Royal face à deux situations d'énonciation inverses ? Observation comptable : il se trouve que, au cours de son Duo avec François Bayrou, Ségolène Royal prend 63 fois la parole et, dans son Duel avec Nicolas Sarkozy, 178 fois. Certes, les deux débats ne sont pas tout à fait de même longueur, mais aller jusqu' à prendre la parole à une fréquence quasiment triple ! Un rapport entre les mots prononcés et le nombre de prises de parole donne, dans le Duo, une valeur de 151 mots et, dans le Duel, une valeur de 66 mots par prise de parole. À un débat détendu avec François Bayrou s'oppose un débat haché, où les locuteurs se coupent l'un l'autre, les journalistes osent peu intervenir, certaines tirades se mêlent à des séries de courts échanges. Deux types d'énonciation : deux vocabulaires ? Sur ce tableau poussé jusqu' à la fréquence 10, les formes à emploi « banal » ou « de base », c'est-à-dire bien partagées entre RoyalB et RoyalS, atteignent les 72 %. Et nombreux sont les segments dont elle est seule énonciatrice : réforme des institutions, développement économique, bas salaires, contre le chômage, des salariés, progrès social, dans les quartiers, il faut, etc. Rares, les plus fortes spécificités concernent les mots-outils monosyllabiques déjà rencontrés : dans RoyalS, coeff. 12 pour vous et5 pour je, 4 pour pas; dans RoyalB, coeff. 19 pour ça, 11 pour et, 8 pour donc, 5 pour mais … On retrouve les éléments de coordination et de causalité-conséquence caractéristiques du style explicatif de RoyalB – à l'exception de car réservé à la relance dans le Duel. À l'inverse, le je/vous de l'attaque directe signe son débat avec Nicolas Sarkozy qu'elle assaille (si si !), réfute (non non !), pique à son tour (Allez -y, le Medef !) ou challenge au plan des mots-valeurs. Deux stratégies aux proportions inversées, deux images d'elle, raisonnante, polémiste, pour convaincre et persuader l'électeur . | Deux émissions télévisées ont opposé, lors de la campagne présidentielle de 2007, Ségolène Royal, candidate de la gauche, d'une part à François Bayrou, leader centriste, et d'autre part à Nicolas Sarkozy, candidat de la droite. Le premier face-à-face est un «duo», une tentative de rapprochement, le second est un «duel», un combat verbal. Des statistiques comparatives sur le vocabulaire permettent de spécifier et d'illustrer certains thèmes de clivage ou surtout les stratégies discursives des énonciateurs, tout particulièrement celles de Ségolène Royal face à un partenaire à séduire puis face à un adversaire à combattre. | linguistique_11-0319734_tei_827.xml |
termith-624-linguistique | Traditionnellement, pour les militaires argentins, la menace est inhérente à la société argentine : tout au long du 20 e siècle, les forces armées bénéficient d'un rôle étendu à la sécurité intérieure, au développement économique et social, à la régulation de la société politique (Rouquié, 1977). A partir des années soixante, le terme amenaza(s) [menace(s)] renvoie à la menace communiste internationale qui fonde la guerre froide, mais aussi et surtout à ce que les militaires argentins considèrent comme ses ramifications internes sous l'influence de la Doctrine de la sécurité nationale (DSN). Dans les années soixante-dix, la lutte anti-communiste argentine prend ainsi la forme d'une lutte contre la subversion pour aboutir à l'instauration d'une dictature militaire des plus sanglantes, le Proceso de reorganización nacional (1976-1983). La démocratisation naissante et la fin du conflit Est/Ouest ne semblent pas pour autant effacer complètement de l'esprit militaire argentin la « menace subversive » et, à partir du milieu des années quatre-vingt-dix, le débat sur les « nouvelles menaces » contribue à repositionner les forces armées argentines dans le champ de la sécurité, sur fond de trafic de drogue, de terrorisme et de crises économiques et sociales à répétition. Entre 1996, moment où le discours sur de « nouvelles menaces » semble succéder au discours sur la paix mondiale et où un décret du président Carlos Menem confirme l'élargissement du rôle de l'armée argentine pour y faire face, et 2002, moment où les attentats du 11 septembre 2001 et la profonde crise politique, économique et sociale argentine relancent le débat sur un rôle accru des forces armées, quelle représentation de la menace est-elle véhiculée par les militaires argentins ? Et que révèle cette caractérisation de la menace sur leur rôle et leur statut ? La Revista militar nous informe notamment sur les croyances et schèmes de pensée militaires relatifs à la menace ainsi que sur les évolutions doctrinales en matière de sécurité. Sur l'ensemble des numéros de 1996 à 2002, 13 articles ont été retenus à partir de l'apparition du terme menace(s). L'approche de la menace dans le cadre de la Revista militar ne semble ni entièrement innovante, ni entièrement résiduelle : elle tend à recycler des représentations héritées du passé et à réactualiser un savoir-faire militaire en matière de sécurité. A partir du sens et de l'emploi du mot menace(s), on montrera que la caractérisation, extensive et décloisonnée, des menaces est difficilement dissociable de la revendication d'un rôle militaire accru en matière de contrôle des populations. Les locuteurs, par une approche « diffusionniste », tendent à postuler l'existence d'une menace globale aux ramifications locales dont le point d'ancrage est une menace contre l'ordre et les valeurs et dont l'enjeu est la réactualisation du rôle des militaires, notamment en matière de renseignement. Le discours de la Revista militar définit moins la menace qu'il ne postule son existence par une approche extensive. Le catalogue des menaces n'est jamais décliné à l'identique, mais on retrouve certaines entités menaçantes pivots, terrorisme et criminalité, dont l'articulation discursive semble configurer une menace globale aux ramifications locales, une menace décloisonnée, susceptible de réhabiliter les militaires dans des tâches de maintien de l'ordre interne, dans le sillage de la DSN. Il s'agit moins, dans la Revista militar, de définir que de postuler l'existence de « menaces » par les ressources discursives de l'extension. Extraits : [1] De nos jours, la communauté internationale se débat dans le bourbier d'une nouvelle gamme de menaces. […] Dans cet article, on expose les menaces multiples qui guettent notre pays, parmi lesquelles on distingue le narcotrafic, la drogue, le crime organisé, le terrorisme post moderne. (Gomez Maldonado, n° 747, p. 55-56.) [2] Les nouvelles menaces sont prioritairement déterminées par des processus de fragmentation des États, des revendications ethniques, des manifestations nationalistes et fondamentalistes, le terrorisme international et le narcoterrorisme. […] Apparaissent de nouvelles formes de menaces telles que le narcotrafic, d'un pouvoir économique croissant, pouvant affecter la gouvernabilité de certains pays et le terrorisme, qui a cessé d' être le patrimoine des idéologies. (Zabala, n° 747, p. 53.) [3] Les nouvelles menaces contre la sécurité des États et de la société dans son ensemble sont entre autres le terrorisme, les conflits ethnoculturels, les mouvements migratoires massifs, le trafic de technologies sensibles ou à usage dual, la criminalité internationale, le narcotrafic et le blanchiment d'argent d'origine illicite. (Ulises Ortiz, n° 748, p. 26.) [4] Le spectre des menaces et risques pour l'Argentine, sur les moyen et long termes […] comprend, en plus, des évènements typiques de notre temps tels que le narcotrafic, le narcoterrorisme et ses actions armées, la guérilla rurale, le terrorisme urbain, le terrorisme international, la prolifération d'armes de destruction massive, les migrations non contrôlées, l'usurpation de ressources naturelles, la détérioration de l'environnement, les explosions sociales et aussi, la perte de souveraineté sur l'espace terrestre, maritime, fluviale et aérien. […] Passons à considérer lesdites menaces modernes et futures probables telles que les fortes pressions politiques, économiques, culturelles. […] Nous situons aussi parmi ces menaces actuelles et du futur le narcotrafic, le terrorisme international et les explosions sociales avec actes de vandalisme [… ]. (Moreno, n° 750, p. 67 et 69.) [5] La variété des conflits probables à affronter, ajoutés à d'autres menaces contre la sécurité comme les migrations massives, la pauvreté et la marginalité, la protection de l'environnement, etc. […] De même on peut mentionner les groupes à caractère international comme les cartels de la drogue, le blanchiment d'argent, les mafias, etc., qui constituent – et continueront à constituer dans le futur – une menace à la sécurité des États à travers leurs actions terroristes, le crime organisé, le trafic de drogue, le trafic d'armes et les manifestations narcoterroristes. (Perez, n° 752, p. 73.) [6] [Les] menaces modernes, aujourd'hui, se manifestent à travers les actions narco, la pénétration des réseaux informatiques, la délinquance transnationale organisée. Mais l'incertitude majeure se dissimule dans l'action terroriste internationale. (Brinzoni, n° 754, p. 15.) L'emploi systématique du terme menaces au pluriel, l'adjectif multiples [1] qui accompagne le mot et les syntagmes nominaux utilisés pour désigner les menaces : gamme de menaces [1 ], formes de menaces [2 ], spectre de menaces [4],mettent en exergue une menace plurielle et polymorphe. Les adjectifs nouvelles [1, 2, 3 ], modernes [4, 6 ], actuelles [4 ], futures [4] et l'adverbe aujourd'hui [6 ], qui accompagnent le mot menaces ou ses formes syntagmatiques, font référence au temps de l'après guerre froide, au cours duquel le conflit interétatique semble tomber en désuétude. Le monde n'apparait plus structuré autour d'un conflit fédérateur entre deux blocs idéologiquement identifiés, mais destructuré par une globalisation aux menaces éclatées. Celles -ci sont énoncées sous forme de séries, de listes. Ces adjectifs et adverbes de temporalité, associés au procédé du listage, tendent à inscrire le discours militaire sur la menace en rupture, moins avec le discours de la guerre froide en lui -même qu'avec un discours de la fin de la guerre froide, celui d'une fin de l'histoire, popularisé par Francis Fukuyama au début des années quatre-ving-dix et qui n'a pas été sans conséquences pour l'armée argentine, tout comme pour l'ensemble des forces armées dans le monde. Il s'agit pour le locuteur de réaffirmer la nécessité militaire face à une série de menaces. Le listage de celles -ci repose ou bien sur des verbes descriptifs – être [2, 3 ], apparaitre [2 ], comprendre [4 ], constituer [5] – dont le sujet est le terme menaces et ses dérivés syntagmatiques, ou bien sur des verbes « présentatifs » – exposer [1 ], considérer, situer [4 ], mentionner [5] – dont le nous corporatiste [4] ou le pronom personnel indéfini on [5] sont alors les sujets de l'énonciation. Le listage produit un effet de distanciation : ce n'est pas l'individu qui parle, mais l'autorité compétente pour le faire. L'utilisation d'un présent générique, associé au procédé du listage, permet au locuteur de figer les entités menaçantes au-delà du temps pour les fixer dans le champ de la vérité plus que dans celui de la temporalité, dans le cadre d'un discours que le locuteur veut objectif. Le locuteur identifie une série d'entités menaçantes via l'énumération. Les marqueurs de clôture : une simple virgule [1 ], un et [2, 3 ], un etc. [5] et a contrario, l'absence du marqueur enfin implique qu'une nouvelle entité menaçante est susceptible d'intégrer la liste. Les opérateurs d'exemplification parmi lesquelles [1 ], entre autres [3 ], tel(le)s que [2] [4 ], comme [5] répondent à une logique d'inclusion plus que de classification (Chevalier, 2001) : ils abrègent les listes tout en invitant en eux -mêmes à une extension. Les menaces listées sont rarement hiérarchisées les unes par rapport aux autres par le biais de marqueurs discursifs spécifiques, elles sont davantage juxtaposées. Le listage constitue ainsi un procédé analogique qui crée une proximité artificielle entre les entités énumérées dont il nivelle les disparités. Le listage contribue à brouiller la distinction entre menaces internes et menaces externes imposée par la loi de défense nationale de 1988. Le terrorisme et la criminalité s'imposent comme les éléments moteurs de l'identification de menaces. Les adjectifs post moderne [1 ], international [2, 4, 5, 6] qui accompagnent volontiers le mot terrorisme, tout comme son expression synonymique action(s) terroriste(s) [5, 6 ], situent la menace terroriste à l'échelle globale. Le terrorisme international apparait difficilement dissociable de la criminalité, située elle aussi à l'échelle globale : criminalité internationale [3 ], mafia(s) internationale(s) [1, 5 ], délinquance organisée transnationale [6 ]. Le terrorisme et la criminalité semblent ainsi « restructurer » la vision militaire du monde post-bipolaire globalisé. Extraits : [7] Le terrorisme uni au crime international occupe une place prédominante. Actuellement, de véritables mafias internationales se sont constituées colatéralement au terrorisme à travers le crime organisé. […] Les relations potentielles des groupes terroristes cités avec le crime organisé augmentent énormément la portée du terrorisme. […] L'union du terrorisme avec le crime organisé multinational fait que celui -ci a chaque fois plus de portée mondiale. […] La guérilla, actuellement, concomitamment avec le narcotrafic, fait courir un danger à la stabilité de certaines nations. (Gassino, n° 750, p. 58.) [8] On considère qu'augmentera lentement et continuellement le problème du narcotrafic et du narcoterrorisme dans la subrégion (Pérou, Colombie, Mexique). On ne peut écarter en aucune façon des manifestations guerilleras terroristes mineures, surtout quand et où les situations politiques, sociales et économiques présentent des conditions favorables à leurs buts. […] La drogue et le terrorisme, liés ou non, constitueront les problèmes les plus importants à résoudre. (Lobaiza, n° 745, p. 32.) [9] Le trafic de substances prohibées acquiert un rôle significatif engendrant un réseau dans lequel s'entremêlent le narcotrafic, le narcoterrorisme, le blanchiment d'argent, le commerce de substances pour la production de drogues, le trafic illégal d'armes, la corruption et la dégradation sociale, le crime organisé, etc., formant un système symbiotique en se complétant entre eux et augmentant ses capacités [… ]. (Gomez Maldonado, n° 747, p. 56-57 et 61.) [10] Ce sont tous les phénomènes de type social qui sont en train de s'aggraver rapidement et qui sont à l'origine de conflits et réclamations de groupes sociaux à leur gouvernement sous une forme chaque fois plus violente. L'analphabétisme, la marginalisation et la misère vont main dans la main et sont sources de recrutement pour les organisations délictuelles qui se développent avec ce phénomène. […] La plupart des pays d'Amérique du Sud ont démontré qu'ils sont les plus vulnérables aux défis que présente la globalisation en raison des conflits sociaux qui tendent à se multiplier. […] La connexion de groupes armés internes avec les organisations délictuelles internationales comme celles du narcotrafic et les différentes associations mafieuses est des plus probables. […] Des organisations délictuelles internationales issues du narcotrafic comme du terrorisme peuvent s'associer avec des éléments contestataires internes des différents pays. (Martinez Quiroga, n° 752, p. 63, 64, 68 et 70.) [11] On peut arguer que l'ennemi commun pourrait être, dans le cadre du Mercosur, le narcotrafic avec actions de guérilla et terrorisme inclus. (Moreno, n° 750, p. 69.) On décèle une logique de déploiement de la menace du terrorisme international et de la criminalité internationale en cascade. En Amérique latine se distinguent les ramifications locales de cette menace globalisante : la guérilla [7, 8, 11] et le narcoterrorisme [4, 5, 8, 9] qui, au-delà des cas colombien et péruvien, s'étendrait à d'autres pays d'Amérique latine, y compris les pays du Cône sud. Le néologisme narcoterrorismo, produit d'un amalgame syntaxique à partir des mots narcotrafico et terrorismo, consacre l'association des trafiquants de drogue et des mouvements insurrectionnels, opérant une disqualification politique de leurs membres. Si la frontière est ténue entre trafic de drogue et terrorisme, elle l'est aussi entre trafic de drogue, terrorisme, contestation sociale et pauvreté [5, 9, 10 ]. Ainsi, des problèmes politiques et sociaux locaux sont lus à travers le prisme du terrorisme international et de la criminalité. Les entités menaçantes sont reliées entre elles par la mobilisation des ressources lexicales de la relation : union/uni [7 ], réseau, système symbiotique [9 ], connexion, s'associer [10 ], par le jeu discursif des prépositions et et avec, par les ressources grammaticales de la comparaison [10] ou encore par le biais d'amalgames syntaxiques constitutifs du terme narcoterrorisme ou du syntagme manifestations narcoterroristes [5 ]. Se met en place dans le discours une relation pluridimensionnelle entre les entités menaçantes : une relation de simultanéité [7, 10] (l'ère de la globalisation encadre leur émergence), une relation de moyens [11, 10] (le recours aux mêmes actions, l'usage de mêmes méthodes) et une relation physique d'identification [5, 10] (la menace tend à se singulariser par la substitution dans le discours des termes groupe ou organisation aux phénomènes menaçants en eux -mêmes). L'utilisation par le locuteur du verbe pouvoir conjugué au présent de l'indicatif [8, 10, 11 ], avec de surcroit, pour sujet de l'énonciation, le pronom personnel indéfini on [8, 11] ainsi que la mobilisation de la ressource lexicale de la probabilité [10 ], « autorisent » le locuteur à énoncer un désordre global aux ramifications locales et, par là même, à véhiculer une conception des forces armées susceptible de renouer avec une dimension du professionnalisme militaire caractéristique de la DSN : l'extension d'un rôle militaire en matière de sécurité intérieure (Stepan, 1988). L'énoncé de menaces tend à recycler des cadres de pensée antérieurs – la menace du terrorisme, de la criminalité comme menace contre l'ordre et l'identité – et à réactualiser des savoir-faire militaires : il s'agit d'un « désordre internalisé » à combattre et surtout à prévenir, dont l'enjeu est un savoir-faire militaire, particulièrement en matière de renseignement. L'identification de menaces mobilise un lexique de la décomposition (faiblesse de la société; déstabilisation par des actions du complexe drogue-crime organisé; destruction étatique par affrontements internes des sociétés; dissolution, anémie politique et économique, approfondissement de fractures structurelles; crise structurelle, historique et d'influence politique et sociale; anarchies internes) et un lexique du désordre est accolé aux entités menaçantes : fragmentation, revendications, mouvements, usurpation, détérioration, dégradation, explosions. Les termes apocalyptiques – chaos, danger et fléau(x) – s'imposent respectivement comme des ressources synonymiques des menaces, du terrorisme et de la guérilla, du narcotrafic ou du complexe drogue-crime organisé. La comparaison entre un article sur le crime organisé identifié comme la menace du 21 e siècle et un article sur l'ennemi subversif des années soixante-dix montre que les deux conceptions de la menace se rejoignent dans l'identification des groupes cibles (des groupes criminels) et de leurs modes d'action (enlèvements, infiltration, actes terroristes). Le locuteur tend à recycler des lexiques propres à la guerre froide et à la guerre psychologique, emblématiques des représentations et doctrines antérieures, une menace de désordre / chaos omniprésent, matérialisé par le terrorisme, la criminalité, l'altérité politique et sociale, sans pour autant que réapparaisse précisément la terminologie datée et spécifique de l'ennemi communiste subversif. L'énoncé de menaces apparait certes diffus et désidéologisé, mais il ne semble cependant pas pour autant entièrement dépolitisé. La menace est appréhendée en termes de valeurs, de civilisation. Si, dans le cadre des représentations et doctrines stratégiques de la guerre froide, il s'agissait d'une lutte en termes de valeurs (libéralisme versus communisme) et de défense de la civilisation chrétienne occidentale, aujourd'hui, il s'agit d'une lutte en termes de valeurs dans le cadre d'une adhésion à la théorie du choc des civilisations de Samuel P. Huntington : choc de civilisations, chocs de groupes culturels; chocs culturels, religieux, ethniques. Le monde n'est plus structuré autour de la dichotomie libéralisme/communisme entre l'Ouest et l'Est, mais semble restructuré autour d'un clash d'essence civilisationnelle, libéralisme / intégrisme entre le Nord et le Sud, dont le terrorisme et le crime organisé constitueraient notamment la matérialisation. La théorie huntingtonienne participe à un déplacement de l'axe stratégique Est / Ouest vers l'axe Nord /Sud. Elle offre aux militaires la perspective d'un recyclage de leur rôle face à la résurrection d'une menace contre les valeurs. Extraits : [12] Une guerre mondiale anti-terroriste s'étendra à l'Amérique latine en une guerre asymétrique où le crime organisé et le macro-terrorisme joueront un rôle prépondérant. La guerre qui vient se perd ou se gagne à la maison. Elle se gagnera si on sait réagir au déclin moral et intellectuel dans lequel nous naviguons actuellement. […] Elle se perdra si nous doutons de nos valeurs et de la civilisation à laquelle nous appartenons, de nos racines culturelles, de notre temps civilisateur, notre crise est culturelle et politique. […] Il nous faut renouer avec nos racines, notre culture originelle, san martinienne, nous sommes hispaniques criollos. […] Nous avons une éthique, un ensemble de valeurs et de croyances. […] Si dans la culture et dans l'éthique réside l'identité, un changement de valeurs signifie une perte de souveraineté. (Auel, n° 755, p. 55.) Le conflit de valeurs est internalisé. Au terme valeurs se rattachent des termes relatifs au groupe. La frontière entre le nous militaire et le nous d'une communauté politique, sociale et culturelle demeure floue. Le nous militaire et le nous communautaire ne font qu'un dans le cadre d'une vision restrictive et unitaire de la communauté politique, sociale et culturelle, relayée par une conception organiciste de l' État, emblématique de la DSN. Extraits : [13] L' État argentin a renoncé à la sécurité intégrale du pays […] un État sans défense organique […] (Ibid., p. 54). [14] Si notre société s'affaiblit et si notre État ne possède pas la force suffisante pour exercer un contrôle qui amalgame le sentiment national […] contre n'importe quel opposant qui prétend briser l'unité nationale constituée. (Moreno, n° 750, p. 65 et 71.) [15] Survie de la Nation, de l' État par la protection de ses intérêts vitaux […] (Zabala, n° 747, p. 46 et 49-50.) La militarité se pose en référence dans le discours militaire pour dévoiler une conception négative de l'altérité. Le recyclage des représentations et doctrines antérieures se fonde sur le procédé de l'autoréférence dans l'énonciation : il s'agit de revendiquer la défense des valeurs par une armée garante d'un ordre et d'une identité en danger. Dans le discours de la Revista militar, la lutte contre le danger d'un désordre global aux ramifications locales reposerait sur la réactualisation des compétences militaires en matière de contrôle des populations : le locuteur recycle le concept de conflit de basse intensité et revendique la ressource du renseignement. Extrait : [16] Les forces armées doivent être préparées, formées pour des interventions dans les dénommés conflits de faible intensité, c'est-à-dire ceux qui se produisent du fait des turbulences sociales et dans lesquelles le front interne peut s'avérer plus important que les menaces externes. […] Prenant en compte la probable mutation des situations à tous les niveaux considérés, la priorité pour la prévention et pour la prise de décisions nécessaires devra se situer dans les tâches de renseignement stratégique tant sectoriel que national. (Martinez Quiroga, n° 752, p. 68.) [17] Les organisations délictuelles ont une capacité de défi de basse intensité, leur succès étant lié au contexte national. (Gomez Maldonado, n° 747, p. 58.) [18] […] la création ou l'amélioration des systèmes de renseignement tant au niveau national qu'international ou, autrement dit, avec des aptitudes pour suivre les évènements dans le cadre interne et externe. […] La présence d'organisations délictuelles internationales comme le trafic de drogue ou le terrorisme qui peuvent s'associer avec des éléments contestataires internes des différents pays obligera les forces armées et les gouvernements à monter des systèmes de renseignement très ajustés s'ils ne veulent pas être dépassés. […] Cette capacité sera cruciale pour prévenir les conflits graves qui se présentent tant dans le pays qu' à l'étranger, ce qui mènera à ce que le C4I soit géré par les forces armées, incluant en lui -même les forces de police nationales et provinciales et les forces de sécurité. […] Ce type de missions signifiera que les structures de défense, et plus spécifiquement celles du renseignement interne et externe, reçoivent l'attention nécessaire. (Martinez Quiroga, n° 752, p. 69.) Selon le locuteur, la configuration de la menace appelle la réactualisation du conflit de faible intensité et le décloisonnement du renseignement. La prévision apparait comme la clé de voûte de la lutte contre les menaces, le savoir-faire militaire en matière de renseignement s'impose : l'usage répété de verbes d'obligation – obliger [18] – voire d'injonction, comme le verbe devoir [16 ], signifie que l'énonciateur donne des directives en vue de modifier la situation et notamment la loi sur le renseignement, qui prend finalement forme fin 2001. « L'usage répété du futur confère à l'acte d'énonciation un statut d'autorité encore plus efficacement quand le verbe concerné est un verbe d'impératif comme le verbe devoir. […] En prônant des orientations, le locuteur militaire fait acte d'autorité, un acte d'autorité renforcé par des ressources grammaticales et lexicales de la compétence prédictive » (Périès, 1998, p. 21-22). En effet, le lexique de la probabilité et de la prévision, associé à l'emploi de verbes d'injonction au futur de l'indicatif, confère au locuteur militaire un statut d'autorité. Le locuteur tend à s'imposer comme autorité compétente pour identifier la menace et la prévenir, la combattre via le recours à un savoir-faire militaire, le conflit de faible intensité et le renseignement. Il s'agit pour les militaires de recouvrer un rôle synonyme d'efficacité qui, au-delà d'un rôle répressif, permettrait un suivi de la politique interne du pays. Les militaires argentins éprouvent donc des difficultés à se démarquer d'une représentation de la menace et de doctrines antérieures qui leur octroyaient un rôle politique et social non négligeable . | Il s'agit d'étudier la conception de la menace véhiculée par les militaires argentins entre 1996 et 2002 à partir de l'analyse de la Revista militer. À partir du sens et de l'emploi du terme amenaza(s) [menace(s)], on montrera que l'approche militaire de la menace tend à recycler des cadres de pensée et des doctrines hérités du passé: la caractérisation, extensive et décloisonnée, des menaces a pour point d'ancrage une menace pour l'ordre et les valeurs, et pour corollaire la réactualisation d'un savoir-faire militaire en matière de sécurité, tout particulièrement, en matière de renseignement. | linguistique_10-0210002_tei_592.xml |
termith-625-linguistique | Dans le cadre d'une thèse consacrée aux langues et parcours d'intégration d'immigrés maghrébins en France (Biichlé, 2007), je me suis intéressé au rapport qui existe entre apprentissage ou connaissance du français et intégration. J'ai donc effectué 105 entretiens individuels dans des centres de formation ou autres organismes sociaux de la région Rhône-Alpes auprès de migrants originaires du Maghreb (primo-arrivants ou installés de longue date). Au fil de mes visites, j'ai rencontré certaines femmes très isolées, qu'il m'aurait été extrêmement difficile, voire impossible, de rencontrer dans d'autres circonstances. Ces femmes partageaient apparemment deux traits communs saillants : un réseau social dense (Milroy, 1987), voire isolant (Bortoni-Ricardo, 1985), et une insécurité linguistique parfois très forte. Mon propos sera donc d'essayer de montrer l'articulation entre le capital social des personnes (Merklé, 2004), la structure de leurs réseaux sociaux, et leurs représentations ou attitudes envers la langue. C'est à William Labov que l'on attribue généralement la paternité de la notion d'insécurité linguistique. Dès 1973, celui -ci déclarait que les New-yorkais « sont convaincus qu'il existe une langue “correcte ”, qu'ils s'efforceront d'atteindre dans leurs conversations soignées » (1976 : 201), démontrant ainsi la relation que les locuteurs établissaient entre la langue qu'ils estimaient être correcte et leur usage propre; entre la représentation d'une norme et un comportement vis-à-vis de celle -ci. Je n'entrerai pas dans le détail de la taxonomie des normes (objective, subjective, évaluative, prescriptive, etc.) mais je retiendrai qu'elle s'impose à tous les membres d'une même « communauté linguistique » (Bourdieu, 1982, commentant Labov), et ce, tout particulièrement en France puisque l'écrit, étalon de celle -ci, y est très prégnant (Gadet, 2003). De cette prégnance de la norme objective (grammaticale) résulte fatalement une grande contrainte sur la norme subjective (représentationnelle) qui, en dépit de sa variabilité selon les individus, induit des attitudes et des comportements particuliers parmi lesquels l'insécurité linguistique. Dans Sociolinguistique, William Labov mettait en évidence un symptôme typique de l'insécurité linguistique, l'hypercorrection, distinguant au passage les pratiques masculines et féminines : « Il est certain que l'hypercorrection est plus forte chez les femmes » (1976 : 210). À l'époque, il expliquait ce phénomène par une plus grande responsabilité des femmes dans l'ascension sociale de leurs enfants mais, dès 1990, il commençait à envisager une approche différente de la question en abordant le problème sous un angle orienté davantage vers les pratiques masculines : « Dans une stratification sociolinguistique stable, les hommes utilisent plus fréquemment que les femmes des formes linguistiques non standard » (1998 : 31). C'est précisément ce changement dans l'approche du phénomène qui va le mener à mettre en corrélation directe l'insécurité linguistique des femmes et l'ascension sociale (1998 : 34). Lors des premiers travaux de William Labov, les phénomènes liés à l'insécurité linguistique étaient appréhendés uniquement à travers des situations de variation au sein d'un espace anglophone mais on retrouve des manifestations analogues et souvent plus fortes lors du contact entre langues (Labov, 1998; Calvet, 1999); par conséquent, tout particulièrement chez les migrants. En effet, de l'inconfortable situation d' être entre deux systèmes résultent immanquablement des conflits identitaires (Lüdi, 1995) et de l'insécurité identitaire (Billiez et al., 2002). Cette dernière se manifeste, entre autres, par un sentiment d'insécurité linguistique dû au poids des représentations sur la langue idéale et sur le sentiment subséquent d'une maitrise insatisfaisante du français (Billiez, ibid.). On peut d'ailleurs retrouver ces différentes manifestations d'insécurité de manière plus exhaustive dans les typologies de Cécile Canut (1995) et Louis-Jean Calvet (1999) fondées sur trois critères (insécurité formelle, statutaire et identitaire) et les combinaisons potentielles entre ces derniers en fonction du contexte, des langues en présence, des personnes, etc. (Cavalli et Coletta, 2003). De manière lapidaire, je retiendrai donc que les manifestations les plus courantes de l'insécurité linguistique sont l'hypercorrection (Labov, 1976), l'auto-(d)évaluation (Billiez, ibid.), voire le mutisme dans les cas les plus extrêmes (Gadet, 2003). Pour ce qui concerne les femmes migrantes interrogées dans cet article (66 sur 105 personnes), je limiterai mon analyse aux deux dernières manifestations (auto-(d)évaluation et mutisme) et ne mentionnerai pas l'hypercorrection; soit parce que je ne l'ai pas perçue, soit parce les enquêtées n'ont pas produit d'énoncé hyper-corrigé. Esquisser le réseau social de quelqu'un à partir d'un entretien n'est jamais chose aisée mais lorsqu'une personne déclare demeurer chez elle la plupart du temps, n'avoir ni ami ni connaissance en dehors de sa famille nucléaire, ne pas avoir d'emploi, etc., et que tout cela est confirmé par les acteurs sociaux en contact (assistante sociale, formateur, etc.), on peut raisonnablement parler d'indices sur le capital social et, par conséquent, sur la structure du réseau social. C'est également pour cette raison que les éventuels enfants figurent dans les indices de réseau puisque, très souvent, pour les femmes en question, ceux -ci représentent un véritable trait d'union, voire le seul, avec la société d'immigration; ne serait -ce que par les contacts établis en allant les chercher à l'école (Biichlé, 2007). Les déclarations qui suivent sont respectivement celles de femmes primo-arrivantes (en France depuis moins de trois ans) puis celles de femmes installées en France depuis plus longtemps. Les enquêtées suivantes sont en France depuis moins de trois ans (primo-arrivantes), mariées, sans emploi et n'ont pas été scolarisées, à l'exception de l'enquêtée n° 61 qui l'a été faiblement. Le lexique utilisé par ces quatre femmes montre de manière assez explicite le sentiment d'insécurité linguistique avec d'une part, une auto-évaluation négative marquée par l'usage de vocables forts (honte, peur, pas confiance, peux pas) et d'autre part, la préoccupation du regard ou de la réaction d'autrui (peur, moque, rigolent, honte). Dans les quatre cas, la restructuration post-migratoire du réseau social n'a apparemment pas eu lieu (J'ai pas d'ami; Je connais personne ici; J'ai pas de copines françaises). Le capital social semble donc faible avec pour conséquence un réseau social très dense et multiplexe, voire isolant pour l'enquêtée n° 61 et certainement isolant pour l'enquêtée n° 4. On remarquera d'ailleurs que « j'ai honte » et « j'ai peur » correspondent à « je connais personne » ou « j'ai pas d'ami » (enquêtée n° 4 et 61), ce qui, en d'autres termes, signifierait assez logiquement d'ailleurs, que la forme d'insécurité linguistique la plus sévère, le mutisme, correspond au capital social le plus faible, le réseau isolant. Les femmes qui suivent vivent respectivement en France depuis quatre, quinze et vingt-trois ans. Toutes trois sont sans emploi, mariées, avec des enfants et ont été faiblement scolarisées à l'exception de l'enquêtée n° 19ex qui ne l'a pas été. À l'instar des enquêtées primo-arrivantes, on retrouve dans ces trois déclarations les marques des auto-évaluations négatives (j'arrive pas, j'ai peur, c'est pas bien, c'est pas juste, je parle pas bien, la honte) et l'appréhension du regard ou de la réaction de l'autre (ils rigolent, y rigolent sur moi, te bloquent, j'ai peur) mais ici, l'autre est identifiable : il y a le regard intra-communautaire (les Arabes, un autre Arabe) et celui des enfants. Le rôle de ces derniers est d'ailleurs souvent à double-tranchant parce qu'ils représentent souvent un nécessaire lien pragmatique entre les parents et la société d'immigration (papiers, traduction, réseau, etc.) mais parfois aussi, comme ici, les détenteurs ou les prescripteurs d'une norme; ce qui conditionne d'ailleurs souvent aussi les modes de communication intrafamiliaux. Dans les trois cas, la restructuration post-migratoire du réseau social n'a apparemment pas eu lieu non plus en dépit du temps passé en France (l'hôpital ou le médecin c'est tout; je connais personne français; devant l'école il y a des Français; je sors avec mon mari toujours; j'ai pas des amis français; je reste tout le temps à la maison). Le capital social parait donc également faible avec les mêmes conséquences : un réseau social très dense et multiplexe, voire isolant pour les enquêtées 32ex et 33ex, et certainement isolant pour l'enquêtée 19ex. Enfin, on retrouve l'équation entre « j'arrive pas » et « j'ai peur » qui correspondent à nouveau à « je connais personne » ou « j'ai pas des amis français », le faible capital social et l'insécurité linguistique. Toutes les femmes de cette enquête sont originaires de zones diglossiques, ce qui renforce souvent le sentiment d'insécurité linguistique (Van den Avenne, 2002) mais de surcroit, la plupart n'a été que faiblement ou pas scolarisée en pays d'origine, ce qui peut également prédisposer à l'insécurité, et ce, de manière encore plus prégnante pour les femmes berbères puisqu'elles sont à la base l'enchâssement diglossique (Calvet, 1987). D'ailleurs, on relèvera que les enquêtées n° 4 et n° 19ex sont berbères, respectivement kabyle (Algérie) et tarifit (Maroc), et qu'elles présentent précisément toutes deux une forte insécurité linguistique ainsi que des réseaux apparemment isolants. Il est donc aisé d'imaginer qu'en France, pays où la norme écrite est particulièrement prégnante (Gadet, 2003), ce sentiment soit encore renforcé. J'ai évoqué, un peu plus haut, le rôle que se voient parfois octroyer les enfants en tant qu'intermédiaires/traducteurs/évaluateurs entre le(s) parent(s) et la société. Or, pour quelques femmes comme l'enquêtée n° 15ex, la place de l'enfant-traducteur est si centrale qu'il en résulte une perte significative d'autonomie, un usage quasi inexistant du français et une insécurité linguistique très proche du mutisme : - « J'ai besoin pour le la français parce que je vais, je parti à la docteur, je parti à les marchés un peu, je parti les commissions, je parti les tout, alors je toujours emmener ma fille ». - « Je vais commissions, je vais acheter, j'emmener ma fille […] et toujours l'interprète pour moi, […] toujours, je parter le docteur, je parter l'hôpital, je parter tout (avec ma fille) […] parce que parler pas bien ». On remarquera au passage que les lieux mentionnés donnent un bon aperçu des endroits de contact avec le français, et, par conséquent, précisent la structure du réseau social de la personne. Pour d'autres femmes, c'est la répartition traditionnelle des rôles dans le couple qui paraît conditionner le rapport à la nouvelle langue puisque certaines enquêtées semblent renoncer à l'usage du français, laissant le mari s'exprimer à leur place : - Enquêtée n° 29 : « Oui heu vot'mari, c'est tout (rire) fermer la bouche (rire) ». - Enquêtée n° 53 : « Je laisse mon mari qui parle, moi je parle pas ». Enfin, il semble que la faiblesse du capital social de certaines femmes détermine les liens potentiels au point que, en dehors des éventuels enfants, le mari soit quasiment l'unique interlocuteur : - Enquêtée n° 32ex : « Toujours à tout seule avec mes enfants mon mari c'est tout […] même à la maison mon mari toujours avec moi heu, il dit prends les livres lire heu heu, y a la des mots comprends pas, c'est lui qui spliquer (explique) ». Le rôle des proches est toujours important et, à plus forte raison, lorsque ceux -ci représentent la quasi-totalité du capital social. Toutefois, la contrepartie du service rendu par la traduction systématique ou par l'usage exclusif de la langue d'origine est l'isolement, que ce soit par rapport au français ou à ses locuteurs. La plupart du temps, cet isolement s'accompagne d'une grande insécurité linguistique qui génère, dans les formes les plus aigües, de véritables stratégies d'évitement (Goffman, 1974). De manière générale, les femmes et les hommes ne sont pas égaux face à l'emploi (Ministère Délégué à la Cohésion Sociale et à la Parité, 2005), mais cette inégalité s'accroît encore dans le cas des femmes migrantes, et tout particulièrement, celui des femmes maghrébines. L'une des conséquences est donc que l'emploi ne participe pas à l'extension ou la restructuration du réseau social, limitant de fait les contacts avec le français. « L'orientation linguistique choisie par le migrant serait d'abord et avant tout tributaire des contacts qu'il établit avec la société d'accueil, bien davantage que de ses compétences linguistiques à l'arrivée. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, ce ne serait donc pas tant la compétence linguistique qui serait décisive en regard du choix linguistique, mais plutôt l'accès à des réseaux francophones et anglophones, parmi lesquels le bureau ou l'usine ne sont pas les moindres. De ce fait, le milieu de travail agit pour les adultes sur le plan linguistique, comme une force intégrative aussi puissante que celle que représente l'école pour l'enfant » (Chamberland, 2005 : 179). Les enquêtées ne font pas exception, elles sont sans travail et, à l'inverse des hommes, leur réseau social ne se restructure donc pas grâce à l'emploi. J'ai d'ailleurs eu une autre confirmation de cette articulation entre emploi, réseau et langue lorsque j'ai interrogé Mme Labbé, une conseillère emploi de l'ex ANPE, dont les propos allaient complètement dans ce sens : « Elles ont peur de s'exprimer, de faire des fautes, elles n'osent pas se lancer… […] En comparaison avec les hommes, les hommes qui ont travaillé, qui ont une expérience professionnelle, ils n'ont pas peur de parler, pas peur de s'exprimer, on voit qu'ils ont été en contact avec le français… ». On pourrait donc poser l'articulation entre emploi, réseau et langue comme suit : De manière générale « l'opposition entre ‘ ‘ l'extérieur ' ' et ‘ ‘ l'intérieur ' ' différencie fortement la sociabilité masculine et féminine » (Mercklé, 2004 : 41). Or, les enquêtées semblent relever de « ménages traditionnels » (Degenne et Forsé, 2004 : 60), ménages dans lesquels la répartition des tâches favorise une sociabilité orientée vers l'extérieur pour les hommes (emploi) alors qu'elle tend à maintenir les femmes dans la sphère du quotidien familial, l'intérieur. Ce mode de fonctionnement, s'il n'est pas l'apanage des Maghrébins, demeure proche de la répartition des tâches et des rôles telle qu'elle est couramment pratiquée dans les couples au Maghreb, à ce bémol près que les réseaux féminins qui existent au Maghreb (famille, voisine, amie, commerces, etc.) disparaissent en France, générant ainsi des formes plus ou moins aigües d'isolement. Les conséquences en terme de structure de réseau sont donc souvent les mêmes, densité et multiplexité, avec la plupart du temps un faible usage du français et de l'insécurité linguistique. Sur le continuum intégrationnel proposé par Luc Biichlé (2009), je situerais donc l'insécurité linguistique comme suit : Les situations de ces femmes pourraient paraitre marginales mais elles ne le sont en aucun cas puisqu'au moins 20 % des migrantes interrogées au cours de cette enquête présentaient également des signes plus ou moins forts d'insécurité linguistique. À cet égard, la comparaison entre les primo-arrivantes et les ex-primo-arrivantes montre que, plus que le temps passé en pays d'immigration, c'est la restructuration du réseau social qui confronte à la nouvelle société, ses membres, sa langue, et fait baisser l'insécurité linguistique. En cela, l'inégalité homme/femme en matière d'emploi conjuguée à une sociabilité orientée vers l'intérieur défavorise clairement ces dernières. Alors, même s'il demeure difficile de définir si c'est l'insécurité linguistique qui génère la faiblesse du capital social ou l'inverse, les conséquences sont toujours similaires : réseau social dense et multiplexe, voire isolant, monolinguisme en langue d'origine, autonomie réduite, confrontations identitaires et représentationnelles réduites, et ségrégation ou marginalisation des personnes (Biichlé, 2008a). Toutefois, à l'instar de l'ensemble du processus intégrationnel, le rapport à l'insécurité est dynamique puisque, à partir d'un évènement (changement dans le projet migratoire, emploi, divorce, décès, etc.) les personnes pourront passer d'un réseau dense à un réseau plus favorable (Deprez, 1994), avec, entre autres conséquences, une baisse significative de l'insécurité linguistique (Biichlé, 2008b). Enfin, dans les situations de ces femmes, voire de manière plus générale, plus que le sexe, il me semble que c'est le type de sociabilité qui est source d'insécurité linguistique . | Chez certaines femmes migrantes, les structures, denses ou isolantes, des réseaux sociaux semblent aller de pair avec plusieurs formes d'insécurité linguistique. Cet article essaie donc de montrer qu'il existe des liens importants entre le capital social des personnes et leurs représentations et pratiques langagières. | linguistique_12-0328634_tei_550.xml |
termith-626-linguistique | Dans un texte daté de 1988, justement considéré comme décisif dans l'histoire de la réflexion sur la Révolution et surtout sur la façon dont elle s'était elle -même pensée, François Furet avait longuement examiné les conditions historiques et politiques particulières à la fois de l'apparition de l'expression Ancien Régime autour de l'année 1789 et de sa fortune durable dans l'histoire politique de la France du 19 e siècle. Très loin de la notice fort sèche qu'un an auparavant le Dictionnaire de Jean Tulard avait consacrée à la même expression, l'analyse de François Furet se développait donc en deux temps. Le premier était consacré à l'apparition de cette notion « consubstantielle à la Révolution française [et qui] en exprime l'envers, le mauvais côté, la négation ». Sans délimiter de corpus particulier, comme les dictionnaires de la langue ou les discours politiques par exemple, Furet y rappelait, textes à l'appui, que l'expression circulait dès avant l'été 1789, par exemple dans certains cahiers de doléances, mais toujours dans un sens restreint et pour désigner un secteur particulier de l'administration et non la totalité du passé. Il montrait ainsi que ce n'est qu'avec la défaite des Monarchiens, la ruine de leurs espoirs d'accommoder souveraineté du peuple et autorité du Roi et l'abolition des privilèges, dans la fin de l'été 1789, qu'elle reçut véritablement sa pleine signification et, du même coup, sa pleine puissance politique et symbolique. L'échec du projet politique de ceux qui voulaient encore conserver aux prérogatives du Roi une place centrale dans le nouveau système politique et l'accélération du démantèlement des structures économiques et sociales, seigneuriales ou corporatives précipitèrent alors la cristallisation de l'expression Ancien Régime, qui en vint à désigner un mode d'organisation du monde social et une forme de gouvernement contraires aux droits de l'individu et à la liberté. Dans une lettre de 1790, Mirabeau pouvait ainsi écrire au Roi : « Comparez le nouvel état de choses avec l'Ancien Régime », et souligner par là la rupture avec le passé à laquelle il avait conscience d'assister. En décembre 1790, le Dictionnaire national et anecdotique de Pierre-Nicolas Chantreau confirmait spectaculairement cette inflexion significative du lexique politique avec le passage de l'Ancien Régime corrompu et injuste au nouveau régime, en donnant cinquante exemples de transformation récente de mots comme citoyens ou aristocrates … Pour Furet, « en signant la fin de la tradition monarchique, l'écrasement des Monarchiens a inventé l'Ancien Régime ». La Révolution se construit dès lors dans l'assurance d'ériger ab novo la société politique et de tout recommencer à partir d'une tabula rasa qui condamne définitivement le passé. La Constituante travaille dans la certitude d'avoir tout détruit de l'ordre ancien, de l ' Ancien Régime, pour tout reconstruire, même si l'expression Nouveau Régime ne connait pas le même succès que son opposé. L'invention discursive d'un passé constitué comme un tout et qu'il faut rejeter en bloc pour donner naissance à l'homme nouveau n'a pourtant rien d'évident et ce n'est que dans des circonstances très particulières que l'expression Ancien Régime peut s'imposer. Dans la langue prérévolutionnaire, régime revêt en effet une signification qui n'est qu'en partie liée à l'idée de gouvernement des hommes, de système politique, d'organisation du monde social. Certes, Jean Nicot en donne, au début du 17 e siècle, une définition de ce type (« Régime, ou gouvernement, Regimen, voyez Gouvernement, en Gouverner »), mais les acceptions les plus courantes renvoient à l'administration d'un bien ou d'une communauté, à l'action de gouverner moralement quelqu'un ou une institution, par exemple à travers la règle d'un ordre religieux. En 1787-1788 encore, le Dictionnaire critique de Féraud ne comporte ainsi aucune entrée consacrée spécifiquement au « régime » comme gouvernement ou système politique et social, et il faut se reporter à l'entrée « régir » pour trouver une définition à la fois très brève et très lâche : 1°. Gouverner. Il est bien difficile de bien régir un grand Peuple, un vaste Diocèse. = En ce sens, il n'est que du style soutenu. = 2°. Au Palais, administrer. Régir une succession. Régir les Finances. = 3°. En Grammaire, exiger un certain régime. Au cours de l'année 1789, une caricature célèbre de la monarchie absolue et de l'état d'infantilisation dans laquelle elle maintenait l'homme, intitulée Le Français d'autre-fois, illustre ainsi les incertitudes de la construction rhétorique du passé : elle montre un être joufflu ridicule, soutenu par un chariot en bois comme en ont les enfants qui ne savent pas marcher, tenant un hochet dans la main et assailli de toutes parts par les représentants de « l'ancienne police » : avocats, greffiers, procureurs, huissiers, secrétaires … Le choix du terme police, pris ici dans son acception propre aux monarchies administratives de la période moderne, révèle les difficultés qu'il pouvait y avoir à trouver une expression capable de désigner précisément ce que l'éveil révolutionnaire condamnait à la disparition, car cette « police » parait bien n' être ici rien d'autre que l'administration elle -même et son armée de commis et d'officiers. L'évolution, autour de 1789, du traitement réservé au terme régime dans les dictionnaires et notamment dans les éditions successives du Dictionnaire de l'Académie française n'en est que plus révélatrice de l'effort lexical révolutionnaire. Alors que la quatrième édition (1762) se contentait d'expliquer que « RÉGIME en termes de Palais, signifie, Gouvernement, administration. Ainsi on dit, que Le Commissaire des saisies réelles est commis au régime & administration des biens saisis, pour dire, qu'Il est chargé de gouverner, d'administrer les biens saisis », l'édition suivante, datée de 1798, ajoute à cette définition deux nouveaux paragraphes qui s'émancipent d'une acception étroitement administrative héritée des juristes des 16 e - 18 e siècles pour faire du terme le moyen de désigner la nature du gouvernement et, au-delà, l'organisation même de la vie politique : Il se dit De la manière de gouverner les États. Régime dur, arbitraire, absurde, inconstant, éclairé, bienfaisant. Le régime de ce Pays est despotique. Ce peuple est accoutumé à un régime doux. Régime, signifie aussi, Administration, Gouvernement, dans un sens plus général. Ainsi on appelle Un nouveau Gouvernement, Le nouveau régime; et L'ancien Gouvernement, L'ancien régime. Le « régime » n'est donc plus seulement un mode d'administration, « une règle que l'on tient », un principe de gouvernement interne du Palais ou de certaines maisons religieuses : il désigne désormais aussi une forme de gouvernement de l' État et d'organisation de la société qui distingue de manière radicale deux moments de l'histoire. L ' Ancien Régime est né et avec lui le Nouveau Régime, le nouvel « état de choses », la Révolution. Par cette opération à la fois lexicale et politique, par ce double coup de force, la Révolution française se distinguait absolument, pour François Furet, des révolutions anglaises du 17 e siècle, accomplies en bonne part au nom des anciennes libertés et des anciens droits, mais aussi de la révolution américaine qui a su ou pu faire l'économie d'une « liquidation » similaire du passé en faisant de l'Angleterre, et donc d'un pouvoir tenu pour étranger, l'incarnation de ce avec quoi elle entendait rompre. L'Amérique de la révolution n'a donc pas d ' Ancien Régime et « cette absence est par excellence ce qui la constitue, son identité même ». Furet soulignait ainsi la singularité de l'expérience révolutionnaire française qui, dans son aspiration à vouloir régénérer l'humanité par la liberté enfin arrachée à l'oppression, rejetait « le passé [qui] n'est plus qu'un Ancien Régime, définition lapidaire qui efface de la mémoire tout ce qui l'a précédée ». L'invention de l ' Ancien Régime aux fins des combats révolutionnaires eux -mêmes portait pourtant avec elle des ambigüités ou des incertitudes inséparables de son efficacité et de son succès, que François Furet relevait. Celle, tout d'abord, de l'extension chronologique de l ' Ancien Régime, dont la Révolution entendait faire table rase, en amont mais aussi en aval de 1789. Dès 1789, en effet, de nombreuses lettres et feuilles volantes furent spontanément datées de l'An I de la liberté, comme la célèbre caricature, souvent copiée, J'savais ben qu'jaurions not tour ,inaugurant par là un calendrier révolutionnaire avant même que la Révolution en eût l'idée. En affirmant que la Révolution eut plusieurs « An I », scandés par l'été 1789, la fuite de Varennes et la proclamation de la République, et en rappelant que certains textes de 1792 distinguèrent un moment le temps écoulé depuis la conquête de la liberté (1789) et celui écoulé depuis l'établissement de l'égalité (1792), Furet soulignait les effets de la dynamique révolutionnaire elle -même, qui repoussait progressivement vers l ' Ancien Régime ses premiers pas et ses premières expériences avant l'instauration de la République. La seconde difficulté tenait évidemment à la première et fit très vite, dans la perspective d'une œuvre révolutionnaire toujours à accomplir, sans cesse recommencée, de l ' Ancien Régime non un passé révolu mais une menace présente, une virtualité politique, « un fantôme constant ». Sans doute est -ce d'ailleurs là l'une des raisons de l'échec de l'expression Nouveau Régime, qui ne pouvait désigner de manière satisfaisante ce qui était avant tout un processus, un mouvement appelé à se dépasser sans cesse lui -même. L ' Ancien Régime devint le visage des multiples adversaires de la Révolution : les aristocrates et leurs complices, le clergé réfractaire, mais aussi la corruption des mœurs et les préjugés… Le couple des contraires Ancien Régime / Révolution s'arrachait ainsi aux circonstances de son apparition pour revêtir un caractère abstrait et constituer par là même un héritage durable dans l'histoire politique de la France en servant à désigner deux « peuples » opposés dans leur façon de voir le passé. C'est ici qu'intervenait le second temps, essentiel mais qu'il n'est pas ici nécessaire de reprendre, de la réflexion de François Furet, consacré aux usages politiques et savants de l'expression Ancien Régime dans la France du 19 e siècle et qu'un long chapitre des Lieux de mémoire allait, près de dix ans plus tard, compléter. En nouant histoire des conditions d'apparition et d'utilisation de l'expression Ancien Régime, d'une part, et histoire de sa fortune politique et scientifique au 19 e siècle, d'autre part, et en dévoilant par là les effets doublement structurants qu'eut cette invention lexicale et idéologique qui obligea les acteurs du 19 e siècle à rejouer sans cesse les affrontements fondateurs de la Révolution, François Furet proposait une forme exemplaire de dénaturalisation de la langue politique et de réhistoricisation critique de ce qui est bien devenu « une évidence nationale, exposée et reçue comme allant de soi ». Mais la comparaison même qu'il établissait avec les révolutions anglaises et américaines, son insistance sur le caractère « consubstantiel » à la Révolution française de la notion d ' Ancien Régime et les quelques pages de l'analyse qu'il portait sur John Adams (dans lesquelles il affirmait : « Il existe un ancien régime anglais. Le mot n'existe pas chez John Adams, mais la chose, oui ») suggéraient une autre opération possible d'objectivation critique de la langue et de ses fausses évidences dans le comparatisme. Peu explorée par Furet lui -même – ce n'était d'ailleurs pas son propos –, cette perspective mérite d' être ici brièvement esquissée. Si la formation Ancien Régime est consubstantielle à l'histoire même de la Révolution et strictement attachée à ce que François Furet nomme « circonstances », il faudrait, en toute rigueur, ne pas s'étonner de l'absence d'expressions comparables dans d'autres contextes politiques et dans d'autres circonstances, et tenir pour acquis son caractère intraduisible et singulier. Elle serait ainsi non un hapax, puisqu'elle se répand rapidement dans l'éloquence politique mais aussi dans la langue ordinaire dès 1789, mais une étiquette spécifique dont la production et la circulation s'avèreraient indissociables de la situation historique qui l'engendra et que par retour elle détermina durablement. À travers elle, la Révolution aurait établi sa singularité irréductible et en même temps son exemplarité. Les usages autochtones et les pratiques historiographiques récentes montrent pourtant qu'il n'en est rien et que les contemporains de la Révolution, ou plus exactement ceux qui en vécurent les retombées, comme les historiens, ne se sont pas satisfaits de cette singularité absolue. L'expression et la notion d ' Ancien Régime leur ont très tôt paru avoir, hors même de la France de la fin du 18 e siècle, une pertinence théorique réelle. Sans vouloir ici multiplier les exemples, on peut en prendre pour indice à la fois quelques citations de la littérature allemande du 19 e siècle, parfois antérieures à Tocqueville auquel Furet accordait une importance centrale dans la diffusion de l'expression, et la fréquence des titres qui reprennent le terme pour l'appliquer soit à des comparaisons entre la France et d'autres territoires, soit à des situations a priori différentes de celle de la France comme celle de la Suisse, de l'Allemagne ou encore de l'Italie. Certes, certaines occurrences d ' Ancien Régime dans la langue allemande du 19 e siècle semblent soit trop allusives – comme lorsque Elise von Türckheim parle, dans une lettre de 1798, de « régime », sans précision supplémentaire et sans référence explicite à l'invention lexicale de la Révolution –, soit étroitement liées aux évènements révolutionnaires et au passé qu'ils voulurent abolir, par exemple chez Wit von Dörring qui évoque en 1830 un « adhérant de l'Ancien Régime », ou chez Ludwig Bauer. D'autres usages, pourtant, révèlent une première extension des acceptions de l'expression, qui devient une manière de désigner non un régime particulier à la France, mais une époque révolue, un passé commun à l'Europe, un repère commode dans le temps : en 1846, dans leurs échanges épistolaires, Theodore Fontane et Bernhard von Lepel emploient ainsi l'expression Ancien Régime, en français et de manière purement métaphorique, pour désigner un temps désormais lointain. Certains dictionnaires contemporains semblent de même adopter une définition assez large, qui cesse de reposer sur la singularité de l'expérience française. Le plus important toutefois reste évidemment la fortune historiographique de l'expression, en dehors de la France, pour décrire et qualifier des situations historiques bien différentes de celles que Tocqueville avait à l'esprit lorsqu'il décrivait l ' Ancien Régime, par exemple chez un Émile Lousse (La société d'Ancien Régime, 1956) ou un Ernest Neville Williams (The Ancien Régime Europe, 1970). En obligeant ceux qui s'y livraient à s'engager dans ce que la rhétorique désigne comme des applications, le comparatisme a ainsi constitué l'un des lieux essentiels de la critique des constructions chronologiques comme du lexique historique, et c'est en bonne part une même opération qui invitait à s'interroger sur la pertinence d'une expression comme Ancien Régime et sur la réalité de la césure introduite par l'année 1789 dans l'histoire de nombre de pays européens. Pour comprendre à partir d'un corpus précis comment de telles applications sont possibles, sur quelle interprétation d ' Ancien Régime elles se fondent et quels problèmes de périodisation de l'histoire elles soulèvent, il n'est peut-être pas inutile de se tourner vers quelques-uns de ces outils les plus courants et théoriquement les plus éloignés des usages politiques de la langue historique – que cela soit véritablement le cas ou non – que sont les dictionnaires ou les lexiques historiques et observer le sort qu'ils réservent à l'expression prise au français. Les Geschichtliche Grundbegriffe ,publiés à partir de 1972 par Otto Brunner, Werner Conze et Reinhart Koselleck, ne consacrent pas d'entrée spécifique à l'expression Ancien Régime, en français ou en traduction allemande. La période de référence que se donne cette immense entreprise de sémantique historique et certains de ses objectifs théoriques (décrire la disparition de l'ancien monde et l'émergence du nouveau dans leur expression conceptuelle, « la naissance langagière du nouveau monde et sa prise de conscience de soi […] dans les concepts ») auraient pourtant pu laisser a priori supposer qu'une telle entrée aurait été légitime : il n'en est rien, parce que justement rien de comparable à Ancien Régime ne vient surgir dans la langue allemande de la Sattelzeit, de la période d'avènement de la modernité qui s'étire de 1750 à 1850. Même constat d'absence pour le Dictionary of Eighteenth Century World History publié chez Blackwell par Jeremy Black et Roy Porter, qui s'ouvre même sur une critique des « appellations rebutantes » (off-putting) comme Ancien Régime avant de l'employer une page plus loin à propos d'un « Ancien Régime agraire » et pour le Dictionnaire historique de la Suisse (désormais abrégé en DHS),trilingue. Dans ce dernier, pourtant, l'expression connait un très grand nombre d'occurrences, dans les textes français, mais aussi dans les textes allemands ou italiens qui, généralement, ne la traduisent pas, et sur lesquels il faut revenir brièvement. Tout se passe en fait comme si le DHS hésitait sur le statut à donner à l'expression, choisissant ici le simple emprunt linguistique, là l'antonomase et la transformation d'une situation historique déterminée en phénomène général identifiable, avec des nuances, dans la Confédération. Dans le premier cas, les auteurs germanophones ou italophones du DHS emploient Ancien Régime pour désigner certains épisodes et certains acteurs précis des conflits qui se nouent en 1798 autour de l'intervention française et de la République helvétique : ainsi Frédéric-César de La Harpe, partisan précoce de la Révolution et de la République helvétique, membre du Directoire, « versuchte vergeblich, Frankreich klar zu machen, dass die enormen Kriegskontributionen die Schweiz auf die Seite der Anhänger des Ancien Régime trieb » ou « tentò invano di convincere la Francia che gli ingenti contributi di guerra richiesti spingevano gli Svizzeri nel campo dei fautori dell ' ancien régime ». Le second cas est celui de la transformation du nom propre Ancien Régime en nom commun des sociétés préindustrielles : non sans incertitudes ou ambigüités, par exemple à propos de l'inclusion ou non de la fin du Moyen Âge, l'expression désigne explicitement l'époque antérieure à la République helvétique et donc à l'introduction des principes et des ambitions de la Révolution française dans l'ancienne Confédération. Ancien Régime renvoie ainsi à la fois à des formes d'organisation sociale, à des structures politiques, à des principes juridiques abolis ou suspendus par la révolution helvétique et ses protecteurs français. Mais cet usage même conduit à une extension progressive des significations de l'expression. À propos du colportage, par exemple, qui n'est, en toute rigueur, pas spécifique au système politique d'Ancien Régime, les auteurs du DHS précisent : « Während des ganzen Ancien Régime versuchten die Kantone und ihre zugewandten Orte vergeblich, die von den sesshaften Händlern als Konkurrenz empfundene Hausiererei zu reglementieren », ou : « Durante tutto l'ancien régime, i cant. e i loro alleati tentarono invano di regolamentare il commercio ambulante ». Les choix lexicaux du DHS – qui excluent une entrée spécifique mais font d ' Ancien Régime une manière de désigner ce que la Révolution abolit, provisoirement ou définitivement – s'accordent ainsi en bonne part, non seulement avec l'extension progressive des acceptions qu'évoquait Furet, mais aussi avec la conviction d'une singularité de l'histoire de la Révolution française, puisque c'est bien son exportation vers la Confédération qui vient mettre un terme, en le nommant, à l ' Ancien Régime suisse, pourtant différent de celui du royaume. Le DHS rejoint ici les frontières de l ' Ancien Régime que Lucien Bély avait tracées en préambule à son Dictionnaire paru en 1996. Pour Bély, en effet, « l'Ancien Régime est une notion familière en France et dans la sphère d'influence de la France, là où justement la révolution a importé ses idées nouvelles et ses bouleversements » (p. xi). C'est donc en partie parce que la Révolution s'étendit au-delà des frontières que l'expression Ancien Régime peut être appliquée à des contrées où, certes, les « circonstances » qui préludèrent à son invention furent différentes, mais où l'on observe néanmoins les mêmes aspirations à faire table rase du passé. Mais nombre d'ouvrages, aux ambitions d'ailleurs hétérogènes, renoncent à ces définitions strictes, qui font de l'invention lexicale des révolutionnaires un tournant décisif et le véritable acte de naissance de l'Ancien Régime et qui soumettent par là tout usage savant légitime de l'expression à la prise en compte exacte des conditions et des fonctions de son apparition. Dans l'abondante littérature des lexiques, dictionnaires et autres manuels – que la démocratisation de l'enseignement universitaire, mais aussi la volonté de réintroduire une forme de normativité lexicale dans une discipline en pleine évolution semblent avoir prodigieusement accrue – certains titres, notamment français, font le choix de ne rien définir, comme si l'évidence que relevait François Furet continuait de s'imposer. Le Lexique historique de la France d'Ancien Régime (Cabourdin, Viard, 1998) ou le Dictionnaire de l'Ancien Régime dirigé par Robert Muchembled (2004) se passent ainsi de toute entrée propre pour Ancien Régime et, en fait, de toute définition et de toute allusion à l'origine de l'expression. Mais d'autres titres, français et étrangers, choisissent de tenter de définir l ' Ancien Régime et, dans certains cas, d'en rappeler les conditions historiques et langagières de naissance. Or ce choix les conduit à des positions presque opposées. Pour le Dictionnaire historique de Dominique Vallaud (1995), le Herder Lexikon ,le Ploetz Geschichtslexikon ou encore le Chambers Dictionary of World History, l ' Ancien Régime est « une organisation sociale et politique qui a prévalu en France depuis la fin de l'époque féodale jusqu' à la Révolution » (Vallaud), ou « une société et une organisation politique de l'Europe au temps de l'absolutisme (17 e - 18 e siècle) notamment dans la France des Bourbons » (Herder), ou encore « le système social et politique qui a existé en France de la fin du xvi e siècle jusqu' à l'éclosion de la Révolution française » (Chambers). Ainsi réifié et détaché de ses conditions d'invention lexicale, l ' Ancien Régime devient une réalité bien tangible et bien française qui correspond, avec plus ou moins de précision, à la monarchie des Bourbons. D'autres ouvrages, a priori destinés au même public élargi, s'enhardissent toutefois à proposer des définitions plus ambitieuses, mais aussi, du même coup, plus problématiques. Le Meyers kleines Lexikon (Forstmann, Hirschelmann, 1987), notamment, associe certes le terme à la société et au système politique français antérieur à la Révolution, mais il conclut cependant au caractère opératoire du concept hors des limites géographiques de la France : « Le concept peut être d'une manière générale utilisé pour caractériser l'état politique et social de l'Europe prérévolutionnaire ou ancienne Europe. Et ici, c'est essentiellement la révolution industrielle qui constituera la véritable rupture qui sépare la vieille Europe de la nouvelle. » Le Meyers, préfacé par Golo Mann, ignore ainsi la double restriction que proposait Lucien Bély : non seulement ce n'est pas la Révolution politique qui met fin à l ' Ancien Régime, dans un moment de pur volontarisme politique prophétique, mais la césure brutale qu'il signifie déborde largement la zone d'influence de la France révolutionnaire. Ce choix n'est pas isolé : on le retrouve dans le classique Wörterbuch zur Geschichte de Fuchs et Raab et, dans une moindre mesure, dans l ' Enciclopedia Storica sous la direction de Massimo Salvadori. En proposant d'étendre la validité de la notion bien au-delà de l'exemple français, ces dictionnaires entendent donc se livrer à une opération complexe qui l'émancipe largement des usages indigènes et donc du langage des acteurs historiques : peu importe ici qu'aucun contemporain n'ait parlé d ' Ancien Régime pour décrire la situation économique et sociale qu'il évoquait, que le terme n'ait connu qu'une diffusion limitée. L'opération n'est pas forcément illégitime car, en faisant presque d ' Ancien Régime un nom commun, elle rend compte de réalités historiques autrement inexprimables et qui purent d'ailleurs être inaperçues de ceux qui les vécurent (comme dans le cas de l ' Ancien Régime démographique, par exemple). La relation étroite que François Furet établissait entre invention lexicale de la Révolution et langage de l'histoire est ici rompue. Mais ces usages plus ou moins audacieux et surtout plus ou moins justifiés de l'expression Ancien Régime appellent plusieurs remarques. Alors qu'ils paraissent très dissemblables, ils s'accordent en fait profondément, comme le relève Rolf Reichardt, dans l'attribution à l'expression d'une connotation le plus souvent opposée à celle que lui donnait Tocqueville : « Dans la recherche moderne, Ancien Régime désigne les structures traditionnelles, quasi immobiles de l'ancienne Europe » et non, justement, un moment de transformation de ces structures par l'effort centralisateur de la monarchie. Ce retournement ne fait pourtant pas l'objet d'un commentaire ou d'une explication et les délicats problèmes de théorie de la modernité qu'il soulève restent au fond sans réponse, car se demander ce qu'est l ' Ancien Régime ou quand il s'achève, c'est aussi s'interroger sur ce qui fait passer l'Europe d'un modèle de société à un autre. Du coup, aucun des choix lexicaux des dictionnaires destinés au public élargi des amateurs d'histoire et des étudiants n'est en mesure d'offrir de solution pleinement satisfaisante à la question de la périodisation et des conventions de chronologie, faute de porter au jour les présupposés méthodologiques et heuristiques sur lesquels ils reposent : une conception de la périodisation fortement dominée par l'histoire politique et militaire évènementielle chez ceux qui veulent réserver Ancien Régime à la France et à la diffusion progressive de l'influence révolutionnaire par les conquêtes militaires, et dans laquelle c'est bien la rupture politique inventée et désignée par la Révolution qui est facteur de changement historique; une référence implicite au temps long des sociétés européennes imaginé par Otto Brunner et Dietrich Gerhard chez ceux qui reprennent leur concept de Alteuropa et le donnent comme équivalent d ' Ancien Régime, ignorant par là les différences idéologiques qui séparent les deux expressions, et dans laquelle d'autres forces de changement, économiques ou démographiques par exemple, sont à l' œuvre. Les quelques exemples convoqués ici – et que chacun peut aisément compléter tant la production éditoriale de lexiques, dictionnaires ou manuels proposant une nouvelle normativité lexicale sous couvert de neutralité axiologique semble enfler – suffisent sans doute à établir les conditions théoriques et pratiques qui doivent présider à l'analyse de certains chrononymes. Ils invitent, en effet, à considérer ces derniers comme des productions idéologiques et scientifiques étroitement dépendantes de leurs conditions langagières de formulation et à y voir des formes d'évidence à la validité très limitée, qui peinent à établir des points de repères communs aux différentes histoires et aux différentes historiographies : des « évidences nationales », pour reprendre l'expression de Furet, sans aucun doute, mais aussi parce qu'elles s'expriment dans des langues nationales. La storia contemporanea italienne ne recouvre donc pas l'histoire contemporaine française, pas plus que la Neuzeit allemande ou la modern history anglaise ne trouvent leur place naturelle dans l'époque moderne. Des précisions complémentaires peuvent, certes, être ajoutées, comme dans les expressions early modern ou Frühneuzeit, mais les hiatus entre les chrononymes et les découpages chronologiques nationaux ne sont pas pour autant abolis, car la question de savoir où la première modernité s'efface devant la modernité demeure et avec elle, justement, la question de la fin de l ' Ancien Régime dans son propre acte de naissance langagier. L'étude des chrononymes porte donc au jour des « évidences nationales » dont la force conceptuelle dépend et pâtit à la fois de la langue dans laquelle ils viennent à être formulés. Accomplir à leur sujet un véritable travail d'objectivation critique et de réflexivité historique peut donc exiger davantage que l'histoire de leurs conditions spécifiques d'apparition et que l'analyse de leur sédimentation progressive dans la mémoire nationale. Elle demande peut-être un outil supplémentaire de mise à distance objectivante, de dénaturalisation de ce qui nous parait aller de soi, se passer d'explication (comme dans certains dictionnaires français), se comprendre à demi-mot entre collègues, de débanalisation du banal, que l'on peut espérer trouver dans le comparatisme et dans ses effets de déterritorialisation. Car le comparatisme invite non seulement à sortir l'analyse des cadres nationaux qu'elle se donne trop souvent comme naturels et qui portent avec eux des choix méthodologiques impensés (comme l'invention d'acteurs collectifs très généraux, dispensés de toute incarnation concrète : la Nation, les Français, les « deux peuples » français qui s'affrontent à propos de l ' Ancien Régime, « la culture française »), mais aussi à mettre à l'épreuve d'objectivation le lexique même du travail d'objectivation. Soumis à la critique comparatiste, l ' Ancien Régime parait ainsi résister aux analyses qui voudraient y voir une réalité historique tangible et incontestable, dotée de propriétés objectives que l'historien n'a qu' à relever, mais aussi à celles qui n'y perçoivent que le produit arbitraire de la performativité du langage révolutionnaire : c'est là la difficulté particulière de l'expression . | L'histoire de l'expression Ancien Régime, forgée au moment même où ce qu'elle désigne - et constitue, peut-être, en partie - disparaît, est désormais bien connue. Mais cette historicisation, qui souligne les effets de la révolution du discours sur le cours de la Révolution, n'est que l'une des opérations d'objectivation à laquelle il faut la soumettre. Cet article entend évoquer, à travers l'analyse des formes de circulation internationale de l'expression Ancien Régime, quelques-uns des enjeux historiographiques et des inconscients académiques que son usage recouvre. | linguistique_10-0210765_tei_413.xml |
termith-627-linguistique | Je reprendrai les propositions de S. Bouquet (Langages n° 153) concernant la possibilité de faire se rejoindre linguistique de la langue et linguistique de la parole : la linguistique de la langue dans ses grammaires ne décrit que des parties détachées de sens, la linguistique de la parole va définir une pragmatique du sens qui a trait au genre et à la façon dont des traits suprasegmentaux du texte global et de ses sous-ensembles, vont contraindre l'analyse grammaticale du segmental. Le constat de la très grande diversité des usages du on selon les domaines et genres de textes m'a amenée à faire des hypothèses sur le réglage de cet usage par les genres. La démarche dessinée ici voudrait préciser les thèses de Bakhtine sur la normativité des genres. « Le vouloir dire du locuteur se réalise avant tout dans le choix d'un genre de discours. Nous disposons d'un riche répertoire de genres de discours oraux (et écrits). Ce choix se détermine en fonction de la spécificité d'une sphère donnée de l'échange verbal, des besoins d'une thématique, de l'ensemble constitué des partenaires. Pour parler nous nous servons toujours des genres du discours, autrement dit, tous nos énoncés disposent d'une forme type et relativement stable de structuration d'un tout. Si les genres du discours n'existaient pas, et si nous n'en avions pas la maîtrise, et qu'il nous faille les créer pour la première fois dans le processus de la parole, qu'il nous faille construire chacun de nos énoncés, l'échange verbal serait quasiment impossible. Le locuteur reçoit outre les formes prescriptives de la langue commune, les formes non moins prescriptives pour lui de l'énoncé, c'est-à-dire des genres du discours – pour une intelligence entre locuteurs ces derniers sont aussi indispensables que les formes de langue. » On peut reformuler comme suit les différentes composantes du genre dessinées par Bakhtine : i) les modalités physiques de la communication : écrit, oral, support de la communication, contraintes de la situation d'énonciation marquant entre autres les modalités interlocutives. ii) Socialité et structuration sociale de l'échange : normativité des faces et des modes d'adresse, registres de langue plus ou moins soutenus. iii) le domaine d'activité et la thématique de l'échange : normativité des domaines : type de rapport à la langue et types de discours : mode de référenciation et désignation, de cohérence discursive, de construction des actants, d'argumentation, etc. iv) le genre textuel (oral ou écrit) en tant que « forme type et relativement stable de structuration d'un tout », mettant en jeu de façon réglée différentes sémiotiques dans un champ donné de pratique : le genre condense les instructions liées au contrat énonciatif (roman vs autobiographie); la structuration du signifiant au niveau global, indexe la fonction discursive d'une partie par rapport au tout, et donne des instructions interprétatives propres aux parties. La notion de genre doit apporter des informations sur les conditions de possibilité de types d'énoncés à l'intérieur de la normativité des pratiques culturelles, c'est-à-dire apporter des éléments pour départager l'acceptabilité de tel énoncé, que le système de la langue ne fournit pas, éléments qui renvoient à une énonciation centrée non pas sur le sujet mais sur les formes de dialogalité informées par le genre et aux dimensions réflexives de la parole. En prenant comme objet les variations de l'usage du on selon les genres, je ne réduis pas la question à la référenciation mais l'objet est plutôt de définir des familles de types d'énoncés où on a été choisi pour référer. Sans forcément adopter le point de vue kantien des schèmes a priori soutenu par Forest (2003), on peut envisager l'énoncé comme un type ou signe linguistique. La problématique n'est pas seulement de définir en quoi le genre appellerait l'usage privilégié de certains types mais aussi de repérer les discordances ou tensions entre le système de la langue et les conditions de sa mise en œuvre dans l'énonciatif. La normativité du genre comme source de la variation. Dans son article programmatique sur la typologie et la caractérisation des genres littéraires, Schaeffer (2006) nous dit : « Nous devons mettre les caractéristiques identifiées par les noms [de genre] en rapport avec une analyse indépendante des textes identifiés par ces noms (…). Il est important en effet que l'analyse textuelle soit menée par des moyens indépendants. Ceci implique que nous devons disposer d'une méthode ou mieux d'un ensemble de méthodes, mises au point pour étudier les discours et les textes, indépendamment de la problématique générique. Il nous faut en somme nous engager dans une analyse stratifiée des textes, commençant au niveau linguistique et finissant au niveau des macrostructures discursives, par exemple de type narratologique ou thématique. Il nous faut aussi prendre en compte la dimension temporelle de la série des textes identifiés par un même nom. » S. Bouquet, de son côté, pose que la linguistique du genre revient à opposer deux énoncés homonymes différenciables par au moins un trait grammatical induit par le genre. Les deux programmes sont différents : celui de Schaeffer serait d'établir une caractérisation linguistique et discursive des genres par approche quantitative sur corpus, celle de Bouquet serait d'identifier quels sont les traits de genre qui contraignent l'interprétation sémantique (via la grammaire et la syntaxe) de l'énoncé. La proposition de S. Bouquet, si elle est justifiée dans son exigence de rester sur le terrain de la linguistique, présente l'avantage de ne reposer sur aucune typologie a priori des genres; si elle paraît praticable pour des contextes oraux restreints, elle pose des problèmes pour les énoncés attestés dans les textes sur lesquels il est difficile de projeter fictivement un genre et présente des limites, celles de l'imagination du linguiste concernant l'existence d'une ambiguïté sémantique sur des énoncés isolés. De plus, la linguistique des exemples (vs de corpus) a du mal à prendre en compte la complexité sémiotique des genres textuels, leur complexité structurelle et effets à longue distance, du fait de la tradition logico-grammaticale restreignant la linguistique à la linguistique de la phrase. Est-il possible d'établir un pont entre les deux démarches ? Je dirai qu'une passerelle est lancée. Le programme de Schaeffer pose plusieurs questions : qu'entend -il par « il est important que l'analyse textuelle soit menée par des moyens indépendants » ? Préconise -t-il l'emploi des méthodes objectivantes telles l'analyse factorielle de traits morpho-syntaxiques ou lexicaux ? La démarche proposée ici diffère de l'analyse quantitative lexicométrique dans la mesure où l'analyse factorielle classique travaille sur les mots isolés et ne peut caractériser la sémantique de ces unités qu'en réinjectant dans les graphiques d'analyse factorielle une sémantique lexicale décontextualisée donc doxique, en risquant d'attribuer une cohérence sémantique a posteriori aux cooccurrences observées, lieu des interprétations compulsives éminemment incontrôlées. L'articulation d'une sémantique interprétative et de la linguistique de corpus n'est pas encore élaborée, cette dernière devant déplier, désintriquer les dimensions hétérogènes de la parole, implique, pour être efficace, une théorie des genres : celle -ci exige d'élaborer une pragmatique expérimentale, i.e. de travailler au niveau de l'énoncé (dans ses propriétés grammaticales, syntaxiques, prosodiques) plongé dans un contexte dont on fait varier les propriétés. On serait ainsi à l'opposé de l'analyse indépendante des genres et des propriétés textuelles que propose Schaeffer, puisque la définition des genres serait relative aux nécessités de l'interprétation locale; et réciproquement, la finesse de l'analyse grammaticale dépendra de la richesse et de la diversité du corpus analysé. À la différence des démarches purement quantitatives, la démarche adoptée ici s'adosse à la compétence interprétative du lecteur pour rendre compte de l'interprétation par l'analyse différentielle des traits segmentaux et suprasegmentaux. En conséquence, ma démarche diverge aussi de la proposition de Schaeffer quant à la chronologie des analyses, puisque, comme on le verra, c'est la méthodologie qui conjoint les différents niveaux d'analyse textuelle (en l'occurrence la méthodologie XML) qui autorise l'analyse différentielle de tous types de traits portés par une unité du texte. Ce type de modélisation empirique, suppose évidemment des hypothèses sur les traits de genres pertinents comme une modélisation des traits grammaticaux différentiels du morphème. L'idée retenue est donc de travailler sur des textes attestés et de définir un corpus comme un ensemble de données expérimentales dont on va faire jouer de façon différentielle certains traits de genres pour l'analyse comparative des traits grammaticaux du morphème. Une première définition a priori des genres textuels tient compte à la fois des domaines d'activité (littérature vs journalisme), des champs génériques (genres narratifs vs théâtre vs poésie), des genres (dans les genres narratifs, on distinguera le conte, le roman, la biographie, etc.) (Malrieu & Rastier, 2001). Mais une définition plus précise doit parvenir à articuler les 4 facteurs cités plus haut de façon systématique et différentielle. En tant que pronom personnel et pronom indéfini, le on touche à un grand nombre de domaines de l'énonciation dans la langue : - dans le rapport de l'énonciateur à autrui, le on concerne a) l'interlocutivité et l'attribution des discours aux différents participants potentiels de la scène énonciative (indexicalité interlocutoire); b) il concerne aussi la socialité, liée aux rôles sociaux et aux normes d'adresse selon les contextes d'interlocution ainsi que les registres de parole plus ou moins soutenus; c) l'intersubjectivité et l'échangeabilité des points de vue, mais aussi réflexivité du locuteur; d) les phénomènes d'assomption ou d'effacement du locuteur. - dans le rapport de l'énonciateur au monde dicible, le on touche à la référentialité, l'indexicalité intratextuelle, et l'actualisation dans la construction d'un univers partagé : déixis, anaphore et définitude. - dans l'actanciation, le on portant le trait +Humain, et le trait argumental +Sujet, va interagir avec la voix, ergativité et patientivité, en particulier dans le discours sur ego et dans les énoncés où ego est objet direct ou indirect du verbe dont on est le sujet. Notre analyse se centrera sur les deux premiers aspects : les rapports d'interlocution et la référentialité : la grammaire différentielle de on proposée par S. Bouquet est relative à l'indexicalité des pronoms personnels. Ne sont pas envisagés les formes syntaxiques vicariantes du on non sujet, ni les phénomènes liés à l'actanciation, ni les formes équivalentes du on (certains impersonnels et formes infinitives ou passives par ex). Dans la démarche dessinée ici, l'analyse différentielle peut prendre deux formes : analyse quantitative des répartitions de valeurs selon les genres, i.e. des corrélations entre traits de genres et traits grammaticaux, analyse qualitative des processus interprétatifs induits par le genre (cf. 3.2 et 3.3). La première tâche qui m'incombe ici est donc de définir les traits de genres. Il se compose de 6 romans dont 5 de M. Duras (Un Barrage contre le Pacifique, Moderato cantabile, Dix heures et demi du soir en été, L'Amant de la Chine du Nord (ACN), Le Ravissement de Lol V. Stein, un roman de Stendhal, La Charteuse de Parme; un ouvrage d'entretiens entre MD et une journaliste, série d'entretiens retranscrits de façon fidèle, Les Parleuses; La vie matérielle est une série d'entretiens (propos retranscrits entre MD et Jérôme Beaujour, retravaillés par l'auteur, en cela il se distingue des Parleuses : il s'agit d'une écriture d'auteur); enfin deux ouvrages recueils d'articles de presse grand public écrits sur plusieurs années par MD : Outside et Le monde extérieur. Le sous-corpus d'articles de presse se compose de 16 récits hétérodiégétiques, 29 récits autobiographiques, 13 interviews, 26 commentaires d' œuvre, 22 commentaires d'actualité, 20 articles de réflexions générales. Les traits pris en compte dans la constitution du corpus peuvent être décrits dans l'arborescence suivante : - fiction +oral retranscrit (entretiens) + interview dissymétrique (- familiarité) discours descriptif sur ego : Outside _entretiens - interview dissymétrique +Discussion à bâtons rompus (+familiarité) : Les parleuses - Discussion à bâtons rompus (propos recueillis) - oral retranscrit (articles) + récit - discours rapportés (discours du narrateur) + homodiégétique. (autobiographique) :±PRES : Vie matérielle, Outside, Monde extérieur - homodiégétique : Outside _récit + discours rapportés (DD, DI, etc.) - récit + réflexions générales : Vie matérielle _réflexions - réflexions générales : Monde extérieur _commentaire d'actualité + fiction (roman) - discours rapportés (discours du narrateur) + extradiégétique + homodiégétique. - homodiégétique (hétérodiégétique) + focalisation interne : Dix Heures - focalisation interne : Moderato - extradiégétique (intradiégétique) + homodiégétique : JE narratorial +PRES : Ravissement 2 - PRES : - homodiégétique (hétérodiégétique) : +NARR effacé (on) : +PRES : ACN, - PRES : Un Barrage, La Chartreuse - NARR effacé (Je) : Ravissement 1, ±PRES + discours rapportés + Discours direct (DD) +dialogue : +PRES : +familiarité : Dix Heures, Barrage, ACN - familiarité : Chartreuse, Moderato, - dialogue : - PRES : récit évènementiel d'ego : Un barrage_récit_1S - DD (autres discours rapportés) : MI : Chartreuse; MIN : Chartreuse, Dix Heures On peut, à un premier niveau, opposer les genres fictionnels aux genres non fictionnels. Dans les genres non fictionnels les interlocuteurs sont explicitement définis par la situation interlocutive, alors que les genres fictionnels changent le centre déictique par mimésis de l'interlocution non fictionnelle. On peut opposer dans les genres non fictionnels, les genres oraux retranscrits (interview, entretien discussion) aux genres écrits (récits; réflexions générales, commentaires d'actualité) sur le trait de l'interlocutivité directe vs médiée. Examinons tout d'abord les genres oraux non fictionnels représentés dans le corpus : - En ce qui concerne les entretiens (échange dual en face à face) : on peut distinguer les entretiens informels (discussion à bâtons rompus où les rôles sont quasi symétriques) vs interview dissymétrique où les rôles sont bien distincts et plus formels vs propos recueillis. L'indexicalité extratextuelle interlocutoire du locuteur amplifiée à l'allocutaire sera quasi absente chez l'interviewé, plus présente dans la discussion à bâtons rompus, quasi absente dans les propos recueillis. Dans une conférence publique, échange en face à face formel réglé, le on peut désigner l'allocutaire pluriel comme le locuteur, de même dans un roman, mais pas le je amplifié à l'allocutaire singulier. - Dans le récit évènementiel d'ego en face à face, selon que les relations interlocutoires sont entachées de familiarité ou pas, le on désignant le locuteur amplifié sera admis ou non à la place du nous. - Dans l'entretien asymétrique, selon la thématique de l'entretien, l'interviewé peut avoir un discours sur « le monde », objets non interlocutifs ou au contraire sur un ego délocuté. Dans ce dernier cas, l'activité discursive peut être de type narratif ou de description de soi en tant que représentant d'une classe ou en tant que membre d'un groupe social. Je renvoie à la partie 4 pour une ébauche des traits distinctifs des deux types de discours (discours sur ego membre de la classe vs du groupe). - Dans les genres écrits non fictionnels, la présence du locuteur et l'adresse au lecteur peuvent être marquées ou effacées. Les récits d'articles de presse sont généralement des documentaires à visée proche de la fable, l'auteur est en relation interlocutive plus directe avec son lecteur que dans le récit fictionnel et peut se permettre de faire union avec lui pour emporter son adhésion. Dans les écrits narratifs fictionnels, le cadre change. Ainsi, dans le roman, les rapports énonciatifs du narrateur sont par définition marqués par : – la place du narrateur (présente ou effacée) : en accord avec Genette (1983) on peut affirmer des degrés variables de présence du narrateur. Le trait intradiégéticité entraîne la présence d'une indexicalité extratextuelle interlocutoire : dans le discours du narrateur primaire, le je 1 désigne le narrateur, qui peut commenter son activité narrative, et/ou s'adresser au lecteur de façon explicite. Le choix du on plutôt que du je permet l'effacement énonciatif du narrateur, ou plutôt que du tu, l'adresse indirecte au narrataire (voir La Chartreuse). À la différence du récit oral, le on inclusif (du narrateur amplifié au narrataire) n'est guère envisageable. Le trait extradiégéticité exclut cette indexicalité dans le discours du narrateur. Le narrateur, comme le souligne Genette, est toutefois présent dans le récit, qu'il soit extra - ou intradiégétique, soit dans la construction de la scène et du point de vue : on sujet de verbes de perception (Rabatel, 1998) soit dans les modalisations épistémiques qui ponctuent cette donation. Ce on, constructeur de point de vue et de focalisation du regard, est, comme dans le cinéma (cf. l'ACN) la façon d'englober le narrataire dans le on (Maingueneau, 2000). Il faut ensuite examiner la combinatoire des traits extra-/intradiégéticité et homo-/hétérodiégéticité : - comme dans toute interlocution mimétique, dans l'extra - homodiégéticité, le pronom je 1 du narrateur est effacé au profit du je 2 du personnage, sorte de désignateur rigide qui n'est défini que par les prédications internes au texte et ce je n'a pas d'allocutaire, même s'il convoque implicitement une interlocutivité (impliquée par la 1S) avec le narrataire; le je reprend sa valeur d'indexicalité interlocutoire dans les situations interlocutives représentées de l'univers fictionnel. Le on désignant le narrateur ne peut exister que dans les activités narratives de construction de la scène (« on voyait ») ou dans les modalisations épistémiques (« on dirait, on eût dit »). Le on désignant le personnage correspond à un je amplifié par anaphore. On notera que dans le récit intra - homodiégétique, le je 1 du narrateur ne peut être remplacé par le on, comme c'est le cas pour le récit intra - hétérodiégétique. On notera aussi que le je homodiégétique, du fait de son statut non interlocutoire délocutif se voit rapproché de la troisième personne, ce qui rend compréhensible le passage de l'un à l'autre dans certaines œuvres, (voir dans l'Amant) voir aussi la 3S, dans le monologue intérieur narrativisé). On voit là les contraintes liées au genre : la prise de distance que représente le passage à la 3S dans le récit autobiographique romanesque ne sera pas autorisée dans le récit autobiographique. – enfin, le rapport narrateur/narrataire est intrinsèquement marqué par la dissymétrie des savoirs et les jeux épistémiques du narrateur. L'omniscience du narrateur hétérodiégétique peut être assumée ou niée : l'omniscience niée (très marquée chez un auteur comme M. Duras) va se traduire par des modalités narratives de la non-transparence (dans la dénomination retardée ou absente, les modalisations épisté-miques du doute et du non savoir, les référenciations indéfinies). L'intra - et hétérodiégéticité favorisent la déclaration de non-omniscience du narrateur et toutes les modalisations épistémiques concernant la construction d'univers où le on sujet de modaux est fréquent (on dirait, etc.). Je ne m'étendrai pas sur cet aspect (cf. l'auteur, 2007) : l'idée centrale est de travailler sur des textes intégraux en sauvegardant leur structure, d'attribuer par le balisage XML, en fonction des besoins de l'analyse, tout trait nécessaire à la description de toute unité textuelle, quelle qu'en soit la longueur. Le balisage adopté concerne d'une part l'enrichissement du header proposé par la TEI pour ce qui concerne le <textClass> : domaine, champ générique, genre et sous-genres définis plus haut, le balisage de la structure logique du texte est celui de la TEI; dans les séquences textuelles, le balisage des discours rapportés pour l'analyse de on s'imposait, j'ai introduit des balises de types de discours rapportés, leurs segments introducteurs et incises. Cela permet de situer chaque occurrence de on à l'intérieur des univers de discours représentés (DR ou discours du narrateur) et de la caractériser par l'ensemble des traits hérités du texte et de ses sous-ensembles. La liste des discours rapportés balisés est la suivante : le discours direct (DD) sous ses différentes formes; le discours indirect, (DI), soit simple soit narrativisé (DIN); le monologue intérieur soit simple au DD (MI), au DI (MII), ou narrativisé (MIN souvent désigné DIL); le discours rapporté narrativisé (DRN souvent désigné DIL : « Il n'était pas bien, disait-il, et préférait rentrer »). Concernant la socialité on peut distinguer ce qui relève de la norme dans un contexte culturel donné et ce qui relève du degré de proximité sociale et affective des interlocuteurs dans ce contexte, que je désignerai par familiarité. La norme interlocutive en français varie selon que l'on est dans un échange oral informel (conversation) ou formel (conférence) : dans les situations d'interlocution en face à face informelle interindividuelle, la norme est d'utiliser les pronoms interlocutoires. L'adresse à autrui par un pronom non interlocutoire (il ou on) établit une hiérarchie interlocutive avec traits d'ironie ou d'agressivité envers l'allocutaire. Dans l'échange en face à face formel, (conférence) le on peut s'adresser sans problème à l'allocutaire collectif. De même dans un écrit (article, roman) où l'allocutaire est un individu anonyme potentiellement collectif. Le facteur de proximité sociale et affective joue dans le registre de langue, en particulier dans le remplacement du nous par le on, le nous devenant hypercorrect. Cet usage familier du on favorise une annexion qui ne se dit pas, de l'allocutaire. Dans sa description des valeurs en discours de on, Moignet (1965, p. 154 et sq) cite des exemples de remplacement de chacune des personnes du paradigme par le pronom on. Ces exemples sont tous tirés du théâtre classique du XVII e siècle. Il n'est pas évident que cette omnivalence du on soit encore présente dans le français contemporain. Dans cette partie nous envisageons les normes d'usage du on selon les situations d'interlocution et la façon dont on se situe par rapport aux pronoms de l'interlocution. Certains ont soutenu la thèse que on était un nominal et non un pronom car il ne peut être anaphorique (Grévisse §461b), Rey-Debove (2001). Selon Moignet (1965), « le on ne s'intègre proprement à aucun des sous-systèmes des personnels purs existentiels simples ou doubles (nous, vous) ou anaphoriques (il). Il tend à remplir la case vide de 3S indéterminée et il se situe aussi au-delà de ils, sans être un pronom anaphorique. p. 28 : le on signifie la personne sujet animée indéterminée… Tout en étant rattaché à la troisième personne, …. il peut signifier n'importe quelle personne, il ne discrimine pas le masculin du féminin, et convient à l'expression des deux nombres… Sous une forme de singulier il s'apparente psychiquement au pluriel. » Je m'appuierai pour l'analyse sur la grammaire des pronoms personnels proposée par S. Bouquet (article ci-joint) et sur la révision par A. Joly (1987) du système de la personne de Benveniste. En accord avec la critique qu'adressent A. Joly ou G. Moignet à Benveniste (qui fait à tort de la 3 ème personne le pronom de « non-personne »), on distingue les personnes de l'interlocution (1 et 2) et les personnes hors interlocution (3). À leur suite, A. Joly distingue les pronoms prédicatifs, ontiques, sur le plan nominal de l'espace qui fonctionnent comme des noms (en particulier ils peuvent suivre une préposition ou le présentatif « c'est ») et les pronoms non prédicatifs, sur le plan verbal du temps, qui ne possèdent qu'une partie des propriétés du nom et n'existent que sous une forme liée à une fonction syntaxique (sujet je ou objet me). On, selon ces critères ferait partie des pronoms non prédicatifs puisque n'existant qu'en position sujet et ne pouvant suivre un présentatif. On a donc les deux séries : On retiendra dans un premier temps comme traits inhérents de on, les traits /+Humain/, /+Sujet/, /+Pronom/, /-Défini/, /+3S/. En tant que pronom existentiel de la 3S, le on pourrait être assimilé à un pronom anaphorique dont la référence doit être construite, à la différence des pronoms interlocutifs, qui, eux, fonctionnent par référence déictique au contexte énonciatif. Le fait que ce soit par les pronoms ontiques, (ils correspondent à une dénomination par monstration déictique, ou par topicalisation), que le pronom on peut être glosé dans sa désambiguïsation référentielle tend à conforter cette hypothèse. Quant à la hiérarchisation des ambiguïtés à lever selon les pronoms personnels, on pourrait la décrire ainsi : je, tu<nous, vous<il, elle< on. Le on participe à la construction d'une sphère d'empathie à partir du centre qui est le locuteur. Les pronoms nous et vous, généralement classés comme des embrayeurs, construisent une entité multiple qui peut être soit strictement déictique (moi+toi, toi+toi) soit à la fois déictique et anaphorique (moi+lui, toi+lui). Nous et vous supposent donc un travail interprétatif plus complexe que le je et le tu. Même si, dans certains genres, le on remplace le nous, la neutralisation du trait /−Défini/ de on implique a priori des opérations plus complexes que celle des pronoms nous ou vous. Une linguistique de la parole doit rendre compte de la donation de la référence par le sujet parlant et des processus interprétatifs (décider de la valeur en langue pertinente en contexte) en réception. Le calcul de la référence est le résultat de l'interaction entre traits de l'énonciation et traits de la référenciation. La référenciation peut être donnée soit par déixis soit par anaphore, soit par les deux à la fois si l'entité construite est multiple. Dans la référenciation exclusivement déictique, la référence est donnée soit par les pronoms interlocutifs déictiques soit, pour le on, par l'acte de communication en face à face; la référenciation exclusivement déictique peut donc conjoindre pronoms interlocutoires et non interlocutoires avec geste ostensif (arborescences IIa et IIb +DEI). Une linguistique de la référenciation exclusivement déictique suppose la définition de la prosodie et de la gestuelle interlocutoires. La référenciation interlocutoire non exclusivement déictique conjoint adresse à l'allocutaire et référence anaphorique (IIb-DEI). Dans la référenciation anaphorique, la référence de on n'est pas donnée par la coprésence dans la situation énonciative et l'adresse à l'allocutaire mais par un objet du discours présent dans le contexte gauche (anaphore) ou droit (cataphore). L ' énonciation peut être interlocutoire (incluant locuteur et/ou allocutaire) ou non interlocutoire. Dans l'énonciation interlocutoire (+IDX/+ITL), on peut distinguer (Charaudeau, 1992) : - l'interlocution allocutive qui met en jeu la déixis, interpelle l'allocutaire avec ses prosodies propres : injonction, impératif, exclamation, interrogation allocutive (par opposition à l'interrogation portant sur des énoncés génériques ou déontiques par exemple), différents modes d'interpellation. - l'interlocution élocutive : où le locuteur est présent mais non l'allocutaire : la sphère d'empathie est celle du locuteur qui exprime à la 1S ses opinions, sentiments, avec des modalités épistémiques, optatives, volitives etc, le on (ou le tu ou le vous) est ici un ego délocuté, qui peut parfois être remplacé par un pronom 3S. Le passage de la 1S au on peut se décliner sous différentes formes liées au point de vue : point de vue générique (on = valeur +Hum +Universalité stricte générique), ego en tant que membre du groupe (+Universalité restreinte définie en contexte), ego en tant que membre de la classe (définie en contexte). - interlocution délocutive : le locuteur et l'allocutaire sont présents en tant que délocutés. L'allocutaire n'est pas interpellé. Dans l'énonciation non interlocutoire, le discours ne réfère pas aux interlocuteurs et porte sur des objets non interlocutifs. Dans l'énonciation interlocutoire, la référence du on, locuteur amplifié à l'allocutaire seul (on =nous =moi+toi) sera inférée de façon différente selon les modalités d'énonciation : - L ' interlocution allocutive va favoriser le basculement de on vers les valeurs interlocutoires (nous ou tu) sans nécessiter la présence de l'embrayeur nous ou des pronoms ontiques moi+toi. Si les pronoms 2S, 2P ou 1P ne sont pas complément du verbe, le on est immédiatement identifié au nous (toi+moi) ou au tu. Ex : Pierre à Jacques : « On s'en va ? » « Non, on partira après le repas » vs « On t'attend ? » où cette interprétation est bloquée par le 2S complément. - La référence du on (nous = moi+toi) interlocutoire délocutive concerne un discours sur le moi+toi délocuté, ie hors temps de l'énonciation. Les modalités d'énoncé (le plus souvent assertion, description) sont ici plus ambiguës quant à la référence du on et peuvent nécessiter explicitation de la part du locuteur. Ainsi à l'oral, dans l'ex : X dit à Y : « On s'est trompé((e)s) sur son compte. », l'allocutaire peut interpréter le on soit comme générique, soit comme entité collective n'incluant ni le locuteur ni l'allocutaire, soit comme interlocutif; l'ambiguïté sera levée soit par l'introduction du nous (qui implique obligatoirement le je) soit par l'introduction des pronoms ontiques. « Toi et moi, on s'est trompé((e)s) sur son compte ». « Nous nous sommes trompé(e)s sur son compte ». La référenciation interlocutoire non exclusivement déictique conjoint référence interlocutive et référence anaphorique (IIb –DEI). La différenciation entre modalités allocutive et délocutive fonctionne ici aussi. - La référenciation interlocutoire non exclusivement déictique du locuteur amplifié à un non allocutaire ne peut correspondre qu' à la modalité délocutive : « Moi et Jacques (nous) partons à 5h ». Dans cette modalité, le on nous se construit par la présence du je dans le contexte gauche (« J'ai rencontré Jacques hier. On a discuté jusqu'au soir. »); en son absence, le moi référent de on ne peut être élidé qu'avec un circonstanciel : « Pierre, Jacques et moi, on a discuté jusqu'au soir »; « Avec Pierre et Jacques, on a discuté jusqu'au soir ». « Elle nous aimait, mais elle n'a jamais été tendre, ma mère. Moi aussi, je me méfie de la tendresse. Jamais on ne s'embrassait chez nous, jamais on (=moi+eux) ne se serrait la main, » : Ici, chez nous a été ajouté et jugé nécessaire pour lever l'ambiguïté de on. On voit que dans l'interlocution allocutive, la valeur nous (moi+toi) de on va être favorisée alors que dans l'interlocution délocutive du locuteur amplifié, le fonctionnement du on s'apparente furieusement à l'anaphore de moi+toi ou moi+lui et cette valeur de on nécessite soit la présence des pronoms interlocutifs (je ou nous) dans le contexte immédiat soit, dans un contexte autre que le discours direct, l'héritage du je narratorial du récit autobiographique ou homodiégétique. Dans le cas de non indexicalité, le on indéfini pur, générique, est massivement présent dans les énoncés doxiques, les énoncés déontiques, gnomiques, de vérité universelle, épistémiques (« on peut penser que »), autonymiques (« comme on les appelle »). Il est lié au présent intemporel de l'énoncé générique. Une analyse purement fréquentielle de l'usage du on peut-elle montrer des différences entre les genres définis a priori ? La valeur comparative choisie pour le taux de fréquence est non pas le % de on / nombre de mots du genre ou du DR mais le ‰ de verbes dont on est le sujet. Il paraît en effet plus judicieux de rapporter la fréquence de on à la partie du discours à laquelle il est syntaxiquement lié. Commentaires des Tableaux 4 & 5 : Qu'en est-il de l'opposition écrit/oral et de la surreprésentation souvent affirmée de on à l'oral ? On constate d'abord que les taux les plus élevés de on n'appartiennent pas aux genres oraux puisqu'il s'agit des genres « réflexions » (96,37) et « commentaires d' œuvre » (89,45) qui ne comportent pas de DD, suivis immédia-tement par les entretiens dissymétriques (87) et les récits hétérodiégétiques (86). Ensuite que le taux de on du DD dans l'ensemble des articles de presse (77,5) comme celui des entretiens asymétriques (87) est supérieur à celui des entretiens à bâtons rompus : 71,8 (Les Parleuses). Le taux de l'oral représenté dans les romans vient loin derrière (44,4), à une exception près : le récit en face à face à la 1S dans Un Barrage (74,4). Ces premiers résultats ne contredisent pas la haute fréquence du on à l'oral, comme l'atteste le fort taux des Parleuses ou des entretiens, mais ils montrent surtout la nécessité de sortir de cette opposition simpliste oral/écrit et de rentrer dans la définition précise des dispositifs énonciatifs des genres. Qu'en est-il des DD dans les romans ? Le taux moyen des DD sur les 6 romans est de 44,4, pour les romans de MD de 52,8. On peut d'abord noter que le taux est ici encore très variable selon les œuvres (de 39 à 67 pour les romans de MD, et seulement de 30,6 pour La Chartreuse). De fait La Chartreuse est le seul roman de ce corpus où le taux de on est plus faible dans le DD que dans le discours du narrateur. En ce qui concerne le discours du narrateur, le taux de on varie chez Duras de 22 (Dix Heures) à 32 (L'ACN). Ces différences liées au type de narrateur seront élucidées plus loin. En tout cas, il est clair que le narrateur du roman durassien utilise moins le on que Stendhal dans La Chartreuse (45,7) et moins aussi que le narrateur durassien du récit journalistique (85) Cette première approche purement fréquentielle montre donc de grosses disparités dans l'usage du on mais aussi des différences entre auteurs, entre narrateurs ou entre DD à l'intérieur d'un genre. De plus, on peut avoir pour des genres différents des taux très proches qui correspondent à des valeurs indexicales complètement divergentes. Cette approche ne permet donc pas de différencier les genres ni évidemment d'interpréter les variations. Pour les interpréter, il faut passer à une analyse grammaticale du morphème. La démarche adoptée consiste à affecter à chaque occurrence de on du corpus balisé une position dans l'arborescence présentée ci-dessous, en distinguant toujours le discours du narrateur des interlocutions représentées. On décrira la répartition des on sur les différents nœuds de l'arborescence décrite ci-dessous : 1.1. Indexicalité extratextuelle interlocutoire du locuteur : (+IDX/+EXT/+ITL/+ LOC/) – non amplifié avec effacement énonciatif : 1.1.1. - AMP/+SING/ (interlocutoire du locuteur non amplifié)ON = Je – amplifié à l'allocutaire exclusivement : (+AMP/+ALLO) 1.1.2. +SING/+EXCL/+MASC vs - MASC (ON = nous = moi + toi) 1.1.5. - SING/+EXCL/+MASC vs - MASC (ON = nous = moi + vous) – amplifié à l'allocutaire et à des personnes hors interlocution (référence déictique amplifiée par anaphore) : 1.2.1.1. +AMP/+ALLO/+SING/-EXCL/+TIERSING/+MASC (ON =nous =moi+toi+lui) 1.2.1.2. +AMP/+ALLO/+SING/-EXCL/+TIERSING/-MASC (ON =nous =moi+toi+elle) 1.2.2.1. +AMP/+ALLO/+SING/-EXCL/-TIERSING/+MASC (ON =nous =moi+toi+eux) 1.2.2.2. +AMP/+ALLO/+SING/-EXCL/-TIERSING/-MASC (ON =nous =moi+toi+elles) 1.2.3. (ON = nous = moi + vous (vous = toi + n toi) + lui ou elle) 1.2.4. (ON = nous = moi + vous (vous = toi + n toi) + eux ou elles) – amplifié par anaphore exclusivement 3S ou 3P : 1.2.5.1. +AMP/-ALLO/+SING/+MASC (ON = nous = moi + lui) 1.2.5.2. +AMP/-ALLO/+SING/-MASC (ON = nous = moi + elle) 1.2.6.1. +AMP/-ALLO/-SING/+MASC (ON = nous = moi + eux) 1.2.6.2. +AMP/-ALLO/-SING/-MASC (ON = nous = moi + elles) 1.2. Indexicalité extratextuelle interlocutoire de l'allocutaire : (+IDX/+EXT/+ITL/-LOC/) - non amplifié : 1.1.10. - AMP/+SING/+MASC vs - MASC (ON = Tu, vous (politesse)) On a réparti dans les deux tableaux 7 et 8 les résultats sur l'indexicalité extratextuelle interlocutoire concernant les textes fictionnels et les textes non fictionnels. On constate que l'indexicalité extratextuelle interlocutoire est prépondérante dans les DD de certains romans mais pas dans tous et bien présente dans les récits autobiographiques, et dans le discours narratorial des romans intradiégétiques. Le taux d'indexicalité interlocutoire est nettement plus faible dans les entretiens-discussion (Les Parleuses) que dans les dialogues des romans : il ne s'agit pas du même type d'échange. L'indexicalité intratextuelle est présente dans les récits fictionnels et non fictionnels hétérodiégétiques (le je délocuté du récit homodiégétique basculant dans l'indexicalité extratextuelle), plus faible dans les DD des romans sauf dans La Chartreuse. La non indexicalité (le on d'universalité stricte ou empathique) varie fortement dans les romans selon le type de narrateur; elle est nettement plus fréquente dans les genres non fictionnels, réflexions, commentaires d'actualité, entretiens, dans la discussion des Parleuses mais aussi dans les DD de La Chartreuse et à un moindre degré dans le discours narratorial de La Chartreuse. C'est elle qui est le plus rigidement réglée par le contexte générique, et les résultats montrent que les usages interlocutifs du on sont très restreints par rapport aux descriptions de Moignet. L'indexicalité extratextuelle interlocutoire du locuteur : Elle est très présente dans certains DD sauf ceux de Moderato et de La Chartreuse, mais aussi dans les récits autobiographiques et à un moindre degré dans les Parleuses et le discours narratorial homodiégétique. - Du locuteur ou de l'allocutaire non amplifiés : Le remplacement de je ou du tu par on (1.1.1 et 1.1.10) est absent des DD et des entretiens : les usages hypocoristiques ne sont pas représentés dans ce corpus; il n'existe que dans l'allocution narrateur/ narrataire des romans intradiégétiques : on vérifie ici la différence entre narrateur intradiégétique (avec adresse au lecteur : La Chartreuse et ACN) vs extradiégétique (Moderato, Dix Heures), où ces catégories sont inexistantes. Dans La Chartreuse, le on correspond à l'effacement du narrateur et à l'adresse indirecte au lecteur. Ce on se distingue de celui de l'indexicalité intratextuelle par les temps verbaux : présent et futur de l'interlocution vs temps du récit au passé. Dans le récit intra - et homodiégétique du Ravissement, le narrateur ne peut utiliser le on et s'exprime en je. Dans les articles de presse, l'auteur se désigne plus facilement par je ou par nous (à mettre en rapport avec le fait du non anonymat et du non fictionnel); par contre l'adresse au lecteur en on est pratiquée. - Du locuteur amplifié à l'allocutaire exclusivement (1.1.2, 1.1.5) : Cette amplification (moi+(to i ou vous)) oppose de façon drastique l'interlocution du DD et celle du rapport narrateur/narrataire de la diégèse enchâssante dans le roman, qui ne l'autorise pas. Elle est absente des articles, sauf de La Vie Matérielle, qui garde la trace de l'interlocution des propos recueillis. Elle peut exister en tant qu'adresse au lecteur dans les articles commentaires d'actualité et commentaires d' œuvres (ex : « On connaît tous des gens qui se situent hors du commun, qui ont la prétention de se connaître eux -mêmes »); dans les commentaires d'oeuvres, l'auteur prend la place du spectateur ou du lecteur et s'adresse ainsi à lui par un on inclusif. Cette amplification est présente de façon très inégale dans les DD des romans. Sa quasi absence dans les dialogues de La Chartreuse, par opposition aux dialogues du Barrage ou de l'ACN peut être mise sur le compte du type de socialité et de registre de langue ou de familiarité, mais sans doute aussi d'une évolution diachronique : elle est présente dans les dialogues à relations familières (Un Barrage, ACN, Dix Heures, Le Ravissement); dans le DD de l ' ACN on a une forte proportion de cette indexicalité (1.1.2 : toi+moi) lié au poids des dialogues entre l'enfant et l'amant, ainsi que dans le DD du Ravissement. Dans Dix Heures l'amplification à l'allocutaire est au pluriel : il s'agit du multilogue de Maria face aux deux autres personnages. Le degré de familiarité différencie aussi, sur ce type d'amplification, les entretiens asymétriques (Outside, 2 occurrences du fait de l'interviewer et non de l'interviewé) et la discussion à bâtons rompus des Parleuses (48 occurrences). Le tableau 6 ci-dessous explicite l'opposition entre amplification du locuteur allocutive et délocutive. Dans l'oral représenté (DD du roman), l'interlocution allocutive s'exprime dans un on sans antécédents, surtout dans les dialogues. L'amplification allocutive est corrélée à des emplois préférentiels du présent, impératif, ventif aller +vb, futur, conditionnel de suggestion (invite ou imaginaire). Ces traits sont partagés par l'amplification à l'allocutaire et à des tiers. Dans l'amplification du locuteur à un tiers exclusivement, interlocution délocutive, le on est introduit par un SN parataxique et le nous qui l'accompagne (« nous sommes des petits enfants maigres, mon frère et moi. On est battus ensemble »), ou par un SP (« On se voit encore assez souvent avec cet ami »); la répartition des temps s'inverse. Amplification du locuteur exclusivement par anaphore (1.2.5 et 1.2.6 : moi+lui ou moi+eux) : cette catégorie peut recouvrir deux types de discours : i) d'un côté le récit sur soi, bien représenté dans le discours du narrateur homodiégétique (19 % et absent dans l'hétérodiégétique), dans le récit évènementiel à la 1S du Barrage (77 %), dans les récits évènementiels journalistiques autobiographiques (33,12 % dans la Vie Matérielle, 57,5 % dans Outside, 34 % dans Le Monde extérieur); dans ce cas, les occurrences de on sont toujours précédées du je narratorial ou du nous. Les temps verbaux sont ceux du récit (PC, imparfait, présent de narration, absence du PS); ii) d'autre part le discours du sujet en tant que membre du groupe (moi+eux) souvent opposé à un autre groupe : ce dernier est présent dans le DD de certains romans où la configuration nous/eux (moi et ma famille face à l'environnement hostile) constitue une trame centrale (roman de formation du Barrage); dans les entretiens d ' Outside, les réflexions de la Vie Matérielle, l'amplification anaphorique plurielle du locuteur, ne relève pas du récit, traduit la description du vécu en tant que membre du groupe (hommes/femmes, immigrés). Ici c'est le présent d'habitude, qui domine. On voit là que le mode d'amplification allié à la sémantique des temps verbaux doit permettre de différencier des types d'énoncés signes de types de discours. Quant à la méthode, le travail commun avec S. Bouquet a montré la complémentarité des deux démarches : systématicité de la description grammaticale, mais aussi apports de la confrontation aux textes pour l'enrichissement de cette description. Quant aux résultats, la démarche de croisement des traits grammaticaux de on et des traits de genres s'avère particulièrement fructueuse pour ce qui est de l'indexicalité interlocutoire, dans la mesure où le genre définit des modalités précises de l'interlocution. Hjelmslev disait que l'on ne peut « conclure inductivement de l'usage à la norme; la latitude de variabilité est toujours moins grande dans l'usage que dans la norme et un usage donné ne constitue qu'une réalisation de certaines possibilités admises par la norme sans les épuiser ». Cela se vérifie dans notre cas, puisque les occurrences de on dans notre corpus sont loin de représenter l'ensemble de l'arborescence définie par S. Bouquet. On peut noter aussi que les genres seconds complexifient notablement la normativité interlocutive. Concernant la notion de genre, ce travail montre que la valeur locale du morphème dépend des propriétés interlocutoires du texte dans son entier (on a vu comment le type de narrateur contraint les valeurs interlocutoires possibles du on) comme des propriétés interlocutoires plus locales des séquences textuelles comme des normes de socialité de l'univers représenté. Concernant les normes de socialité (cf. l'opposition interview vs discussion à bâtons rompus), les variations diachroniques à l'intérieur d'un genre en sont un indice : disparition de l'indexicalité interlocutoire de l'allocutaire en on dans le DD du roman contemporain, encore présente dans le DD de La Chartreuse. L'absence du on interlocutif (moi+toi ou vous) dans le DD de La Chartreuse, fort présent dans le DD des romans durassiens met en jeu des normes de socialité différentes. Concernant l'oral, nous avons mis en évidence des répartitions très contrastées selon les genres oraux; à l'intérieur de l'oral on est amené à distinguer les modalités de l'énonciation interlocutoire (interlocution allocutive vs interlocution délocutive). Il faut donc descendre bien en deçà de l'étiquette générique du texte global et de la séquence textuelle (DD…) et des « modalités d'énonciation » traditionnellement reconnues. Il est probable que l'analyse topologique des valeurs de on, rafales, densité, enchaînements mettrait sur la voie d'une reconnaissance des types d'énoncés caractéristiques des types de discours à l'intérieur d'un même texte. Dans la lecture d'un article de presse par exemple, la construction du sous-genre non déclaré récit autobiographique se fait progressivement à l'intérieur d'un genre déjà donné, grâce à la récurrence temps/ personne, et l'héritage du je autobiographique favorisera l'affectation à on de la valeur +LOC/+AMP/-ALLOC, ce qui n'aura pas lieu dans un texte de réflexion générale ou de commentaire d'actualité. Cette analyse du on devra donc être complétée selon plusieurs axes : Il serait utile de mener l'analyse sur corpus du on à l'intérieur du paradigme complet des pronoms personnels et non isolément, comme d'analyser les formes vicariantes du on non sujet. Cela permettrait d'explorer les rapports entre choix de la référence en on et actantiation. La suite de l'analyse doit consister à préciser la relation entre les traits suprasegmentaux décrits et les propriétés syntaxiques de l'énoncé : types d'arguments et temps et types des verbes dont on est le sujet ou argument autre, étant entendu que la valeur sémantique des temps est elle -même fonction des traits suprasegmentaux. Grâce à une analyse syntaxique et lexicale précise des énoncés qualifiés par leurs traits suprasegmentaux on pourra élaborer des grammaires locales du on, qui permettraient d'articuler types d'énoncés, types de discours et traits de genres . | L'article cherche à opérationnaliser les propositions programmatiques de Bakhtine sur la notion de genre textuel et ses apports à une linguistique de la parole. S'appuyant sur une grammaire différentielle de on proposée dans l'article de S. Bouquet, la démarche consiste à projeter cette arborescence sur un corpus de textes eux-mêmes définis par une hiérarchie de traits différentiels de genres (articles de presse de différents genres, entretiens, discussions, romans). La méthodologie mise en oeuvre est celle du balisage TEI_XML des séquences et discours rapportés. Les résultats exposés ici montrent que les genres (situation interlocutive et normativité des modes d'adresse) influencent fortement les différents types d'indexicalité interlocutoire; qu'il existe de grosses différences entre genres oraux, comme des différences diachroniques entre La Chartreuse de Parme et les romans de Duras. Sont discutés plus en détail les problèmes de l'accessibilité de la valeur référentielle selon les modalités d'interlocution dans l'indexicalité interlocutoire du locuteur amplifié. Ce travail oriente vers une définition de traits de genre qui soit autorisent ou interdisent certaines valeurs indexicales, soit gèrent des héritages de valeurs, soit favorisent l'accessibilité de certaines valeurs. Ces traits sont de portée variable, certains portant sur le texte entier (type de narrateur), d'autres sur des séquences brèves (modalité interlocutive variable à l'intérieur d'une séquence de discours direct par exemple). | linguistique_11-0197419_tei_448.xml |
termith-628-linguistique | La Banque mondiale se présente comme une banque de savoir. Elle publie des rapports, des recherches, des statistiques et des recommandations et offre son expertise aux pays pauvres. En 1990, elle proposa de réorienter les politiques de développement vers la lutte contre la pauvreté. Entre 1990 et 1995, la Banque mondiale a publié dès lors un nombre important de documents dans lesquels elle a mis au point une conceptualisation de la pauvreté et des pauvres, ainsi qu'une stratégie de réduction de la pauvreté. Une analyse de ce discours révèle la parfaite correspondance entre ses représentations de la pauvreté et des pauvres, d'une part, et les politiques néolibérales qu'elle mène, mieux connues sous le nom de « Consensus de Washington », d'autre part (Mestrum, 2002). Dans cet article, je présenterai d'abord la représentation multidimensionnelle de la pauvreté comme un élément clé du discours de la Banque mondiale. J'analyserai ensuite la façon dont celle -ci introduit de nouveaux concepts et comment elle joue sur la dynamique du sens de concepts existants. J'étudierai ensuite les mécanismes utilisés pour présenter son savoir. Enfin, je m'interrogerai sur la fidélité ou non de la Banque à un discours séculaire sur la pauvreté. L'analyse du discours que j'ai mise en œuvre suit une approche sociologiquequi appréhende le discours comme construction de savoir et comme acte communicationnel. Il s'agit d'une démarche interprétative qui a pour but d'expliquer la construction d'un savoir. Le sens du discours est donné par le locuteur et par le contexte, mais il peut être transformé dans les rapports interdiscursifs. La présente analyse ne vise pas à dévoiler ou à dénoncer une vérité cachée dans le discours, ni à confronter le discours à une quelconque vérité extradiscursive. Elle n'est qu'analyse d'un savoir et d'un acte communicationnel. Le discours étudié a certes une fonction performative qui contribue à faire naitre ce qu'il énonce. En tant qu'acte communicationnel, il prétend à la vérité mais doit accepter d' être contredit. C'est en fonction de l'accueil réservé par l'allocutaire du discours que des stratégies divergentes, face au refus ou à l'acceptation de la vérité proposée, peuvent être développées. Cette démarche appréhende le changement social à travers le discours et explique l'évolution des sociétés – entre autres – par l'évolution des savoirs des sociétés et des idées sur ce qui serait vrai. La multidimensionnalité de la pauvreté constitue l'une des cinq régularités qu'il est possible de repérer dans le discours des organisations internationales sur la pauvreté. Les quatre autres étant la dimension temporelle qui associe la lutte contre la pauvreté au début d'une nouvelle ère de la coopération internationale, l'identification des pauvres comme étant les victimes des mauvais choix politiques du passé, la présentation des organisations internationales comme les acteurs principaux de la lutte contre la pauvreté, et l'insistance sur les opportunités créées par la libéralisation des échanges et par la mondialisation économique. Selon la Banque mondiale, la conception de la pauvreté a évolué dans le temps et elle varie énormément d'une culture à l'autre. Elle est le reflet de priorités et de conceptions normatives du bien-être social et du droit propres à chaque pays. La pauvreté est liée à un éventail très large de facteurs comprenant le revenu, la santé, l'éducation, l'accès aux biens, la position géographique, le genre, l'origine ethnique et les circonstances familiales. Cette nature multidimensionnelle de la pauvreté est difficile à mesurer. Elle permet de prendre en compte un nombre illimité de problèmes, de causes autant que de conséquences et de symptômes de la pauvreté. Cette multidimensionnalité permet aussi de situer les pauvres dans une altérité par rapport au reste de la société. En effet, la ligne de partage qui sépare les riches des pauvres ne concerne plus seulement les revenus, mais également des éléments aussi divers que la santé, l'éducation, le logement, la participation politique, etc. Aussi pertinente que puisse être une telle approche, elle présente plusieurs écueils. D'abord, le problème de l'évaluation quantitative se complique singulièrement dès lors qu'on multiplie les indicateurs. Ensuite, cette approche risque de confondre les différentes dimensions avec la pauvreté elle -même et de reléguer à l'arrière-plan la question du revenu. Il devient ainsi parfaitement possible d'atteindre des taux satisfaisants dans tous les domaines non monétaires de la pauvreté, sans éliminer pour autant la pauvreté monétaire et sans réduire l'écart de revenus entre les riches et les pauvres. Dans son deuxième grand rapport sur la pauvreté, la Banque définit celle -ci comme étant une vulnérabilité, un manque de voix et un manque d ' empowerment. Ceci complique davantage la quantification. Entre 1990 et 2000, on constate dans le discours de la Banque mondiale un glissement progressif vers les dimensions non monétaires de la pauvreté. Actuellement, le revenu est utilisé dans les statistiques, mais il n'y a pas de lien entre ces statistiques et son discours. Par ailleurs, ce lien n'a jamais réellement existé, dans la mesure où les statistiques mondiales sur la pauvreté étaient inexistantes au moment où la Banque, en 1990, commença à produire son savoir sur la pauvreté. Cette non-prise en compte du revenu dans le discours et dans les stratégies de lutte contre la pauvreté contribue à en donner la responsabilité ultime aux pauvres eux -mêmes. Si les organisations internationales sont responsables de l'organisation de la lutte contre la pauvreté, celle -ci ne concerne que le contexte dans lequel les pauvres peuvent échapper à la misère. La Banque mondiale introduit toute une série de mots nouveaux, souvent issus du vocabulaire managérial : stakeholder, governance, ownership, empowerment … L'avantage de ce procédé tient à ce que n'ayant pas de sens précis hors du contexte du management, ces mots peuvent facilement être intégrés à un discours technique qui ne viserait que l'efficacité. Cette neutralité politique favorise le consensus et ignore les conflits sous-jacents en matière de développement. De plus, elle limite le pouvoir des États de légiférer et d'imposer des mesures contraignantes. Ainsi, la gouvernance ne sera adéquate que dans la mesure où elle prendra en compte les partenaires sociaux (plus particulièrement les entreprises) et les pauvres, et où elle débouchera sur un accord volontaire. Les documents de la Banque mondiale ne parlent que très rarement des syndicats et presque jamais dans un sens positif. La négociation entre les travailleurs du secteur formel et leur entreprise sur les conditions de travail et les avantages sociaux fait partie de la « bonne gouvernance », mais les droits économiques et sociaux des travailleurs n'en relèvent pas. L ' ownership veut donner aux pays pauvres la responsabilité des politiques à mettre en œuvre. Cependant, les grands axes macroéconomiques sont placés hors débat et les choix des États ne s'exercent qu' à leur superficie : We have learned that a wide variety of approaches can work, but we've also learned that the key ingredients to successful economic growth include giving greater space to the private sector, promoting the rule of law and a functioning judiciary. […] The Bank is willing to support a country's agenda, if we think the policies are sound, workable and truly owned by the government and its citizens. La Banque est disposée à céder la responsabilité aux pays pauvres, mais elle sait ce qu'ils ont à faire et elle continue de poser des conditions à ses financements. Bonne gouvernance et ownership sont des concepts particulièrement efficaces. Ils créent l'impression d' être neutres et de laisser aux pays pauvres la parfaite maitrise de leur politique de développement. Mais en réalité, ce sont les institutions de Bretton Woods qui continuent de définir les grandes lignes politiques et d'en contrôler la mise en œuvre. Cette mainmise politique est facilitée par le nouveau sens que donne la Banque à des concepts existants. Selon les théories élaborées essentiellement à l'ONU dans les années soixante et soixante-dix, le développement était avant tout économique et toutes les revendications des pays pauvres se centraient sur la nécessité de l'indépendance économique pour renforcer l'indépendance politique. Bien que le développement social et politique ne fût pas absent du discours de l'ONU, il n'a jamais reçu la même attention que l'économie. La pensée sur le développement est clairement énoncée dans les grandes résolutions de l'assemblée générale de l'ONU, qu'il s'agisse des « décennies » pour le développement, de celles sur le nouvel ordre économique international, sur les droits et les devoirs économiques des États, sur la coopération économique, etc. Certes, plusieurs théories divergentes étaient discutées, mais les grandes revendications économiques des pays pauvres concernaient l'industrialisation, le commerce équitable (meilleurs termes de l'échange), des prix justes pour les matières premières, le contrôle sur les multinationales, le transfert technologique, une part plus importante dans le secteur des services et une augmentation de l'aide au développement. À l'exception de ce dernier point, toutes ces revendications ont disparu du discours contemporain des organisations internationales. Actuellement, le développement se réfère, d'une part, à la croissance du marché mondial, devenu le référent central de la Banque mondiale et, d'autre part, à la lutte contre la pauvreté au niveau individuel. Le développement ne concerne plus les États, ni les nations, ni les peuples. Tant l'économie que le niveau national ont disparu du discours. L'économie fait désormais partie de la nature, elle n'est plus un domaine d'intervention : « Le développement obéit à des forces dont on est loin de comprendre pleinement le jeu. » Il suffit de bien l'observer et de respecter ces forces. La dernière définition du développement économique formulée par la Banque mondiale date de 1991 et elle est plus sociale qu'économique : « […] un relèvement durable du niveau de vie, celui -ci étant mesuré non seulement par le niveau de la consommation, mais aussi par le niveau d'instruction et l'état sanitaire de la population, ainsi que par le degré de protection de l'environnement ». Dans son Agenda pour le développement, l'ONU donne également une définition non économique du développement. Aujourd'hui, développement, lutte contre la pauvreté et croissance sont utilisés comme s'il s'agissait de synonymes. Les États ont également cessé d' être les acteurs du développement. Dans les pays pauvres, ils ont pour tâche l'insertion dans le marché mondial et l'aide aux pauvres. Ils doivent pour cela créer un environnement apte à attirer les investissements étrangers et promulguer des législations qui permettent au marché de faire son travail : lois sur la concurrence, sur la protection de la propriété, etc. Les États sont devenus des acteurs économiques qui ne disposent que d'une marge de manœuvre limitée : « L'expérience […] a montré que l' État ne peut pas tenir ses promesses, son rôle doit être redéfini et orienté vers l'efficacité »; « Il vaut mieux ne pas demander à l' État de gérer le développement. » Ce changement d'interprétation se retrouve dans les statistiques de la Banque mondiale. Dans ses rapports annuels sur le développement dans le monde, les pays ne sont plus classés en fonction de leur revenu, mais dans un ordre alphabétique sous la rubrique « Taille de l'économie ». L'économie est appréhendée dans sa dimension mondiale. Ce n'est plus l'écart de revenu qui distingue les pays les uns des autres, mais leur degré d'intégration à l'économie mondiale et la façon dont ils organisent l'espace de la concurrence. Aujourd'hui, la voie du développement, tel qu'il était compris dans les années soixante et soixante-dix, se sépare en deux branches : d'une part, le marché mondial, de l'autre, la lutte contre la pauvreté. Du développement des pays sous-développés, on est passé au développement des échanges commerciaux et au développement du « capital humain » des individus. La notion de protection sociale se transforme elle aussi. Sous sa forme actuelle, à la Banque mondiale, elle n'a plus rien à voir avec les concepts d' État providence, de citoyenneté sociale ou même tout simplement de politique sociale. Le processus a commencé par la délégitimation de l'idée de sécurité sociale. Selon la Banque mondiale, les mécanismes traditionnels de protection des pauvres se sont révélés inefficaces : « […] des solutions inédites associant les entreprises, les travailleurs, les ménages et les groupes de proximité doivent être trouvées pour assurer une plus grande sécurité à moindre coût ». Les salaires minimaux, par exemple, n'aident que ceux qui ont du travail mais laissent de côté ceux qui en cherchent. En général, selon la Banque, les mesures qui entravent le fonctionnement du marché ne protègent pas les pauvres. L'accès égalitaire aux prestations de la sécurité sociale ne répond pas aux besoins d'une économie de marché. Le PNUD partage cette vision. Il prétend que la sécurité sociale ne représente pas le meilleur emploi qu'un pays en développement puisse faire des ressources dont il dispose. « La réduction de la pauvreté tend encore à être identifiée avec la sécurité sociale ou la protection sociale […] partant peut-être de bons sentiments mais inefficaces ». Selon les organisations internationales, les dépenses sociales ne doivent s'adresser qu'aux pauvres, tandis que les privilégiés peuvent s'acheter une assurance sur le marché privé. Une fois ces idées intégrées au consensus mondial créé autour de la lutte contre la pauvreté, la Banque a commencé à formuler des propositions pour une nouvelle protection sociale. Celle -ci est placée dans le contexte d'une gestion de risques. Les pauvres et les riches étant égaux devant des risques identiques pour les deux groupes, force est de constater que les pauvres apparaissent nettement plus vulnérables. Ils n'ont en effet qu'un accès limité aux instruments de gestion des risques. C'est ce qui explique, selon la Banque, leur réticence à entreprendre des activités à haut risque et à haut rendement. Par conséquent, une nouvelle politique s'impose. Les gens pauvres bénéficient généralement de mécanismes de solidarité, mais ceux -ci sont trop peu efficaces et trop chers. C'est pourquoi la Banque veut les améliorer, car si la nature et l'économie sont immuables, nous ne sommes pas pour autant condamnés à l'impuissance. Nous pouvons et devons apprendre à nous protéger efficacement : « La protection sociale est l'ensemble des politiques publiques visant à i) aider les individus, les ménages et les collectivités à mieux gérer le risque, et ii) fournir un appui aux personnes extrêmement pauvres ». Elle est un filet de sécurité et en même temps elle fonctionne comme un tremplin. Elle est investissement, plus que facteur de coût. La lutte contre la pauvreté n'est qu'un élément de la protection sociale qui, à son tour, n'est qu'un élément de la gestion du risque. La prévention des risques commence par une bonne politique macroéconomique, bien que des chocs restent possibles. Il est financièrement non soutenable de prévenir tous les risques, dit la Banque. Il est préférable de les atténuer, moyennant des investissements dans le capital humain et social, par des systèmes de micro-financement et des mécanismes de solidarité communautaire. Si un risque se concrétise, une aide directe mais temporaire aux personnes extrêmement pauvres est possible. Le seul objectif de cette protection sociale est d'améliorer la capacité de gestion des individus. Les prestations monétaires et les garanties de revenu sont exclues. La redistribution des revenus peut être un résultat de la gestion des risques, mais elle n'en est pas l'objectif. Voilà l'importance d'une définition de la pauvreté qui ignore les revenus. Le revenu, disent Holzmann et Jørgensen, est un « phénomène stochastique ». La lutte contre la pauvreté n'est pas une affaire de politiques sociales mais relève des politiques macroéconomiques, de la libéralisation des échanges et des équilibres budgétaires. Ainsi, la Banque mondiale est en mesure de proposer, à la place de la sécurité sociale traditionnelle, une protection sociale au coût allégé et au rendement élevé en croissance économique. Cette gestion des risques ne vise aucun changement social, mais seulement la cohésion sociale. Ce qui doit être protégé, ce n'est pas le revenu mais la capacité des gens à créer des revenus. Le revenu devient une responsabilité des individus eux -mêmes. Celui qui prend des risques gagnera plus. La redistribution organisée ne peut être qu'arbitraire : « L'assurance n'est plus qu'un moyen parmi d'autres, et souvent pas le meilleur, de se protéger, et il n'est d'ailleurs pas possible de s'assurer contre de nombreux risques. » Les inégalités sont la conséquence des efforts inégaux des individus et des forces – impersonnelles – du marché. Le troisième exemple concerne le développement social à propos duquel la Banque a publié des documents en 2000 et en 2004. Elle définit le développement social comme un moyen de réduire la pauvreté et de favoriser le développement. Le développement est mis en rapport avec la prévention des conflits (de la violence conjugale aux guerres civiles en passant par la criminalité ordinaire…) et avec le développement durable. Une réduction durable de la pauvreté, dit la Banque, est indissociablement liée à un changement sociétal positif, moyennant la promotion de normes et de valeurs, de règles formelles et informelles qui rendent les structures sociales « inclusives » et favorisent la cohésion sociale. Cette approche plutôt culturaliste ignore totalement les rapports de pouvoir et l'organisation économique des sociétés. La « durabilité sociale » devient un « actif » dans le portefeuille qu'ont à gérer les États. Si le capital social est menacé, les États doivent intervenir pour éviter des conflits, comme ils doivent le faire pour garantir la durabilité écologique (Mestrum, 2003). Or, dans le passé, le développement social était vu comme le moyen de dépasser la dualité sociale, grâce aux interventions publiques dans le domaine social et économique. Le but ultime était le bien-être général et la lutte contre les inégalités. Certes, par rapport aux débuts de l'application du « Consensus de Washington » dans les années quatre-vingt, l'on assiste à la Banque mondiale à un certain retour de l' État, mais quel État ? La Banque a toujours attaché une certaine importance au développement institutionnel, moins d'un point de vue politique que par souci d'efficacité des politiques de développement. Les politiques d'ajustement structurel ont systématiquement affaibli les États dans leur rôle économique et social. À partir de 1990, est attribuée à l' État la responsabilité de défendre l'intérêt commun, notamment par la lutte contre la pauvreté. Mais pour cela, l' État et le marché doivent se tendre la main, selon le PNUD. Toutefois, l' État est constamment revêtu de caractérisations à connotation négative telles qu'inertie, bureaucratie, arbitraire, manque d'efficacité. Aujourd'hui, la Banque prône la « bonne gouvernance », car la pauvreté persistante dans les pays en développement est de plus en plus attribuée précisément à une gouvernance défaillante. Or, cette approche subit de plus en plus une « culturalisation ». Le Global Competitivity Report 2004-2005 du Forum économique mondial utilise les mêmes exemples que Huntington dans ses études sur le développement : « Culture is the mother, institutions are the children. » (Huntington, Harrison, 2000, xxviii) Avec les politiques d'ajustement structurel, l'autonomie économique des pouvoirs publics a été amoindrie fortement en mettant ainsi fin aux rêves du développement. Avec la lutte contre la pauvreté, la sécurité sociale devrait être éliminée. Avec la protection sociale, on met en place une « gestion de risque » et on encourage, voire oblige, tous les individus à se lancer sur un marché du travail dérégulé. Avec le développement social et la bonne gouvernance, on culturalise ainsi la pauvreté. La Banque mondiale n'avançait aucune justification concrète à son introduction de stratégies de lutte contre la pauvreté en 1990; elle parlait d' « impératif moral » et définissait la pauvreté essentiellement comme un déficit de développement et toute une série de phénomènes qui la caractériseraient. Son raisonnement était plutôt paradoxal, dans la mesure où elle condamnait les politiques de développement du passé, tout en vantant les succès du développement des trois décennies antérieures, en termes économiques et d'indicateurs sociaux. De plus, à l'époque, son approche de la pauvreté ne reposait sur aucun fondement empirique. Ses calculs d'un seuil de pauvreté de 1 $ par jour ont fait l'objet de critiques importantes (Reddy, Pogge, 2002; Went, 2004) et, depuis, elle a plusieurs fois changé de méthode. En 1980, elle estimait le nombre de pauvres extrêmes dans le monde en développement à 800 millions de personnes. Aujourd'hui, elle réévalue ses chiffres concernant le début des années quatre-vingt et parle, pour cette époque -là, de 1,481 milliard de pauvres extrêmes. Grâce au relèvement de ce chiffre, elle peut s'enorgueillir d'une réduction de moitié de la proportion de pauvres entre 1981 et 2001. Cet exemple ne sert qu' à démontrer les variations méthodologiques de la Banque. La pauvreté étant très difficile à mesurer, ces chiffres ne sont sans doute pas plus corrects ou incorrects que d'autres. Cependant, chaque définition, chaque fixation d'un seuil de pauvreté traduit évidemment les valeurs de son auteur. La Banque est la seule organisation qui s'efforce de calculer et de publier des statistiques pour l'ensemble du monde en dévelop-pement et nous n'avons que ses chiffres pour parler de la pauvreté mondiale. Les caractéristiques néolibérales des politiques proposées par la Banque au nom de la lutte contre la pauvreté laissent moins de doutes. Certes, la lutte contre la pauvreté étant un thème consensuel par excellence, il n'est dès lors pas trop difficile d'imposer en son nom des politiques d'ajustement structurel. Pour autant, les résultats positifs ne peuvent éternellement se faire attendre. La restructuration économique dont s'accompagne l'ajustement est parfaitement conforme à la stratégie de lutte contre la pauvreté. À court terme toutefois, beaucoup de pauvres risquent d'en souffrir, selon la Banque. C'est ce qui explique les mécanismes discursifs utilisés, la Banque ne pouvant chercher les causes du retard dans le système économique lui -même. Dès lors, elle a recours aux formulations probabilistes et à un schéma constamment répété : abandonner les savoirs du passé, dont nous savons aujourd'hui qu'ils ne sont pas bons, et tenir compte des leçons de l'histoire. L'avenir sera sans aucun doute meilleur qu'aujourd'hui à condition d'introduire des politiques « saines ». Mais la Banque reste extrêmement prudente et truffe son discours d'expressions qui permettent toutes les issues (en général, en moyenne, très souvent) tout en se référant à des « recherches » qui démontreraient le bien-fondé de ce qu'elle veut imposer. Voici quelques exemples extraits du Rapport sur le développement dans le monde 2002 et d'un rapport sur l'aide au développement : […] the importance of the historic context : where countries are today affects where they can go (WB02, p. iii) History shows that politics influences the development of financial systems. (WB02, p. 22) History reveals the political necessity for more sophisticated laws. (WB02, p. 64) Effective institutions can make a difference in the success of market reforms. (WB02, p. iii) Many studies have documented strong associations between per capita income and measures of the strength of property rights. (WB02, p. 99) There is evidence that excessive regulation undermines economic growth. (WB02, p. 99) There is growing evidence that countries that are more open to international trade have lower corruption. (WB02, p. 107) A 1 % increase in GDP/capita tends in average to lead to a 1 % increase in the incomes of the poorest quintile of the population. (ASS, p. 40) In the right environment, with the right design, adjustment lending has been broadly effective in spurring development. (ASS, p. 39) Policies such as trade openness, low inflation, moderate size of government and strong rule of law have generally benefited the income of poor people. (ASS, p. 40) World Bank assistance is, on average, well targeted at poverty reduction. (ASS, p. 45) The Bank's actions have been broadly successful. (ASS, p. 60). En conclusion, la Banque ne cesse d'affirmer que « [the] development is a risky business and some failures are inevitable » (ASS, p. 57), ou encore : « We have learned that development is possible, not inevitable », et « The only thing that can be said with certainty about the future, is that it will differ from the present ». Voilà des expressions qui lui permettent, à tout moment, d'échapper à une évaluation critique de ses politiques et d'attribuer la responsabilité de l'échec des politiques aux pays pauvres qui n'ont pas de bonne gouvernance. Au Moyen Âge, à partir de la fin du 12 e siècle, presque chaque ville européenne avait sa léproserie. Y étaient enfermés les malades qui étaient de cette façon exclus de la société. À la même époque commençaient à être créés les hôpitaux où étaient accueillis des pauvres, des pèlerins et des malades (Goglin, 1976, p. 159). Vers la fin du Moyen Âge, au 14 e siècle, les léproseries vont disparaitre, mais les valeurs et les images qui s'étaient attachées au personnage du lépreux sont restées (Foucault, 1972, p. 13). Cela témoigne d'une constante dans l'histoire de la pauvreté et des pauvres en Europe. La pauvreté n'est jamais pensée seule, elle est toujours associée à d'autres « vices » qui méritent l'exclusion. Pourtant, en même temps, les pauvres sont spirituellement intégrés à la société. C'est au 15 e siècle qu'apparaissent les « nefs des fous », compositions artistiques et littéraires mais aussi réalité objective. Dans l' œuvre de Sébastien Brant, la nef des fous transporte « des avares, des délateurs, des ivrognes, ceux qui se livrent au désordre et à la débauche, ceux qui interprètent mal l' Écriture, ceux qui pratiquent l'adultère ». Bref, c'est l'exclusion de la société de toutes les irrégularités de conduite (Foucault, 1972, p. 36). Dès la fin du 16 e siècle et surtout au 17 e siècle, toute cette compagnie sera enfermée dans les hôpitaux et les anciennes léproseries, qui deviennent vite des lieux de travail forcé. Selon Foucault, cet « amalgame abusif d'éléments hétérogènes » s'explique par l'éclosion d'une nouvelle sensibilité à la misère et aux devoirs de l'assistance, une nouvelle forme de réaction devant les problèmes économiques du chômage et l'oisiveté, une nouvelle éthique du travail (Foucault, 1972, p. 66). La mendicité et l'oisiveté étaient considérées comme les sources de tous les désordres et le monde ouvrier était désorganisé par l'apparition de nouvelles structures économiques. L'internement et la nouvelle approche de la pauvreté – et d'autres formes d'irrégularités – s'expliquent donc par les besoins des non-pauvres. Ce seul exemple – parmi beaucoup d'autres (Sassier, 1990; Geremek, 1987) – aide à comprendre que la Banque mondiale n'a rien inventé dans ses stratégies de réduction de la pauvreté et que son discours s'inscrit parfaitement dans une pensée séculaire qui fait de la pauvreté une construction sociale au service des non-pauvres, voire des riches (Simmel, 1998). Aujourd'hui, la pauvreté n'est pas non plus associée à un manque de ressources, mais à une « mauvaise gouvernance » qui empêche le pauvre d'entrer sur le marché du travail et qui pourrait nécessiter, un jour, un redressement par des interventions « humanitaires ». Les réformes proposées par la Banque mondiale, au nom d'une réduction de la pauvreté, sont toutes orientées vers la mise en place d'une mondialisation politique dans laquelle les institutions de Bretton Woods veillent au respect des dogmes néolibéraux. De plus, elles visent la mise en place de sociétés duales en éliminant les classes moyennes et les élites nationalistes des sociétés et en faisant des pauvres les alliés des riches mondialisés. Dans le nouvel ordre mondial désiré par la Banque mondiale, les pauvres sont des acteurs sociaux qui œuvrent pour le changement et qui participent à une gouvernance consensuelle. Comme au Moyen Âge, nous nous dirigeons vers une société d ' humiles et de potentes (Goglin, 1976, p. 9). Parler de la pauvreté et du rôle des pauvres dans le changement social est une métaphore pour parler de l'ordre social où les riches et les pauvres ont leur place. Les pauvres eux -mêmes sont enrôlés dans la défense de cet ordre social où l'on fait comme si la richesse elle -même, comme la pauvreté, n'avait rien à voir avec le niveau de revenu. La lutte contre la pauvreté n'introduit pas seulement un nouveau paradigme social – en éliminant la perspective de l' État providence et de la citoyenneté sociale –, elle réoriente également le discours politique vers une légitimation des politiques macroéconomiques, mises hors champ du discutable. On assiste à une naturalisation de l'économie et à la création d'une pauvreté non matérielle qui permet l'amalgame de toutes les catégories sociales jugées inutiles. Le pauvre devient soit l ' homo œconomicus empêché par l' État, et ses politiques erronées, de jouer son rôle économique, soit l'asocial, l'inutile qui rejoint les classes dangereuses. La pauvreté multidimensionnelle permet d'installer tous les asociaux à la périphérie de la société où soit ils seront une source de main-d'œuvre bon marché, soit, à défaut de pouvoir se valoriser, ils rejoindront la classe des inutiles au monde, virtuellement embarqués sur une nef des fous . | L'analyse conceptuelle de la pauvreté telle que présentée dans le discours des organisations internationales (plus particulièrement la Banque mondiale) se révèle compatible avec les politiques de ces mêmes organisations. L'affirmation du caractère multidimensionnel de la pauvreté permet de reléguer à l'arrière-plan la question du revenu et d'éviter une analyse de ses causes structurelles. Les mécanismes discursifs utilisés sont l'introduction de termes nouveaux au sens technique (gouvernance, stakeholders...) et la redéfinition de concepts existants (développement, protection sociale...). La stratégie de réduction de la pauvreté ainsi définie se présente comme un thème consensuel, ce qui lui permet d'échapper à une évaluation critique des politiques imposées. | linguistique_11-0251500_tei_645.xml |
termith-629-linguistique | La notion de cause est omniprésente dans la vie quotidienne et intellectuelle. Elle intervient dans des domaines scientifiques et professionnels très divers, tels la physique, la biologie, le droit et la presse. Les écrits journalistiques, qui ont pour objectif de relater des faits, se caractérisent par l'établissement de relations chronologiques, mais également logiques. Parmi ces relations logiques, les relations causales sont nombreuses. Cette fréquence s'explique, en première analyse, par le fait que l' être humain, en quête d'explications rationnelles, cherche sans cesse à comprendre le pourquoi des phénomènes qui l'environnent. Force est de constater que les journalistes emploient des formes variées pour exprimer ces relations causales : ils peuvent ainsi recourir à des modes d'expression explicites de la cause, mais également à des modes implicites. L'objectif de cette étude est de présenter ces divers modes, leurs différences sur le plan sémantico-pragmatique, de même que les stratégies discursives qui les sous-tendent. Les modes d'expression de la cause employés de façon préférentielle peuvent bien entendu varier selon les politiques éditoriales, ce pourquoi il semble pertinent de se pencher sur un exemple précis. Le corpus retenu pour cet essai de caractérisation se compose de deux cents articles parus entre janvier et juillet 2009 dans le Financial Times. Ce quotidien britannique, fondé en 1888, propose une couverture très sérieuse de la politique internationale, de l'économie et du management. L'examen de ce quotidien nous permettra de vérifier l'hypothèse selon laquelle les procédés implicites d'expression de la cause surpassent, par leur fréquence d'emploi, les procédés explicites. Afin de mener à bien cette étude, il est toutefois nécessaire d'expliciter en amont deux paramètres fondamentaux qui la sous-tendent : d'une part, l'inscription de notre corpus dans le domaine des discours d'intérêt spécialisé, et d'autre part, la délimitation même de la notion de cause. Cette étude, qui emprunte principalement les outils des théories de l'énonciation, relie par la suite ces aspects en examinant les spécificités du traitement de la notion de cause dans ces articles du Financial Times. H. Laffont et M. Petit distinguent trois types de presse (Laffont & Petit 2007 : 28-30) : la presse généraliste, qui comporte éventuellement certains articles d'intérêt spécialisé (en matière d'économie ou de sciences, par exemple), la presse d'intérêt spécialisé, constituée de l'ensemble des publications visant un public défini par un intérêt commun, d'ordre citoyen ou personnel, et enfin la presse professionnelle, qui représente la forme de presse la plus spécialisée (il s'agit par exemple de journaux et magazines destinés aux médecins, aux ingénieurs, aux enseignants…). Le Financial Times se caractérise, quant à lui, par un statut mixte dans la mesure où il se divise en deux cahiers : l'un contient des informations nationales et internationales diverses, tandis que le second se concentre sur l'actualité des entreprises et des marchés financiers. Le premier cahier est donc de nature à intéresser tous types de publics, tandis que le second vise un lectorat plus averti dont l'intérêt se porte sur l'actualité économique, financière et notamment boursière. Cet intérêt spécialisé du second cahier se manifeste d'ailleurs par la présence d'un lexique relevant des domaines commercial et financier : citons par exemple des termes ou expressions tels que « share premium, profitability study, asset management, flotation (of share), monetisation, brokerage, liquidity cushion … ». Le premier cahier, conformément à ce que l'on observe dans la presse généraliste, se caractérise en revanche par une absence de termes spécialisés. Sur le plan énonciatif et stylistique, certaines caractéristiques transversales aux deux cahiers retiennent notre attention en raison de leur convergence : citons en premier lieu l'utilisation fréquente de la forme passive. Cette forme permet de ne pas mentionner l'agent, absence d'information qui peut être due à deux raisons opposées : soit l'agent est connu de tous, auquel cas il n'est nullement besoin de le mentionner, soit l'agent reste inconnu et l'effet peut alors être relaté sans identification de sa cause. La forme passive autorise donc d'éventuels contournements ou évitements, dans la mesure où elle donne la possibilité de n'exprimer qu'une partie de la relation prédicative. Le discours rapporté est en outre très employé et parfois d'ailleurs conjugué avec la forme passive, ce qui donne lieu à des formules évitant au journaliste de prendre en charge le contenu de ses énoncés : c'est notamment le cas de la formulation is said to be en langue anglaise. Lors de son emploi, la responsabilité de l'assertion revient au sujet de l'énoncé et non au journaliste lui -même. Ce dernier reste ainsi à un stade descriptif et il conserve une distance par rapport à ses contenus propositionnels. Enfin il semble que l'expression de la notion de cause soit très fréquente, empruntant des formes explicites, mais également bon nombre de formes implicites. Ces dernières permettent, semble -t-il, d'éviter d'endosser toute forme de responsabilité quant à la production des relations causales en question. Cette stratégie énonciative peut s'avérer intéressante, dans la mesure où elle donne la possibilité de respecter formellement une grande neutralité dans le propos. C'est ce que l'auteur tente de montrer, après avoir au préalable défini la notion de cause. En dépit de la grande fréquence d'emploi de cette notion, sa définition présente certaines difficultés. Ainsi, dans les dictionnaires, la cause est définie par de nombreux termes connexes : nous trouvons notamment « effect, consequence, agent, ground, motive, justification ». Prenons l'exemple de l ' Oxford Shorter Dictionary, dans lequel la cause se définit ainsi : 1. That which produces an effect or consequence. 2. A person or other agent who occasions something, with or without intent. 3. A fact, circumstance or consideration which moves a person to action, ground for action, reason, adequate motive or justification. Or, si nous cherchons les définitions des termes employés, nous constatons une grande circularité (commune à tous les dictionnaires). Toutes ces autres notions se comprennent à leur tour par rapport à la notion de cause, le nom et le verbe « cause » entrant dans leurs définitions. Grâce aux recoupements de ces définitions, ainsi qu' à leur analyse, il est néanmoins possible d'appréhender cette notion de façon plus rigoureuse. Il semble qu'elle comporte : - une notion d'origine : ainsi, si A est la cause de B, cela signifie que A est l'origine de B. Cette origine peut être de nature concrète (animée humaine ou non humaine) ou abstraite (dans le cas des motifs par exemple); - une notion de production : A est également ce qui produit B, comme en témoigne l'emploi des termes « produce », « occasion » et « move to » qui véhiculent, non seulement une idée de changement mais également une idée d'efficience. Quelle est alors la nature du « produit » B ? Les termes y référant (« effect », « consequence », « something » et « action ») indiquent que B est de nature factuelle. En définitive, il semble que la cause soit à la fois l'origine et le déclencheur d'un changement produisant un fait. Cette première caractérisation correspond à la dimension causative de la notion de cause : on la considère sous l'angle de son efficience. Autrement dit, la causativité se caractérise par son statut événementiel. Corrélativement, la cause constitue une explication des événements décrits : si A produit B, cela revient à dire que B s'explique par A. On parle alors de causalité, par contraste avec la causativité mentionnée plus haut. La causalité se définit ainsi comme le lien logique établi entre les événements et permettant d'expliquer l'un d'eux. Elle possède un statut, non pas événementiel, mais conceptuel. Cette dimension explicative de la notion de cause rend compte de sa fréquence dans les articles de presse. Un article se contente rarement de décrire les faits de façon purement temporelle car les lecteurs n'y trouveraient pas leur compte sur le plan de la signification. Le lecteur recherche en effet, non seulement le comment des phénomènes, mais également leur pourquoi. Nous allons donc observer comment la causalité se construit linguistiquement, à partir d'exemples issus d'articles du Financial Times. L'étude devrait aussi renseigner sur les stratégies qui sous-tendent ces modes d'expression. L'examen débute par les procédés explicites pour ensuite observer les procédés implicites. Les principaux procédés d'expression explicite de la cause tiennent à l'emploi de connecteurs. Un connecteur peut se définir comme un marqueur permettant de relier deux segments énonciatifs. Selon G. Délechelle (1991 : 115), il existe deux types de connecteurs : les connecteurs transphrastiques et les connecteurs interpropositionnels. Un connecteur transphrastique relie deux phrases distinctes, séparées par un point, tandis qu'un connecteur interpropositionnel relie, comme son nom l'indique, deux propositions. Ici, ce sont les connecteurs interpropositionnels qui nous intéressent. Ils interviennent dans deux types de schémas : Prop. 1 connecteur Prop. 2 (= type 1) Mais on peut également les trouver sous la forme : Connecteur Prop. 2, Prop. 1 (= type 2) Les connecteurs en question sont : because, as, since et for. Rappelons que as et since sont également des marqueurs temporels, mais ils se caractérisent en outre par un emploi spécifiquement causal. G. Délechelle (1980 : 31-48) montre ainsi que as et since, dans leurs emplois argumentatifs marquant la cause, se caractérisent par un comportement syntaxique particulier : contrairement à leur fonctionnement lors d'emplois temporels, les propositions introduites lors de relations causales ne forment plus avec la principale une assertion unique. Un certain nombre de tests syntaxiques permettent de le montrer, parmi lesquels l'impossibilité de faire porter une question ou une négation contrastive sur l'ensemble [prop.1 Connecteur prop.2 ]. Cela signifie qu' à partir d'un emploi causal de as ou since, on ne peut obtenir des tournures du type “Is it since/ as prop.1 that prop. 2 ? ”, ou encore “It is not since/as prop.1 that prop.2 ”. Remarquons par ailleurs que because, as et since sont traditionnellement considérés comme des conjonctions de subordination, tandis que for est plus volontiers classé parmi les conjonctions de coordination. For se différencie en effet des conjonctions de subordination par le fait qu'il n'est pas antéposable (on ne le trouve que dans le schéma de type 1 mentionné plus haut), et par le fait que deux propositions introduites ne peuvent être coordonnées. Il s'avère que les deux propriétés décrites sont, d'après les descriptions de R. Quirk (1985 : 927-928), caractéristiques des conjonctions de coordination. On remarque toutefois que for partage certaines propriétés avec as et since : ainsi, dans les énoncés en for, le segment constitué par [Connecteur + prop. 2] reste, comme dans les énoncés en as, ou since, en dehors de la portée d'opérations (question, négation contrastive) effectuées dans prop.1. Ils contrastent ainsi avec because qui, lui, permet ces manipulations : des tournures du type : “Is it because prop.1 that prop.2 ”, ou encore “It is not because prop.1 that prop.2” sont en effet recevables. Il convient cependant, à la suite de G. Délechelle, de nuancer la présentation traditionnelle faisant de because, as et since des conjonctions de subordination, par contraste avec le coordonnant for. Puisque l'intégration syntaxique des propositions introduites par as et since est bien moins étroite que dans le cas des subordonnées introduites par because, il serait sans doute préférable de considérer que ces marqueurs fonctionnent comme des intermédiaires entre les deux pôles d'un gradient allant d'un pôle « plus coordonnant » (représenté par for) à un pôle « plus subordonnant » (représenté par because). Une telle représentation est en adéquation avec le modèle proposé par R. Quirk des phénomènes de coordination et de subordination, qu'il décrit, non pas comme des modes de connexion opposés, mais comme formant un continuum (Quirk 1985 : 928). Nous remarquons, dans les articles du Financial Times, une prédominance d'emploi de because, contrastant avec un nombre plus faible de as, since et une absence totale de for. Le tableau 1 illustre ces différences d'emploi sur le plan qualitatif. Quelles sont, sur les plans sémantique et pragmatique, les différences d'emploi existant entre ces divers connecteurs, et comment expliquer cette préférence pour because ? Ces connecteurs se caractérisent par des différences énonciatives assez nettes, qui ont notamment été mises en évidence par G. Deléchelle (1993 : 174-194). Because permet d'exprimer une relation causale factuelle. Il répond à un pourquoi, correspondant à une question en why. C'est ce que montre l'exemple (1), ainsi que la manipulation qui l'accompagne : (1) Ms Vaughan-Ellis says that the coaching has been particularly important because power lifting for women is beginning to attract a global audience. Manipulation : Why has the coaching been particularly important ? Because power lifting for women is beginning to attract a global audience. Dans cet énoncé, ce sont deux contenus propositionnels qui sont reliés par because. Ce mécanisme lui est en fait réservé, les autres connecteurs se caractérisant par un changement de plan d'énonciation. En effet, since, as et for n'introduisent pas une cause factuelle, mais une justification du dire, autrement dit de l'énonciation elle -même. Selon la terminologie de M.A.K. Halliday et R. Hasan (1976 : 239-241), because est considéré comme pouvant marquer une relation externe (external relationship), tandis que les autres connecteurs marquent une relation interne (internal relationship). Les marqueurs de relations externes, contrairement aux marqueurs de relations internes, ne font intervenir aucune trace de l'attitude du locuteur : ils relient des contenus propositionnels, par contraste avec les marqueurs de relations internes, qui relient des énonciations. En effet, selon les auteurs an external relation is an interpropositional relation which relates the situation described in the propositions by experiential, extralinguistic reality as opposed to relating them by the solely communicative usage of propositions. (1976 : 241) Étant donné que since, as et for relient, non pas des contenus propositionnels, mais des énonciations, ils ne répondent jamais à une question en why, comme en témoignent les manipulations qui suivent (le symbole de l'astérisque indique que la manipulation n'est pas possible). À quoi tiennent alors les différences d'emplois de ces connecteurs ? Since introduit un élément déjà connu, autrement dit un contenu thématique, qu'il présente comme causal en vertu de son statut de « point origine ». Le segment introduit par since peut en outre se caractériser par une valeur polémique : (2) The headlines in L'Aquila were largely made by what did not happen. The G8 could not agree on a global economic plan, since nobody could agree on whether the recovery was under way or whether it needed a further stimulus. Manipulation : Why couldn't the G8 agree on a global economic plan ? *Since nobody could agree on whether the recovery was under way… Ici, il est manifeste que le segment introduit par since ne pourrait constituer une réponse à une question why ? Le segment introduit par since introduit en réalité, non pas une cause factuelle, mais une justification du dire. Une paraphrase possible serait : “and I can say this, because … ”. Cette paraphrase montre que l'on relie ici une cause et une énonciation. Un changement de plan énonciatif caractérise donc le passage de la proposition principale à la subordonnée. Certains tests syntaxiques permettent de vérifier ce changement de plan. Nous avons mentionné plus haut le fait qu'une question ou une négation contrastive peuvent porter sur l'ensemble [prop.1 Connecteur prop.2] dans le cas de because, et non dans le cas de since. En outre, en (2), la relation « nobody could agree on whether the recovery was under way .… » est considérée comme acquise, ou du moins elle est présentée comme telle par le rédacteur. On remarque en (2), de surcroît, une valeur de mise en cause favorisée par l'emploi de since. As, à la différence de since, ne déclenche pas d'effet de sens polémique. Le marqueur as est fondamentalement un marqueur d'identification, et confère au segment qu'il gouverne le statut de repère. L'absence de toute notion de mise en cause est particulièrement bien illustrée par cet exemple emprunté à G. Deléchelle : (3) You should be able to answer my question, since you're so clever. (3 ') You should be able to answer my question, *as you're so clever. Seul le marqueur since permet l'émergence d'une interprétation polémique et se trouve donc compatible avec l'énoncé ci-dessus. As, quant à lui, figure dans des contextes où l'énonciateur informe le co-énonciateur, tout en présentant l'élément introduit par as comme l'élément-repère. De fait, cet élément introduit permet de justifier le contenu de la principale : (4) The US government and UBS asked a federal judge on Sunday to delay the opening of a closely-watched trial, as they seek to resolve their dispute over US demands for the identities of thousands of wealthy Americans suspected of using the Swiss bank to dodge taxes. Manipulation : Why did the government and UBS ask a federal judge on Sunday to delay the opening of a closely-watched trial ? *As they seek to resolve their dispute over US demands for the identities of thousands of wealthy Americans suspected of using the Swiss bank to dodge taxes. Cette fois encore, il apparaît que le segment introduit par as ne peut constituer une réponse à une question why ? Le connecteur as marque lui aussi un changement de plan (les tests décrits plus haut donnant les mêmes résultats que pour since). En outre, en (4), la relation « the onset of the US corporate earnings season heightened the growing sense of unease… » est présentée comme une information nouvelle pour le co-énonciateur. Quant à for, il permet également d'introduire une justification, mais cette fois, l'élément introduit apparaît comme une remarque ou un commentaire personnel du locuteur. Il est à noter que nous ne trouvons aucune occurrence de for dans le corpus extrait du Financial Times. For apparaît en revanche de façon assez fréquente dans des discours faisant intervenir la subjectivité de l'énonciateur, ainsi que l'illustre l'exemple (5) extrait du British National Corpus (BNC) : (5) I loved it when we went to Granton, for I was always hoping I'd see Uncle Bill. Manipulation : Why did I love it when we went to Granton ? *For I was always hoping I'd see Uncle Bill. Ici, c'est effectivement dans un contexte de subjectivité que le connecteur causal for est employé : l'énonciateur exprime son propre point de vue. Il ressort donc que ces connecteurs sont loin d' être interchangeables. Bien au contraire, chacun d'entre eux est sous-tendu par une stratégie énonciative spécifique. Because étant en outre le seul qui soit compatible avec l'expression de la cause factuelle (les autres marqueurs introduisant une justification du dire), nous comprenons donc pourquoi because s'avère le connecteur le plus employé dans les articles du Financial Times. En effet, il s'agit, dans ce type d'articles, de donner des causes supposées objectives, et non de justifier le point de vue subjectif de l'auteur. Examinons maintenant les procédés implicites d'expression de la cause : ils surpassent, par leur fréquence d'emploi, les procédés explicites. La répartition des procédés d'expression de la cause dans les deux cents articles composant notre corpus figure au tableau 2. Les énoncés comportant un connecteur tel que after (that) sont fréquemment interprétables causalement. L'interprétation causale de after (that) peut, en première analyse, sembler surprenante, mais il s'avère en réalité que ce mécanisme est assez naturel selon les contenus propositionnels mis en relation. Dans de tels cas, la notion de cause est reconstruite interprétativement. Il en va ainsi en (6). (6) Mr Bush said he had been left little option but to step in with aid after [glose : because] the Senate last week failed to pass legislation to help Detroit. Cet énoncé pourrait être glosé en remplaçant la conjonction de subordination after par because et il en irait de même en (7) et en (8). (7) Infineon, the loss-making German chipmaker, has unveiled plans to raise as much as €735m ($1bn) from a rights issue to repay debt, after [glose :because] Apollo Global Management, the US private equity group, agreed to underwrite part of the issue. (8) Mr Sarkozy originally considered a partial privatisation to raise money for modernisation of the service before the advent of full competition in 2011 but backed off after [glose :because] the idea enraged public sector unions. Bien entendu, l'énonciateur-rédacteur pourra toujours nier avoir produit une relation causale, d'où l'intérêt de ce type de procédé : formellement, l'auteur reste en effet très descriptif et il ne s'aventure pas dans des propos explicitement interprétatifs. Remarquons, d'autre part, qu'il est nécessaire que les contenus propositionnels se prêtent à cette reconstruction causale, et tel est le cas dans les exemples qui nous intéressent. Mais cette reconstruction causale n'est pas systématiquement possible, comme en témoigne l'exemple 9. (9) This prevented him from taking part in yesterday's pre-qualifying after having waited 10 years. Cette fois, nous voyons qu'une paraphrase en because serait totalement impossible, les contenus propositionnels ne s'y prêtant pas. Si nous voulons gloser cet énoncé en employant un connecteur logique, nous ferons alors appel au connecteur though. Les exemples caractérisés par une reconstruction causale sont néanmoins extrêmement nombreux dans notre corpus, soit sous forme de subordonnées, telles qu'elles viennent d' être examinées, soit sous forme de segments nominaux, illustrés par (10) et (11) où figure la préposition following. (10) The building had been evacuated following [glose :because of] a warning call in the name of the Basque separatist group Eta. (11) Following [glose :because of]the completion of its unexpectedly swift 40-day restructuring under bankruptcy protection, GM is now 61 per cent owned by the US government, with smaller stakes held by Canada, a United Auto Workers union healthcare trust and former unsecured bondholders. The restructuring has cut debt from $54.4bn to $17.3bn. C'est cette fois une paraphrase employant la locution prépositionnelle because of qui peut être retenue. Sur le plan cognitif, le mécanisme est le suivant : il se trouve que l'expression de l'antériorité est étroitement associée à l'expression de la cause, jusqu' à valoir pour elle. Ce mécanisme associatif ne semble pas incongru dans la mesure où une cause précède normalement son effet. De façon plus surprenante en première analyse, de nombreux exemples dans notre corpus montrent que la concomitance peut également être interprétée comme un rapport causal. Ainsi, la conjonction de subordination when donne très fréquemment lieu à de telles interprétations, comme l'illustre (12) notamment. (12) The decision to move towards a sale was triggered late on Monday evening, when [glose :because] the requisite number of the company's lenders failed to agree to a debt-for-equity swap that would have restructured £1.5bn ($2.4bn) of debt. Dans cet exemple, une paraphrase employant la conjonction because serait possible, et il en irait de même en (13). (13) Belgium slipped closer towards a full-blown political crisis yesterday when [glose :because] Yves Leterme, prime minister, proposed his government's resignation after the nation's supreme court found signs of government interference with the judicial system. Nous émettons toutefois la même remarque que précédemment concernant l'importance des contenus propositionnels dans l'interprétation. Il va sans dire que l'emploi d'un connecteur when ne donne pas systématiquement lieu à une interprétation causale et il est donc impératif, pour que cette interprétation puisse émerger, que les contenus propositionnels l'orientent et s'y prêtent. Rappelons également que, formellement, seule une relation temporelle est exprimée, bien que la majorité des lecteurs s'accordent à interpréter une relation causale. L'intérêt pour le journaliste réside précisément dans cette possibilité de donner à entendre la relation logique, sans l'établir explicitement. Ainsi, la relation n'est pas prise en charge par le rédacteur, ce qui lui permet de s'en tenir au stade descriptif. Le fait qu'une relation formelle de concomitance puisse être comprise comme un rapport causal est tout de même notable, car il ne s'agit pas d'une association attendue. Nous en voulons pour preuve la formule populaire : « les causes précèdent leurs effets ». Si une telle association n'est pas véritablement instinctive, quel est donc le processus permettant de passer de l'expression formelle de la concomitance temporelle à une lecture causale ? Les épistémologues, dont les travaux sont rapportés par les linguistes J.-C. Anscombre et A. Nazarenko, affirment que la causalité « n'est pas une propriété des choses en elles -mêmes, mais seulement un mode d'intellection des phénomènes » (Nazarenko 2000 : 5); ce que l'on perçoit comme une relation logique étant uniquement une relation chronologique. Objectivement, une cause précède ou est concomitante à ses effets, ce qui n'implique nullement l'existence d'un lien entre eux. Ainsi, « une relation causale n'est pas une relation existant entre des faits réels mais une lecture de la réalité, une interprétation des faits » (Nazarenko 2000 : 6). L'association d'idées qui y mène est établie par l'homme, désireux de comprendre et d'expliquer les phénomènes qui l'entourent. Il est alors fascinant de constater que les locuteurs reflètent, par la langue, ce qui se produit sur le plan cognitif, à savoir ce passage du chronologique au logique. Les arguments avancés par les épistémologues pour démontrer le caractère interprétatif du lien causal sont, plus précisément, les suivants. Tout d'abord, le lien causal ne repose sur l'origine que par défaut. Lorsqu'on établit une relation causale entre deux faits, on privilégie généralement, pour l'ériger au rang de cause, le fait contingent ou celui sur lequel on peut agir, par rapport aux faits durablement établis (c'est-à-dire des conditions qui, si elles sont satisfaites en permanence, n'en constituent pas moins des facteurs rendant possible la relation). L'établissement d'un lien causal implique donc toujours la sélection d'un facteur que l'on juge déterminant, c'est-à-dire l'origine A du changement engendrant B. De plus le lien causal n'est pas un lien de production. Il semble fréquemment que le lien entre cause et effet soit nécessaire, c'est-à-dire qu'une cause produise son/ses effet(s). Il s'avère cependant que ce lien est uniquement de nature temporelle, une cause précédant ou étant concomitante à son ou à ses effets, antériorité qui n'implique nullement l'existence d'un autre lien entre eux. La notion de production contenue dans le terme « causalité » n'est en fait qu'une construction théorique, comme en témoigne l'impossibilité d'observer un lien de nécessité entre deux faits. Si les observations ordinaires prouvent qu'une cause est habituellement suivie de son ou de ses effets, elles ne permettent en aucun cas d'affirmer qu'une cause ne peut pas ne pas être suivie de son/ses effets. La section suivante présente d'autres procédés d'expression de la cause qui ne font plus cette fois intervenir de relation temporelle. Les relatives non déterminatives (encore dites « appositives ») donnent, elles aussi, souvent lieu à une interprétation causale dans les articles examinés. Majoritairement, ces relatives sont introduites par les pronoms relatifs who ou which. (14) Gujarat, the birthplace of revered independence leader Mahatma Gandhi, has banned alcohol consumption since 1961 in homage to Gandhi who [glose : because […] he ], along with leading the struggle against British colonial rule, was a teetotaller who saw alcohol as a social evil. (15) There is a real sense of anger in China against the dairy producers, and also against government officials and regulators who [glose : because they] did not do their job properly. (16) The bombings in Ahmedabad centred on two areas. The first devices exploded in crowded market places in the old part of the city, which [glose :because it]is home to a large Muslim community. Dans les exemples (14) à (16), une glose consistant à remplacer les pronoms who ou which par because they/ it … confirmerait la possibilité d'une interprétation causale de ces énoncés. Comment cette interprétation est-elle rendue possible ? Tout d'abord, le morphème WH marque une identification entre un groupe nominal de la proposition principale et la proposition subordonnée. Ce mécanisme se produit par le biais d'un déficit sémique caractéristique de l'élément en WH : « WH(…) indique une situation de déficit, tout en manifestant le désir de combler ce dernier » (Lapaire & Rotgé 1998 : 609). Il est comblé, dans le cas des relatives, par un emprunt sémique à l'antécédent du pronom en WH. Cet emprunt explique que le morphème WH donne lieu à une opération d'identification. Il s'ensuit que cette prédication peut être considérée comme notionnellement concomitante au groupe nominal qui la précède. Il s'avère, plus précisément, que les lecteurs déduisent des relations causales à partir de ces énoncés afin de donner du sens au rapport de subordination, qui est en fait un rapport de dépendance entre les propositions. Le lecteur confère ainsi un caractère logique à cette relation de subordination, sans quoi elle paraîtrait gratuite. Rappelons également que ce sont les contenus propositionnels qui déterminent la nature – explicative, causale ou concessive – de l'interprétation. La lecture causale des relatives explicatives est donc totalement pragmatique. Parmi les relatives explicatives, notons également le cas particulier des relatives en where. De façon assez paradoxale en apparence, ces relatives en where peuvent également donner lieu à des interprétations causales, ainsi que l'illustrent les exemples (17) et (18). (17) The same optimism found in Canada is more difficult to come across in the US, where [glose : because]finance sector jobs have been hard to come by. (18) Violence is common in the school, where [glose : because]at least 50 per cent of pupils are brought up by single parents, where [glose : because]about 85 per cent are from immigrant families, where [glose : because]drugs are common and where 90 per cent of teachers put in a request for a transfer to another establishment every year. La même explication que pour les relatives en who ou which peut ici être avancée : il s'agit de donner du sens au rapport hiérarchique caractérisant la subordination syntaxique. Nous remarquons en outre que l'interprétation logique des relatives en where n'est pas nécessairement causale : à l'autre extrémité de la chaîne, elle peut être consécutive, comme en témoigne la dernière partie de l'énoncé (18). L'interprétation dépend en fait de la nature du contenu propositionnel introduit. La possible interprétation causale, quant à elle, se vérifie cette fois encore par la possibilité d'une substitution de where par because, et peut paraître d'autant plus surprenante qu'il s'agit là de concomitance, non plus temporelle ou notionnelle. Toutefois, littéralement, c'est de concomitance spatiale qu'il est ici question. Comment donc expliquer un tel glissement interprétatif ? Il s'avère que la concomitance spatiale est en fait très fréquemment associée à une concomitance textuelle. Or la coexistence de deux segments de discours se prête aisément à des interprétations logiques. Celles des relatives en where sont relativement larges puisque, selon les contenus propositionnels mis en relation, l'interprétation peut aller de la concession à la cause. Il s'agit d'ailleurs d'une spécificité de la langue anglaise, le français ne permettant pas de tels glissements interprétatifs. Examinons enfin un autre procédé pouvant donner lieu à des interprétations causales : il s'agit de procédés de subordination fonctionnant cette fois sans relateur. Parallèlement aux subordonnées que nous venons d'examiner, les formes verbales non finies permettent de « dire sans dire », de « dire à demi-mots » la relation causale, ce qui ne manque pas d'intérêt pour un journaliste souhaitant mentionner des faits tout en suggérant des liens entre eux. L'objectivité peut être formellement requise et seul le lecteur est alors responsable de ses interprétations causales. Le participe passé et le participe présent peuvent également exprimer la cause, soit au sein de propositions participiales, soit de participes apposés. Il en va ainsi en (19), (20) et (21). (19) Isolated from international capital markets [glose : because it is isolated ], Turkmenistan has so far remained untouched by the global financial crisis, although that could change as world gas demand drops. (20) In 1988, Nalumino Mundia, a veteran of the independence struggle, withdrew, being unable to secure Bemba support. [glose : because he was unable to secure Bemba support] (21) Much of this funding is recycled,” said Oxfam, an aid agency, giving the initiative a cautious welcome. “But the new money makes a downpayment on eliminating hunger. With a billion people facing hunger [glose : because there is a billion people facing hunger ], more new money is still needed.” Une paraphrase en because serait encore possible en (19) et il en irait de même en (20) et (21). En outre, il semble ici aussi que les contenus propositionnels soient déterminants dans l'interprétation. Mais il est pour cela nécessaire que les opérations marquées dans l'énoncé soient compatibles avec ces interprétations. Or il se trouve que les formes en - ING et - EN signalent fondamentalement une dépendance vis-à-vis d'une principale. Cela tient à leur caractère de formes non finies : étant donné que ces formes sont dépourvues d'indications de temps et de mode, certains éléments nécessaires à leur interprétation doivent être recherchés dans la proposition ou prédication principale : autrement dit, ces formes sont dépendantes de la matrice. Étant liées à cette matrice, elles sont alors perçues comme en donnant la cause. Cette interprétation causale peut être favorisée par plusieurs facteurs éventuellement présents. L'antéposition de la participiale ou du participe passé peut renforcer le caractère thématique de l'élément auquel est appliqué - ING ou - EN. Cet élément, en antéposition, occupe en effet la place traditionnelle du thème (ce qui est connu servant souvent de point de départ). Le caractère logique de la relation entre les deux éléments peut ainsi être accru. D'autre part, le fait que la participiale soit précédée de with (comme l'illustre l'exemple 21) crée une concomitance notionnelle. La concomitance favorise alors l'interprétation causale. En amont de tous ses effets de sens (et permettant de les expliquer), la valeur fondamentale de with est celle d'une mise en relation particulière : J.-R. Lapaire et W. Rotgé signalent que « les deux entités reliées au moyen de with sont présentées comme existant ou évoluant de façon solidaire » (1998 : 9). On peut parler de concomitance notionnelle. Cette concomitance peut être interprétée logiquement, et même causalement, en fonction du contexte. On remarque d'ailleurs que, si l'on modifie l'exemple (21) où figure WITH, la relation pourrait encore être interprétée causalement en l'absence de la forme ING (tel est le cas dans : “With a billion hungry people, more new money is still needed”). Quand les marqueurs WITH et ING ou EN se combinent, l'interprétation causale de ces énoncés est favorisée. Elle reste cependant subjective, se fondant sur des associations mentales de différentes notions (la concomitance ou l'antériorité opérationnelle et la cause) et non sur un marquage formel de la notion de cause. Nous avons examiné ici divers moyens d'expression de la cause, sans bien sûr prétendre à l'exhaustivité. Nous avons notamment laissé de côté l'expression purement lexicale de la cause (avec des prédicats tels que cause, force, be responsible for …). Par ailleurs, force est de constater que les procédés implicites d'expression de la cause sont extrêmement fréquents. Leur nombre dépasse nettement celui des procédés explicites dans les articles du Financial Times. Comment s'explique ce phénomène ? En premier lieu, il est bien évident que le fait de recourir à des procédés implicites permet de varier les modes d'expression de la cause, ce qui évite ainsi des redondances continuelles. Mais surtout, l'emploi de tels procédés implicites permet d'éviter de prendre en charge les relations causales en question. Le rédacteur de n'importe lequel de ces énoncés pourrait en effet réfuter leur caractère causal car, formellement (c'est-à-dire par le biais des marqueurs linguistiques) ce sont d'autres relations qui sont exprimées : l'antériorité, la concomitance, l'association, la succession. Dans ces énoncés, la notion de cause est en fait suggérée par l'énonciateur et re-construite interprétativement par le co-énonciateur. Cette possibilité peut s'avérer très utile : un journaliste, par exemple, pourra observer formellement l'objectivité requise quant aux faits relatés, tout en sous-entendant une connexion logique entre eux. Or, il faut remarquer que d'une connexion logique, découle fréquemment l'idée de mise en cause . | L'écriture journalistique se caractérise par l'établissement fréquent de relations causales. Les journalistes cherchent à varier la forme de ces relations, en recourant d'une part à des procédés explicites et d'autre part à des procédés implicites. Parmi les procédés explicites, figure l'emploi des connecteurs because, since, as et for. Les relations causales implicites sont établies par le biais de connecteurs marquant une relation de postériorité, de concomitance temporelle ou encore par des procédés marquant une concomitance, non temporelle, mais notionnelle. Cette étude, qui débute par une présentation des procédés explicites d'expression de la cause, est ensuite consacrée aux phénomènes implicites, examinés sur la base d'exemples extraits de deux cents articles du Financial Times parus en 2009. L'objectif est double: d'une part, l'auteur cherche à expliquer les mécanismes interprétatifs qui sous-tendent l'emploi de tels procédés. D'autre part, il se penche sur les stratégies discursives visées par l'emploi de ces procédés et tente ainsi de saisir certaines spécificités de la langue du Financial Times. | linguistique_11-0438769_tei_590.xml |
termith-630-linguistique | La question du pluralisme de l'information est essentielle dans les sociétés démocratiques dès lors que l'on considère les médias comme des moyens d'expression et d'échange entre diverses opinions, autant que comme des outils d'appréhension de la vie sociale. Afin d'assurer ce pluralisme, les pouvoirs publics assurent une régulation du secteur de la presse écrite (exemple : aides de l' État pour les quotidiens nationaux d'information politique et générale à faibles ressources publicitaires) et de l'audiovisuel (exemple : contrôle du temps de parole des différentes formations politiques par le Conseil supérieur de l'audiovisuel). Pour Internet en revanche, aucune mesure d'envergure n'a été prise à ce jour en France : le pluralisme est supposé découler de la multiplicité des sources d'information disponibles, comme le laissent penser les récents rapports publics consacrés à ces questions (Lancelot, 2005; Tessier, 2007). Puisque l'offre de contenus d'actualité sur la toile émane d'une diversité d'acteurs – appartenant au secteur professionnel du journalisme ou non (blogueurs, rédacteurs « citoyens »), intégrés à l'équipe rédactionnelle d'un média existant par ailleurs (journal, radio, télévision) ou exclusivement numérique (Internet pure player) –, il en est automatiquement déduit une substantielle pluralité des contenus offerts à l'internaute. Or, une étude plus approfondie fait apparaitre une piste d'investigation inverse : la multiplicité des espaces de publication sur Internet pourrait favoriser le pluralisme autant qu'une certaine redondance des informations en circulation. En effet, nombre d'articles publiés sur des sites de presse en ligne, fondés dans bien des cas sur des dépêches d'agence, se voient par exemple compilés par des agrégateurs ou commentés sur des blogs (Rebillard, 2006). Nous rendons compte ici de certains résultats obtenus dans le cadre d'un projet interdisciplinaire nommé « Internet, pluralisme et redondance de l'information », qui visait à valider ou infirmer empiriquement ces hypothèses en prenant appui sur des méthodes quantitatives, ce qui était jusqu'ici inédit. Le pluralisme de l'information peut être abordé de plusieurs manières : par exemple du point de vue de la concentration dans les médias (Miège, 2005), des lignes éditoriales mises en œuvre (Czepek et al., 2009) ou encore des opinions relayées par les journalistes (Anderson et al., 2005). Dans le cadre de cette recherche, nous nous sommes concentrés sur deux paramètres : d'une part, la diversité des sujets traités par les médias et d'autre part, la diversité lexicale de traitement de ces sujets. Il va de soi qu'il ne s'agit là que d'une mesure partielle du pluralisme de l'information. En effet, un même sujet peut être traité de façon pluraliste, et des sujets d'une grande diversité peuvent être traités selon un point de vue identique (par exemple un positionnement politique fort). Cependant, les paramètres concernés par notre étude renseignent sur le degré de puissance de l'effet d'agenda dans le domaine de l'information en ligne. Comme cela a été montré à de multiples reprises, les médias tendent à privilégier les mêmes sujets d'actualité au même moment et en parlent souvent en des termes similaires (Dearing, Rogers, 1992). Cette caractéristique forte du système médiatique aboutit à ce que des questions sociales, politiques, économiques ou culturelles soient particulièrement mises en avant dans la sphère publique, ou qu'elles soient à l'inverse occultées. Notre étude s'efforce d'évaluer ce phénomène sur Internet. De ce point de vue, il s'agit bien d'une mesure, partielle, du pluralisme de l'information. Sur la base d'un corpus d'une soixantaine de sites représentatifs des différentes catégories d'espaces de publication en ligne, une analyse de contenu semi-automatisée de leurs titres est d'abord déployée. Elle vise à saisir la quantité de sujets abordés au cours d'une journée, et surtout l'importance relative de chacun d'entre eux au sein de l'agenda médiatique numérique. Après avoir établi ce panorama général de la production d'actualités en ligne, l'analyse lexicométrique des titres sera affinée dans un second temps afin de fournir des indicateurs linguistiques tangibles du positionnement éditorial propre à chaque source, via l'identification d'une production originale de contenu, ou au contraire de reprises de formules stéréotypées. Toutes ces opérations ont été réalisées sur la base d'échantillons de données dont la méthode de constitution mérite d' être présentée au préalable. S'intéresser au pluralisme de l'information sur Internet implique d'intégrer les particularités de la publication de contenus sur le web, en comparaison des supports antérieurs comme l'imprimé ou l'audiovisuel. Car le processus de publication sur le web, ainsi que l'a montré un programme de recherche précédent dédié de façon plus large aux contenus informationnels et culturels (Chartron, Rebillard, 2007), ne se limite pas au modèle classique de diffusion médiatique : il comprend aussi le registre de l'autopublication (ex : blogs), de la publication distribuée (ex : peer to peer), et le niveau méta-éditorial (ex : agrégateurs). Pour les contenus journalistiques, cela revient à considérer que la logique de l ' editorial content voisine avec celle de la public connectivity, comme l'a exprimé Mark Deuze dans un article de référence sur le sujet (2003) où il distinguait les catégories de mainstream news sites, index and category sites, meta and comment sites, share and discussion sites. Cette typologie est reprise dans de nombreux travaux anglophones qui se penchent sur le journalisme en ligne mais sans jamais vraiment l'analyser globalement. Y compris dans les travaux les plus récents qui, bien qu'ils doivent prendre acte de cette existence plurielle du journalisme en ligne, se limitent au mieux à analyser les interactions entre deux catégories d'espaces de publication d'informations d'actualité : par exemple entre les sites de médias traditionnels et leurs pourvoyeurs d'audience transnationaux que sont les agrégateurs (agrégateurs « manuels » comme le Drudge Report ou « automatisés » comme Google News; voir Thurman, 2007); ou entre blogs amateurs et sites professionnels, malgré l'annonce d'une analyse de la « global news arena » (Reese et al., 2008). Dans le cadre de cette recherche, nous nous sommes efforcés de poursuivre le travail de défrichage initié par Deuze (2003) jusqu' à aboutir à une typologie complète et actualisée des différents espaces web de publication d'information d'actualité : – sites d'organes de presse; – sites d'agences de presse; – publications individuelles exclusivement en ligne (blogs); – publications collectives exclusivement en ligne (webzines); – publications « collaboratives » exclusivement en ligne (sites de journalisme participatif); – composantes informationnelles de plateformes multiservices (rubriques Actualités des portails); – regroupements automatisés d'informations d'actualité (agrégateurs de nouvelles). En accord avec la problématique de cette recherche, nous avons ainsi fait en sorte que le corpus retenu contienne des sites représentant tout l'éventail des catégories énumérées ci-dessus. Une liste d'une centaine de sites d'information d'actualité – sites français et francophones afin de tenir compte de la dimension internationale d'Internet et avec au moins cinq sites par catégorie – a été établie à partir des répertoires spécialisés suivants : bases de Google Actualités, de Wikio, de Rezo.net et du site professionnel IPLJ (« Internet pour les journalistes »). De cette première liste d'une centaine de sites, on n'a pu finalement exploiter qu'une soixantaine, ceux qui présentaient un flux RSS « À la Une » ou « Actualités », afin de satisfaire au procédé informatique d'extraction des titres en continu. Cette application informatique, développée spécifiquement pour les besoins de la présente recherche, repose en effet sur une « aspiration » (crawling), en temps réel, des titres publiés sur les fils RSS des différents sites du corpus. Elle nous a permis de collecter des données d'une ampleur rarement atteinte dans les analyses de contenu des médias : en fin de compte, c'est la production quotidienne d'environ soixante sources d'information qui a été rendue disponible pour l'observation, à comparer avec la taille standard des corpus ordinairement mobilisés dans les études sur les seuls grands quotidiens nationaux ou sur les seules chaines nationales hertziennes, dépassant rarement la dizaine de sources. Ce procédé aura toutefois également montré une limite, par rapport aux deux catégories de sites n'ayant pas (ou peu) de flux RSS : les agences de presse et les agrégateurs. Pour la première catégorie, cet obstacle a pu être anticipé et contourné en relevant « à la main », pour chaque journée d'observation, les titres des dépêches publiées dans les catégories « À la Une » et « Actualités » des sites de l'AFP, Reuters, Xinhuan et La Presse canadienne. Pour la dernière catégorie, celles des agrégateurs, un problème technique d'enregistrement des flux a malheureusement révélé a posteriori la mise à l'écart involontaire d'un site majeur comme Google News, alors que son alter ego Wikio a, lui, vu ses flux correctement captés par notre application informatique. Malgré ces quelques limites, nous estimons avoir pu travailler sur un corpus final satisfaisant par sa taille et sa globalité, puisqu'il rassemble plusieurs milliers d'articles publiés quotidiennement par environ 60 sources d'informations, couvrant toutes les catégories de sites. L'analyse a porté sur deux journées de novembre 2008, constituant autant d'échantillons de données,composés comme suit : – échantillon du 6 novembre : 2 617 articles issus de 61 sources – échantillon du 10 novembre : 2 040 articles issus de 60 sources. Le début du mois de novembre 2008 coïncidait avec un évènement politique – et médiatique – majeur : l'élection de Barack Obama à la présidence des États-Unis d'Amérique. Le scrutin a eu lieu le 4 novembre et ses résultats n'ont été connus qu' à partir du 5 novembre en France : le fait de s'attacher à deux échantillons, l'un proche temporellement de cet évènement et l'autre plus éloigné, visait à analyser autant une journée d'actualité « chaude » qu'une journée plus ordinaire sur le plan journalistique. La production d'articles est très variable pour chacun des sites. Tout en haut de l'échelle, les agrégateurs et portails tels que Wikio, MSN et Canoë (portail québécois) diffusent quotidiennement jusqu' à plusieurs centaines d'articles. Tout en bas de l'échelle apparaissent les blogs, dont la production est quantitativement très faible. Entre ces deux extrémités figure tout un éventail de sites de presse en ligne, d'agences, de webzines et de sites participatifs dont la production quotidienne oscille entre 10 et 100 articles. Les écarts de rythme de production sont donc importants selon les catégories de site, et le poids d'un ou deux acteurs sur l'ensemble de l'échantillon s'avère extrêmement important (à eux deux, MSN et Wikio pèsent à peu près 20 % de l'échantillon). La classification des articles en sujets est une étape déterminante vis-à-vis des résultats obtenus. Pour répondre à l'objectif de mesure quantitative du pluralisme de l'information sur Internet, les articles collectés ont en effet été regroupés par sujets, sur la base de leurs titres respectifs. La méthode employée pour parvenir à ces classifications est semi-automatisée et inductive. Fondée au départ sur une analyse lexicométrique (automatisée) des titres qui permet d'opérer un premier défrichage, cette méthode repose conjointement sur une identification par les chercheurs des sujets constituant l'actualité du jour au sein de notre corpus. Par sujet, nous désignons une expérience factualisée, telle que définie par Jean-Pierre Esquenazi (2002) : la « factualisation de l'expérience » revient « dans le temps et l'espace, à délimiter, circonscrire le fait en le présentant comme une discontinuité ». En prenant appui, avec Esquenazi, sur la notion de « cadre » d'Erving Goffman (1991), on considère le sujet d'actualité comme une « expérience cadrée », résultant de l'application du cadre primaire de la perception. La rédaction de l'article de presse, en tant que production discursive médiatique, consiste à appliquer à cette réalité perçue et cadrée un cadre médiatique second, un « recadrage » (Esquenazi, ibid.). Notre conception du sujet n'est pas relative à ce cadre médiatique second mais au cadre primaire du sujet d'actualité en amont de son traitement médiatique, c'est-à-dire avant la situation de rédaction. En effet, comme le soulignent Roselyne Ringoot et Yvon Rochard (2005), le « rapport au terrain va déterminer la pratique professionnelle du journaliste en articulant la perception du réel en situation de recherche d'informations et le processus d'écriture en situation de rédaction ». Pour résumer notre démarche de regroupement des articles en sujets, nous nous sommes attachés à l'identification du sujet d'actualité avant qu'il ne devienne un sujet journalistique, auquel on a apposé « angles, format, genres, positionnement dans le journal » (ibid.). Par exemple, pour la journée du 6 novembre, l'élection de Barack Obama à la présidence des États-Unis a constitué pour nous un sujet d'actualité donnant lieu à plusieurs sujets journalistiques, tels que les déclarations d'hommes d' État sur l'élection, la portée symbolique de l'accession d'un candidat noir à la fonction suprême ou encore la future formation gouvernementale. C'est sur la base de cette définition, tentant d'objectiver les différents sujets d'actualité et d'aboutir à un niveau de classification homogène pour chacun d'entre eux, que ces derniers ont été progressivement inventoriés, à l'issue de plusieurs étapes. L'étape automatisée, tout d'abord, a été réalisée à l'aide du logiciel d'analyse des données textuelles Lexico3 (Lebart, Salem, 1994). Une des fonctionnalités de ce logiciel est le comptage des segments répétés. Il s'agit de repérer les groupes de mots très fréquents dans un corpus. À cette étape de l'analyse, cet outil nous permet de comptabiliser les titres identiques (ou présentant une forte proximité lexicale) les plus présents au sein de chaque échantillon. Ce premier tri automatique ne permet pas simplement de regrouper les articles dont les titres sont similaires, mais aussi de faire émerger un certain nombre de sujets particulièrement récurrents. Dans un second temps, sont pris en considération les titres plus originaux sur le plan lexical et donc non repérés par l'outil de lexicométrie. Ceux -ci sont analysés un à un par les chercheurs : certains sont rattachés aux sujets déjà mis en lumière dans l'étape précédente; les autres titres conduisent à l'identification de nouveaux sujets, au sein desquels ils sont regroupés. Dans un dernier temps, après constitution définitive des sujets, des codes sujets sont affectés à chacun d'eux selon une numérotation classique allant de 1 à n. Après traitement, chacune des deux bases (6 novembre et 10 novembre) se présente donc sous la forme d'un tableau qui comporte autant de lignes que d'items récoltés automatiquement pendant la journée en question, et trois colonnes : titre de l'article, code sujet, nom de la source. Ces bases de titres indexés sont alors utilisées pour les calculs de variété et d'équilibre des sujets. Pour réaliser une mesure du pluralisme des sujets traités au sein de nos échantillons de données, nous avons appliqué au cas de l'information journalistique des formules déjà expérimentées pour calculer le degré de diversité d'autres types de contenus culturels et médiatiques, comme cela a été fait par exemple dans le secteur du livre (Benhamou, Peltier, 2006). Notre étude reprend donc des axes conceptuels déjà éprouvés, à travers les notions de variété et d'équilibre de l'information. La variété correspond au nombre de sujets au sein de l'échantillon considéré, l'équilibre est pour sa part déterminé par la répartition des sujets entre les différents articles. Échantillon du 6 novembre 2008 : sur un total de 2 617 articles, 385 sujets différents ont été identifiés. On observe ainsi une moyenne de 7 articles par sujet, avec d'immenses écarts à la moyenne et une médiane proche de 1 article par sujet. Dans le détail, alors que les 5 sujets les plus fréquents regroupent chacun plus de 100 articles (voir tableau 1), 301 des 385 sujets identifiés regroupent moins de 5 articles chacun. Échantillon du 10 novembre 2008 : sur un total de 2 040 articles, 309 sujets différents ont été identifiés. On observe là encore une moyenne de 7 articles par sujet, et les écarts à la moyenne restent colossaux, bien qu'un peu plus lissés que dans l'échantillon du 6 novembre, en particulier parce qu'il n'y a plus de sujet extrêmement dominant comme pouvait l' être l'élection de Barack Obama. La médiane est ici aussi proche de 1 : en fait, 169 sujets sur 309 correspondent à un seul article, inclus dans un total de 236 sujets qui comptent moins de 5 articles chacun. Les 5 sujets les plus fréquents totalisent chacun plus de 80 articles. Ce nombre, bien qu'inférieur à celui du 6 novembre, reste néanmoins élevé. Les deux échantillons présentent des caractéristiques très voisines : une grande variété de sujets abordés, mais très inégalement représentés. Quelques sujets agglomèrent des quantités importantes d'articles (plusieurs centaines), tandis que la majorité des sujets ne connait de traitement que dans un seul article. La production de l'information telle que nous l'avons mesurée sur la toile affiche donc une structure relativement constante, partagée entre une concentration extrême des articles sur un nombre réduit de sujets et une dispersion très forte des articles restants sur presque autant de sujets isolés. Malgré le poids médiatique exceptionnel pris le 6 novembre par le sujet de l'élection de Barack Obama (environ 17 % des sujets), en raison de la proximité temporelle avec le scrutin présidentiel aux États-Unis, on observe une structure très semblable de la distribution des sujets au sein des deux échantillons. Les articles se concentrent dans les deux premiers déciles de sujets de l'échantillon du 6 novembre 2008 : 20 % des sujets rassemblent 82 % des articles (en sachant que les seuls 10 % des sujets les plus traités rassemblent 71 % des articles). La concentration est quasi identique dans l'échantillon du 10 novembre 2008 : 20 % des sujets rassemblent 81 % des articles (en sachant que les seuls 10 % des sujets les plus traités rassemblent 69 % des articles). La concentration est ainsi très forte sur les sujets les plus mis en avant sur la scène médiatique, fût-elle numérique. Parallèlement, à l'autre extrémité de la courbe, apparait un phénomène inverse de très forte dispersion. Mais si les sujets originaux repérés sur la toile sont nombreux, ils sont loin d'entrainer un engouement médiatique, en comparaison des sujets qui s'imposent à la une de l'actualité. Ainsi, pour l'échantillon du 6 novembre, 50 % des sujets agrègent 93 % des articles tandis que l'autre moitié n'est présente que dans 7 % des articles de l'échantillon. Les chiffres sont quasiment identiques pour l'échantillon du 10 novembre : 50 % des sujets agrègent 92 % des articles tandis que l'autre moitié n'est présente que dans 8 % des articles de l'échantillon. La très forte dispersion constatée pourrait s'expliquer par la délimitation du corpus présidant à l'échantillonnage. En choisissant de faire figurer des sites étrangers francophones pour conserver la dimension internationale d'Internet dans notre analyse, nous aurions pu créer un émiettement artificiel des sujets, via la collecte d'articles concernant un sujet très spécifique à un pays (ex : compétitions de hockey sur glace dans les sites québécois). Une réduction de l'échantillon aux seuls sites français a donc été effectuée pour tester l'existence d'un tel biais. Elle confirme la permanence de la structure déjà observée, celle d'une grande variété de sujets inégalement répartis entre concentration extrême et forte dispersion. En effet, sur chacune des deux journées, les cinq premiers sujets traités sont les mêmes et les ordres de grandeur sont très comparables : la médiane reste à 1 et 20 % des sujets continuent à rassembler environ 80 % des articles. Cette première analyse quantitative a permis d'offrir, à propos d'échantillons de données nombreux (plus de 2 000 articles par jour collectés sur une soixantaine de sites), une représentation chiffrée de la production des informations d'actualité sur Internet. Celle -ci apparait donc à la fois comme variée (plus de 300 sujets) et comme très inégalement répartie : aux côtés de quelques sujets omniprésents, quantité de sujets n'émergent que par la grâce d'un article ou d'une poignée d'articles. La distribution des sujets d'actualité sur Internet francophone, telle que nous avons pu l'observer lors de ces deux journées de novembre 2008, rappelle la règle de 20/80 dite de Pareto. La distribution parétienne caractérise plusieurs phénomènes sociaux et discursifs comme l'inégale répartition des ressources au sein d'une population (80 % des ressources sont alors détenues par environ 20 % des membres d'une population), ou encore l'inégale apparition des mots au sein d'un texte (80 % des occurrences sont dans ce cas rattachables à 20 % de l'ensemble des formes similaires présentes dans le texte). Dans ce cadre, Internet ne présenterait alors pas une grande originalité en matière d'informations d'actualité : leur distribution présente une structure, entre concentration sur un nombre réduit de sujets et dispersion d'une multitude d'autres sujets, finalement assez habituelle. Afin de statuer plus précisément sur ce point, la distribution des sujets d'actualité observée sur Internet a été mise en parallèle avec des phénomènes plus anciens de distribution des contenus caractérisés, tout comme les distributions parétiennes, par des lois de puissance inverse : loi de Zipf en lexicométrie et loi de Lotka en scientométrie. Une première comparaison a ainsi été effectuée avec la loi de Zipf. Celle -ci, établie depuis le milieu du 20 e siècle, montre que la distribution des occurrences verbales au sein d'un texte est constante. Le schéma suivant représente la mise en correspondance de la distribution des sujets dans notre échantillon du 6 novembre 2008 avec la courbe théorique de Zipf. On peut remarquer une quasi-superposition entre les deux courbes. Une deuxième comparaison a été menée avec la loi de Lotka, portant, elle, sur la distribution non pas d'items mais de classes d'items. Élaborée au début du 20 e siècle, la loi de Lotka a mis en évidence, au sein d'une discipline scientifique donnée, de forts écarts entre un faible nombre d'auteurs de très nombreux articles et, à l'inverse, une grande majorité de chercheurs publiant en quantité limitée. Cela nous amène, afin d'opérer une comparaison avec la production d'informations d'actualité sur Internet, à regrouper les sujets d'actualité selon leur niveau de fréquence d'apparition. Pour l'échantillon du 6 novembre, de tels regroupements ont ainsi été opérés, depuis les 217 sujets traités isolément (dans un seul article) jusqu'aux sujets donnant lieu à plusieurs articles (en s'arrêtant au seuil de 18 articles, à partir duquel les niveaux de fréquence deviennent trop discontinus pour une représentation graphique satisfaisante). Dans le schéma qui suit, la courbe hyperbolique tirée de cette classification est mise en parallèle avec la courbe théorique de puissance inverse de Lotka. Là encore ressort de cette comparaison graphique une relative homologie entre les deux courbes. On remarquera toutefois que, pour le niveau de fréquence le plus bas (sujets qui ne sont traités que dans un seul article), la courbe de distribution des sujets dépasse assez nettement la courbe théorique de Lotka. Ce dernier constat laisse penser que les sujets « monotraités » sont particulièrement nombreux sur le web sans pour autant que les sujets faiblement traités dans leur ensemble n'échappent, eux, à une distribution relativement classique. Les enseignements à tirer de ces deux comparaisons ne sont cependant pas à surinterpréter. En effet, les lois infométriques mobilisées pour ces comparaisons sont issues de terrains d'observation (la diversité lexicale d'un texte et la production de documents scientifiques) assez éloignés de la diffusion d'informations sur Internet. Ces comparaisons ont néanmoins le mérite de rappeler que la répartition inégalitaire des sujets d'actualité observée dans le cas présent recoupe des lois de distribution plus générales, et ne doit pas être considérée comme une spécificité d'Internet. De ce point de vue, la prise de recul offerte par de telles comparaisons permet notamment de revenir sur des hypothèses en vogue, telles que celle de « longue traîne » (Anderson, 2006) qui présente Internet comme un dispositif de communication favorisant la diversité culturelle. Une telle hypothèse a commencé à être infirmée par des recherches portant sur les contenus cinématographiques ou littéraires sur le web (Benghozi, Benhamou, 2008). Notre propre recherche apporte une contribution supplémentaire à ce sujet, à propos des contenus journalistiques. Elle montre que l'originalité des informations déployées sur certains sites est contrebalancée par un fort mimétisme d'ensemble dans le choix des sujets. Cette dualité de l'espace médiatique numérique, entre blogs et portails par exemple, a déjà été relevée (pour une synthèse des études en la matière, voir Flichy, 2008). Nous proposons de l'analyser dans le détail à partir de notre propre observation. En nous appuyant sur les notions de variété (nombre de sujets au sein de l'échantillon considéré) et d'équilibre (distribution des articles en sujets), nous avons obtenu une vision panoramique de l'offre d'informations d'actualité sur le web francophone. Nous manque cependant une analyse permettant d'intégrer un facteur essentiel : les particularités des différentes sources d'information. Après avoir mis en évidence et quantifié la variété et l'équilibre – ou plus exactement le déséquilibre – de l'information, il nous appartient à présent d'en distinguer les acteurs. L'enjeu est d' être en mesure de situer les différentes sources sur un continuum allant des acteurs de la redondance aux acteurs du pluralisme. Pour entrer dans le détail de la production propre à chaque source et voir dans quelle mesure chacune pèse sur l'ensemble de l'échantillon analysé, l'outil Lexico3 a vu ses fonctionnalités mobilisées au-delà du tri initial des différents titres en présence. Sur chacune des deux journées, deux analyses ont été effectuées. La première concerne l'identification des segments extrêmement stéréotypés : le seuil était alors fixé à 10 mots consécutifs et plus avec une fréquence de 15 occurrences et plus. Cette étape nous a permis d'identifier les sujets intitulés de manière redondante. Dans un second temps, l'analyse de ventilation des formes nous a permis de trier les segments en fonction de leur source. Il s'agit alors de segments plus courts, mais encore relativement caractéristiques (7 mots et plus), avec une fréquence de 2 occurrences et plus, c'est-à-dire répétés au moins une fois. Les segments répétés longs et à forte fréquence constituent un marqueur tangible de redondance de l'information, correspondant soit à la répétition volontaire d'un titre de la part d'une source, soit à une reprise (au moins partielle) par une deuxième source de la formulation du titre de la première. Ces segments apportent un complément d'analyse aux calculs de variété et d'équilibre des sujets, en appréhendant la problématique du pluralisme et de la redondance sous l'angle de la production originale de titres (ou au contraire de la reprise/répétition de leur formulation originelle) et non plus uniquement du point de vue du sujet traité. En d'autres termes, nous ne nous situons plus dans une approche relative aux questions d'agenda des médias en ligne, mais dans une démarche liée à la manipulation du langage à travers la question des formulations. Dans nos résultats (voir tableaux 3 et 4), il n'est pas étonnant de retrouver dans chaque journée les sujets les plus traités. Mais les seuils choisis, 10 mots d'une part et 15 occurrences d'autre part, ont d'abord vocation à identifier, sur un plan purement lexical, les groupes de formes textuelles employées de manière récurrente, témoignant d'une production discursive routinisée. Au vu de la multiplicité des sources de notre échantillon, une telle récurrence de segments caractéristiques (jusqu' à 46 occurrences le 10 novembre) pourrait surprendre. De tels résultats appellent une distinction des sources et une caractérisation de leurs productions textuelles, permettant d'affiner notre approche lexicométrique des titres de l'actualité en ligne. L'enjeu est d'identifier les acteurs du pluralisme et les acteurs de la redondance, toujours du point de vue lexical. Le calcul des spécificités lexicales est une fonctionnalité du logiciel Lexico3. Il repose sur le modèle hypergéométrique de Lafon (1984), analogue au calcul du KHI 2 mais permettant d'améliorer ses approximations. Les spécificités sont dites « positives », « négatives » ou « nul les » : elles correspondent à la fréquence d'apparition d'une ou plusieurs formes lexicales dans une source, au regard à la fois de la taille de cette dernière dans le corpus et de la fréquence moyenne d'apparition de la ou des formes en question dans les différentes sources. L'indice de spécificité correspond alors à l'exposant de probabilité d'apparition des termes dans la partie du corpus. C'est pourquoi la fréquence spécifique de formes dans une source s'exprime en spécificité positive ou négative : cela signifie qu'une source peut, de manière statistiquement significative, suremployer ou sous-employer cette forme par rapport à un emploi égalitairement réparti. Lorsque le nombre de formes spécifiques (segments répétés ou hapax par exemple) employées par une source se situe dans la moyenne, la spécificité est alors nulle car non significative en termes de probabilité. Les résultats sur lesquels nous nous appuyons sont, d'une part, la répartition sur chacune des sources des segments répétés au moins une fois de longueur minimum de 7 mots, longueur qui nous a paru suffisante pour constituer une unité de sens relativement caractéristique et pour réduire le « bruit » inhérent à cette méthode (ex : « Les États baltes ne comprennent plus Moscou »); d'autre part, la répartition des hapax, mots qui n'apparaissent qu'une seule fois dans l'ensemble du corpus. Ils constituent donc un indice de richesse lexicale, à considérer toutefois avec prudence, étant entendu que la présence d'hapax est corrélée à la taille des parties. La surreprésentation d'hapax apporte donc un complément d'information à mettre en regard avec la sous-représentation de segments, et inversement entre la sous-représentation d'hapax et la surreprésentation de segments. Sur l'ensemble des deux journées, les sources apparaissant comme les plus redondantes en termes à la fois de choix de sujets et de reprise de formulations stéréotypées sont les trois portails MSN Actualités, Yahoo Actualités et Orange Actualités, ainsi que l'AFP. Ce résultat vient confirmer l'importance de l'espace occupé par ces sources et illustre leur politique de flux continu d'information, qui privilégie la réactivité plutôt que la créativité. Viennent ensuite de manière encore très significative les sites de chaines françaises de télévision, particulièrement France 2 et France 3, très proches des modèles proposés par l'AFP (TF1 et France 24 apparaissant comme moins redondantes en comparaison) ainsi que la station de radio RTL. Du côté de la diversité, traduite par une sous-représentation de segments et une surreprésentation d'hapax, les sources les plus remarquables sur les deux journées sont situées à l'étranger : il s'agit d'Afrique en ligne, Canoë (Canada) et Ria Novosti (Russie). Ce résultat peut s'expliquer par le fait que l'agenda médiatique français était dominant dans notre corpus. Viennent ensuite, parmi les sources situées en France, quatre types de médias qui se distinguent par leur production originale de titres : il s'agit, dans l'ordre, du site participatif Agoravox, du webzine d'opinion Backchich, de la version internet du magazine d'opinion Politis, d'un autre site participatif Le Post et de certains blogs. Viennent seulement ensuite les déclinaisons numériques de la presse plus traditionnelle avec Le Journal du Dimanche, Le Point, Les Échos et, dans une moindre mesure, par ordre décroissant, Libération, L'Humanité et Le Monde, qui restent dans une singularité lexicale assez affirmée. Enfin, certaines sources apparaissent au carrefour de la diversité et de ce que l'on appelle la « banalité lexicale », c'est-à-dire « un recours massif aux mots les plus fréquents » (Marchand, 2008). Cette position est flagrante pour Le Nouvel Observateur, mais c'est également le cas dans une moindre mesure pour 20 Minutes, Métro, RFI et RMC. Ces sources ne présentent pas de surreprésentation des segments répétés, ce qui témoigne d'une réelle activité de production de titres, mais ils ne présentent pas pour autant une surreprésentation d'hapax (ces derniers sont même sous-représentés pour la journée du 10 novembre), indiquant l'emploi d'un langage sinon pauvre, tout au moins très commun et employé également par les autres sources. À la lumière d'études de nature socio-économique préalables qui montrent une tendance à la recherche de productivité dans les rédactions numériques des groupes de presse (Estienne, 2007; Rebillard et al., 2007), on peut alors émettre l'hypothèse d'un tropisme de certains sites pour le journalisme « assis » (desk), via la réécriture de dépêches ou d'articles produits par des tiers, au détriment d'un travail d'élaboration de contenus originaux, passant, lui, plutôt par la voie du journalisme « debout ». Des liens peuvent alors se dessiner entre la disparité des conditions de production du contenu, l'enjeu, la nature et enfin les attentes liées à la consommation de ce contenu, qui diffèrent sensiblement selon les types de source. L'hypothèse de l'existence de ces liens entre en résonance avec la notion de « contrat de communication médiatique » avancée par Charaudeau (1997). Réactivité et exhaustivité pour l'AFP, les agrégateurs et les sites de médias audiovisuels; créativité et retraitement réflexif ou critique pour les pure-players et les indépendants (professionnels ou non), voilà les deux pôles du continuum redondance-pluralisme. En ce qui concerne les blogs, leurs spécificités langagières et communicationnelles ont déjà été explicitées et interprétées. Elles semblent liées au rôle, joué par ceux -ci, de remédiation et de retraitement subjectivé de l'information première (Serfaty, 2006). Les autres types de source se situent entre ces deux pôles dans une position intermédiaire : équilibre plus ou moins précaire entre alignement sur la concurrence et stratégies de distinction pour la presse traditionnelle, procédés de retraitement rapide et minimal de l'information pour les gratuits et certaines radios, telles peuvent être les valeurs implicitement partagées par les producteurs et les consommateurs de l'information en ligne, partage cristallisé dans cette disparité de contenus. Ces quelques remarques montrent l'intérêt d'une recherche combinant analyse de contenu des sites web et prise en compte des conditions socio-économiques de production et de consommation de l'information. Une telle perspective a déjà été amorcée au cours de la présente recherche collective, dont certains résultats ont été livrés ici. Elle sera déployée à une plus large échelle dans les années qui viennent. Ceci permettra de dépasser certaines des limites pointées au cours de cet article. Plus précisément, l'évaluation du pluralisme de l'information pourra être affinée à trois niveaux. Premièrement, la dimension comparative du niveau de pluralisme entre Internet et d'autres médias sera plus pleinement intégrée à la recherche. Au-delà d'une mise en parallèle avec des phénomènes de distribution des contenus plus anciens, une comparaison intéressante sur le plan à la fois scientifique et sociétal pourrait s'établir entre Internet et télévision, média dominant jusqu'ici. Deuxièmement, afin de cerner de façon plus précise le degré d'originalité des informations d'actualité circulant sur Internet, l'analyse de contenu dépassera le niveau lexical des titres. L'analyse sera approfondie à un niveau plus sémiologique, en considérant l'ensemble du texte d'un article. Par exemple, l'implicite de telle ou telle formulation, qui de fait échappe à une analyse lexicométrique, pourra être pris en compte. Plus généralement, le point de vue se dégageant d'un article pourra être saisi. Ceci permettra d'ajouter, à l'analyse de la variété et de la distribution des sujets d'actualité, une analyse de la disparité des traitements journalistiques d'un même sujet. Ainsi identifiés, les positionnements éditoriaux exprimés dans chacun des articles offriront une représentation plus satisfaisante des multiples dimensions que recouvre le pluralisme de l'information. En effet, si une similarité de titre apparait comme un indice tangible de redondance lexicale, la diversité éditoriale est plus difficilement déductible d'une originalité de titre, principalement du fait de la stratégie de certaines sources que nous venons d'évoquer (notamment les gratuits, mais pas seulement), dont l'activité se concentre précisément sur la reprise des dépêches d'agence (principalement l'AFP) et la reformulation (syntaxique et/ou lexicale) quasi exclusive des titres. On peut ainsi envisager à l'avenir des analyses plus poussées, portant sur le texte intégral des articles, dans lesquelles certaines hypothèses sur les spécificités des différents types de sources pourraient être testées de manière plus solide et approfondie. Troisièmement, notre mesure quantitative actuelle porte en elle une limite structurelle en s'appliquant à des échantillons restreints chacun à une journée. En effet, les résultats des calculs que nous effectuons produisent la représentation artificiellement figée d'une production de l'information dont les sujets seraient circonscrits à la journée observée. Or ces sujets sont bien évidemment l'objet d'une continuité temporelle. Cet artefact est la contrepartie de l'obtention d'une photographie du pluralisme de l'information à un jour J. Nos conclusions devront donc être éprouvées sur d'autres échantillons avec, notamment, une profondeur chronologique plus importante. Mais au-delà de ses limites, traçant les perspectives des travaux à venir, la présente recherche est déjà parvenue à une première description de l'existence conjointe du pluralisme et de la redondance de l'information sur Internet, deux phénomènes qui ne peuvent plus être considérés comme exclusifs. Elle a également esquissé une première cartographie des types de sites qui peuplent l'espace de l'actualité en ligne. Cette exploration constitue un travail à poursuivre, dont l'enjeu est scientifique (identifier des constantes linguistiques liées aux différents supports) mais aussi éminemment politique (mettre à l'épreuve l'idéal démocratique d'Internet) . | Sur Internet, la multiplicité des sources est censée garantir le pluralisme de l'information. Portant sur des milliers d'articles issus de toutes catégories de sites, l'analyse lexicométrique des titres et l'identification des sujets de l'actualité donnent à voir une réalité plus contrastée. La grande variété des sujets abordés sur la toile se traduit simutanément par une concentration sur quelques sujets majeurs, souvent traités de façon redondante jusque dans leur formulation. | linguistique_12-0063654_tei_877.xml |
termith-631-linguistique | Comment définir la relation entre sémiotique et sémantique ? Cette question reste encore sans réponse définitive. Ainsi s'exprime F. Rastier : « Semantics and semiotics have entertained dubious relationships ». Dans la présente étude, il ne s'agira pourtant pas de préparer à une rencontre : dès l'origine, les deux disciplines se dissocient peu l'une de l'autre, sauf peut-être par leur statut épistémologique respectif. La sémiotique comme la sémantique ont pour préoccupation majeure la quête du sens. Reste seulement à savoir de quel sens il est question. On ne cherchera pas non plus à ériger une hiérachisation utilitariste aboutissant à la tripartition de la sémiotique en sémantique, syntaxe et pragmatique. Si la sémiotique dépasse la sémantique, elle ne la remplace pas. Elles seraient plutôt en relation de présupposition réciproque. Mon idée est que le sémantique est dans la sémiotique et que le sémiotique est dans la sémantique. Ceci étant dit, mon article s'articulera comme suit : i) le sémantique dans la sémiotique ii) le sémiotique dans la sémantique. Avant d'entrer dans le cœur du sujet, qu'on me permette de tracer les grandes lignes épistémologiques suivant lesquelles mon travail se situera. Pour la délimitation du champ d'investigation ainsi ouvert, j'emprunterai une voie épistémologique comparative. J'éviterai ainsi de prendre un long détour historique. Pour la mise au point épistémologique, j'aimerais recourir à la triade de Peirce, reprise par Wolfang Widgen sous la forme du Postulat de Peirce : « L'unité fondamentale du signe est donnée par une triade A, B, C et les relations entre les éléments de cette triade : (A, B), (B, C) et (A, C) » (1994 : 164). Widgen nous invite ainsi à la reformulation de la triade de Peirce (ibid.) : la forme du signe (le « representamen » selon Peirce) est normalement un type de processus (de production verbale ou d'écriture) et son résultat, qui n'est stable que dans le cadre de l'écriture. la forme interne (la représentation) du signifié (l' « interprétant » selon Peirce) est normalement un processus interne, mental. Peirce admet en plus des interprétants abstraits qui sont eux -mêmes des signes — ce qui donne lieu à une itération infinie dans la position de l'interprétant. la forme externe (l'objet ou le processus qui sont externes au système cognitif). Il s'agit surtout du monde phénoménal accessible à la personne qui parle, écrit etc…, par exemple du contexte d'un locuteur, du monde dans lequel il agit, qu'il perçoit et dont il forme une représentation interne à l'aide de la mémoire et de l'imagination. Pour donner quelques éléments de réponse à la question de savoir quel est le statut ontologique d'une entité qu'on appelle « signification », Widgen se propose de mettre en examen tout d'abord les trois postulats qu'il baptise : réaliste, peircien et génétique. Le postulat réaliste précise les trois types fondamentaux de réalité correspondant au phénomène de la signification : réalité scientifique, réalité phénoménale et réalité organique de l'homme. Il ne doit pourtant pas être pris au sens empirique, voire behavioriste. Le postulat de Peirce se donne pour but de le mettre à l'épreuve, non pas à titre d'évidence empirique, mais à titre de présupposition épistémologique. En fait ce qui fait l'originalité de la démarche de Widgen consiste à montrer d'une part que la triade de Peirce ainsi présentée constitue la condition de la théorisation possible des phénomènes sémantiques et d'autre part que cette condition était partiellement remplie dans l'histoire de la sémantique. Suivant les trois pôles A, B et C, parmi lequel on choisit le centre organisateur de tel ou tel modèle, on pourrait obtenir quatre types possibles de théorisation : structuralisme (Saussure), behaviorisme, cognitivisme, et platonisme. Si l'on met l'accent sur la dyade A-B, en laissant en arrière plan C, on obtient un paradigme structuraliste, de Saussure à Greimas en passant par Hjelmslev. Si l'on considère C comme « stimulus », A comme « réaction » et B comme « boite noire », c'est le paradigme behavioriste qui se met en place, paradigme auquel appartient la tradition américaine, de C. S. Peirce à R. Carnap en passant par C. Morris. Dans le paradigme cognitiviste on choisit B comme centre organisateur d'un modèle; dans ce cas A n'est que la réalisation d'une représentation interne et C n'est qu'une conséquence externe d'une réalisation sensori-motrice dans divers actes cognitifs. Le platonisme se manifeste sous la forme d'un point de vue abstrait qui postule des structures logico-mathématiques sous-jacentes à A, B et C. Widgen vise la synthèse des hétérogènes paradigmatiques de la triade sémiotique, à partir du postulat génétique, c'est-à-dire dans le cadre d'une sémiotique morphodynamique, inaugurée par J. Petitot. Mon objectif n'est pas la constitution d'une synthèse quelconque, mais la recherche de la façon dont la sémiotique et la sémantique s'articulent l'une à l'autre dans chaque paradigme. Il va sans dire qu'il y a plusieurs écoles et programmes de sémantique et de sémiotique, lesquelles ne communiquent pas et ne s'entendent pas, résistant ainsi à une quelconque catégorisation simpliste. Il ne sera donc pas question de les classer sous quelque rubrique que ce soit, mais de les caractériser épistémologiquement à partir de la triade de Peirce. Pour ce faire il nous faudrait suivre Widgen jusqu'au point où il reformule, pour rendre compte du postulat de Thom, les éléments constitutifs du triangle de Peirce en termes de catégories épistémologiques : linguistique (A), cognitif (B) et ontologique (C) (1994 : 169). J'aimerais les présenter à ma manière comme suit : Ainsi reformulé, le triangle de Peirce ne désigne plus la structure du signe, mais celle de l'épistémologie. En fait « la structure ternaire de la signification », selon S. Auroux, « est avant tout la limite d'un champ culturel, celui de la sémiotique ». (1979 : 66). Le triangle épistémique ainsi reformulé nous permettra de pénétrer dans le tréfonds de l'entrecroisement de la sémiotique et de la sémantique. Pour commencer, je pars de l'origine. De la double origine de la nouvelle science que F. de Saussure, et Ch. S. Peirce conçoivent presque à la même époque sous une dénomination légèrement différente : sémiologie pour le premier et sémiotique pour le second; origine de la confrontation indispensable pour la création d'une science. N'est -ce pas dans un contexte discursif qu'une science naissante réclame son droit de cité sur la scène scientifique ? Il faut saisir ce moment de création discursif : la nouvelle science des signes se crée en contrastant avec une autre science également novatrice, celle de la signification. Ce que M. Bréal voulait dire au nom de la sémantique, ne serait-il pas un exemple de ce que Saussure voulait dire au nom de la sémiologie ? N'est -ce pas ce que Lady Welby voulait démontrer au nom de la « signifique », qui serait finalement ce que Peirce voulait démontrer au nom de la sémiotique ? D'après G. Mounin, « la sémiologie n'est pas la sémantique » (1972 : 8). Or cette thèse n'est vraie qu'en apparence. Elle n'empêche pas H. Aarsleff d'émettre l'hypothèse selon laquelle « Bréal's ‘ science des significations ' was an example of Saussure's ‘ sémiologie ' — a science that studies the life of signs within society » (1982 : 391). Il en serait de même du rapport entre la sémiotique de Peirce et la « signifique » que Lady Welby définit dans l ' Encyclopaedia Britannica comme science de la signification (Peirce 1978 : 19). Lady Welby espère particulièrement « qu'on finira par se rendre compte que la sémiotique de Peirce et sa signifique sont étroitement liées l'une à l'autre comme il (Peirce) suggère qu'elle devraient l' être » (Peirce 1978 : 20). Ce serait une erreur de penser pour autant que la sémiotique et la signifique sont dotées d'un statut épistémologique identique. Même si elles sont étroitement liées l'une à l'autre, ce lien ne semble pas être égalitaire mais hiéarchique. Ainsi Peirce affirme que « La Signifique semblerait, de par son nom, être cette partie de la sémiotique qui cherche à déterminer la relation qu'entretiennent les signes avec leurs interprétants » (Peirce 1978 : 50). De même, si Bréal précède Saussure, cela n'empêche pourtant pas la sémiologie de celui -ci d'englober la sémantique de celui -là. Wunderli précise : « Die semantik ist ein Teilgebiet der Semiologie, allerdings in einem anderen Sinn : sie befasst sich nicht mit einem speziellen (privilegierten) System unter den semiologischen systemen, sondern mit einem besonderen Aspekt jedes einem solchen System angehörenden Zeichens : dem inhaltlichen ». (1981 : 18). La science des significations fait partie de la science des signes dans un sens particulier : pour Saussure au sens où le signifié est un élément constitutif du signe; pour Peirce au sens où « l'action du signe » produit « les effets signifiés propres des signes » (Peirce 1978 : 130). La question se pose d'emblée de savoir quelle sémantique pourrait contribuer à l'élucidation des éléments sémantiques contenus dans des systèmes signifiants. Rappelons que si la sémiologie saussurienne met l'accent sur la relation des signes, elle porte ses fruits les plus intéressants dans le structuralisme linguistique, voire dans la sémio-linguistique greimassienne; la sémiotique peircienne, quant à elle, attire l'attention sur l ' action du signe et se développe sous l'optique du behaviorisme, reformulé par C. Morris (1955). Cela étant dit, la réponse à la question posée ci-dessus s'impose en quelque sorte : la sémantique structurale viendra en aide à la théorisation du concept de signe saussurien tandis que la pragmatique pourvoira à la théorisation du concept de sémiosis de Peirce. De toute façon l'important est que la sémiotique s'aide d ' une sémantique. Il est à noter du reste que la sémiotique de Greimas se constitue bien sous la forme d'une sémantique. Sémantique structurale, « le premier traité de sémiotique linguistique », selon J-Cl. Coquet (1982 : 15), marqua ainsi une nouvelle ère de ce qu'on appelle communément la sémiotique textuelle ou littéraire. Coquet a bien saisi les trois moments de sa constitution : « A.J. Greimas voyait dans la lexicologie cette discipline qui serait peut-être en mesure de fournir l'outil théorique et méthodologique réclamé par les sciences de l'homme; en 1966, il substituait à la lexicologie la sémantique et, à partir de 1970, la sémiotique à la sémantique » (1982 : 16). D'après lui, ce qui fait la spécificité de l' École de Paris par rapport aux autres courants de la sémiotique consiste précisément dans sa façon de définir ce qu'est la sémiotique. Il précise : « Une interview d'U. Eco portant sur son livre La structure absente commençait par cette définition : la sémiotique est la science des signes. Le Petit Robert dit de même, dans sa première édition : « Théorie générale des signes ». Pour l ' École de Paris, la définition est autre. La sémiotique a pour projet d'établir une théorie générale des systèmes de signification » (1982 : 5). L'accent est mis sur le terme de « signification ». Mais cette remarque de Coquet n'est vraie que partiellement. Par exemple, Thomas A. Sebeok, qui propose une approche biologique de la sémiotique, approche qui semble la plus éloignée des phénomènes de signification, souligne pourtant le fait que « The subject matter of semiotics, it is often credited, is the exchange of any messages whatsoever – in a word, communication. To this must at once be added that semiotics is also focally concerned with the study of signification » (1994 : 5). Si Eco définit la sémiotique comme science des signes, cette science a pour tâche de décrire tous les phénomènes de la signification. Ainsi dit-il dans son livre A Theory of Semiotics : « The aim of this book is to explore the theoretical possibility and the social function of a unified approach to every phenomenon of signification and/or communication. Such an approach should take the form of a general semiotic theory, able to explain every case of sign-function in terms of underlying systems of elements mutually correlated by one or more codes » (Eco 1979 : 3). La différence entre Greimas et Eco ne résiderait pas dans leur façon de définir la sémiotique mais dans leur façon de définir ce qu'est la signification. Greimas se propose de définir la signification à partir de la perception : « C'est en connaissance de cause que nous proposons de considérer la perception comme le lieu non linguistique où se situe l'appréhension de la signification » (1966 : 8). Il part, pour ainsi dire, de la Phénoménologie de la perception pour la description des phénomènes sémantiques. Il est à noter que cette position phénoménologique reste un dénominateur commun pour ses divers successeurs. (Coquet 1997, Petitot 1985 & 1992, Rastier 1987). Par contre, Eco fait appel à la tradition de la logique, partant, pour la description du contenu sémantique, de la dichotomie dénotation/connotation, extension/intension, etc. Par voie de conséquence, on peut observer que, alors que Greimas reste en deçà de la sémantique structurale pour la description sémantique, Eco laisse une large part à la sémantique référentielle, par exemple celle de Katz et Fodor (cf. Eco 1979 : 96-98). Issue de la sémio-linguistique de Greimas, Morphogenèse du sens (1985) de J. Petitot vise à la « naturalisation du sens », voire à la Physique du sens (1992 : XIV). Qu'entend -il par « naturalisation du sens » ? Ce serait une erreur de penser que le sens constitue une entité d'ordre naturel. Il reste toujours une entité d'ordre hautement culturel. Ce que J. Petitot entend par « naturalisation du sens », c'est que celui -ci émerge de la nature. Et cette émergence du sens est soumise aux lois de la physique. Le sens ne fait pas l'objet de la description mais l'objet de l'explication. La distinction entre nature et culture n'est qu'une distinction de niveau. Ce qui est important, c'est que le niveau inférieur (nature) détermine l'émergence du niveau supérieur (culture). C'est précisément en ce sens que Petitot affirme : « les sciences humaines seront des sciences naturelles ou ne seront pas » (ibid.). En disant cela, il tente de battre en brèche le post-structuralisme qui, à ses yeux, se montre régressif « dans une sophistique et une dialectique anti-théorique » (ibid.) et de le remettre sur la bonne route sous une perspective génétique, celle de la morphodynamique proposée par R. Thom. Cette perspective thomienne se révèle être parfaitement coextensive au connexionisme dont se réclame la sémantique cognitive. Si la sémiotique morphodynamique de Petitot ne se réfère pas à la sémantique cognitive pour l'explication physique du sens, elle ne se développe qu'en contrastant avec elle. Par voie de conséquence, Petitot quitte la sémantique structurale pour la sémantique cognitive. Ainsi reconstituée, la sémiotique cognitive, d'après P. Ouellet, a pour mission de jeter un pont entre la « perception sensorielle » et la « perception sémantique » (1994 : 141). On dirait que le sémantique reste une problématique importante, voire une forme de savoir en sémiotique cognitive. Par souci de clarté, j'aimerais établir un tableau capable de résumer clairement mon propos. Si la sémiotique se réfère explicitement ou implicitement à la sémantique déjà existante pour la description du contenu sémantique, la sémantique, de son côté, n'a pas à le faire. Cela ne nous empêche pourtant pas d'observer dans des manuels de sémantique l'existence d'une partie importante consacrée à la théorie des signes : A. Schaff (1960 : 192-257), J. Lyons (1978 : 82-100), P. Fabre (1978 : 38-45), etc. Mais mon propos ne consistera pas à confirmer cette observation en énumérant la liste des références mais à chercher sous un angle épistémologique la raison pour laquelle la théorie de la signification présuppose, sinon la théorie, du moins la structure ternaire du signe. Dans la suite, je me contenterai, au lieu d'un détour historique, de donner un aperçu épistémologique. D'après Rastier, l'univers de la sémantique, suivant la définition qu'on donne de ce qu'est la « signification », se divise en trois continents : référence, inférence et différence. La sémantique référentielle réduit la signification d'un mot ou d'une phrase à la relation entre tel mot ou telle phrase et ce à quoi « il » ou « elle » renvoie. Le mot ne signifie pas, il désigne. La signification est ainsi réduite à la référence, et la sémantique s'épuise dans l'ontologie. Dans la triade de Peirce, c'est le pôle C qui prend relief, en faisant l'économie du pôle B. Il sert de critère d'évaluation pour la détermination d'une valeur de vérité. La relation sémiotique qui s'établit entre A et C s'explique là en termes purement et simplement symboliques. Il n'existe pas de signes mais seulement des symboles qui ne suivent que des règles syntaxiques. Par voie de conséquence, la sémantique perd son autonomie vis-à-vis de la syntaxe donnant des règles aux symboles. Un des enjeux principaux de la sémantique cognitive, d'après Petitot, consiste à démontrer qu' « il existe (pourtant) des contraintes sémantiques conditionnant la syntaxe » (1989 : 77). La sémantique inférentielle définit la signification comme intention d'un sujet parlant. Pour savoir ce que signifie tel ou tel mot ou telle ou telle phrase, il faut savoir ce que le sujet parlant entend par là. Le sens est ainsi chargé d'un contenu intentionnel. Pour déduire celui -ci à partir des expressions données, on recourt, comme c'était le cas de la sémantique de référence, à des calculs logiques. Un des enjeux les plus intéressants dans l'histoire de la sémantique du XX e siècle consiste pourtant à intégrer la logique extensionnelle (référence) dans la logique intensionnelle. Disons que la pragmatique complèterait la sémantique. Dans la structure ternaire du signe, c'est donc le pôle B qui joue un rôle intégrant. La valeur de vérité ne s'explique plus en termes extensionnels mais en termes intensionnels. La problématique de la vérité reste pourtant en vigueur. Par voie de conséquence, la sémantique de référence n'est pas disparue et n'est pas non plus réduite, mais soumise ou intégrée à la sémantique inférentielle. Et en ce sens on pourrait dire qu'elles demeurent toutes les deux en deçà de la catégorie ontologique. Mais il y a un autre type de sémantique. Issue du structuralisme européen, la sémantique de différence se propose de fonder la signification, ni sur la référence, ni sur l'intention, mais sur la perception. « La perception sémantique », selon Rastier, saisit un écart différentiel entre des unités linguistiques (1991 : 205). C'est précisément cet écart différentiel qui décide la signification de tel ou tel mot. Rastier précise : « le sens linguistique n'est pas (ou pas seulement) constitué par la référence à des choses, ou par l ' inférence entre concepts, mais aussi et d'abord par la différence entre des unités linguistiques » (1991 : 101). Bref, la signification provient de la différence. Si l'on se réfère à la triade de Peirce, c'est le pôle A qui est mis en relief dans la mesure où la perception sémantique ne porte que sur des unités linguistiques. Là, le pôle C est laissé en arrière plan. Dans la sémantique de différence ainsi caractérisée, la relation sémiotique entre A et B s'explique en termes soit génératifs (Greimas 1966), soit interprétatifs (Rastier 1987). La sémantique ne dépend pas d'une compétence syntaxique mais de la sémiosis, « compétence sémiotique » selon Rastier. L'autonomie de la sémantique par rapport à la syntaxe reste donc intacte. Si la sémantique de différence peut être qualifiée de formelle, c'est parce qu'elle ne tient compte de l'objet que sémiotiquement constitué. On dirait que le sémiotique constitue l'horizon épistémologique sur le fond duquel se détache toute forme de connaissance sémantique. Rastier (1991) se demande dans lequel, parmi les trois continents ainsi identifiés, s'installe une nouvelle approche de la sémantique, à savoir, la sémantique cognitive. Il me semble qu'il compte sur le continent de la différence pour la réunification d'un empire du sens. La sémantique cognitive replace le concept de signe qui a disparu dans la grammaire générative de Chomsky, au centre de sa préoccupation, en renouant ainsi avec « the spirit of classic Saussurean diagram » (Langacker 1987 : 11). La relation du signe ne sert pas simplement d'horizon épistémologique mais de terme métathéorique à la structuration d'une grammaire. La grammaire cognitive, d'après Langacker, ne connaît que trois composantes : sémantique, phonologique et symbolique (1994 : 70). Ce serait une erreur de penser que cette dernière pourrait être comprise en termes syntaxiques, comme c'était précisément le cas de Chomsky. Langacker se propose de la considérer comme opération de symbolisation « where a correspondence is established between a semantic structure and a phonological structure » (1987 : 73-74). Cette opération de symbolisation, autrement dit, la mise en relation sémiotique entre signifiant et signifié n'est pourtant pas arbitraire comme chez Saussure mais cognitivement motivée. On pourrait dire avec S. Badir que la grammaire cognitive ainsi programmée prend pour objet d'étude la « structure profonde de la pensée ». C'est donc le pôle B qui, dans la triade de Peirce, joue un rôle organisateur; les pôles A et C ne sont que la réalisation, soit linguistique, soit motrice d'un schème interne, cognitif. Par souci de clarté, j'aimerais résumer mon propos sous la forme du tableau qui suit : D'après G. Mounin, la sémiologie n'est pas la sémantique. La raison en est claire : alors que celle -ci se circonscrit à des significations linguistiques, celle -là étend son objet d'étude, au-delà des signification linguistiques, jusqu' à des phénomènes significatifs non linguistiques. Dans un autre sens, Rastier caractérise leur difference : « Semiotics (insofar as it is limited to signs) has produced theories of signification only, whereas semantics (when it treats texts, that is) is bound to produce theories of meaning ». Je pense que la relation entre sémiotique et sémantique est plus complexe et plus profonde qu'on ne le croit en général. Dans la présente étude j'ai essayé de démontrer que la sémiotique et la sémantique s'emboîtent l'une dans l'autre historiquement et épistémologiquement. Pour ce faire je suis parti de l'hypothèse selon laquelle le sémantique est dans la sémiotique et que le sémiotique est dans la sémantique. J'ai tenté, en m'appuyant sur la triade de Peirce, reformulée par Widgen, de mettre à l'épreuve cette double hypothèse. En guise de conclusion, on peut observer d'une part que la sémiotique, pour la description du contenu sémantique, en appelle à une théorie de la signification et d'autre part que la sémantique, suivant la définition qu'elle donne de la signification, présuppose une différente forme de structure du signe. De quelque manière qu'on considère le signifié, soit comme une partie constitutive du signe (Saussure), soit comme un effet de l'action du signe (Peirce), la sémiotique, comme science des signes, ne pourra s'en passer, c'est-à-dire qu'elle s'aidera d'une sémantique pour en donner une description théorique. La sémantique, de son côté, doit s'interroger sur la question de savoir quel est le statut ontologique, épistémologique et méthodologique de ce qu'on appelle signification. Pour formuler une réponse à cette question, elle est tenue de présupposer inévitablement une structure du signe. Bref, si la sémiotique fait valoir une théorie de la signification pour la description sémantique, la sémantique présuppose une structure du signe pour la théorisation du sens . | Commment définir la relation entre sémiotique et sémantique ? On dit que, alors que la sémantique concerne la signification linguistique, la sémiotique étend son objet d'étude jusqu'à des phénomènes significatifs non linguistiques. Cette position simpliste nous empêche de nous confronter à la complexité de la question. La relation entre sémiotique et sémantique, à mes yeux, est plus complexe et plus profonde qu'on ne le croit en général. Pour donner quelques éléments de réponse à cette question, je suis parti de l'hypothèse suivante : le sémantique est dans la sémiotique et le sémiotique est dans la sémantique. Et j'en dégage la conclusion suivante : - si le signifié est un élément constitutif du signe et que la sémiotique se définit comme science des signes, cette science a besoin d'une théorie sémantique pour la description sémantique. - Comme science de la signification, la sémantique doit s'interroger sur le statut épistémologique, ontologique et méthodologique de ce qu'on appelle signification. Pour formuler une réponse à cette question incontournable, elle est tenue de présupposer une structure du signe. | linguistique_524-04-10160_tei_833.xml |
termith-632-linguistique | Cet article est une introduction à la Grammaire de Construction (notée GC dans la suite) développée par Charles. J. Fillmore et Paul Kay (Fillmore (1985), Fillmore, Kay & O'Connor (1988), Kay (1994), Kay & Fillmore (1999)). Cette approche s'inscrit dans un courant général qui attribue un rôle central à la notion de construction grammaticale (Lakoff (1987), Zwicky (1987), Langacker (1987), Fried (à paraître), Goldberg (1995), Lambrecht (1995, 2001), etc.). Les exemples présentés en anglais sont extraits des notes de cours de Fillmore et Kay (1993). Les principaux objectifs de la GC sont, d'une part, de décrire complètement une langue, avec un formalisme qui permet de prendre en compte en même temps syntaxe, phonologie, morphologie, sémantique et pragmatique, et, d'autre part, de considérer que les expressions idiomatiques, expressions figées, etc., ne sont pas à la périphérie de la langue mais en font partie au même titre que les constructions « normales ». Les éléments de la grammaire sont des constructions; une construction est une entité théorique, unpatron, qui sert à générer, ou construire, les éléments de la langue, comme les mots, les syntagmes, les phrases; ces éléments sont des constructions entièrement spécifiées, appelées constructs. Un mot est considéré comme une construction particulière : une construction lexicale. La grammaire est un ensemble de constructions hiérarchisées (y compris les mots) qui peuvent être unifiées pour créer l'ensemble des phrases acceptables d'une langue mais qui ne génèrent aucune phrase non acceptable. En ce sens, c'est une grammaire générative. Les constructions ne sont pas synonymes, une différence dans des formes syntaxiques implique presque toujours une différence sémantique ou pragmatique. Une construction peut spécifier une sémantique qui est distincte de la somme prédictible des sens lexicaux de ses composants. Ainsi un sens de Qu'est -ce que fait cette mouche dans ma soupe ? n'est pas de savoir si cette mouche nage ou pas, mais plutôt l'expression d'une incongruité, car ma soupe n'est pas un endroit naturel pour une mouche. C'est une grammaire non transformationnelle : une forme passive, par exemple, a le même statut dans la grammaire que la forme active, elle n'en n'est pas dérivée. La GC est une grammaire basée sur le mécanisme d'unification comme les grammaires LFG (Bresnan (1982)) et HPSG (Pollard & Sag (1994)). La GC reprend de nombreux termes utilisés dans d'autres cadres théoriques, avec parfois une définition différente. La phrase (S ou Sentence) est structurée en constituants syntagmatiques, dont les principaux sont le syntagme nominal (NP ou Noun Phrase), verbal (VP ou Verb Phrase), prépositionnel (PP ou Prepositional Phrase). Un des constituants, ou une unité lexicale, joue un rôle central : la tête; la tête d'un syntagme verbal est le verbe, comme likes dans likes shoes, la tête d'un syntagme nominal est le nom comme Marie dans Marie, dog dans the dog. Les constructions étudiées jusqu'ici sont des constructions qui ont une tête, les constructions sans tête (comme Paul et Marie) ne sont pas encore prises en compte dans les travaux. L'information concernant les éléments linguistiques est représentée de façon uniforme par des structures de traits qui ont la forme de matrices d'attribut-valeur appelées AVM (Attribute-Value Matrix). Les constructs et les constructions sont représentées par des boites qui contiennent leurs constituants, qui eux -mêmes contiennent leurs AVMs. Les constructions sont nommées. Cette représentation correspond à une représentation arborescente; dans l'exemple suivant, la construction S est décrite sous forme arborescente dans les figures 1a et 2a, et sous forme de boites dans les figures 1b et 2b. AVM1 est la structure de traits qui caractérise la phrase S, AVM2 caractérise le syntagme nominal NP, et AVM3 le syntagme verbal VP. Les représentations 1a et 1b sont équivalentes, de même que 2a et 2b. Les traits AVM1 décrivent le rôle que joue la construction dans le reste de la grammaire (ses propriétés externes). Ainsi l'interprétation d'incongruité de la construction What's X doing Y ? (Qu'est -ce que X fait Y ?) sera exprimée dans les traits sémantiques de cette partie externe(Kay & Fillmore (1999)). Par simplification, les crochets sont souvent omis. Les traits AVM2 et AVM3 décrivent les différents constituants qui participent à la construction (ses propriétés internes). La valeur d'un trait peut être atomique comme [genre féminin] (le genre est féminin), mais peut aussi être une liste de traits avec leurs propres valeurs. Une valeur non spécifiée est une variable, représentée par []. Une version très simplifiée de la construction de détermination (Determination Construction) est présentée figure 3, le construct the dog, figure 4. Il y a quatre classes de traits : le trait role, les traits synsem, les traits val et les traits phon. Il représente le rôle syntaxique que joue un constituant dans le syntagme. Les valeurs possibles sont head (tête), comp (complément) noté filler dans les travaux les plus récents, mod (modifieur), spec (spécifieur), etc. Ainsi, dans likes shoes, la tête est likes, le filler est shoes, le filler est she dans she sings, dans warm milk la tête est milk, le modifieurest warm, et dans this person, le spécifieur est this. Ces traits sont de deux types : les traits intrinsèques qui caractérisent les propriétés d'un constituant, « ce qu'il est », et les traits apparentés ou relationnels qui décrivent « ce que fait un constituant » dans un contexte donné. Ils sont divisés en traits syntaxiques et traits sémantiques. Les traits syntaxiques (syn) sont, d'une part, des traits de tête (head) qui caractérisent les têtes et les syntagmes dont ils font partie et, d'autre part, des traits de niveau (level) qui permettent de distinguer différents niveaux de structure. Les traits de tête sont partagés par un syntagme et sa fille tête (la fille qui porte la notation « role head »); cette contrainte est le « principe des traits de tête ». Il y a deux principaux traits de tête : le trait cat de catégorie syntaxique (de valeur v pour verb ou verbal, n pour noun ou nominal, a pour adjective ou adjectival, etc.) et le trait lexh qui est la valeur de la tête lexicale (dog pour the dog). Parmi les traits de niveau, citons le trait lex (lexicalité) qui est égal à « + » si le constituant est un mot, et « – » sinon, et le trait max (maximalité) qui indique si le constituant est l'argument d'un prédicat ou le constituant principal d'un syntagme (valeur +) ou non (valeur –). Ainsi, pour la phrase Un oiseau chante, chante est [lex +, max + ], oiseau est [lex +, max –] et un oiseau est [lex –, max + ]. La figure 5 montre la représentation des traits syntaxiques syn sous forme d'AVM. Quand il n'y a pas ambiguïté, on peut supprimer une partie du, ou tout le chemin gauche de l'expression. Ainsi, la valeur v du trait cat peut être écrite avec son chemin entier synsem [intrinsèques [syn [head[ cat v] ]] ], ou par tout autre chemin plus court comme head[ cat v ], syn [cat v] ou cat v. Les traits intrinsèques sémantiques (sem) décrivent soit des propriétés sémantiques simples comme animé/inanimé, le genre, le nombre, le temps du verbe, etc., soit des propriétés sémantiques complexes représentées par des « frames » sémantiques (ou scènes). Un « frame » est une unité conceptuelle unique, qui décrit ce qu'un locuteur veut transmettre et ce que l'interlocuteur comprend. Les participants du frame sont ordonnés et notés part1, part2, etc.dans l'ordre où ils interviennent dans le frame. Ainsi, dans le frame de communication (qui décrit le verbe téléphoner par exemple), il y a deux participants : celui qui téléphone (part1) et celui à qui on téléphone (part2). On trouvera une étude détaillée de frames sémantiques dans le projet Framenet (Baker, Fillmore & Lowe (1998)). Dans les travaux plus récents, les participants sont aussi notés args (arguments) avec une liste ordonnée de leurs propriétés. Les traits relationnels (rel) décrivent la fonction (ou rôle) d'un constituant relativement aux besoins combinatoires d'une autre partie du syntagme. Ils sont divisés, d'une part, en traits grammaticaux de fonction notés gf, dont la valeur peut être subject ou subj (sujet), object ou obj (object), complement ou comp (complément), défini comme ce qui n'est ni sujet ni objet, et oblique qui est un type particulier de complément (qui n'est pas un prédicat), et, d'autre part, en traits de rôle thématique q ou thêta, de valeur agent (notée aussi agt), patient, theme (thème), instrument, source, goal (but), content (contenu), etc. La tête lexicale d'un syntagme « sous-catégorise » un certain nombre de « compléments », qui sont les arguments du verbe dans le cas du syntagme verbal. En effet, Fillmore et Kay, se référant à Lucien Tesnière (1959), pour qui le sujet et le complément sont symétriques par rapport au verbe, considèrent que le verbe sous‑catégorise le sujet comme il le fait d'un complément. Le trait val a pour valeur un ensemble de structures de traits, qui décrivent les caractéristiques syntaxiques et sémantiques des constituants (donc des traits synsem) : val {[],[ ],[] }, avec autant de traits de valence que d'arguments. Pour chaque élément de valence, des règles d'appariement (linking rules) font le lien entre son rôle sémantique, sa valeur syntaxique et sa fonction grammaticale (Kay & Fillmore (1999)). Si on exprime les relations entre les différents éléments d'une construction en termes de relation prédicat-argument, on peut dire que la structure de traits rel est utilisée pour indiquer la relation de chaque argument à son prédicat, alors que la structure de traits val indique la relation de chaque prédicat à son (ou ses) argument(s). Ainsi dans Paul offre un cadeau à Marie, il y a trois éléments de valence : Paul, cadeau et Marie. Les traits relationnels grammaticaux (gf) ont, respectivement, la valeur subj (sujet) pour Paul, obj (objet) pour cadeau et oblique pour Marie. Ils décrivent la phonologie qui correspond au mot, au syntagme, à la phrase. Différentes représentations sont utilisées, comme le lexème ou la notation phonétique. Jusqu' à présent, ils ont été peu développés dans les travaux. De nombreux symboles sont utilisés dans le formalisme. Ainsi la négation « ¬ » peut être associée à la valeur d'un trait, comme dans [gf ¬subject] qui s'interprète « la fonction grammaticale ne doit pas être sujet », la virgule «, » sépare les éléments d'une liste, par exemple les éléments de valence val{[ ], [], [] }, des constituants ou des traits. Ainsi les traits de niveau peuvent s'écrire level [max +, lex + ]. Un signe « + » à droite d'un constituant indique qu'il peut être itéré une ou plusieurs fois. Dans l'exemple ci-dessous, le syntagme verbal VP est constitué d'une fille gauche tête (le verbe) suivie d'un ou plusieurs constituants, ce qui autorise des syntagmes comme mange une pomme ou donne un cadeau à Marie. Le mécanisme de base de la GC est l'unification. Unifier deux éléments consiste à combiner l'information qu'ils contiennent afin d'obtenir un nouvel élément qui inclut toute l'information qu'ils portent à eux deux. Pour que cette combinaison soit possible, les éléments ne doivent pas contenir des informations incompatibles. Ce mécanisme permet de reconnaître et générer les phrases acceptables d'une langue, et ainsi d'éviter des associations agrammaticales du type la cadeau ou des constructions non autorisées comme Paul donne Marie un cadeau. Dans l'exemple de la figure 6, les descriptions A et B s'unifient car les mêmes traits ont soit les mêmes valeurs (theta agt), soit une valeur (n) et la variable [] qui s'unifie avec toute valeur. Le résultat de l'unification est C. Dans l'exemple de la figure 7, l'unification « échoue » car les éléments contiennent des valeurs incompatibles : en effet, la catégorie de A ' est n, alors que celle de B ' est v, on ne peut donc pas unifier. On trouvera une définition plus complète de l'unification dans Shieber (1986) ou dans Abeillé (1993). La contrainte que deux valeurs doivent être unifiées est symbolisée par deux fois le signe #, auquel on assigne un même numéro. Dans l'exemple ci-dessous, #1 indique que la valeur du trait num (le nombre) de la construction, contenu dans sa sémantique externe, est (doit être) le même que celle de sa fille droite. C'est le cas pour The men (Les hommes) qui est au pluriel, comme men (hommes). Les syntagmes étudiés jusqu' à présent dans les GC sont ceux qui ont un constituant tête, auxquels s'applique le principe des traits de tête (les traits syntaxiques de la tête du syntagme s'unifient avec ceux de sa fille tête). Certaines constructions, comme les VP et les PP, commencent par ce constituant tête, alors que d'autres ont un premier constituant qui a le rôle filler, comme dans la construction Sujet‑Prédicat (cf. §4.1.). On voit que l'on peut ainsi mettre en évidence des propriétés communes à plusieurs constructions; ces propriétés sont regroupées dans une construction plus générale et sont transmises à d'autres constructions par un mécanisme d‘héritage. Ainsi, si une construction C hérite de A et B, elle possède tous les traits de A et B, plus ses propres traits. L'héritage est représenté soit dans un graphe, par un trait qui descend de la construction la plus générale vers la plus particulière, soit dans la partie externe d'une boite avec le mot Inherit. Dans l'exemple de la figure 8, la construction C hérite de A et B, la construction D hérite de C (donc aussi de A et B). L'ensemble de la grammaire est un réseau hiérarchisé de constructions, dont la figure 9 est un extrait simplifié. Le syntagme verbal VP peut alors s'écrire comme ci-dessus, mais également comme dans la figure 10, après avoir appliqué l'héritage « Inherit Head-Phrase » à la construction Head-Comp, puis l'héritage « Inherit Head-Comp » au syntagme verbal. Comment représenter Jim squirmed (Jim se tortillait), à partir de (par unification avec) la construction S-P, et des constructs Jim et squirmed ? La construction Sujet-Prédicat contient exactement deux filles; la tête (VP) est la deuxième fille, la première a la valeur « filler » pour le trait role. En haut à gauche sont définies les propriétés externes de la construction phrastique : on a les deux types de traits synsem (ss), les traits syntaxiques (syn) et les traits sémantiques (sem). Les traits syntaxiques spécifient la tête (head) et les traits de niveau (level). Le fait que les traits de tête soient partagés par un syntagme et sa fille tête est représenté par head #3. Ainsi, par unification avec la fille tête, la valeur syntaxique externe de la phrase est de type constituant verbal cat v. Le trait de maximalité est [max +] car le VP est la tête de la phrase, le verbe est la tête du VP, donc la phrase est une projection du verbe. Le trait srs (subject requirement satisfied) note si l'exigence de sujet interne au constituant est satisfaite (+) ou non (-). Dans un VP, le sujet est extérieur au VP, donc l'exigence de sujet interne n'est pas satisfaite [srs - ], alors que dans une construction S-P, l'exigence de sujet interne est satisfaite [srs + ]. La construction mère a deux boites filles qui apparaissent sous ses propriétés externes. Le constituant droit est la fille tête, le VP. Il a pour tête le verbe (cat v), et un élément de valence, dont la fonction grammaticale est d' être sujet. Les traits sémantiques sem sont unifiés via #1 avec les traits sem de la fille tête, ce qui exprime que la sémantique de la phrase construite est la même que la sémantique du verbe lexical. La fille gauche, le filler, correspond au premier (et seul) élément de valence. Le construct Jim a une tête nominale (cat n). Ses traits de niveaux sont [max +] car un nom propre peut être argument d'un prédicat, et [lex +] car c'est un mot. Sa sémantique est décrite par le frame sémantique JIM. La forme phonétique du mot n'est pas détaillée, le trait phon a pour valeur Jim. La tête du construct squirmed est verbale (cat v). La valeur de la maximalité est une variable ([ ]) car on considère qu'elle peut être égale à + (si squirm est un verbe lexical) ou égale à – (si squirm est un VP). Les traits sem indiquent que ce verbe est décrit par le frame sémantique SQUIRM, qui a un participant, et que ce participant a la même sémantique que celle du premier élément de valence (unification par #1); le temps du verbe est également un trait sem (tense past). La description de valence indique que ce verbe a un argument, donc un seul élément de valence, qui est un sujet agentif. La forme phonétique du mot n'est pas détaillée, le trait phon a pour valeur squirmed. Le résultat de l'unification de la construction S-P avec les constructs Jim et squirmed est la construction Jim squirmed décrite figure 14. Pour unifier, il faut d'abord vérifier que toutes les unifications sont possibles sans conflit, puis que la structure est bien un construct, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de valeurs non spécifiées. On unifie en premier l'item lexical squirmed (figure 13)avec la fille droite (le VP) de la construction S-P (figure 11). Cette unification est possible pour les traits synsem car les traits communs ont soit la même valeur (head [cat v]), soit la valeur variable level [max [] de squirmed qui peut s'unifier avec level [max +] du VP. On peut également unifier le trait de valence rel de fonction grammaticale qui a la même valeur [gf subj ]. Les traits qui n'apparaissent que dans le construct squirmed ou dans la construction S-P sont conservés. Ainsi, la phrase Jim squirmed a pour traits de niveau [max +] et [srs + ]. Puis, avec le même mécanisme, on unifie Jim (figure 12) avec la fille gauche de la construction (figure 11). Enfin, on peut appliquer les unifications à l'intérieur de la construction. Les traits de la fille gauche, Jim, s'unifient, via #2 dans S-P, avec l'élément de valence de la fille droite, c'est-à-dire le sujet syntaxique du VP. Le trait rel, qui contient la fonction grammaticale (subj) et le rôle thématique (agt) du sujet peut donc être recopié dans le constituant gauche Jim. On peut alors remplacer la description de l'élément de valence du VP par unification avec la fille gauche, que l'on a renommée #3 (ce qui est important, ce ne sont pas les numéros mais les identités). Par cette unification, la représentation de l'AVM indexée par #3 dans la valeur de valence acquiert donc l'information associée au construct Jim. La sémantique associée à la phrase Jim squirmed, indexée par #1, indique que le tortillement (« squirming ») et l'identification de celui qui se tortille (Jim) sont associés avec le sens de la phrase entière aussi bien qu' à celui du VP. Depuis la fin des années 80, dans différents cadres théoriques, de nombreux travaux accordent une place centrale aux constructions grammaticales pour l'analyse syntaxique et sémantique. C'est le cas, par exemple, de la grammaire HPSG dont le formalisme est très proche de la Grammaire de Construction, ces deux théories ayant eu beaucoup d'emprunts réciproques. À partir d'un ensemble potentiellement infini de constructions, la Grammaire de Construction permet de dégager des régularités représentées dans des constructions plus générales; elle offre ainsi aux grammairiens un formalisme puissant d'abstraction . | L'A. s'intéresse dans cet aticle à la Grammaire de Construction (GC), développée par C. J. Fillmore, P. Kay et O'Connor à travers différents ouvrages, dont les principaux objectifs sont de décrire une langue dans son intégralité avec un seul formalisme, et de considérer que les expressions idiomatiques ne sont pas à la périphérie de la langue. Après une brève description du cadre théorique de la GC, l'A. analyse plus particulièrement l'élaboration et le mécanisme du formalisme en question, qu'il illustre par la suite par des exemples tirés de l'anglais. Il en conclut que la GC offre un formalisme puissant d'abstraction. | linguistique_524-06-10854_tei_626.xml |
termith-633-linguistique | Le conflit israélo-palestinien rejaillit, peut-être plus que nulle autre guerre, dans le domaine du langage. Selon les termes employés – Judée-Samarie ou Cisjordanie, implantations ou colonies, Arabes israéliens ou Palestiniens d'Israël, barrière de sécurité ou mur de séparation, etc. –, un locuteur risque de se voir accuser d'utiliser une rhétorique partisane. Les plus fervents opposants à Israël refusent même de prononcer le nom de cet État, préférant le qualifier d' « entité sioniste ». Le terme sionisme est de ceux qui suscitent des discordes. Ce terme, apparu pour la première fois en 1890 sous la plume de Nathan Birnbaum, désigne un mouvement politique qui, dès la fin du 19 e siècle, prône le regroupement du peuple juif sur la terre d'Israël ou, pour reprendre la terminologie sioniste, le « retour à Sion ». Cette définition demeure toutefois insuffisante. Elle élude notamment la question des divergences de vues existant au sein de la mouvance sioniste avant la naissance de l' État d'Israël et celle du devenir du sionisme après la création de cet État en 1948. Walter Laqueur note dans son Histoire du sionisme : « Selon une encyclopédie récente, le sionisme serait un mouvement politique mondial qui aurait été lancé par Théodore Herzl en 1897. Il serait tout aussi juste de dire que le socialisme fut fondé par Karl Marx en 1848. Il est manifestement difficile de rendre justice en une phrase aux créateurs de tout mouvement de quelque importance. » (Laqueur, 1973, p. 55) De fait, des livres entiers ont été consacrés à la définition du sionisme. En 2007, par exemple, l'universitaire Denis Charbit a publié un ouvrage ayant pour titre Qu'est -ce que le sionisme ? Pour tenter de répondre à cette question, il analyse, entre autres, les textes fondateurs du mouvement sioniste à l'instar de Rome et Jérusalem de Moses Hess (1981), Autoémancipation de Léon Pinsker (2006) et bien sûr L' État juif de Théodore Herzl. Le but du présent article n'est pas de revenir en détail sur ces considérations qui relèvent davantage de l'histoire de la pensée politique. Il ne s'agit pas non plus de chercher à dégager une définition consensuelle du sionisme. L'objectif recherché consiste à montrer que le terme sionisme et ses dérivés – sioniste, antisionisme, post-sionisme, etc. – sont, en France, sources de tensions entre militants pro-israéliens et pro-palestiniens car ces deux sphères militantes en ont des interprétations bien différentes. Pour ce faire, le sionisme sera tout d'abord présenté à travers un prisme pro-israélien en insistant sur le fait que la question de l'émigration vers Israël – l ' alyah – continue à diviser. Un changement d'optique sera ensuite effectué en se plaçant du point de vue des militants pro-palestiniens pour qui le sionisme est connoté négativement et synonyme de colonialisme ou encore de racisme. Enfin, la question de l'antisionisme sera évoquée en montrant que ce terme nourrit lui aussi la discorde. Avant 1948, être « sioniste » signifiait simplement être favorable à la constitution d'un État juif ayant si possible Jérusalem pour capitale. Cette question divisait jusqu'au sein de la communauté juive de France, comme en attestent les débats qui eurent lieu en 1943-1944 lorsqu'il fut question d'insérer une « clause sioniste » dans la première charte du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif). Depuis la création de l' État hébreu, la définition du terme sioniste fluctue davantage mais a toujours, du côté pro-israélien, une connotation positive. Certains se disent « sionistes » dans la mesure où ils sont pour le droit à l'existence d'Israël en tant qu' État juif. Dans un ouvrage collectif publié par l'Union des étudiants juifs de France (UEJF) et intitulé Le sionisme expliqué à nos potes, Paul Bernard, secrétaire national de l'association, explique ainsi : Être sioniste, cela veut dire simplement être favorable à l'existence d'un État juif sur une partie de la Palestine mandataire : rien de moins mais rien de plus. Combien sont-ils, ceux qui sont sionistes sans le savoir, qui sont sincèrement convaincus de la légitimité de l' État d'Israël, mais qui se sentiraient outragés si on leur révélait quel adjectif sert à désigner cette conviction ? (Bernard, 2003, p. 167) Dans le même ouvrage, Patrick Klugman, alors président de l'UEJF, tient peu ou prou le même discours en affirmant : Je suis sioniste. Je veux dire par là que je suis favorable à l'existence et au maintien de l' État juif institué dans la Palestine historique appelé « État d'Israël ». Accepter la création d'un État juif, c'est d'abord reconnaître l'existence d'un peuple juif. (Klugman, 2003, p. 243) Cette acception basse du terme sioniste n'induit pas d'appartenance religieuse particulière, la défense de l'existence de l' État d'Israël ne se limitant pas à la communauté juive. L'Association France-Israëlen est l'illustration. Son ancien président, Michel Darmon, insiste sur la dimension non confessionnelle de cette organisation : France-Israël n'est pas une association de la communauté juive. C'est l'association des Français amis d'Israël, quelle que soit leur tendance politique ou leur confession. C'est très important. Je suis le premier président qui soit juif depuis 1926, date de naissance de l'association. Gilles-William Goldnadel, successeur de Michel Darmon à la présidence de France-Israël, met lui aussi en avant la présence de nombreux non-juifs dans cette organisation, que ce soit dans les instances dirigeantes ou au niveau des membres de base. L'acception basse du terme sioniste n'est toutefois pas suffisante pour tous. Pour certains juifs français, être sioniste doit se traduire dans les faits par la « montée » vers Israël, l ' alyah, et par l'acquisition de la citoyenneté israélienne en vertu de la « loi du retour ». Plusieurs mouvements de jeunesse sionistes encouragent ouvertement l'immigration vers Israël. C'est le cas du Bétar, groupe se réclamant de la pensée de Vladimir Jabotinsky et proche du Likoud, principal parti de la droite israélienne. Un des responsables de ce groupe en France, Yaacov X, présente clairement l ' alyah comme un de ses objectifs essentiels : Le but du mouvement est de faire partir les gens. À l'époque d'Arnaud [un ancien dirigeant ], pratiquement toute la structure qu'il avait créée [est] partie. C'est quand même un peu moins d'une centaine qui sont montés en Israël. […] Il y a vingt ans en France, lorsqu'on essayait de prôner l ' alyah, lorsque je demandais à des jeunes, spontanément, “Qui compte faire son alyah ? ”, il y avait deux hurluberlus qui levaient la main. Sur cent personnes, la majorité disait : “On est sioniste, mais il ne faut quand même pas pousser.” Mais aujourd'hui, j'ai posé la question à quelques jeunes que j'avais et toutes les mains se sont levées. J'étais vraiment épaté. Yaacov X a d'ailleurs lui -même fait son alyah. À la fin des années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix, il vivait en France et participait déjà aux activités du Bétar. Puis il a décidé de franchir le pas et de partir s'installer en Israël avant de revenir en France pour s'occuper de ce mouvement de jeunesse. Le Bétar promeut l ' alyah en organisant pour ses membres des voyages en Israël. Ces voyages sont courts et permettent aux jeunes de découvrir ce pays pendant leurs vacances. D'autres mouvements de jeunesse – comme le Bné Akiva, un groupe qui se définit comme sioniste et religieux – mettent en place des programmes plus longs pour favoriser l ' alyah, connus sous le nom de archara. La archara permet à des jeunes qui ont pris la décision de s'installer en Israël de s'intégrer plus facilement. Voici comment le Bné Akiva présente ce programme : De nos jours, nous, jeunes juifs français, avons l'avantage de nous voir proposer une large gamme de programmes pour parfaire notre intégration en Israël; car arrivé en Terre Sainte, cela constitue un objectif essentiel. Bourrés de rêves, de projets et d'idéaux, nous voulons faire partie intégrante de cette terre si longtemps désirée ! Dès lors, une question évidente se pose à nous : quel est le programme idéal qui donnera un coup de pouce à mon intégration ? Ce programme [la Archara] nous accompagne durant une année entière : il nous donne l'opportunité d'explorer Israël sous tous ses angles. Environ trois cents jeunes par an participeraient à des projets de ce type. Un dirigeant du Bné Akiva, Raphaël Zaouch, explique : « Voilà près de 2000 ans que le peuple juif prie pour retourner en Israël. Voici maintenant 60 ans qu'a vu le jour l' État d'Israël et le retour du peuple juif sur sa terre. Je souhaite que nous puissions continuer ensemble cette ascension vers la Terre Sainte. » Entre 1 500 et 3 000 juifs de France effectuent leur alyah chaque année. En 2007, les olim hadashim – expression employée en hébreu pour désigner les personnes ayant fait leur alyah récemment – provenant de France étaient 2 659, ce qui les situait en quatrième position derrière les pays de l'ex-URSS (6 445 personnes), l' Éthiopie (3 607) et les États-Unis (2 957). Certaines personnes ne voient pas d'un très bon œil les juifs de diaspora qui se disent sionistes mais refusent de franchir le pas de l ' alyah. Ces derniers sont parfois qualifiés de « sionistes de salon » ou de « théoriciens ». Théo Klein – ancien président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) qui a lui -même la double nationalité française et israélienne – explique par exemple : « Un vrai sioniste, c'est quelqu'un qui est assis face au mont Sion, à Jérusalem. Les autres sont des théoriciens. » Parmi les juifs de France qui n'ont pas souhaité faire leur alyah se trouve Emmanuel Weintraub, ancien vice-président du Crif. Pour lui, le fait d' être sioniste s'est notamment traduit par l'apprentissage de l'hébreu. Il raconte une anecdote à ce sujet : Je sais l'hébreu, je le pratique et j'ai parfois des réactions étranges des Israéliens. C'est une chose qui leur paraît un peu suspecte. Par exemple, en Israël, quand il m'arrive à l'entrée ou à la sortie [du pays] de dire quelques mots à l'agent de sécurité, ce n'est pas une bonne idée parce que j'ai un passeport français et alors il me dit : “Où est votre passeport israélien ? ”. Je dis : “Je n'en ai pas ”. Puis il me dit : “Alors, pourquoi tu parles hébreu ? ”. Il faut alors faire un grand discours sioniste pour expliquer pourquoi on parle hébreu. Un autre dirigeant de la communauté juive de France, Joël Mergui, président du Consistoire central, clame haut et fort le droit des Français de confession juive à se déclarer sionistes et à défendre Israël sans nécessairement envisager de faire leur alyah. À la veille des élections européennes de 2009, pour protester contre la présence d'une « liste antisioniste », il a diffusé un message intitulé « Je suis affirma-sioniste ». Plein d'enthousiasme, il expliquait : Être affirma-sioniste, c'est affirmer que, sans la moindre incompatibilité, […] on peut être citoyen français et soutenir Israël. Parce que c'est une démocratie pleine de vitalité et d'humanité, parce que c'est un pays à la pointe de la recherche médicale, scientifique et technologique, parce que le cinéma israélien est de haut niveau ou pour mille autres raisons. Si le terme sionisme est connoté positivement au sein des cercles pro-israéliens, il suscite au contraire une réelle méfiance, voire un rejet catégorique dans la mouvance pro-palestinienne. La grande majorité des militants pro-palestiniens de France est pour une solution à deux États, c'est-à-dire un État palestinien créé à côté d'Israël avec la Ligne verte pour frontière. Si l'on considère que toute personne favorable au maintien de l' État d'Israël est sioniste, alors la grande majorité des pro-palestiniens de France serait sioniste. Pourtant, aucun militant pro-palestinien interviewé pour cette recherche ne s'est dit « sioniste ». Quant au slogan « sioniste et pro-palestinien » utilisé par l'Union des étudiants juifs de France pendant la deuxième Intifada, il n'a été repris à son compte par aucune association pro-palestinienne, même parmi les plus modérées. Ceci s'explique par le fait que le sionisme est historiquement honni par les défenseurs des Palestiniens, qui l'associent au colonialisme et au racisme (Finkielkraut, 1983, p. 63). Le discours de certains militants pro-palestiniens – notamment une partie de ceux qui militaient déjà pour cette cause avant la fin des années quatre-vingt – reste marqué par quelques grands textes des années soixante. Au cours d'un entretien réalisé avec Walid Atallah, responsable du Mouvement de soutien à la résistance du peuple palestinien – une association particulièrement radicale qui s'oppose à l'existence de l' État d'Israël et soutient le retour des réfugiés palestiniens sur tout le territoire de la Palestine mandataire –, celui -ci a expliqué : « Pour nous, la lutte première, c'est contre le sionisme [… ], contre l'idéologie coloniale sioniste qui est représentée par l' État d'Israël. » Pour expliquer sa position, il a mentionné, entre autres, la charte de l'OLP qui – à ses yeux – serait toujours valable dans sa version d'origine, malgré la déclaration de caducité faite par Yasser Arafat en 1989 et les modifications apportées par le Conseil national palestinien en 1996. Cette charte, rédigée en 1964 puis modifiée en 1968, est une véritable charge contre le sionisme. Sa « clé de voûte » est l'article 22 qui débute par les phrases suivantes : Le sionisme est un mouvement politique organiquement lié à l'impérialisme international et opposé à toute action de libération et à tout mouvement progressiste dans le monde. Il est raciste et fanatique par nature, agressif, expansionniste et colonial dans ses buts, et fasciste par ses méthodes. Un autre texte datant des années soixante et établissant un lien consubstantiel entre sionisme et colonialisme est encore régulièrement cité par les militants pro-palestiniens de France. Il s'agit de l'article de Maxime Rodinson intitulé « Israël, fait colonial », écrit juste avant la guerre des Six jours et publié dans le numéro des Temps modernes paru en juin 1967. Au terme de soixante-dix pages de considérations historiques sur l'origine du sionisme, le célèbre orientaliste conclut : La formation de l' État d'Israël sur la terre palestinienne est l'aboutissement d'un processus qui s'insère parfaitement dans le grand mouvement d'expansion européo-américain des 19 e et 20 e siècles pour peupler ou dominer économiquement et politiquement les autres peuples. […] Pour ce qui est des termes, il me semble que celui de processus colonial convient fort bien. (Rodinson, 1967, p. 83)S'il y a en effet une haine qui souvent dépasse la mesure, si les gouvernants et les idéologues construisent des mythes mobilisateurs autour du fait palestinien, c'est sur la base d'une donnée objective dont les dirigeants sionistes sont responsables, la colonisation d'une terre étrangère. (Ibid., p. 86) Quarante ans après la publication de l'article de Maxime Rodinson, Bernard Ravenel, président de l'Association France Palestine Solidarité (AFPS) – une des principales associations françaises de soutien à la cause palestinienne –, a tenu à lui rendre hommage, qualifiant le texte paru dans les Temps modernes d' « article-événement » et le comparant, en termes d'impact, au « J'accuse » d' Émile Zola. Bernard Ravenel conclut : À partir de l'article des Temps Modernes, Maxime Rodinson […] aura été le grand penseur en France de la question palestinienne en même temps que de la question juive israélienne. Il aura fixé pour longtemps le cadre qui permet de penser les conditions théoriques d'une solution politique possible et souhaitable du conflit israélo-palestinien. (Ravenel, 2007) Ainsi, la rhétorique associant sionisme et colonialisme fait aujourd'hui figure de lieu commun dans la sphère pro-palestinienne. Un groupe comme les « Indigènes de la République », de plus en plus visible dans les manifestations pro-palestiniennes, explique : « Le Mouvement des indigènes de la république (MIR) […] constitue un espace d'organisation autonome de tous ceux qui veulent s'engager dans le combat contre les inégalités raciales qui cantonnent les Noirs, les Arabes et les musulmans à un statut analogue à celui des indigènes dans les anciennes colonies [… ]. Plus généralement, le MIR lutte contre toutes les formes de domination impériale, coloniale et sioniste qui fondent la suprématie blanche à l'échelle internationale. » Le 8 mai 2008, les Indigènes de la République faisaient partie des organisateurs de la « marche décoloniale » à Paris. Cette marche visait à protester contre la politique de Nicolas Sarkozy, qualifiée de « racisme républicain ». Cette politique se placerait « dans la continuité coloniale à la française »; parmi les reproches faits au gouvernement figurait le « soutien sans faille à la politique guerrière des États-Unis et au colonialisme sioniste d'Israël ». Autre illustration, lors des manifestations pro-palestiniennes de janvier 2009 à Paris, les militants de la Confédération nationale du travail (CNT) défilaient avec une banderole arborant le slogan : « Le sionisme, c'est la guerre coloniale, le nettoyage ethnique ». La rhétorique liant sionisme et racisme existe aussi depuis longtemps et constitue en quelque sorte le prolongement logique du binôme sionisme-colonialisme. La résolution 3379 de l'Assemblée générale des Nations unies du 10 novembre 1975 énonçant : « Le sionisme est une forme de racisme et de discrimination raciale » a contribué à la diffusion – et d'une certaine manière à la légitimation – de ce discours. Cette résolution a été adoptée par 72 voix contre 35 et 32 abstentions avant d' être révoquée le 16 décembre 1991 par la résolution 46/86. La volonté d'assimiler le sionisme au racisme a connu de nouveaux développements pendant la deuxième Intifada, au moment notamment de la « Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l'intolérance qui y est associée » tenue à Durban en septembre 2001. Avant même le début de la conférence, certains documents préparatoires assimilant le sionisme au racisme circulaient et le département d' État américain annonçait en conséquence que « le Secrétaire d' État américain ne se rendra[it] pas à Durban en raison du caractère anti-israélien du programme et de certains documents préparatoires ». Mary Robinson, haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme et secrétaire générale de la Conférence de Durban, tentait d'apaiser les esprits en déclarant : « Il est clair que la formulation “sionisme égale racisme” a été abandonnée dans les textes et que les délégations sont tombées d'accord pour qu'elle ne figure pas à l'ordre du jour. » Malgré ces déclarations, l'association du sionisme et du racisme s'est retrouvée au cœur des travaux du forum des ONG qui réunissait environ 3 000 associations du monde entier. À la suite de débats houleux, une déclaration finale accusant Israël de « perpétration systématique de crimes racistes, dont des crimes de guerre, d'actes de génocide et de nettoyage ethnique » était adoptée tandis que certains documents échangés appelaient ouvertement à un retour à la résolution 3379. L'adoption de cette déclaration finale a provoqué de nombreux remous et engendré le départ des délégations israélienne et américaine. La conférence de Durban s'est finalement conclue par l'adoption laborieuse d'une « résolution de compromis », alors que la France et l'Union européenne avaient menacé de se retirer de la conférence si sa déclaration finale assimilait le sionisme à une forme de racisme. Sionisme, colonialisme et racisme se trouvent réunis dans la rhétorique comparant la situation proche-orientale à la période de l'apartheid en Afrique du Sud. Le discours associant la politique israélienne à une forme d'apartheid est très fréquent dans la mouvance pro-palestinienne, des ouvrages comme Palestine-Israël : la paix ou l'apartheid de Marwan Bishara (2002) ou Palestine : la paix, pas l'apartheid de Jimmy Carter (2007) étant régulièrement cités par les militants et vendus lors d'événements organisés par des associations de soutien à la cause palestinienne. Les propos liant sionisme et apartheid sont plus rares mais existent, comme en témoigne l'appel lancé par l'Union générale des étudiants de Palestine (Gups) pour participer à la « marche décoloniale » du 8 mai 2008. Cet appel stipule : Bien loin de reconnaître sa responsabilité, Israël cherche à légitimer sa politique menée depuis 60 ans en nous faisant accepter l'idée qu'il est un État juif pour les juifs. Qu'adviendra -t-il des 1,5 millions de Palestiniens vivant encore sur leur terre, à l'intérieur des frontières de l' État colonial ? Sont-ils définitivement devenus des étrangers chez eux ? Et qu'adviendra -t-il du droit au retour des réfugiés ? Ce nouvel apartheid que prône la doctrine sioniste est incompatible avec le droit et contraire aux valeurs que nous défendons. Si le terme sionisme revêt donc historiquement une charge extrêmement négative au sein de la mouvance pro-palestinienne, les militants ne se disent pas tous, pour autant, « antisionistes ». Ils insistent toutefois sur la nécessité de bien distinguer l'antisionisme de l'antisémitisme. Un consensus existe parmi les principales associations pro-palestiniennes pour affirmer que l'antisionisme peut être légitime tandis que l'antisémitisme ne l'est pas. Les militants pro-palestiniens s'opposent donc à toute tentative d'amalgame entre ces deux notions. Pendant la deuxième Intifada, plusieurs ouvrages ont été publiés pour affirmer le droit de critiquer la politique israélienne – ou même éventuellement le sionisme – sans être nécessairement taxé d'antisémitisme. Dans Est-il permis de critiquer Israël ?, Pascal Boniface dénonce l'instrumentalisation de l'antisémitisme : Il ne faut pas nier l'antisémitisme. Il faut le combattre encore et toujours parce qu'il n'a pas disparu. Mais il ne faut pas non plus l'instrumentaliser. C'est ce que fait parfois le gouvernement israélien lorsqu'il se sent en difficulté face à la communauté internationale. (Boniface, 2003) Quant à Denis Sieffert, il dénonce, dans un ouvrage collectif intitulé Antisémitisme, l'intolérable chantage, l'assimilation de « toute prise de position critique envers Israël à une forme d'antisémitisme » (Sieffert, 2003, p. 18). Il ajoute : « C'est bien l'équation “Sharon égale sionisme égale judaïsme” qui est posée ici. » (Ibid.) Il est vrai que la hausse spectaculaire des actes antisémites constatée en France à la fin de l'année 2000 et au printemps 2002 conduit certains responsables de la communauté juive à dénoncer le passage possible de l'antisionisme à l'antisémitisme. Roger Cukierman, alors président du Crif, affirme par exemple sans détour : On voit bien qu' à partir du moment où l ' Intifada entraîne des actes violents anti-juifs, cela veut bien dire que le grand public français et en tout cas les gens concernés mélangent les deux. Je considère, pour ma part, que l'antisionisme est la nouvelle forme de l'antisémitisme. Le même Roger Cukierman, dans son discours prononcé lors de l'édition 2003 du dîner du Crif, déclare : Une connivence bizarre, une union contre nature entre la gauche laïque et révolutionnaire et les mouvements pro-palestiniens conduit à une application inattendue, le boycott. Une coordination appelle depuis le printemps dernier au boycott des produits israéliens. On a même vu des entreprises dites sionistes c'est-à-dire appartenant ou dirigées par des Français juifs, signalées à la vindicte du consommateur. Cela confirme, s'il en est besoin, combien l'antisionisme est le nouvel habit de l'antisémitisme. La rhétorique sur le glissement de l'antisionisme à l'antisémitisme est par ailleurs développée dans plusieurs ouvrages, cités régulièrement par les militants pro-israéliens dont Les territoires perdus de la République (Brenner, 2004, p. 344 et 353), La nouvelle judéophobie (Taguieff, 2002, p. 74 et 187) ou encore Le nouveau bréviaire de la haine (Goldnadel, 2001). Ce dernier, dont le titre s'inspire du Bréviaire de la haine de Léon Poliakov (1951) a été écrit par l'avocat Gilles-William Goldnadel qui est devenu par la suite président de l'Association France-Israël. En 2002, l'Union des étudiants juifs de France et SOS Racisme publient ensemble un ouvrage intitulé Les antifeujs. Le livre blanc des violences antisémites en France depuis septembre 2000. Là encore, antisémitisme et antisionisme sont associés : « L'antisémitisme reculera le jour où l'antisionisme cessera de lui servir d'alibi. Il n'est pas innocent de reprocher aux juifs leur solidarité avec Israël, ni de les obliger à se justifier d' être ce qu'ils sont pour les écarter de la communauté nationale. » (UEJF, SOS Racisme, 2002, p. 28) La rhétorique assimilant antisionisme et antisémitisme reçoit enfin une forme de caution officielle en 2004 dans le rapport remis par Jean-Christophe Rufin au ministre de l'Intérieur. L'auteur du rapport qualifie en effet l' « antisionisme radical » d' « antisémitisme par procuration » (Rufin, 2004, p. 28). Tout le problème réside dans l'appréciation du degré de « radicalité », car Jean-Christophe Rufin ne définit pas de critères permettant d'affirmer que certains discours antisionistes sont assimilables à de l'antisémitisme tandis que d'autres ne le sont pas. Si une liste de critères précis n'est probablement pas définissable, il est toutefois intéressant de noter que les groupuscules qui tiennent un discours antisioniste flirtant avec l'antisémitisme sont condamnés par les principales associations pro-palestiniennes – comme l'Association France Palestine Solidarité (AFPS) – et rejetées en marge du mouvement de solidarité avec les Palestiniens. Des groupuscules comme La Pierre et l'Olivier, le Parti des musulmans de France ou le collectif cheikh Yassine sont ainsi considérés avec la plus grande circonspection par les associations pro-palestiniennes consensuelles. Quant à la « liste antisioniste » sur laquelle Dieudonné s'est présenté aux élections européennes de 2009, elle a été dénoncée par certaines des associations pro-palestiniennes les plus en vue, à l'instar de l'AFPS. Cette dernière a publié, quelques jours avant les élections, un communiqué dénonçant fermement l'engagement politique de l'humoriste mais dans lequel le mot « antisémitisme » n'était pas explicitement employé. Si la plupart des pro-palestiniens insistent sur le fait que l'antisionisme peut être légitime alors que l'antisémitisme doit être condamné, ils ne se disent pas pour autant antisionistes, soit parce qu'ils ne le sont pas, soit parce qu'ils sentent que ce n'est pas une opinion consensuelle. Cela ressort nettement des entretiens réalisés avec des militants. Richard Wagman, militant d'extrême gauche et président de l'Union juive française pour la paix (UJFP) – une des rares associations juives à être présente dans les manifestations pro-palestiniennes –, souligne par exemple que la structure qu'il dirige « n'est pas officiellement antisioniste », avant d'ajouter : « Nous ne nous définissons pas comme une organisation sioniste dans la mesure où nous n'appuyons pas cette idée que les juifs du monde entier doivent nécessairement bénéficier d'un territoire ou de structures étatiques. » Si les membres de cette association ne se perçoivent ni comme sionistes ni comme antisionistes, il est alors légitime de se demander comment ils se définissent. Certains éléments de réponse sont fournis par une autre cadre de l'UJFP, Michèle Sibony. Cette dernière rejette elle aussi le terme antisioniste avant de qualifier l'association à laquelle elle appartient de « non-sioniste » ou d' « a-sioniste ». Elle explique que le courant israélien qui se rapproche le plus de la philosophie de l'UJFP est le « post-sionisme ». Richard Wagman et Michèle Sibony résument tous deux leur opinion en une phrase : « Il faut qu'Israël devienne l' État de tous ses citoyens », ce qui signifie en clair que les non-juifs vivant en Israël ne se sentiront pas pleinement citoyens de cet État tant que ce dernier continuera à être défini officiellement comme un État juif. Pour nombre de militants pro-israéliens, remettre en cause le caractère juif de l' État d'Israël ne relève ni de l' « a-sionisme » ni du « post-sionisme » mais bel et bien de l' « antisionisme » et donc, dans une certaine mesure, de l'antisémitisme. À ceux qui expliquent que traiter d'antisémites des juifs – à l'instar des membres de l'UJFP – ne fait pas sens, certains pro-israéliens rétorquent que les juifs antisémites existent et qu'ils souffrent d'un syndrome appelé la « haine de soi ». L'expression « haine de soi » – Selbsthaß, en allemand – a été popularisée par le philosophe Theodor Lessing (1872-1933). Au début de l'année 2009, l'Union des patrons et professionnels juifs de France (UPJF) a par exemple reproduit sur son site Internet un article d'Itshak Lurçat intitulé : « La haine de soi juive, du pathologique au politique ». Dans cet article, l'Union juive française pour la Paix (UJFP) est qualifiée d' « association de juifs antisémites ». La Paix Maintenant est aussi dans le collimateur de l'auteur : La haine de soi est sans doute un facteur d'explication de l'attitude de groupes tels que Chalom Archav [La Paix maintenant ], qui imputent toujours à Israël la responsabilité du conflit et des guerres imposées par nos ennemis arabes. Et c'est aussi cette haine de soi pathologique qui explique le comportement délirant de certains “alterjuifs” en France (et ailleurs), dont nous avons eu plusieurs illustrations récentes, à l'occasion de la guerre contre le Hamas à Gaza. En définitive, cet article montre comment les tensions dans lesquelles se trouve pris un mot finissent par le rendre, si ce n'est inutilisable, du moins tellement connoté qu'il en devient à son tour source de discorde. Les différences de vues qui opposent militants pro-israéliens et pro-palestiniens sur la question de la définition du sionisme ne font en réalité qu'illustrer l'incompréhension fondamentale de deux sphères militantes qui interprètent le conflit israélo-palestinien à travers des grilles de lecture antagonistes : celle du colonialisme pour les militants pro-palestiniens et celle du retour du peuple juif sur sa terre du côté pro-israélien. Les militants des deux bords disposent de leurs propres médias, de leurs propres intellectuels et de leur propre littérature qui ne font que les renforcer dans leur vision du conflit plutôt que de les confronter à des visions alternatives. Lorsque des membres d'associations pro-palestiniennes et pro-israéliennes se rencontrent – ce qui est très rare –, ils se comprennent d'autant moins que les termes qu'ils emploient peuvent avoir des significations différentes en fonction de la sphère militante à laquelle ils appartiennent. En 1997, alors que l'euphorie des accords d'Oslo se faisait encore sentir, la revue Mots. Les langages du politique avait publié un numéro intitulé Israël, Palestine. Mots d'accord et de désaccord. Aujourd'hui, après une décennie marquée par la violence au Proche-Orient, les mots de désaccord semblent plus nombreux que jamais . | Le conflit israélo-palestinien rejaillit, peut-être plus que nulle autre guerre, dans le domaine du langage. Le terme sionisme est de ceux qui suscitent des tensions entre militants pro-israéliens et pro-palestiniens. Les premiers ont une vision très positive du sionisme tandis que les seconds le considèrent comme une forme de colonialisme et accusent les militants pro-israéliens de chercher à assimiler l'antisionisme à de l'antisémitisme. | linguistique_12-0207997_tei_839.xml |
termith-634-linguistique | Les processus de fixation langagière dans la compétence discursive sont le plus souvent perçus comme des phénomènes inhérents soit aux lexèmes/phrasèmes (lexicalisation), soit aux grammèmes (grammaticalisation). De nombreux travaux tant diachroniques que synchroniques, ont permis d'apprécier ces processus fort hétérogènes, mais centraux dans la vitalité d'une langue. L'objectif est ici de montrer, à la suite d'autres analyses, qu'il est concevable de considérer certaines séquences syntaxiques (supérieures au syntagme) comme des cas d'unités figées, « fixées » dans notre savoir discursif, douées de caractéristiques sémantiques ou pragmatiques spécifiques. Autrement dit, nous pensons qu'il est possible de déceler des unités phraséologiques là où l'on voit généralement une liberté combinatoire prise en charge par des règles de composition syntaxique. L'exemple étudié dans le cadre de cet article est celui des énoncés spécificationnels du type : (1) N EST QUE P/N, C'EST QUE P : mon propos, c'était qu'on ne m'emmerde pas (20-03-95) (2) N EST DE INF/N, C'EST DE INF : la première mesure est de fixer la règle du jeu (23-01-95) Sauf mention, toutes les occurrences proviennent du journal Libération (l'intégralité de l'année 1995). C'est donc sur les données de ce corpus que portera notre investigation. Nous traiterons les différentes formes données ci-dessus (avec complément phrastique ou infinitif, avec présence ou non du pronom de reprise ce), comme les réalisations de la forme générale « nue » notée N EST QUE P. /INF. Nous ne prendrons pas en compte pour des raisons de place, les énoncés spécificationnels (fréquents) avec réalisation nominale du complément. Par exemple : (3) À Tahiti, le problème est la crise sociale (14-09-95). La première partie de l'article étudie les caractéristiques syntactico-sémantiques et pragmatiques des énoncés spécificationnels; la deuxième, en s'appuyant sur la notion de « construction », établit leur statut d'unités phraséologiques. Dans la troisième partie, nous analysons les données issues du corpus. Il s'agit d'examiner les noms employés dans la structure, aussi bien qualitativement que quantitativement, ainsi que d'apprécier les niveaux multiples d'idiomaticité : si la forme nue N EST QUE P. /INF. constitue, à un niveau général, une unité, un tout, elle connaît également des emplois lexicalement figés. De là, nous discutons dans la quatrième partie la capacité de cette forme à accueillir des noms non prédestinés, ainsi que sa complémentarité avec d'autres constructions pour former des énoncés innovants. La forme étudiée ici n'est pas récente, puisque nous en avons une première attestation dans Frantext dès le début du XVIe siècle : (4) Vous sçavez la perversité de Banquet, qui a faulx couraige. Sa principalle habillité, c'est de tuer gens par oultraige (Nicolas de La Chesnaye, La Condamnation de Banquet, 1508). Nous donnons ici les principales caractéristiques des énoncés spécificationnels (désormais ES). Ces constructions sont évidemment à rapprocher des constructions pseudo-clivées avec lesquelles elles partagent bien des propriétés. Si l'on considère l'exemple : (5) Le piquant de l'affaire, c'est que Martine Anzani vient justement d' être nommée à la chambre criminelle de la Cour de cassation… (Libération 11-02-95) dans lequel on observe un adjectif nominalisé, on peut facilement proposer une structure pseudo-clivée correspondante : (5 ') Ce qui est piquant dans l'affaire, c'est que… Nous considérons, sans parler de dérivation, que la structure spécificationnelle court-circuite la pseudo-clivée, la simplifie dans une sorte d'économie communicationnelle, grâce à une grammaticalisation qui ne porte pas en tant que telle sur l'emploi nominal de l'adjectif piquant, mais sur la forme « abstraite » N EST QUE P. /INF. Pour les noms les plus employés dans ces énoncés (objectif, problème …), une pseudo-clivée équivalente, si elle est possible, se révèle immédiatement « lourde » : (6) Ce qui est/constitue notre but → notre but, c'est que… (6 ') Ce qui est problématique pour nous, c'est que → notre problème, c'est que… La construction s'inscrit dans une double fonction informationnelle : la topicalisation, accentuée dans la structure avec le pronom de reprise, et la focalisation sur le constituant phrastique ou infinitif, grâce au retardement opéré par le dispositif syntaxique (la réalisation du complément attendu est en quelque sorte suspendue par ce). À cela s'ajoute un rôle de connecteur facilement repérable en contexte : parmi les relations de cohérence, celle de contraste est sans doute la plus saillante. Par exemple : (7) Groucho invente une certaine mademoiselle Fifi et Carmen revient auditionner, en français, le visage masqué. Elle chante « Je vous aime mon chéri » et fait un triomphe. Le drame, c'est que Steve Hunt décide d'engager à la fois Carmen et mademoiselle Fifi. (Libération, 17-11-1995) Le drame, c'est que est ici un connecteur auquel pourrait se substituer — sans avantage — des adverbes comme pourtant, cependant : (7 ') Elle chante « Je vous aime mon chéri » et fait un triomphe. Cependant, Steve Hunt décide d'engager à la fois Carmen et mademoiselle Fifi Dans les emplois sans pronom de reprise, le dispositif topicalisation/ focalisation est certes moins marqué, mais est tout de même efficient en raison de la nature cataphorique du SN (et de l'incomplétude sémantico-référentielle du nom, cf. plus bas), en attente d'une identification par le complément. Ce qui est en attente est toujours, en quelque sorte, sujet d'une focalisation. On posera que la construction N EST QUE P. /INF. est composée d'une partie informativement « sous-spécifiée », le SN, et d'une partie spécifiante, le verbe être et le constituant phrastique 1. La relation entre les deux mouvements n'est pas attributive au sens strict d'une caractérisation répondant à la question « comment ? » (pour cette raison, la pronominalisation par « le » est impossible); plutôt, le SN sous-spécifié et la séquence spécifiante (le complément) sont dans une relation de détermination; il s'agit bien pour le constituant phrastique, d'apporter un contenu par lequel on identifie ou spécifie quel est le N en question. De ce fait, on trouve légitimité à considérer ces constructions comme en partie motivées par un jeu dialogal implicite, que justifient parfaitement les emplois avec pronom de reprise : (8) quel est ton objectif ? — c'est de… Ces constructions témoigneraient alors de la constitution interactionnelle sous-jacente de certains énoncés, mais également plus globalement, des textes monologiques eux -mêmes, puisque nombre de constructions spécificationnelles possèdent une fonction manifeste d'organisateur textuel, fondée sur une dimension dialogale implicite : on les repère souvent à un point nodal du texte. Cette dimension n'est pas incompatible avec une autre fonction, interprétative et toujours interactionnelle : le nom sous-spécifié indique par anticipation comment interpréter, comprendre ou catégoriser le complément. Par exemple : (9) L'hiver dernier, le gaz produisait à Sarajevo 500 mégawatts d'énergie par heure. Soit la quasi-totalité de l'énergie du chauffage. Sans gaz, Sarajevo gèlera en décembre. La vérité est que le gaz de Sarajevo est fourni par la Russie, payé par des fonds de la CEE, transité par la Serbie et la Bosnie serbe (qui se servent au passage). Son retour à Sarajevo est éminemment politique. (07-09-95) L'alimentation en gaz de Sarajevo par la Russie est donnée d'emblée comme un fait (ou une vérité) incontestable, donc à prendre comme tel dans le raisonnement général portant sur le contexte du rétablissement du gaz dans cette ville. La dimension argumentative de ces constructions (avec, par exemple, la contrainte de présupposés) est bien sûr manifeste. Au niveau cognitif, les spécificationnelles possèdent un avantage certain sur les pseudo-clivées : leur forme nominale permet une hypostase, une substantialisation, ainsi qu'un étiquetage (comme nous l'avons vu) de la partie (phrastique) spécifiante. L'hypostase, qui procède pour ainsi dire d'une catégorisation ad hoc d'un référent discursif, s'inscrit ainsi en mémoire pour faciliter sa « manipulation » cognitive et discursive, sa confrontation à d'autres hypostases du même type (par exemple, plusieurs objectifs), sa participation à une série, etc. Il s'agit bien de construire l'illusion d'un concept délimité, chosifié, là où le référent n'est qu'un événement ou un fait, et non une « substance ». D'ailleurs, de façon paroxystique, les noms postiches, comme le mot chose, jouent cette fonction de simple classificateur sans réel concept. Les noms employés dans toutes ces constructions forment une famille, certes dispersée, mais identifiable extensionnellement (voir la partie 2). La caractéristique principale de ces noms est, bien sûr, leur incomplétude informationnelle, ainsi que leur faible consistance figurative (dans le sens sémiotique du terme, mais aussi, d'ailleurs, tropologique) : difficile en effet de concevoir l'image mentale d'un problème, d'une proposition, d'un prétexte, etc. En linguistique anglaise, le terme de shell nouns a été donné à ces noms « creux », pour lesquels le terme de substantif est à proscrire. Enfin, les ES font écho à d'autres constructions apparentées dans lesquelles figurent des noms sous-spécifiés : SN consister à INF le but consiste à développer… SN vouloir/exiger/stipuler que P : la logique voudrait que Le N + que P/de INF : le fait que…, l'idée de faire intervenir la police (les noms opérateurs) le N selon lequel : (l'hypothèse selon laquelle…) ou avec des emplois d'anaphores conceptuelles [ce N] (ce résultat), des emplois méta-énonciatifs évaluatifs en construction détachée (chose étonnante, épineux problème, etc.). (10) La carrière de la série 120 s'éteint en 1970, après 13 ans et 671 322 exemplaires produits. Chose étonnante, c'est en version deux portes, dite “coach ”, que l'Amazon sera la plus appréciée (16-01-95). L'avantage communicationnel d'une telle forme est donc évident : elle concentre dans une seule période, un dispositif complexe de mise en saillance, de connexité, de catégorisation d'un référent discursif, en un « concept » ad hoc. Nous avons jusqu' à présent employé le terme de construction dans son acception la plus générale; désormais, le terme aura une intension très précise : il désignera l'appariement entre la forme N EST QUE P. /INF. et l'ensemble des effets pragmatiques associés. Autrement dit, nous considérons que la dimension grammaticale et formelle est empreinte d'une signification générale; il s'agit là d'un phénomène décrit depuis une quinzaine d'années par les grammaires cognitives et de construction. L'implication la plus fondamentale est alors que la construction considérée devient une forme au sens gestaltiste et phénoménologique du mot — entendons une « structure » signifiante — sans que soit posée de distinction préalable entre syntaxe et sémantique. Mais ce qui nous importe ici, c'est le caractère prédonné, préconstruit, de ces formes qu'il est raisonnable d'identifier comme unités phraséologiques (par exemple, la contrainte du singulier est extrêmement forte — l'article défini, très souvent employé, est cataphorique, en accord avec l'attente de la spécification); plutôt qu' à des règles combinatoires, elle doit sa constitution à une instanciation holistique : il s'agit bien d'un bloc, d'une « tournure toute faite », même si lexicalement non saturée. Faute de place pour une présentation de la Grammaire de Construction et de ses orientations (nous renvoyons à Fillmore et al. (1988), Goldberg (1995, 2006), Lambrecht (2000), ainsi qu' à Legallois & François (2006) pour une discussion et des analyses), nous prendrons un exemple illustratif de la notion de construction. Dans une lecture récente, nous sommes tombés sur l'intrigant énoncé : (11) On peut distinguer à l'euphémisme LQR deux fonctions distinctes (É. Hazan, LQR, la propagande au quotidien, 2006 : 28). Il serait possible de considérer cet énoncé comme une simple idiosyncrasie, mais l'examen de Frantext confirme à deux reprises (au moins) cet emploi : (12) L'embryologie, l'histologie, l'anatomie et la physiologie permettent de distinguer deux parties à l'hypophyse : une partie antérieure glandulaire et une partie postérieure d'origine nerveuse (Sans mention d'auteur, Encyclopédie médicale Quillet, nouvelle encyclopédie pratique de médecine et d'hygiène, 1965). (13) La philosophie devra, par exemple, sous peine de tout brouiller, distinguer trois sens au mot démocratie… (J. Maritain, Primauté du spirituel, 1927). Le verbe distinguer n'est pas ici dans un emploi ordinaire, sans que l'interprétation globale de l'énoncé ait cependant à en souffrir; on comprendra 11 approximativement comme : (11 ') On peut attribuer à l'euphémisme LQR deux fonctions distinctes. D'où vient alors, par exemple, que le performant dictionnaire des synonymes du CRISCO ne mentionne pas le rapprochement entre attribuer (ou accorder) et distinguer ? Les constructionnistes, que nous suivons, posent que l'interprétation est garantie par la structure syntaxique (la construction) elle -même, indépendamment du lexique; ainsi : SN1 + Verbe + SN2 à SN3 est une construction de transfert (ou d'attribution) qui accueille un certain nombre de verbes réguliers (par exemple, parmi des dizaines : allouer, attribuer, accorder, donner, confisquer), mais aussi, comme c'est le cas dans notre exemple, d'autres verbes moins prédisposés. L'idée de transfert dans l'exemple est donc supportée par la construction elle -même, et non par le verbe qui garde sa signification propre et apporte sa spécificité. L'exemple de la construction de transfert est indiscutablement plus spectaculaire que celui des constructions spécificationnelles (CS) dans la mesure où la structure est plus « abstraite », plus schématique. Ici, SN1 + Verbe + SN2 à SN3 constitue une unité dont la combinaison syntagmatique dit peu de choses : c'est bien le tout, la « phrase » globale qui importe et forme l'unité première. Mais là encore, il faut concevoir que l'unité n'est pas construite par des règles générales, mais est donnée, à l'image d'une unité phraséologique. De ce fait, la construction ne découle pas de la compositionnalité P → SN ∩ SV ni d'une projection du dispositif argumental du verbe (hypothèse lexicaliste); plutôt, les arguments sont propres à la construction. L'énoncé spécificationnel, comme toute construction, peut être vu comme un type d'expression idiomatique — une expression idiomatique schématique (Croft & Cruse 2004), non saturée. Paradoxalement, s'il n'y a pas figement au sens d'une saturation lexicale contrainte, on peut concevoir pourtant que la construction est lexicalisée, dans deux acceptions du terme. 1) La séquence grammaticale partage les mêmes propriétés que le lexique : polysémie de certaines unités, extension métaphorique (Goldberg 1995), et productivité à l'image de certaines expressions figées (voir plus bas); Goldberg parle parfois (à la suite de Jurafsky 1993) de constructicon pour souligner le lien entre lexicon et construction. 2) Si les constructions partagent les mêmes propriétés que le lexique (appariement forme/ signification), et si on accepte l'idée que le lexique d'un locuteur est mémorisé, on peut faire l'hypothèse qu' à l'image d'un lexème ou d'une expression idiomatique, les constructions sont en quelque sorte stockées en mémoire, et donc convoquées lors de leur énonciation, et non produites on line à partir de règles combinatoires générales. Nous avons relevé les ES d'une année complète du journal Libération (1995); les résultats qui en découlent sont bien sûrs inhérents au corpus et à son genre, mais ils offrent néanmoins une photographie intéressante. Nous avons recensé 2540 ES, 1492 pour le complément phrastique en DE INF (avec pronom de reprise ou non), 1048 pour la complétive (avec pronom de reprise ou non). Nous donnons, pour les deux types, les dix premiers noms les plus fréquents, noms qui, de ce fait et comme nous le montrerons, jouent un rôle certain dans la productivité de la construction : 1. Avec ÊTRE DE INF, 239 noms intègrent la construction. Il est intéressant de porter l'analyse au niveau des classes sémantiques nominales dégagées à partir du corpus. Sans pouvoir, à ce stade de nos travaux, garantir la précision du recensement des classes, et sans prétendre être immunisés contre une part d'arbitraire dans leur identification et leur dénomination, nous donnons, une liste « temporaire » de ces classes, avec les principaux noms qui les composent. A PPORT : apport, contribution A VANTAGE : atout, avantage C HANCE : aubaine, chance C HOIX : alternative, choix, décision, résolution, attitude C ONSIGNE : consigne, conseil C ONTRAINTE : obligation, contrainte, condition, droit D ÉFI : défi, gageure, pari D ÉTERMINISME : destin, avenir E NGAGEMENT : philosophie, doctrine, parti pris, position, religion, politique, engagement, orientation, responsabilité, attitude E NJEU : jeu, débat, enjeu, bataille, controverse E RREUR : erreur, fauxpas, faute, étroitesse, tort, crime H ONNÊTETÉ : transparence I DÉE : idée, concept I NTÉRÊT : intérêt L ' IMPORTANT : impératif, important, essentiel, priorité, principal, urgence, tout L E MIEUX : idéal, mieux, moindre mal, sagesse, meilleure chose, pire, (meilleure) chose à faire, chic, nec plus ultra, top M ALHEUR : malédiction, malheur, drame, fin du monde M OTIVATION : stimulant, motivation M OYEN : voie, manière, moyen, façon N ORME : constance, pratique habituelle, règle, mode, norme, tradition, règlement, logique N OUVEAUTÉ : innovation, nouveauté, révolution, changement, réforme O BJECTIF : but, objectif, objet, ambition, intention, dessein, perspective, optique, finalité, recherche, désir, souhait, vœu, rêve, volonté P ARADOXE : paradoxe P ARTICULARITÉ : particularité, spécificité, originalité S ENTIMENT : angoisse, crainte, hantise, préoccupation, obsession, espoir P LAISIR : plaisir, passion, pied, satisfaction P ROBLÈME : souci, problème, difficulté, dilemme, danger, risque, menace Q UALITÉ : charme, courage, force, vertu, richesse, titre de gloire, ressort, mérite, dignité, art, don, défaut, tour de force, qualité R AISON : raison, motif, prétexte, argument R ÉACTION : réaction, réflexe, geste, action, riposte, mouvement R ÉSULTAT, C ONSÉQUENCE : résultat, conséquence, effet, enseignement, préjudice R ÉUSSITE /É CHEC : échec, succès, réussite, victoire R EVENDICATION : revendication, mot d'ordre, objection S OLUTION : solution, remède, issue, réponse, trouvaille, clé S TRATÉGIE : stratégie, technique, tactique, astuce, parade, démarche, scénario, plan, truc T ÂCHE : mission, programme, projet, charge, travail, fonction, vocation, tâche, métier, boulot, devoir, rôle, occupation, activités, statut, spécialité T ENTATION : tentation, inclination, penchant, tendance. Il est évident qu'un examen plus précis permettra de faire des recoupements, et de réduire la liste. La classe OBJECTIF est la plus significative : au total, 462 occurrences (30, 96 % des emplois). 16, 28 % des emplois se font avec objectif. Ainsi, si on peut dire que la fréquence de objectif (c') est de INF est importante, il est possible de généraliser en posant un taux de coalescence très fort entre la construction et la classe OBJECTIF : OBJECTIF EST DE INF. Plus encore, il nous paraît judicieux pour certaines classes nominales, d'envisager des frontières poreuses (ce qui permettrait, donc, de rendre plus rationnel le nombre de classes, ou d'opérer des regroupements selon les airs de famille). Ainsi, la classe ENGAGEMENT comprend -elle des emplois synonymiques, dans cette construction, avec la classe OBJECTIF. Soit l'exemple : (14) « On ne pouvait pas, par exemple, traiter de la Bosnie sans un rappel éclair sur ce que sont les Casques bleus », explique Florence Thinard. Sa religion en matière d'information est de ne rien passer sous silence au prétexte que se serait ou trop aride ou trop sanglant (13-01-1995). Nous voyons dans cet énoncé « métaphorique » l'expression d'une finalité particulière qui se caractérise par un engagement, perçu comme éthique par l'énonciateur. Notre lecture, si elle est correcte, est induite par la prégnance des emplois nominaux signifiant explicitement dans la construction une finalité (objectif, but, objet …). Le mot religion apporte sa part de signification, en aspectualisant la finalité : il s'agit d'un objectif absolu, immuable, marqué par une conviction forte. Mais le mot religion lui -même ne porte pas le trait « finalité ». La classe ENGAGEMENT est composée de noms dénotant un engagement fort vers la réalisation (impliquée par l'infinitif) d'un objet; cette classe hérite d'un effet de sens typique des emplois avec des noms OBJECTIF. Il s'agit d'un phénomène de coercition : la construction exerce une pression sur le lexème, pour que celui -ci devienne sémantiquement compatible avec le tout. La coercition, qui rend compte également de l'emploi de 11 peut être vue comme caractéristique de la productivité des unités phraséologiques (cf. plus bas). La fréquence manifeste de la classe OBJECTIF permet de conclure que cette classe possède un degré supplémentaire de fixation dans la construction. Mais un autre cas de figement est tout aussi spectaculaire : la CS avec l'infinitif savoir; en effet, 7, 57 % des compléments se construisent avec ce verbe (113 occurrences), loin devant les autres verbes (faire 70, mettre 23, créer 20), avoir (85) et être (75) étant employés la plupart du temps comme auxiliaires. 7, 57 peut sembler un pourcentage faible, mais au regard des autres cooccurrents, savoir se détache sans discussion du peloton des infinitifs. Cet écart forme une prégnance tout à fait réelle et sensible à la suite de laquelle il est légitime de conclure à la « fixation » dans la compétence langagière de N est de Savoir + SUB. INTERROGATIVE. Qui plus est, on relève 64 « question est de savoir » (56, soit 63 % des emplois de « est de savoir… »), soit 90, 14 % des emplois de question dans la construction, et 23 « problème est de savoir » (20, 35 % des emplois de « est de savoir… »), soit 31, 5 % des emplois de problème dans la construction. Problème et question sont alors interchangeables sans modification significative de sens. On peut à nouveau souligner un degré supplémentaire de fixation : N est de savoir + Sub. Interrogative indirecte se réalise préférentiellement dans la question est de savoir + Sub. Interrogative indirecte. On posera donc que [OBJECTIF EST DE INF ], [N EST DE SAVOIR + SUB. INTERRO. IND.] sont des constructions spécificationnelles secondaires (CSS) possédant un degré supplémentaire de figement par lexicalisation. Si on ajoute à ces CSS une expression idiomatique avec « postiche » [une chose est de INF, une autre de INF] : (15) Une chose est de bricoler des peintures sonores urbaines hantées de musiques de films oubliées et parasitées de slogans ultraviolents, une autre de les mettre en forme scénique (25-04-95) on est en droit de concevoir plusieurs dimensions figées dans la réalisation de N EST INF. 2. Pour les CS en que P., 177 noms entrent dans la construction, dont voici les classes retenues à ce stade de l'analyse : A VANTAGE : avantage, atout, bénéfice, côté positif, aspect positif, bon côté, bonne chose, point positif, revers de la médaille, faiblesse, lacune A VIS : opinion, avis, conviction, point de vue, sentiment, évaluation, analyse, position, impression, pronostic C ARACTÉRISTIQUE : caractéristique, spécificité, originalité, particularité, qualité C HANCE : chance D IFFÉRENCE : différence, dénominateur commun É TONNANT : gag, croustillant, étonnant, piment, miracle, événement, charme, ironie, tristesse, extraordinaire, chose incroyable, merveilleux, paradoxe, beauté F OND : nœud (du problème), fond (du message), l'élément de fond I DÉE : idée, hypothèse, calcul, théorie I NTÉRESSANT : intéressant, intérêt, utilité L ' IMPORTANT : important, essentiel, priorité, principal, tout, fait majeur, élément déterminant, point essentiel, point capital L E MIEUX : idéal, mieux, comble, pire M ODALITÉ : vérité, réalité, apparence, fait, certitude, probabilité, présomption N ORME : règle, constantes, principe, postulat N OUVEAUTÉ : fait nouveau, innovation, nouveauté, évolution O BJECTIF : but, ambition, objectif, souhait, désir, vœu, rêve, volonté P REUVE : indice, preuve, évidence P ROBLÈME : problème, souci, difficulté, emmerdant, ennui, malaise, malheur, embêtant, écueil, drame, piège, inconvénient, hic, point négatif, point noir, point troublant, chose difficile, danger, risque P ROPOS : message, propos Q UALITÉ : talent, force, génie, grandeur R AISON : alibi, argument, argumentation, argument massue, explication, thèse, raisonnement, raison R ÉSULTAT : conséquence, effet boomerang, résultat, enseignement, leçon, morale, conclusion S ENTIMENT : peur, crainte, espoir, regret S OLUTION : réponse, solution, trouvaille, clé, choix, procédé, manière, système S OULAGEMENT : soulagement, consolation 30 % des emplois du corpus convoquent le nom problème (une attention prêtée aux conversations quotidiennes convaincra d'ailleurs le lecteur que cette unité, par sa fréquence et son emploi pragmatique, fait partie du langage formulaire); la classe PROBLÈME est la mieux représentée avec 350 occurrences (33, 5 %). On conclura là encore, après examen de ces chiffres, que PROBLÈME EST QUE constitue une unité phraséologique, une CSS. On peut mesurer, et la dépendance du nom à la structure, et la préférence de la construction pour le nom. Ainsi, en prenant en compte à la fois les compléments infinitivaux et phrastiques, la dépendance se calcule de la manière suivante : Dépendance = [nombre d'occurrences du nom X (lemme) dans la construction] divisé par [nombre d'occurrences du nom X (lemme) dans le corpus ]. Les résultats, pour quelques exemples, sont donnés en pourcentage : problème = 4, 67; objectif = 8, 9; rôle = 0, 4; essentiel = 4, 55; hic = 37, 33. On constate qu'un nom comme hic est fortement dépendant de la construction spécificationnelle, beaucoup plus que problème par exemple. Le hic (c') est de/que sera donc dit figé du point de vue de sa dépendance. Mais du point de vue de la préférence de la structure pour le nom, les résultats diffèrent : Préférence = [nombre d'occurrences du nom X (lemme) dans la construction] divisé par [nombre d'occurrences de la construction dans le corpus ]. problème = 12, 36; objectif = 9, 88; rôle = 1, 65; essentiel = 2, 12; hic = 1, 10. Hic se montre ainsi assez peu attractif par rapport à problème ou objectif. Il y a donc, mis en évidence d'une autre façon que par la simple prise en considération des données directes ou brutes, un emploi figé de problème (c') est de/que (qui n'interdit évidemment pas les modifications du nom : relative, complément déterminatif, adjectif), mais un figement cette fois -ci considéré du point de vue de la préférence de la structure pour le nom. L'intérêt de marquer la différence entre dépendance et préférence permet selon nous d'identifier quel est l'item, qui, employé dans la construction, sert de base à une généralisation. C'est sur la préférence que se fonde ce rôle; en effet, en accord avec l'intuition, mais aussi avec les chiffres, la généralisation PROBLÈME est de/que se fait à partir de problème (c') est de/que plutôt que hic (c') est de/que malgré sa plus forte dépendance. Autrement dit, c'est autour de problème que se compose la classe PROBLÈME. La haute fréquence d'un mot dans une construction particulière facilite la corrélation, pour ainsi dire inconsciente, entre le sens du nom dans la construction et le pattern constructionnel lui -même (Goldberg 2006 : 79). Problème est que P est donc fortement enraciné, implanté dans notre compétence discursive, qui se nourrit, non pas (seulement) de règles syntaxiques, mais de l'ensemble des occurrences rencontrées dans l'expérience discursive. Les analyses des phénomènes phraséologiques n'ont peut-être pas accordé une place assez grande à la capacité productive de ces unités, préférant cerner au mieux le continuum sur lequel se mesurent les degrés de figement. Martin (1997), passant en revue les facteurs du figement lexical, introduit la notion de modèle locutionnel; en se fondant sur les données fournies par Bernet & Rézeau (1989), il rappelle qu'un modèle comme (15) Il n'a pas inventé X sert à la réalisation de plusieurs occurrences; à date ancienne : il n'a pas inventé [les paratonnerres, les tire-bouchons, les porte-pipes]; à date plus récente [l'eau chaude, l'eau tiède, la lune, l'autobus, la bretelle à coulisses, l'eau gazeuse, les œufs durs]; il s'agit là encore d'une construction, certes plus lexicalisée et idiomatique, qui, de façon systématique (et quelle que soit la saturation lexicale), disqualifie le référent du syntagme nominal X (et par contagion le sujet). La construction que nous étudions possède également un type de productivité semblable; nous l'avons partiellement décrite avec l'exemple 14. Nous nous intéresserons cependant ici à un hapax repéré non pas dans notre corpus qui, de par son genre, ne propose pas d'exemples significatifs d'emplois innovants, mais dans Frantext : (16) Le pauvre homme faisait pitié. Il était devenu la parfaite illustration de l'expression populaire : « une âme en peine » ! à quelles occupations pouvait-il consacrer ses journées ? Nous étions réduits à l'imaginer, sans y parvenir, tant ses horaires demeuraient fantaisistes. L'assuré est qu'il ne pouvait s'agir que d'expédients pitoyables, compte tenu des sommes infimes qu'il remettait, de temps à autre, à ma belle-sœur Yvonne, muée en intendante de la tribu, charge ingrate, et qui devait absorber la totalité de ses appointements, plus sa pension de veuve de guerre. (A. Simonin, Confessions d'un enfant de la chapelle, 1977). Plusieurs niveaux « constructionnels » sont ici en jeu, dont l'influence est distribuée de la façon suivante : au niveau le plus général, bien sûr la CS N EST QUE P. /INF. À un autre niveau, la coercition nominale de l'adjectif : la construction nominalise l'adjectif, sur le modèle abstrait d ' ES fort nombreux et ancrés, du type [l'essentiel, l'important, le principal, le curieux est que/de INF ]. Enfin, la CS MODALITÉ EST QUE P. /INF. En effet, l'assuré est ici un nom modal. Or, il apparaît que dans Frantext catégorisé, vérité est le nom le plus souvent employé dans la structure avec complétive (seulement en 5e position dans le corpus Libération). La classe MODALITÉ vérité, fait, certain, évident, réalité, etc. possède donc une prégnance suffisante pour initier des emplois venant « court-circuiter » des possibles pseudo-clivées; par exemple, un autre hapax : (17) Le sûr est que tous deux par des chemins bien dissemblables, nous en sommes venus à tuer les heures en les regardant en personne (Valéry). Aussi, l'emploi quelque peu curieux et unique de l'assuré hérite -t-il de plusieurs couches constructionnelles, fortement ancrées dans les discours et la grammaire « interne » de l'énonciateur; on pourrait aller jusqu' à dire que cet emploi est prédictible. Malgré les différents niveaux de fixité, la CS reste donc une structure accueillante, ouverte (façon plus pacifique de parler de sa fonction coercitive), principalement, évidemment, dans les genres qui favorisent (ou autorisent) la créativité lexico-grammaticale. Au fil des discours, des énoncés spécifiques rencontrés, sont abstraits des schémas généraux, à partir desquels une certaine créativité est possible, mais contrôlée par la familiarité sémantique avec le lexique régulier. Ainsi, plus une classe sémantique est rencontrée, plus elle constitue un modèle de productivité. On peut mesurer la productivité des CS d'une tout autre façon, en considérant leur investissement dans la formulation d'énoncés « mixtes », c'est-à-dire d'énoncés héritant de la complémentarité de traits de constructions différentes. Certains énoncés, peu fréquents (au plus une trentaine dans le corpus), se démarquent de l'ensemble des occurrences relevé dans Libération. Par exemple : (18) Pendant des années, Marie-Christine est partie en caravane, mais on allait camper sur l'Atlantique. Le Midi, c'était vraiment trop loin. Avec le bungalow, c'est possible et on n'a pas besoin de déménager la maison. Le camping sans le camping, en quelque sorte. Les vraies vacances, c'est d'avoir la même vie qu' à la maison, moins le travail. On passe les vacances en famille. Pendant l'année, je n'ai pas de temps pour moi, là, voyez, je me repose, je peux tricoter, explique Marie-Christine (16-08-95). Mis à part le pluriel du nom (qui est de toute façon contraint pour vacances), l'occurrence semble emprunter la forme d'un énoncé spécificationnel; pourtant, le nom vacances n'est pas un nom a priori sous-spécifié; le complément à l'infinitif n'a pas d'ailleurs ici de fonction spécifiante, ne répondant pas, selon nous, à la question quelles sont les vraies vacances ? Mais plutôt à qu'est -ce que les vraies vacances ?, question qui implique une définition. On a donc un type d'énoncé définitoire dans lequel le definiens est un infinitif, qui possède un fondement plus évaluatif qu'analytique, et où le definiendum est un SN renvoyant à une activité. La particularité de ce definiens est de ne pas renvoyer à un trait typique, mais à un trait spécifique dans le sens où il émane d'un jugement personnel (l'enclosure vraies est une marque d'opinion subjective incompatible avec une « prédication seconde », dans le sens de Ducrot (1980)). Dans ce type d'emplois figurent le plus souvent des modalisateurs du type vrai, véritable, pour moi. Faut-il alors considérer la forme de ces énoncés comme « homonyme » des formes spécificationnelles ? Nous voyons plutôt dans ces structures — mais cela reste une hypothèse à travailler, que nous soumettons au lecteur — une intégration de deux constructions : un amalgame entre une construction « définitionnelle » et une construction « spécificationnelle », amalgame qui témoigne de l'efficience des formes générales, abstraites des formes spécifiques. Un raisonnement portant sur la constitution dialogale des énoncés permet sûrement de mieux comprendre le phénomène en question. Les énoncés définitionnels attributifs répondent à la question qu'est -ce que un N ? Les ES répondent à la question quel est le N ? deux questions différentes, certes, qui pourtant peuvent être subsumées par une interrogation générale facilitant l'amalgame : c'est quoi un/le N ?; c'est quoi les vacances ?/c'est quoi l'objectif ?; les différentes réponses rendent compte de deux interprétations possibles de la question en c'est quoi ? Cette parenté pourrait être un facteur déterminant dans la constitution des énoncés définitionnels mixtes. Les constructions attributives définitoires du type [definiendum (GN générique) ÊTRE definiens] possèdent des traits propres. Ici, la construction définitoire complète ses traits avec ceux de la CS (mais le mouvement est peut-être réciproque) : par exemple, le dispositif de topicalisation et de focalisation, mais surtout le trait + spécificité. En effet, la spécification des CS, réalisée dans des ES, est contextuelle, locale : les noms sous-spécifiés prennent leur détermination en discours (chaque problème, objectif, enjeu, etc. est propre à une situation donnée, chaque rôle prend une valeur dans un cadre précis). Le trait + spécificité dans le cas des énoncés définitoires mixtes est opératoire dans la source du definiens : il s'agit de la définition propre à un individu, donc d'une définition localisée, située, spécifique. De plus, le trait pragmatique contraste, assez caractéristique de beaucoup d ' ES, nous semble opérant là encore : les définitions sont toujours données en contraste avec une définition implicite générale, partagée. Enfin, la définition des vacances en question dans l'exemple, forme un programme, autrement dit un objectif, un idéal à réaliser : trait hérité de la CS secondaire OBJECTIF est de INF. On pourrait paraphraser : (19) le but des vacances c'est d'avoir la même vie qu' à la maison. L'exemple suivant, en plus d'illustrer le phénomène (une conception de la poésie toute personnelle est mise implicitement en contraste avec une doxa), montre de façon surprenante — car la syntaxe laisse entendre que le definiens s'applique au mot définition — la particularité de ces énoncés définitoires qui perdent toute valeur analytique : (20) Il ressent, comme une nostalgie, le souvenir de son équilibre d' “avant” (avant la crise). Dans les années 30, il (Tardieu) se lie avec Francis Ponge et publie sa première plaquette de vers, le Fleuve caché. « La définition pour moi de la poésie est d'essayer de définir ce qui ne peut pas l' être et se voit remis en question par cette tentative même », dira -t-il dans Libération en 1984. (28-01-1995). Ou encore cet énoncé où la spécificité du definiens est patente, tant elle est dépendante du contexte : (21) « Comment accepter que la France expulse et incarcère des gens misérables à qui nous venons de tuer un de leurs enfants ? », demande le comité, « l'humanisme, c'est d'accorder le droit d'asile à la famille de Todor auprès de qui nous avons une dette ». (1-10-1995). Ainsi, la construction définitionnelle apporte ses spécificités (GN générique, rapport definiendum/definiens) et en emprunte d'autres à la CS (spécificité, contextualité, focalisation). Cet amalgame, que nous voyons comme le fruit de transposition de propriétés plutôt que comme le résultat d'une dérivation, est pour la langue un moyen d'expressivité particulièrement fort. Lexèmes, phrasèmes et grammèmes sont affectés de façon évidente par le phénomène du figement; mais les grammaires cognitives et de constructions, et surtout un examen sur corpus de certaines formes, montrent que la phraséologie porte également sur des structures presque « nues », généralisées à partir des réalisations effectives et des saturations lexicales. Ces séquences, qui constituent des unités holistiques, possèdent pourtant une relative productivité. Elles sont selon nous mémorisées, tant au niveau des classes sémantiques des lexèmes qui les « habillent » qu'au niveau de la construction généralisée. Un point de vue phraséologique sur la grammaire, qui demande bien sûr à être discuté de façon plus précise, en prenant en compte d'autres objets, permet de remettre en cause les problématiques règles de génération des combinatoires, qui semblent de moins en moins réalistes au fur et à mesure que progresse l'observation empirique des corpus . | L'objectif de cet article est de montrer que les énoncés spécificationnels du type "l'objectif de cet article est de montrer que les énoncés spécificationnels..." connaissent divers degrés de figement, et partant, doivent être considérés, à un niveau général, comme des constructions (au sens de la Grammaire de Construction) et comme des unités phraséologiques. Nous nous appuyons, pour l'étude, sur les données extraites d'une année (1995) du journal Libération. Notre conclusion est que les phénomènes de figement portent non seulement sur le lexique, mais aussi sur des unités grammaticales non lexicalement saturées, mais porteuses de signification. | linguistique_10-0145170_tei_392.xml |
termith-635-linguistique | Dans un environnement de formation plurilingue, on peut considérer, compte tenu de la conscience des participants d' être dans un espace réunissant des individus dotés de compétences linguistiques globalement asymétriques, que la majorité des échanges est de nature exolingue. Ainsi en est-il sur la plateforme Galanet dédiée à l'intercompréhension en langues romanes. Certes les échanges endolingues sont toujours possibles entre locuteurs d'une même langue mais cela n'empêche que l'exolinguisme est omniprésent à travers différents types d'échanges exolingues – unilingues, bilingues, plurilingues – en fonction des compétences linguistiques des interactants et des langues réellement impliquées dans l'échange (Degache, 2006b). Dès lors, il y a lieu de se demander si toutes ces interactions sont également de nature interculturelle. Bien des éléments peuvent plaider en faveur de cette position : les attentes et motivations des participants, les bilans effectués en fin de formation, les thématiques abordées. Pourtant, nous savons qu'il ne suffit pas de parler d'interculturel pour que la dimension interculturelle soit réellement en jeu dans l'échange. Nous reprenons ici les positions de Dausendschön-Gay et Kraft (1998 : 95-96), qui, d'un point de vue « délibérément ethnométhodologique » considèrent « qu'il ne faut pas confondre les données préalables à l'interaction – en particulier le savoir concernant l'appartenance culturelle et linguistique des interactants – et la situation que ces interactants construisent tout au long de l'interaction ». La question centrale sera donc ici la suivante : dans le cadre des sessions d'intercompréhension plurilingue sur la plateforme Galanet, à quels moments du scénario, sous quelles formes et avec quelles caractéristiques et finalités, la dimension interculturelle est-elle mobilisée dans l'interaction ? Dans cet article, nous commencerons par situer l'interculturalité dans les orientations actuelles de la didactique des langues, en précisant la place qui lui est accordée dans la perspective actionnelle prônée par le Cadre européen de référence et le cadre théorique de notre réflexion, inspirée de travaux sur la communication exolingue conduits selon une approche ethnométhodologique. Ce afin de pouvoir mener à bien une catégorisation des manifestations interculturelles dans l'interaction plurilingue en prenant appui sur un certain nombre de données tirées de l'environnement de formation en question. Le Cadre européen commun de référence pour les langues (CECR) concrétise les travaux menés depuis plus d'une vingtaine d'années autour de la compétence interculturelle en didactique des langues (voir les références données par Mangenot et Zourou ici même). Elle y apparait (Conseil de l'Europe, 2001 : 83) dans les compétences générales du sujet en tant que savoir dynamique issu d'une prise de conscience contrastive entre culture d'origine et culture cible, située dans « un plus grand éventail de cultures » et tenant compte « de la manière dont chaque communauté apparait dans l'optique de l'autre, souvent sous forme de stéréotypes nationaux ». Cette conception permet de délimiter quatre savoir-faire (ibid. : 84) : 1. la capacité d'établir une relation entre la culture d'origine et la culture étrangère; 2. la sensibilisation à la notion de culture et la capacité de reconnaitre et d'utiliser des stratégies variées pour établir le contact avec des gens d'une autre culture; 3. la capacité de jouer le rôle d'intermédiaire culturel entre sa propre culture et la culture étrangère et de gérer efficacement des situations de malentendus et de conflits culturels; 4. la capacité à aller au-delà de relations superficielles stéréotypées. Avec la diffusion du CECR dans les politiques linguistiques éducatives, la « perspective actionnelle » tend à devenir le nouveau paradigme méthodologique de référence en didactique des langues aujourd'hui. Pour Puren (2002 : 56), l'histoire des méthodologies d'enseignement des langues peut se lire à travers les recherches d'homologie successives entre les fins, « à savoir les actions que l'on veut que les élèves soient capables de réaliser en langue étrangère dans la société », et les moyens, « à savoir les actions qu'on fait réaliser aux élèves en classe ». Ainsi (ibid. : 62), pour lui, si l'approche communicative vise à former « un “communicateur” en créant des situations langagières pour le faire parler avec des interlocuteurs », dans la perspective actionnelle en revanche, le but recherché selon lui est de « former un “acteur social” » en le faisant « agir avec les autres pendant le temps de son apprentissage en lui proposant des occasions de “co-actions” dans le sens d'actions communes à finalité collective ». C'est la raison pour laquelle il propose de remplacer le concept d'interculturalité par celui de co-culturalité afin de souligner le changement de perspective, la nécessité d'agir ensemble et non plus seulement celle d'établir le contact et de cohabiter en assumant nos différences. La construction européenne n'est évidemment pas étrangère à cela. Désormais en effet, tout élève doit être préparé à effectuer au moins une partie de ses études dans une deuxième langue, à se déplacer à l'étranger pour étudier et/ou pour travailler, et, sans même quitter son pays, à utiliser une ou plusieurs langues étrangères, notamment sur Internet, pour traiter l'information et interagir avec des interlocuteurs distants. Que l'on souscrive ou non à l'utilisation du concept de co-culturalité, il n'en reste pas moins que le changement de paradigme en didactique des langues est une réalité : il ne s'agit plus de concevoir des « rencontres et échanges ponctuels » (ibid. : 63) mais d'entreprendre d'authentiques tâches collaboratives entre individus de langues et de cultures différentes. Pour situer la dimension interculturelle dans l'interaction et en préciser le rôle, Dausendschön-Gay et Kraft (1998 : 93-94) préconisent le recours à « une analyse conversationnelle rigoureuse et exhaustive […] selon les méthodes […] des ethnométhodologues et de la linguistique textuelle [pour] reconstruire la signification des activités communicatives dans la perspective des interactants ». Ces auteurs, fidèles à leur « position interactionniste » (ibid. 96), se proposent d'identifier dans l'échange les traces, explicites aux yeux des interactants, de « divergences d'interprétation dues à des arrière-plans linguistico-culturels différents ». à cet effet, ils distinguent deux niveaux de « manifestations d'altérité », avec une portée locale ou avec une portée globale. Dans le premier cas il s'agit d'introduire la dimension interculturelle pour résoudre un problème qui se pose localement et assurer la continuité de l'interaction; dans le second cette dimension « devient constitutive pour la définition globale de la situation » (ibid. 105) et la réalisation de tâches. Les extraits cités par les auteurs pour exemplifier le premier cas sont tirés de deux corpus différents d'interactions monolingues en français où certains locuteurs sont non-natifs. L'analyse des exemples montre que la dimension interculturelle est parfois introduite pour apporter une explication, justifier un acte de parole (par exemple une question) ou un comportement, et « éviter une difficulté d'intercompréhension possible » (ibid. : 98). Plusieurs procédés sont ainsi identifiés, comme par exemple : un procédé contrastif, quand un locuteur désigne « le groupe auquel il appartient (chez nous, ici en France) pour classer le fait qu'il mentionne comme particulier à ce groupe » (ibid. : 99); une présentation explicitée, à l'attention de l'alloglotte, d'un « savoir que l'on présume partagé par les membres du groupe culturel ». Pour exemplifier le second cas, les auteurs s'appuient sur « une rédaction conversationnelle », en l'occurrence un échange entre une étudiante allemande et une étudiante française à qui la première demande de l'aide pour peaufiner une lettre en français à partir de sa première esquisse. Ils montrent ainsi que, dans ses corrections et suggestions, l'étudiante française se réfère à une « norme culturelle » (il faut faire des paragraphes, le 1 er pour introduire le sujet, le 2 e pour exposer ce que tu veux, etc.) acceptée pour toute la durée de l'échange par les deux interactantes. L'interculturel est donc bien ici intégré comme « élément constitutif de la tâche » (ibid. : 107) et a une influence directe sur l'agir ensemble. Cadre d'analyse et méthodologie Sur la base des références exposées, nous distinguerons dans notre analyse trois types de manifestations de l'interculturalité : Type 1. propos explicites et distanciés sur le sujet de l'interculturalité (le « parler sur l'interculturel »), soit, le plus souvent, une démarche contrastive partant d'un fait, d'une loi, d'une situation identifiée sur un territoire donné (région, état…), qui conduit à des comparaisons avec les autres cultures représentées; Type 2. propos mobilisant des données interculturelles pour argumenter, notamment quand l'échange de type 1 donne lieu à l'expression d'opinions divergentes; Type 3. propos mobilisant des données interculturelles pour peser sur la (les) décisions à prendre dans le cadre de l'exécution d'une tâche, pour en fixer ou renégocier les règles de réalisation et pour persuader d'agir. Il reste délicat d'établir une relation entre ces trois types et les quatre savoir-faire interculturels posés par le CECR, ceux -ci renvoyant aux fonctions de l'interculturel, ceux -là aux capacités du sujet. Il semble bien toutefois que le type 1 soit à rapprocher des capacités 1 et 2 du CECR dans la mesure où celles -ci sont basées sur la mise en relation des cultures et l'établissement du contact avec les personnes. Sur le plan méthodologique, nous prendrons appui, pour illustrer et discuter cette catégorisation, sur un choix sélectif de données tirées du forum et des clavardages des différentes sessions de formation à l'intercompréhension en langues romanes tenues sur Galanet, soit un volume d'archives d'environ dix mille messages pour le forum et de quelque trois cents clavardages d'au moins une page émis par plus d'un millier de participants – majoritairement des étudiants – issus d'établissements argentins, belges, brésiliens, français, espagnols, italiens et portugais. Ces archives ont fait l'objet d'une lecture extensive selon le « principe d'observation par balayage » (Atifi, Gauducheau et Marcoccia, 2005) de façon à extraire des exemples qui nous paraissent représentatifs des différents types. Sur le plan quantitatif, cette sélection et notre propre participation à la plupart des sessions nous permettent de faire quelques appréciations de la fréquence des phénomènes décrits, sans valeur statistique évidemment. On rappellera brièvement que chaque session s'articule autour d'un scénario chronologique en quatre phases conduisant, après avoir choisi une thématique de travail, à la réalisation collaborative d'une publication plurilingue en ligne, le « dossier de presse ». Le potentiel interculturel d'un tel dispositif de formation génère une forte motivation. C'est ce qui est apparu dans les différentes enquêtes que nous avons menées auprès de plusieurs groupes d'étudiants (Degache, 2006a : 1023, Degache et Masperi, 2007 : 263). Ainsi, parmi une vingtaine de choix possibles, les facteurs relevant de l'attrait interculturel du dispositif (créer des liens, ouverture culturelle, enrichissement mutuel, développement d'une citoyenneté européenne) apparaissent en très bonne place. Et les résultats obtenus auprès de différents groupes réellement investis dans une formation à l'intercompréhension ont confirmé le rôle joué par cet atout interculturel, que ce soit juste avant le début d'une session ou au terme de celle -ci (Degache et Masperi, 2007 : 264). La dernière enquête, menée auprès des étudiants au terme de la session « L'art du dialogue » au 1 er semestre 2006, confirme cette tendance. Les étudiants ayant répondu considèrent, toujours parmi une vingtaine de choix possibles, que leur première motivation initiale était de faire une expérience d' « apprentissage sans frontières », dans un cadre international. Ce qui peut être vu, au moins en partie, comme une motivation interculturelle. Plus explicitement encore, ils placent en cinquième position « le questionnement et l'évolution de mes représentations de ces langues, de leurs locuteurs et de leurs cultures » et en septième position « la découverte des aspirations, des modes de pensée, des valeurs des locuteurs d'autres langues romanes ». Ces motivations sont consolidées au fil de la session, pour atteindre un taux de près de 3 sur une échelle de 4, même si d'autres motivations surgissent, voire les dépassent (à noter par exemple la forte progression des motivations de nature cognitivo-langagières et socio-affectives). Les motivations interculturelles des participants sont confirmées dans les interactions et les produits des tâches et sous-tâches de la session. Elles apparaissent dès son ouverture, dans les profils complétés par les participants (voir ici même Araújo e Sá et al.) et dans des messages exprimant l'envie de découvrir et de partager les cultures : « Espero poder transmitirles algo de nuestra cultura y hacerles conocer nuestro pais [J'espère pouvoir vous transmettre quelque chose de notre culture et vous faire connaitre notre pays] » [Nora, CA_050304]; parfois même dans des langues romanes non ciblées expressément comme ici en roumain : « Românca de origine si de limba materna, va invit sa descoperiti limba romana care vine dintr-o “mare slava ”, din Estul Europei […] bun demaraj [Roumaine d'origine et de langue maternelle, je vous invite à découvrir la langue roumaine qui vient de la “mer slave” de l'est de l'Europe [] bon démarrage !] » [NadiaM, VP_010207 ]. Ce désir d'interculturalité est encore plus prégnant dans les thématiques des sujets proposés dès la première phase du scénario où il s'agit de faire des propositions en vue de choisir un thème pour la tâche collaborative collective. Ces sujets peuvent être classés en cinq catégories : a. métacommunicatifs : « La chat come strumento di comunicazione… ! ! ! » AD06 b. universels : concernant des questions à l'échelle mondiale (« o cambio climático » VP07), des questions ou faits « extra-romans » (« La crise au moyen orient » VP07) ou encore des comparaisons interpersonnelles de nature métacognitive (« ma voi… come studiate ? ? ? [mais vous… comment étudiez -vous ?] » AD06) ou socio-affective (« Esiste ancora la vera amicizia ? [La vraie amitié existe -t-elle encore ?] » FP06); c. métalangagiers : « El contacto entre culturas ¿enriquece o empobrece la lengua ? [Le contact entre les cultures enrichit-il ou appauvrit-il la langue ?] » AD06; d. explicitement interculturels : proposant d'interroger les stéréotypes (« Stéréotypes : ouverture ou fermeture aux autres cultures ? » LC07) ou de parler ouvertement d'interculturalité (« La inter-culturalidad juvenil » AD06), ou encore de voir ce qui unit ou sépare les différentes cultures représentées (« ¿Qué une y qué separa a las diferentes culturas ? » VR05); e. contrastivement interculturels : proposent une approche contrastive sur un fait socioculturel donné (par exemple le mariage homosexuel, la formation universitaire, l'interdiction de fumer dans les lieux publics…) ou bien ce qui représente le mieux chaque culture sur un point donné (livre, film, mets, chanson…). Dans une estimation établie par ailleurs (Degache, 2006a), 50 % des sujets proposés correspondent aux deux dernières catégories et peuvent donc être considérés comme interculturels. Néanmoins, cette classification étant réalisée à partir du titre et de la présentation du sujet proposé (« l'amorce »), il faut garder à l'esprit, sur la base de la distinction en trois types que nous avons posée plus haut, que : – tout sujet, y compris un sujet universel, peut à tout moment faire l'objet de l'introduction de la dimension interculturelle dans l'interaction. On pourrait alors dire, sur le modèle de l'exolinguisme, qu'il devient « exoculturel », c'est-à-dire que le différentiel culturel est assumé et pris en charge par au moins un locuteur pour poser un élément explicatif propre à sa culture de référence; – les interactants semblent rester en permanence conscients du contexte de « rencontre interculturelle » (De Nuchèze, 2004) que constitue la session. Preuve en est que nombre de sujets et d'échanges portent, au-delà de la parenté linguistique, sur la recherche d'une parenté culturelle entre locuteurs de langues romanes, soit en définitive sur la nécessité/difficulté de se constituer en tant que communauté : « Pourquoi êtes -vous ici ? »; « La diversidad lingüística ¿nos une ? ¿nos separa ? [La diversité linguistique nous unit-elle ou nous sépare -t-elle ?] »; « Qui sont-ils ces Néo-Latins dans le regard de l'autre ? » LC07. Recherche qui se concrétise dans l'utilisation du déictique “nous” qui peut être considéré comme « un indice de l'existence d'un sentiment communautaire » (Carton, 2006 : 21). On en prendra pour preuve le sujet « La “romanophonie” » dans la session FP06, présenté ainsi : Quels sont les points communs entre romanophones ? Mise à part nos langues romanes quels sont nos principaux points communs dans nos pays, cultures, mentalités, vies quotidiennes… Souffrons -nous des mêmes clichés les uns les autres ? À travers les thématiques proposées et finalement retenues et développées au fil des sessions – on notera que six des huit « dossiers de presse » publiés font peu ou prou explicitement référence à la dimension interculturelle dans leur titre ou leur chapeau –, les habiletés interculturelles pratiquées relèvent principalement des deux premiers savoir-faire identifiés par le CECR (cf. supra), moyennant une adaptation au contexte pluriculturel de la situation : – la capacité à mettre en relation la (ou les) culture(s) d'appartenance et les cultures étrangères se fait certes autour des cultures des pays et régions de langues romanes mais elle peut concerner également des cultures « extra-romanes », soit à travers certaines thématiques, soit en tenant compte du fait que nombre de participants possèdent des cultures autres (étudiants africains, arabes, germaniques, slaves, scandinaves…). Cette habileté se manifeste de surcroit avec le souci de prendre en compte la diversité régionale et sociale des mondes représentés et « la manière dont chaque communauté apparaît dans l'optique de l'autre » (CECR, p. 83); – la capacité de reconnaitre et d'utiliser des stratégies variées pour établir le contact avec des gens d'une autre culture se réalise par des références à des connaissances préalables ou à l'expérience vécue en personne dans l'autre culture, ou encore par des questions contrastives, parfois à fond polémique pour s'assurer d'une réaction. C'est sur ces aspects potentiellement ou effectivement conflictuels que nous allons poursuivre l'analyse. Même si les échanges conduisent rarement les participants à jouer le rôle de ce que le CECR appelle l' « intermédiaire culturel » dans le troisième savoir-faire, on relève toutefois ponctuellement dans les sessions quelques tensions interculturelles. On en examinera ici trois exemples. Dans la première séquence, un chat (VR 160305, salon bleu), le conflit culturel potentiel que pourrait introduire la thématique « les Français sont un peu fermés » par Luiza, Brésilienne, va être évité du fait des réactions de ses interlocutrices : Dans cet échange exolingue-bilingue, Sonia, portugaise, par la question qu'elle pose sur le sens de l'expression « être fermé/ser fechado », invite Luiza et Chantal à interroger le stéréotype de départ (capacité 4 du CECR), même si Chantal, la seule Française de l'échange, l'a validé par un témoignage tiré du vécu personnel (tout en l'attribuant implicitement à une influence étrangère). La deuxième séquence débouche sur une légère divergence de point de vue quant à la manière d'apprécier les stéréotypes culturels, mais, comme ci-dessus, la volonté de les dépasser y est également attestée. L'étendue de la gamme des cultures représentées sur Galanet le permet facilement. Dans cet échange en espagnol entre KatiaK (étudiante Erasmus polonaise de l'équipe de Madrid) et Angelica (étudiante colombienne de l'équipe de Grenoble) dans le sujet « Stéréotypes : ouverture ou fermeture aux autres cultures ? » LC07. Du fait du positionnement de chacune des interactantes (« como colombiana te digo… »; « tú eres colombiana, yo soy polaca… »), suite à l'émission spontanée de la part de KatiaK d'un avis personnel qu'Angelica ne partage pas (« il faut bien accepter les stéréotypes en les prenant avec humour »), l'échange passe subitement du type 1 (une évocation distanciée des stéréotypes les plus courants sur les différentes nationalités représentées) au type 2 (une mobilisation des données interculturelles pour s'engager personnellement) : La troisième séquence, également dans un forum, débouche pour sa part sur une réelle « situation de malentendu et de conflit culturel » (CECR, p. 84). Il s'agit d'un sujet présenté par Ioana, étudiante roumaine de Lyon, avec une orientation polémique sous le titre « La grève est-elle une spécialité française ? » (AD06) au moment du mouvement social du printemps 2006 en France : Ioana : En France tout les jours il y a une grève. En Lyon il y a aussi presque toutes les semaines une grève pour les milieux de transports. J'essaie de m'habituer à la situation, mais pour moi comme je suis étudiante étrangère, ce n'est pas très facile. Enfin, je n'arrive pas à comprendre cette habitude française. Avez une réponse pour moi ? Les premières réactions cherchent à placer le débat sur un plan universel et non sur un plan interculturel : CorrineA : Je ne crois pas que l'on puisse dire que la grève est une “habitude française ”. La grève rentre dans les différentes manières de dialoguer avec le gouvernement pour refuser ce qu'il propose. Et toutes les démocraties qui se respectent dialoguent avec leurs gouvernements et descendent dans la rue Timge : [la France] est loin d' être le pays qui réussit à perdurer les grèves les plus longtemps possible. (Je vous rappelle par exemple les Vénézuéliens qui ont fait plus de 6 mois de grèves il y a 3-4 ans de ça.) De nombreuses réactions se livrent à des comparaisons avec la situation dans d'autres pays, réalisant ainsi des réflexions interculturelles de type 1, dont on peut dire, en raison de leur orientation argumentative – explicite ou implicite –, qu'elles tendent vers des prises de position de type 2 : Le débat collectif plurilingue amène une étudiante à demander des précisions : Nelly : […] comment ça se passe en Roumanie quand les gens sont opposés à une mesure prise par le gouvernement. Est -ce qu'ils font grève ? Est -ce qu'ils se taisent ? Est -ce qu'ils font entendre leur opinion autrement ? Ce à quoi Ioana répond en mobilisant des données interculturelles avec une finalité clairement argumentative (type 2) : Ioana : Nelly, il y a partout des grève et je trouve ca normale ! Mais pas partout de la grève exagérée. Si quelqu'un est mecontent, il va protester, mais tout est mesuré. […] La dernière grève pour les trains et métros en Romanie il y avait un an et demi et ca a durée que deux heures. Crois -moi, en Roumanie les gens ont trouvé un vrai raison d'organiser cette grève. Si bien que l'échange prend une orientation socio-politique où Ioana se retrouve seule contre tous. Ainsi lorsque Karim écrit « La tradition française à la grève remonte à la révolution française de 1789… », elle répond « Escuse moi, Karim si te contredirai un peu mais tu est un peu trop centré sur la France […] en plus les Francais n'ont pas du tout inventé la greve ! ! ! ! », ce qui conduit à des prises de position de la part des autres participants (type 2) où l'on voit apparaitre des représentations plus marquées de la culture de l'autre et soutenant le mouvement de protestation et le droit de grève : Au total, en deux jours, six messages de la part de 6 participants non français (3 Portugais, 2 Italiens, 1 Turc) issus de 4 équipes différentes, écrits en 3 langues (it, fr, po), s'opposent de quelque manière à Ioana. Aucun message pour la soutenir en revanche. Face à cette unanimité plurilingue et pluriculturelle, elle réagira en roumain par des paroles très fortes : On peut voir là une alternance codique ambivalente, à la fois convergente et divergente. Convergente parce que Ioana affirme ainsi son identité romanophone, divergente parce qu'elle le fait sous une formulation difficile à appréhender sans traduction. Presque une sorte de fin de non recevoir à la suite de quoi l'échange ne progressera plus beaucoup. Néanmoins, le fond de polémique présent dans ce sujet de discussion reste une exception contrairement aux pratiques relevées dans des forums publics non-pédagogiques où l'invective est souvent la règle, le plus souvent sous couvert d'anonymat. Au fil des sessions, le contexte pédagogique et une perception positive du principe d'intercompréhension, sans doute aussi la présence sur le site d'une charte fixant les règles de bonne conduite, font que les sources potentielles de conflit sont en général gommées. Les manifestations interculturelles précédemment mentionnées relèvent des types 1 et 2. Il y a donc lieu de se demander si, dans le scénario Galanet, la dimension interculturelle peut être mobilisée pour autre chose que pour un échange d'opinions. En réalité, le type 3 est relativement rare, ce qui nous amène à faire le constat que, en définitive, il y a peu de traces de co-culturalité dans les échanges. Comment peut-on expliquer cela ? Faut-il y voir : un faible potentiel « co-culturel » du scénario de la plateforme ? un effet de la « culture partagée » des participants ? ou, au contraire, peut-on avancer que les traces de « co-culturalité » existent bien mais qu'elles se dissimulent dans un ensemble plus vaste ? Le peu de traces de co-culturalité dans les interactions peut s'expliquer par le rôle central joué par le forum dans la formation. Cet outil, de par ses spécificités, notamment par sa structuration relativement figée qui oblige à rendre explicites les réactions à un message particulier au sein d'un sujet de discussion, pourrait favoriser l'émergence des manifestations interculturelles de types 1 et 2. Surtout, la nature des tâches intermédiaires que l'on est invité à y réaliser, pourrait expliquer leur prédominance. En effet, il s'agit de proposer des sujets, de débattre de leur potentiel, d'argumenter sur leur intérêt, puis une fois que l'un d'entre eux a été choisi, d'en dégager une série de sous-thèmes puis de débattre autour de ces sous-thèmes à partir de documents d'appui fournis ou produits par les participants avant d'arriver, in fine, à la réalisation de la tâche finale, le « dossier de presse ». Certes, au moment de l'élaboration des rubriques dans cette dernière phase, cette co-culturalité devrait être favorisée. Mais en raison d'un certain nombre de limitations du dispositif de formation, tant du point de vue du scénario d'encadrement pédagogique que de l'environnement informatisé, en particulier au niveau de l'outil de réalisation du dossier de presse et de ses fonctionnalités, cela n'est pas le cas. En effet, la mise au point de ces rubriques à partir de synthèses des échanges antérieurs et des documents d'appui, ne se fait pas en l'état actuel des choses de manière suffisamment collaborative entre participants de différentes équipes mais plutôt au sein d'une même équipe. Si bien qu'au niveau de la dernière phase de la session, l'interaction plurilingue souffre en général d'une baisse de rendement, l'interculturalité – et la co-culturalité – également par voie de conséquence. Non pas que l'outil en empêche la mise au point mais ce n'est qu'au prix d'une organisation spécifique et d'un tutorat renforcé que cela peut être effectivement possible, ce qui a peu été fait jusqu' à présent. Définir l'univers culturel d'un sujet renvoie à une complexité dont il faut tenir compte pour évaluer la notion de culture partagée. D'une part, tout sujet construit son propre univers culturel en fonction de la culture de la communauté linguistique à laquelle il appartient et de son niveau socioculturel, ce qui suppose une diversité de connaissances partagées à l'intérieur de chacune des communautés linguistiques, le fonds commun restant à définir mais se présentant comme le composant de l'identité de la communauté. D'autre part, la composante socioculturelle offre des similitudes entre groupes d'une communauté linguistique à une autre, ces connaissances partagées entre individus socioculturellement positionnés leur confèrent une valeur de communauté culturelle homogène sous bien des aspects. Pour mener à bien notre analyse, nous devons tenir compte de ces deux paradigmes qui peuvent se succéder dans un même forum ou même se cumuler dans une même interaction dans des mouvements différents. Cependant on peut souligner l'homogénéité de l'univers culturel qui caractérise les participants sur la plateforme Galanet aussi bien socialement que technologiquement. Les participants à la plateforme Galanet présentent en effet beaucoup de points communs. Beaucoup sont étudiants spécialistes de langues ou de linguistique et de didactique, ce sont donc des sujets ayant au niveau culturel une formation et des centres d'intérêt concordants. Leur motivation est elle -même similaire, ils s'intéressent à l'apprentissage des langues, tant pour les apprendre que pour les enseigner, et ils sont formés à une réflexion sur les langues et le langage, ce qui donne à leurs stratégies une dimension théorique et métalinguistique que l'on ne retrouverait pas à cette hauteur si le profil des participants était différent. Cette formation initiale se complète par un accès à des sources d'information – journaux, TV, net, cinéma, publicité, etc. – similaires, ce qui accentue leur appartenance a un groupe d' âge homogène qui leur procure des références toujours plus proches dans des sociétés qui tendent à la globalisation et effacent les différences nationales, en particulier en Europe. Dans l'ensemble, les milieux sociaux auxquels ils appartiennent sont apparentés d'un pays à un autre et ils partagent des projets d'avenir similaires, les études qu'ils ont choisies offrant des débouchés professionnels semblables dans les différentes sociétés. Bien évidemment les étudiants des différentes équipes de Galanet sont des locuteurs des langues romanes soit parce que c'est leur langue maternelle ou leur première langue de scolarisation soit, surtout dans le cas des Erasmus, parce qu'ils ont un haut niveau de compétence linguistique en langues romanes. Un bon nombre d'entre eux connaissent une ou deux autres langues de la même famille. Aborder la notion de culture est beaucoup moins simple. Certes, on peut considérer que les cultures des pays latins partagent un socle commun de valeurs, de croyances et de connaissances; il n'en reste pas moins que chacune des cultures garde une identité propre, même si la langue est commune, comme c'est le cas de l'Espagne et de l'Argentine ou du Portugal et du Brésil, et que ces différences sont constitutives de l'identité nationale des participants. Cependant nous considérons que toutes les connaissances construites par chacun des individus au cours de sa formation – voir paragraphe précédent – confèrent une homogénéité à l'ensemble des participants qui lui permet d'affirmer son identité nationale à partir de la position qui les unit en tant que groupe socioculturel. C'est pourquoi les controverses et les stéréotypes sont relativement peu nombreux dans les forums. Bien qu'il y ait peu de traces de co-culturalité – du « dire pour agir » – dans les interactions, on les voit parfois apparaitre néanmoins au moment des prises de décisions qui engagent les étudiants à certains moments du scénario. C'est notamment le cas dans un chat (salon rouge, 070305) portant sur l'intérêt comparé des thèmes proposés en vue du vote en phase 1. Un étudiant barcelonais souligne l'intérêt du thème métalangagier « Binomio idioma/país.¿Corresponden las fronteras de un país a la representación y a la utilización de un idioma ? [Binôme langue/pays. Les frontières d'un pays correspondent-elles à la représentation et à l'utilisation d'une langue ?] » compte tenu des différences culturelles sur la question, notamment chez les équipes françaises et espagnoles. L'argument interculturel est bien convoqué ici pour peser sur l'action, chose d'ailleurs confirmée immédiatement par l'intervention suivante : « (Los catalanes siempre defendemos lo nuestro en grupo) jeje », soit une parenthèse auto-ironique, « jeje » étant équivalent au sourire complice; -) Dans le même chat un peu plus loin, entre trois autres étudiants (une Française et deux Espagnols), on trouve la séquence suivante : Cette fois, les trois participants mobilisent connaissances et représentations culturelles sur un autre groupe de participants, les Argentins, pour peser le pour et le contre du choix d'un sujet (leur vote en réalité) qui pourrait être trop européo-centré. C'est la question du rapport entre identités romanophone et européenne qui est alors posée. La présente étude a permis d'aboutir à une catégorisation en trois types de manifestations interculturelles. L'identification et la discussion d'un certain nombre d'exemples nous permet de mieux en appréhender la portée et les spécificités et il peut être envisagé, dans les sessions à venir, de s'inspirer de cette catégorisation pour mieux apprécier le type d'interculturalité en jeu dans les échanges. L'analyse que nous avons conduite ici porte à conclure que le concept d'échange mis en œuvre sur cette plateforme, basé sur l'interaction plurilingue dans la famille des langues romanes entre locuteurs d'origines diverses maitrisant au moins une langue romane en tant que langue 1 ou 2, est propice à la rencontre interculturelle. Ils y voient là un attrait majeur du dispositif comme on a pu le vérifier. Dans chaque session on retrouve, en général au début, des thèmes récurrents portant sur un questionnement identitaire (un des plus parlants est le 1 er sujet de VR05 « Quem somos e para onde vamos ? : O que nos une nesta sessão ? Quais são os nossos objectivos ? Onde estamos ? Até onde queremos ir ? [Qui sommes -nous et où allons -nous ? : qu'est -ce qui nous unit dans cette session ? Quels sont nos objectifs ? Où en sommes -nous ? Jusqu'où voulons -nous aller ?] »). Fréquemment, on peut noter que ce questionnement conduit les participants à se définir comme une communauté de non-anglophones (Carton, 2006 : 21) et à s'interroger sur la relation entre communauté européenne et communauté romanophone, relation vue dans un premier temps comme inclusive mais vite remise en question du fait notamment de la présence d'équipes latino-américaines et de participants originaires du continent africain. Nous avons ainsi montré que le dispositif est particulièrement adapté à l'exercice des capacités et à la prise de conscience interculturelles (CECR : 83-84), car il facilite l'interrogation des attitudes et valeurs personnelles associées aux cultures, par leur mise en contraste avec celles des autres participants comme l'exprime cette étudiante de Lyon lorsqu'elle soumet au vote en phase 1 un sujet intitulé « L'interculturalité » libellé ainsi « […] dans interculturalité, au-delà du simple échange entre personnes venant de différentes cultures, je ressens un sens plus profond, qui est de creuser en soi -même; et ceci parfois grâce à autrui, qui peut ou non venir d'une autre culture ». En revanche, en l'état actuel des choses, l'exercice de la co-culturalité ne semble pas réellement favorisé dans la mesure où les occasions d'agir ensemble en ligne et en plusieurs langues, restent limitées, alors même qu'elle peut être considérée comme la plus favorable au développement de l'interaction et des compétences d'intercompréhension plurilingue (Masperi et Quintin, à paraitre). Cette discrétion relative peut s'expliquer, au moins en partie, par un effet de culture partagée entre étudiants : inutile de convoquer des données culturelles dans l'action et la prise de décision si on considère ou constate que la culture des interactants est fort semblable. Toutefois, au vu des quelques exemples que nous avons identifiés ici, il semble probable que les fonctionnalités de certains outils, ou autrement dit les modalités de réalisation de la tâche, soient également responsables de cet état de fait, ce qui pourrait être considéré comme une « affordance » (voir à ce sujet Mangenot, 2007 : 6). Si cela est confirmé, le dispositif de formation devra d'abord évoluer. Ce n'est qu'alors, lorsque les étudiants des différentes équipes seront plus impliqués dans la réalisation de tâches collaboratives en ligne, de manière synchrone ou asynchrone, que nous pourrons apprécier réellement la co-culturalité. Observera -t-on alors différentes cultures d'apprentissage, par exemple dans une tâche d'écriture collaborative comme la synthèse d'un forum puisque c'est un genre pratiqué dans le « dossier de presse », autour de questions comme : comment la structurer, comment rapporter le discours d'autrui, que garder ou quel rapport doit-il y avoir entre volume d'origine et volume de la synthèse, comment gérer le plurilinguisme ? à moins que ce type de tâche ne soit trop novateur pour favoriser la convocation de normes culturellement marquées ? Comme si en définitive, contexte et situation pédagogiques étaient si différents (travail en autonomie, pédagogie du projet, travail collaboratif, type de tâches, utilisation des technologies, caractère plurilingue des échanges…) de ce qui est habituellement pratiqué, qu'aucune culture d'apprentissage particulière ne se retrouverait réellement favorisée ou désavantagée ? Mais la recherche devra également s'intéresser à d'autres types de données pour mieux appréhender la dimension interculturelle dans un tel dispositif. Il convient en effet de noter que nous n'avons considéré que les interactions en ligne et délibérément ignorées d'autres sources de données, comme par exemple les interactions locales au sein d'un même groupe, notamment lors des regroupements présentiels, parce que ce qui n'est pas dit publiquement en ligne est peut-être quand même très présent (comment sont commentées les tensions éventuelles ? qualifie -t-on par exemple de « typiquement espagnol, français, brésilien… » tel ou tel comportement, réaction ou attitude ?). Sans doute perçus comme potentiellement polémiques et contraires au principe général de politesse interculturel, voire à la charte du participant, ils sont en général passés sous silence en ligne. Il est d'autant plus important de prêter intérêt à ces données qu'il a déjà été noté qu'il peut exister « un clivage entre les activités en situation de contact d'un côté et la façon dont les participants à ces situations en parlent à d'autres personnes » (Dausendschön-Gay et Kraft, 1998 : 108) . | Comment les compétences interculturelles s’expriment-elles dans un environnement de formation sur Internet, réunissant plusieurs groupes d’apprenants de différents pays et utilisant plusieurs langues romanes ? Dans la pratique de l’intercompréhension plurilingue - c’est-à-dire quand chacun comprend les langues des autres et se fait comprendre dans sa (ses) première(s) langue(s) -, nous identifions dans cet article plusieurs types de manifestations interculturelles en référence aux travaux sur la communication exolingue et à la place et au rôle de l’interculturalité dans la perspective actionnelle du Cadre européen commun de référence. Cette catégorisation est ensuite exemplifiée et discutée en prenant appui sur des extraits choisis d’interactions en ligne tirés de la plateforme Galanet. | linguistique_11-0139731_tei_500.xml |
termith-636-linguistique | Les langues de spécialité ont émergé comme objet de recherche avec les travaux statistiques de Barber (1962) sur les spécificités de l'anglais scientifique et comme domaine d'étude pour la terminologie avec le dictionnaire des machines-outils de Wüster (1968). La structuration de l'anglais de spécialité en France est un peu plus récent, puisque les deux associations savantesfédérant les travaux dans ce domaine, l'APLIUT (Association des professeurs de langues des Instituts universitaires de technologie) et le GERAS (Groupe d'étude et de recherche en anglais de spécialité) ont maintenant une trentaine d'années. Pendant ces trente ans, la communauté des enseignants en anglais de spécialité a développé une expertise en anglais économique, juridique, médical, scientifique… Elle a également affiné la terminologie de nombreux domaines techniques, en particulier par la publication de dictionnaires spécialisés et la relecture d'articles scientifiques en anglais. Elle a enfin su développer une quatrième branche des études anglaises, au côté de la littérature, de la civilisation et de la linguistique, en créant des équipes de recherche en anglais de spécialité, en organisant des colloques et en développant des publications spécialisées. Citons pour mémoire la revue internationale English for Specific Purposes, LSP and Professional Communication (Language for Specific Purposes) au Danemark, Iberica, en Espagne, ASp (anglais de spécialité) et les Cahiers de l'APLIUT en France, etc. Les ouvrages récents sur l'anglais de spécialité témoignent aussi de ce dynamisme (Douglas 2000, Basturkmen 2006, Harding 2007). Parallèlement à ce développement de l'anglais de spécialité, en France et dans le monde, le Conseil de l'Europe, depuis son origine en 1949, a mené une réflexion sur l'apprentissage des langues pour encourager la mobilité des citoyens européens. La première étape principale de cette réflexion a été la caractérisation d'un niveau-seuil (Trim 1975), c'est-à-dire des capacités nécessaires pour communiquer dans une langue étrangère de façon indépendante. Le niveau-seuil a ensuite servi de point de départ à l'élaboration d'un Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL). Ce projet a été lancé en Suisse en 1991 lors du colloque de Rüschlikon, dont le thème était : « Transparence et cohérence dans l'enseignement des langues en Europe : objectifs, évaluation, certification ». Il a ensuite fait l'objet de dix ans de travaux d'élaboration et de validation, avant d' être publié en 2001, l'Année européenne des langues. Dès 2000, le CECRL a fait l'objet d'un grand intérêt en France. En effet, le Certificat en langues de l'enseignement supérieur (CLES), créé par l'arrêté du 22 mai 2000, prévoyait d'emblée trois niveaux de certification (B1, B2 et C1). Le ministère de l' Éducation nationale a adopté à son tour le 22 août 2005 un décret adossant au Cadre les programmes de langues de l'enseignement primaire et secondaire. Si le CECRL a été si rapidement et officiellement adopté en France, c'est certainement en partie pour essayer de remédier aux faiblesses de notre système éducatif en matière d'enseignement des langues, comme l'admettait Francis Goullier, Inspecteur général de l' Éducation nationale, lors d'une conférence organisée à Grenoble par l'Association des professeurs de langues vivantes (Goullier 2008). Au delà de nos frontières, le Cadre s'est aussi rapidement imposé comme une réponse pertinente aux besoins des citoyens européens pour communiquer entre eux de façon efficace dans une langue étrangère, et pour pouvoir échanger plus facilement sur leurs pratiques d'enseignement et d'apprentissage des langues. Il a été mentionné dans plusieurs textes officiels et son rôle a été développé dans la « Recommandation du Comité des Ministres aux États membres sur l'utilisation du Cadre européen commun de référence pour les langues du Conseil de l'Europe et la promotion du plurilinguisme » (Conseil de l'Europe : 2008). Ce bref historique du développement de l'anglais de spécialité (ASP) et de l'élaboration du CECRL montre qu'au bout de trente ans de croissance en parallèle, il est devenu nécessaire d'explorer quelles seraient les conditions possibles pour une collaboration fructueuse entre le Cadre et l'anglais de spécialité. Après une brève présentation des caractéristiques de l'ASP et du CECRL, nous étudierons dans quelle mesure ces deux perspectives sont cohérentes sur le plan théorique et compatibles sur le plan pratique. Avant de brosser les traits les plus caractéristiques de l'anglais de spécialité, il est nécessaire de justifier cette appellation et de revenir rapidement sur la distinction déjà ancienne établie par Pierre Lerat entre langue de spécialité (ou traits linguistiques spécifiques d'une spécialité donnée) et langue spécialisée, ou « langue naturelle considérée en tant que vecteur de connaissances spécialisées » (1995 : 18-20). Bien que l'appellation « langue spécialisée » soit plus correcte linguistiquement (l'anglais du commerce international, de la Common law ou de l'informatique reste toujours de l'anglais), celle d'anglais de spécialité lui a été préférée dans la présente étude, afin de bien souligner la multiplicité des spécialités, et à travers elles, la diversité des disciplines et des professions y conduisant. Le choix du terme d'anglais de spécialité est donc social autant que linguistique. C'est ce que souligne Michel Petit dans sa définition de l'anglais de spécialité datant de 2002 : L'anglais de spécialité est la branche de l'anglistique qui traite de la langue, du discours et de la culture des communautés professionnelles et groupes sociaux spécialisés anglophones, et de l'enseignement de cet objet. (Petit 2002 : 2-3) Ces considérations préliminaires nous amènent tout naturellement à la caractéristique principale de l'enseignement de l'anglais de spécialité, qui est de déterminer des objectifs ciblés pour des publics spécifiques. Le numéro 53-54 d ' ASp (2008), par exemple, rend compte d'expériences pédagogiques avec des publics variés : magistrats, doctorants, chercheurs en linguistique et cadres de l'administration. Ce choix fondamental d'objectifs influe sur la qualité de la communication en cours d'anglais de spécialité, parce qu'il crée les conditions d'un échange authentique entre d'un côté un expert en langue, l'enseignant, et d'autre part des experts dans leur discipline, les étudiants. Le manque de connaissances d'un enseignant d'anglais dans le domaine de spécialité de ses étudiants n'est alors plus un obstacle qui l'empêcherait d'enseigner correctement, mais devient au contraire l'occasion de trouver de nouveaux chemins de communication. Cette constatation est plus ou moins vraie selon les spécialités : les étudiants de droit ou d'économie s'attendent souvent davantage à ce que leur enseignant d'anglais comprenne leur domaine disciplinaire que ceux de médecine, comme le souligne avec humour Tony Dudley-Evans : Doctors do not expect English teachers to diagnose, prescribe, prevent or cure illnesses; they expect some understanding of the patient-doctor or nurse-doctor interaction so they can learn the appropriate language. (Dudley-Evans 1998 : 190) La spécificité des objectifs d'enseignement en anglais de spécialité a deux conséquences importantes sur le plan de la politique des langues. Tout d'abord, elle entraîne une économie de coûts. Il est plus facile en effet de demander à un étudiant ou une étudiante de maîtriser parfaitement une tâche très partielle, comme l'écriture de CV, que d'exiger de lui d' être bilingue. Nous reviendrons sur ce point en troisième partie, avec l'expérience de l'évaluation des spécifications d'ALTE (Association of Language Testers in Europe) pour les études à l'Université Joseph Fourier Grenoble 1 (UJF). Ensuite, le fait de choisir des objectifs ciblés en fonction des besoins de tel ou tel public étudiant permet une meilleure intégration entre apprentissage des langues et enseignement de contenus disciplinaires. Le premier pas dans cette direction consiste souvent, pour les enseignants d'anglais, à établir des contacts avec les collègues des disciplines concernées, puis à organiser des activités ponctuelles communes, que ce soit à l'initiative des anglicistes (présentations orales ou séances de posters en anglais), ou bien à la demande des collègues responsables de filières (soutenances de stages partiellement ou totalement en anglais). La réussite de ces expériences ponctuelles peut mener un pas plus loin, vers l'organisation de cours disciplinaires dispensés en anglais. À l'UJF, par exemple, certains cours de travaux dirigés de la faculté de médecine ont lieu en anglais, en présence d'un enseignant d'anglais. Ces cours traitent en général d'études de cas concrets, ce qui permet à l'enseignant de langue de présenter le cas à l'avance à ses étudiants, d'assister au cours de médecine pour prendre des notes sur les problèmes linguistiques ou pragmatiques que rencontrent les étudiants, et de revenir sur les points délicats au cours d'anglais suivant (Colle 1998). Il s'agit là d'un exemple, parmi beaucoup d'autres, de l'approche EMILE/CLIL (enseignement d'une matière par l'intégration d'une langue étrangère/ content integrated language learning), qui constitue l'un des axes du projet européen LANQUA (voir en particulier leur rapport de 2008 sur l'EMILE/CLIL, ainsi que Fortanet-Gomez & Räisänen 2008). Nous pouvons donc conclure de cette première partie que l'anglais de spécialité est une branche des études anglaises qui a su développer des enseignements adaptés aux besoins de leurs publics et motivants autant pour les enseignants que pour les étudiants, en visant des objectifs bien ciblés, intégrant des contenus disciplinaires. Après ce tour d'horizon de l'anglais de spécialité, nous allons maintenant présenter brièvement le Cadre européen. Les pages introductives du Cadre le présentent comme un travail délibérément pragmatique. Il ne se préoccupe pas en effet de prescription, mais de pratique, et se défend de privilégier une quelconque théorie : « La fonction du Cadre européen commun de référence n'est pas de prescrire les objectifs que ses utilisateurs devraient poursuivre ni les méthodes qu'ils devraient utiliser » (CECRL 2001 : 4). Mais la perspective du Cadre est également pragmatique au sens où elle se fonde sur la réflexion entamée par des philosophes comme John Austin sur les performatifs (1962), ou John Searle sur les actes de parole (1969), et sur leur constatation que certaines actions passent par des mots (par exemple « la séance est levée », ou « veuillez m'excuser »). Dans le Cadre, les voies ouvertes par la pragmatique philosophique sont appliquées plus généralement, dans une perspective nommée « actionnelle », à tout acte social qui nécessite de parler (faire des achats, prendre l'avion, etc.) : La perspective privilégiée ici est, très généralement aussi, de type actionnel, en ce qu'elle considère avant tout l'usager et l'apprenant d'une langue comme des acteurs sociaux ayant à accomplir des tâches (qui ne sont pas seulement langagières), dans des circonstances et un environnement donnés, à l'intérieur d'un domaine d'action particulier. Si les actes de parole se réalisent dans des activités langagières, celles -ci s'inscrivent elles -mêmes à l'intérieur d'actions en contexte social qui seules leur donnent leur pleine signification. (CECRL 2001 : 15) Le point de vue présenté dans le Cadre est donc doublement pragmatique, au sens où il se veut résolument pratique, et ancre sa perspective dans la philosophie d'Austin et Searle (entre autres). Pour décrire plus précisément cette approche actionnelle, le Cadre fait appel à la notion de compétence communicative développée par Dell Hymes à partir de la distinction théorique élaborée par Noam Chomsky entre compétence et performance. Ces compétences sont décrites dans le chapitre trois du CECRL de façon analytique. Elles sont ordonnées sur une échelle globale comportant six échelons : le niveau introductif ou de découverte (A1), le niveau intermédiaire ou de survie (A2), le niveau-seuil (B1), le niveau avancé, ou utilisateur indépendant (B2), le niveau autonome ou de compétence opérationnelle effective (C1), et le niveau de maîtrise globale (C2). Chaque niveau est caractérisé en fonction de cinq macro-compétences (skills) : la compréhension de l'écrit, la compréhension de l'oral, l'expression écrite, l'expression orale en continu et, enfin, l'interaction orale. Chaque macro-compétence se subdivise à son tour en une arborescence de compétences partielles (competence s), lesquelles sont caractérisées par des descripteurs (CECRL 2001 : 23-39). L'approche actionnelle déclinée en compétences permet donc au Cadre européen commun de référence pour les langues de mériter son nom : il s'agit bien d'une démarche commune, qui a l'ambition d'englober toutes les langues européennes et toutes les activités des citoyens européens en contexte social. Dans la perspective qui est la nôtre ici, c'est-à-dire celle d'un anglais de spécialité dont les caractéristiques diffèrent fortement d'un domaine spécialisé à un autre, il semble légitime d'examiner plus précisément en quoi cette ambition du Cadre peut ou non se réaliser, ou bien, en d'autres termes, d'étudier les conditions de cohérence théorique et de compatibilité pratique entre l'anglais de spécialité et le Cadre européen. Lorsqu'on se place du point de vue du CECRL, la question de la cohérence théorique globale ne se pose même pas, puisque le Cadre se présente comme adaptable aux langues de spécialité autant qu'aux langues générales : Le Cadre commun doit être ouvert et flexible de façon à pouvoir être appliqué à des situations particulières moyennant les adaptations qui s'imposent. Le Cadre de référence doit être à usage multiple […] souple […] ouvert […] dynamique […] convivial […] non dogmatique. (2001 : 13) Cette position est relayée par le Conseil de l'Europe : Le CECRL est un instrument purement descriptif, et non prescriptif ou normatif; […] Le CECRL ne s'applique à aucun contexte en particulier – il doit être appliqué et interprété en fonction de chaque contexte éducatif, et selon les besoins et les priorités spécifiques à chaque contexte.(Conseil de l'Europe 2008 : 9) Du point de vue de l'anglais de spécialité, en revanche, la demande sociale pour une mise en cohérence avec le CECRL est forte, comme nous l'avons vu en introduction, et cette démarche peut prendre appui sur l'approche actionnelle, les compétences et les tâches. Les compétences, en anglais de spécialité, sont mises en œuvre de façon concrète et procédurale grâce à des tâches, pour accomplir des activités particulières, dans des buts bien précis, comme le rappelle John Swales : I suggest that we might think of task as : one of a set of differentiated, sequenceable goal-directed activities drawing upon a range of cognitive and communicative proceduresrelatable to the acquisition of pre-genre and genre skills appropriate to a foreseen or emerging sociorhetorical situation. (1990 : 76) Du fait de son intérêt à la fois théorique et pratique, la notion de tâche fait l'objet de ré-élaborations constantes en anglais de spécialité, ainsi que, plus largement, en linguistique appliquée (Narcy-Combes & Walsky 2004, Nunan 2005, Narcy-Combes & Narcy-Combes 2007, Samuda et al. 2008). Elle est également fondamentale dans le Cadre, où elle apparaît dès le chapitre 2 : Il y a « tâche » dans la mesure où l'action est le fait d'un (ou de plusieurs) sujet(s) qui y mobilise(nt) stratégiquement les compétences dont il(s) dispose(nt) en vue de parvenir à un résultat déterminé. (2001 : 15) Nous pouvons conclure de ce rapide tour d'horizon qu'anglais de spécialité et le CECRL développent des perspectives cohérentes entre elles d'un point de vue théorique, articulées sur des tâches permettant de mettre en œuvre des compétences pour accomplir des actions en contexte social. De ce point de vue général, il semble qu'une mise en cohérence entre l'anglais de spécialité et le Cadre ne pourrait qu' être bénéfique. Il reste maintenant à étudier si cette hypothèse se vérifie aussi dans les détails, en analysant la compatibilité entre les descripteurs du Cadre et les objectifs spécifiques de l'anglais de spécialité. La mise en cohérence pratique de l'anglais de spécialité et du Cadre se joue au niveau des descripteurs, qui permettent d'étalonner directement telle ou telle tâche sur tel ou tel niveau. Un examen détaillé de l'utilité des descripteurs pour rendre compte de l'anglais de spécialité (Petit 2006) permet de mettre à jour un certain nombre de difficultés. Tout d'abord, seules quelques tâches spécialisées sont explicitement prises en compte dans le Cadre, s'adresser à un auditoire ou écrire un rapport entre autres (CERL 2001 : 50-52), ce qui laisse dans l'ombre la majorité des objectifs spécifiques de l'anglais de spécialité. Pour citer une omission assez surprenante, la description de graphiques, pourtant essentielle en anglais scientifique comme en anglais économique, n'est même pas mentionnée dans le CECRL. Cet oubli n'a rien de répréhensible en soi, puisque le Cadre, n'étant justement qu'un cadre, n'a pas l'ambition d' être exhaustif. Il n'en reste pas moins que le travail d'un professeur de langue souhaitant adosser au CECRL son évaluation des descriptions de graphiques de ses étudiants se trouverait passablement compliqué par l'absence de descripteurs ad hoc. En outre,les descripteurs disponibles correspondant à des objectifs spécifiques ne semblent pas toujours réalistes. La grille pour l'auto-évaluation des niveaux communs de compétence, par exemple, spécifie pour la lecture au niveau C1 « Je peux comprendre des articles spécialisés et de longues instructions techniques même lorsqu'ils ne sont pas en relation avec mon domaine » (CECRL 2001 : 27). C'est là compter sans la « babélisation » des sciences, qui rend nombre d'articles de recherche abscons pour les non-spécialistes du domaine, quel que soit leur niveau d'anglais, et même s'ils sont locuteurs natifs, et scientifiques de surcroît. L'analyse des descripteurs du Cadre, considérés du point de vue de l'anglais de spécialité, fait donc apparaître un certain nombre de lacunes et de hiatus. Cet état de fait est la manifestation superficielle d'un problème sous-jacent qui peut être défini comme une « sous-conceptualisation fondamentale de la langue de spécialité » dans le CECRL (Petit 2006 : 29). Michel Petit rattache cette sous-conceptualisation à une corrélation, souvent démentie par la pratique, entre l' âge des apprenants et leurs compétences en langues : On a l'impression, à la lecture du Cadre, que le « niveau » de langues est conçu comme allant naturellement de pair non seulement avec le niveau des qualités cognitives ou intellectuelles plus générales mais aussi avec ce que l'on pourrait appeler le statut socioculturel global, comme si la progression de A1 à C2 ne pouvait que suivre harmonieusement le fil chronologique du développement personnel et social des sujets à travers les étapes. Il est ainsi question d ' ' école ', de ‘ famille ', de ‘ travail ' et de ‘ besoins concrets ' aux niveaux inférieurs, mais de ‘ vie sociale, professionnelle ou académique ', de ‘ sujets d'actualité ' ou de ‘ questions contemporaines ' et d ' ‘ œuvres littéraires ' aux niveaux supérieurs. La réalité, bien connue des enseignants, est toute autre, faite de moyens langagiers souvent sans rapport avec les besoins d'expression correspondant au développement personnel et au statut socioculturel des sujets. (Petit 2006 : 27) Nous nous trouvons donc dans une situation quelque peu paradoxale, puisque la cohérence théorique affichée entre le Cadre et les langues de spécialité cache le fait que les objectifs spécifiques de l'anglais de spécialité ne peuvent être que partiellement pris en compte par les descripteurs du CECRL. La résolution de ce paradoxe, considéré du point de vue de l'anglais de spécialité, consiste soit à renoncer à utiliser le Cadre, soit à trouver des moyens d'adapter les descripteurs existants aux objectifs spécifiques qui sont les nôtres en anglais de spécialité. Dans la suite de cette étude, nous explorons la seconde possibilité. Différentes voies conduisent à une meilleure adéquation entre le Cadre et les objectifs spécifiques de l'anglais de spécialité. Les trois principales sont la modification des descripteurs existants, l'adoption d'un examen spécifique déjà étalonné sur le CECRL ou la création d'une évaluation interne adossée au CECRL. Nous rappellons brièvement les deux premières pistes, qui sont déjà bien connues, avant de nous attarder sur la troisième, moins explorée jusqu' à présent. Le Conseil de l'Europe encourage l'adaptation du Cadre à des publics spécifiques par l'intermédiaire des portfolios européens des langues (PEL). Les portfolios sont un instrument d'auto-évaluation conçu dans le cadre du plurilinguisme. Ils contiennent une partie dossier permettant de montrer des réalisations réussies, une partie biographie linguistique permettant de faire le point sur les expériences passées en matière de langues étrangères, et enfin, ce qui nous intéresse plus directement ici, une partie passeport contenant une grille d'auto-évaluation. Le passeport est composé de descripteurs dont certains peuvent être directement empruntés au Cadre et d'autres, adaptés, pour être mieux compris du public auquel ils s'adressent (les enfants, par exemple). Rien n'empêcherait en théorie de créer un portfolio destiné spécifiquement à des étudiants en économie, droit ou médecine, mais aucun des 97 portfolios accrédités jusqu' à présent pour l'anglais par le Conseil de l'Europe ne présente de telles spécificités (Conseil de l'Europe - PEL : 2009). Les principales raisons pour expliquer cette absence de portfolios en anglais de spécialité tiennent à la fois à la lourdeur du processus d'accréditation d'un PEL auprès du Conseil de l'Europe et à la faible popularité des portfolios en France, du moins pour l'instant. En effet l'auto-évaluation est encore simplement considérée comme utile, mais accessoire, dans beaucoup d'établissements, alors que l'évaluation y reste obligatoire et indispensable. La seconde piste permettant d'adapter le Cadre à l'anglais de spécialité consiste à adopter ou à mettre au point des certifications externes en anglais de spécialité clairement adossées au CECRL. Certaines sont créées par des universités ayant une longue expérience dans le domaine de l'évaluation, comme l'examen d'anglais juridique ILEC (International Legal English Certificate) ou encore l'examen d'anglais financier IFCE (International Certificate in Financial English), proposés par l'Université de Cambridge, d'autres sont le fruit d'un travail d'équipe entre plusieurs universités, comme c'est le cas pour le test d'anglais médical PROFEX (Proficiency Examination of English for Medical Purposes) mis au point et piloté par l'Université de Pecs en Hongrie (Rebek-Nagy et al. 2008), et d'autres encore, comme le CLES n° 3, sont issues de collaborations nationales. Ces certifications ont toutes l'avantage d'une bonne visibilité, mais ne peuvent souvent pas être adoptées en pratique. Les obstacles sont parfois d'ordre financier (en ce qui concerne les examens de Cambridge ESOL par exemple). Il arrive également que le niveau visé soit trop élevé pour le public-cible. C'est le cas du CLES n° 3. Cet examen se présente sous la forme d'un scénario utilisant des articles de recherche et des cours et semble donc bien adapté aux besoins des étudiants scientifiques en fin de master. Mais comme il est adossé au niveau C1, il fait appel à des compétences acquises par une minorité d'étudiants seulement, au moins à l'UJF où 12 à 16 % des étudiants de M2, selon les années, ont atteint le niveau C1 ou C2 depuis 2004 (cf. annexe 1). Quant à la création locale d'une certification en anglais de spécialité, c'est une entreprise qui requiert une infrastructure et des ressources humaines et financières dont ne disposent pas les universités françaises. De plus, le Conseil de l'Europe recommande de suivre les différentes étapes détaillées dans le manuel pour relier les examens de langues au CECRL (COE 2009), mais cette procédure ne conduit à aucune accréditation officielle, contrairement aux portfolios. Il semble donc que les deux pistes officiellement tracées par le Conseil de l'Europe, celle de l'autoévaluation, pourtant très flexible, comme celle de la certification en anglais de spécialité, bien qu'adaptable à des publics particuliers, ne puissent pour l'instant résoudre que partiellement les incompatibilités entre descripteurs du CECRL et objectifs spécifiques. Ce constat de demi-échec serait certes décourageant dans l'hypothèse d'un CECRL ouvert et flexible à 100 %, mais cette hypothèse est infirmée par le projet suisse, exposé dans l'annexe B du Cadre, où l'on explique comment les descripteurs se rapportant à des compétences sociolinguistiques ou professionnelles ont été plus difficiles, voire impossibles à étalonner (2001 : 156). Elle est infirmée également par le guide à l'usage des concepteurs de porfolios, lequel reconnaît explicitement que les stratégies d'apprentissage ou les expériences inter-culturelles ne sont pas étalonnables selon les niveaux du Cadre (Lenz & Schneider 2004 : 1). Il semble donc possible, en accord avec le CECRL, de formuler l'hypothèse que toutes les compétences nécessaires pour accomplir des tâches en anglais de spécialité ne sont pas adossables aux niveaux A1 à C2. En conséquence, il paraît plus réaliste de renoncer à évaluer un niveau global en anglais juridique, médical… et de se contenter d'évaluer des compétences partielles déjà étalonnées dans le CECRL. Une expérience de ce type est menée à l'UJF qui est décrite ci-dessous. Brossons tout d'abord le contexte. L'UJF est une université scientifique et médicale qui figure dans le classement de Shanghaï. Comme pour la plupart des universités scientifiques françaises, ses diplômés, à la sortie du master, se trouvent en concurrence avec des élèves sortant d'écoles d'ingénieurs. L'Université souhaite donc vivement que ses étudiants de master puissent faire état de compétences en langues, et particulièrement en anglais, comparables à celles qu'exige la Commission des Titres d'Ingénieur, c'est-à-dire le niveau B2 du CECRL au strict minimum. Malheureusement, la situation locale se prête mal à la réalisation d'une telle ambition. En effet, un tiers des étudiants de master deuxième année arrive avec le niveau A1 ou A2 en anglais au mois de septembre, et un autre tiers avec le niveau B1, d'après leurs résultats au Quick Placement Test, un test informatisé adaptatif de l'Université d'Oxford, qui évalue directement la compréhension de l'écrit et de l'oral, et indirectement l'expression écrite et orale (cf. annexe 1). Selon l'Université de Cambridge, il faut compter respectivement environ 200 heures de travail pour un passage du niveau A2 au niveau B1, et 400 heures supplémentaires pour parvenir au niveau B2. Au vu de ces chiffres, il ne semble pas réaliste d'exiger d'un étudiant de master deuxième année n'ayant atteint que le niveau B1, voire A2 en septembre, d'atteindre le Niveau B2 complet en fin d'année universitaire. L'équipe des enseignants d'anglais a donc proposé d'adopter comme objectif en langues en fin de master soit le niveau B2 complet dans une langue étrangère, soit des compétences partielles de niveau B2 particulièrement utiles aux étudiants, sous la forme des spécifications d'ALTE, pour l'anglais : Est capable de faire un exposé clair sur un sujet connu et de répondre à des questions factuelles visibles. Est capable de parcourir un texte pour retrouver l'information pertinente et d'en saisir l'essentiel. Est capable de prendre des notes simples dont il/elle pourra faire un raisonnable usage pour écrire une dissertation ou faire une révision. (CECRL 2001 : 182) Maintenant que le contexte de cette expérience a été brossé, nous allons voir comment elle est mise en œuvre. L'UJF a décidé d'imposer les spécifications d'ALTE pour les études en fin de master à partir de juin 2009, sauf cas particuliers (étudiants non francophones, partis à l'étranger, etc.). Les étudiants de master peuvent valider les compétences requises de deux façons : soit ils obtiennent le niveau B2 ou C au Quick Placement Test en début de M2, et l'objectif en anglais est alors réputé atteint, soit ils suivent des cours d'anglais scientifique leur permettant de valider la compréhension écrite en M1, les présentations orales et les prises de notes en M2. La validation des spécifications d'ALTE par les cours d'anglais a demandé un travail en équipe passionnant, mais très lourd. Il a fallu créer des grilles d'évaluation spécifiques à la prise de notes et aux présentations orales, adossées au CECRL (cf. annexes 3 et 4). Ces grilles sont encore en cours d'élaboration. Nous avons fait le choix de valider la compréhension écrite en utilisant des annales d'examen déjà adossés au niveau B2, après avoir expérimenté plusieurs solutions. Une fois ce travail préliminaire d'étalonnement de nos évaluations sur le CECRL en bonne voie, il a fallu ensuite informer les étudiants, les secrétariats et nos collègues scientifiques, organiser des réunions de concertation pour que les grilles soient interprétées et utilisées de façon homogène, et établir une commission d'anglicistes qui se réunit tous les semestres pour étudier les cas des étudiants qui sont très près d'avoir atteint le niveau B2 dans l'une des trois des compétences partielles. Les autres cas particuliers et la responsabilité ultime d'accorder ou non le master en fonction des résultats en anglais sont du ressort de la commission langues de l'université, ainsi que des jurys de diplôme. La mise en œuvre des spécifications d'ALTE pour les études au niveau B2 en anglais est maintenant suffisamment avancée pour permettre d'en tirer un bilan provisoire dont les points forts tiennent en trois mots : pertinence, lisibilité, défi. Du point de vue de l'enseignement de l'anglais scientifique, tout d'abord, l'objectif visé semble pertinent. Les étudiants de master, à l'UJF, ont en effet besoin en priorité de pouvoir lire des articles de recherche et des documents techniques dans leur spécialité, de présenter oralement leur travail, et de comprendre une conférence, un séminaire ou un cours en anglais dans leur domaine. Les trois spécifications d'ALTE pour les études au niveau B2 sont en outre complémentaires, ce qui permet d'utiliser une compétence comme tremplin pour en acquérir une autre. La lecture d'articles scientifiques peut servir à la préparation d'un exposé oral, qui à son tour peut permettre un entraînement à la prise de notes, etc. Les trois compétences peuvent même être intégrées dans une démarche « communic'actionnelle » (Bourguignon 2008 : 44-45) qui intègre communication et action, par l'intermédiaire d'un scénario, c'est-à-dire « une action que l'étudiant aura à mener dans son domaine de spécialité, et qui nécessitera la mise en œuvre de compétences langagières » (idem : 46). Cette approche est déjà expérimentée avec succès en M1, où l'un des objectifs du cours consiste pour les étudiants à élaborer un poster à partir d'un article de recherche dans leur domaine. La séance de présentation des posters permet aux étudiants de s'entraîner à poser des questions et à y répondre (ce qui semble être pour eux la partie la plus difficile d'une présentation orale), ainsi qu' à prendre des notes servant de matière première à des résumés écrits. Cette pertinence des spécifications d'ALTE pour les études au niveau B2 se traduit par une meilleure visibilité au niveau de la politique des langues. Le choix d'un objectif en langues adossé à des compétences partielles de niveau B2 et d'un contexte scientifique où les étudiants peuvent prendre appui sur leurs connaissances disciplinaires permet un meilleur taux de réussite que la cible du niveau B2 complet dans un contexte d'anglais général. Les résultats de l'évaluation des spécifications d'ALTE pour les études au niveau B2 en 2008-2009 montrent que 482 étudiants de M2 sur 660 (soit 73 %) ont validé leurs trois compétences (cf. annexe 2). Ce pourcentage ne peut pas être strictement comparé aux 28 % d'étudiants ayant atteint le niveau B2 complet au moins en anglais en septembre 2008 (cf. annexe 1), car un semestre d'anglais sépare les deux résultats. De plus, le test de début d'année était obligatoire pour tous les étudiants de M2, alors que certains étudiants (ceux qui choisissent d'étudier une autre langue étrangère, par exemple) ne suivent pas de cours d'anglais, et n'entrent donc pas dans le nombre d'étudiants évalués sur les spécifications d'ALTE pour les études auniveau B2. La différence entre ces deux résultats (de moins d'un tiers à presque trois quarts) est néanmoins suffisamment large pour justifier un engagement institutionnel en faveur d'une évaluation en anglais sur des compétences partielles : les spécifications d'ALTE pour les études au niveau B2, ainsi que le résultat de leur évaluation, figurent officiellement sur le relevé de notes des étudiants de M2 depuis juin 2009. La pertinence de compétences partielles de niveau B2 pour l'enseignement de l'anglais scientifique et la meilleure visibilité des enseignements d'anglais qui en résulte sont certes bénéfiques, mais traduisent tout de même un compromis fragile entre un établissement qui réduit facilement les enseignements de langues à l'obtention d'un niveau certifié, et des étudiants scientifiques qui ne se motivent vraiment pour apprendre l'anglais que lorsqu'ils perçoivent un lien direct entre leurs besoins et les objectifs fixés. La pérennisation de ce compromis est un défi, non seulement à moyen terme pour améliorer la visibilité déjà acquise, mais d'abord, à court terme, pour diminuer et mieux répartir la charge de travail impliquée par la mise en œuvre des spécifications d'ALTE pour les études. Pour relever ce défi, la Vice-Présidence Formation et la scolarité centrale l'UJF ont mis au point une procédure pour la gestion des compétences d'anglais au printemps 2009. Le service des enseignements transversaux a également dégagé un mi-temps de secrétariat pour la gestion de l'anglais en master, de façon à limiter la responsabilité de l'équipe enseignante à l'octroi de compétences aux étudiants inscrits en cours d'anglais, la gestion des résultats et des nombreux cas particuliers étant confiée à la scolarité. Le temps ainsi libéré permettra aux enseignants d'anglais d'avancer dans le processus de validation des compétences, de développer les liens existant avec les collègues des disciplines scientifiques et de créer du matériel d'enseignement correspondant à nos objectifs spécifiques. Au terme de cette réflexion sur l'ASP et le CECRL, il apparaît que le principal atout de l'anglais de spécialité est de motiver les étudiants, alors que le Cadre permet une meilleure lisibilité et visibilité des enseignements de langues. Des deux côtés, des similitudes se présentent : priorité à l'approche actionnelle et à la création de tâches permettant de mettre en œuvre des compétences. En pratique, cependant, la mise en cohérence de la mosaïque d'objectifs spécifiques qui caractérise l'anglais de spécialité avec la multitude de descripteurs du CECRL n'est pas chose facile, les descripteurs se révélant souvent soit inexistants, soit inadaptés. De plus, la création de nouveaux descripteurs (et même l'adaptation de la base de données existante), ne peuvent être officiellement reconnues que par le biais de l'accréditation d'un portfolio auprès du Conseil de l'Europe, ce qui est une procédure assez lourde. La dépense d'énergie et la surcharge de travail nécessaires pour adapter le CECRL à l'anglais de spécialité ne sont malheureusement pas compensées, pour l'instant, par une meilleure reconnaissance sociale ou financière du métier d'enseignant de langues. Bien au contraire, elles aboutissent trop souvent à une perte de liberté et de créativité due à l'harmonisation des cursus et des programmes qu'implique cette adaptation du Cadre à l'anglais de spécialité. Les difficultés pour mettre en cohérence l'anglais de spécialité et le CECRL sont donc nombreuses, mais ne semblent pas insurmontables. Pour développer une collaboration fructueuse l'important tout d'abord est de lutter contre les simplifications abusives et d'éviter de réduire le CECRL à une échelle de niveaux à atteindre (ou, pire encore, à l'obtention du niveau B2). Inversement, il faut aussi veiller à ne pas limiter l'anglais de spécialité à une liste de termes techniques. L'essentiel, ensuite, est de privilégier la complémentarité entre l'anglais de spécialité et le CECRL, en combinant la motivation liée à l'enseignement de l'anglais de spécialité et la visibilité du Cadre dans l'approche « communicac'tionnelle » . | L'anglais de spécialité se développe notamment grâce aux objectifs en langues motivants; ils sont directement liés à la spécialité des étudiants. Le Cadre européen commun de référence en langues (CECRL), d'autre part, est devenu un standard européen pour la politique des langues. Le but de cet article est de montrer que, bien que l'anglais de spécialité et le Cadre partagent les mêmes pré-supposés théoriques, les descripteurs du Cadre ne s'adaptent pas facilement à des objectifs spécifiques. Ce point est illustré par une expérience menée à l'Université Joseph Fourier de Grenoble. Dans cette expérimentation, les étudiants sont évalués grâce à des tâches directement liées aux disciplines scientifiques qu'ils étudient, ce qui leur permet de s'appuyer sur leurs connaissances scientifiques pour améliorer leurs compétences en anglais. Au lieu de cibler le niveau B2 complet, les évaluations sont recentrées sur les spécifications pour le monde des études au niveau B2 définies par l'Association des certificateurs européens (ALTE) dans l'annexe D du CECRL. | linguistique_11-0409488_tei_760.xml |
termith-637-linguistique | La siglaison est généralement définie comme un processus d'abréviation qui procède d'une nécessité d'économie linguistique (graphique et orale). Parmi les exemples illustratifs de sigles couramment cités dans la littérature, on trouve par exemple HLM (habitation à loyer modéré), PMU (pari mutuel urbain), PTT (poste télégraphe téléphone), BEPC (brevet d'études du premier cycle) ou encore RMI (revenu minimum d'insertion). Ces sigles familiers sont solidement rattachés à des réalités sociales et à des expériences concrètes stockées dans la mémoire culturelle et autobiographique, en d'autres termes à un « référent expérientiel » (Launay, 1986, p. 18). L'acte de référenciation se réalise aisément en accompagnement du signifiant des sigles. En revanche, l'énoncé des syntagmes correspondant aux sigles ne se fait pas sans difficulté. Le déploiement à partir de sigles bien connus demande un effort aux sujets sollicités, fait appel à l'improvisation et il en résulte souvent une certaine imprécision. Louis-Jean Calvet en a fait l'expérience en administrant des enquêtes de reconnaissance et de traduction de trente sigles courants à des élèves de lycée de classes d' âge différentes. Les résultats de ses enquêtes ont montré que « l'expérience concrète, l'usage quotidien du sigle sont séparés de la connaissance de sa source. […] Le sigle semble donc avoir dans l'oralité une existence autonome, renvoyer à un signifié sans que la médiation de sa source ne soit nécessaire » (Calvet, 1980, p. 78). C'est le résultat d'une fonction du sigle que Jacqueline Percebois nomme « la fonction dénominative lapidaire véhiculaire (FDLV) » : « La FDLV va mettre des concepts obscurs à la portée de tous; les usagers de ces sigles grand public n'ayant, le plus souvent, plus aucun contact avec les formations lexicales composées exprimant les concepts. » (Percebois, 2001, p. 631) La difficulté d'identification du sigle à sa forme développée d'origine offre la potentialité à la forme siglée d' être le support d'une identité signifiante indépendante de sa forme source. J'analyserai en contexte les manifestations de ce phénomène d'indépendance de la forme siglée ainsi que les alternances d'usage qu'elle permet, avec le cas de la siglaison PMA du syntagme pays les moins avancés. Les deux formes appartiennent au discours politico-économique du développement : d'une part, le discours des institutions à l'origine du concept – notamment l'Organisation des nations unies (ONU) et son organe spécialisé dans le domaine du commerce et du développement, la CNUCED, ainsi que les autres institutions qui gèrent des budgets d'aide au développement et/ou octroient une assistance technique –, et d'autre part, le discours des hommes politiques qui usent de cette terminologie. Ce sont des énoncés produits par ces deux groupes de locuteurs qui constituent le corpus d'analyse de quelques cas d'alternances d'usage des deux formes – le sigle et sa forme développée – en fonction du cotexte et des contextes d'énonciation. La désignation d'une catégorie de pays parmi les plus pauvres de la planète par la dénomination « pays les moins avancés » suivie de la siglaison PMA est aujourd'hui courante dans le discours du développement. La siglaison n'a cependant pas été introduite dès la création de la catégorie des « pays les moins avancés ». Il semble que le concept d'une « sous-catégorie particulière des pays les plus démunis » (Lacharrière, 1971, p. 469) revienne au premier secrétaire exécutif de la CNUCED, l'économiste argentin Raul Prebish, à l'issue de la première conférence en 1964. La toute première mention officielle de cette potentielle catégorie de pays apparaît dans la résolution 24 (II) de la CNUCED du 26 mars 1968 : (1) Réaffirmant son appui à la résolution 24 (II) de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement en date du 26 mars 1968, par laquelle la Conférence a invité les organismes internationaux chargés des mesures particulières destinées à favoriser les pays en voie de développement d'une manière générale à concevoir et à préciser sous quelle forme ces mesures spéciales pourraient être prises en faveur des pays les moins avancés et à identifier ces pays [… ]. La résolution 2724 (XXV) du 15 décembre 1970 officialise la requête des éléments identifiants nécessaires à la construction catégorielle : (2) Identification des pays en voie de développement les moins avancés. Enfin, en 1971, la première liste et les critères d'appartenance sont approuvés par l'ONU dans la résolution 2768 (XXVI). La forme longue « les moins avancés des pays en voie de développement » est maintenue au fil des nombreuses résolutions qui ont adopté des mesures spéciales attribuées à cette catégorie de pays. À la fin de la décennie soixante-dix, la dénomination subit une troncation et c'est la forme plus resserrée de pays les moins avancés qui est adoptée, assortie dans le même temps du sigle PMA : (3) Depuis 1977, l'Organisation des Nations unies a dénommé « pays les moins avancés » (PMA) une catégorie de pays dont le processus de développement est entravé par un handicap structurel et qui nécessitent, dans leurs efforts de développement, un soutien très important de la communauté internationale. L'abréviation en pays les moins avancés, qui donne lieu à siglaison, désolidarise le sous-groupe de sa catégorie d'ordre supérieur (les pays en voie de développement). Alors que la forme initiale « les moins avancés des pays en voie de développement » déterminait la place des pays « les moins avancés » au sein de la catégorie super-ordonnée des pays « en voie de développement », la double opération d'abréviation et de siglaison a une valeur d'acte de constitution d'une catégorie de pays à part entière. Dans l'énoncé de la forme abrégée pays les moins avancés, l'absence de spécification de la norme à partir de laquelle est déterminée la relativité du superlatif d'infériorité les moins construit implicitement la représentation d'un pôle d'infériorité au regard de l'ensemble des pays de l'humanité en marche vers un état de développement représenté par le « type » occidental des pays « développés » ou « avancés ». Dans l'extrait (3) qui constitue l'incipit du corps du document de la CNUCED, l'énonciateur institutionnel décline l'identité dénominative de la catégorie : « “pays les moins avancés” (PMA) » en appui sur l'acte de baptême daté (1977) et signé par l'organe de tutelle : l'Organisation des Nations unies. Est ainsi énoncée la forme officielle complète de la dénomination correspondant à la catégorie nouvellement constituée. La dénomination est composée de deux formes consécutives : un syntagme et un sigle postposé en incidente parenthétique. Pour Sabine Pétillon-Boucheron, la mise en enclos que réalisent les parenthèses constitue une « opération de décrochement » : « La “mise entre” parenthèses […] dans un ailleurs à la fois discursif et phrastique d'un segment particulier […] nous apparaît comme le résultat d'un processus de hiérarchisation du discours dont nous ne saisissons bien évidemment que l'étape ultime, en quelque sorte la trace. » (Pétillon-Boucheron, 2003, p. 127) Cette opération apporte deux instructions de lecture : celle du « j'ajoute par ailleurs » et celle de « je le place sur un autre plan » (ibid.). L'ajout de la siglaison parenthétique fournit donc cet « autre plan » dont la détermination dépend des paramètres d'énonciation, notamment de la qualité de l'énonciateur. Dans le discours de l'énonciateur institutionnel, la mise à disposition du sigle dans l'enclos des parenthèses, à la suite de la forme syntagmatique, remplit la fonction que Jacqueline Percebois nomme « lapidaire », en référence à l'origine latine des sigles donnée par Littré comme « signes abréviatifs sur les monuments, les médailles et dans les manuscrits anciens » (Percebois, 2001, p. 629-630). La mention du sigle dans le décroché des parenthèses est assimilable à un codage qui serait le garant de la certification par les autorités en état de le faire (l'ONU). Comme l'estampille apposée sur un objet, cette mention s'apparente à une opération d'identification garante d'une validation institutionnelle préalable de la catégorie dénommée « pays les moins avancés ». Comme dans le texte de l'ONU (3), la « communication » du Parlement européen parue au Journal officiel fait usage de la forme siglée en décroché : (4) L'UE est par ailleurs le plus important partenaire économique et commercial des pays en développement; offrant des avantages commerciaux spécifiques à ces pays, tout particulièrement ceux qui sont les moins avancés (PMA). […] En vue de réaliser les OMD, la priorité sera donnée aux pays les moins avancés et aux autres pays à faible revenu (PFR) comme en témoigne la part importante de l'aide de l'UE accordée à ces pays. On remarque que le sigle énoncé en page 1 n'est pas repris dans la suite du texte. La seconde mention des pays de la catégorie en page 5 ne se réalise pas par la médiation du sigle. En revanche, dans le même énoncé, la mention d'une catégorie non encore évoquée dans la communication, celle des « autres pays à faible revenu », est immédiatement suivie de son code institutionnel : « (PFR) ». Cette pratique qui consiste à ne mentionner le sigle en décroché qu' à la première occurrence de la catégorie et à ne pas le reprendre dans la linéarité discursive valide que le sigle ne remplit pas ici une fonction véhiculaire mais qu'il propose un autre plan. Le décrochement du sigle peut s'analyser comme une forme de discours rapporté, celui d'un énonciateur placé comme extérieur au dire et reconnu comme l'énonciateur principal (E), auteur de la catégorisation, l'UE n'étant qu'un énonciateur second. On peut bien sûr supputer cet énonciateur comme étant l'ONU en tant qu'organisation regroupant la très grande majorité des États et par conséquent représentative de ce qu'on appelle la « communauté internationale ». Mais à travers elle, c'est la sphère des institutions concurrentes et partenaires dans le système de l'aide au développement qui est reconnue comme « the principal » (Goffman, 1981, p. 144), c'est-à-dire comme l'énonciateur responsable de la conformité de l'usage du sigle. Le Parlement européen fait partie de cet « univers de discours » comme « système universel de significations auquel un discours (ou un énoncé) appartient, système qui en détermine la validité et le sens » (Coseriu, 2001, p. 62), mais il ne porte pas la responsabilité pleine et entière de la dénomination qui se trouve distribuée entre les différentes institutions pourvoyeuses d'aides aux « pays du Sud ». Le sigle se présente comme une forme figée à l'usage contraint, alors que la forme syntagmatique permet plus de souplesse car elle est « déformable ». En (4), la forme siglée PMA ne correspond pas à la forme antécédente : « ceux qui sont les moins avancés ». La forme complète du syntagme a été défigée, pays est remplacé par le pronom ceux, anaphore de la forme antécédente pays en développement. Le retour à la catégorie des « pays en développement » réactualise l'appartenance originelle à la catégorie super-ordonnée et avec elle, le procès de création onusien. La mention du code établi par l'ONU et validé par la communauté discursive des institutions internationales spécialisées fonctionne comme un marqueur d'identification, qui active le plan énonciatif de l'acte de signature institutionnelle. Le sigle PMA sort des parenthèses pour occuper la place de la forme développée plus longue et donc plus lourde. Pourtant, les usages discursifs montrent que le choix prioritaire d'emploi du sigle ne répond pas qu' à cet impératif d'économie linguistique. Le sigle PMA est rattaché à des « critères » (extraits 5, 6, 7, 8, 9) qu'un pays doit remplir pour « être reconnu comme PMA » (5, 8), c'est-à-dire obtenir le « statut de PMA » (7) et apparaître dans la « liste » (6, 7) réactualisée tous les trois ans : (5) Afin d' être reconnu comme PMA, un pays doit remplir les trois critères suivants [… ]. (6) À la lumière des critères utilisés pour établir la liste des PMA (voir annexe 1), il ressort que ces pays sont définis comme des pays à faible revenu, souffrant de grandes faiblesses tant en matière de capital humain que de structure économique. De nombreuses mesures internationales d'appui ont été proposées aux PMA. (7) L'argument avancé est qu'en établissant un lien plus étroit entre les difficultés structurelles que connaissent les différents pays les moins avancés, par rapport aux critères pris en compte pour le statut de PMA et le traitement spécial accordé à ces pays en vertu de leur statut, on augmenterait l'efficacité de ce dernier. Il est également souligné que, s'il est souhaitable que les pays parviennent à être radiés de la liste des PMA, il importe de prendre à leur égard […] des mesures internationales d'appui qui auront un effet durable sur la structure de l'économie. (8) Pays les moins avancés (PMA) : Groupe des pays en développement les plus pauvres. 50 pays, reconnus comme étant des PMA, selon des critères établis par l'Assemblée générale des Nations Unies, présentent des économies particulièrement faibles, d'importantes carences en ressources institutionnelles et humaines, et souvent des désavantages géographiques. Les critères définitoires de la catégorie confèrent aux entités qui la composent un statut de « groupe » (8), présenté comme objectif par l'énoncé d'évaluations quantitatives ou de mesures chiffrées. L'appartenance à la catégorie des PMA est évaluée à partir de trois critères définis sur la base d'indicateurs calculés en dollars, en pourcentages ou en moyennes : (9) Critères : Faible revenu – 2002 : PIB par habitant […] Faible capital humain – 2002 : indice du capital humain […] Structure économique insuffisante – 2002 : indice de vulnérabilité économique. Le codage du sigle rattaché à l'évaluation chiffrée contribue à la production d'une énonciation objective à l'instar des symboles ou abréviations en usage dans le domaine scientifique (Percebois, 2009, p. 20). En (10) et (11), la forme siglée est actualisée en première occurrence suivie de la forme longue dans « l'espace du décroché » que constituent les parenthèses (usage inversé de celui analysé supra – voir « Le sigle en usage “décroché” ») : (10) Selon la note du président, tous les PMA (pays les moins avancés) seraient automatiquement éligibles en tant qu'importateurs, alors que d'autres membres [de l'OMC] seraient éligibles à la suite d'une notification unique à l'OMC. (11) L'ancienne DIT [Direction internationale du travail] n'a cependant pas disparu : les PMA (Pays les Moins Avancés) exportent toujours des produits de base. Cet usage est réglementaire dans la langue française : « Généralement le sigle ou acronyme précède régulièrement son développement. » (Mortureux, 1994, p. 18) Lorsque l'on réfère au processus de création du sigle, c'est l'ordre inverse qui prévaut comme en (3) et (5). En plaçant le sigle en première occurrence (10 et 11), les locuteurs font état d'une prévalence supposée partagée de la forme par la communauté des lecteurs de ces bulletins électroniques. La mention de la forme développée n'est là que comme mémo, pour rappel à la mémoire discursive. Les parenthèses jouent ici le rôle d'un marqueur métalinguistique de reformulation (Mortureux, 1993, p. 124) qui pourrait se gloser à l'aide du connecteur ou : PMA ou pays les moins avancés. Dans ces emplois, en sus de sa fonction véhiculaire, le sigle remplit donc également la fonction que Jacqueline Percebois nomme la « fonction dénominative lapidaire grégaire » (Percebois, 2001, p. 632) qui rattache la désignation à la « langue spécialisée » des institutions, bien connue du lecteur de rapports institutionnels qu'on sait familier avec la terminologie en usage. À l'évidence, l'usage préférentiel du sigle ne relève pas d'une nécessité d'économie graphique mais bien plutôt de la sélection d'une potentialité signifiante du sigle qui convient mieux au plan de la réalité désignée et au contexte du propos tenu. Ce ne sont pas les entités pays en tant que telles qui sont désignées par le sigle, mais le groupe des membres d'une catégorie établie selon les critères onusiens et, de ce fait, bénéficiant d'aides spécifiques. Dans les extraits (2) à (11), le sigle PMA est rattaché à des pratiques de classement, d'évaluation, d'attribution de droits propres à l'institution. Il désigne une catégorie constituée d'un ensemble d'entités bénéficiaires d'une aide au développement spécifique, évaluée à l'aune de leur haut degré de difficulté. En (6), (7) et (8), en revanche, la forme développée pays les moins avancés désigne bien les pays, c'est-à-dire des territoires peuplés d'humains qui, dans l'agencement énonciatif, sont placés en actants de type « expérient » de procès de <souffrir de grandes faiblesses> en (6), <connaître des difficultés> en (7) et <présenter d'importantes carences en ressources institutionnelles et humaines > en (8). Seules les collectivités territoriales et humaines que sont les pays connaissent des difficultés et souffrent; le sigle n'atteste que de la capacité de ces pays à recevoir « un traitement spécial » que n'ont pas les autres pays en voie de développement. Le lexème pays est d'ailleurs repris anaphoriquement de l'emploi premier de la forme développée lorsqu'il s'agit d'un acte de radiation (9) que des gouvernements sont seuls à même d'effectuer. En revanche, c'est le sigle qui est actualisé comme mention du statut catégoriel institutionnel. Par métonymie, le sigle devient le support dénominatif des pays en tant que bénéficiaires, comme en (6), (7), (10), (11). Comme observé en (4), la forme développée « pays les moins avancés » est susceptible de subir des opérations de défigement qui déforment le syntagme objet de la siglaison. Le sigle en revanche est une forme figée qui n'offre aucune prise à la déformation. Dans les discours politiques, le syntagme est déformé par une modalité autonymique qui met à distance la caractérisation évaluative infériorisante « les moins avancés » comme dans les exemples (12), (13), (15) : (12) Je souhaite également attirer l'attention de la délégation sur la proposition E 1575, dont l'objet est d'accorder un accès complètement libre au marché communautaire pour les productions des pays dits « les moins avancés ». Voici en quelques mots de quoi il s'agit. L'Organisation mondiale du commerce (OMC) a arrêté en 1996 un plan d'action destiné à améliorer l'accès des pays en développement les moins avancés (PMA) aux marchés des pays industrialisés. Ce plan recommande notamment aux pays industrialisés d'octroyer aux produits originaires des PMA un accès en franchise de droits. (13) La priorité doit être donnée aux besoins immédiats des Petits États insulaires en développement, en particulier ceux du groupe des Pays dits les moins avancés (PMA). Le fonds PMA est un exemple classique d'un fonds pas programmé dans le temps, qui entrave la réussite d'actions appropriées d'adaptation au changement climatique pour les PMA. La reconstitution immédiate du fonds PMA est critique pour la mise en œuvre d'actions urgentes d'adaptation pour les 49 PMA. L'actualisation du participe passé du verbe de parole dire vient déformer la dénomination syntagmatique. Elle désolidarise le lexème pays de l'épithète à valeur scalaire : les moins avancés, qui est représenté comme le dit d'un autre. En (11) et (14), elle est surmodalisée par le « tracé de frontières » (Authier-Revuz, 1995, p. 268) que réalisent les guillemets qui isolent graphiquement le discours autre. La modalité autonymique permet d'actualiser une forme à la fois en usage et en mention : « [C'est] une forme de dédoublement opacifiant du dire [qui] présente structurellement, le cumul d'une référence à la chose et d'une référence au mot par lequel est nommée la chose. » (Authier-Revuz, 2003, p. 88-89) Par la mise en mention, le locuteur commente son dire par un report de sa responsabilité sur un autre énonciateur qui serait premier. Il marque ainsi sa distance à l'égard d'une dénomination dont il fait néanmoins usage. La modalité autonymique est ici l'indicateur de la gêne – voire du malaise – du locuteur confronté à une dénomination qui, malgré l'euphémisation, traduit l'infériorité de la catégorie de pays ainsi nommée et, de manière plus ou moins directe, celle de ses habitants : (14) Les Pays les moins avancés… la formule n'est pas très jolie. Elle désigne de manière à peine détournée tout simplement les pays les plus pauvres de la planète. Comme observé en (7), l'emploi de la forme développée pays les moins avancés actualise le lexème pays qui réfère à des groupes d'humains qui se voient ainsi caractérisés de manière évaluative sur l'échelle du progrès. La qualification d'une avancée est dépréciée par le marqueur de scalarité moins. La dénomination euphémisante « pays les moins avancés » active le programme de sens du retard de la collectivité sociale des humains qui constituent lesdits pays. Bien qu'euphémisé par égard pour les acteurs sociaux concernés, ce programme de sens reste néanmoins attaché à l'interdiscours civilisateur propre à l'idéologie coloniale. L'énonciation de ce programme de sens trouve son écho dans les occurrences cotextuelles (pauvres, faible, vulnérable, bas, handicapés) qu' « attire » la forme syntagmatique et qui contribuent à la production de la représentation collective : (15) « Les pays les moins avancés » (PMA) incluent les 49 pays les plus pauvres de la planète dans quatre continents dont l'Océanie. Selon la CNUCED, ces pays dits « moins avancés » répondent à trois critères : un revenu national bas, un capital humain faible et une grande vulnérabilité économique. Plus de la moitié de l'Afrique fait partie de cette catégorie. (16) Les pays les moins avancés (PMA), qui constituent le groupe de pays le plus pauvre et le plus faible au sein de la communauté internationale, sont au nombre de 49. Structurellement handicapés dans leur développement, vulnérables au niveau économique, ils méritent une attention particulière de la part de la communauté internationale. Ces pays bénéficient de mesures d'appui spécifiques, en particulier dans le domaine du financement du développement, mais également dans le cadre du commerce multilatéral. De fait, l'appartenance à la catégorie n'a rien d'enviable, malgré la motivation des bénéfices potentiels qu'apporte le statut PMA à des pays en grande difficulté : (17) En quelques années, la Guinée équatoriale est passée du statut de pays moins avancé (PMA) à celui d'émirat pétrolier aux richesses inouïes. (18) Certains pays, pour préserver leur image, refusent d'intégrer le groupe. (19) Ce n'est pas une fierté que d' être inscrit sur cette liste des Pays les moins avancés ! Il y a des avantages mais je souhaite que ceux -ci ne soient pas éternels et qu'ils puissent permettre à mon pays de sortir de sa situation de pauvreté. Je serai alors très heureuse et très fière. L'usage de la modalité autonymique est un acte de délocalisation de la responsabilité du dire sur un énonciateur qui pourrait être la communauté discursive du « on dit » restreinte à des milieux « bien informés ». Cette modalité autonymique est très fréquente dans les discours des hommes politiques qui usent de la dénomination sans pour autant en assumer totalement les effets de sens négativants (Dufour, 2009, p. 67-69). L'écho de l'infériorité est difficile à assumer, que l'énonciateur s'identifie comme représentant de la catégorie ou qu'il s'adresse directement ou indirectement à ses représentants comme dans les exemples (11), (12), (14). Alors que la modalité autonymique permet au locuteur de se dédire partiellement de son acte énonciatif, le recours au sigle comme preuve d'une certification validée par un acteur institutionnel permet d'échapper à l'énonciation d'un discours susceptible de « blesser la face ». En (12), Jean Bizet, sénateur de la Manche, modalise la première occurrence de la dénomination pour ensuite actualiser la forme officielle complète d'origine : « pays en développement les moins avancés (PMA) », activant le lien avec la source de la catégorisation (ONU, 1970). Cet ajout du sigle en mention rattache implicitement le syntagme à l'énonciateur premier non nommé et décharge ainsi l'énonciateur second (Bizet) de la responsabilité de son acte de nomination. Ce qui lui permet ensuite en troisième occurrence d'actualiser la forme opaque PMA en usage. L'énonciateur de (13) est Premier ministre de la République de Vanuatu, archipel de la zone Pacifique qui compte parmi les quarante-neuf PMA. Son discours traduit la difficulté à dire que peut ressentir un représentant de cette catégorie de pays à l'énonciation de la dénomination infériorisante. Le sigle PMA en incidente parenthétique constitue une forme de commentaire que l'énonciateur ajoute à la dénomination longue qu'il vient de mettre à distance par la modalité autonymique. L'actualisation du sigle est un acte de renvoi à l'expérience de certification institutionnelle. Sa reprise en épithète « fonds PMA » identifie le sigle à des programmes d'aide internationale. L'introduction du sigle en « décroché » relayé par la référence à un « fonds PMA » autorise ensuite l'usage systématique du sigle pour désigner les pays qui bénéficient de ce fonds. La référenciation à la réalité bien spécifique du fonds lève l'ambiguïté attachée à la forme longue et au sens parasitant produit par la caractérisation « moins avancés ». Le recours au sigle par son pouvoir opacifiant ne donne pas à entendre les programmes de sens à polarité négative. Le sigle, forme neutralisée par son absence de résonance signifiante, permet d'éviter la remontée de la forme source. Il constitue un des moyens d'échapper à la production du sens de la dénomination dévalorisante. En outre, par l'usage du sigle, le locuteur affiche une signature reconnue et partagée par la communauté discursive qui lui permet de se dégager implicitement de la responsabilité pleine et entière de l'énonciation. La siglaison PMA est rarement justifiée par une reprise moins coûteuse en espace textuel. Les usages analysés ici montrent que les actualisations discursives du sigle et de la forme syntagmatique activent des liens expérientiels différents qui participent de la production de sens différents. La forme développée pays les moins avancés est rattachée à l'expérience des entités pays en tant que collectivités souffrant d'insuffisances économiques, alors que la forme siglée est plus directement rattachée au statut institutionnel et aux fonds d'aide spécifiques. Le sigle en incidente parenthétique, souvent non repris dans le fil du discours, est une forme de signature qui authentifie son appartenance à l'univers du discours institutionnel. Elle autorise la délocalisation de la fonction d'énonciateur. Son usage privilégié en première occurrence fait état de la pratique de la langue spécialisée en usage dans la communauté discursive. Quand les discours sont le fait de sujets locuteurs qui parlent en leur nom propre, en d'autres termes des sujets auteurs, l'énonciation du signifiant opaque permet de ne pas produire l'écho de mémoire des programmes de sens attachés à la caractérisation dévalorisante les moins avancés en ne transitant pas par la collectivité humaine que constitue le pays. Le processus d' « affectation à une séquence de la forme d'un mot d'une valeur sémantique explicitée par son développement » (Mortureux, 1994, p. 17) propre à la siglaison ne garantit pas une identité de signifiance aux deux formes (le sigle et son syntagme source). Même si le signifié originel peut être restitué par le biais de l'énoncé de la forme syntagmatique qui en est la source, la provision du nouveau signifiant qu'est le sigle offre une potentialité de signifier différemment de la forme source en opérant une catégorisation rattachée à une énonciation datée. Cette potentialité de la siglaison s'explique par le fait que la siglaison réalise un acte de nomination à part entière : « le sigle prend alors valeur de signe » (Calvet, 1980, p. 78). Le néologisme du signifiant produit par le processus de siglaison met à disposition une nouvelle forme dont l'opacité se prête à un codage terminologique qui capitalise les propriétés catégorielles nécessaires et suffisantes telles que définies par l'institution, et seulement elles. L'acte de catégorisation réalisé par la siglaison PMA procure une alternative d'usage à la forme développée pays les moins avancés. Alors que la forme développée est potentiellement apte à activer des expériences enregistrées en mémoire discursive, la forme opaque du sigle permet aux locuteurs de véhiculer un procès de catégorisation notoirement validé antérieurement par un grand énonciateur institutionnel. Pour cette raison, le sigle, comme alternative signifiante, constitue une modalité de distribution de l'acte d'énonciation qui permet au locuteur de se dissocier énonciativement de son acte de nomination . | L'analyse des alternances d'usage du sigle PMA et de son développement syntagmatique «pays les moins avancés» montre que les deux formes n'offrent pas les mêmes potentialités signifiantes car elles n'activent pas les mêmes référents expérientiels. Alors que l'énoncé des unités lexicales du syntagme est susceptible de produire l'écho d'une mémoire discursive infériorisante, la forme opaque et figée du sigle n'est pas chargée d'autre sémantisme que celui d'une catégorisation institutionnelle. Son actualisation permet ainsi au locuteur de se dissocier énonciativement des potentiels effets de sens de son acte de nomination. | linguistique_12-0116611_tei_702.xml |
termith-638-linguistique | Délaissé par les linguistes, oublié par les sémioticiens, Luis J. Prieto suscite l'interrogation. Quelle place lui donner dans le développement de la linguistique, ou de la sémiologie ? Mineure, ou majeure ? Quel jugement porter sur son conformisme structuraliste, ou son non-conformisme sémiotique ? Car il y a chez Prieto, comme déjà le soulignait Martinet dans sa préface aux Principes de Noologie, des éléments importants de non-conformité théorique. Suffisamment sérieux pour que Sémir Badir se soit vu contraint, nonobstant son admiration pour Prieto, d'y consacrer récemment, dans cette même revue, un article (Badir 2001) très critique. Nous voudrions faire rebondir le débat, et nous joindre à Sémir Badir pour encourager, cette fois -ci, les didacticiens des langues, praticiens et chercheurs, à se pencher eux aussi sur la théorie de l'indication de Luis J. Prieto et à (re)lire les Principes de Noologie, Messages et signaux, la Sémiologie, Pertinence et pratique. Partageront-ils notre point de vue, défendu ici, que Prieto non seulement ne mérite pas d' être mis au rebut, mais au contraire pourrait aider puissamment à éclairer quelques problèmes importants soulevés par les approches didactiques et pragmatiques ? Car ce n'est pas en tant que linguiste, sémioticien ou épistémologue que nous avons été amené à nous pencher sur les travaux de Prieto, mais en tant qu'enseignant de français langue étrangère intervenant dans un contexte spécifique : en France, en milieu professionnel – comme formateur de la formation continue –, auprès de publics adultes étrangers, de premier niveau de qualification, faiblement scolarisés dans leur pays d'origine, et maîtrisant mal les savoirs de base de la communication (écouter, parler, lire, écrire) et de l'appréhension du réel (se référer à l'espace, au temps, calculer, raisonner) nécessaires à leur promotion professionnelle et sociale. La confrontation de notre pratique d'enseignant à la linguistique fonctionnelle de Prieto, dans le cadre d'une recherche universitaire, nous a fait penser que cette linguistique pouvait aujourd'hui aider à faire le point sur la recherche didactique. Celle -ci a été dominée ces vingt dernières années par les développements de la pragmatique, abandonnant sa perspective structuraliste des origines. Est-il possible de réconcilier ces deux courants, toujours présents dans la pratique didactique ? Déjà, en 1998, dans le numéro d'hommage à Prieto de la revue Semiotica, Blanke et Posner se demandaient s'il était possible d'intégrer la notion d'implicitation conversationnelle de Grice dans la théorie fonctionnelle de Prieto. Après leur enquête, à laquelle nous renvoyons le lecteur, ils concluaient positivement, allant jusqu' à affirmer : Il n'y a donc rien qui puisse empêcher la sémiotique fonctionnelle de profiter des acquis de la pragmatique, tout comme cette dernière peut trouver un cadre général pour l'analyse détaillée des sémioses dans l'approche très compréhensive et cohérente qu'est la sémiotique de Luis J. Prieto. (p. 276). C'est ce que nous allons tenter d'illustrer ici par quelques considérations qui n'épuisent pas notre propos, mais qui sont autant de propositions soumises à la sagacité des autres chercheurs et praticiens. Nous voudrions au préalable avancer trois considérations générales. 1.1. Un praticien en didactique intervenant dans notre contexte aborde les questions des rapports entre le sujet parlant, la langue et le monde différemment des autres chercheurs en sciences du langage. L'apprenant étranger doit communiquer verbalement de façon économique au sein d'un environnement dont il ignore en grande partie le sens, et en plus grande partie les mots, avec des interlocuteurs eux -mêmes étrangers ou avec des français qui les transmettent au moyen d'un outil dont ils ne maîtrisent souvent pas eux -mêmes la complexité. Leur approche épistémologique reste naïve, proche du « sens commun », résolument fonctionnelle, pratique, réaliste. Chacun doit au moins « simplifier » l'outil linguistique pour le rendre efficace, et l'associer à d'autres systèmes sémiotiques. L'analyse des lectes de base d'apprenants rend compte de ce phénomène, et les corpus de communication exolingue en situation naturelle ou en milieu guidé permettent d'observer ces processus de simplification communicative ou didactique. L'enseignant de français langue étrangère est préparé à intervenir, en formation continue, auprès d'adultes maîtrisant parfaitement tous les savoirs généraux ou procéduraux liés à l'apprentissage d'une langue. Mais il se voit confronté, dans notre contexte, à des situations pédagogiques pour lesquelles il doit construire non seulement des supports nouveaux et des activités spécifiques, mais une nouvelle cohérence didactique. L'expérience accumulée l'a rendu circonspect à l'égard des théories méthodologiques, informées par les différentes sciences du langage, qui débordent parfois très largement la complexe relation pédagogique. Il y pratiquera donc le butinage, la cueillette prudente, l'adaptation aux modes, le recours revendiqué à un certain bricolage. C'est là que la réflexion de Luis J. Prieto peut lui venir en aide, et s'accorder à une triple exigence de simplicité, d'intégration de concepts des diverses disciplines, et de cohérence didactique. Car la perspective d'une « sémantique formelle », c'est-à-dire d'une sémantique « qui s'attache à éclairer le processus d'intercompréhension entre locuteurs dans l'interaction langagière » – suivant la formule de Prieto reprise par Badir (2001) –, tout en s'appuyant sur les concepts centraux de la linguistique, éclaire bien ce qui représente le cœur de l'activité didactique : communiquer en permanence en situation exolingue, enseigner à communiquer en communiquant, et mettre continuement en action ce processus d'intercompréhension. 1.2. En mettant l'accent sur le processus lui -même de la communication, Prieto n'est déjà pas un structuraliste si conforme qu'on veut bien le penser. Il se situe bien dans une perspective de la langue comme outil de communication, et reste ainsi fidèle à Saussure. Mais il s'en écarte radicalement en concentrant son attention non sur la langue, mais sur la parole. C'est là qu'il rejoint les pragmaticiens, qui font de l'acte de parole l'objet de leur étude. Ce n'est sans doute pas un hasard. Rappelons que les analyses de Prieto sont apparues au moment où les approches communicatives, qui dominent aujourd'hui le champ du discours didactique, se développaient en didactique des langues. Les notions de situation de communication et de pertinence y sont centrales, et tiennent une place prépondérante aussi chez Prieto. Rappelons aussi que c'est en s'inspirant de sa notion de circonstances que Germain (1973) a pu prétendre fonder linguistiquement la notion de situation, en produire une définition (ibid. « l'ensemble des faits connus par le locuteur et l'auditeur au moment où l'acte de parole à lieu », 1973 : 22), en déterminer une classification (situation physique, non physique, kinésique, contextuelle, idem : 35 à 40), préciser la notion de contexte linguistique (« l'ensemble des marques formelles linguistiques situées dans l'entourage prochain ou éloigné de l'unité considérée », (ibid. : 39) et de contexte pertinent. C'est surtout, à partir de l'analyse de l'indication de Prieto que Germain a pu préciser les rôles du recours à la situation dans la communication : Favoriser un signifié dans le cas de l'homonymie et de la polysémie. Favoriser un sens dans le cas d'ambiguïté virtuelles des sens (shifters et substituts). Transformer les sens dans le cas d'énoncés en situation non pertinente. Préciser le sens dans le cas des faits de culture et de civilisation. Economiser ses moyens linguistiques. 1.3. L'une des importantes questions soulevées par la pragmatique est celle du rapport entre les processus inférentiels et le signe linguistique. Cette question est centrale dans notre contexte d'enseignement : l'analyse des processus engagés dans la communication exolingue en milieu migrant ne peut faire l'économie d'une focalisation des processus inférentiels sur le signe linguistique et les systèmes de signes qui lui sont associés. D'une part, les phénomènes de focalisation sur le code y sont prégnants et massifs; les signes linguistiques (énoncés, phrases, séquences, syntagmes, mots, phonèmes, sons, etc.) deviennent en eux -mêmes l'enjeu de l'échange par une prise spécifique d'information (délimitation de la forme autant que celle du sens). Tous les moyens pragmatiques vont être mis à contribution. N'importe quel corpus d'échange en contient les traces nombreuses. D'autre part, nos sociétés voient une multiplication et une complexification des systèmes de signes et signaux, particulièrement dans l'univers professionnel. Or non seulement l'exigence de communication orale et écrite augmente à la suite de ce développement, mais aussi ces multiples univers symboliques en déterminent et structurent étroitement les réalisations. Enfin, la focalisation de la formation des enseignants sur le signe linguistique, et prioritairement sur le signe écrit, conduit à occulter sa dimension orale fondamentale, sa contextualisation, ainsi que ses rapports avec les autres systèmes de signes et d'indices présents dans la situation de communication. Ainsi, la réflexion pragmatique elle -même se trouve, dans l'application didactique, coupée des pratiques réelles et en grande partie inopérante pour les praticiens. De sorte que la réflexion sur le signe linguistique ne peut plus faire ici l'économie d'une réflexion sémiologique générale. Seul, à notre connaissance, parmi les linguistes et sémiologues, Prieto l'a conduite jusqu' à ses niveaux ultimes, et a permis d'établir, dans le cadre de la communication exolingue, un possible traitement cohérent. 2.1. Prieto recourt d'abord à une définition originale du sens. Le sens, c'est l'établissement d'un rapport social. Comme acte de communication, le sens de l'acte de parole est d'abord l'établissement d'un rapport social. Cette définition permet la mise en relation avec tous les autres univers du signe : elle est donc réductrice, sans doute, d'un point de vue linguistique et un peu déroutante. Elle se révèle, dans la pratique d'enseignement, très féconde. 2.2. Prieto a ensuite une définition spécifique du signe linguistique. Le signifiant linguistique, Prieto l'appelle invariablement phonie, le signifié attaché à la phonie en est le sens. L'oral est privilégié sur l'écrit, qui n'est cependant pas négligé, mais situé à sa place véritable. 2.3. Sens et phonie sont indissociables, et la détermination de leurs limites est variable. Cette indétermination est à notre avis l'intérêt didactique essentiel de ces notions. Enoncé, phrase, syntagme, vocable ou « mot », phonème, son, la phonie a un volume variable et elle est décomposable : son volume pertinent est fonction du message transmis, c'est-à-dire du sens pertinent à transmettre. Or les limites du sens du signe linguistique lui -même ne sont pas strictement déterminées dans la parole : elles sont fonction des circonstances d'émission, de la situation, de l'intention manifestée par l'émetteur au récepteur, de la séquence, de la nature de l'échange. Prieto opposera les notions de sens et de signifié, et ira jusqu' à vouloir dégager, par la notion de noème, les noyaux sémantiques premiers et irréductibles. 2.4. La phonie n'a pas pour but d'établir le sens, comme on peut le penser, et comme un enseignant se sentira, face à des étrangers, en mission de le faire. Non, son but est de contribuer à établir le sens, et cela au même titre que les autres éléments ou signes présents dans la situation de communication. La phonie ainsi n'est pas seule à établir le sens, d'autres indices tirés d'autres univers de discours y contribuent. La phonie apporte sa propre contribution. 2.5. Prieto analyse cette contribution de la phonie à l'établissement du sens à travers sa théorie de l'indication. Partant de la notion d ' indice, celle -ci éclaire le processus de communication par le déploiement de deux niveaux notionnels : a. D'une part, dans la Noologie, le signe linguistique, indice intentionnel, dans sa double dimension d ' indiquant (phonie), et d ' indiqué (sens), est mis en relation avec les circonstances de production; puis le signe linguistique est associé, dans Messages et signaux et dans la Sémiologie, à la notion plus générale de signal, association d'un indiquant (signe matériel : figure, forme, couleur, icône, symbole) à un indiqué (sens ou signifié du signal). b. D'autre part, Prieto construit la notion d'univers de discours, double système dont tout signe – linguistique ou non linguistique – fait partie, univers de discours de l'indiquant et univers de discours de l'indiqué, systèmes structurés en ensembles qui s'informent mutuellement l'un et l'autre, tout au cours du processus de communication, en relation avec les autres indices présents dans les circonstances de la communication, pour établir, transmettre, communiquer le sens. 2.6. A partir de ces prémisses, Prieto analyse en termes de logique de classes le processus inférentiel par lequel, à partir d'une interprétation impossible, contradictoire ou ambiguë des énoncés linguistiques, deux interlocuteurs, en faisant appel à leurs connaissances communes et aux circonstances de leur communication, peuvent aboutir à établir un sens commun à attribuer à ces énoncés. Nous avons essayé (Champion 1998) de montrer, sur le domaine spécifique du lexique, comment ces concepts de Prieto permettaient d'analyser l'interaction en situation exolingue. Dans les lectes de base, les systèmes morphologiques des lexèmes sont instables, les mêmes unités lexicales vont supporter des valeurs syntaxiques ou sémantiques différentes, les classes syntaxiques supportées par les affixes ne sont souvent pas constituées. L'usage d'un lexique de spécialité, familier pour l'apprenant mais non pour le formateur, ainsi que le recours massif à l'implicite des notions techniques et des situations, ou la nécessité de transmettre cet implicite par des moyens linguistiques non maîtrisés, tout cela conduit à des échanges de classe qui portent de façon importante sur des procédures d'élaboration du savoir commun. L'apprenant s'y révèle plus souvent détenteur du sens que l'enseignant, et se trouve en déficit principalement des formes de l'expression. Ainsi les sources d'incompréhension peuvent-elles venir des niveaux supérieurs de la réalisation de la compétence linguistique, ou d'une mauvaise organisation discursive locale ou globale. Ces échanges témoignent de stratégies d'interprétation qui s'appuient alternativement sur le sens ou sur la forme : appel ou recherche de la prononciation correcte ou de la formulation exacte, répétition, questionnement, production d'indices supplémentaires, d'équivalents sémantiques ou formels, explicitations de suppositions, etc. Le recours au sens pragmatique ou au contexte, pour expliciter des énoncés syntaxiquement incorrects, ambigus ou inattendus dans leur registre, constituent des nœuds de l'analyse conversationnelle. L'échange est informé principalement par une construction de réseaux lexicaux : cas d'homonymie de termes isolés, d'interprétations différentes de contextes proches, séquences de validation d'hypothèses par questions ouvertes ou fermées, séquences de construction de paires opposées ou contraires, production de synonymes spécifiques ou approchés, spécification des traits situationnels pertinents ou des valeurs affectées aux éléments de systèmes de signes, recherche de l'économie expressive, ou au contraire de l'explicitation… Prieto nous permet d'analyser les échanges comme une manipulation des signes tantôt en tant qu'indiquant, tantôt en tant qu'indiqué, comme mouvements permanents du plan de l'indiquant au plan de l'indiqué, visant à utiliser les signes tantôt pour transmettre le sens, tantôt pour transmettre la forme. Son modèle permet de rendre compte aussi des stratégies d'explication : production d'un équivalent lexical, souvent approché, jouant comme synonyme; recours à différentes formes de la définition : par la fonction, le dénombrement ou la nomenclature, le prototype, l'hyperonyme, la décomposition en éléments, opérations, espaces, moments associés; appui sur l'ordre discursif et sur la structure de l'actance ordonnés selon les lectes de base, sur l'association d'entités à des procès, de procès à des entités; recours à la dénomination par la référence technique, le sigle, le numéro, la couleur; recours à la situation kinésique, à l'ostension, à la gestuelle, qui permettent souvent l'émergence de termes ou d'énoncés disponibles dans d'autres contextes. L'ensemble du mouvement conversationnel vise ainsi à la constitution des classes homothétiques de l'univers de l'indiquant et de l'univers de l'indiqué. Elles mobilisent au départ des réseaux homothétiques de plus de deux éléments, pour constituer, à l'arrivée, des classes unimembres d'indiquant et d'indiqué, des champs sémantiques et formels correspondant terme à terme. Ce processus fait appel à des fonctions logiques complexes (antériorité, postériorité, stucture agent-procès-résultat, causalité) qui trouvent leur expression linguistique ou ne peuvent la réaliser. Nous voudrions illustrer ce mouvement conversationnel associé à d'autres systèmes sémiotiques par la production d'un corpus (voir annexe) tiré d'une séance de travail avec des monteurs en robinetterie pour gaz spéciaux, tous d'origine kabyle et s'exprimant en français à un niveau élémentaire. Ils participaient à une formation linguistique qui visait à leur permettre de mieux communiquer oralement et par écrit dans des situations de travail nouvelles imposées par la mise en place de procédures de contrôle de la qualité. Les ouvriers étaient confrontés à deux documents complémentaires : • une fiche de non conformité, à remplir chaque fois qu'une pièce traitée à leur poste de travail comporterait un défaut de fabrication ou de fonctionnement. Cette fiche comportait différentes cases à remplir par eux -mêmes et par les différents intervenants de la chaîne de fabrication et de contrôle (désignation et références de la pièce, description de la non conformité, avis de traitement de la conformité et proposition d'action corrective par le bureau des études et le bureau de la fabrication, décision de traitement par le service qualité, nombre et description des pièces rebutées, refusées, acceptées en l'état, avec retouche ou avec dérogation, diffusion, dates, signatures, etc.). • un organigramme décrivant le suivi de la fiche, le cycle de contrôle qualité, les phases de traitement de la non conformité (propositions d'actions correctives, réunion, traitement ou archivage, vérification, validation), les sigles des intervenants, les symboles d'opération (fléchage, carré, cercle, losange, oui, non, etc.) Ces documents avaient été établis en fonction d'un univers référentiel fort bien connu et appréhendé par les apprenants (lieux, objets, personnes, opérations, modalités temporelles), mais les modalités de représentation symbolique de cet univers leur étaient partiellement inconnues, tant dans leur représentation écrite (organigramme, schéma, sigles, abréviation, organisation spatiale de la fiche, terminologie) que dans leur expression orale. Il était donc nécessaire, pour développer la compétence de communication dans cette situation, de pouvoir mettre en relation l'univers référentiel avec l'univers symbolique. Or cet univers référentiel, appréhendé comme une réalité unique, était représenté par différents systèmes symboliques : numéro, sigle, fléchage, figure géométrique, lettre, terme technique, initiale de personne, nom familier, etc. En s'appuyant sur le niveau de compétence actuelle des ouvriers, il était nécessaire de pouvoir relier à l'ensemble de cet univers référentiel son expression linguistique, orale et écrite, en compréhension comme en production. Ainsi la fiche constitue -t-elle un univers de discours de l'indiquant. Les éléments visuels, les signes (flèches, lettres, figures, etc.), sont autant d ' indices qui, reliés les uns aux autres au sein d'un ou de plusieurs systèmes de symbolisation, sont chargés d'intentionnalité. Ils deviennent interprétables et producteurs de sens au sein des univers de discours de l'indiqué construits par chacun de ces systèmes. Il en est de même de l'organigramme, et aussi du discours oral et des mots qui pourront être produits à l'occasion de la lecture de ces documents. Le sens des fiches que doivent savoir lire et remplir nos monteurs en robinetterie est dans le rapport social, professionnel, que leur lecture doit produire vis-à-vis d'une pièce ou d'une série de pièces : signaler les pièces défectueuses, les rebuter ou les modifier, transmettre l'information, l'archiver, modifier tel élément de machine ou d'organisation de la production, etc. Cette notion du sens s'applique autant à la fiche globale qu' à tel ou tel élément : le sens est lui -même décomposable en opérations diverses. Il s'applique autant au système de communication linguistique qu'aux autres systèmes symboliques. Nous reproduisons en annexe l'échange entre les ouvriers (A, B, T, K) et le formateur (F). On y voit que le sens global est compris par K comme /gravité/ : 403 K Critique ça veut dire : « c'est grave », Le signifiant est associé à son signifié, et confirmé intensivement : 404 F c'est grave, c'est très grave ! 405 K c'est comme c'qu'je viens de dire ! K se réfère à des explications sur le sens global d'une autre case de la fiche, qui indique si les pièces doivent être rebutées, acceptées ou refusées. C'est, dit-il, une partie qu'il n'a pas à remplir lui -même, mais qui est réservée au service qualité, et qui a pour fonction de « donner le feu vert ou pas ». Il fait référence à une situation vécue la veille : « il a fait les tendeurs, mais on les a bloqués parce que le corps du tendeur n'allait pas, toute utilisation a été interdite, et l'on attendait le résultat du contrôle pour le lendemain ». Pourtant, le questionnement du formateur laisse entendre progressivement que le sens du terme critique est à situer dans un univers de discours de l'indiquant comprenant trois signes : mineure, majeure, critique. Cela ne lui paraît pas correctement perçu par les apprenants. A quoi correspondent ces distinctions dans l'univers de discours de l'indiqué ? Le formateur sollicite donc des explications en proposant de construire l'univers de discours de l'indiqué, de l'élargir : « grave, mais quel type de gravité ? » Mais il oriente la recherche en interrogeant l'indiquant critique lui -même, et en invitant à lui associer d'autres indiquants dans le même univers. Il s'ensuit une tentative de construction d'une famille du mot critique, qui n'aboutit pas : on essaie crétin (418), critiquement (420), crypte (426) et l'on trouve même (sur le dictionnaire) crier. L'exercice révèle que les apprenants ne sont pas familiers de cet exercice, et que la forme ne suffit pas à construire une famille, il faut qu'un sens commun soit associé à ses membres. C'est ce que rappelle le formateur (425), qui évoque une séance précédente où les ouvriers s'étaient rendu compte que la proximité orale de forme entre terrasse et intérêt ne justifiait pas de les situer dans une même famille, parce que, là aussi, le sens n'était pas proche. De sorte qu'il doit fournir lui -même le mot qu'il veut susciter : le mot crise. Et en effet, immédiatement la relation, dans l'univers de discours de l'indiqué, s'établit : 435. T c't' à dire « si on continue comme ça y'aura la crise » ! 436. A Tout va mal On peut suivre à partir de là les efforts du formateur pour construire le sens de critique. Il doit d'abord poursuivre seul le commentaire, et faire référence à une autre situation familière, la guerre en Algérie (437), ou « ce qui est juste avant la guerre… la situation où ça va péter…où ça va exploser… » (441), jusqu' à ce que l'initiative de parole soit enfin reprise par les ouvriers, qui, complétant l'univers de l'indiqué / imminence de la mort / évoquent une situation nouvelle, dans les hôpitaux (445). Cette nouvelle association produit la phonie son état critique (446), puis son état est critique (447) qui aboutit, par c'est-à-dire – marqueur de passage d'un univers de discours à l'autre ou entre deux éléments d'un même univers – le signe dans le coma, état connotant l'indiqué / imminence de la mort /. Puis, à partir de 450 et jusqu' à 464, le formateur fait jouer le signifiant critiquer dans un autre univers du discours du signifié, l'associant au sens proposé par les apprenants / se moquer de quelqu'un /, qui, par le jeu d'une mise en relation ironique de l'indiquant et de la situation hospitalière, conduit à l'exclusion de cette homonymie. Ce n'est qu'alors que le système d'indiquants en examen est repris, et qu'il peut enfin produire son plein développement : la relation entre les signes majeure, mineure, critique va se construire progressivement par l'appui sur les indiquants pour atteindre de nouvelles valeurs d'indiqués. La progression de 465 à 484 va d'associations lexicales en équivalences sémantiques : « Majeur c'est dix-huit ans, c'est haut; mineur, c'est les enfants, c'est bas, c'est pas tellement grave… », mais ce n'est qu' à partir de 485 que le sens pertinent va être construit par les monteurs, le formateur n'intervenant plus que pour les aider à expliciter ce sens par une contextualisation. Il apprend ainsi qu'une non-conformité mineure, c'est, par exemple, le rapport social « oublier un joint » (488-489); qu'une non-conformité majeure c'est : « faut taper du poing, faut bouger » (492); qu'une non-conformité critique « c'est carrément…faut tout bloquer » (494). Il s'agit bien d'une dimension sociale de la signification, dont le formateur construit les valeurs intensives du discours commun : « pas très grave » (499), « très grave » (499), « très très grave » (501). Mais ce n'est pourtant qu'en relançant la recherche, en 503, sur les conséquences, pour l'entreprise, d'une non-conformité critique, que les « apprenants » complètent le sens pragmatique / faut tout arrêter / par le synonyme « dangereux » et le développement d'un nouveau champ lexical, partiellement implicite, celui de la « responsabilité » (504-510) : à travers la succession des signes accident, perte du client, procès, tribunal, puis à travers deux contextualisations de situations illustrant ce champ : « un accident dans une centrale à la suite duquel l'entreprise a été mise hors de cause » (510-521) et « un appareil en Angleterre qui a sauté et qui a contraint le PDG à se déplacer, et la fabrication à utiliser de l'huile plutôt que de la graisse. » (522-526) A travers tout ce processus on peut voir ainsi comment la phonie contribue à l'établissement du sens, et comment les concepts de Prieto nous permettent de rendre compte d'une façon cohérente de l'échange de classe que nous avons proposé. La théorie de l'indication offre ainsi un modèle unifiant, centré sur la notion de transmission du sens et de la forme linguistique, un cadre d'interprétation permettant de rendre compte non seulement des phénomènes en jeu, mais aussi du mouvement même de l'échange, de sa finalité, de ses détours, de ses retours, de ses impasses, de ses implicitations, des opérations logiques, sémantiques, linguistiques qui s'y développent. C'est la raison pour laquelle nous pensons que la non-conformité de la réflexion de Prieto à l'égard soit de la linguistique, soit de la sémiotique, non seulement n'est pas critique – elle ne justifie pas que l'on arrête tout, et que l'on range Prieto dans les archives de l'histoire – mais se révèle au contraire très dynamique pour éclairer les évolutions des sciences du langage. La confrontation critique à la non-conformité de Prieto est à poursuivre . | Cet article veut mettre en évidence l'apport de la linguistique fonctionnelle de Luis J. Prieto à la recherche en pragmatique et en didactique des langues. Il tente de montrer l'intérêt que peuvent représenter les concepts de Prieto et sa théorie de l'indication pour l'analyse des échanges exolingues en situation d'acquisition du français langue étrangère en contexte professionnel. Il illustre, à partir d'échanges recueillis auprès d'ouvriers du secteur de la métallurgie, l'application qui peut être faite des principes de Prieto pour la conduite d'une analyse de corpus. | linguistique_524-06-10734_tei_640.xml |
termith-639-linguistique | Parmi les objets télévisuels qui questionnent le partage entre la réalité et la fiction, le faux journal télévisé diffusé par la chaîne belge RTBF (Radio télévision belge francophone) le 13 décembre 2006 fait indubitablement figure de beau cas. Par son exceptionnalité dans le paysage audiovisuel, il oblige en effet à réfléchir aux cadres d'analyse habituels utilisés pour éclairer les usages médiatiques de cette frontière entre le « dire vrai » et le « ne pas dire vrai ». L'intérêt est d'autant plus grand à nos yeux que l'émission présente une portée résolument politique, non seulement parce qu'elle s'inscrit (prétend s'inscrire) dans le genre de l'information journalistique, mais surtout parce qu'elle touche, ni plus ni moins, à la question de l'existence d'un État, en l'occurrence la Belgique. L'inscription de cet article dans le présent dossier se réalise ainsi de deux manières au moins. Il s'agira d'abord d'éclairer quelques aspects du travail de fictionnalisation à l' œuvre dans cette émission politique. L'hypothèse de lecture que nous défendrons consistera à envisager la fiction dans un cadre argumentatif. Dans un second temps, ces analyses déboucheront sur des considérations plus générales quant aux catégories descriptives que cet objet oblige à interroger – information/fiction, argumentation/narration, réflexivité – et, in fine, sur la nature politique des objets médiatiques. Nul besoin ici de décrire en détail la mécanique complexe de ce faux JT, puisque le travail a déjà été mené ailleurs par d'autres (Lits éd., 2007; Dutilleul éd., 2006; Dutilleul, 2008). Il convient cependant de fournir brièvement quelques éléments de contexte (de production et de diffusion/réception), utiles à la suite de l'exposé. Considérée comme un État artificiel depuis sa création en 1830, la Belgique connaît au début de la décennie 2000 une profonde remise en question de son unité politique. Les deux principales communautés linguistiques du pays (flamande au Nord, francophone au Sud) sont inscrites dans des structures économiques, démographiques et culturelles de plus en plus divergentes et l'expression, en Flandre, de revendications indépendantistes n'est plus un tabou, même parmi les hommes politiques flamands d'envergure nationale. Ceux -ci font clairement entendre que leur participation au prochain gouvernement fédéral sera conditionnée par une grande réforme institutionnelle, qui pourrait sonner le glas de l' État belge. Les francophones se sentent quant à eux peu concernés par ces revendications et se retranchent volontiers derrière le slogan « Nous ne sommes demandeurs de rien ». La RTBF est la chaîne francophone de service public. Son JT de 19 h 30, dont François De Brigode est le présentateur-vedette, se distingue par son style sobre et son souci pour les enjeux de la collectivité citoyenne, qui tranchent avec le sensationnalisme, voire le populisme, de sa rivale privée, RTL-TVI. Le projet BBB est porté à la RTBF par le journaliste Philippe Dutilleul, l'un des membres de l'équipe de reporters du célèbre magazine Striptease, connu pour son regard sans concession sur la société et pour son goût du second degré. Dans l'ouvrage qui paraît au lendemain de la diffusion de l'émission (Dutilleul éd., 2006 – une sorte de compte rendu de l'enquête préparatoire), l'auteur explique que l'émission du 13 décembre 2006 est le résultat d'un travail de plus de deux années, porté par « la volonté affichée de provoquer un choc dans l'opinion publique et dans le monde politique, de stimuler un vrai débat démocratique, autour de ce thème [la fin de la Belgique] dans le pays tout entier » (ibid, p. 7). Cette citation est importante pour la suite, car elle témoigne de l'argumentaire qui anime cette entreprise en profondeur. Cet argumentaire se réalisera, en surface, sous la forme d'un scénario dont la formulation est assez simple – l' État belge n'existe plus : que se passe -t-il ? –, mais dont la mise en œuvre médiatique est assez complexe. La chaîne programme ce soir -là l'émission de reportages de société Questions à la une, qui propose un sommaire centré sur la polarité belgo-belge entre le Nord et le Sud du pays et égrène dès les premières minutes les stéréotypes les plus massifs que chaque communauté renvoie à l'autre (une Wallonie gangrenée par le chômage et la corruption, une Flandre donneuse de leçons). Le flux audiovisuel de Questions à la une est alors brutalement interrompu après 2 ' 30” et laisse place au visage grave de François De Brigode annonçant, dans le décor du JT, la fin du pays à la suite de la sécession unilatérale du Parlement flamand. Cette « émission spéciale » propose ensuite une alternance de reportages en direct, de reportages en faux direct (avec notamment des interviews de personnalités politiques et culturelles belges), de reportages rétrospectifs enregistrés et d'analyses en plateau qui, tour à tour, éclairent les causes et les conséquences (des plus politiques aux plus triviales) des événements fictifs annoncés. Le caractère fictif de ces événements est révélé de manière de plus en plus explicite au fil de l'émission par différents « indices » – le bandeau rouge « Ceci est une fiction », les invraisemblances techniques, l'insertion de pseudo-informations cocasses, voire carrément surréalistes, etc. – qui culminent avec l'image de l'explosion de la tour de transmission du signal audiovisuel de la chaîne. Beaucoup d'observateurs ont dénoncé la manipulation des téléspectateurs par une rédaction cynique cherchant délibérément l'effet de scandale à des fins publicitaires. L'émotion suscitée par cette émission fut en effet d'une ampleur considérable dans l'opinion publique, comme en témoignent les 38 plaintes déposées au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) (Dutilleul, 2008). La majorité de la classe politique a quant à elle condamné BBB, du moins sur la forme, qui enfreignait les règles élémentaires de la déontologie du journalisme d'information. Le CSA se montrera finalement clément avec la chaîne, ne retenant qu'un seul des griefs qui lui étaient imputés : « Il appert en effet que […] la RTBF est restée en défaut de présenter la fiction comme de la fiction, ne prenant pas les mesures suffisantes pour empêcher la confusion. » La RTBF publiera un communiqué indiquant qu'elle « n'a pas pris les mesures nécessaires pour empêcher la confusion dans le chef d'une partie de ses téléspectateurs ». Quelques années après sa diffusion, cette émission est créditée d'une valeur prémonitoire, dans la mesure où le scénario qu'elle donnait à voir sous une forme exacerbée correspond toujours davantage à la réalité politique et institutionnelle du pays. Cette rapide description de surface montre bien que le débat autour de cette émission s'est focalisé sur le mensonge télévisuel qu'elle commettait, les journalistes répondant quant à eux que les « indices de fiction » fournis étaient suffisamment clairs et nombreux pour alerter le téléspectateur. Les spécialistes des médias ont eux aussi pesé la part respective de la manipulation et du coup bien calculé, soulignant tantôt que « les circonstances émotionnelles dans lesquelles le programme a plongé le spectateur l'ont dépouillé de toute capacité d'exercice d'un quelconque esprit critique » (Lits éd., 2007, p. 11), tantôt que l'enchaînement des reportages était trop bien ficelé pour qu'il puisse laisser penser à du véritable direct en prise sur un événement réel en cours (ibid., p. 26-27). Il ne nous paraît pas très fécond de nous inscrire à nouveau dans cette polémique et de recenser les « indices » au fil du flux, pour blanchir ou au contraire condamner cette émission au nom de l'exigence d'une transparence informationnelle. L'hypothèse que nous souhaitons développer consiste plutôt à envisager ces « indices de fiction » – et, ultimement, à questionner leur statut – dans le cadre plus large de la dimension argumentative dans laquelle est pris le dispositif fictionnel. Parmi les théoriciens de l'argumentation, Marc Angenot et Ruth Amossy sont ceux qui proposent le cadre théorique le plus adapté au propos que nous souhaitons développer ici. Amossy conçoit l'argumentation comme une pratique discursive; son analyse est donc logiquement présentée comme une « branche de l'analyse du discours » (Amossy, 2006, p. 3) et consiste à étudier « les moyens verbaux qu'une instance de locution met en œuvre pour agir sur ses allocutaires en tentant de les faire adhérer à une thèse, de modifier ou de renforcer les représentations et les opinions qu'elle leur prête, ou simplement de susciter leur réflexion sur un problème donné » (ibid., p. 37). Cette définition souple – qu'on peut légitimement appliquer aux sémiotiques non verbales – accorde une place centrale aux liens entre la parole argumentée et les cadres doxiques, génériques et institutionnels dans lesquels elle s'inscrit et qui la contraignent autant qu'ils la nourrissent. Quant à Marc Angenot, théoricien du discours social, il pointe dans sa large « typologie des discours modernes » le type de raisonnement qui, nous semble -t-il, sous-tend le dispositif de BBB : le « raisonnement par fiction » est « un type de raisonnement inductif où l'on s'appuie non sur un fait réel ni même vraisemblable, mais sur un fait potentiel, le plus souvent expressément irréalisable – en faisant ainsi appel à la conjecture, à l'extrapolation, à la capacité qu'a le lecteur de jouer avec des univers parallèles » (Angenot, 1982, p. 201). Nous verrons plus loin l'accent particulier qu'il faut donner ici à cette définition. Précisons cependant d'emblée que nous l'entendons selon une conception pragmatique de l'argumentation, qui accorde une place centrale aux contextes d'échange dans lesquels s'inscrivent les moyens verbaux de l'entreprise de persuasion. Ces contextes ne se réduisent pas, à nos yeux, à la seule divergence d'opinions entre partenaires d'une discussion critique, comme le soutiennent les tenants du courant pragma-dialectique (voir Van Eemeren, Grootendorst, 1992). À cet égard, notre conception de l'argumentation s'approche davantage de la perspective constructiviste de Georges Vignaux, pour qui « toute argumentation revient […] à un jeu d'images visant à stabiliser dans le discours des représentations centrées autour de notions » (Vignaux, 2004, p. 113). Ce jeu d'images est d'abord un jeu énonciatif : argumenter, c'est mettre en scène et confronter des régimes de croyances, situer (plus ou moins explicitement) sa prise de parole dans un champ d'adhésions dont cette prise de parole elle -même suffit à opérer la restructuration. Cette conception large invite naturellement à observer le déploiement de l'argumentation dans le cadre fictionnel, et non uniquement dans les genres du discours véridictoire. Plus précisément, l'un des enjeux de cet article consiste à observer comment l'indétermination générique peut être un vecteur argumentatif réflexif, c'est-à-dire peut modifier, par un brouillage des cadres énonciatifs de la prise de parole, les représentations du champ de croyances qui était pourtant censé garantir cette prise de parole. Précisons enfin que l'emploi de l'étiquette générale « prise de parole » ne doit évidemment pas laisser penser que nous limitons l'argumentation à la seule dimension verbale. Comme le montrent les recherches récentes en rhétorique (voir notamment Roque, 2011), l'image argumente, notamment en questionnant le statut du discours verbal qui l'accompagne. Observons à présent de plus près comment cette pratique argumentative se réalise de manière singulière dans BBB et ce qu'il convient d'en tirer comme considérations sur l'étude des rapports entre fiction et politique dans les discours télévisuels. L'analyse procédera en trois temps, respectivement consacrés 1) à l'emboîtement énonciatif, 2) aux procédés fictionnels d'authentification, 3) au dédoublement communicationnel. En nous inspirant du modèle des instances d'énonciation télévisuelle proposé par François Jost (1998), nous pouvons décrire plus précisément l'incipit de l'émission comme un emboîtement de trois plans énonciatifs, caractérisés chacun par des programmes discursifs distincts. L'émission Questions à la une, qui précède le JT spécial, appartient au flux habituel de la chaîne, à la programmation telle qu'elle est assumée par l'instance « RTBF » et diffusée aux téléspectateurs selon l'identité d'une chaîne publique, telle que nous l'avons brièvement décrite plus haut – appelons ce niveau E1. Après 2 ' 29 ”, cette émission subit un brouillage du signal audiovisuel, qu'il convient ici d'assigner à un E0 effacé, puisque son intervention sur le flux ne se donne à voir que comme une transition brutale entre deux instanciations de E1. Cette seconde instanciation de E1 est quant à elle précédée d'un autre saut de niveau, celui -ci bien explicité sur les plans visuel et sonore : l'écran brouillé s'ouvre en effet sur une scène de maquillage du présentateur du JT, qui s'adresse à la maquilleuse : Vas -y vite parce qu'on est à l'antenne. Ce niveau E2 est celui sur lequel se bloque immédiatement la valeur d'authenticité, le niveau que le téléspectateur identifie comme le lieu d'où lui parvient une vérité sans concession, incarnée par un ethos lavé de tout soupçon : quoi de plus authentique en effet qu'un présentateur de JT surpris par la caméra en plein maquillage alors qu'il est déjà à l'antenne. Cette brève, mais intense, manifestation de E2 (à peine plus d'une seconde) est elle -même interrompue par un écran noir, duquel se détache pendant trois secondes l'inscription Ceci n'est peut-être pas une fiction, avec en voix over : Attention François, générique, c'est parti. Cette dernière séquence nous donne à voir le nœud du projet BBB : la superposition d'un discours (ici visuel) à assigner à un E0 non identifié et d'un discours (ici sonore) assignable au plan E2, qui vient quant à lui de faire l'objet d'une forte charge d'authentification. Le programme se déroule ensuite, du moins dans un premier temps, essentiellement sur le plan E1, qui reprend ici tous les formants verbaux et visuels du genre de « l'édition spéciale du JT », codifié dans l'identité de la chaîne et les habitudes spectatorielles : générique, ton grave du présentateur, phraséologie de l'exceptionnel, reporters sur place et en direct. À cette dominante E1 se superposent, dès les premières minutes du programme, des incursions monologiques de E0 (comme l'apparition à l'écran du logo de l'émission satirique de Philippe Dutilleul, Tout ça (ne nous rendra pas le Congo)), mais surtout de nouveaux échanges dialogiques entre E1 et E2, qui confortent l'authenticité de la source énonciative principale. Ainsi, à 3 ' 11 ”, le présentateur décroche son téléphone et, après une seconde, annonce aux téléspectateurs : On me confirme que des événements de la plus haute importance se déroulent. On peut bien sûr s'étonner de la brièveté extrême de la conversation téléphonique, mais ce qui importe ici est que E2 apparaît une nouvelle fois comme la source de l'authenticité de E1 et ne laisse aucune place à l'identification d'un E0 méta-scénarisateur de la fiction. Nous pourrions poursuivre l'observation du programme selon ce protocole, mais l'essentiel est dit : l'emboîtement énonciatif de E1 dans un E2 à la fois fictif mais identifié comme lieu de l'authenticité de l'événement en cours conditionne toute la suite du programme. Les reportages introduits par E1, tout fictionnalisés qu'ils soient, sont garantis ultimement par E2, tandis que les apparitions de plus en plus manifestes de E0 (à travers les « indices de fiction » toujours plus nombreux) créent une tension énonciative qui, nous allons le voir, contrevient aux habitudes spectatorielles les plus rodées. L'emboîtement énonciatif que nous avons mis en évidence ouvre ainsi sur les deux temps suivants de cette analyse, consacrés respectivement aux procédés fictionnels d'authentification et au dédoublement communicationnel. Nous pourrions dégager trois grands terrains sur lesquels œuvrent les procédés fictionnels dans BBB : le point de vue, la diégèse, la temporalité. Quant au point de vue, BBB offre plusieurs exemples de synchronisation d'une part et de modalisation d'autre part. Le présentateur précise en effet qu'il va découvrir la réaction avec [n]ous (8 ' 04 ”) ou qu'il découvre ces images en même temps que [n]ous (9 ' 27”). À d'autres moments, il (ou un reporter) exprime son sentiment par rapport aux images diffusées : C'est assez impressionnant, je dois bien l'avouer (18 ' 11”), ou Voilà un repas étonnant (12 ' 25 ”, après le reportage montrant à la même table l'élite nationaliste flamande en juin 2006). Par ces jeux sur le point de vue, nous assistons à l'incarnation d'un énonciateur dont le genre de l'information télévisée prévoit normalement un majeur effacement, gage de neutralité. Dans la fiction en revanche, la synchronisation et la modalisation sont bien des procédés fréquents, qui provoquent des effets de suspense ou servent plus globalement à orienter la narration. Or, dans le cadre énonciatif que nous avons décrit, ces procédés qui dérogent à la norme prévue en E1 sont encadrés par E2, qui fait de leur exceptionnalité un gage ultime d'authenticité. Le même mécanisme est à l' œuvre sur le plan de la diégèse, dont la fictionnalité pourrait ici se caractériser par une alternance entre des motifs symboliques garantissant l'investissement émotionnel, des motifs anecdotiques garantissant l'effet-de-réel et des motifs caricaturaux garantissant la polarisation axiologique et donc la tension narrative. Dans sa phase la plus immergée fictionnellement, l'émission propose ainsi des images du Roi quittant le Palais, puis le pays, et du drapeau belge mis en berne. Ces images ne présentent bien sûr aucune garantie véridictoire en elles -mêmes, mais leur charge pathémique assure toute leur pertinence dans le cadre énonciatif de l'exceptionnel-authentique garanti par E2. Dans le registre de l'anecdotique, on retiendra tout particulièrement les images filmées « à chaud » de passagers d'un tram bloqués à la frontière linguistique, devenue frontière d' État : petit fait vrai, saisi dans la quotidienneté la plus banale, qui s'accorde ici encore avec le mode d'authentification activé, fondé non pas sur les codes traditionnels de E1, mais sur le paradigme de l'exceptionnalité posé par E2. Quant à la polarisation axiologique, elle est notamment assurée par ces reportages en miroir qui montrent deux scènes de repas, l'une consacrée à l'élite nationaliste flamande, l'autre à des militants wallons. Tout dans ces deux scènes (lieux, modes de sociabilité, habitus linguistiques, hexis corporelles) contribue à camper deux systèmes de valeurs – qui sont aussi deux styles de vie – résolument antagonistes. Ici encore, c'est précisément la correspondance de cette scénarisation avec des schémas fictionnels éculés qui en garantit l'authenticité dans le cadre énonciatif validé au début de l'émission. Quant à la temporalité, sans entrer dans les détails, on peut dire qu'elle se déploie elle aussi selon une mécanique typique des récits fictionnels, alternant savamment narration in medias res (les direct et faux direct), prolepses (les conjectures des reporters et des commentateurs) et analepses (les reportages qui apportent un éclairage sur les causes de l'événement). Les procédés fictionnels d'authentification sont cependant mis en crise au fil de l'émission, à mesure que les incursions de E0 se font plus sensibles et plus fréquentes. Celles -ci provoquent en effet une tension entre deux discours simultanés – dont la simultanéité fait partie intégrante du dispositif argumentatif –, mais entre lesquels le téléspectateur a forcément dû choisir : et la majorité (du moins, pour une bonne part de l'émission) a manifestement choisi de créditer la voix fictive, garantie par son socle énonciatif authentifié. Comment se réalise concrètement cette tension ? Prenons comme cas précis les occurrences du terme fiction dans les propos du présentateur. Ces occurrences – la plupart en tout cas – constituent en effet les points de rencontre les plus précis des deux plans énonciatifs, E0 et E1, dans le même flux audiovisuel; en voici quelques exemples particulièrement clairs : (1) Ce soir, à la suite de la déclaration de l'indépendance de la Flandre, les yeux de l'étranger […] se tournent vers Bruxelles qui est aussi le siège principal des institutions européennes mais nous sommes en pleine fiction et on retrouve Marianne Klaric en direct du Parlement européen où règne, semble -t-il Marianne, la stupeur. (30 ' 47 ”) (2) On me signale que nous allons aussi pouvoir découvrir une nouvelle déclaration qui fait suite à l'annonce de l'indépendance de la Flandre ce soir et dont nous vous rendons compte dans la fiction qu'on vous présente pour l'instant. […] Étienne Davignon pressentait ces événements fictionnels. (33 ' 35 ”) (3) L'humoriste Philippe Geluck […] a réagi bien sûr à cette information fictive sur l'indépendance de la Flandre. (79'35 ' ') (4) Dès ce soir, les quartiers européens et l'OTAN à Bruxelles seront sécurisés, c'est donc une fiction, pour éviter tout débordement intempestif. (95'42 ' ') Ces occurrences témoignent du télescopage de deux voix contradictoires : l'une (E0) qui qualifie la nature fictive des événements relatés simultanément par l'autre (E1), qui continue cependant à fournir des gages d'authenticité : lieux, personnalités, réactions émotionnelles et effets concrets sont présentés par un point de vue qui continue à affirmer sa consistance subjective (bien sûr, semble -t-il) et à se fonder sur un E2 qui ne peut être mis en question (On me signale). Dès lors, les contradictions sémantiques (pressentait ces événements fictionnels, information fictive) sont résolues en faveur de la lecture qui offre la majeure cohérence et la moindre dépense interprétative, c'est-à-dire celle qui donne à fiction le sens de « événements incroyables, exceptionnels », plutôt que le sens de « événements qui ne se produisent pas dans la réalité ». Or c'est précisément de cette tension que se nourrit le projet argumentatif inscrit en E0, à un niveau qui se veut donc méta-diégétique et méta-médiatique, et que nous proposons de désigner comme une argumentation par émersion : un dispositif comme celui de BBB place le téléspectateur dans la position de celui qui se regarde croire à une fiction médiatique, fondée entre autres sur l'hyperévénementialisation (Charaudeau, 1998), c'est-à-dire un téléspectateur qui doit à la fois adhérer à cette fiction et se déprendre de cette adhésion pour en comprendre les raisons et les mécanismes. L'émersion désigne ainsi précisément cette coprésence de deux régimes de croyance contradictoires, qui contraint à réfléchir sur les conditions de possibilité de chacun d'eux. Car si la figure est complexe à réaliser, convenons -en, elle est d'une puissante portée démonstrative : faire émerger le destinataire, dans ce cas précis, c'est l'amener à conclure que le média télévisuel possède toutes les ressources diégétiques nécessaires pour produire un récit fictif d'une telle ampleur, et que le téléspectateur possède tous les schèmes de lecture nécessaires pour recevoir ce récit comme une information réelle, aussi invraisemblable qu'elle puisse paraître. Tâchons à présent d'approfondir cette analyse – et de préciser la notion d ' émersion – en la confrontant aux catégories traditionnelles de description des objets télévisuels, en particulier dans leurs manières de construire l'opposition entre information et fiction d'abord, entre argumentation et narration ensuite. La notion de « contrat de communication » développée par Patrick Charaudeau (1997) offre un bon point de départ pour la brève opération de déconstruction conceptuelle à laquelle nous souhaitons nous livrer ici. Les interactants « ont à souscrire, préalablement à toute intention et stratégie particulière, à un contrat de reconnaissance des conditions de réalisation du type d'échange langagier dans lequel ils sont engagés » (Charaudeau, 1997, p. 68) et le « discours d'information journalistique » est crédibilisé en tant que tel par l'activation d'un tel contrat à chaque transmission. Selon ce cadre d'analyse, il apparaît trop clairement que BBB se fonde sur une violente rupture du contrat communicationnel du journalisme d'information ou, ce qui à nos yeux revient au même, sur l'activation tacite et unilatérale d'un contrat argumentatif implicite : comme nous l'avons vu plus haut, le décor du JT est ici planté à partir d'une position énonciative masquée qui vise à orchestrer les croyances des téléspectateurs. Une telle manœuvre explique implacablement la réaction de scandale qui a suivi la révélation de la supercherie sur laquelle reposait l'émission. Pour aller au-delà de ce constat, on peut invoquer la typologie proposée par François Jost (2001), qui distingue entre un « mode authentifiant », un « mode fictif » et un « mode ludique » (mixte des deux précédents). Cette typologie pourrait être perçue comme une reformulation de la conception contractuelle, si elle n'était utilisée pour mettre en évidence les mécanismes de « feintise » qui enfreignent les règles communicationnelles contractuelles. Parmi les cas de « feintise énonciative », Jost évoque le cas du faux JT de Christine Ockrent, qui « joue non seulement sur l'imitation d'un dispositif, mais aussi sur le flux télévisuel lui -même, y fondant sa crédibilité » (Jost, 2001, p. 102). De ce type de feintise, Jost dit encore qu'elle peut être « au service de l'argumentation, elle est un des moyens qu'a l'image pour argumenter » (ibid., p. 163). Le parallèle est flagrant entre le dispositif de BBB et le cas de « Vive la crise », qui représentent tous deux le « degré ultime de la feintise de dispositif » (ibid., p. 104). Il n'empêche que la qualification argumentative s'applique également à eux et nous semble intéressante à pointer, en tant qu'elle oblige à un dépassement de l'opposition entre le mode authentifiant (lié au discours de l'information) et le mode fictif, posée plus haut par Jost : ne pourrait-on postuler l'existence d'un mode argumentatif, fondé paradoxalement (et à des degrés divers) sur le mensonge télévisuel – c'est-à-dire sur un jeu énonciatif d'orchestration des croyances –, auquel s'opposerait pragmatiquement le mode ludique, dont Jost lui -même dit qu'il est « plutôt tourné vers les effets du discours [pour de rire] que vers l'intention qui le sous-tend » (ibid., p. 22) ? En deçà des « genres » télévisuels et de leurs « promesses », il s'agirait de mettre au jour des formes discursives plus élémentaires, comme l'argumentation et la narration, qui traversent les cloisonnements entre l'information et la fiction. Si la narratologie a construit la plupart de ses instruments à partir de l'analyse de textes littéraires fictionnels, la forme du récit fait aujourd'hui l'objet d'un intérêt par les spécialistes d'autres champs, dont celui des médias, comme en témoigne une livraison récente de la revue Quaderni (Bérut éd., 2011). Défendant une approche « socio-sémiotique » qui dépasserait « la clôture structurale, pour aller vers l'interaction langagière en situation », Marc Lits (2011, p. 28) recense les différentes entrées possibles pour une analyse narratologique de l'information télévisée, sans cependant faire de place à la dimension argumentative. Patrick Charaudeau (1998) avait quant à lui tenté d'intégrer la problématique argumentative à l'analyse télévisuelle en considérant l'argumentation, aux côtés du récit, comme l'un des modes possibles du discours d'information, souvent contrarié par « la finalité captatrice du contrat d'information médiatique » (Charaudeau, 1998, p. 273). Cependant, sa définition de l'argumentation assimile cette dernière à « l'explication » (comme le signale d'ailleurs le titre de son article), qui nous paraît concerner une modalité de l'argumentation, mais parmi d'autres possibles. En tout cas, on ne peut pas considérer que BBB tient un discours explicatif; nous dirions au contraire que l'émission utilise justement l'obsession captatrice comme fondement d'une démonstration qui n'exploite donc pas les ressources de l'argumentation rationnelle. De leur côté, les spécialistes de l'argumentation reconnaissent eux aussi l'importance du récit comme ressource verbale d'une entreprise de persuasion (voir notamment Danblon et al., 2008). Quant aux narratologues, Alain Rabatel est sans doute celui qui a le plus œuvré à intégrer la problématique argumentative dans l'analyse des récits, notamment en observant de près les phénomènes corrélés d' « effacement énonciatif » et d' « argumentation indirecte » (Rabatel, 2008). Sans pouvoir discuter ici en détail toutes ces propositions, nous avancerons que l'objet médiatique ici observé repose sur une articulation assez originale des ressources argumentatives et narratives : la narration de la « fin de la Belgique » oscille sur un axe de la fictionnalité qui penche tantôt du côté de « l'immersion », tantôt du côté de ce que nous avons proposé d'appeler l ' émersion – c'est-à-dire l'état de celui qui, la tête hors de l'eau, regarde ses jambes encore plongées déformées par le miroitement aquatique. Moins métaphoriquement, nous dirons que l'émersion fictionnelle est l'étape qui suit celle que Jean-Marie Schaeffer a décrite comme une « immersion » (Schaeffer, 1999) dans sa théorie du récit de fiction. Dans beaucoup de cas, cette étape n'est pas problématisée par le dispositif narratif; dans d'autres cependant – comme ici – elle est intégrée à ce dispositif comme lieu de la mémoire consciente de l'étape d'immersion. Il ne s'agit donc pas d'une émergence, mais bien au contraire d'un après-coup, qui porte trace de la croyance à peine évanouie dans le récit qui se poursuit. Activation simultanée de deux régimes de croyances, l'émersion peut être ainsi perçue comme un argument réflexif en tant qu'elle donne des raisons de s'interroger sur le dispositif narratif lui -même et sur les croyances qu'il met en scène. Nous sommes proches, à une nuance près, de ce que Jean-Pierre Esquenazi évoque à propos du « récit allégorique », dans son travail sur la manière dont un texte fictionnel élabore des formes de vérité dans sa relation avec ses destinataires : « [l'auteur] peut déclarer son récit comme une simple occasion de faire passer un “message” et de ce fait indiquer une orientation précise de lecture aux destinataires. Le récit est alors subordonné à la situation énonciative et une véritable “immersion fictionnelle” n'est plus possible » (Esquenazi, 2009, p. 166). La nuance tient en ceci que le processus se veut ici implicite et graduel, ce qui permet de cumuler les effets liés à l'immersion fictionnelle (dont l'intensité des « investissements affectifs ») et ceux liés à l'orientation allégorique. Nous aurions donc affaire à un mode argumentatif particulier, puisqu'il s'agit de provoquer un « effet paralysant de “sidération” » (Charaudeau, 1998, p. 270), auquel se superpose simultanément un mouvement d'émersion fictionnelle, dont l'état toujours précaire tient lieu de démonstration. Faut-il voir là une alternative à la prolifération des fast-thinkers dénoncée par Pierre Bourdieu, pour qui la télévision, obsédée par la vitesse, ne permettrait pas un « déploiement de la pensée pensante », mais seulement une communication par lieux communs (Bourdieu, 1996, p. 30-31) ? En se saisissant de cette obsession de la vitesse et de la spectacularisation des lieux communs (car, au fond, l'essentiel du discours de BBB est un tissu de lieux communs) pour en faire un dispositif argumentatif, l'émission semble ouvrir un espace possible de pensée hors du flux, même si conditionné par lui. À ce propos, il faut sans doute se demander ce que la gradualité argumentative implique quant à la manière de concevoir les « indices de fiction » qu'on peut se plaire à relever au fil de l'émission. Remarquons d'abord que cette étiquette est utilisée pour couvrir des phénomènes qui, formellement, peuvent relever de deux procédés différents, que nous pouvons attribuer respectivement au plan de l'immersion, d'une part, et à celui de l'émersion, d'autre part. La fiction peut être en effet « indiquée » par le respect trop scrupuleux de l'effet de cohérence (chronotopique, actantielle, etc.) de l'univers qui est donné à voir, ou au contraire par la rupture de cette cohérence, en faisant intervenir des éléments qui ne s'intègrent pas directement dans le flux de la diégèse. L'expression « indices de fiction » pointe trop exclusivement vers le premier de ces deux pôles – celui relatif à l'immersion – et ne rend pas bien compte de la tension constitutive de l'effet argumentatif. Nous préférons ainsi parler d' « indices de méta-scénarisation » pour qualifier ces allers et retours entre la fiction en tant qu'objet d'adhésion et la désignation de cette fiction en tant qu'objet médiatique construit. Avec ces dernières considérations, nous touchons donc à la question de la réflexivité. BBB n'est évidemment pas la première émission à proposer un regard médiatique sur les codes médiatiques eux -mêmes. Virginie Spies (2005, 2008) a retracé l'histoire de ces « émissions réflexives », qu'elle définit comme « une émission qui prend pour thème et objet principal de discours la télévision ». Or les cas envisagés par l'historienne des médias montrent que la définition devrait être complétée de la mention « et qui dit qu'elle le fait ». La réflexivité visée est en effet majoritairement explicite et, en outre, intra-médiatique : lorsqu'elle parle d'elle -même, la télévision semble engager uniquement des enjeux qui concernent l'univers médiatique (autopromotion, « envers du décor », histoire du média, autocritique). Avec BBB, la question est posée d'une réflexivité muette et non-spéculaire : en ne disant pas qu'elle parle d'elle -même, la télévision se donnerait-elle la possibilité de parler aussi d'autre chose (et, en premier lieu, du rapport politique que les téléspectateurs entretiennent avec elle) ? Nathalie Garric invite quant à elle à une lecture plus politique des dispositifs télévisuels réflexifs, dans son article sur L'Hebdo du médiateur (Garric, sous presse). Elle montre qu' à la revendication citoyenne d'un « droit à débattre d'une pratique discursive [le journalisme d'information] qui engage une responsabilité professionnelle et sociale » s'opposent les stratégies de « dévoiement du débat » des journalistes, qui maintiennent les effets d'autorité liés notamment au cadrage des problématiques légitimes. On peut dire à cet égard que BBB propose une réflexivité inséparablement médiatique et politique, construite à partir d'un tiers-lieu qui ne dit pas son nom et échappe ainsi aux polarités traditionnelles qui conditionnent la réception du discours télévisuel. En proposant une fiction médiatique politiquement authentique, BBB s'apparente à l'un de ces « scénarios du réel » théorisés par Gérard Leblanc, dans lesquels « les règles codifiées de la fiction constituent une grille d'interprétation de la réalité » (Leblanc, 1997, p. 187). La preuve est faite que l'actualité politique belge de décembre 2006 offrait tous les matériaux pertinents pour répondre aux exigences fictionnelles minimales et pouvait faire l'objet à la fois d'une expérience de reconnaissance à partir de schèmes de lecture préconstruits qui garantissent la lecture fictionnelle, et d'une expérience de trouble de cette reconnaissance qui, dit encore Leblanc, « permet d'aller du connu à l'inconnu et d'enclencher un processus de questionnement et de connaissance » (ibid., p. 190). En outre, en proposant une fiction politique médiatiquement authentique, BBB peut sans doute être perçue comme un puissant ferment de « communauté imaginée » (Anderson, 1996). Les historiens de la Belgique contemporaine établissent un diagnostic d' « affaiblissement de l'identité belge », fondé sur le constat que les images télévisées sont « quasi intégralement étrangères à toute logique nationale » (Beyen, Destatte éd., 2009, p. 384). Or n'est -ce pas, au sens strict et traditionnel du terme, une « fiction nationale » que propose BBB ? Bien que, à l'heure où nous écrivons ces lignes, dans les faits, la Belgique possède enfin un gouvernement fédéral de plein exercice, nous pourrions dire que le pays se donne ponctuellement, comme lors de l'épisode BBB, une unité fantasmée dans l'émersion collective face au récit toujours plus romanesque de sa propre désunion . | L'article prend pour objet d'analyse et de réflexion le faux journal télévisé diffusé par la RTBF en décembre 2006, annonçant fictivement la fin de la Belgique. L'émission est brièvement contextualisée et décrite, pour être ensuite analysée en tant que dispositif argumentatif: emboîtement énonciatif, procédés fictionnels et dédoublement communicationnel constituent les trois instruments majeurs d'un mouvement d'émersion fictionnelle qui affecte le téléspectateur. Cette analyse s'ouvre ensuite sur une discussion théorique des oppositions entre information et fiction, argumentation et narration, qui vise à revoir la qualification réflexive et politique des objets médiatiques. | linguistique_13-0078102_tei_649.xml |
termith-640-linguistique | Le monde politique, comme indiqué dans la présentation du dossier, emprunte très largement à la publicité commerciale ses méthodes et techniques, mais moins souvent ses mots. S'il arrive que des locuteurs politiques s'approprient des éléments de discours issus de l'univers de la publicité ou des marques, les cas restent assez limités. Peut-être les politiques rechignent-ils à puiser massivement dans le répertoire marchand par crainte de rendre trivial leur objet ? Il est sans doute plus valorisant de nourrir un discours politique de références réputées plus nobles, par exemple historiques ou littéraires. En tout cas, les importations de ce genre exigent que les expressions publicitaires recyclées appartiennent à une culture assurément partagée par les publics visés et bénéficient d'une notoriété suffisante. Leur avantage, comme pour les emprunts au lexique sportif (Barbet, 2007), est alors de parler au plus grand nombre. La référence à la publicité concerne le plus souvent des slogans : ainsi, dans son discours de clôture des « universités d'été » du Front national à Nice (11 septembre 2011), Marine Le Pen reprend la devise de la marque Sony pour dénoncer la collusion de l' « UMPS » et défendre le monopole du FN dans la « vraie lutte contre l'immigration » : « L'interdiction de renvoyer dans leur pays les étrangers criminels, les socialistes l'avaient rêvé, Sarkozy l'a fait ! » D'autres slogans à succès ont sans doute alimenté, de façon fugitive ou volatile, des conversations politiques ordinaires, dont on peut trouver des traces sur des sites militants : par exemple, un opposant à Nicolas Sarkozy détourne en mars 2010 la double injonction « Votez… éliminez » (celle de Vittel était « Buvez-Eliminez »), et un partisan d'A. Montebourg titre en janvier 2011 son post « Avec Arnaud Montebourg, je positive ! » (l'original, avec « Carrefour », a été créé en 1988). Les hommes politiques font parfois appel à des marques commerciales, en s'appuyant plus ou moins consciemment sur la notoriété d'un produit. L'exemple de « Kärcher » vient à l'esprit : le 20 juin 2005, au lendemain de la mort par balle d'un jeune garçon qui lavait la voiture de son père au bas d'un immeuble de la Courneuve, le ministre de l'Intérieur, alors Nicolas Sarkozy, rend visite à la famille de la victime et lui annonce le prochain « nettoyage de la cité au Kärcher ». Il justifie ensuite ses propos dans un échange avec les jeunes du quartier : « Le terme “nettoyer au Kärcher” est le terme qui s'impose, parce qu'il faut nettoyer cela. » S'appropriant les qualités supposées des nettoyeurs à haute pression – dont la marque est consacrée au point d'avoir par antonomase, à l'instar de Frigidaire, donné son nom aux appareils de ce type –, le prétendant à l' Élysée cherche à montrer sa puissance et son efficacité dans la lutte contre la violence en banlieue. Si l'expression entraîne à l'époque une vive polémique, nous ne retiendrons ici que la réaction, près de deux ans plus tard, du groupe Kärcher-France. Une mise au point dans la presse lui offre le double avantage de lever « tout malentendu » et de vanter les mérites de ses marchandises et de leur distribution. La société proteste contre les abus répétés de son nom, éloignés « de [son] univers de communication habituel », et précise qu'elle ne peut se reconnaître dans les amalgames auxquels sa marque est associée. Ses dirigeants écrivent notamment aux candidats à la présidentielle pour rappeler l'exclusivité des droits d'une marque déposée. La reprise de l'expression en 2010 par Fadela Amara, secrétaire d' État chargée de la Politique de la Ville (Le Progrès de Lyon, 11 janvier 2010), conduit l'enseigne à rappeler sèchement le gouvernement au respect du droit des marques (« n'employer le terme Kärcher®, [qui] n'est pas un nom commun, que pour désigner ses produits »), et à se retirer notamment de l'opération de nettoyage de la façade du palais de Chaillot. Au-delà du fond politique des discours, on peut penser que leur effet sur les achats des consommateurs est très improbable et que l'entreprise a bénéficié en l'occurrence d'une promotion gratuite inespérée. Les messages sont parfois pris dans de curieux chassés-croisés. Si le Parti communiste, par exemple, fait l'objet d'une captation publicitaire fondée sur l'homonymie de siglaison entre Parti Communiste et Personal Computer (une affiche de Commodore Computer porte le slogan : « Le PC se démocratise », afin de montrer que les produits sont abordables), ce parti peut aussi, en 2000, parodier (Bonhomme, 2006 et dans ce dossier) certaines annonces de la marque Benetton pour une campagne contre les inégalités. De même, quand Nicolas Sarkozy prononce un nom de marque, les journalistes en utilisent un autre pour désigner l'énergique prétendant à l' Élysée : « le lapin Duracell de la politique », en référence à une publicité qui présente un jouet continuant à frapper sur son tambour, alors que les autres ont depuis longtemps épuisé les piles de la concurrence… Mais malgré ces différents exemples, les dires circulant en sens inverse sont les plus répandus. Les publicitaires tendent en effet à annexer fréquemment des événements politiques, passés ou présents. Dans le premier cas sont sollicités des faits historiques marquants – comme « la révolution » ou Mai 68 – ou des « grands hommes » (Chauveau, Veyrat-Masson, 2004). L'objectif est de conférer aux produits concernés la renommée et la profondeur de l'histoire et de la tradition. Le constructeur Citroën s'est à ce titre durablement servi du prestige du fondateur de la V e République. Non seulement la marque s'enorgueillit, aux débuts du Régime, d' être celle des présidents, mais elle se targue d'avoir permis au général de Gaulle d'échapper à l'attentat du Petit-Clamart en août 1962. Ce « miracle » trouve son explication commerciale dans la fiabilité du véhicule à bord duquel il circulait : la « mythique » DS 19. Citroën en tirera d'ailleurs le slogan : « Ce que cette marque a pu faire pour un général, elle peut le faire pour tout le monde ». Cette labellisation historique se retrouve encore dans un spot télévisé de l'entreprise, en 2009, à côté de nouveaux signes de modernité (la Formule 1) : le chef de la Résistance est convoqué, qui envoie de la BBC cet « appel » aux Français : « Je voudrais une DS ». Le fabricant de fosses septiques Eparcyl s'est distingué, en février 1999, dans la même rubrique de référence aux grands ancêtres politiques, de gauche cette fois. Le notoire slogan de François Mitterrand en 1981 est détourné avec humour : « Eparcyl, la fosse tranquille » … Des phrases célèbres ou des scènes cultes de la vie politique sont susceptibles d' être absorbées par la publicité. C'est le cas du « Yes we can » de Barack Obama (par Chevrolet, pour vanter une offre de TVA gratuite) ou de l' « Au revoir » de Valéry Giscard d'Estaing après sa défaite présidentielle, par le 118-218, en avril 2007 (Héraud, 2007). Dans son étude classique de l'affiche de Volkswagen pour la Golf en 1991-1992, où les outils-icônes de la panne réfèrent métaphoriquement à l'effondrement du système soviétique, Emmanuël Souchier (1992, p. 50) décelait avec perspicacité un renversement de tendances dans les rapports entre la publicité et la politique, en distinguant trois phases. Après avoir durablement gommé la politique du contenu de leurs messages, les professionnels de la publicité ont investi la sphère politique, dans le contexte économique faste et plutôt mobilisé politiquement des années 1960-1970. Cette période d'essor du marketing politique leur a permis de mettre leur savoir-faire mercatique au service des professionnels de la politique, en contribuant à promouvoir partis et candidats comme des marchandises et à dépolitiser leur discours. Dans un troisième temps, à partir des années 1980-1990, marquées par la crise et un certain retrait du politique, les publicitaires n'hésitent plus à s'approprier la substance politique elle -même et les discours des acteurs, en les récupérant à des fins commerciales. Cette évolution, qui s'est poursuivie et nettement amplifiée depuis, est en réalité amorcée antérieurement. Quand les enseignes sont inspirées par le temps politique présent, elles se nourrissent très largement d'objets électoraux. Les annonceurs s'adossent alors, dans une logique de rebond ou d'embuscade (on parle d ' ambush marketing : Bénaroya, 2010), à l'actualité des élections. Cette tendance apparaît dans la presse des lendemains de scrutins nationaux, qui fournit dès les années 1970 son lot de messages publicitaires, insérés en pleine page, mêlés au traitement de l'événement. Pour ne retenir que quelques exemples, à partir d'un rapide sondage dans Le Monde et Libération : – un cabinet immobilier présente, après le premier tour des législatives de 1973, la photographie de son nouvel immeuble parisien avec la mention : « Nous avons gagné 124 sièges !… pour asseoir nos clients et nos collaborateurs […] » (Le Monde, 6 mars 1973); – l'éditeur Albin Michel introduit ses meilleures ventes de livres, à la une, par le texte à double jeu de mots : « Élus par les lecteurs au 1 er tour » (Le Monde, 21 mars 1978); – IKEA se gausse des battus dans une pleine page de Libération, le 17 mars 1986 : « Tous ceux qui ont perdu leur siège hier peuvent le récupérer aujourd'hui chez IKEA […] Et pour ceux qui se sont vraiment faits [sic] étaler, nous avons aussi de très beaux canapés »; – dans le même quotidien (p. 22), les stages Vitaline de Luchon publient les photos de quatre vedettes politiques visiblement fatiguées, avec le commentaire : « Épuisant, non ? », qui se termine par « Après la campagne, la montagne » et une invitation à contacter la société. Les fondations de la captation publicitaire sont posées : le produit est un candidat, et souvent l'élu; les acteurs politiques, consommateurs virtuels, commencent à servir d'instruments de promotion commerciale. Leur image, réelle ou déformée, est utilisée dans des messages qui les interpellent en les moquant à l'occasion. Les publicitaires utilisent la polysémie ou le calembour et jouent sur l'agenda des préoccupations sociales, pour recycler l'air – et les paroles – du temps, « se décaler » par rapport à des situations ou messages réels, dont une partie des citoyens peut se lasser, des promesses électorales en particulier. Ainsi, la promotion de la Golf Memphis profite dès 1981 du contexte de campagne présidentielle pour se démarquer, par ses affiches 4 x 3, de celles des candidats, avec le message : « Ça ne porte pas de cravate, ça ne sourit pas, mais au moins ça tient ses promesses. Volkswagen. C'est pourtant facile de ne pas se tromper ». Véritables « éponges de l'actualité », les agences publicitaires ont depuis longtemps, dans leurs emprunts politiques, dépassé l'ellipse des personnes ou la simple allusion. Elles n'hésitent plus à travestir les acteurs (en les déguisant, en utilisant des sosies) ou à déformer leurs propos (en leur prêtant les leurs). Plus ou moins subtils, les messages usent désormais d'un ton plus direct, impertinent et sarcastique. Cette évolution est associée à la diversification des supports de communication. Les campagnes commerciales élargissent leur palette médiatique et leurs cibles, elles reposent désormais sur un « plan média multicanal », qui associe Internet à plusieurs vecteurs traditionnels. Si l'ampleur des opérations dépend de leur coût, l'adossement à l'existant se révèle précisément moins cher que la création. Le travail des agences est aussi modifié par le développement du marketing « viral », dont le buzz est une forme particulière, destinée à faire du « bruit » (ou du ramdam) pour se faire connaître. Les messages commerciaux sont désormais propagés – à l'instar des virus informatiques – par les usagers eux -mêmes, par la voie électronique et les réseaux de connaissance. Ce procédé, qui offre l'avantage de diffuser très rapidement et gratuitement une communication en phase avec l'actualité à des publics ciblés, a été utilisé par plusieurs campagnes publicitaires mentionnées ci-après. La démultiplication et la prolifération de ces messages portent des risques de banalisation qui contribuent à expliquer que les emprunts discursifs de la publicité à la politique se diversifient mais tendent aussi à devenir plus audacieux. Remarquons également que l'élection, « traduction démocratique » de la concurrence à laquelle se livrent les acteurs pour le pouvoir politique, ne peut laisser insensibles les agences de publicité, confrontées elles -mêmes à une rude compétition commerciale. Focalisées sur cet enjeu, elles cherchent à se singulariser (Charaudeau, 2005, p. 237) dans la promotion des marques de leurs clients et rivalisent d' « originalité » dans l'exploitation de l'actualité, pour se distinguer de la concurrence et capter l'attention des destinataires. Les modalités selon lesquelles les publicitaires s'emparent de l'objet électoral sont variables. Le cas particulier de l'interpellation doit être distingué. L'opportunité qu'offre la conjoncture est alors saisie pour sensibiliser l'opinion publique et faire pression sur les politiques. L'annonceur peut être sollicité par un défenseur de cause : l'association Aides contre le Sida fait appel à l'agence TBWA et publie des portraits des candidats à la présidentielle de 2007, avec leur accord, pour lutter contre les discriminations envers les malades : « Voteriez -vous pour moi si j'étais séropositif(ve) ? » (Maudieu, 2007) Plus généralement, les publicitaires, qui tendent à occulter la dimension marchande de leur démarche, livrent aujourd'hui volontiers les produits dans un emballage « citoyen » (ou « éthique », ou encore « militant »). Désireuses d'accroître la légitimité de leur prise de parole (Granier, 2008, p. 10), les entreprises sont ainsi enclines à se substituer à l'autorité publique dans la diffusion de messages d'intérêt général aux citoyens-consommateurs, pour les mobiliser ou répondre à des « attentes » sociétales : prévention sanitaire, protection des aliments, de l'environnement, commerce équitable, défense des droits de l'homme, etc. Par exemple, la marque de vêtements de sport Patagonia invite les électeurs à tenir compte des engagements des concurrents de 2007 en matière environnementale, comme elle l'avait fait trois ans auparavant aux États-Unis, en appelant implicitement à voter pour le démocrate John Kerry (Bénaroya, 2010). Les fermiers du bio (Danone et Stonyfield), dans le cadre de leur opération « Les deux vaches » en 2007, mettent à disposition des clients 600 000 cartes postales humoristiques à expédier aux candidats, que les bovins interrogent sur leur sincérité écologique. L'année suivante, pour les municipales, les deux bêtes sont converties en manifestantes qui portent des banderoles réclamant du bio dans les cantines scolaires (liberation.fr, 2 mai 2008). Dans la plupart des cas, les enseignes recyclent le lexique politique en accommodant des discours récurrents tenus en période électorale et en jouant sur les codes des candidats ou des commentateurs. La société d'informatique IC simule par exemple l'annonce des résultats et propose « en exclusivité, les meilleurs chiffres du 2 e tour » : ceux obtenus en réalité par ses propres produits, accompagnés de leurs prix, deux doubles drapeaux tricolores croisés officialisant l'information (Libération, 9 mai 1995, au lendemain de la présidentielle). Mais parmi les procédés les plus classiques, qui perdurent, l'injonction et l'invite électorales restent déterminantes. Il s'agit toujours plus ou moins de faire « élire » ou « plébisciter » le « produit-candidat » par les usagers. Dans la lignée d'expériences déjà citées, on retiendra des opérations publicitaires qui présentent en 2007 un concurrent ou un parti fictif incarnant la marque ou reprenant ses engagements commerciaux : – un vendeur de confiserie appelle ses clients à soutenir son produit (« Votez Friskman, le seul candidat [du parti de la fraîcheur] qui n'a pas peur d'ouvrir la bouche »), sur le site www.louvriren2007.com. Plusieurs visuels repris sur Dailymotion pastichent des meetings ou des allocutions présidentielles; – un distributeur multimédia (Connexion) recommande en mars le vote UMPP (Union du Multimédia à Petits Prix), en imitant des slogans : « Unis, nous vaincrons » ou « Un PC pour tous ». Dans d'autres cas, les enseignes se font tout simplement élire, comme Danone, qui tente un nouveau performatif : « On vote tous pour Danette » (janvier-mars 2007), ou les conserves d'Aucy, qui font plébisciter leur nouveau produit « saveur de l'année ». Le filon de l'injonction civique, répétée à l'envi en période électorale, est également exploité, notamment par l'Ensemble orchestral de Paris, qui entend mobiliser son public, dans un encart publicitaire : « Pas d'abstention : choisissez l'abonnement ». Le champ lexical de l'élection investi par les « créatifs » tend, on le voit, à s'élargir au-delà de la simple invite. Les prétendus candidats sont désormais dotés des attributs de l'acteur politique : sigles partisans inventés, programmes et slogans transformés, QG de « campagne » fictifs, faux « adhérents », etc. La campagne du vendeur de glaces Ben & Jerry's (agence Magic Garden) offre à ce titre un bel amalgame : en mars 2007 est lancée, en teasing, une série d'affiches annonçant une candidature de dernière minute, dont l'identité est révélée en avril sur un site Internet (www.lautrecandidate.com) : il s'agit encore d'une vache, Woody, ceinte d'une écharpe tricolore : « La première candidate… de poids, militant pour une France gourmande… qui promet plus d'un pot… instaure le pré à taux zéro ». Le site communique les informations de sa campagne, relayées par du Street Marketing et par plusieurs médias. Le 17 avril, ses « partisans » se regroupent pour une « grande journée de mobilisation » : flyers et animations de rue annoncent des dégustations gratuites et le soir, un cortège se rend à l' Élysée (- Montmartre…). Le tout « enrobé » dans un message « citoyen » : inciter la population à peser lors des élections, comme la marque l'avait déjà fait aux États-Unis en défendant les petites coopératives laitières familiales. Les messages s'appuient souvent sur des expressions électorales courantes, qu'il suffit de dévier de leur sens initial : Mercedes-Benz, par exemple, invite le consommateur à saisir son offre spéciale, pendant la campagne des régionales en mars 2010, en affichant qu' « il n'y aura pas de deuxième tour » (situation au demeurant peu probable dans ce type de scrutin). Le syntagme « vote utile », ambigu mais couramment employé, est également retraité. Sa signification reste sans doute assez floue pour une partie de la population, malgré les constants rappels au souvenir du 21 avril 2002, et sa modalisation adjectivale (qu'est -ce qui est « utile » ?), tout comme sa définition, peut être contestée. Circulant dans la controverse, la formule (Krieg-Planque, 2009) se prête particulièrement à la récupération publicitaire. La chaîne de grandes surfaces Intermarché-Écomarché lance ainsi en septembre 2009 (entre les Européennes de juin et les régionales de mars 2010), une campagne « vote utile », qui fournit un titre à son magazine commercial. L'expression est en outre censée donner une image interactive à l'enseigne, saluée dans le milieu professionnel comme « une concrétisation du “pouvoir” rendu aux consommateurs ». Elle est d'ailleurs reprise en janvier 2012 (sous la forme « votez utilitaire ») par Citroën. Les annonceurs peuvent jouer enfin sur l'homonymie et le suspens électoral, comme l'agence DDB Paris, qui profite de la conjoncture de 2007 pour proposer à la marque de Camembert « Président », au nom prédestiné, un dispositif multimédia. Le teasing entre les deux tours se conclut le 6 mai, soir de l'élection, par la révélation télévisée du « visage » du nouvel élu : un fromage, « le nouveau Président », présenté dans un conditionnement rénové… Tous les scrutins nationaux sont concernés par cette captation publicitaire. Pourtant la présidentielle, échéance majeure dans la vie politique française et la plus participative, est la plus prisée, surtout quand elle suscite un certain engouement citoyen, comme en 2007. Cette période a été très productive en détournements commerciaux. Plusieurs annonceurs s'y sont distingués dans les variantes de l'art du « rebond » événementiel. Plusieurs opérations combinant les procédés déjà évoqués, synthétisant leur évolution ou révélant de nouvelles orientations publicitaires méritent d' être retenues : – La campagne multimédia d'IKEA « Oui au changement », conçue par l'agence La Chose entre octobre 2006 et mai 2007, illustre assez bien le détournement du discours politique. Sa déclinaison d'affiches s'inscrit dans un contexte où les prétendants à la fonction suprême convoitent les thèmes du « changement » et de la « nouveauté ». L'entreprise, qui n'en est pas à son premier essai parodique, expose son identité commerciale sur un mode humoristique qui moque les poncifs politiques et sociaux. Les énoncés décalent les expressions sources : annonce de la composition du gouvernement (« IKEA ministre du Confort de l'intérieur »), assertion référendaire ou programmatique (« Oui à la politique de détente », « Changeons tout de l'intérieur »), slogan politique (« La France réclame du neuf ») ou social (« Avis de rêve général »), pastiche de citation (« Le design sera démocratique ou ne sera pas »). Un message télévisé privilégie dans le même temps le « besoin de changement », en offrant à la clientèle des solutions de rangement quotidien et de bien-être domestique : l'un des spots parodie un discours électoral et se termine par l'invite « Dites oui à une France dynamique. Votez IKEA ». Les annonceurs tendent aujourd'hui à décliner le message commercial sur la longue période, exploitant les différentes séquences de l'élection, qui sert alors de fil conducteur à la communication. Les conséquences du vote et même le suivi des engagements électoraux sont pris en compte. IKEA revient ainsi ironiquement sur les résultats de 2007 et publie dans Le Monde du 8 mai une affiche représentant deux oreillers carrés de couleurs bleue et rouge, formant sur un fond blanc le drapeau tricolore, encadrés par le commentaire : « Sans regret… » […] « Chez IKEA, vous disposez de 30 jours pour changer d'avis si vous pensez avoir fait le mauvais choix ». Les consommateurs ont effectivement cet avantage sur les électeurs. Le vote passé, les publicitaires peuvent aussi saluer la fin du mandat des sortants (comme Canal +, avec son affiche « Pot de départ. Dimanche 6 mai à 20 h. Votez + », qui représente la marionnette emblématique de Jacques Chirac), ou inviter les électeurs à être attentifs aux promesses des élus (comme E. Leclerc) ou à dresser un bilan, comme la marque « Président », qui lance un spot télévisé pendant l'été 2007, à l'occasion du « bilan des cent jours » de Nicolas Sarkozy. Le site de voyages Lastminute.com exploite jusqu'aux débuts du mandat présidentiel : « Offrez -vous des vacances bling bling et augmentez votre pouvoir d'achat »; « Cet été, la France qui se lève tôt sera la première sur la plage » (Bénaroya, 2010). – Mir (du groupe Henkel) avait déjà instrumentalisé le référendum sur Maastricht en 1992, en organisant pour le lancement d'un nouveau produit une consultation de la clientèle, avec l'accroche : « Quand on touche aux institutions, tout le monde a son mot à dire ». La société réitère l'expérience en mars 2007, en privilégiant l'interactivité. Dans une campagne multicanal, elle présente au suffrage sept de ses produits phares, dont Mir Laine, qui déclare : « En votant pour moi, vous faites le choix de la tranquillité ! ». Exploitant « la crise de l'engagement » et l'émergence de la démocratie participative, l'annonceur inaugure l' « eMirlitantisme », nouvelle mouture de marketing participatif. Dans le cadre de l'opération « La France vote Mir », les internautes, stimulés par des cadeaux, peuvent mener campagne. L'enseigne, en jouant sur le principe communautaire et participatif par un système de parrainage et d'inscription qui rapporte des points, enrichit du même coup son fichier de clients. – La recherche d'implication du public, dans des simulacres (plus ou moins élaborés) de campagnes électorales, caractérise également l'initiative de la marque de lames de rasoirs Wilkinson en 2006, primée par la profession comme « la meilleure campagne interactive » (Grand prix Stratégies). En quête de distinction vis-à-vis de ses concurrents qui offrent des produits assurant un rasage toujours impeccable, Wilkinson ouvre un site de propagande (600 000 visiteurs) pour le Droit Aux Rasages Extravagants (DARE). Les affiches et vidéos reproduisent et tournent en dérision l'ambiance de la compétition électorale, en figurant les campagnes de trois grands candidats : « le free DARE », dont le slogan est : « Oui au poil libre »; « le DARE classic : Demi-barbes, grands hommes » et « le sexy DARE : les femmes votent sexy dare ». Usant d'un humour très décalé, la marque propose notamment aux adhérents de faux partis de monter leur film de campagne, de proposer leurs photos, en récompensant les participants, avant de soutenir en février 2007 la candidature présidentielle imaginaire de l'intègre médecin généraliste Pierre Hénaut. Quand ils n'inventent pas des candidats, les publicitaires se servent de l'offre électorale en présence, en transformant les faits et les acteurs, sur un mode de plus en plus intrusif. Parmi les tendances apparues en 2007 se détache la présence accrue d'arguments de séduction sexuelle. Ce phénomène s'explique sans doute par la présence d'une femme parmi les présidentiables et un probable et inédit duel de genre au second tour (Barbet, Mayaffre, 2009, p. 6), mais aussi par la tentation de la surenchère commerciale entre des marques et agences désireuses d'accrocher le public. – Mentionnons à ce titre le visuel « viral » de Thomson pour le lancement d'un nouvel appareil GPS, conçue par Publicis-Net en novembre 2006. L'intrigue se déroule au soir du 6 mai 2007 (deuxième tour de la présidentielle), juste avant 20 heures : un homme ayant les traits de Nicolas Sarkozy quitte Neuilly en automobile avec son chauffeur, à qui il demande de se rendre « à l' Élysée »; deux minutes plus tard, une femme (la silhouette de Ségolène Royal) quitte précipitamment en vélo ce qui ressemble au siège du PS, dans le 7 e arrondissement parisien, pour la même destination. Chaque véhicule est doté d'un GPS, qui conseille bien sûr au conducteur du premier de tourner à droite et à la cycliste d'aller à gauche… Les deux personnages se retrouvent finalement à 20 heures, à l'issue d'un parcours mouvementé, pour un baiser passionné et un rendez -vous amoureux à l'hôtel « Élysée » … Le message conclusif du film : « Ne vous fiez pas à votre première intuition. GPS Thomson-Intuiva. Il ne vous trompera pas », invite le spectateur à faire confiance à l'équipement plutôt qu'aux apparences de la lutte politique. La référence à l'adultère (polysémie de la tromperie) est évidemment activée par la notoriété des déboires conjugaux des deux protagonistes. – Plus suggestive, la marque de lingerie Triumph International publie fin mars 2007 deux affiches de mannequins posant en dessous féminins, placardées sur 12 000 panneaux d'abribus, assorties de slogans évoquant de façon… à peine voilée, pour le premier, une invite… à la « participation » (« Avec moi, pas d'abstention ») et pour le second, le « soutien » (« Enfin une candidature bien soutenue »), à l'heure où, précisément, la concurrente socialiste déplore d'en manquer de la part de ses camarades. Les militantes féministes s'élèvent évidemment contre cette dévalorisation de l'image de la femme (quatre candidates sont alors en compétition), mais aussi contre la caricature du processus électoral, « ce temps fort de la démocratie ». Sur le site de « la Meute des chiennes de garde contre la publicité sexiste », plusieurs clientes annoncent même leur boycott de la marque. Pour sa part, le Bureau de Vérification de la Publicité rappelle dans un communiqué du 15 mai 2007 ses principes déontologiques en même temps que ses limites : il a permis, au « motif de la dignité des femmes », d'éviter un visuel encore plus provocant, mais n'a pas été suivi dans sa préconisation, fondée sur l'affirmation d'une réticence à « la référence au vote et à la politique en période électorale », de modifier les deux slogans. Outre que la profusion de cette référence l'expose à devoir exprimer désormais de nombreuses réserves, le BVP invoque en conclusion deux arguments peu susceptibles de réduire la Meute au silence : le premier apparemment juridique – l'absence de ressemblance physique avec une candidate en lice ne permet pas de « craindre un rapprochement douteux » –; le second, encore plus… « renversant » : « Aurait-on soupçonné une atteinte à l'image de leurs homologues masculins si la publicité avait représenté un homme ? » Autrement licencieux mais avec une audience plus limitée, un vendeur en ligne de sex toys exploite le fantasme de la femme dominatrice, en osant le message : « Pour la Saint-Nicolas, Ségolène a commandé des menottes… » (Héraud, 2007). On se doute que certains des iconotextes, visuels ou propos mentionnés ci-dessus posent des problèmes de déontologie et de droit (respect du droit à l'image, de la vie privée des personnalités représentées, ou de leur fonction). Les professionnels de la publicité et les organismes régulant le secteur, tout en admettant que ces messages peuvent contribuer à la désacralisation politique, précisent parfois qu'ils la « regrettent » mais ne l'ont pas initiée, et s'attachent avant tout aux obstacles juridiques opposés au libre exercice de leur activité. Bien sûr, la « peopolisation » des personnalités politiques les expose à une instrumentalisation promotionnelle par la publicité médiatique : RTL en février 2006 met ironiquement à l'affiche les « couples » Hollande-Royal et Sarkozy-Villepin sur le thème du « Vivre ensemble » et Europe 1 représente en septembre, avec un slogan plutôt racoleur – « Que faire pour que les jeunes croient à nouveau à la politique ? » –, les mannequins rajeunis de François Bayrou, Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal et Jack Lang. Au même moment, Laurent Fabius est pris au piège de son propre discours. Dans une interview à L'Express, il vient de mettre en avant son programme en soupçonnant implicitement sa concurrente à la primaire socialiste, Ségolène Royal, de céder au « peopolisme » : « Je préfère dire, a -t-il déclaré : “Voici mon projet ”, plutôt que “mon projet, c'est Voici ”. » Sitôt dit, le magazine à scandales Voici profite de l'aubaine en sortant une affiche qui ajoute à la phrase et au portrait de l'intéressé : « Quand Laurent Fabius nous fait de la pub, c'est Royal » … De leur côté, les acteurs politiques ont jusque -là été peu enclins à se plaindre de la récupération publicitaire, qui peut aussi les servir. Il leur arrive parfois de protester. Par exemple, le Premier ministre Dominique de Villepin s'indigne en 2005 de l'affiche « Vivre ensemble » (avec Nicolas Sarkozy…) : « [Les hommes politiques n'ont] pas vocation à devenir des mannequins publicitaires, ni à faire de la publicité de quelque marque que ce soit » (février 2008). De même, après son instrumentalisation par Voici, Laurent Fabius réagit : « Je suis tout à fait opposé à la dérive people de la politique et de la presse, et cette utilisation faite à mon insu me renforce dans ma conviction. » Les politiques se montrent plus consentants quand la cause est réputée « noble », comme pour la campagne dans la presse de la Mutualité française le 23 octobre 2007 : les deux « finalistes » de la présidentielle, avec le président de la MAAF, sont tour à tour mis en scène derrière un pupitre de meeting, avec la mention des effectifs de leurs publics : « 19 millions de personnes » pour le premier, 17 pour la seconde, mais 38 millions de clients pour le président de la Mutualité. Non seulement les deux anciens candidats ont donné leur assentiment, mais leurs photographies ont été vendues à l'agence publicitaire. Ces emprunts de plus en plus marqués à la politique, pour vendre des marchandises, pourraient étonner, dans une conjoncture réputée « dépolitisée ». Mais comme les humoristes, les publicitaires savent jouer sur plusieurs degrés et s'adresser à différents publics : à ceux qui continuent à être intéressés par les élections (assez nombreux en 2007), mais aussi à ceux qui expriment leur scepticisme ou leur dégoût de l'activité politicienne et sont susceptibles d' être séduits par la raillerie des propos. Leurs messages s'appuient sur une activité politique « en crise », la désaffection des citoyens facilitant sa mise en dérision. Ils privilégient la séduction dans la relation recherchée entre l'entreprise et ses clients, et accordent à ce titre une place décisive à l'humour par décalage. Ils s'apparentent à ce titre à la variante de publicité dite « oblique » (Lugrin, 2006, p. 171 et 194), fondée sur la connivence, articulée autour de l'ironie et des faits d'intertextualité (Charaudeau, Maingueneau, 2002, p. 327-329). L'humour a pourtant des limites : si, dans les exemples étudiés, les « détrousseurs » de discours politiques s'amusent de la crise du militantisme, de l'offre électorale, des candidats, de leurs affiches, de leurs slogans, de leurs promesses, il est remarquable que le principe de l'élection et l'acte de vote sont eux -mêmes épargnés. Sans doute parce que ces derniers servent de paradigme pour le choix commercial escompté (« élire, comme acheter, c'est choisir »). Les annonceurs, préoccupés de voir leurs produits désignés par les consommateurs, ne sauraient remettre en cause la procédure élective. Mais ce respect est aussi le résultat de l'imposition de la doxa démocratique : si les acteurs et leur « jeu » sont égratignés, le principe électif sort paradoxalement conforté par les usages commerciaux, le recours à l'électoral témoignant en définitive d'une extension du « vote » à des domaines toujours plus nombreux. Il est significatif, par exemple, qu'une campagne comme celle de Ben & Jerry's, après que la vache Woody a passablement ridiculisé les mœurs politiques, se termine en 2007 par un appel au vote : le pseudo-cortège présidentiel de militants représentant l'enseigne se dirige en effet vers plusieurs bureaux de vote parisiens en « meuglant » : « Soyez pas vache, votez ! ». Les risques de saturation et de banalisation auxquels s'exposent les parodies politiques pourraient les priver d'originalité et d'attractivité, ce qui serait un comble pour le marché publicitaire, mais celui -ci est connu pour ses capacités d'adaptation ou d'absorption. Certes, la transposition se révèle souvent assez pauvre, nombre de locuteurs ne disant pas beaucoup plus que « votez pour moi ». On pourra toutefois saluer, dans la masse inégalement subtile des discours, l'inventivité de certains « créatifs » et la sophistication de quelques métaphores filées. On ignore en fait dans quelle mesure ces procédés contribuent à l'augmentation des ventes. En tout cas, ils font réagir, que cette communication prête à sourire ou qu'elle agace le citoyen attaché à « une certaine image de la politique ». La pérennité et la multiplication de ces détournements politisants prouvent en tout cas que l'objet politique, même présenté sur un mode caricatural, est encore censé faire vendre. Bien sûr, il s'agit d'une conception réduite à la dimension électorale, cette dernière étant elle -même restreinte à une offre stéréotypée, à la rivalité et aux jeux interpersonnels, ce qui conforte la personnification et la spectacularisation. Mais cette vision repose sur – et traduit, à sa façon – celle que partage une large partie de l'opinion. Dans cette relation complexe et ambiguë à la politique, ces publicitaires contribuent en quelque sorte à la fabrication des tendances qu'ils dénoncent, pour mieux les exploiter. Tout en faisant mine parfois, avec une certaine hypocrisie, de les déplorer, ils font un peu penser à des pompiers incendiaires qui crieraient « Au feu ! » … | Le monde politique, comme indiqué dans la présentation du dossier, emprunte très largement à la publicité commerciale ses méthodes et techniques, mais moins souvent ses mots. S'il arrive que des locuteurs politiques s'approprient des éléments de discours issus de l'univers de la publicité ou des marques, les cas restent assez limités. Peut-être les politiques rechignent-ils à puiser massivement dans le répertoire marchand par crainte de rendre trivial leur objet? Il est sans doute plus valorisant de nourrir un discours politique de références réputées plus nobles, par exemple historiques ou littéraires. En tout cas, les importations de ce genre exigent que les expressions publicitaires recyclées appartiennent à une culture assurément partagée parles publics visés et bénéficient d'une notoriété suffisante. Leur avantage, comme pour les emprunts au lexique sportif (Barbet, 2007), est alors de parler au plus grand nombre. Si la communication politique emprunte largement ses méthodes à la publicité commerciale, elle s'inspire plus rarement de ses mots, sinon en recyclant quelques slogans de marques à succès. En revanche, les agences publicitaires s'inspirent massivement des discours politiques à des fins de promotion marchande. Depuis les années soixante-dix, la tendance du marketing au «rebond » sur l'actualité politique s'est amplifiée, démultipliée par l'usage de l'Internet. Les annonceurs rivalisent désormais en détournements de formules politiques, en simulacres de vote ou en parodies de campagne électorale parfois audacieuses, visant à faire « élire » des produits. Cette mise en dérision, par décalage, s'appuie sur la désacralisation politique tout en la confortant. Pourtant, elle ne porte pas atteinte au principe électif lui-même, qui s'étend ainsi à des domaines toujours plus variés. | linguistique_13-0088781_tei_718.xml |
termith-641-linguistique | « La poésie est une pipe » René Magritte, 1929. René Magritte est certainement l'un des peintres qui intriguent le plus les philosophes, les logiciens ou les linguistes tant sa peinture entretient avec les mots un commerce intime et étrange à la fois, qu'il en fasse un motif de la toile ou plus conventionnellement son titre. La même curiosité en effet le pousse vers les mots et les images de sorte qu'il les pense toujours ensemble, dans des relations qui les concernent également ou qui en soulignent le contraste. Relations de dénomination (« Un objet ne tient pas tellement à son nom qu'on ne puisse lui en trouver un autre qui lui convienne mieux »), relation de substitution (« Une image peut prendre la place d'un mot dans une proposition »), relations sémantiques présentées de façon contrastive (« On voit autrement les images et les mots dans un tableau » ou encore « Les mots qui servent à désigner deux objets différents ne montrent pas ce qui peut séparer ces objets l'un de l'autre ») ou opposées ensemble et parallèlement au plan du référent (« Un objet ne fait jamais le même office que son nom et son image »). .. On pourrait allonger considérablement cette liste de citations. Elles jalonnent en effet tous les textes de Magritte. Désireux de témoigner de l'intérêt que portait Michel Galmiche aux liens possibles entre les images peintes et les mots (ou les textes) qui leur sont associés dans le cartel du titre, parfois dans la dépiction même, je voudrais retrouver, l'espace de quelques pages, l'écho d'interrogations qu'il acceptait d'entendre ou d'émettre lui -même, toujours de bonne grâce, avec sa compétence de linguiste et son talent de peintre. La première question à laquelle on est immédiatement confronté, c'est d'abord l'apparent parti pris chez Magritte d'un décalage entre les images et les mots. Nous commencerons donc par cette énigme et nous verrons comment la non-adéquation patente entre la peinture et le langage est certainement l'effet de constructions sciemment entreprises où le hasard tient une place relativement réduite, voire inexistante. Magritte ne s'en est pas caché. Il explique longuement dans les Écrits complets ainsi que dans les Lettres à André Bosmans que l'emploi très personnel qu'il avait des mots dans sa peinture avait pour origine une alchimie, élaborée souvent collectivement, et qui tendait à une poétique qu'on qualifiera de « verbo-picturale », les mots et les images peintes concourant ensemble selon lui à la création artistique. La deuxième énigme offre l'aspect paradoxal et inattendu d'une intitulation à certains égards sans surprise. Autant Magritte s'est en effet longuement interrogé sur le rapport entre les mots et la peinture, autant il a été, à ma connaissance, silencieux sur le choix de la forme linguistique dans laquelle ce rapport pouvait s'exprimer. Cela se traduit par l'existence d'une structure discursive visiblement classique, à la stabilité jamais vraiment menacée par l'absence d'adéquation entre ce que la dépiction montre et ce que le titre stipule ou encore par la présence, ici ou là, de ces quelques titres isolés, atypiques et marginaux, construits sur le schéma bien connu de ceci est/n'est pas un x. Ce manque d'intérêt pour la forme du titre correspond -il à une décision mûrie ? et consciemment exprimée par un titreur auteur ? Magritte ne semble pas avoir revendiqué cette fidélité à l'usage. Il appliquerait donc un formulaire plus qu'il ne le construirait et se situerait, de ce point de vue, et peut-être à son corps défendant, dans la tradition qu'il contribue pourtant à dénoncer. Nous voudrions montrer ainsi qu'une peinture révolutionnaire peut s'accommoder d'une intitulation sage et conforme aux usages établis, et suggérer par là que les jeux de langage voulus par un sujet parlant ne touchent pas nécessairement aux bases d'un processus discursif global comme celui de l'intitulation picturale. Pour cela, nous commencerons par montrer l'aspect transgressif de l'intitulation magrittienne, sa dimension de rupture avec l'intitulation classique, pour rappeler ensuite les grands principes sur lesquels se fonde cette nouvelle poétique du titre de peinture. En nous appuyant sur quelques indices formels et sur le statut sémiotique des titres, nous verrons enfin comment l'invention des titres reste chez Magritte dans les limites d'une discursivité relativement stable. Magritte n'est pas le premier à avoir transgressé les lois implicites de l'intitulation classique. Voilà la femme ! de Picabia ou plus encore le titre L.H.O.O.Q. du même peintre, réintitulant une reproduction de La Joconde, ont défrayé la chronique en leur temps. Plus discrètement, Femmes qui courent de Picasso apporte une note spécifique, la relative étant d'ordinaire peu usitée dans les titres de tableaux. S'il n'est certes pas le premier à avoir fait bouger le système de l'intitulation classique, Magritte a joué un rôle important dans l'histoire de cette pratique en faisant porter principalement sa critique sur deux de ses principes fondateurs : le principe d'extériorité qui fait du titre l'interprétant linguistique d'un élément non linguistique, l'interaction titre/peinture conçue traditionnellement comme une légende explicative. Comme des légendes dans un dispositif d'étiquetage, les séquences verbales ayant un rôle de titre sont dans une position d'extériorité par rapport à la toile. Or chez Magritte les mots ne se concentrent pas uniquement dans la zone réservée aux titres. Il peuvent aussi apparaître dans la peinture elle -même. Nombreuses en effet sont les peintures qui comportent à la fois des figurations de choses et des figurations de mots. L'espoir rapide de 1927 ou Le miroir vivant de 1928/29 donnent à voir des formes vagues (taches ou nuages plus ou moins en contraste avec un fond monocolore) auxquelles sont associés par contiguïté des mots ou des syntagmes comme arbre, nuage, village à l'horizon, cheval, chaussée de plomb pour la première toile, personnage éclatant de rire, horizon, cris d'oiseau, armoire pour la deuxième. Des mots écrits par conséquent en lieu et place de choses peintes. Le peintre déplace ainsi les frontières qui séparent les mots et la peinture dans deux zones distinctes et hétérogènes ou rendent poreux ce qui devrait les séparer. Cela s'observe dans un chassé-croisé intéressant entre les mots sur la toile et ce qui en fait son titre. On voit ainsi une huile de 1926 représentant une pipe grossièrement reproduite porter la désignation de l'objet (la pipe). Cette peinture dont le titre est précisément de n'en avoir aucun (Sans titre) peut cependant être identifiée par ajout de cette désignation interne à la peinture (la pipe), dans une sorte de transfert métonymique. On peut lire ainsi dans le René Magritte de Jacques Meuris (Meuris, 1990) ce titre composite Sans titre (la pipe) qui intègre à la fois l'élément verbal interne (la pipe) et le titre primitif (Sans titre). La répartition des mots ressortissant du titre d'une part, des mots figurant dans la peinture d'autre part, n'est donc pas une répartition imperméable, les mots de la toile étant ici promus au rang d'un titre accessoire. On pourra observer le même transfert avec La trahison des images de 1928/29 et Les deux mystères de 1966, chaque œuvre étant métonymiquement réintitulée au moyen du fameux Ceci n'est pas une pipe peint dans chacune des toiles. Nous retiendrons donc que le dispositif d'étiquetage qui corrèle un titre légende et son objet n'est plus avec Magritte le seul système d'assemblage des mots et de la peinture. Il préfère une formule qui les associe dans un même espace comme l'attestent ces deux phrases de La ligne de vie I : « Dans un tableau, les mots sont de la même substance que les images » et « Une image peut prendre la place d'un mot dans une proposition ». Étant donné toutefois les limites de cette étude, nous nous concentrerons sur ce qui apparaît principalement dans la zone du titre, en gardant néanmoins en mémoire que les mots chez Magritte peuvent déborder les limites d'un simple cartel sous une toile ou celles d'une légende dans un catalogue. Nous avons vu plus haut que les titres classiques présentent une sorte d'autonomie par rapport aux toiles, cette autonomie étant sémiotiquement attestée par une répartition traditionnelle en deux zones distinctes du langage et de l'image, le cartel du titre d'une part, le cadre de la toile d'autre part. Cependant, les titres restent toujours dans une relation de dépendance par rapport aux tableaux car s'il existe des peintures sans titre, on ne peut pas concevoir de titres sans peintures. L'existence d'un titre présuppose donc celle d'une toile dont il est comme sa contrepartie dans un texte, un catalogue, etc. Les titres sont donc aux toiles ce qu'un reçu est à un achat : un justificatif; justificatif d'achat dans un cas, justificatif d'existence dans l'autre. Dans Un cabinet d'amateur, Georges Pérec relate l'histoire d'un tableau. Le vrai et le faux se mêlent certainement tout au long du récit mais toute mention de titre implique et atteste l'existence réelle ou fictionnelle d'une toile. Or cette fonction justificative du titre qui évoque de façon parallèle la présupposition d'existence impliquée par l'activité de nomination fait davantage encore. En tant que légendes, les titres construisent aussi une représentation qui entre nécessairement en rapport avec ce que produit la peinture chez l'observateur. L'intitulation classique est conçue comme un apport assurant non seulement un complément verbal à ce que l'observateur voit et comprend mais également comme une façon de fixer, dans les limites généralement d'une désignation et grâce à elle, ce qu'une image ne peut à soi seule déterminer tant son interprétation est inépuisable. Un titre arrête donc le mouvement interprétatif comme des marges bordent un texte en le « justifiant » précisément. Titre-justificatif donc en ce qu'il stipule et légitime, dans la co-présence de la toile, ce que la peinture est censée produire dans la tête de celui qui l'examine. Magritte rompt avec cette conception du titre : « Les titres de tableaux ne sont pas des explications et les tableaux ne sont pas des illustrations des titres ». Il dénonce cet ajout verbal a minima qu'est le titre classique, senti comme un simple doublon linguistique d'une figuration tout aussi transparente. Ainsi la représentation d'une laitière ou d'un joueur de fifre sera -t-elle intitulée La laitière et Le joueur de fifre – sans vraie surprise. Dans un tel dispositif où le verbal répète en quelque sorte l'image, les titres n'entretiennent pas d'interaction véritable avec la figuration, sinon sur le mode de la désignation et/ou du commentaire explicatif tel qu'on le voit à l' œuvre dans la légende sous image. Il préfère aux situations d'accord entre ce que le titre exprime et ce que la peinture donne à voir les situations dans lesquelles le rapport entre les titres et les peintures pose problème et présente une énigme au lecteur-observateur de l'ensemble titre-toile. Les images, les mots et les idées ne constituent pas pour Magritte trois ordres séparés mais trois modes spécifiques de la même réalité : la pensée. Il s'en suit que les mots peuvent être reçus comme des images et les images comme des mots. La non séparabilité des trois modes d'accès à la vraie réalité permet d'établir un parallèle entre les images d'objets et les dénominations d'objets ou, plus exactement, les dénominations d'images d'objets. Tout en croyant profondément à l'unité de cette réalité qu'il se propose de révéler, Magritte n'a de cesse de montrer le caractère illusoire de l'expérience ordinaire du langage et des images en dérangeant nos habitudes perceptives. On peut donc dire que, de ce point de vue, l'artiste, selon Magritte, est comme un pédagogue. Il fabrique en effet d'ingénieux dispositifs images/textes pour donner à voir, à sentir et à penser de la nouveauté, la leçon du jour. Pour cela, il doit piquer la curiosité. Les déplacements dont nous avons parlé sont autant de moyens d'alimenter cette curiosité. Ainsi, en effaçant les frontières spontanément reconnues par un lecteur/observateur entre les mots et les images, ces frontières qui délimitent, avec la répartition cartel/cadre, des zones sémiotiques hétérogènes d'une part, et ces autres frontières qui contiennent des représentations de nature sémantique bien claires d'autre part, Magritte se sert des mots pour doter ses images d'un pouvoir énigmatique. L'énigme n'est pas rencontrée par le peintre, elle est le fruit d'un travail. Elle est construite. Comme l'écrit en effet Paul Nougé dans Les images défendues, l'énigme a pour origine une reconstruction de la réalité à partir de la déconstruction de la logique spontanée, ce qui va évidemment dans le droit fil de l'esprit surréaliste. Les deux premiers procédés portent sur le référent, c'est-à-dire sur la dépiction. Magritte commence en effet par « dépayser » les objets. Il faut pour cela que l'objet « à traiter » soit le plus familier possible. Soit par exemple d'un côté un enfant, de l'autre une planète en feu; « un enfant en feu nous touchera davantage qu'une planète lointaine se consumant » écrit Magritte. Le deuxième procédé consiste à transformer la matière du référent, à assimiler au contraire ce qui ne peut être confondu ou à inciter le spectateur à percevoir des objets nouveaux ou des situations nouvelles. Magie par conséquent de la peinture avec ses hommes et ses lions de pierre ou bien encore ses images qui ont la forme de mots ou qui sont faites de mots comme L'art de la conversation par exemple. L'appel des cimes ou La condition humaine assimilent l'objet peint (un paysage) et sa reproduction, ravalant la toile à un simple vitrage. La recherche du peintre consiste donc à faire coexister sur une toile ce qui ne coexiste pas hors d'elle. Au bout du processus, le mystère : « Les objets ne se présentent pas comme mystérieux, c'est leur rencontre qui produit du mystère ». Le troisième procédé du « dépaysement » concerne enfin les titres. Jusqu'ici « commodité de la conversation » selon Magritte, ils participent désormais activement à cette entreprise de dérangement généralisé. De même que les objets ne sont pas en soi mystérieux et que c'est la coprésence d'objets familiers qui peut les rendre tels, de même c'est la rencontre de mots non mystérieux et de figurations non mystérieuses qui produisent le mystère. Ils ne devront donc ni expliquer, ni rassurer : « les titres sont choisis de telle façon qu'ils empêchent aussi de situer mes tableaux dans une région rassurante que le déroulement automatique de la pensée lui trouverait afin de sous-estimer leur portée ». Déranger pour reconstruire, déconstruire pour déranger, tels sont les deux principes complémentaires de l'esthétique magritienne ouvrant la voie à une nouvelle poétique du titre. Dans ces conditions, l'invention du titre devient une expérience cruciale puisqu'il participe pleinement à la production esthétique, avec ce que cela implique de sérieux et de nécessaire : « Les titres doivent être une protection supplémentaire qui découragera toute tentative de réduire la poésie véritable à un jeu sans conséquence ». Cette recherche du bon titre ressemble à une forme d'obsession. La correspondance avec André Bosmans est émaillée de demandes, de suggestions, de propositions fermes souvent. On raconte que, réunis autour du tableau, Magritte et ses amis avançaient des titres dont un seul était finalement retenu pour sa seule valeur énigmatique. Parfois le mot ne dénomme rien. C'est le cas du Prisonnier, toile composée de formes vagues où l'on chercherait vainement l'ombre d'un personnage répondant à cette dénomination. Parfois, c'est une partie seulement du mot qui fait défaut comme dans ce titre Baron intitulant une toile figurant un « bas rond », l'articulation toile/titre invalidant le mot écrit dans la promotion calembour d'une autre forme. Derrière un pseudo-titre, un autre titre donc. Nous verrons plus loin ce qu'il faut penser des titres dénégation du type Ceci n'est pas une pomme. Il y a chez Magritte cette conviction solidement ancrée que le sentiment d'y voir clair en quelque manière est l'effet d'un désir traître de clarté. Tout nous pousse à constituer la plénitude du sens, sous quelque forme que ce soit, notamment dans l'articulation dans le titre des mots et des choses. Illusion de la liberté. Nous sommes en effet victimes de nos habitudes de pensée, de parler et d'imaginer. C'est pourquoi faire en sorte que coexiste, dans les toiles et dans leur articulation aux titres, ce qui n'existe pas « à l'état naturel » est l'objet de cette recherche. Pour cela évidemment, l'artiste doit être convaincu de l'aspect problématique du banal : « Je ne puis douter que le monde soit une énigme ». S'il peut par conséquent constituer des dispositifs image/texte mystérieux, c'est que le monde lui -même est mystérieux. Il n'invente pas les problèmes, il se contente de montrer qu'ils existent. En s'interrogeant grâce à l'intitulation sur le caractère problématique des images et du langage, en montrant au moyen de dénominations décalées que les dénominations ad hoc constituent, dans l'inconscience des locuteurs, des bornes excessives si l'on veut donner tout leur essor aux forces de l'imaginaire, Magritte s'est lui -même pris à son tour au piège de déterminations inconscientes : les limites de la désignation d'une part, celle d'une forme discursive stéréotypée d'autre part. On constate en effet que, à l'exception des quelques titres de type ceci (n') est (pas) un x, les titres sont dans leur grande majorité des SN courts composés d'un nom suivi d'un Adjectif (Le modèle rouge, 1937), d'un syntagme prépositionnel (Les épaves de l'ombre, 1926) voire simplement d'un nom précédé d'un article défini (La fenêtre, 1925). Pas de phrase, pas de liste. Une concentration sur l'objet ou l'idée naturellement désignés par des SN simples. Ces formes sont des désignations nominales (ou des SN désignatifs comme l'on veut) au sens où elles désignent au moyen d'un N complété et déterminé un référent coprésent. Peu importe pour notre propos la nature réelle du référent (figuration ? objet de la figuration ?). Ce qui vaut ici, c'est la fonction désignative de ces syntagmes. On pourrait cependant légitimement s'interroger sur la pertinence de ces observations car, après tout, la désignation nominale a été et reste encore la forme standard de l'intitulation dans la peinture. On verra donc dans la forme désignative des titres de Magritte le symptôme d'une conception spontanée du rapport du langage à la peinture, un rapport de désignation reliant les mots aux choses. Cette conception est tellement ancrée chez le peintre que lorsqu'il imagine pouvoir figurer des mots dans la toile elle -même, ce sont des séquences désignatives d'objets qui naissent alors sous le pinceau. Cela est confirmé par un traitement spécifique de la composition qui aboutit, grâce à deux procédés distincts, à afficher ce rapport de désignation entre les mots et les choses. Le premier procédé est celui de la division. Il concerne ces peintures « compartimentées » dans lesquelles une désignation est la contrepartie « naturelle » de la figuration, le pendant de l'image et/ou de l'idée. Ainsi la désignation peut occuper la place d'une image comme dans Le masque vide (1928) dans lequel toute une surface est divisée en quatre espaces, chacun d'eux accueillant en tant qu'objets peints, les désignations suivantes : ciel, corps humain (ou forêt), rideau, façade de maison. Représentant un espace composé de quatre casiers dont l'un est occulté par un cache et dont les trois autres sont occupés respectivement par une main coupée, une pomme et un objet non identifié (pierre ou cire noires), Le musée d'une nuit de 1927 constitue une autre forme de dépiction par compartimentage. Mais les cellules sont ici occupées par des figurations d'objets. La division en cellules peut également accueillir des systèmes conjoints d'images et de mots. La Clef des songes de 1927, comme d'ailleurs celle de 1930, présentent plusieurs cases comportant chacune un dispositif d'étiquetage avec figuration d'objet dans la partie haute, légende désignative dans la partie basse; dans la toile de 1927, un sac, un couteau suisse, une feuille d'arbre, une éponge comportent respectivement les légendes suivantes : Le ciel, L'oiseau, La table, L'éponge; dans celle de 1930, les couples image/légende sont les suivants : un œuf/ l'Acacia, un soulier de femme/ la Lune, un chapeau melon/ la Neige, une bougie/ le Plafond, un verre/ l'Orange, un marteau/ le Désert. Un autre procédé aux effets analogues procède par réunion et non par division. Plusieurs toiles différentes peuvent être en effet associées pour composer un ensemble. Cette réunion constitue une seule et même œuvre dont la dépiction, éclatée, se distribue en plusieurs toiles. On reconnaît là L'évidence éternelle de 1930, faite de cinq toiles disposées en colonne, qui figurent, ainsi présentées, les cinq parties d'un nu (le visage, une partie du buste et de la poitrine, le ventre et le sexe, les cuisses et les genoux, le bas des jambes et les pieds). Nous observons cependant que le procédé qui consiste à compartimenter la dépiction est certainement le plus répandu. Il livre toujours des solutions surprenantes, notamment cet arbre dont le tronc s'ouvre comme autant de boîtes recelant des objets inattendus : une maison éclairée, une boule blanche. En aménageant ainsi l'espace de la figuration, Magritte impose l'ordre de l'image au langage, celui du cadre et du tableau. Les désignations nominales, souvent les plus simples (un nom muni de son déterminant) et non la phrase ou le texte, que l'on voit courir parfois sur certains tableaux de Max Ernst ou de Miró, apparaissent dans ces conditions comme la structure linguistique la mieux adaptée à des places ménagées d'ordinaire pour des éléments de figuration. Si la confrontation image/langage est donc chez Magritte celle de la chose et de sa désignation, c'est qu'il y est conduit par la prééminence du cadre et de l'image dans l'établissement de cette relation. Il conçoit d'ailleurs la désignation que constitue un titre comme une sorte d'image verbale. « Le titre La durée poignardée, écrit-il, est lui -même une image (avec des mots) réunie à une image peinte ». Les images-mots entrent donc en relation avec des images peintes : « A propos des titres, il est à remarquer qu'ils doivent être des images qui s'unissent avec précision aux tableaux ». Si Magritte peut s'interroger « naturellement » sur les relations entre l'image picturale et le langage, c'est qu'il conçoit l'une et l'autre dans l'ordre unique de la représentation. La grande majorité des titres de Magritte commencent par un article défini. Le formulaire de référence, depuis ses premières toiles jusqu' à la fin de sa vie, est celui de la description définie : Le chant d'oiseau (1914), Le jockey perdu (1926), La clef des champs (1933), L'échelle de feu (1939), La fée ignorante (1956), Le blanc-seing (1965) etc. Sur près de 140 titres répertoriés dans le René Magritte de Jacques Meuris, et si l'on écarte les trois titres phrases du type « Ceci n'est pas un X », on trouve plus de 120 titres en le / la / les pour une dizaine de titres commençant par un article zéro (Découverte de 1927) ou une préposition (Sans titre, 1926; En hommage à Mack Sennett, 1937). L'intitulation magrittienne est formellement classique. Elle répète fidèlement le formulaire traditionnel qui exprime la coïncidence de l'objet extrapictural et de sa figuration comme par exemple L'atelier de Le Nain ou de Vermeer, La charrette du boulanger de Michelin, La Bonne aventure de La Tour. Elle constitue également avec l'emploi du défini l'objet de la dépiction comme préexistant en quelque sorte à la dépiction même. Contrairement en effet à l'article zéro qui est la marque d'un opérateur indexical de « présentification » dans le site d'étiquetage constitué par la coprésence de la dépiction et du titre, l'article LE (le / la / les) décroche la détermination du site. L'article défini dans L'échelle du feu constitue donc la définitude indépendamment de la coprésence de la dépiction, quelle que soit par ailleurs la nature de cette dépiction. Le système ø/( le / la / les) correspond par conséquent à deux valeurs différentes de la définitude. D'un côté, ø marque la définitude d'une définitude indexicale in situ, de l'autre LE marque la construction d'une définitude en dehors de tout site d'étiquetage, c'est-à-dire une définitude en discours. C'est donc dans les limites mêmes de l'intitulation classique que Magritte s'interroge sur le rapport entre les images et les mots. C'est la raison pour laquelle ses titres sont des énigmes. Ils stipulent en effet ce qui est visiblement non adéquat : les figurations ne correspondent pas à ce qui les désignent. Il n'y a pas vraiment dénégation de la double équation classique : « peinture = image de chose = la chose même garantie par le titre ». C'est pourquoi l'observateur-lecteur prend au sérieux la relation entre le titre et la dépiction et cherche le « vrai sens » de l'image, estimant (à juste titre. ..) qu'une raison suffisante doit bien valider ces liens étranges. D'autre part, Magritte reste également dans les limites discursives traditionnelles en constituant avec l'article défini une entité unique qui préexiste à la peinture. Entité cachée certes, entité à libérer des chaînes de nos habitudes de voir ou de pensée, mais entité unique cependant, assez proches par la manière de les désigner en tout cas de ce qui constitue une ontologie. L'intitulation de Magritte est classique en ce qu'elle nomme des objets. Elle est surréaliste en ce qu'elle nomme des objets « autres ». Les quelques titres-phrases du type « Ceci n'est pas un X » ne font pas sortir Magritte de ce cadre. Bien au contraire. Si ces titres ne sont pas en effet des désignations, ils interrogent néanmoins toujours sur la pertinence du titre désignatif. Ils disent explicitement à la fois qu'un titre peut être trompeur mais qu'il reste une désignation d'objet. Ces titres ne constituent des formes de « méta-intitulation » que parce qu'on les mesure à l'aune de l'intitulation désignative. Mais le plus surprenant c'est que l'objet métadiscursif de ce formulaire inédit reste la désignation. Il est possible que Magritte n'ait pu échapper à cette emprise pour d'autres raisons encore. Il en est une que nous mentionnerons tant elle reste active et encore omniprésente dans les pratiques contemporaines de l'intitulation. Il s'agit du statut de nom propre donné aux titres de peintures. C'est une dimension du titre toujours présente, encore aujourd'hui. Il est certain que cette fonction de nomination propre fraye la voie, plus que tout autre, à la désignation nominale munie d'une détermination définie. Magritte appartient à cette famille de peintres pour lesquels l'intitulation est chose nécessaire. Titre et dépiction collaborent simultanément à l'unité d'une œuvre, le langage et l'image concourant ensemble à sa production. Cette unité est chez Magritte celle d'un rapport énigmatique qui abolit le vieux rapport traditionnel du titre à la peinture en faisant de celui -ci l'interprétant de celle -là, sous la forme de la désignation ou du commentaire. Le titre constitue alors, avec la peinture, une « surprise ». On a pu cependant observer au cours de notre parcours que cette surprise se manifestait dans la forme d'une intitulation conforme paradoxalement à la signalétique de la nomination de la peinture classique où dominent les désignations nominales définies. C'est certainement l'expression de l'inattendu dans un formulaire convenu qui conduit à la tonalité énigmatique des titres de Magritte . | René Magritte prête aux titres de ses toiles un intérêt majeur. Il les conçoit comme des éléments constitutifs d'un ensemble titre/peinture dont le lecteur/observateur constate le caractère le plus souvent énigmatique. Titres surprises, ils composent avec la peinture un objet poétique inédit. Cependant, au-delà de ce décalage évident entre le vu et le dit, force est de constater que tout concourt dans la structuration de la dépiction d'une part, dans le format et le statut désignatif des titres d'autre part, à maintenir cette intitulation dans les limites discursives classiques de la nomination. | linguistique_524-06-10557_tei_746.xml |
termith-642-linguistique | L'acquisition des langues étrangères est un domaine de recherche relativement récent : il n'a commencé à être abordé de manière distincte des préoccupations concernant la pédagogie des langues que vers la fin de la décennie 1960-70, et c'est vers la fin de la décennie suivante que des programmes de recherche d'une certaine ampleur ont commencé à lui être consacrés. Les premiers articles sont à peu près contemporains (et s'inspirent souvent) de ceux qui aboutissent, dans le domaine de l'acquisition du langage chez l'enfant, à A First Language (Brown 1973), et assez vite, en Europe plus encore qu'aux États-Unis, l'époque pousse à se préoccuper des travailleurs migrants, ce qui achève de séparer ce type de recherche de la pédagogie des langues, même si des recherches se mènent aussi sur la manière dont les élèves s'approprient (ou non) la langue qu'on leur enseigne. À l'heure actuelle, on peut considérer que le domaine est dominé par des chercheurs qui acceptent les principes de la Grammaire Universelle tels que les ont définis Chomsky et ses disciples. Leurs recherches visent à vérifier si le LAD (angl. Language Acquisition Device, fr. Dispositif d'Acquisition du Langage) reste opératoire au-delà de la primo-acquisition, si ce sont bien les valeurs définies comme non marquées des paramètres (telles la place des adverbes par rapport au verbe) qui, dans la G.U., peuvent varier d'une langue à l'autre, qui sont acquis en premier ou si c'est la valeur de la langue d'origine qui prévaut,… et ce à partir essentiellement de jugements de grammaticalité ou de manipulations simples portant sur des phrases. Des questions telles que qui parle à qui, à propos de quoi, dans quelles circonstances… ? sont étrangères à ce type d'approche, qui ne nous concernera pas. Mais il ne s'agit là que de l'une des manières d'envisager le langage comme système. D'autres prennent davantage en compte le fait que le langage sert à référer à des personnes, des objets, des lieux, des moments, à indiquer comment on se situe par rapport à eux, à enchaîner ces références, ces prédications, ces jugements… pour en faire des textes. Reste que chercher à décrire la langue comme système, fût-elle celle de l'apprenant, suppose un tri dans les données, une idéalisation qui risque d'évacuer l'aspect social de l'activité langagière, faite de reprises, d'échos, de réactions, et du coup de ne même pas donner une description correcte de ce qui, dans la langue, permet cette polyphonie et cette réactivité. Avant d'entrer dans le vif du sujet, j'essaierai de rendre sensible cette divergence à partir d'un exemple de différence de relation aux données. Comment s'effectue l'acquisition des langues étrangères ? Qu'est -ce qui détermine son rythme, ses pauses, son résultat ? Il y a près de vingt ans, le programme de recherche Acquisition d'une deuxième langue par des adultes immigrés se donnait déjà pour objectif : « to find at least partial answers to the following questions : « I. Determining factors : What are the psychological and social factors that determine the structure and tempo of language acquisition ? How do these factors interact ? « II. The acquisition process : a. What is the structure of the acquisition process itself ? (…) b. What regulates the overall acquisition tempo ? That is, what accelerates it, what slows it down, and what causes, possibly, its virtual halt (fossilisation) at a level which is sometimes very far from the language of the social environment ? (…) « III. Language use : What does a learner's language look like at a given time in the acquisition process ? (…) How is it used in daily interaction ? (…) » (Perdue ed. : 1982 : 23-24) Si, depuis, la recherche a progressé, notamment grâce à ce programme, d'une part dans la modélisation de propriétés grammaticales de « lectes d'apprenants » et la proposition de paliers potentiels de stabilisation, d'autre part dans la description d'interactions caractérisées comme « exolingues » (cf. 3 ci-dessous), c'est-à-dire dans les deux aspects de la question III ci-dessus, le lien entre ces deux domaines reste objet de discussion, tout comme les éléments de réponse donnés aux questions I et II. Certes, dès que les études sur l'acquisition des langues ne se sont plus cantonnées à la classe de langue, nombre de chercheurs ont proposé des éléments de réponse pour I – le psychologique et le social est même ce qui motivait une grande partie d'entre eux dans les années 70 et 80. Des facteurs tels que le type de motivation (instrumentale, intégrative…) à acquérir la langue étrangère, l' âge de prise de contact avec celle -ci, la fréquence et la nature des relations avec les natifs, le degré d'alphabétisation de l'individu et la place de l'écrit dans la société d'origine, le statut respectif des communautés, leur mode de structuration et la position des individus en leur sein,… trouvaient déjà une synthèse au moins partielle dans les notions de distance sociale et de distance psychologique proposées par Schumann (1978). On en restait cependant à un degré de généralité qui ne permettait guère de comprendre comment ces facteurs, que certains qualifient d'externes, intervenaient concrètement dans les parcours acquisitionnels – de voir toutes les implications de « ce fait évident que presque tout ce qu'un travailleur migrant acquiert est acquis dans l'interaction, essentiellement dans les contacts quotidiens » (Perdue : op. cit. : 25). Or, selon que l'on cherche à identifier, par exemple, « les principes qui régissent à un moment donné la façon dont l'adulte apprenant une nouvelle langue organise dans ses énoncés les mots dont il dispose » (Perdue 1995 : 13) ou que l'on se donne comme objectif de rendre compte de la pratique d'une langue étrangère, on est amené à traiter les données de manière radicalement différente. Dans le premier cas, en effet, la procédure efficace est de les soumettre à un « toilettage » drastique (mais pas toujours évident), qui permet à Perdue de ne retenir que les lignes a, b, g, u et v de l'extrait suivant de « la toute première tentative de Paula (PA)… pour raconter le film (Les Temps Modernes) au chercheur (RP) : Dans l'analyse interactionnelle au contraire, ces « passages de gestion de l'activité », ces « demandes d'items lexicaux », ces commentaires « métalinguistiques » (ou plus généralement métalangagiers), ces aides et suggestions de l'enquêteur, qui sont ainsi « élagués », seront non seulement conservés, mais considérés comme essentiels. Dans les deux cas, on considère que l'interaction n'est pas seulement le cadre, mais aussi le moteur de l'acquisition. Mais la première approche, qui ne considère que le seul apprenant, ne peut envisager ses « besoins communicationnels » qu'en termes de résolution d'une « tâche » particulière (et présenter des événements de manière chronologique sera jugé plus urgent dans les activités de récit que d'assurer à sa narration un maximum de cohésion, cf. Perdue 1995 : 160), alors que la seconde, qui examine chaque interaction comme co-construction du sens par les protagonistes, est amenée à envisager les itinéraires langagiers comme éléments et comme produits des histoires interactionnelles, dans toute la complexité et les implications identitaires de celles -ci. La distinction entre le linguistique (central, avec le textuel, dans la première approche) et le langagier (que l'on peut associer au discursif, typique de la seconde) est ici essentielle et correspond à une prise en compte différente de ce qui complétait la citation faisant référence ci-dessus au « fait évident » du lien entre acquisition et communication : This leads [the language learner] into a seemingly paradoxical situation : in order to communicate, he has to learn the language, and in order to learn the language, he has to communicate. This is no real paradox, of course, since first, communication may run on different levels of language fluency, and second, it is not entirely based on language in the sense of a purely verbal system. Since the learner already masters a first language, he may draw on a rich repertoire of communicative skills which are not (or only partially) bound to a specific language; they include non-verbal means, such as iconic gestures, pointing, etc., as well as various discourse skills (…). (Perdue ed. 1982 : 25) Ici encore, deux attitudes sont possibles : soit l'on tient ce « riche répertoire de techniques communicatives » pour acquis, support extérieur et relativement stable de l'acquisition linguistique (tout comme la L1 à laquelle il est associé), soit il devient lui -même objet d'étude, pris comme un ensemble dont on ne saurait détacher la part du langage, même si elle reste privilégiée, et examiné comme évoluant au cours des rencontres – véritable objet de l'acquisition. Dans cette optique, comme le proposait le premier chapitre thématique du protocole d'enquête de 1982 (Perdue 1982), l'analyse doit porter sur l'ensemble des comportements communicationnels des protagonistes dans la pratique de la langue, leur droit respectif à la prise de parole, leurs tentatives réciproques d'ajustement, l'évitement, l'occultation et la résolution des malentendus, etc. Cela implique de ne pas s'en tenir aux productions verbales du sujet observé et baptisé « apprenant », mais de les prendre comme éléments d'une co-construction, située et contextualisée, dont il partage la responsabilité avec son ou ses partenaires, de s'intéresser aussi bien aux silences, aux pauses, aux hésitations et reformulations qu'aux énoncés analysés comme des suites de morphèmes, et plutôt aux séquences, enchaînements et ruptures dans des discours en construction qu' à des « phrases » regroupées selon leur forme ou le type d'opération linguistique qu'elles sont censées réaliser. C'est cette seconde approche que l'on va tenter de décrire ici, (1) en commençant par quelques éléments théoriques généraux, puis (2) en retraçant à grands traits quelques étapes de l'application de l'approche interactionniste dans le domaine de l'acquisition des langues secondes et étrangères, pour (3) en signaler certaines limites, ce qui m'amènera à réinterroger les notions de communication / interaction et d'acquisition / apprentissage. Il était logique que des ingénieurs employés par une compagnie de téléphone définissent le problème qui les occupait comme celui de la transmission entre un destinateur et un destinataire, par un canal adapté, d'un message, qui serait encodé au niveau de l'émetteur et décodé à celui du récepteur – les problèmes à résoudre étant alors ceux de la forme du code, de la qualité technique du canal, de la présence dans le message d'une redondance à la fois suffisante pour contrecarrer les « bruits » qui n'auraient pu être éliminés et pas trop grande pour garder au message ses vertus informatives. Pour beaucoup, ce « modèle de la communication » de Shannon et Weaver n'usurpait pas son nom : il correspondait bien à l'idée qu'on se faisait de celle -ci comme l'emploi de signes pour traduire des pensées qui elles -mêmes reflétaient la réalité. En la faisant bénéficier de sa notoriété, Jakobson a certes voulu montrer qu'il existait d'autres fonctions du langage que la fonction référentielle – qu'il ne servait pas qu' à véhiculer des « informations » (au sens non technique). Mais il est à craindre que, de ce pont-aux-ânes des cours d'initiation à la linguistique, les étudiants ne retiennent davantage le schéma simplifié des différentes fonctions que les analyses de phénomènes poétiques auxquelles il devait servir de prétexte, et même si la mention d'une fonction métalinguistique signale que le code peut ne pas être totalement partagé, la communication reste ainsi une simple affaire de codage et de décodage – de lexique et de règles grammaticales – d'un message préexistant et relativement transparent. Or la communication passe par bien d'autres moyens et d'autres mécanismes. Un exemple (adapté de Sperber & Wilson 1989 : 79) parmi tant d'autres : deux amis étant assis côte à côte dans un lieu public, un simple mouvement de tête de l'un pourra être interprété par l'autre comme équivalent à Tiens, regarde ! voilà encore ce casse-pieds, on ferait mieux de s'en aller tout de suite avant qu'il vienne nous prendre la tête. Mais il devra procéder pour cela à toute une série d'inférences : S'il fait ce mouvement, ce n'est pas innocent, c'est pour me signaler quelque chose ou quelqu'un; qu'y a -t-il dans la direction indiquée qui puisse valoir que je regarde ? ah, sans doute untel; quels sont les attributs de ce personnage qui sont pertinents dans la situation où nous sommes ? quelles conséquences peut-on en tirer ?… Et cet ensemble de confrontations d'hypothèses avec divers aspects de la situation aura lui -même été anticipé par l'auteur du mouvement de tête. Le langage ne supprime pas cette nécessité du travail inférentiel. On pourrait multiplier les exemples pour montrer que l'on ne peut interpréter ce qui est dit qu'en le complétant par ce qui est laissé implicite et en ayant recours au contexte et à la situation. Cela vaut en matière de référence aux personnes : les membres d'un couple savent bien que l'un peut demander sans préalable Il a rappelé ? ou dire J'ai vu Patrick en laissant l'autre décider quel il, quel Patrick, parmi leurs connaissances, est pertinent dans la situation. Cela vaut en matière d'orientation argumentative des énoncés : appelé à fournir une évaluation d'une enseignante-chercheuse candidate à une liste d'aptitude, un directeur de département d'anglais se contentait d'écrire : L'anglais parfaitement standard et la voix très radiophonique de Madame X nous ont été extrêment utiles pour fournir aux étudiants des cassettes audio de qualité. Cette appréciation n'est bien sûr laudative qu'en apparence : elle ne dit rien de ce qui est pertinent – des qualités pédagogiques et scientifiques de la candidate – et le jury en infèrera, mais sous sa responsabilité, que celles -ci sont jugées tellement déplorables qu'il vaut mieux les passer sous silence .Nombreux sont également les cas où on laisse encore plus visiblement le partenaire compléter l'énoncé amorcé : ' y a des mecs, j ' te jure… ! ou tant va la cruche à l'eau… Et dans ce dernier exemple, comme souvent dans les titres de romans ou d'articles de presse et dans la publicité, l'interprétation repose sur la reconnaissance de paroles de tiers. « On ne peut attribuer le discours au seul locuteur. L'auteur (le locuteur) a des droits inaliénables sur le discours, mais l'auditeur a aussi ses droits, et en ont aussi ceux dont les voix résonnent dans les mots trouvés par l'auteur (puisqu'il n'existe pas de mots qui ne soient à personne). » (Bakhtine, cité par Todorov 1981 : 83) Le dialogisme bakhtinien (cf. Todorov, op. cit., Arditty : 1997) insiste à la fois sur la co-responsabilité des protagonistes de l'interlocution sur le message, qui n'existe qu'interprété (et interprété par rapport à la situation), et sur les relations multiples que chaque énoncé entretient avec des énoncés qui l'ont précédé et d'autres qui le suivront, sur le fait que celui qui utilise les mots et celui qui les interprète le font en tant que membres d'une communauté socio-culturelle, dont ils reçoivent et recréent les formes, les normes et les évaluations, avec leur variabilité, leurs conflits et leurs contradictions (cf. Bakhtine/Volochinov 1929/77 : 42 et 67). Ce dernier aspect, qui mériterait de longs développements, n'apparaîtra qu'en filigrane dans ce qui suit; je n'insisterai ici que sur le premier. La notion de co-responsabilité réapparaît, à travers celle de « réalisation interactive » de l'énonciation de chaque participant, dans les approches interactionnelles, qui défendent une conception de l'interaction où : « l ' “inter -” compte autant que l ' “action” dans la compréhension du concept (…) Dans cette conception, l'interlocuteur A ébauche son action sur la base de son système d'interprétation appliqué à la situation, de son savoir et de ses hypothèses sur le savoir de B; lequel B met à la base de sa compréhension de ce que fait (dit) A ses propres hypothèses sur les hypothèses de A et signale à celui -ci comment il interprète ce qui lui est signifié, dans le moment même où A le formule, l'invitant par là à modifier son énonciation pour mieux l'ajuster à son intention de communication, qui ne trouve sa réalité que dans les conséquences qu'en tire B. » (Bange 1987 : xi) On aura noté dans tout ce qui précède l'insistance sur « la situation ». Bien sûr, certains de ses aspects (contexte socio-politique, histoire interactionnelle des participants) sont parfois trop complexes pour être immédiatement décryptables, mais certains autres sont immédiatement disponibles : (a) le cadre spatio-temporel, le caractère prévu ou impromptu de la rencontre, le fait qu'elle ait lieu en face à face ou de manière médiatisée (écrit, téléphone, nouveaux médias…), etc.; (b) le cadre participatif, à la fois sur le plan physique (nombre, apparence physique et vestimentaire, attitudes, accent des protagonistes, et par là assimilation possible avec tel ou tel stéréotype) et sur le plan de la prise de parole (qui parle, qui écoute, qui est susceptible d'entendre… ?). Ces éléments et la manière dont ils sont perçus sont déjà suffisants pour provoquer des attentes, aussi bien sur les comportements et les propos qui pourront être considérés comme légitimes que sur un mode de déroulement de l'interaction. Et ces attentes se préciseront avec la confirmation que s'entame un certain type d'interaction (démarchage à domicile; entretien d'embauche, linguistique, de police…; conversation à bâtons rompus; conférence, etc.), qui suppose l'acceptation par les participants de rôles interactionnels distincts (complémentaires) ou similaires (symétriques). Le type d'interaction provoquera à son tour des activités discursives (narration, description, explication, argumentation…) qui pourront être menées et combinées selon des « genres » particuliers, portant la marque de la communauté culturelle. Les indications données par le cadre spatio-temporel et le cadre participatif ne suffisent cependant pas toujours pour renseigner les participants sur l'activité en cours et ses implications, et l'interaction doit fréquemment se dérouler à au moins deux niveaux et communiquer sur elle -même. Cela peut se faire verbalement (J'vais t'en raconter une bien bonne), mais les « indices de contextualisation » (Gumperz 1982 : 130-152) sont souvent plus subtils et peuvent se concrétiser de manière para-verbale aussi bien que verbale. En outre, le caractère ludique ou ironique des énoncés ne pourra souvent être décrypté que grâce à la familiarité que l'on a avec leur auteur. Quelles sont les connaissances, les représentations du monde, les valeurs, que je peux attribuer à l'autre ? Quelles représentations peut-il se faire de la situation dans laquelle nous nous trouvons, de lui -même, de moi et du thème ou objet de discours ? Dans quelle mesure ces représentations sont-elles susceptibles d'évoluer ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles les interactants doivent imaginer des réponses, plus ou moins probables selon leur degré de familiarité et de proximité culturelle, en même temps qu' à celles de la détermination des enjeux de la situation, pour eux -mêmes et pour leur partenaire, et des objectifs qu'ils peuvent se donner. Et ces réponses détermineront aussi bien la tonalité des échanges et leur contenu, les évolutions possibles du type d'interaction (la discussion pouvant tourner en dispute, l'interview se transformer en conversation amicale ou simplement inclure des modules de ce type (Vion 1992 : 149-150), etc. que les formes sémiotiques, et en particulier linguistiques, et leur interprétation. Tout n'est pas, en effet, fixé à l'avance, même dans les situations apparemment les plus contraintes : dans la classe, le tableau, l'estrade, les pupitres ont beau matérialiser les statutsrespectifs, les places initiales du maître et des élèves, il est possible qu'au lieu de la leçon attendue on assiste à un chahut, ou encore que des événements extérieurs soient jugés suffisamment importants pour qu'elle soit abandonnée, à l'initiative de l'un ou des autres, au profit d'une discussion où les différences initiales n'auront plus ni le même poids, ni la même signification. Car si les statuts (âge, sexe, nationalité, profession…) semblent donnés à l'avance, leur pertinence dépend de la situation; s'ils sont souvent associés à l'exercice légitime de rôles interactionnels, ceux -ci peuvent être remplis par d'autres et ne peuvent l' être que grâce à l'accord tacite des partenaires; et chaque moment d'une interaction est susceptible de modifier les places respectives des uns et des autres. La contribution que j'apporte au discours dessine certes une image de l'objet dont nous parlons, mais aussi de moi -même et de mon interlocuteur, elle indique la « place » que je revendique et celle à laquelle je le convoque. Ma place (cf. Flahaut 1978), je la prends en fonction du savoir social que je mets en œuvre pour m'adapter à la situation et aux propos sur lesquels j'enchaîne. Mais je peux toujours « tomber à plat », « me faire remettre à ma place », « perdre la face ». Ma place fluctue donc au fil du discours – d'où ce travail de figuration décrit par Goffman pour « faire bonne figure » et continuer à être reconnu comme membre à part entière de la communauté sociale –, mais dans des limites qui dépassent à la fois mon contrôle et celui des autres, car elle est aussi la marque des multiples places qui m'ont été assignées depuis ma naissance et qui fondent, qui sont, mon identité. Même si l'on ne prend en compte qu'une partie des considérations qui précèdent, on voit qu'il est difficile, sur un plan méthodologique, de ne pas tenir compte des différences de performance des individus que l'on observe selon qu'ils interagissent dans le milieu familial, scolaire ou professionnel, ou dans le cadre relativement protégé d'un programme de recherche. A l'intérieur d'un tel programme, les informateurs ne réagiront pas de la même manière aux différentes activités auxquelles on les soumet (tous n'entreront pas forcément facilement dans des « jeux de rôle »). Leurs productions verbales et marques de compréhension dépendront crucialement de la contribution de leur partenaire. Enfin, ils seront plus ou moins prolixes, convaincants, voire émouvants, selon les thèmes de discours abordés. Dans le type de cas qui nous occupe, s'ajoutera le problème de la manière dont ils gèreront leur identité de non possesseurs de la langue. « Comme toute communication langagière, [la communication exolingue] est déterminée et contrôlée par des facteurs situationnels, parmi lesquels en premier lieu la situation exolingue (ou la dimension exolingue de la situation) dans laquelle : – les participants ne peuvent ou ne veulent communiquer dans une langue maternelle commune (soit qu'ils n'aient pas de L1 commune, soit qu'ils choisissent de communiquer autrement); – les participants sont conscients de cet état de choses; – la communication exolingue est structurée pragmatiquement et formellement par cet état de choses et donc par la conscience et les représentations qu'en ont les participants; – les participants sont, à divers degrés, conscients de cette spécificité et y adaptent leur comportement et leurs conduites langagières. » (Porquier 1984 : 18-19) Porquier insiste dans son article sur le fait que la notion qu'il introduit ne se réduit pas aux échanges entre natifs et non-natifs (il inventorie 13 types de situations différentes selon les idiomes des partenaires et du milieu d'interaction) mais c'est sur d'autres points que l'expression a surtout provoqué des débats : (a) son insistance sur la « conscience » des participants : comment avoir accès à cette conscience ?; (b) la notion de « langue maternelle » : outre la nécessité de distinctions du type « langue maternelle / langue première », on sait que le problème de la délimitation des langues est socio-politique et non linguistique; (c) le passage, opéré par Porquier lui -même dans les discussions, de l'entité « communication exolingue » à un continuum « endolingue / exolingue » : il n'existe pas de situation correspondant au pôle endolingue, où deux individus (a fortiori plusieurs) disposeraient exactement du même lexique, des mêmes règles phonologiques, morphologiques, syntaxiques, sémantiques… La solution à laquelle nombre de chercheurs se sont ralliés (de Pietro 1988) consiste à considérer comme (plus ou moins) exolingues les interactions où les participants manifestent par leur comportement que la langue utilisée est « étrangère » à au moins l'un d'entre eux. Les signes d'insécurité linguistique en seront donc un des principaux symptômes. Dès 1980, Færch et Kasper exploraient la manière dont le locuteur non-natif (LNN) manifestait ses difficultés à manier la langue et proposaient une typologie de ses « stratégies de communication et marqueurs de stratégie ». Les marqueurs ainsi listés (formules du type comment dit-on ?, pauses, hésitations, faux-départs, répétitions…) n'ont toutefois rien de spécifique des situations où deux langues sont en présence et l'idée qu'ils seraient utilisés pour résoudre des problèmes ponctuels réduit singulièrement leur valeur. Ils apparaissent constamment dans le travail de construction du discours, où l'adéquation de la formulation à l'effet recherché, en fonction de la situation et du partenaire, et l'évitement des risques pour la face, se font rarement sans à-coups, sans alternance de tensions et de tentatives de détente (Vion 1992 : 237-247); certains d'entre eux peuvent être utilisés à des fins rhétoriques et tous ont la possibilité de prendre au moins deux valeurs : extériorisation plus ou moins discrète d'un processus interne de réflexion, moyen de mobilisation du partenaire; s'ils peuvent indiquer la difficulté à « atteindre un objectif communicationnel particulier » et sont en moyenne plus fréquents chez les apprenants, ils ne sont pas nécessairement des « signes de handicap » (Beneke, cité par Færch et Kasper 1980 : 20). Ce sont des armes dont on peut jouer aussi bien pour indiquer, par exemple, l'indicible (cf. Arditty 1987a) : leur maniement fait partie intégrante de notre compétence de communication. Pour ne prendre qu'un exemple parmi les nombreux travaux sur les répétitions et reformulations, ce sont bien les mêmes phénomènes que Vion (1986) repère chez les informateurs marocains du programme ESF et analyse (Vion 1992) dans le discours typiquement marseillais du « barman de Saint-Antoine ». Mais l'universalité du phénomène n'empêche pas, au contraire, qu'il puisse renseigner sur ceux qui le pratiquent. Ainsi l'étude longitudinale permet à Mittner (1987) de montrer l'évolution des types de reprises chez un apprenant hispanophone du français, les préoccupations linguistiques cédant progressivement la prééminence à la structuration discursive. Si le discours métalinguistique des apprenants sur leur propre production s'était révélé une image déformée, influencée par les représentations culturelles – en particulier celles véhiculées par l'école (cf. entre autres Trévise & Demaizière 1992) –, ces manifestations du travail d'élaboration du discours semblaient un moyen plus fiable d'avoir accès au processus d'acquisition. L'optique interactionniste commandait donc de s'intéresser aux « méthodes » (au sens ethnométhodologique du terme) mises en œuvre pour « construire ensemble les mots pour le dire » (Lüdi 1991). D'où une attention particulière pour ces séquences latérales à valeur métalinguistique que de Pietro, Matthey et Py (1989) considèrent comme « potentiellement acquisitionnelles » (SPA), sous réserve qu'existe entre les participants un contrat didactique par lequel le non-expert dans la langue accepterait, rechercherait, de la part du plus expert, un étayage que celui -ci lui fournirait. L'apprenant n'était plus seul : il fallait s'intéresser au rôle de son partenaire, natif ou enseignant, susceptible de bloquer ou de faciliter l'apprentissage (cf. Vasseur 1995, Bremer et alii 1996). Après d'autres, les interactionnistes faisaient le parallèle entre l'acquisition d'une L2 et celle du langage par l'enfant, en faisant appel à la théorie de Vygotski (1935/85) et aux travaux de Bruner (1983). Ce dernier propose d'analyser les activités de « tutorat » de l'adulte (mère, enseignant) comme un système d'aide à l'acquisition du langage (LASS : Language Acquisition Support System). C'est ce concept que Krafft & Dausendschön-Gay (1993) tentaient de transposer à l'acquisition des langues secondes en proposant le SLASS. L'examen des SPA et des achèvements interactifs devait ainsi s'intégrer à celui de l'ensemble des « méthodes » mises en œuvre par les participants à l'interaction exolingue dans la gestion commune des activités de mise en mots et d'intercompréhension, et dont on pouvait espérer découvrir qu'elles s'organisaient en « formats » ou « schémas d'action conjointe », aussi bien globaux (ritualisation de séquences d'activités) que locaux, aussi bien facilitateurs de l'interaction que susceptibles de mobiliser l'attention de l'apprenant sur le fonctionnement de la langue cible et par là de l'aider à construire son propre système linguistique. Cette caractérisation formelle des manifestations de collaboration entre le plus expert et le moins expert devait aussi être complétée par et située dans une description des caractéristiques socio-communicationnelles. Dausendschön-Gay & Krafft (1991) amorcent cette description en revisitant la notion de face dans une optique conversationnelle. La face conversationnelle positive d'un interactant est menacée chaque fois que « le contenu, la formulation ou la pertinence » de sa contribution est mis(e) en question. Quant à sa face conversationnelle négative, elle implique que « l'interactant a le droit d'aller jusqu'au bout de l'activité qu'il a entreprise » dans le cadre de son rôle conversationnel. Ces principes sont maintenus dans les situations de contact, mais la reconnaissance de leur caractère exolingue modifie les règles habituelles de l'interaction de la manière suivante : « Le déficit linguistique (…) du locuteur non-natif (…) fait partie des conditions connues de la conversation. [Ce] manque officiel de compétence entraîne au niveau global de la conversation une répartition spécifique des rôles conversationnels : le locuteur non-natif est déchargé d'une partie de sa responsabilité pour les activités de formulation, et c'est au locuteur natif d'aider à combler ces lacunes. Localement, la répartition des activités se règle selon les besoins de l'intercompréhension. En ce qui concerne le travail de compréhension (…) on constate un déplacement des charges analogue, puisque le locuteur natif est appelé à faciliter les activités de décodage (…). » (Dausendschön-Gay & Krafft 1991 : 41-42) Ces nouvelles règles, qui s'appliquent mutatis mutandis à « l'enfant devant l'adulte, le néophyte entrant dans un groupe constitué », ne suppriment pas la possibilité de menaces pour les faces : face positive si l'on conteste les compétences de l'interactant dans des domaines indépendants de ce qui est nécessaire à la stricte intercompréhension, face négative notamment si ses interventions sont interrompues par des problèmes que les règles de l'exolinguisme ont pour but de lever. Le « contrat didactique » consiste, dans cette optique, à ce que les partenaires, et en particulier l'apprenant, cessent de considérer comme menaçant ce type de suspension de l'activité en cours. Arditty (1987b) illustrait par avance ce type d'analyse : l'enseignante L qui donne cette « leçon de conversation » à l'ingénieur japonais K en l'interrogeant sur l'importance de la religion dans la culture de son pays applique assez largement les règles ci-dessus de relâchement des exigences sur la formulation. Elle manifeste surprise et incompréhension devant une première formulation de K, on utilise (on utilise quoi ?), et obtient à la fois modification syntaxique et clarification sémantique – on utilise euh religion – ce qui lui permet d'intégrer à sa question suivante la reformulation lexicale adéquate : c'est la seule occasion où les Japonais pratiquent la religion ? Cette intervention apparaît payante puisque K produit spontanément, de nombreux tours plus loin, beaucoup de gens pratiquent les religions shintô et bouddhiste, mais il retourne ensuite à cinq reprises à son premier verbe, employé intransitivement, malgré les corrections systématiques et les réemplois de pratiquer que lui fournit L. C'est qu'entre-temps un conflit terminologique les a opposés. L, rejetant l'application du terme prêtre à ce qu'elle nomme moine bouddhiste, a du coup empiété au nom de la forme sur les compétences que K avait normalement sur le contenu. K acceptait, voire sollicitait les corrections de forme, et ne sentait pas sa face négative menacée par celles -ci, mais il ne pouvait pas ne pas ressentir l'intervention de L dans le domaine de la description de la culture japonaise comme menaçant sa face positive, d'où l'annihilation du caractère potentiellement acquisitionnel de la séquence de départ. On notera au passage que la séquence en question n'obéit pas au format canonique des SPA (où (a) l'apprenant attire l'attention de l'autre sur un élément qui fait problème; (b) le partenaire essaie de fournir la réponse adéquate; (c) l'apprenant prend en compte les nouvelles données) : le problème est signalé par l'enseignante, et comme problème de compréhension (on utilise quoi ?); la deuxième phase (on utilise euh religion) correspond à une explication donnée par l'apprenant; le je pense oui qui répond à la question reformulatrice de l'enseignante (c'est la seule occasion où les Japonais pratiquent la religion ?) ne peut être interprété comme prise en compte de la correction qu'une trentaine de tours plus loin. Le caractère potentiellement acquisitionnel ne tient donc pas à la forme de la séquence, et la sollicitation par l'apprenant n'en est pas une condition nécessaire. Ce n'est pas non plus une condition suffisante, comme l'a démontré Vasseur (1991) en comparant deux des informatrices hispanophones du programme ESF : PA sollicite bien davantage ses interlocuteurs que BE mais progresse beaucoup moins que cette dernière dans son acquisition du français. C'est que les sollicitations de l'une et de l'autre ont des fonctions différentes et manifestent des postures différentes : si BE « assure le suivi de ses initiatives sur le code » et se montre attentive aux données linguistiques qui lui sont fournies, elle s'efforce également de « maintenir une image positive d'interlocuteur qui participe et évite de troubler le déroulement de la conversation »; en revanche, « par ses interruptions et sollicitations fréquentes, PA indique qu'elle est celui des deux locuteurs qui ne connaît pas le français, qu'elle est étrangère et, ce faisant, elle instaure et elle maintient un certain type de relation ». Les non-natifs adoptent par rapport à ce que nous, chercheurs, posons comme langue « cible » des attitudes différentes, à la fois en fonction des partenaires, des activités et des thèmes de discours, mais aussi globalement. Comme le dit Bange (1992), « l'apprentissage est un but que peut se donner ou ne pas se donner le LNN » et celui -ci peut s'y investir plus ou moins et pondérer différemment cette préoccupation avec celles, plus immédiates, qu'il a, comme tout interactant, de rapport à l'autre, c'est-à-dire, de manière indissociable, de définition des enjeux de la situation d'interaction et d'action en vue de leur aboutissement. On n'oubliera pas que l'un des enjeux permanents de toute interaction est l'image que l'on donne de soi -même, sa « face », que l'on doit préserver à la fois négativement (évitement des menaces) et positivement (affichage identitaire). Les observations de Vasseur sont confirmées et prolongées par Mittner & Prodeau (1995) et Lambert & Mittner (1995), qui montrent que les comportements que l'on constate chez les informatrices du programme européen s'éclairent lorsqu'on les met en rapport avec les trajectoires individuelles (passé et relation à l'avenir) : l'attitude réservée, distante, de PA – qui ne participe pleinement, et avec une enquêtrice dont la connaissance de l'espagnol et les qualités d'empathie lui ont permis de créer une relation de confiance, que lorsqu'il s'agit de la santé de son mari, de ses enfants, ou de l'origine des problèmes de sa famille – est celle d'une émigrée chilienne qui ne se résoud pas à faire le deuil de son pays natal et a peu de contacts avec les francophones. La très faible prise en compte des éléments fournis par ses interlocuteurs, la décontextualisation des formes qu'elle sollicite ou qu'elle répète, la rapprochent de l'informatrice marocaine ZA qui, elle aussi, participe peu, essentiellement dans des domaines (tirer les cartes) où elle peut manifester une compétence culturelle. Les je comprends pas de ZA sont tout aussi fréquents et ont la même valeur que les *como se* [di] de PA, et elle atteint une autonomie encore bien moindre. En ce qui la concerne, l'analphabétisme, le confinement à la maison, etc. qui accompagnent son statut de migrante jouent un rôle au moins aussi important que la distance linguistique. On trouvera dans ces deux mêmes articles de 1995 d'autres portraits mettant en relation les comportements langagiers, leur évolution, la part d'attention accordée à la langue dans la gestion du rapport à l'autre, et les éléments cruciaux des identités et des parcours sociaux. Le suivi longitudinal d'interactions finement décrites permet de mieux comprendre comment ces divers aspects se combinent dans la réalité. On souhaiterait la multiplication de travaux de ce genre, même s'ils ne permettent pas à eux seuls de comprendre tous les mécanismes de l'acquisition. Dans les travaux dont la section précédente donne un échantillon, on s'attache surtout à repérer les pauses, répétitions, reformulations, qui interviennent dans la gestion locale de l'interaction, et ce essentiellement pour régler des problèmes d'intercompréhension et éventuellement déclencher un processus d'acquisition. Même si l'on tient compte du fait que certains de ces travaux s'intéressent en même temps à la manière dont différentes activités discursives sont menées, et récupèrent ainsi d'autres fonctions de ces manifestations langagières, on est loin d'obtenir un tableau complet de ce qui permet de caractériser une interaction comme exolingue. D'une part, les travaux de Gumperz (1982) et de certains membres de l'équipe ESF (cf. Bremer et al. 1996) ont montré que les malentendus interculturels, avec leurs effets de renforcement du racisme et de la xénophobie, reposaient souvent sur des phénomènes (intonation, rhétorique, différence de scénarios associés aux types d'interaction) sur lesquels les participants auraient été incapables de mettre le doigt. Or les analyses portant sur l'intonation, le gestuel, les conflits de structuration de l'interaction restent des exceptions. D'autre part, c'est aussi à un niveau plus global que celui habituellement décrit, celui des représentations culturelles sur les conduites légitimes, les déviances et les particularismes, que s'effectue la « catégorisation » (Mondada 1999) des interactants (par eux -mêmes ou par les chercheurs) comme « (non -) natifs », « alloglottes », « étrangers », « apprenants » … (termes évidemment non-équivalents). Ces opérations de placement ne sont pas forcément stigmatisantes (l'interviewer d'un homme politique, d'une vedette du show-business, d'un écrivain…, s'il thématise le caractère « étranger » de son interlocuteur, le fera plutôt en échangeant avec lui des stéréotypes que par les procédures, même les plus subtiles, d'aide à la formulation) ni obligatoirement présentes dans les interactions (Wagner 1996 donne un exemple d'échange professionnel où le natif s'attache à la compétence professionnelle de son interlocuteur et ignore totalement les indices qui lui permettraient de reconnaître en lui un alloglotte). Mais, lorsqu'elles interviennent, ce n'est pas toujours de la manière collaborative de chercheurs attentifs à réduire la dissymétrie, à veiller au respect des faces, à traquer les malentendus, etc. pour faciliter l'expression de leurs informateurs. Certaines analyses de la classe de langue (par exemple Piotrowski 1998) montrent le traitement différencié, de ce point de vue, de l'enseignant à l'égard de ses élèves, avec les résultats probables que cela peut avoir sur la relation de ceux -ci en termes d'appétence à apprendre et de relation à la langue et à ses locuteurs. Blessures narcissiques et difficultés économiques et sociales sont souvent le résultat le plus clair, pour les migrants, des démarches administratives ou des relations quotidiennes qu'ils sont amenés à avoir avec les natifs. Qu'il s'agisse des enseignants, des chercheurs, des recruteurs ou des passants, le problème n'est pas de s'insurger contre le fait qu'ils n'utilisent pas les « bonnes » méthodes, mais de voir comment les méthodes qu'ils utilisent influent d'une part sur le phénomène qui nous occupe, et reflètent d'autre part un fonctionnement social qui les dépasse. Pour pouvoir acquérir une forme ou une structure, l'apprenant, qu'il soit enfant ou adulte, doit en premier lieu être capable de l'isoler dans le flot du discours. Certaines caractéristiques linguistiques (fréquence, saillance, autonomisation) pourront certes l'y aider, mais de manière secondaire par rapport à la transparence de leur lien avec la situation où elles apparaissent. Les premières acquisitions sont des formules parfois complexes, inanalysées, renvoyant aux rapports interpersonnels (noms propres, rituels de politesse, expressions de colère…) que l'apprenant pourra réutiliser dans des situations qui lui paraîtront semblables. Pour que l'apprenant acquière d'autres formes, morpho-phonologiques ou syntaxiques, il ne suffit pas qu'elles lui soient présentées, encore faut-il qu'il soit capable de les repérer; or on reconnaît d'autant mieux ce que l'on est prêt à reconnaître; il ne suffit pas qu'il les répète, encore faut-il qu'il puisse leur donner sens; il ne suffit pas qu'il les réemploie dans le tour de parole qui suit, encore faut-il qu'il puisse les intégrer à un ensemble plus ou moins structuré. Le processus de contextualisation-généralisation-décontextualisation nécessite, pour chaque forme et chaque structure du temps, des rencontres, des successions d'approximations, d'essais et d'erreurs, qui aboutiront d'autant mieux qu'elles bénéficieront d'étayage. C'est en ce sens que l'on peut dire avec Vygotski que ce que l'apprenant est capable d'effectuer avec l'aide d'un plus expert préfigure ce qu'il sera bientôt capable d'effectuer seul, ce qui définit sa Zone de Proche Développement. Mais encore faut-il que ce travail interpsychique soit prolongé par un travail solitaire, intrapsychique, d'appropriation, qui pourra aboutir à l'automatisation. Une conception restrictive de l'interaction, qui voudrait que celle -ci cesse lorsqu'il n'y a plus co-présence, verrait là la preuve que le processus d'acquisition ne peut qu'échapper aux approches interactionnelles – ce serait nier que le discours intérieur reprend (y compris dans sa forme) et prolonge les dialogues avec d'autres – et que l'on ne peut obtenir que des informations indirectes, par le biais d'auto-confrontations, de témoignages et de journaux d'apprentissage, qui certes apportent des renseignements précieux (Grandcolas 1991), mais doivent malgré tout être pris avec toutes les précautions que justifient les reconstructions. Or on peut imaginer des techniques qui diminuent la part de reconstruction et surtout, dans certaines circonstances (expérimentation pour Arditty & Prodeau 1999, volontariat de l'informatrice pour Vasseur 1999), il est même possible d'observer ce travail solitaire en train de se faire. On ne s'étonnera pas de voir qu'il est impossible d'isoler, dans ce que cherche à s'approprier l'apprenante de Vasseur (1999), les formes et leur valeur interactionnelle : ce qu'elle tente d'améliorer, c'est sa compétence globale de communication avec les francophones. On peut redire pour l'adulte ce qui a été dit pour l'enfant : ce qu'il cherche à acquérir, ce ne sont pas des mots ni des structures, mais des moyens pour atteindre des buts (c'est l'une des raisons qui fera préférer « inter action » à « communication »). Ce qui pousse l'enfant à acquérir le langage, c'est les possibilités qu'il lui offre d'obtenir de son entourage tout un ensemble de satisfactions, matérielles et symboliques, dont la moindre n'est pas la reconnaissance de son existence comme individu social : dès que la socialisation n'est plus restreinte au cadre familial, la langue des pairs joue un rôle essentiel, comme le savent douloureusement certains parents dont les enfants refusent de continuer à parler la langue, non protégée par une valorisation sociale supérieure. Ce besoin de reconnaissance, que traduisent les notions de face et de place, persiste évidemment à l' âge adulte. La description faite de PA dans les diverses publications issues du programme ESF souligne que son système linguistique se rapproche peu de celui des natifs, mais plusieurs reconnaissent qu'un tel rapprochement existe bel et bien et surtout que son comportement langagier, s'il ne correspond pas à la posture typique de la candidate-apprenante, se modifie suffisamment pour créer, maintenir et renforcer une image positive auprès de ceux qui la côtoient. Les résultats d'un contact prolongé avec des locuteurs (natifs ou institutionnels) d'une langue nouvelle (ou d'ailleurs d'une nouvelle variété dialectale) sont extrêmement variables. Si certains individus deviennent eux -mêmes des locuteurs dont l'origine est quasi indécelable et/ou des artistes ou écrivains reconnus dans cette langue, d'autres conservent des particularismes qui les maintiennent à part, que ces particularismes soient associés à un exotisme de bon aloi ou qu'au contraire ils contribuent à les ostraciser. On peut par conséquent se demander quel a été pour eux le véritable objet de l'acquisition. La plupart des chercheurs ont abandonné comme définition de la « langue cible » ce fantasme de la norme que concrétiseraient dictionnaires et grammaires officiels et qui ne ressemble guère à nos pratiques variables et flexibles de sujets parlants mais qui continue pourtant à régir les réactions des plus libéraux d'entre nous face à ce que nous entendons, et peut nous transformer en censeurs des médias ou sous-tendre les manifestations occasionnelles de notre imaginaire pédagogique (cf. Vasseur 1999) dans nos interactions avec les alloglottes. Le premier objectif, dans la rencontre d'un autre milieu, c'est de comprendre et de se faire comprendre. Or, nous l'avons vu en 1 ci-dessus, cela passe par la capacité à faire des hypothèses valides sur les comportements prévisibles, socialement légitimes dans la situation, sur le système de valeurs du partenaire, sur les renvois à d'autres situations qui peuvent être associés à telle ou telle référence, bref à tout ce qui fait la culture concrète du milieu social et qui permet d'agir socialement. On peut donc, avec Roberts (1999), souhaiter redéfinir le domaine de l'acquisition des langues comme celui de la « socialisation dans et par le discours ». Et chaque « apprenant » peut chercher à aller plus ou moins loin dans cette voie, et donner plus ou moins d'importance aux moyens verbaux d'y parvenir. On pourrait considérer que les résultats contrastés d'acquisition mentionnés ci-dessus renvoient à des évaluations différentes, faites par les sujets eux -mêmes, de leurs « besoins communicationnels » et des identités qu'ils sont prêts à assumer. Mais cette évaluation, explicite ou non, reste obligatoirement fluctuante et ne correspond jamais à une tension permanente vers l'objet à acquérir, l'absence de tension n'empêchant pas des acquisitions incidentes. Cette évaluation dépend enfin à la fois de nos premières expériences, de nos premiers apprentissages (filtres interprétatifs de nos expériences ultérieures) et de chaque nouvelle rencontre, qui modifie obligatoirement notre façon de voir et de nous conduire. Or ces rencontres mettent en jeu non seulement des individus mais aussi, à travers eux, toute une culture sociale qui classe et qui place les individus à travers leurs comportements verbaux, intonatifs, gestuels, etc. Et ce que nous apprenons dans chaque nouvelle interaction, c'est au moins comment nous adapter à un nouveau type de situation, à de nouveaux partenaires – y compris si cela aboutit à fuir le contact avec eux et ceux qui leur ressemblent (à mettre en cause un nouveau type de socialisation). « (…) l'organisme en cours d'apprentissage généralise toujours à partir de son expérience. De plus, l'opération de communication est un apprentissage permanent de la façon de communiquer : les codes et les langages ne sont pas des systèmes statiques que l'on peut apprendre une fois pour toutes. Ce sont plutôt des systèmes de modification des conventions et des prémisses qui gouvernent la manière dont les messages doivent être élaborés et interprétés. Tout signal instituant une nouvelle prémisse ou une nouvelle convention qui rapproche davantage les gens ou leur procure une plus grande liberté peut être une source de joie. Mais tout signal qui dérape et s'égare est à quelque degré une source de souffrance pour chacun d'eux. Le courant permanent de la communication est donc, pour chaque individu, une chaîne continue de contextes d'apprentissage et, plus particulièrement, d'apprentissage des prémisses de la communication. » (Bateson 1971/1981 : 134-135) La macro-analyse sociologique avait déjà dégagé les grandes lignes de ce qui fonde les différences dans les parcours interactionnels, mais en termes de « facteurs » extérieurs aux acteurs eux -mêmes. L'approche interactionnelle s'efforce de mettre en lumière sur quels indices concrets, à travers quels systèmes de représentation, s'effectuent ces « modifications de conventions et de prémisses » qui ont de telles répercussions sur la vie des gens . | Cet article essaie tout d'abord de montrer en quoi l'approche interactionniste, qui appréhende le langage comme activité sociale, se distingue d'autres approches, qui l'envisagent comme système. Cela conduit à remettre en cause la définition traditionnelle de la communication comme transmission d'un message déjà préexistant dans la tête de l'émetteur et à lui opposer une co-construction dynamique du discours par les partenaires de l'interaction, s'appuyant sur leurs représentations de la situation, sur les connaissances et les valeurs qu'ils pensent partager et les indices par lesquels ils s'indiquent mutuellement la signification qu'ils donnent à l'activité en cours. On procède ensuite à un survol des principales notions qui ont marqué la recherche interactionniste dans le domaine de l'acquisition des langues étrangères au cours des vingt dernières années. L'article se conclut par un bilan critique et quelques pistes de recherche. | linguistique_524-06-10731_tei_409.xml |
termith-643-linguistique | Nikolaus Tinbergen est né en 1907 aux Pays-Bas dans la ville de La Haye. Il étudia la biologie à l'université de Leiden, et y soutint sa thèse en 1932. Tinbergen partit en 1933 pour une expédition au Groenland puis revint travailler aux Pays-Bas en tant qu'assistant au département de zoologie. Après la seconde guerre mondiale, durant laquelle il fut emprisonné dans un camp de travail, il devint professeur de zoologie à l'université de Leiden. En 1949 il devint maître de conférence à l'université d'Oxford où il fonda le Groupe de recherches en Comportement animal. Tinbergen mourut en 1989, laissant derrière lui un travail considérable avec plus de trois cents publications, dont l'article « On aims and methods of ethology » de 1963 qui formalisa les grandes questions de l'éthologie. Étymologiquement, le terme éthologie signifie « discours sur les mœurs », « science du comportement », aujourd'hui l'éthologie est définie comme l'étude du comportement animal. Le comportement peut être défini comme l'ensemble des mouvements objectivables exécutés par un individu (Bovet, 1964). Globalement l'éthologie cherche à dégager des lois pour expliquer les comportements les plus simples comme les plus élaborés. Les deux « fondateurs » de l'éthologie sont Konrad Lorenz (1903-1989), autrichien, connu pour ses travaux sur l'empreinte chez les oies cendrées, et Nico Tinbergen. Tous deux reçurent le Prix Nobel de médecine en 1973 avec Karl von Frisch (1886-1983), autrichien, connu notamment pour ses travaux sur la communication chez les abeilles (Frisch, 1927). Ils représentaient l'école objectiviste de forte influence naturaliste et ont tous trois contribué à poser les bases de l'éthologie classique. Lorenz fut le premier à considérer que les comportements, et donc les mécanismes qui les sous-tendent, sont adaptés de la même façon que les organes le sont (Lorenz, 1937). Les comportements sont donc le fruit de l'évolution, ils ont certaines fonctions qui permettent aux animaux de survivre et de se reproduire. Ainsi chaque espèce a des comportements qui lui sont propres. Une grande partie des premiers travaux en éthologie a été de répertorier et de décrire les comportements communs à tous les individus d'une même espèce. Ce répertoire comportemental est appelé un éthogramme. Les traits comportementaux contribuent ainsi à la classification des espèces. Chaque espèce a donc des comportements qui lui sont propres mais, nous le verrons par la suite, ce n'est pas pour autant qu'ils sont innés et qu'ils ne nécessitent pas d'apprentissage. Néanmoins, cette conception de comportements propres à une espèce a amené les éthologistes à utiliser les concepts d' « instinct » et de « comportement inné », qui alimentèrent le débat nature-culture entre les courants béhavioristes et éthologistes (objectivistes). Nous proposons de présenter un article fondateur de Nico Tinbergen publié en 1963 et qui s'intitule « On aims and methods of ethology », que l'on peut traduire par « des buts et des méthodes de l'éthologie » (Tinbergen, 1963). Tinbergen a écrit cet article pour plusieurs raisons. D'abord, il souhaitait se dégager de l'image de l'éthologie vis-à-vis du grand public. L'éthologie était perçue comme un passe-temps pour de grands enfants. La photo ci-contre montrant Lorenz se baignant avec deux oies imprégnées participe à cette image. De plus, la mise en place d'éthogrammes nécessite de passer beaucoup de temps à observer les animaux dans la nature. Bien qu'étant des contributions modestes car descriptives, les éthogrammes sont, pour Tinbergen, un complément indispensable à la méthode expérimentale (Tinbergen, 1963). Pourtant le grand public avait peut-être beaucoup de mal à juger crédible des chercheurs passant leur temps dans la nature, plutôt qu'en blouse blanche dans un laboratoire. Dix ans plus tard, l'éthologie avait encore du mal à se dégager de certains clichés comme celui de l'anthropomorphisme (Lorenz, 1973). Ensuite Tinbergen (1963) rappelle que l'éthologie est née aussi en réaction contre la psychologie expérimentale américaine appelée « béhaviorisme ». Les éthologistes avaient alors fait essentiellement deux reproches aux béhavioristes. Le premier est que les animaux, dans la nature, ne sont jamais soumis aux conditions qu'ils rencontrent dans les situations expérimentales et que, par conséquent, les comportements qu'étudient les béhavioristes ne sont ni normaux, ni naturels. Le second reproche est que les béhavioristes avaient tendance à considérer que les résultats obtenus sur une espèce donnée sont généralisables à toutes les autres espèces. D'ailleurs Skinner disait « Pigeon, rat ou singe, lequel est lequel ? Ça n'a pas d'importance » (voir Barlow, 1991). Les béhavioristes ne se souciant pas de ce qui se passe « à l'intérieur » de l'animal, ils négligeaient aussi les différences des systèmes nerveux entre espèces. Néanmoins les éthologistes ont salué la valeur des travaux des béhavioristes qui nous renseignent sur les facultés d'apprentissage des animaux. Enfin la troisième et principale raison pour laquelle Tinbergen a écrit cet article était de clarifier la nature des questions posées par l'éthologie. Pour cela Tinbergen insiste sur la filiation qui existe entre la biologie et l'éthologie. La théorie de l'évolution de Darwin et ses processus de sélection naturelle (Darwin, 1859) et de sélection sexuelle (Darwin, 1877) sont donc essentiels à l'éthologie. Tinbergen nous explique aussi que l'éthologie se pose les mêmes types de questions que la biologie et reprend les trois problèmes majeurs dictés par Huxley : celui de la causalité, celui de la valeur de survie et celui de l'évolution. A ces trois problèmes, Tinbergen en rajoute un quatrième : celui de l'ontogenèse. Ces quatre problèmes sont évidement à l'origine des quatre questions de Tinbergen, à savoir : Quelles sont les causes proximales des comportements ? Quelles sont les causes ultimes des comportements ? Quelle est l'ontogenèse des comportements ? Quelle est la phylogenèse des comportements ? 1) Quelles sont les causes proximales des comportements ? En d'autres termes, quels sont les facteurs qui déclenchent un comportement ? Ici il convient de distinguer les facteurs externes des facteurs internes : les facteurs externes sont toute modification du milieu susceptible de faire réagir l'animal de façon spécifique à cette modification; les facteurs internes sont, toute modification de l'organisme jouant un rôle dans le déclenchement du comportement étudié, d'où l'importance de connaître les systèmes sensoriels, nerveux, hormonaux et musculaires de l'espèce étudiée pour expliquer ses comportements. Prenons un exemple : quels sont les causes proximales du chant d'un oiseau mâle ? En d'autres termes quels sont les facteurs qui font qu'un oiseau mâle se mette à chanter ? Pour schématiser, on sait que la vue d'une femelle ou le fait d'entendre un autre mâle chanter vont inciter le mâle à chanter. Ces deux facteurs sont donc des facteurs externes. On sait aussi que certaines structures nerveuses et hormonales jouent un rôle essentiel dans le déclenchement du chant d'un mâle. Cela fait donc référence à des facteurs internes. Ainsi un noyau neuronal appelé « High vocal center » (HVC) est indispensable chez les oiseaux pour pouvoir chanter. Le comportement de chanter est évidemment bien plus que la stimulation directe de l'HVC sur les tissus permettant de chanter mais cette structure reste nécessaire. Certains facteurs externes et internes sont intimement liés car des modifications de l'environnement vont entraîner des modifications de l'organisme qui, à leur tour, vont être propices au déclenchement d'un comportement. 2) Quelles sont les causes ultimes des comportements ? En d'autres termes quelle est la fonction d'un comportement donné, à quoi sert-il ? Quelle est la valeur d'un comportement pour la survie d'un individu ? Si l'on reprend l'analogie que Lorenz fait entre les comportements et les organes, les comportements ont des fonctions, comme les organes en ont, et les comportements vont donc garantir l'adaptation de l'individu à son milieu, par exemple pour s'alimenter, se reproduire, fuir ses prédateurs ou encore réguler ses comportements sociaux. Reprenons notre exemple du chant des oiseaux : pourquoi les oiseaux chantent-ils ? Quelle est la fonction du chant ? D'abord tous les oiseaux ne chantent pas. Les espèces qui chantent sont appelées « oscines ». Et souvent seuls les mâles chantent chez ces espèces. Il est admis deux grandes fonctions au chant des mâles (voir Nowicki & Searcy, 2005). La première fonction est la défense d'un territoire : en chantant, les mâles signalent leur présence à d'éventuels rivaux. La seconde fonction est l'attraction du partenaire, c'est-à-dire l'attraction d'une femelle de son espèce dans le but de se reproduire avec elle. 3) Quelle est l'ontogenèse des comportements ? C'est-à-dire, comment un comportement apparaît-il au cours de la vie d'un individu ? Quels sont les rôles de l'environnement et des prédispositions dans l'apparition d'un comportement ? Dans l'exemple du chant des oiseaux : les oiseaux apprennent-ils à chanter ? Si oui, comment ? On sait que chez de nombreuses espèces, cet apprentissage est indispensable pour que le chant devienne fonctionnel (défendre son territoire et surtout attirer les femelles). Durant cet apprentissage, on peut distinguer une période d'acquisition qui précède une période d'imitation. Durant la période d'acquisition, l'oiseau apprend les chants de tuteurs (préférentiellement vivants et de leur espèce). Durant la période d'imitation, le mâle « s'entraîne » à chanter jusqu' à ce que son chant devienne fonctionnel. Selon les espèces ces deux périodes se chevauchent ou non dans le temps. 4) Quelle est la phylogenèse des comportements ? Comment un comportement est apparu au cours de l'évolution ? Cette question est certainement la plus difficile car, contrairement aux paléontologues qui peuvent « remonter le temps » grâce aux ossements, on ne peut que constater en éthologie les comportements d'espèces toujours vivantes. Pour pallier cette difficulté une méthode consiste donc à comparer les comportements d'espèces proches et d'inférer que des comportements assez similaires pouvaient appartenir à une espèce ancestrale. Ce qui est important de comprendre ici, c'est que pour qu'une évolution des comportements s'établisse, il doit d'abord exister une variation des comportements chez l'espèce ancestrale. Le processus de spéciation se fera donc à partir de ces divergences, et les espèces qui découleront de l'espèce ancestrale auront des comportements qui se ressembleront, mais qui seront à la fois suffisamment différents pour constituer un isolement reproducteur entre ces espèces proches. Prenons un exemple plus visuel que le chant des oiseaux. Sur l'image ci-contre, nous pouvons voir le comportement de parade des mâles de trois espèces différentes de canard (de haut en bas : le canard colvert 1, le canard chipeau 2 et la sarcelle d'hiver 3). Globalement ces trois parades se ressemblent : l'oiseau se tient sur l'eau, baisse la tête puis la remonte en faisant sortir son ventre de l'eau. Ces similitudes laisse penser que cette parade faisait partie du comportement d'une espèce ancestrale commune à ces trois espèces. Selon Tinbergen (1963), l'étude de la causalité en éthologie est l'étude des événements antérieurs dont on peut montrer qu'ils contribuent à l'occurrence d'un comportement. Les effets (ici les comportements) sont observés et les causes inférées. Mais les comportements observés ont également des effets sur la survie de l'individu. Le comportement observé devient alors la cause de la survie (effet) de l'individu. Selon Tinbergen (1963), cette distinction entre causes et effets est due à la perception humaine : nous arrivons à observer un comportement plus facilement que la survie et c'est pourquoi nous prenons un point arbitraire parmi la succession des événements. Tinbergen (1963) écarte également toute explication d'ordre téléologique comme cause possible du comportement des animaux. Même si l'étude du comportement animal a évolué depuis que Tinbergen a formulé ses quatre questions, ces dernières restent néanmoins sous-jacentes aux problèmes des éthologistes d'aujourd'hui. L'éthologie « classique » de Lorenz, Tinbergen et Von Frisch a donné naissance à diverses sous-disciplines que sont principalement l'éthologie cognitive, l'écologie comportementale et la sociobiologie. D'une façon générale ces courants ont été enrichis par d'autres disciplines et mettent l'accent sur certaines questions plutôt que d'autres. L'éthologie classique, c'est-à-dire telle qu'elle était pratiquée dans les années soixante-dix, a peu étudié les différences entre les individus d'une même espèce. Pourtant, comme nous l'avons vu plus haut, cette variabilité inter-individuelle est nécessaire à une évolution des espèces. Le courant de l'écologie comportementale (Behavioural Ecology, Krebs et Davies, 1981) prend en compte la diversité des individus au sein d'une espèce. Selon cette discipline les individus gèrent des budgets temps-énergie pour maximiser les bénéfices et minimiser les coûts, et certains individus sont mieux adaptés que d'autres pour gérer ces budgets. L'écologie comportementale met l'accent sur les causes ultimes et évolutionnistes des comportements et sur les facteurs environnementaux. Une autre discipline insiste sur l'approche évolutive du comportement grâce notamment à la place centrale qui est attribuée aux gènes. Selon la sociobiologie et la sélection de parentèle de Wilson (1975), « l'individu n'assure pas sa reproduction mais est au service de ses gènes qui cherchent à travers lui à passer à la génération suivante ou à favoriser le passage de gènes similaires, tout d'abord ceux d'individus apparentés » (Kreutzer & Vauclair, 2004). Cette nouvelle approche a permis de répondre à des questions longtemps restées en suspens comme l'existence d'individus stériles aidant un seul congénère à se reproduire chez les insectes sociaux. Enfin l'éthologie cognitive (terme inventé par Griffin en 1976) intègre des concepts venant de la psychologie et des neurosciences en général. Ce courant de l'éthologie couvre un vaste champ de recherches et va particulièrement privilégier les mécanismes proximaux internes grâce à l'étude des structures nerveuses impliquées dans les comportements. L'ontogenèse des comportements y tient également une place prépondérante . | L’A. présente un article fondateur de Nicolaus Tinbergen publié en 1963 qui s’intitule « On aims and methods of ethology ». Ce dernier a écrit cet article pour clarifier la nature de questions posées par l’éthologie. Il fait une brève étude de la causalité en éthologie et aborde l’étude du comportement animal et son évolution. | linguistique_11-0080461_tei_737.xml |
termith-644-linguistique | Les proverbes et plus généralement les formes sentencieuses sont une catégorie langagière généralement délaissée par la plupart des linguistes, du moins jusqu' à une date récente. Le récent regain d'intérêt pour les phénomènes gnomiques a remis leur étude au goût du jour. Le problème est de savoir s'ils constituent effectivement un phénomène linguistique, et donc abordable en termes de syntaxe, sémantique, lexique, pragmatique, etc.; ou bien s'il ne s'agit, en accord avec un certain nombre de vulgates, que d'un épiphénomène assimilable aux manifestations folkloriques présentes dans toutes les cultures. En effet, une tradition grammaticale très ancienne et reposant sur une vision parfois extrêmement normative de la langue et du ‘ beau parler ' a fait des phénomènes sentencieux une catégorie marginale et marginalisée, sous prétexte qu'ils ne correspondaient pas – en apparence du moins (et ces apparences sont parfois trompeuses) – à certains schémas considérés comme ‘ normaux '. D'où leur rejet des grammaires, en compagnie d'autres phénomènes comme les interjections et les onomatopées, dans la catégorie bien commode des phénomènes ‘ folkloriques '. La connotation négative attachée à folklore - en tant que mot de la langue et non en tant que notion – montre bien le peu d'estime (linguistique) attachée à cette sorte de manifestation. Je voudrais montrer ici le caractère largement erroné de cette approche, et sur plusieurs points. Parmi les nombreuses vulgates qui concernent les proverbes, une des plus enracinées est celle de leur caractère figé, qui vaut aux expressions figées en général de figurer régulièrement dans les recueils parémiologiques, et même parfois de se voir qualifier du nom de ‘ proverbe '. Je montrerai en particulier que la thèse du figement des proverbes comme trait caractéristique est également erronée, les critères habituellement évoqués n'étant régulièrement pas satisfaits. Je proposerai en son lieu et place une hypothèse qui convienne à la fois pour qualifier le phénomène proverbial et expliquer en même temps l'impression persistante de moules proverbiaux préétablis. L'exposé sera illustré de nombreux exemples empruntés à diverses langues contemporaines. Dès qu'on aborde le champ parémiologique, un problème se pose d'entrée, celui de la définition de ce champ et de sous-champs éventuels. Il ne sert en effet de rien – comme cela est très généralement fait – de se livrer à de longues et savantes études sur une catégorie qu'on n'a même pas pris la peine de circonscrire. Or le problème n'est pas mince. La liste ci-après – qui n'est qu'une petite partie de ce qu'on peut trouver – montre à quel point le phénomène sentencieux est ou semble protéiforme : A la Sainte Luce, les jours croissent du saut d'une puce. A la Saint Rémi, cueille tes fruits. En avril, ne te découvre pas d'un fil. A quelque chose malheur est bon. Un bienfait n'est jamais perdu. Une hirondelle ne fait pas le printemps. Prudence est mère de sûreté. L'argent ne fait pas le bonheur. Il faut battre le fer quand il est chaud. Les apparences sont trompeuses. Un ange passe. Mieux vaut un mauvais accord qu'un bon procès. Les murs ont des oreilles. La mariée était trop belle. Il a passé de l'eau sous les ponts. Les carottes sont cuites. La confiance règne. Un sou est un sou. Une femme est une femme. Trop, c'est trop. On va voir ce qu'on va voir. Les pères mangèrent des raisins verts, et les enfants eurent les dents agacées (Bible). Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point (Pascal). On ne blâme le vice et on ne loue la vertu que par intérêt (La Rochefoucauld). Connais -toi toi même (Socrate). Tu ne tueras point (Bible). Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois. Un binage vaut deux arrosages. Qui a bu, boira. A bon entendeur, salut. Outre une grande variété de formes, force est de constater qu' à l'heure de regrouper les énoncés sentencieux ci-dessus selon différentes sous-classes, l'intuition chancelle très vite, faute de principes systématiques permettant un classement. Quant aux dénominations habituelles – proverbe, dicton, adage, truisme, tautologie, sentence, maxime, apophtegme, précepte, formule, etc., elles sont inutilisables pour les mêmes raisons, constat d'échec dont attestent d'ailleurs les dictionnaires et recueils courants. La forme sentencieuse Tel père, tel fils est classée parmi les aphorismes par Delacourt (1996), et parmi les proverbes par Montreynaud-Pierron-Suzzoni. DesRuisseaux (1997) voit un proverbe dans Nous n'avons pas gardé les cochons ensemble, y compris dans la variante Est -ce que nous avons gardé les cochons ensemble ? Pour lui, Une hirondelle ne fait pas le printemps est aussi un proverbe, alors que Pierron (1997) le considère comme un dicton, Delacourt (1996) comme une maxime, et Djavadi (1990) comme un dicton météorologique. Buitrago (2002), dans son très complet recueil, l'appelle successivement proverbio (proverbe culte) puis dicho (dicton). Maloux (1995) le classe dans les proverbes du grec ancien, bien que ce proverbe existe dans à peu près toutes les langues indo-européennes contemporaines. Montreynaud-Pierron-Suzzoni (op. cit.) en attribuent l'origine à Le Roux de Lincy, alors que ce dernier renvoie à un auteur du XVI° s., et ce malgré l'existence du modèle latin bien connu Una hirundo non effecit ver. On comprend mieux ce flottement si on examine les « définitions ». Ainsi, le T.L.F. définit le proverbe comme une ‘ sentence courte et imagée. Synonymes : adage, dicton, maxime '. Et à sentence, on trouve ‘ maxime énonçant de manière concise une évidence, une vérité chargée d'expérience '. On voit ainsi apparaître le fond du problème. Les dénominations en langue – ainsi proverbe, adage, dicton, etc. – ne sont pas des concepts opératoires, et correspondent au mieux à une intuition des phénomènes floue et vite prise en défaut. Il convient donc avant toute chose d'assurer un minimum de structuration du domaine sentencieux. Ce à quoi nous allons nous consacrer avant toute chose. Pour illustrer brièvement le cheminement qui mène aux définitions ci-après, je partirai de la notion intuitive d ' énoncé sentencieux (ou encore forme sentencieuse), et tenterai de la circonscrire par opposition à d'autres formes intuitivement non sentencieuses. Une première remarque est que les sujets parlants actuels – et non des recueils aux contenus plus ou moins discutables – s'ils acceptent volontiers de parler de forme sentencieuse pour des formes comme Tel père, tel fils ou La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a, refusent cette dénomination pour des tournures comme mettre la charrue avant les bœufs ou trouver chaussure à son pied. En bref, le phénomène sapiential est perçu comme étant de l'ordre de l'énoncé, et non du syntagme, pour lequel c'est la dénomination expression toute faite qui est préférée, d'où notre choix de énoncé sentencieux. Par ailleurs, ces énoncés sentencieux, on le vérifiera sans peine, sont autonomes, i.e. se suffisent à eux -mêmes, et sont de plus largement déplaçables à l'intérieur d'un discours, propriétés qui ont été remarquées par plus d'un. Je n'insisterai pas, mon propos étant ailleurs. Je vais maintenant proposer un certain nombre de définitions, en les commentant brièvement, et en tentant de m'y tenir. Définition 1 : un énoncé sentencieux sera un énoncé autonome et combinable avec comme dit X, X étant l'auteur allégué de l'énoncé. Je parlerai alors de X - énoncé sentencieux. De ce point de vue, l'acceptabilité de Connais -toi toi même, comme dit Socrate fait de Connais -toi toi -même un énoncé sentencieux, au même titre que Il a passé de l'eau sous les ponts ou encore Un binage vaut deux arrosages, si du moins on accepte les énoncés Il a passé de l'eau sous les ponts, comme on dit et Un binage vaut deux arrosages, comme on dit chez moi. Bien entendu, on voit immédiatement se dessiner deux grandes catégories : celle où X est un auteur particulier, et celle où il s'agit d'un auteur inconnu et indéfini. D'où : Définition 2 : un énoncé sentencieux sera un L - énoncé sentencieux si X est un locuteur spécifique. Définition 3 : un énoncé sentencieux sera un ON - énoncé sentencieux s'il est autonome et combinable avec comme on dit (en quelque sorte, X = ON). Il a donc un auteur anonyme, souvent assimilé à la « sagesse populaire ». Connais -toi toi -même serait ainsi un L - énoncé sentencieux (X = Socrate), de même que Tu ne tueras point (X = la Bible), ce dernier n'étant pas un ON - énoncé sentencieux, puisqu'on ne peut avoir Tu ne tueras point, comme on dit. En revanche, Il a passé de l'eau sous les ponts et L'habit ne fait pas le moine sont des ON - énoncés (sentencieux). Notons que les deux classes ne sont pas étanches. Un L - énoncé sentencieux peut devenir un ON - énoncé sentencieux, les morales des Fables de La Fontaine en étant le parfait exemple. Par ailleurs, un énoncé sentencieux peut être un L - pour une certaine communauté, et un ON - pour une autre. Ainsi, une communauté « culte » attribuera sans hésiter Le cœur a ses raisons… à Pascal, une autre communauté y verra un ON - énoncé sentencieux. Enfin, on remarque qu'un énoncé sentencieux comme Il a passé de l'eau sous les ponts commente directement une situation, alors que L'habit ne fait pas le moine commente aussi une situation, mais par l'intermédiaire d'un principe général. En bref, certains énoncés sentencieux sont génériques, d'autres ne le sont pas. D'où : Définition 4 : j'appellerai énoncé proverbial tout ON - énoncé sentencieux générique. Il en résulte que les L - énoncés sentencieux ne sont pas des énoncés proverbiaux, non plus que les phrases situationnelles comme Il a passé de l'eau sous les ponts, Un ange passe ou Les carottes sont cuites, qui ne sont pas génériques. La catégorie des énoncés proverbiaux comprendra donc les proverbes stricto sensu, adages et dictons – au sens habituel intuitif, mais aussi les tautologies, comme Un sou est un sou, ainsi qu'une classe d'énoncés proverbiaux sans caractéristique particulière, comme Les apparences sont trompeuses. Je peux maintenant en venir au but de mon exposé. Il s'agit d'étudier dans le cas des énoncés proverbiaux – à l'exception des tautologies (qui possèdent des propriétés particulières), la vérité ou la fausseté de la vulgate, qui affirme (entre autres choses) que l'énoncé proverbial : a) Est le reflet de la sagesse populaire (i.e. représente une vérité générale d'origine ancestrale et largement expérimentale). b) Est bref, et très souvent métaphorique. c) Est de création orale spontanée et populaire, ce qui fait qu'il est fréquemment vulgaire. d) Se transmet fidèlement de génération en génération (« le legs sacré de nos ancêtres »), sauf les inévitables déformations dues à une transmission orale. e) Est une expressions figée, et relevant donc du lexique (« Il faut l'apprendre par cœur »). f) Est très souvent bi-membre. g) Présente fréquemment des caractéristiques de type métrique (rimes, répétitions, assonances, etc.), qui sont en fait des procédés mnémotechniques. Je me contenterai principalement ici de la partie de la vulgate concernant le figement, dont j'examinerai la validité comparant les propriétés générales des énoncés proverbiaux (sauf les tautologies, je le répète) avec les propriétés généralement invoquées pour le figement des expressions figées, des « idioms ». Bien entendu, cette partie de la vulgate n'est pas indépendante des autres que je serai donc éventuellement amené à évoquer. Pour des développements plus poussés, on pourra se reporter à la bibliographie située en fin d'article. En fait, un examen un peu minutieux des faits tant synchroniques que diachroniques met très vite à mal cette thèse du figement, qui n'est qu'une des explications auxquelles a recours la grammaire traditionnelle pour éliminer des catégories jugées inintéressantes, ainsi l'article zéro, les interjections, etc. Dans les langues parlées en Europe, et plus particulièrement les langues indo-européennes, il y a un abondant fonds commun provenant du latin : (31) Une hirondelle ne fait pas le printemps / Una golondrina no hace verano / Una orenata no fa estiu / Una rondine non fa primavera / One swallow does not make a summer / Eine Schwalbe macht keinen Sommer / En svala gör ingen sommar / Uma andorinha não faz primavera / Unha andorinha soa non fai verán/ Ainhara batek ez du udaberria egiten /΄Ενα κελιδόνι δεν φέρνει την άνοιχη / Odna lastochka vesnij ne delaet. autant de versions provenant du latin : (32) Una hirundo non effecit ver. De même : (33) A beau mentir qui vient de loin/De luengas vías, luengas mentiras/Long ways, long lies/Der hat gut lügen, der von weit her ist/De llunyes terres, moltes mentides/De longas vías saen longas mentiras/Grandes caminhadas, grandes mentiras/Chi vien da lungi, puó contar frottole/Urrutiko eltzea urrez, hurbildu eta lurrez. Par rapport à l'original latin : (34) Egregie mentiri potest qui ex loco longe dissito venit. Or il n'y a rien de tel dans les locutions figées : sauf emprunt, il est peu fréquent qu'elles coïncident quand on passe d'une langue à l'autre, même à l'intérieur du domaine indo-européen, les emprunts étant apparemment rares. D'où de nombreux faux-amis : ainsi, l'espagnol hacer la vista gorda ne signifie pas, malgré les apparences encore une fois trompeuses ‘ faire les gros yeux ', mais bel et bien ‘ faire celui qui ne voit pas, fermer les yeux '; ser la pera ne signifie pas ‘ être la/une poire ', mais ‘ être extraordinaire '. Notons au passage que les phrases situationnelles se démarquent sur ce point des énoncés proverbiaux, et se rapprochent des expressions figées : elles ne proviennent généralement pas d'un fonds commun : à Il a passé de l'eau sous les ponts, A d'autres !, ou C'est bonnet blanc et blanc bonnet par exemple, correspondent l'espagnol Ha llovido (desde entonces), Cuéntaselo a tu abuela, Tanto monta, monta tanto. On ne peut malheureusement pas généraliser comme le montrent les cas de Beaucoup de bruit pour rien/Mucho ruido para pocas nueces ou encore Un ange passe/Ha pasado un ángel. L'immense majorité des proverbes admettent des variantes, et quelque fois fort nombreuses, dont voici un aperçu : (35) Les cordonniers sont les plus mal chaussés (commun, TLF) /C'est toujours les cordonniers qui sont les plus mal chaussés (commun)/ Les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés (Rey-Chantreau, Dournon, Pierron, Montreynaud-Pierron-Suzzoni, Gd Robert), C'est les cordonniers les plus mal chaussés, C'est les cordonniers qui sont les plus mal chaussés, C'est toujours les cordonniers les plus mal chaussés, Ce sont toujours les cordonniers les plus mal chaussés (Lis & Barbier) /Faut être cordonnier pour être mal chaussé (Québec). (34) A la Sainte Catherine, tout prend racine (commun)/A la Sainte Catherine, tout arbre prend racine (Pierron, Delacourt)/A la Sainte Catherine, tout bois prend racine (Pierron, Montreynaud-Pierron-Suzzoni, TLF, Djevadi)/Pour Sainte Catherine, tout bois prend racine (Dournon). Lorraine (enquête sur le terrain) : A la Sainte Catherine, tout bois prend racine/ A la Sainte Catherine, tout prend racine/ A la Sainte Catherine, tout arbre prend racine/ A la Sainte Catherine, les arbres prennent racine/ A la Sainte Catherine, l'arbre prend racine/ A la Sainte Catherine, tout replant prend racine/ A la Sainte Catherine, la végétation prend racine/ A la Sainte Catherine, tout arbre reprend racine. (37) Quiconque se sert de l'épée périra par l'épée (Dournon, Pierron, Maloux)/ Quiconque se servira de l'épée périra par l'épée (Delacourt, Rey-Chantreau)/ Celui qui se sert de l'épée périra par l'épée (Gd Robert)/Qui se sert de l'épée périra par l'épée (TLF)/Qui vit par l'épée, périra par l'épée (commun). Ces variantes sont tout à fait couramment utilisées, et ce qui est plus intéressant, c'est que d'une part, elles sont effectivement identifiées sans hésitations comme des variantes; et que d'autre part, une même personne est susceptible d'utiliser plusieurs variantes. Y compris dans ses écrits, comme le montrent les attestations suivantes : (38) « …Rien que pour elle, il devait tenter de réaliser son idée. En faisant de Sylvia son alliée involontaire. Le principe qui le guidait était dans la Bible : « Qui frappe par l'épée, périra par l'épée ». (G. de Villiers, Objectif Reagan, Ed. Plon, Col. SAS, n°66, Paris, 1993, p. 216). (39) « …Que nous devons agir avec la même brutalité qu'eux, dit Malko. Le Seigneur a dit que « celui qui se sert de l'épée périra par l'épée ». Qu'ils meurent. Mes ennemis et les vôtres… » (G. de Villiers, Vengeance romaine, Ed. Plon, Col. SAS, n°62, Paris, 1998, p. 182). (40) « …Les comptes étaient réglés. Celui qui frappe par l'épée périra par l'épée, disent les Saintes Ecritures… » (G. de Villiers, Arnaque à Brunei, Ed. G. de Villiers, Paris, 1989, p. 245). Enfin, la variante ci-après est particulièrement intéressante puisqu'elle consiste en l'insertion d'un adverbe temporel, souvent en l'occurrence, mais qui conserve la gnomicité de la forme originale plus courante Les apparences sont trompeuses : (41) « …Alors, ne te fie pas aux apparences, tu sais qu'elles sont souvent trompeuses … (Marc Lévy, Sept jours pour une éternité, éd. Robert Laffont, 2003, p. 108). Un dernier exemple : (42) « …Enfant déjà, il disait ce qu'il pensait aux adultes, à ses professeurs. Ses parents avaient beau lui répéter que toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire, il ne comprenait pas… » (Paul-Loup Sulitzer, Oriane, Col. Le Livre de poche, n° 15211, Ed. Stock, Paris, 2000, p. 193). montre une variation de nombre grammatical face à la leçon Toute vérité n'est pas bonne à dire, possibilité interdite dans le cas des expressions figées : mettre la charrue avant les bœufs/ ??mettre toutes les charrues avant les bœufs, comme un éléphant dans un magasin de porcelaine/ ??comme des éléphants dans un magasin de porcelaine, regarder à la dépense/*regarder aux dépenses, mettre de l'eau dans son vin/*mettre de l'eau dans tous ses vins, etc. En effet, à l'opposé, les expressions figées n'admettent qu'exceptionnellement des variantes, ou alors de façon limitée, presque par définition pourrait-on dire. Ce que montrent les relevés diachroniques, c'est que les proverbes donnent lieu à d'éventuelles modifications de la syntaxe et/ou du lexique, etc., pour être en accord avec l'état de langue en vigueur, ce qui n'est pas le cas des expressions figées, ainsi casser sa pipe, avoir maille à partir, n'avoir pas un sou vaillant, jouer à colin-maillard, payer en monnaie de singe, etc., dont ni la syntaxe, et encore moins le lexique, n'ont été refaits pour se conformer à l'état actuel de la langue au vu de leur opacité lexico-sémantique. Dans le domaine des proverbes en revanche, ces réfections sont constantes. Elles peuvent être syntaxiques : (43) Tout vient à point qui sait attendre (récent) → Tout vient à point à qui sait attendre (moderne). (44) Pour un perdu, deux retrouvés (XIII°) → Un de perdu, dix de retrouvés (moderne). Lexicales : (45) En forgeant devient len fevre (XIV°-XV°) → En forgeant on devient orfebvre (XVI°) → C'est en forgeant qu'on devient forgeron (contemporain). Ou les deux : (46) Qui de glaive vit de glaive deit morir (XIII°) → Qui de glaive fiert aultruy/A glaive irra le corps à luy (XV°) → Celuy qui frappera du glaive périra par le glaive (XVII°) → Celui qui frappera du glaive périra par le glaive (XIX°) → Qui vit par l ' épée, périt par l'épée (contemporain). La plupart des critères de figement ne s'appliquent pas aux proverbes, en particulier le critère de la reprise anaphorique : (47) C'est en forgeant qu'on devient forgeron i, et on ne le i devient que si on y met du sien. (48) Il faut qu'une porte i soit ouverte ou fermée, elle i ne peut en aucun cas être entr'ouverte. (49) La pluie i du matin n'arrête pas le pélerin j, mais elle i peut le j ralentir. Il ne s'agit pas là d'inventions de linguiste en mal d'arguments, de tels phénomènes sont attestés : (50) « …Cette question de gain est un peu vulgaire, mais elle a son importance. L'argent i ne fait pas le bonheur. Mais on est tout de même bien content d ' en i avoir… » (Pagnol, Topaze, Acte II, scène 6). (51) « … Toute peine mérite salaire i, et le i méritera de plus en plus… » (Canard Enchaîné, 26/03/1986, p. 8). Phénomène qui n'est d'ailleurs pas propre au français, comme le montre l'exemple suivant, relevé dans un roman espagnol contemporain : (52) « ...Que eso de los tesoros era un concepto muy relativo, según y cómo. Y además, amigo mío, no es oro i todo lo que reluce. O a veces, lo que reluce resulta que sí lo i es. .. » (A. Pérez-Reverte, La carta esférica, Punto de lectura, Madrid, 2001, p. 160). C'est une autre thèse que le figement des proverbes que je vais défendre maintenant. Bien entendu, je ne nie pas qu'il y ait des proverbes figés : comme toutes les catégories de la langue, celle des proverbes et autres formes sentencieuses possède des éléments figés. Ce que je refuse, en m'appuyant sur les arguments précédemment exposés, c'est de considérer le figement comme un trait définitoire de la classe des proverbes. Mais par ailleurs, si les structures des proverbes semblent montrer une certaine flexibilité, elles ne sont cependant pas totalement libres. Phénomène(s) dont il convient de rendre compte par le biais d'une autre hypothèse. Je vais argumenter en faveur de l'hypothèse suivante : Thèse : parmi les énoncés proverbiaux, une sous-classe est composée d'énoncés proverbiaux dont la structure est conforme à un nombre limité de moules rythmiques, certains moules rimiques étant une forme particulière de moules rythmiques. Ces moules rythmiques sont propres à l'état de langue considéré (même si certaines structures se retrouvent dans d'autres langues), et sont la base sur laquelle fonctionne la poésie populaire, laquelle est vraisemblablement à l'origine de la poésie savante. En voici quelques exemples, avant de commenter cette hypothèse plus en détail. Dans la terminologie poétique habituelle, (53) est un distique, (54) un quatrain isométrique à rimes croisées, (55) un tercet aba à rime orpheline, (56) un quatrain hétérométrique aaba à rime orpheline, et (57) un tercet aba à rime orpheline. Il ne s'agit là que d'un échantillon, on rencontre d'autres structures, bien que le nombre en soit visiblement très limité. Signalons une curiosité : l'abondance, en particulier en espagnol, de combinatoires de 7 et de 5 syllabes, ce qui rapproche ces structures de structures métriques japonaises, à savoir le haiku (5+7+5) et le tanka (5+7+5+7+7). Ces structures sont plus rares en français, du fait de l'irruption et du succès dans la poésie française de l'alexandrin. Citons cependant Charité bien ordonnée /commence par soi -même, de forme a(7)a(5). Bien entendu, tous les énoncés proverbiaux ne sont pas des proverbes. Certains n'ont aucune structure rythmique particulière, d'autres sont seulement en train de l'acquérir, certains l'ont perdue ou sont en train de la perdre. Ainsi le distique Trop parler nuit/Trop gratter cuit, de forme a(4)a(4) est en train de se scinder en deux énoncés proverbiaux indépendants, Trop parler nuit et Trop gratter cuit, dépourvus pour l'instant de rythmique. A l'inverse, l'actuel A chacun son métier, les vaches seront bien gardées de structure a(6)a(8), part d'un Qui se mêle du métier d'autrui, trait sa vache dans un panier (G. Meurier, Trésor des sentences, 1568), sans structure particulière. Un premier distique a(10)a(8) Quand chacun se mêle de son métier, les vaches en sont bien gardées apparaît dans le Dictionnaire de l'Académie (1694), repris dans la fable de Florian Chacun son métier, les vaches seront bien gardées (Le vacher et le garde-chasse, 1792), avec la structure cette fois a(5)a(8), avant d'aboutir à la forme actuelle. C'est que si les proverbes évoluent, ils ne le font pas n'importe comment. Dans le domaine des distiques, par exemple, il est très fréquent que des modifications surviennent pour assurer une structure rythmique faisant partie du stock autorisé, en particulier celui de type a(x)a(x) : (58) Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point (Pascal, 6+8, - õ/-ĩ) → Le cœur a ses raisons que la raison ignore (commun, 6+6, - õ/-o). (59) La critique est aisée, et l'art est difficile (Destouches, 6+6, - é/ -il) → La critique est facile, mais l'art est difficile (commun, 6+6, - il/ -il). (60) Qui bene amat, bene castigat (- at/-at, 5+5) → Qui bien ayme, bien chastie (Moyen-Age, 3+3) → Qui aime bien, châtie bien (commun, 3+3, - ĩ /-ĩ). Phénomène qui n'est nullement propre au français, et qu'on retrouve par exemple en espagnol. De A caballo dado/No hay que mirar la boca, dont la structure est a(6)b(8), on passe à la forme actuelle (surtout en zone est) A caballo regalado/No le mires el dentado, à savoir a(8)a(8). Il repose sur la constatation, à travers les enquêtes que j'ai menées chez les sujets parlants, que l'identification par ces mêmes sujets parlants de proverbes parmi des énoncés proverbiaux, même si elle est souvent peu assurée et sujette à caution, fait intervenir les structures métriques et/ou rimiques. (61) Les apparences sont trompeuses. (62) C'est au pied du mur qu'on voit le maçon. (63) Tous les goûts sont dans la nature. (64) Où manque la police, abonde la malice. (65) Au matin la messe, au soir la fesse. (66) Charbonnier est maître chez soi. C'est ainsi que (64) et (65) ont été classés parmi les proverbes par tous les sujets parlants consultés, bien que la plupart d'entre eux aient déclaré ne pas les connaître, et ont obtenu la note 5 sur 5. (62) a également obtenu la note de 4 sur 5, ce qui peut paraître surprenant : en fait, il est décomposable comme suit : C'est au pied du mur/Qu'on voit le maçon, i.e. 5+5, et un assonancement boîteux en m, ce qui explique peut-être la perte d'un point. En revanche, (66) a obtenu la note 1/5, et (63) et (61) la note 0/5. On peut donc affirmer que les structures rythmiques jouent un rôle non négligeable dans l'identification comme tel d'un énoncé proverbial. Comme cela a été remarqué par de nombreux auteurs, les slogans empruntent extrêmement souvent au domaine proverbial, et ce, de deux façons. Soit par déformation/perversion d'un proverbe donné, ainsi Petit à petit, l'oiseau fait son nid/L'assuré aussi (2005), soit, de façon moins visible,par reprise de structures parémiques. En voici quelques échantillons : où on reconnaîtra des structures que nous avons déjà évoquées. Le fait que la publicité s'inspire de modèles parémiques montre le poids des formes sentencieuses en tant qu'arguments d'autorité. On retrouve des structures analogues dans les comptines, et il est donc difficile d'y voir le fruit du hasard. J'ai proposé ailleurs d'y voir des structures spécifiques du récit mythique : Un dernier argument, qui malheureusement est quelque peu au-delà de mes compétences, sera la présence incontestable de structures mélodiques, comme le montre l'exemple ci-après, où l'analyse mélodique repose sur les deux principes suivants : a) Sauf indication contraire, tout mot plein porte un accent tonique sur la dernière syllabe; b) Tout syntagme porte un accent sur la dernière syllabe. De ce point de vue, le proverbe : (72) Ciel pommelé/et femme fardée/sont tous deux/ de courte durée. qui est de structure a(8)a(8), présente le structure mélodique : (72 ') ' – – ' / – ' – ' // ' – ' /– ' – – ' i.e. une symétrie ‘ au miroir '. De la même façon, le très courant proverbe espagnol : (73) Cuando las barbas/De tu vecino/Veas pelar/Echa las tuyas/ A remojar dont la structure ‘ métrique ' est a(5)b(5)a(5)c(5)a(5), i.e. ce qu'en métrique espagnole on appelle romancillo. Si l'on examine la répartition des accents toniques, on trouve : (73 ') ' – – ' – / – – – ' – / ' – – ' – / ' – – ' – / – – – ' – qui est pratiquement symétrique, avec deux motifs récurrents, à savoir ' – – ' – et – – – ' –. Soit maintenant : (74) Nous n'irons plus au bois… De structure métrique a(6)b(6)a(6)b(6), il semble avoir une structure mélodique comme : (74 ') – – ' – – ' / – – ' – – ' /– – ' – – ' / – – ' – – ' Le dernier vers devrait s'analyser en fait comme – ' – – – ', selon les principes énoncés ci-dessus. En fait,la façon dont ce vers est articulé montre un allongement vocalique et un accent tonique sur ra -, d'où l'analyse présentée en (73 '). On aura compris mon propos. Le figement n'est pas un trait caractéristique de la catégorie des proverbes telle que je l'ai présentée ci-dessus. En revanche, les proverbes sont formés sur un nombre limité de moules rythmiques, fixes dans un état donné d'une langue, et qui représentent une ‘ métrique naturelle '. Ces moules varient diachroniquement avec les états de la langue, y compris lexicalement. Ce n'est d'ailleurs pas le seul cas de moules en langue. Je pense par exemple que les structures N 1 à N 2, sur lesquelles j'ai travaillé, sont également à considérer comme des moules, et non comme des constructions partiellement figées, comme le voudrait la vulgate. C'est la présence de tels patrons structuraux qui a pu faire croire, à tort à mon avis, à un figement, puisque leur présence contraint les modifications qu'on peut effectuer sur les formes sentencieuses, si du moins on veut leur conserver leur statut. Je voudrais enfin dire quelques mots sur les raisons de mon intérêt pour le monde des parémies. Elles sont de deux sortes. La première est qu'il s'agit d'une catégorie jusque là fort peu étudiée d'un point de vue linguistique, alors qu'elle présente des propriétés nombreuses et intéressantes. Les études littéraires, qui la considère comme leur chasse gardée, l'ont cantonée dans un statut de manifestations archaico-folkloriques dont il faudra bien se défaire un jour. La seconde est que pour moi, les formes sentencieuses – donc les proverbes – font partie du sens des mots, hypothèse que j'ai intégrée à la théorie des stéréotypes que je défends. Une telle théorie dit en effet que le sens des mots est constitué de phrases, dont en particulier les proverbes et autres formes sentencieuses. Selon cette hypothèse, la compétence d'un francophone quant au sens du mot apparence par exemple, implique la connaissance de la forme sentencieuse Les apparences sont trompeuses. Et rien ne s'oppose à ce qu'il puisse y avoir des entités plus larges : il semble par exemple qu'au Moyen-Age, certains textes aient été considérés comme un seul proverbe, si du moins on admet des critères semblables à ceux que j'ai fournis au début de cet exposé : certains de ces textes en effet sont accompagnés du commentaire Ceo dist le vilein. On rejoint ainsi l'hypothèse de A. Balibar-Mrabti sur les mini-récits . | Contrairement aux idées reçues, le figement n’est pas un trait caractéristique de la catégorie des proverbes : les critères généralement invoqués à l’appui de la thèse du figement ne sont pas satisfaits par les proverbes. Ceux-ci sont en revanche formés sur un nombre limité de moules rythmiques, fixes dans un état donné d’une langue, et qui représentent une « métrique naturelle ». Ces moules varient diachroniquement avec les états de la langue, de même que les structures syntaxiques et le lexique des formes sentencieuses en général. | linguistique_11-0057593_tei_736.xml |
termith-645-linguistique | L'Espagne contemporaine a sans conteste réussi, à la suite de l'adoption de la Constitution de 1978, la transformation de la configuration politico-linguistique héritée du franquisme avec, en particulier, l'instauration d'un bilinguisme institutionnel dans les communautés autonomes ayant une « langue propre » autre que le castillan (le castillan restant la seule langue officielle d'Espagne). Cette transformation exemplaire et les revendications identitaires / nationalistes qui l'ont accompagnée et qui continuent d'alimenter un débat politique de fond sur l' État espagnol (Boyer, Lagarde (dir.), 2002) n'ont pas manqué de susciter un certain nombre de commentaires et d'analyses à l'extérieur du pays, commentaires et analyses parfois obsédés, en France, par le modèle d' État-nation dont notre pays est universellement porteur depuis la Révolution. Il sera question ici, concernant le nationalisme linguistique dont on a présenté les caractéristiques générales en ouverture de ce dossier, de la Catalogne, Communauté autonome « historique » ayant le catalan comme « langue propre ». Un cas proche mais nettement moins exemplaire peut être observé avec la Galice, également Communauté autonome « historique » d'Espagne, ayant elle aussi une « langue propre » : le galicien, langue romane comme le catalan. Mais le nationalisme est resté jusqu' à présent en Galice une option politique minoritaire, même si ses racines sont également anciennes. Cependant la langue a toujours été considérée, en particulier par les pères du nationalisme galicien, comme un élément fondamental de l'identité collective galicienne, « l'attribut le plus essentiel » (Máiz, 1997, p. 306). Elle reste un point fondamental pour le nationalisme galicien contemporain, même si la question du choix de la norme orthographique le divise encore. On s'étendra donc dans ce qui suit sur le seul nationalisme catalan que l'on peut considérer, dans son histoire et dans son expression actuelle, comme un modèle de nationalisme linguistique, c'est-à-dire d'idéologie politique proclamant le caractère irréductible et inaliénable de la communauté nationale, dans laquelle la représentation identitaire de la langue de cette même communauté occupe une place centrale. On tentera donc d'apprécier la place du catalan dans les discours nationalistes tenus par divers acteurs (linguistes et / ou militants nationalistes, hommes politiques…). Outre le problème de la diversité des positionnements nationalistes (et des projets quant à l'organisation future de l' État espagnol), se pose en Catalogne la question de l'espace géolinguistique identifié comme national. Et à l'instar de ce qui a pu être observé pour d'autres nationalismes linguistiques, on doit parler de pan-catalanisme à propos de la prétention d'une tendance importante du nationalisme linguistique catalan, d'étendre, sous la dénomination de Pays catalans (Països catalans) la nation catalane à l'ensemble des pays historiquement de langue catalane, où du reste l'usage social du catalan est aujourd'hui d'importance variable (outre la Catalogne proprement dite, le Principat, les iles Baléares, le Pays valencien, le Roussillon, l'Andorre, la frange orientale de l'Aragon et la ville sarde d'Alghero). À Barcelone, les discours du parti nationaliste dominant, au sein de la coalition majoritaire, Convergència Democrática de Catalunya, à propos de la nation et de la langue catalanes, sont très pragmatiquement axés sur la seule Communauté autonome de Catalogne. Cependant il convient de reconnaitre que les (socio)linguistes (qui pour la plupart ont joué et continuent de jouer un rôle de premier plan dans la construction et la consolidation du nationalisme catalan) (Boyer, 1991), identifient en général (avec d'autres militants nationalistes) la nation catalane avec les Països catalans. Il en est ainsi, par exemple, pour Modest Prats, universitaire, spécialiste de l'histoire de la langue, qui déclarait aux Deuxièmes journées consacrées au nationalisme catalan à la fin du 20 e siècle : « Nous, nous savons que la connexion langue catalane et nation catalane (il est clair que je pense aux Pays catalans) est un élément indispensable de notre projet [nationaliste] » (Prats, 1989, p. 89; je souligne). Lors des mêmes Journées, on pouvait retrouver chez Aina Moll (linguiste également et qui a occupé par ailleurs une position centrale en matière de politique linguistique en faveur du catalan, d'abord comme directrice générale de Politique linguistique au sein du Gouvernement de la Catalogne, ensuite comme directrice de la Campagne de normalisation linguistique aux iles Baléares), un positionnement semblable. Après avoir rappelé que « le principal trait distinctif de la nation catalane c'est la langue » (pour elle l'un des éléments majeurs du consensus au sein du nationalisme catalan) (Moll, 1989, p. 99), elle considère l'Espagne comme « un État plurinational, dans lequel la nation catalane est constituée de communautés autonomes qui doivent établir entre elles les liens nécessaires pour sauvegarder le patrimoine culturel qui leur est commun » (Moll, 1989, p. 101), tout en refusant clairement (ce qui atténue considérablement il est vrai la portée politique d'une telle position pan-catalanisme) l'option indépendantiste. Les proclamations nationalistes de primauté de la langue catalane sur les autres éléments constitutifs dans la définition de la nation catalane ne manquent pas dans le très vaste corpus nationaliste. L'un des textes fondateurs du nationalisme catalan à la fin du 19 e siècle, les célèbres Bases de Manresa (1892-1893), l'indique clairement : « La langue catalane sera la seule qui pourra être utilisée, avec un caractère officiel, en Catalogne et dans les relations entre cette région et le Pouvoir central » (il s'agit de la 3 e base) (Assambleas catalanistes (primera), Manresa, Barcelone 1893, dans Bases de Manresa, 1992, p. 229). La langue est bien chez les nationalistes catalans l' « élément central de la représentation de l'identité collective », qui remplit une « fonction symbolique et participative » (Tejerina Montaña, 1992, p. 52-72). Du reste, la vie politique catalane est régulièrement saisie de la question linguistique (les médias en témoignent largement) : il est question de « bataille de la langue » (Pujades, 1988) ou, comme l'écrit le journaliste E. Voltas, de « guerre de la langue », dans un ouvrage qui présente un réquisitoire documenté contre les résistances et prises de position hostiles à telle ou telle phase de la normalisation linguistique en faveur du catalan conduite par le Gouvernement autonome, singulièrement entre 1993 et 1996, à propos de la mise en œuvre généralisée de l ' immersion linguistique dans les écoles de Catalogne (Voltas, 1996). Les conflits et polémiques concernant la / les langue(s) en usage en Catalogne (catalan, castillan), qui à vrai dire ne concernent qu'une minorité d'acteurs mais dont l'impact, par médias interposés, sur l'état de l'imaginaire collectif est loin d' être négligeable, sont un ferment décisif dans le processus de proclamation d'identité nationale autour de la seule « langue propre », le catalan (Boyer, 1991, p. 233-237). Déjà en 1979, un article-manifeste publié dans une revue de langue et littérature catalanes, Els Marges (Argenté, et autres, 1979), dramatisait à souhait, sous le titre alarmiste « Une nation sans État, un peuple sans langue ? », la situation sociolinguistique du catalan, au demeurant réellement préoccupante au sortir du franquisme : un manifeste considéré par certains opposants à la politique linguistique officielle comme un appel au monolinguisme en faveur du catalan (F òrum B abel, 1999, p. 37). En mars 1981, un autre texte à teneur épilinguistique, dit Manifeste des 2300, symétrique si l'on peut dire du précédent, était publié dans le journal espagnol Diario 16, revendiquant « l'égalité des droits linguistiques en Catalogne » bafouée selon les signataires par la politique linguistique du gouvernement autonome et visant à faire du catalan l'unique langue officielle de Catalogne. La riposte n'a pas tardé : un collectif militant s'est constitué, le même mois, sur la base d'un « Appel à la solidarité pour la défense de la langue, de la culture et de la nation catalanes ». Ce collectif, appelé La Crida, a joué un rôle politique non négligeable, en particulier au travers de ses campagnes et de ses interventions directes (qui n'ont évidemment pas fait l'unanimité) en direction de secteurs récalcitrants. D'autres péripéties de cette « guerre » ont alimenté le corpus de discours tenus sur la langue catalane, la situation sociolinguistique dans laquelle se trouve la Catalogne et la politique linguistique mise en œuvre par le gouvernement autonome à partir de l'adoption d'une première loi dite « loi de normalisation linguistique en Catalogne » (1983), à laquelle s'est substituée une deuxième loi dite « de politique linguistique » (1998), et au travers d'un complexe gestionnaire diversifié, dont le centre et le moteur est la direction générale de Politique linguistique (intégrée au département de la Culture du Gouvernement autonome) (Boyer, Lagarde (dir.), 2002 : p. 81-98). La dernière en date, peut-être la plus importante, est la création du Forum Babel (F òrum B abel, 1999) en février-avril 1997. Le premier manifeste de ce Forum (30 avril 1997) qui regroupait au départ quatre-vingt-dix intellectuels et créateurs, dont certains de grand renom, intitulé « Document sur l'usage des langues officielles de Catalogne » (« Document sobre l' ús de les llengües oficials de Catalunya ») était une prise de position claire contre le nationalisme linguistique et pour le respect du bilinguisme catalan-castillan en Catalogne. Le deuxième manifeste du Forum Babel, sous le titre « Pour un nouveau modèle de Catalogne » (« Per un nou model de Catalunya ») dénonçait vigoureusement l'idéologie nationaliste de la coalition au pouvoir en Catalogne, en ce qui concerne en particulier la politique linguistique qui, selon les rédacteurs du manifeste aurait « pour objectif de faire du catalan la langue unique et obligatoire de toutes les institutions » et aurait opté pour le monolinguisme « qui ne correspond pas à la réalité linguistique » (F òrum B abel, 1999, p. 290) et, tout en reconnaissant que le catalan, langue minoritaire, doit bénéficier d'un traitement spécifique, se prononce en faveur de la promotion du bilinguisme, « l'authentique fait différenciel » de la Catalogne, singulièrement dans l'enseignement (ouvr. cité, p. 182 et 293). Concernant l'essentiel de la période post-franquiste écoulée, on peut souscrire au point de vue de T. Cabré et C. Lleal, qui, après avoir rappelé que « la langue est en Catalogne un élément fondamental du nationalisme, […] sans doute l'élément d'identification le plus important », observent, à travers une lecture des premières polémiques à teneur épilinguistique dont il a été question, que « la défense de la langue catalane, lorsqu'elle est attaquée par des groupes anti-catalans, homogénéise la diversité idéologique des partis politiques catalans » car « il y a, à ce moment -là, un seul ennemi » (Cabré, Lleal, 1986, p. 141-142). Cependant, on doit reconnaitre que la création et le développement du Forum Babel peuvent constituer un tournant dans cette « guerre de la langue » dont on vient d'évoquer la continuité. Il est possible, en effet, que désormais la réaction catalaniste à une opposition frontale à la politique linguistique en faveur du catalan ne soit plus aussi consensuelle que par le passé : outre un positionnement critique de certains secteurs du nationalisme catalan, qui peut ouvrir une brèche dans le nationalisme linguistique jusque là très majoritaire, certains tenants, parmi les plus traditionnels, de ce même nationalisme linguistique, semblent nuancer de plus en plus leurs propos épilinguistiques (F òrum B abel, 1999, p. 98-99). Par ailleurs, des enquêtes récentes concernant la situation sociolinguistique dans la province de Barcelone (et en particulier dans l'aire métropolitaine de la capitale catalane) la plus importante démographiquement, et de loin, des provinces de Catalogne, peuvent paradoxalement aussi bien appuyer les positions du Forum Babel, en faveur d'une politique linguistique bilinguiste, que conforter celles des nationalistes qui ne cessent d'invoquer la situation de minoration qui serait encore celle du catalan. Ainsi, Marina Subirats, dans son exposé des résultats d'une enquête auprès des habitants de la région de Barcelone réalisée en 2000, qui fait suite à des enquêtes similaires réalisées en 1985, 1990 et 1995, observant que « la population qui considère que sa langue est le castillan est majoritaire » pointe, en comparant les résultats obtenus entre 1985 et 2000, ce qui ne peut manquer d' être considéré comme une donnée de première importance quant à l'avenir de la configuration sociolinguistique de la Catalogne : Dans les jeunes générations le nombre de ceux qui considèrent que le catalan est leur langue tend à diminuer, tandis qu'augmente le nombre des personnes qui pensent que leurs langues sont aussi bien le catalan que le castillan (Subirats, 2000, p. 180). Un constat de bilinguisation, donc, qui semble justifier un certain alarmisme de la part de M. Subirats pour qui ces données linguistiques ne font pas apparaitre « une situation transitoire vers la catalanisation de la population, mais vers le bilinguisme, un fait qui suggère une plus grande faiblesse structurelle pour le maintien du catalan » (ouvrage cité, p. 182), même si l'enquête de 2000 montre que la connaissance du catalan a considérablement progressé, en particulier pour ce qui concerne la ville de Barcelone : il y a bien eu une certaine normalisation de la langue catalane. Une chose est sûre cependant, ces chiffres ne peuvent que donner des arguments aux deux groupes belligérants : le discours collectif sur la / les langue(s) en Catalogne a de beaux jours devant lui. Le 20 e siècle a donc vu se développer en Catalogne un « modèle » de nationalisme linguistique, qui durant les deux dernières décennies de pouvoir politique à la tête des institutions autonomiques, n'a cessé de se consolider et dont on peut apprécier la continuité au travers des discours tenus par les nationalistes catalans au cours de ce siècle. Deux exemples de ces discours mettent bien en évidence le fait que cette continuité s'est accompagnée en quelque sorte d'un épanouissement : on pourrait dire que la langue a fait l'objet d'un processus de métonymisation / symbolisation au sein du discours nationaliste, jusqu' à devenir l'élément représentationnel central, moteur, du nationalisme catalan. On peut aisément vérifier l'importance de la question linguistique pour le premier nationalisme catalan fraichement sorti du régionalisme culturel de la renaixença du 19 e siècle (une « renaissance » culturelle-identitaire comme l'ont vécu d'autres nationalités européennes durant ce siècle), en observant les actions et les discours de l'un de ses pères : Enric Prat de la Riba, avocat, président de la Mancomunitat (Gouvernement de la Catalogne) de 1914 jusqu' à sa mort en 1917 et fondateur en 1907 de l'Institut d'Estudis Catalans. Son intervention au Premier congrès international de la langue catalane, tenu à Barcelone en 1906, intitulée : « Importance de la langue dans le concept de la nationalité » (Prat de la Riba, 1985), communication érudite sur l'importance de la langue pour les peuples et les hommes, établit une claire filiation en matière linguistique, entre le catalanisme et les nationalismes culturels (Allemagne, Hongrie…) : Les peuples qui réagissent contre l'absorption d'autres peuples, qui sentent ainsi la nécessité d'affirmer leur individualité, de proclamer leur personnalité, s'accrochent à leur unité de langue comme principe salvateur et fondamental de leur droit. La langue est la nationalité même, disaient les patriotes hongrois au milieu du siècle dernier, reprenant l'affirmation des premiers patriotes allemands. La langue est la nationalité, ont répété tous les peuples renaissants (Prat de la Riba, 1985, p. 667; je souligne). La préoccupation de Prat de la Riba pour la question linguistique fut permanente, comme en témoigne cet autre discours, de 1916, adressé depuis la présidence de la Mancomunitat catalana au président du Conseil des ministres espagnol « en défense des droits de la langue catalane » (Homenatge a Enric Prat de la Riba, 1992, p. 109-113), comme réponse à une agression du pouvoir central à propos de l'enseignement du catalan et de son usage officiel, à laquelle avait semblé s'associer la Real Academia Española (l'Académie espagnole). Dans ce Message, Prat de la Riba, après avoir fait état d'arguments d'ordre géolinguistique, historique, psychologique et politique en faveur de l'usage officiel de la langue catalane, souligne que s'est manifestée […] de manière consciente et réfléchie la volonté catalane revendiquant pour [le catalan] la plénitude de ses droits, l'égalité de condition avec les autres langues espagnoles et, d'une manière spéciale, l'officialié dans toute la vie publique intérieure de Catalogne, aussi bien dans les institutions locales populaires que dans tous les centres et dépendances de l' État situés sur le territoire de Catalogne (ouvr. cité, p. 111-112). À l'autre bout du siècle, les catalanistes ont su enrichir la construction idéologique du nationalisme linguistique, en particulier à la suite de la dictature franquiste, dont la Catalogne a été comme communauté l'une des victimes incontestables (Benet, 1979). Jordi Pujol, qui aura présidé durant plus de vingt ans la Generalitat de Catalunya et qui, pas plus que Prat de la Riba, n'avait de prédisposition spéciale pour traiter les questions de langues a su se faire le chantre et le défenseur intraitable de la langue catalane, en contribuant à instaurer en Catalogne autonome un important dispositif de politique linguistique (Boyer, Lagarde (dir.), 2002, p. 96), à partir d'une législation qui a fait tache d'huile dans les autres communautés d'Espagne avec « langue propre », et en sachant tenir un discours public à vocation consensuelle mais inspiré par un indiscutable positionnement nationaliste. L'une de ses prises de parole les plus solennelles et les plus construites, en la matière, est sûrement la conférence prononcée le vingt-deux mars 1995 au palais des congrès de Montjuich à Barcelone, intitulée : « Que représente la langue en Catalogne ? » (« Què representa la llengua a Catalunya ? »). Tout comme le message précédemment cité de Prat de la Riba, cette conférence s'inscrivait dans un moment très particulier : la victoire juridique obtenue de haute lutte par le Gouvernement autonome en décembre 1994, victoire que représentait la sentance du Tribunal constitutionnel espagnol prononcée en faveur de la Loi de normalisation linguistique de 1983, dont le Tribunal suprême de l' État avait mis en cause la constitutionnalité de certains articles. Dans cette conférence J. Pujol s'appuie bien entendu, avec un souci évident de légitimation, sur cette sentance. Il y a là une constante du nationalisme linguistique périphérique : il se nourrit du conflit suscité le plus souvent par les remontrances du centre (Gouvernement espagnol, Académie, organes de presse madrilènes…). Le discours en question, produit dans une occasion exceptionnelle, par l'acteur le plus légitimé en Catalogne pour parler de la relation particulière entre langue et nation catalanes, est en fait une explicitation détaillée, sur le mode emphatique, du « modèle » catalan de nationalisme linguistique. La représentation de la langue catalane proposée par Pujol synthétise l'ensemble des discours nationalistes invoquant la primauté du catalan dans la définition de la nation catalane. C'est ce que proclame d'entrée de jeu le conférencier : L'identité de la Catalogne est en grande partie linguistique et culturelle. La revendication de la Catalogne n'a jamais été ethnique ni religieuse ni ne s'est appuyée sur la géographie ni n'a été strictement politique. Il y a de nombreuses composantes dans notre identité, il y en a beaucoup, mais la langue et la culture en sont l'épine dorsale (Pujol, 1996, p. 175; je souligne). Il poursuit en s'interrogeant : « Que signifie la langue pour un peuple ? […] c'est un signe fondamental d'identité, un élément déterminant de sa personnalité » (ouvrage cité, p. 175, je souligne). J. Pujol revient plus loin sur ce fondement de l'identité nationale catalane : La langue est, non pas l'unique clé, mais assurément une clé très importante de l' être d'un peuple. Et souvent la plus importante. Dans le cas de la Catalogne, la plus importante. […] C'est la langue catalane qui a contribué de manière décisive à configurer la personnalité collective de la Catalogne (ouvrage cité, p. 178; je souligne). Après cette affirmation préalable du caractère central de la langue dans la construction nationaliste, J. Pujol va décliner l'ensemble des traits dont l'articulation constitue la représentation nationaliste de la langue catalane, en prenant bien soin cependant de recourir le plus souvent possible à une glose personnelle. On peut ainsi dégager la configuration suivante : – La préséance de la langue catalane en Catalogne est légitimée historiquement. Le castillan, bien que parlé par de nombreux Catalans, ne peut revendiquer cette position d'exclusivité patrimoniale. La langue catalane, « bien qu'elle ne soit pas le parler habituel de tous les Catalans, est le patrimoine de tous », elle est « la langue historique de la Catalogne, c'est la langue de la Catalogne depuis les origines », « c'est la langue médullaire, c'est celle qui lui donne une personnalité propre et définie » (ouvr. cité, p. 175 et 178-179). – La langue catalane a été victime d'une longue persécution : sa récupération est donc légitime. Comme la culture catalane, elle a subi de la part du pouvoir espagnol une « implacable persécution » de plusieurs siècles (de 1714 jusqu' à 1975), « toujours bien en profondeur, avec une volonté de destruction », une persécution devenue « spécialement périlleuse » au cours de la dictature franquiste (ouvr. cité, p. 180-181). –Si cette persécution a été surmontée, c'est grâce à la résistance qu'ont su lui opposer les Catalans, c'est grâce à « la fidélité du peuple catalan envers sa langue » (ouvr. cité, p. 182). – Cependant la persécution n'a pas été sans laisser de séquelles, si bien que « malgré tous les progrès de ces dernières années […] le catalan continue d' être dans une situation précaire » (ouvr. cité, p. 182-183) – Donc une langue dont « la santé » n'est pas encore rétablie : ainsi il est parfaitement légitime de poursuivre la politique de normalisation linguistique qui a déjà permis au catalan de « récupérer du terrain », en particulier grâce à la scolarisation en catalan, mais qui n'a pas encore atteint les objectifs souhaitables dans un certain nombre de domaines. D'où la nécessité de « réparation » et de « solidarité » car « le catalan, langue persécutée, a droit maintenant à être plus aidée qu'aucune autre » (ouvr.cité, p. 186-187). On n'aura pas de peine à comprendre qu'une telle vision tente de neutraliser les discours des détracteurs qui avancent la mise en péril du castillan en Catalogne pour cause de politique linguistique nationaliste. – D'où également la nécessité d' » un militantisme équilibré et pondéré en faveur du catalan » que, selon J. Pujol, « les [catalanophones] ne pratiquent pas suffisamment » (ouvr. cité, p. 193). Cet appel au militantisme linguistique pour la défense du catalan s'adresse à tous ceux qu'il a conviés, à l'occasion de cette conférence, « à réfléchir sur le rôle de la langue catalane » mais au-delà à tous les citoyens de Catalogne (ouvr. cité, p. 201) On peut ainsi résumer, en terminant, l'articulation entre les divers éléments constitutifs de la représentation identitaire de la langue catalane, représentation qu'on peut considérer comme le noyau dur du nationalisme linguistique catalan : 1. En Catalogne la langue catalane est le fondement de la nation. Cependant la nation catalane est, du point de vue linguistique, à géométrie variable : Principat pour le discours politique à vocation consensuelle (J. Pujol), Països catalans pour bon nombre de militants nationalistes (les linguistes particulièrement). 2. La langue catalane est la seule langue historique de Catalogne. 3. Cette langue a été victime d'une persécution impitoyable qui a visé à la détruire. Le responsable en est l' État espagnol (en particulier l' État franquiste). 4. Heureusement les Catalans ont fait preuve de fidélité (de loyauté) à l'égard de leur langue et ont résisté à l'entreprise de destruction. 5. Cependant cette persécution a laissé de graves séquelles : la langue catalane est en état de faiblesse. 6. Cette faiblesse, due à l'entreprise de persécution, rend légitime une action collective en sa faveur : politique linguistique institutionnelle mais aussi militantisme catalaniste. Si l'on ne peut qu'adhérer à la position d'Antoine Meillet rappelée par Patrick Sériot, « ce n'est pas à la linguistique de conforter ou de récuser les frontières identitaires » (Sériot, 1997, p. 189), il n'est pas interdit à la socio linguistique de s'interroger sur les enjeux identitaires dont les langues sont porteuses sous certaines latitudes et dans certaines circonstances historiques, de même que sur les conditions d'émergence et les attendus constitutifs du nationalisme linguistique. Pas plus que sur la pertinence politique du nom des langues, le sociolinguiste n'a à se prononcer sur la légitimité de ce type d'idéologie. Il ne peut cependant éviter d'interroger son rapport à la configuration linguistique en place dans la communauté concernée, d'évaluer la violence qu'elle peut générer, et d'analyser le riche interdiscours qui ne manque pas d' être produit en la circonstance . | Le nationalisme qui s'est développé en Catalogne au 20e siècle a placé au coeur de sa construction idéologique la représentation de la langue comme fait différenciateur fondamental de la nation catalane. Ce nationalisme linguistique exemplaire, qui a conquis le pouvoir autonome après la fin du franquisme, a légitimé une vigoureuse politique de défense et de promotion du catalan, qui n'a pas été cependant sans susciter polémiques et oppositions. | linguistique_524-05-10795_tei_672.xml |
termith-646-linguistique | Notre réflexion s'appuie sur le projet LexALP, un projet européen de terminologie juridique qui a comme particularité de concerner un territoire limité, les Alpes, et de regrouper huit États et quatre langues (allemand, français, italien, slovène). Le projet s'inscrit dans un cadre juridique précis, la Convention alpine, qui est un accord de droit international visant la sauvegarde de l'écosystème naturel et la promotion du développement durable des Alpes. Le but ultime de ce projet, outre l'élaboration d'un vaste ensemble de ressources linguistiques en ligne, est l'harmonisation quadrilingue de la terminologie juridique utilisée dans la Convention alpine et ses protocoles, ou susceptible de s'y intégrer. Près de mille concepts ont été traités dans ce projet, l'objectif étant de les définir de manière exhaustive pour tous les systèmes juridiques applicables à l'arc alpin. Chaque terme a donc donné lieu à un traitement à quatre niveaux : le niveau de la Convention alpine, point de départ du projet, le niveau international (qui prend en compte d'autres textes internationaux), le niveau européen, et les différents niveaux nationaux (Italie, France, Allemagne, Slovénie). Même s'il n'a pas été possible – ni obligatoirement utile – de traiter chacun des termes sur l'ensemble des niveaux, ce travail a été effectué pour la majorité des termes figurant dans la banque terminologique. Les participants ont ainsi disposé d'une base de discussion extrêmement riche pour l'harmonisation. Dans cet article, nous souhaitons analyser, à partir des difficultés rencontrées, deux aspects différents du traitement terminologique de la langue juridique. Nous reviendrons en premier lieu sur les unités terminologiques extraites en nous efforçant de préciser leur statut linguistique et leur statut juridique. Nous montrerons ensuite l'intérêt du traitement multilingue et de la procédure d'harmonisation pour résoudre quelques-unes des difficultés évoquées dans la première partie. La Convention alpine, de statut international, s'est donné pour objectif d'assurer une politique globale de coopération transfrontalière pour la protection des Alpes. La procédure de signature a été ouverte le 7 novembre 1991 à Salzbourg (Autriche); tous les pays de l'espace alpin ont depuis lors signé et ratifié la Convention, l'Union européenne y étant également associée. En plus de la Convention cadre ont été adoptés neuf protocoles traitant chacun d'un aspect spécifique : l'aménagement du territoire et le développement durable, l'agriculture de montagne, la protection de la nature et l'entretien des paysages, les forêts de montagne, le tourisme, la protection des sols, l'énergie, les transports, le règlement des différends. Le texte de la Convention et ceux des protocoles ont été établis en allemand, en français, en italien et en slovène. Le projet LexALP répond donc à ce pari initial du multilinguisme en mettant en œuvre une procédure d'harmonisation rigoureuse et indispensable, étant donné que chaque État doit intégrer dans sa propre législation les décisions prises au niveau de la Convention. Georges Legault (1979 : 19) rappelait déjà que le terme de langage juridique est trompeur car il masque à la fois la diversité des statuts juridiques (lois, arrêtés, règlements, etc.) et la diversité des genres discursifs. Dans le cas qui nous intéresse, les textes ont aussi cette particularité d'appartenir à la langue technique ou scientifique, puisque les domaines sur lesquels ils portent relèvent de domaines d'expertise tels que l'environnement, l'écologie ou l'aménagement du territoire. Il s'agit là d'une caractéristique que l'on retrouve dans de nombreux secteurs du droit international et du droit européen. Ainsi, comme le remarque Pascale Berteloot (2008 : 12), le droit communautaire est « un droit essentiellement technique », qui « comprend certes un certain nombre de termes juridiques assez généraux ou adaptés à partir des droits nationaux qui ont exercé une grande influence sur le droit communautaire à ses débuts, surtout du droit français ». Cependant, « ces termes juridiques sont peu nombreux par rapport au vocabulaire des différents domaines techniques que la Communauté du charbon et de l'acier et la Communauté économique se sont appliquées à règlementer en vue de mettre en place le marché unique. Il suffit de penser aux pièces mentionnées dans la législation sur la sécurité automobile ou aux espèces horticoles visées par l'organisation commune des marchés ». On retrouve la même situation dans la Convention alpine. La conjonction entre cette dimension scientifique ou technique et l'expression juridique pose des problèmes spécifiques tant pour les rédacteurs que pour les usagers. La difficulté, pour le profane, est qu'il est confronté à une langue doublement spécialisée, puisqu'elle ajoute à la relative technicité du langage juridique les dénominations et les précisions que requiert le langage scientifique du domaine de référence (sur ce thème voir, par exemple, Delhoste, 2002). Nous pouvons sans doute ajouter, en ce qui concerne la Convention alpine, une troisième « couche » terminologique : la langue administrative, qui agglomère les langues technique et juridique mais présente également ses propres caractéristiques. Pour le terminologue, la difficulté réside ici d'abord dans la sélection des termes. Confrontés à la nécessité d'analyser la terminologie juridique dans le corpus de base (la Convention alpine et ses protocoles), nous nous sommes posé des problèmes certes classiques, mais néanmoins souvent difficiles à résoudre faute de critères suffisamment explicites. Une typologie des unités terminologiques analysées au cours du projet permet de revenir sur quelques-uns des problèmes rencontrés, liés à la nature même des unités terminologiques. Nous proposerons deux critères : le premier lié à la spécialité, le second au fonctionnement linguistique. Dans l'approche classique, logiciste et « wüsterienne » de la terminologie, les termes incarnent les notions auxquelles ils correspondent naturellement; il n'y a donc qu' à retrouver – ou à définir – les notions spécifiques du domaine considéré pour aboutir aux termes. Cependant, cette conception est aujourd'hui souvent remise en cause, en raison, comme le souligne Monique Slodzian (2000 : 69), des limites de l'action de normalisation, de la variabilité terminologique rencontrée dans les termes, ou encore de l'intrication des domaines auxquels est confronté le terminologue à l'intérieur d'un même texte, ou ensemble de textes. On a parfois tenté d'opposer (cf. Pearson, 1998, cité par Slodzian, 2000), les termes spécifiques au sujet, les termes non spécifiques et les mots de la langue générale. Une telle conception aboutirait en ce qui nous concerne à distinguer entre termes juridiques stricto sensu, termes spécialisés (scientifiques, techniques ou « administratifs ») et termes généraux; cependant, il faut admettre qu'une séparation trop stricte entre la langue juridique et la langue non juridique n'est pas pertinente, étant donné la nature des textes à traiter. De la même façon, comme nous allons le voir, des mots qui semblent relever de la langue générale ont souvent, dans notre contexte, des implications juridiques. Un terme aussi banal que montagne par exemple, peut poser problème, lorsqu'il s'agit de se mettre d'accord sur ce que l'on appelle une zone de montagne (voir Randier, 2008 : 100, et ci-dessous, dans la section « Découpage juridique différent selon les législations »). La classification proposée ci-dessous se veut donc essentiellement empirique : elle a pour fonction de mieux cibler les problèmes à traiter. Il s'agit de termes relevant sans conteste ni équivoque du domaine juridique parce qu'ils correspondent à des concepts de droit, désignant explicitement des principes ou règles de droit international ou national. Ils sont en général présents dans les traités, manuels et dictionnaires de droit : on peut citer, par exemple, principe de précaution, principe du pollueur-payeur, ou encore possession (de spécimens), détention (de spécimens). La possession, liée à l'affirmation d'un droit de propriété, se distingue juridiquement de la détention qui a un caractère seulement transitoire, voire accidentel mais est tout aussi illégale en ce qui concerne, dans notre domaine, les espèces protégées. Nous verrons plus loin que la procédure d'harmonisation multilingue peut révéler une autre façon d'appréhender certaines de ces notions juridiques. De tels termes sont relativement peu nombreux dans la banque LexALP, mais il est nécessaire de recourir pour eux à des sources juridiques fiables et de comparer les définitions aux différents niveaux de législation. Ces termes ne sont pas directement juridiques et concernent d'autres domaines (écologie, agriculture, économie, etc.). Ils sont cependant définis dans le cadre d'accords de droit international, par exemple : sources d'énergie renouvelables dans la directive 2001/77, art. 2, ou diversité biologique dans la Convention de Rio sur la diversité biologique, 1992, et même écosystème qui a une définition (parmi beaucoup d'autres) directement issue de la Convention de Rio et reprise dans la directive 93/626. Ces termes ne désignent pas les principes ou les règles du droit mais les objets sur lesquels porte le droit, donc délimitent son application. Ainsi définis dans certains textes juridiques, ils prennent une valeur de référence et doivent être présents dans un glossaire sur le sujet car tout texte postérieur devrait soit reprendre ces définitions soit se positionner par rapport à elles. On trouve dans le corpus LexALP un grand nombre de termes complexes, fabriqués à partir de noms d'entités administratives ou correspondant à un découpage spatial nommé conventionnellement dans une administration donnée. Ainsi zone et aire sont particulièrement productifs dans le corpus; en voici quelques exemples lorsqu'on prend zone comme nom-tête : zone à circulation limitée, zone de montagne, zone déclarée non aménageable, zone à risque, zone de protection des paysages, zone de tranquillité. Ces dénominations variant évidemment d'une entité administrative à une autre, ainsi que d'une langue à l'autre, le choix des termes mais aussi les définitions supposent un délicat travail d'harmonisation, comme le montre l'exemple d ' espace transfrontalier bien analysé par Céline Randier (2008). Fallait-il comprendre espace transfrontalier comme un espace protégé partagé par des pays voisins, ou bien le terme pouvait-il également concerner des frontières régionales, au sein d'un même pays, comme pouvaient le défendre certaines régions italiennes ? C'est finalement la première interprétation qui a prévalu, sans doute en raison des connotations fortes du terme français, qui le lient au concept de frontière nationale, et sous une certaines pression des représentants des entités ministérielles du projet, même si le sens régional aurait pu être tout aussi intéressant du point de vue de la protection juridique de l'espace alpin. Certains termes du lexique général doivent figurer comme termes de base d'un domaine : si un texte règlemente le pâturage dans les forêts de montagne afin de préserver la fonction protectrice de la forêt, il semble nécessaire, afin de rendre l'application de la réglementation possible, de définir le terme forêt de montagne, voire le terme de base forêt, mais aussi fonction protectrice de la forêt de montagne. Cela peut aussi impliquer de définir quelles sont les autres fonctions de la forêt de montagne… De même, à partir du protocole sur le tourisme qui vise à favoriser un développement durable du tourisme dans les Alpes, il est nécessaire de définir touriste, apparemment un mot de la langue générale : or le terme défini par l'Organisation mondiale du tourisme et repris dans la décision 35/1999 est bien plus précis que le mot de la langue courante, puisqu'il définit un touriste comme un « visiteur qui passe au moins une nuit dans un établissement d'hébergement collectif ou privé du pays/lieu visité », ce qui conduit d'une part à assimiler à des touristes des personnes qui viennent pour des raisons autres que touristiques, par exemple professionnelles, et à exclure des personnes qui viendraient dans des buts touristiques, mais ne passeraient pas au moins une nuit sur place (c'est le terme visiteur qui doit s'employer dans ces cas -là). Tous ces concepts ne sont pas juridiques en eux -mêmes, mais ils sont nécessaires pour cadrer l'application du droit. L'idée souvent admise que le lexique analysé peut se répartir sur un continuum allant du plus spécialisé, les termes, au moins spécialisé, les mots, n'est guère opérationnelle dans notre cas, puisque seul un examen au cas par cas peut permettre de décider si l'on a affaire à un terme, qu'il appartienne ou non au lexique général. Les termes, en particulier dans les textes appartenant aux genres juridiques, ne se caractérisent pas par leur apparente technicité, mais par le fait qu'ils nécessitent une définition spécifique, différente de celle qu'ils prennent dans la langue courante ou dans d'autres domaines de spécialité. Nous avons fait une distinction, sur une base linguistique cette fois, entre les termes au sens strict et les phraséologismes. Deux critères principaux sont habituellement requis : l'unité conceptuelle et le pouvoir référentiel : il s'agit là d'un principe très classique en terminologie. Le terme (qu'il soit simple ou complexe) correspond à une seule unité conceptuelle, même s'il comporte plusieurs composantes sémantiques; cette qualité lui permet de jouer son rôle de désignation et le distingue du phraséologisme sur lequel nous revenons infra. Par exemple, abandon des zones de montagnes, bien que figurant sur la liste obtenue après l'extraction, n'a pas été traité comme un terme; si l'on observe le contexte fourni (le texte préconise de « limiter l'abandon des zones de montagne »), abandon est un simple complément de limiter, sans valeur désignative; la comparaison entre les langues fournit également un appui précieux pour trancher les cas difficiles (voir notre deuxième partie); l'unité syntagmatique : le terme, simple ou complexe, est un signifiant continu, dans lequel ne peuvent s'intercaler d'autres éléments, sauf à fabriquer d'autres termes : ainsi zone à circulation limitée et zone à faible circulation sont deux termes bien distincts, tous deux traités comme tels dans la base. Une des conséquences de ce principe est le fait que chaque terme trouve en principe sa place dans un système conceptuel, dans lequel il se définit par rapport à d'autres. Ainsi, état de conservation favorable, que l'on aurait pu, à première vue, classer comme phraséologisme, désigne un concept nettement défini au niveau des habitats et des espèces dans la directive 2004/35, art. 2, 4, et doit être traité comme un terme, qui peut ensuite être utilisé dans la définition d'un autre terme comme habitat détérioré (« habitat naturel dont l'état de conservation favorable a été affecté de manière significative »). Dans certains cas, nous avons dû nous résoudre à traiter comme des termes des unités terminologiques qui, bien qu'ayant une valeur désignative, ne répondaient pas au critère d'unité syntagmatique. Dans ces pseudo-termes, les variantes peuvent être importantes : il s'agit de désignations « floues », permettant parfois une formulation plus prudente, ou plus extensive, ou encore des ajouts de type adjectival qui conduisent à fabriquer un terme plus complexe. Ce deuxième cas de figure peut être illustré à travers l'exemple de cadre naturel attrayant et préservé :cette unité a été traitée comme un terme mais, en fait, elle fonctionne de manière parfaitement compositionnelle par rapport à cadre naturel, qui ne figure pas dans notre baseet cadre naturel attrayant traité par ailleurs. Si l'on voulait être cohérent, il faudrait plutôt traiter comme un terme cadre naturel préservé mais l'exemple n'a pas été rencontré dans le corpus. Le recensement et le traitement systématique de ces pseudo-termes peuvent permettre de reconstruire plus logiquement le système des désignations. Il nous faut d'abord revenir sur le sens donné à phraséologisme, étant donné l'ambiguïté du terme. Rappelons pour commencer que dans une banque terminologique comme EURAUDICAUTOM (aujourd'hui IATE), « une des originalités […] est de traiter un éventail d'unités terminologiques assez extensibles qui va de l'uniterme à la phrase » (Goffin, 1997, cité par Slodzian, 2000 : 72). Cependant, comme le remarque Monique Slodzian, ce que l'on nomme ici phraséologie « n'est rien d'autre qu'un substitut du contexte, très limité, aléatoire et non problématisé ». L'extension syntagmatique de la notion de terme, parfois justifiée, traduit aussi souvent un aveu d'impuissance : si les termes sont extensibles en « phrasèmes » et autres « phraséologismes » supposés, c'est que le sens terminologique ne se laisse pas enfermer dans les bornes étroites de termes isolés, et doit prendre en compte le texte ou le discours. Daniel Gouadec (1994) distingue terme et phraséologisme en considérant que la fonction principale du terme est la désignation tandis que le phraséologisme se caractériserait principalement par sa fonction de « formulation », intégrant un terme comme élément principal. De fait, nous considérons que les phraséologismes peuvent être définis à trois niveaux : à travers leur fonction référentielle (c'est le critère principal de Daniel Gouadec); le phraséologisme, bien qu'intégrant un terme, dispose moins que lui de la capacité de désignation et inclut la description des caractéristiques d'une notion, c'est-à-dire implique un système relationnel ou prédicatif : ainsi programme pour la conservation de la nature est la dénomination descriptive d'une réglementation définie par la liste de ses constituants; à travers leur caractère semi-figé : les phraséologismes ont en principe un certain degré de figement sémantique ou syntaxique; ce critère n'est cependant pas toujours distinctif, dans la mesure où les termes eux -mêmes sont souvent des syntagmes figés; c'est justement l'ambiguïté du terme phraséologisme en terminologie, qui peut être utilisé pour référer à des syntagmes longs, et en définitive plutôt moins figés que ne sont les termes à proprement parler; à travers leur fonction d'usage : les phraséologismes sont des marqueurs stylistiques, qui signalent, par leur caractère stéréotypé, l'appartenance à un genre ou à un domaine de spécialité; de ce fait, ils ont en principe une certaine récurrence – bien qu'il y ait souvent des variations lexicales ou syntagmatiques – ce qui justifie un traitement spécifique. Le pré-traitement effectué par l'équipe d'EURAC (pilote du projet) pour établir les glossaires à partir desquels nous devions travailler comportait fréquemment des syntagmes auxquels il était difficile de conférer le statut de terme. Dans certains cas, les modifications étaient aisées, et consistaient simplement à retrouver le terme exact. Ainsi énergie à partir de combustibles fossiles est devenu tout simplement énergie fossile (le même type de transformation a été opéré dans les autres langues). Dans d'autres cas, le syntagme, qui pouvait apparaitre comme un phraséologisme, a finalement été traité comme un terme, parce qu'il renvoyait bien à une notion dont la définition était nécessaire : c'est le cas, par exemple, de interconnexion des systèmes énergétiques; la forme courte, interconnexion énergétique, également retenue, n'a pas éliminé la forme longue, dans la mesure où système énergétique, déjà répertorié dans d'autres banques terminologiques comme IATE, est plus précis et signale bien le fait que l'interconnexion permet de relier des ensembles cohérents et structurés, relevant de tutelles différentes. Bien qu'on puisse segmenter le syntagme en deux termes – interconnexion et système énergétique –, l'expression complète permet d'éviter toute confusion, interconnexion étant utilisé également en télécommunication. À l'inverse, on a considéré qu'il n'y avait pas lieu de considérer qu'on avait affaire à un terme dans un cas comme celui de installation pour la production d'énergie répertorié dans la base mais qui n'a pas donné lieu à définition et a été considéré comme un phraséologisme, alors que installation énergétique a bien été défini comme terme. De même, si la langue administrative a besoin de répertorier les mesures prises, il est inutile de considérer comme termes toutes les expressions commençant par mesures et portant sur un certain domaine d'application. Cependant, mesures de contrôle, qui répond au critère d'unité conceptuelle, a bien été traité comme un terme, car il est défini, dans le texte de la Convention alpine, comme « mesures qui ont pour objet de vérifier que les interventions permises dans le cadre des dérogations à l'interdiction de prélèvement et de commerce d'espèces animales et végétales ne soient pas de nature à compromettre l'équilibre général des espèces concernées ». On voit bien dans ce cas l'importance d'une définition précise au plan juridique, et la manière dont elle se spécifie dans le domaine impliqué. Une conclusion s'impose donc au terme de cette première partie : même si les critères linguistiques sont importants pour l'intégration des termes dans la banque, d'autres considérations, plus pragmatiques, entrent également en ligne de compte pour le traitement terminologique. On peut citer en particulier le poids du corpus de base qui a conditionné l'extraction initiale, le traitement étant effectué à partir d'une liste de candidats-termes issus des textes de la Convention alpine et des protocoles. Cette procédure, qui a sans doute facilité la répartition du travail et l'harmonisation, a aussi son revers : elle a eu tendance à figer des dénominations qui n'ont qu'une valeur relative, ou à imposer à la réflexion des concepts qui n'en sont pas toujours. Cependant, l'approfondissement effectué à partir des différents niveaux a permis de relativiser certains des résultats obtenus. Par ailleurs, la comparaison inter-langues et le travail d'harmonisation ont permis une mise à plat intéressante sur laquelle nous revenons à présent. L'objectif ultime du projet LexALP, l'harmonisation de la terminologie de la Convention alpine dans ses quatre langues, peut susciter d'emblée un certain nombre d'interrogations. Tout d'abord, comme précisé plus haut, la Convention et ses protocoles ont été établis en 1991 « en français, allemand, italien et slovène, les quatre textes faisant également foi », puis ratifiés par les huit États alpins et par la Communauté européenne. Leur contenu juridique est donc censé être accepté et interprété de façon identique par les locuteurs des quatre langues. Ce principe de l'égalité des langues est également celui qui prévaut dans un grand nombre de textes internationaux signés en version bilingue ou multilingue (avec la formule d'usage « all texts being equally authentic »),et dans la législation communautaire. Depuis 1969, les critères d'interprétation des textes faisant foi en plusieurs langues ont été définis en prenant soin de considérer l'ensemble des versions (Gallas et Guggeis, 2005 : 494), de sorte que le texte de droit communautaire n'est pas vu comme « un texte de norme unique mais un système de [23] textes de norme visant à produire une norme unique » (Flückiger, 2005 : 357). Par ailleurs, dans le procès-verbal de la 6 e Conférence alpine qui s'est réunie à Lucerne en octobre 2000, cette dernière « prend acte du rapport final sur l'harmonisation linguistique de tous les protocoles d'application convenus à ce jour et l'approuve. Elle constate que les protocoles […] ont été entièrement harmonisés sur les plans linguistiques et stylistiques, et ce, sans qu'aucune modification de fond n'ait été apportée [… et] décide d'accepter le résultat de l'harmonisation linguistique des protocoles susmentionnés » (cité par Chiocchetti et Voltmer, 2008 : 49). L'harmonisation, tant juridique que terminologique et stylistique, aurait donc déjà été menée à bien. On sait néanmoins que, même si le multilinguisme s'est imposé dans les travaux préparatoires à la Convention en respectant le principe de l'égalité des langues (Angelini et Church, 2008 : 38), les textes originaux ont généralement été rédigés dans la langue du président de séance, puis traduits, les langues et lieux des négociations variant selon les protocoles. Par exemple, la version française du protocole sur la protection des sols laisse transparaitre sa première version allemande dans certaines lourdeurs syntaxiques et certains termes inappropriés. L'extraction systématique des unités terminologiques dans les quatre versions parallèles a confirmé l'existence d'incohérences en partie dues à un manque d'harmonisation préalable et à de mauvaises traductions, mais aussi à un certain flou (Voltmer, 2008 : 71) qui, pour des raisons liées aux enjeux et aux difficultés des négociations, est caractéristique du droit international public (Flückiger, 2005 : 346). Cela a ainsi confirmé le besoin d'harmonisation tant des concepts que des termes. À partir des équivalences extraites des quatre versions parallèles, les terminologues du projet LexALP ont commencé par rechercher ces termes, et si possible leurs définitions, dans le corpus constitué de textes juridiques internationaux, européens et nationaux, constituant ainsi un ensemble de fiches traitées à différents niveaux de droit. L'objectif était de préparer le travail du groupe d'harmonisation, constitué d'experts, linguistes et juristes, des différents domaines, langues, et système juridiques concernés. Pour ce dernier, l'harmonisation a d'abord consisté à s'assurer que les quatre termes parallèles désignaient bien un concept identique et à se mettre d'accord sur une définition harmonisée (cf. ISO 860:2007). Celle -ci a souvent été trouvée dans un texte communautaire ou international, parfois légèrement adaptée au contexte de la Convention alpine, mais il est aussi arrivé qu'elle soit proposée, soit par les terminologues ou juristes du projet, soit par l'une des instances nationales présentes (Délégation générale à la langue française et aux langues de France, ci-après DGLFLF, ou Section terminologie de la Chancellerie de la Confédération suisse, qui dispose de sa propre banque de termes, Termdat). Une négociation a eu lieu dans le cas de concepts se recouvrant partiellement ou présentant des différences notables, afin d'aboutir soit à une définition suffisamment large, « de compromis », souvent accompagnée de notes précisant d'éventuels caractères distinctifs selon les systèmes linguistiques ou juridiques, soit à un refus de l'harmonisation. À partir du concept harmonisé, les désignations dans les quatre langues ont été confirmées ou corrigées selon les cas, donnant lieu à des équivalences harmonisées, désormais recommandées pour les textes associés à la Convention alpine et à ses protocoles. Ce résultat n'a pas de véritable caractère normatif, l'application des recommandations dérivera de l'acceptabilité de la base LexALP en termes d'accessibilité, de lisibilité et d'ergonomie. Même si, de plus en plus, le droit des États à communiquer dans leur propre langue est reconnu (et totalement appliqué à l'UE), il existe peu de cas d'harmonisation multilingue en terminologie juridique. Il semble en effet que l'harmonisation des concepts de droit, voire des systèmes de concepts, ou encore des procédures de rédaction législative, soit plus avancée que l'harmonisation des terminologies. Les pays de tradition bilingue ou multilingue, comme la Belgique, le Canada ou la Suisse, ont certes l'habitude de produire du droit en version multilingue, grâce à la corédaction ou à la traduction pratiquée par des experts, juristes linguistes ou jurilinguistes selon les continents. Le bijuridisme canadien (voir Gémar, 1995 : 150) a ainsi conduit à inventer une méthodologie de l'harmonisation pour les concepts de droit civil québecois et de common law fédérale .Des organismes de droit comparé travaillent également à l'harmonisation des concepts en droit privé, notamment dans le cadre du droit des contrats. Mais les ensembles d'équivalences juridiques multilingues sont rarement normalisés. En ce qui concerne le droit communautaire, produit en 23 langues faisant également foi, la base terminologique IATE n'impose pas de normalisation des désignations car il s'agit davantage d'un outil de partage des connaissances que d'un produit officiel visant à standardiser la terminologie européenne. Dans les institutions européennes, des notes des services juridiques précisent de temps à autre l'usage de certaines désignations, mais il n'existe pas encore de standardisation de la terminologie juridique communautaire (Berteloot, 2008 : 16). Celle -ci progresse néanmoins, mais de façon indirecte, grâce aux outils informatiques et aux guides de rédaction juridique publiés par les institutions communautaires à l'usage des rédacteurs et traducteurs de l'Union. Des États dotés d'une politique linguistique énergique, comme la France, peuvent néanmoins se prévaloir d'une harmonisation terminologique « officielle » : la base Franceterme sur le site de la DGLFLF reprend les termes publiés au Journal officiel et devant être employés par les organismes publics. Chaque terme est donné avec son équivalent en anglais qui acquiert de ce fait un statut quasi officiel. Mais la spécificité de la base est l'enrichissement de la langue française par l'établissement d'une terminologie de référence (Madinier, 2008 : 104), qui suit l'apparition de nouveaux concepts sans effectuer un traitement exhaustif par domaine. Concernant le multilinguisme en droit international, après des débuts difficiles et controversés (n'a -t-on pas accusé la mauvaise qualité linguistique des traductions d' être à l'origine du rejet populaire de certains traités européens ?), une tendance actuelle est de valoriser l'apport du multilinguisme au droit, en soulignant que l'existence de versions linguistiques différentes permet de repérer plus facilement les erreurs rédactionnelles du texte de départ, d'aboutir à une révision plus approfondie de l'ensemble des textes et d'enrichir l'interprétation par la comparaisons des versions (Flückiger, 2005 : 355). Ces avantages ont été perceptibles lors du travail terminologique multilingue dans le cadre du projet LexALP. La mise à plat des désignations a souvent conduit à une précision dans la délimitation conceptuelle que n'aurait pas autorisée le seul traitement monolingue. Tout comme pour la sélection des termes, ce sont autant des difficultés linguistiques que des difficultés juridiques qui ont été rencontrées. En effet, il est rappelé qu'il est plus facile d'établir des équivalences lorsque le domaine du droit concerné par l'harmonisation est un domaine commun aux langues et cultures juridiques en question, comme c'est le cas de la législation européenne (Peruginelli, 2008 : 25). Or la plupart des concepts juridiques traités dans la Convention alpine font partie de domaines transversaux relativement récents, comme le droit de l'environnement, moins marqué par les systèmes culturels nationaux que des domaines comme le droit de la famille ou de la propriété. En revanche, il est particulièrement ambitieux de vouloir harmoniser des équivalences en quatre langues, dont deux romanes, une germanique et une slave, qui n'ont évidemment pas le même découpage conceptuel ni le même fonctionnement syntaxique et qui peuvent être parlées dans des États différents (l'allemand en Allemagne, en Autriche ou en Suisse; le français en France et en Suisse), ces différences linguistiques s'ajoutant aux différences entre les législations nationales, voire régionales (par exemple, entre la Suisse, l'Italie et les provinces autonomes italiennes). L'expérience de LexALP fournit ainsi des données intéressantes, et nous donnerons ci-dessous quelques exemples des difficultés rencontrées et des stratégies appliquées pour parvenir à l'harmonisation. Il faut néanmoins souligner que la perspective pragmatique du projet a conduit à une stratégie globale privilégiant la recherche d'équivalences fonctionnelles (Harvey, 2002; Gémar, 1995), en gardant toujours à l'esprit l'application de réglementations en conformité avec les objectifs de la Convention alpine. C'est évidemment le premier cas de figure qui vient à l'esprit : un concept juridique existe dans un système et pas dans l'autre ou les autres. Compte tenu de la remarque ci-dessus, il a été extrêmement rare. L'exemple le plus net a été celui de la Verbandsklage allemande qui évoque une sorte d'action collective proche de la class action américaine. Le terme apparait en annexe du protocole sur la protection de la nature et l'entretien des paysages, dans une liste des inventaires permettant d'établir un état de la protection de la nature et des ressources, y compris juridiques, disponibles à cette fin. La liste a été conçue de façon extensive pour couvrir l'existant dans tous les pays signataires, incluant ainsi des réalités présentes dans certains États et pas d'autres. La Verbandsklage est définie dans le droit allemand et autrichien mais ce type d'action n'est encore entré ni dans le droit français, ni dans le droit italien. Dans de tels cas, plusieurs stratégies sont envisageables, de l'emprunt (qui serait allé à l'encontre du principe de multilinguisme du projet) à l'équivalence fonctionnelle, en passant par le néologisme ou la paraphrase. La traduction française du protocole utilise l'expression « droit pour une association d'ester en justice », qui explicite ce concept allemand. Suite à une recherche infructueuse dans le système français, c'est finalement une traduction plus littérale mais relativement fonctionnelle qui a été harmonisée, doublée d'une note explicative : action en justice d'une association et azione legale intentata da un'associazione. Il est intéressant de noter que, pour traduire class action, procédure souvent citée en France en parlant des États-Unis même si elle n'existe pas encore en droit français, le Journal officiel a depuis publié le terme action de groupe, plus générique, afin de recouvrir un ensemble de réalités étrangères de ce type. De même, la comunità montana est une entité administrative exclusivement italienne, que le groupe d'harmonisation a traduite par une équivalence fonctionnelle communauté de communes de montagne, basée sur la réalité française des communautés de communes. Plutôt que des lacunes juridiques, on constate souvent un découpage différent des concepts juridiques selon les langues et les systèmes. Malgré une certaine unification apportée par la législation communautaire, des différences subsistent entre les niveaux nationaux. Ainsi, dans le cadre de la protection de l'eau, les catégories eau potable et eau destinée à la consommation humaine sont données comme équivalentes dans le droit communautaire (directive 98/83, art. 2) et le droit international (Protocole de Londres, 1999, art. 2, 2a), exigeant une qualité d'eau potable pour l'eau utilisée par les entreprises agro-alimentaires dans la préparation de produits destinés à la consommation humaine. La législation française reprend le décret européen, mais la législation allemande différencie dans eau destinée à la consommation humaine deux catégories avec des règlements distincts : eau potable (Trinkwasser) et eau destinée à l'industrie alimentaire (Wasser für Lebensmittelbetriebe). Dans un tel cas, c'est la définition large du Protocole de Londres qui a été adoptée pour l'harmonisation au niveau de la Convention alpine. Mais la fiche établie au niveau allemand fait état de ce découpage différent. La définition de zone de montagne, cruciale pour l'allocation d'aides à l'agriculture, est également variable selon les législations. En droit international, le Programme des Nations Unies pour l'environnement définit les zones de montagne en fonction de l'altitude et de la pente, alors que le droit communautaire prend également en compte d'autres critères comme le fort contraste du relief (certaines zones côtières) ou la latitude (certaines zones nordiques). Dans les Alpes, les législations diffèrent (zone au-dessus de 600 m en Italie du Nord, 700 m en Allemagne, de 600 à 800 m en France). La définition harmonisée est une définition extensive, « de compromis » (Randier, 2008 : 101), fondée sur un règlement européen (règlement 1257/1999, art. 18, 1) qui met en avant le handicap fonctionnel résultant d'une liste de facteurs liés au climat, à l'altitude et à la pente. Mais une note spécifie que la délimitation des zones de montagne (notamment en termes d'altitude) relève de la compétence des États. Dans l'exemple donné plus haut sur la protection des espèces protégées, le protocole sur la protectionde la nature et l'entretien des paysages rappelle qu'il est interdit de détenir des spécimens d'espèces protégées, ce qui est pertinent en droit français et italien où les concepts de propriété, de possession et de détention sont clairement distingués. En revanche en droit allemand et autrichien, les concepts sont moins nets et une spécificité culturelle tend à protéger aussi bien le détenteur d'un bien que son propriétaire (Voltmer, 2008 : 71). Une note a donc dû expliquer pourquoi le terme Besitz von Exemplaren est indifféremment employé pour la détention ou la possession de spécimens. Les problèmes les plus fréquents n'ont pas été posés par les concepts juridiques mais par le fait que le découpage conceptuel varie selon les langues. Dans ce cas, le travail multilingue met au jour une polysémie pas toujours évidente pour le locuteur d'une seule langue. Ainsi gestion des déchets ne semblait pas poser de problème en français, mais c'est la difficulté de choisir en allemand entre deux désignations distinctes Abfallwirtschaft ou Abfallbewirtschaftung qui a permis de distinguer deux concepts : l'activité en tant que telle, définie in extenso par les différentes opérations de collecte, transport, traitement, valorisation, etc. (Abfallbewirtschaftung), mais aussi le secteur d'activité, voire la politique qui régule cette activité afin d'en diminuer l'impact négatif sur l'environnement (Abfallwirtschaft). À l'inverse, l'absence de désignation dans une langue, ou lacune linguistique, révèle également un découpage conceptuel différent. Dans le protocole sur les forêts de montagne, la protection des sols et des forêts implique la mise en œuvre de « procédés d'exploitation et de débardage » respectueux de l'environnement. Contrairement à l'allemand et au français, l'italien n'a pas de terme spécifique pour débardage et la traduction italienne n'utilise qu'un seul terme, prelievo, qui recouvre aussi bien la coupe que le transport du bois du lieu de coupe au lieu d'enlèvement. La distinction entre terme général et terme spécialisé est apparue nettement avec le terme cadastre, tout en illustrant bien le caractère faussement multilingue de la rédaction des protocoles. Dans le protocole sur la protection de la nature et l'entretien des paysages, signé à Chambéry et vraisemblablement rédigé sous influence française, il est à plusieurs reprises question de préparer des listes, ou inventaires, des espèces, biotopes, espaces, protégés ou à protéger, etc., ces listes étant extensivement données dans l'annexe 1 de ce protocole. Dans le protocole sur la protection des sols, initialement rédigé en allemand, se trouve le terme Bodenkataster, qui reprend la même idée de liste permettant de dresser un état des lieux de l'érosion et de la pollution de certains sols afin d'en assurer la protection. La version française fait état de cadastre des sols. Cette traduction calquée, équivalence purement formelle, introduit une confusion avec le terme cadastre qui désigne, en France, le registre ou plan foncier regroupant l'ensemble du territoire national divisé en parcelles de propriété sur une base communale (et qui correspondrait plutôt, en allemand, au terme Grundbuch). Après une longue discussion, le terme employé dans la version française du protocole (trois occurrences) a été rejeté et un nouvel équivalent a été proposé pour Bodenkataster, à savoir inventaire cartographié des sols. Dans ce dernier exemple, il est intéressant de noter que le même problème qu'en français se posait en italien avec le terme catasto. Cependant, les membres italiens du groupe d'harmonisation ont accepté une stratégie différente : l'harmonisation du terme catasto dei suoli, accompagné d'une note expliquant l'ambiguïté de ce terme par rapport à la réalité administrative et juridique du catasto italien. Cette position, influencée par les juristes du groupe d'harmonisation, permettait de ne pas remettre en cause le texte même du protocole qui a été ratifié malgré cette erreur de traduction. C'est la présence d'une représentante de la DGLFLF qui a, dans de nombreux cas, incité les intervenants français à tenir une ligne moins juridique mais plus respectueuse du système conceptuel et linguistique du français. Dans une situation d'harmonisation multilingue, des conflits peuvent en effet surgir d'une part entre la position des linguistes et celle des juristes, et d'autre part entre une politique de défense d'une langue nationale et la volonté de parvenir à un consensus pour parachever l'harmonisation. La France étant de loin l' État ayant la politique linguistique la plus déterminée, il est arrivé que ce soit les définitions issues des commissions ministérielles de terminologie, issues d'un travail de fond particulièrement solide, qui soient finalement retenues pour l'harmonisation, notamment dans le domaine des transports. Le cas du slovène est également à souligner. En tant que membre récent de l'Union, cet État vient de procéder à la traduction de l'acquis communautaire, ce qui l'a conduit à inventer un grand nombre de termes juridiques et techniques pour désigner les concepts européens. Dans le cas de LexALP, il est souvent arrivé que les interlocuteurs slovènes soient pris de court devant des concepts qu'ils ne savaient désigner en slovène ou des distinctions que la langue slovène, encore jeune en matière de droit de l'environnement et de l'aménagement du territoire, avait du mal à exprimer. Cette situation a compliqué le travail d'harmonisation pour les juristes et linguistes slovènes. Néanmoins, on peut affirmer que ce sont probablement les utilisateurs slovènes, qu'ils soient traducteurs, rédacteurs et juristes ou personnels administratifs, qui tireront le meilleur profit de la base LexALP car, en dehors de l'acquis communautaire, ils disposent d'un nombre limité de ressources en slovène dans le domaine du droit international. Le travail d'harmonisation a confirmé que la terminologie juridique ne pouvait se limiter aux termes exclusivement utilisés par les juristes et que l'application du droit nécessite de définir dans son optique de nombreux concepts appartenant à ses domaines d'application. La pluridisciplinarité et le multilinguisme ont été conjugués pour aider à construire une langue juridique dans un espace spécifique – géographique, écologique, social, institutionnel et juridique – qui exige de la part des acteurs concernés la capacité à dialoguer pour arriver à des compromis. Les arguments qui s'échangent au cours du processus d'harmonisation montrent bien comment l'édification d'une terminologie juridique commune ne s'appuie pas seulement sur une logique « scientifique », mais se fonde aussi sur la prise en compte de réalités très diverses (linguistiques certes, mais également sociales, politiques et institutionnelles) qui intègrent toutes une dimension pragmatique. Comme le souligne Jean-Claude Gémar (1995 : 150), les équivalences fonctionnelles qui résultent de la traduction et de l'harmonisation juridiques sont surtout « le produit d'une volonté (politique) consensuelle sur les termes d'une entente ». L'objectif était de parvenir à une meilleure communication entre les États alpins, confrontés à des difficultés communes et souhaitant renforcer l'efficacité de l'instrument juridique élaboré pour y répondre. La définition des concepts, l'harmonisation des termes et des phraséologismes dans les quatre langues permettront, nous l'espérons, une meilleure application de la Convention alpine et de ses protocoles. Les travaux collectifs ont également permis de nombreux échanges entre partenaires alpins et une meilleure connaissance commune des problématiques alpines et des législations existantes. Ce travail consensuel semé d'obstacles est à l'image de la construction de l'Europe et l'identité européenne de tous les participants s'en est trouvée renforcée . | La question de la sélection des termes et celle de l’harmonisation figurent parmi les problèmes classiques de la terminologie. Le cadre multilingue du projet LexALP, adossé sur la Convention Alpine, conduit à reposer ces questions, à partir des problèmes posés par la constitution d’une base terminologique intégrant quatre langues (français, allemand, italien et slovène) et visant à harmoniser la terminologie juridique utile à l’aménagement et à la protection de l’arc alpin. L’article montre que la notion de terminologie juridique doit être envisagée sur plusieurs plans : celui des concepts proprement juridiques, celui de termes issus des vocabulaires techniques scientifiques mais ayant des implications juridiques, celui enfin des termes empruntés au lexique commun, mais devant être spécifiés juridiquement. Le processus d’harmonisation, décrit dans la deuxième partie de l’article, est présenté comme ayant une influence directe sur le traitement terminologique : l’harmonisation oblige en effet à préciser les concepts, et conduit parfois aussi à des compromis, en fonction des enjeux institutionnels et politiques. L’établissement de la terminologie juridique nécessaire au projet intègre donc nécessairement une dimension pragmatique et institutionnelle. | linguistique_11-0255099_tei_671.xml |
termith-647-linguistique | Dans cet article, nous allons étudier la spécificité de l'écriture d'une historienne, Arlette Farge, et les enjeux qu'elle révèle à propos de la validité de l'argumentation au sein de sa discipline. Pour introduire notre problématique, il convient, à titre liminaire, de revenir sur une définition de la discipline rhétorique, telle qu'on la trouve chez Aristote : Admettons donc que la rhétorique est la faculté de découvrir ce qui, dans chaque cas, peut être propre à persuader. Aucun autre art n'a cette fonction; tous les autres sont, chacun pour son objet, propres à l'enseignement et à la persuasion; c'est par exemple, la médecine sur les états de santé et de maladie; la géométrie sur les variations de grandeurs; l'arithmétique au sujet des nombres, et ainsi que des autres arts et sciences; mais, peut-on dire, la rhétorique semble être la faculté de découvrir spéculativement sur toute donnée le persuasif; c'est ce qui nous permet d'affirmer que la technique n'appartient pas à un genre propre et distinct. (Rhétorique, I, 1, 1357a) La finalité de la discipline rhétorique est claire : son rôle est d'étudier les sources de la persuasion des discours, quelle que soit la discipline. Partant, Aristote définit les objets d'étude de la rhétorique, à savoir les deux types de preuves que peuvent mobiliser les orateurs : Entre les preuves, les unes sont extratechniques, les autres techniques; j'entends par extratechniques, celles qui n'ont pas été fournies par nos moyens personnels, mais étant préalablement données, par exemple, les témoignages, les aveux sous la torture, les écrits, et autres du même genre; par technique, j'entends celles qui peuvent être fournies par nos moyens personnels; il faut par conséquent utiliser les premières mais inventer les secondes. (Ibid., 1357a) Or, s'il y a une spécificité de la rhétorique dans l'étude des sources de la persuasion quel qu'en soit le genre, les chercheurs des autres disciplines peuvent développer une réflexion propre sur les critères de la validité de leurs discours. Dans le cas de l'histoire, sur laquelle porte cet article, reconnaître que les historiens peuvent « inventer » des preuves est problématique. Voici comment Krzyzstof Pomian définit la validité de la narration historique : Une narration se donne pour historique quand elle affiche son intention de soumettre à un contrôle son adéquation à la réalité extratextuelle passée dont elle traite. Mais pour qu'une narration soit historique, il faut que cette intention ne soit pas vide; cela veut dire que les opérations de contrôle qu'elle programme doivent pouvoir être effectivement exécutées par le lecteur compétent, à moins que l'impossibilité de les exécuter résulte des événements survenus après que cette narration a été rédigée (destruction des archives par exemple, perte, vol ou autres accidents de même nature). (Pomian, 1989, p. 121) Les preuves que l'historien est en droit de mobiliser pour construire son récit semblent relever de la catégorie des preuves extratechniques dont parle Aristote. En ce sens, le champ de validité des discours en histoire ne serait qu'une partie du champ de la validité des discours tel qu'elle est étudiée par la discipline rhétorique. L'objectif de cet article est de questionner, en partant du cas d'Arlette Farge, quelques enjeux de cette différence de champs. Pour ce faire, nous procéderons en trois temps. Dans un premier temps, nous étudierons le lien entre le rapport original d'Arlette Farge avec les archives et la réflexion qu'elle porte sur son écriture. Nous verrons qu'elle fait part, dans ses réflexions théoriques, de sa difficulté à définir la relation que doivent entretenir son écriture et son point de vue d'historienne avec la vérité historique singulière à laquelle donnent accès les archives. Dans un second temps, nous analyserons l'écriture de l'historienne dans des extraits de La vie fragile (Farge, 1986). En particulier, nous verrons que son écriture révèle un ethos complexe, qui se caractérise par des glissements d'un point de vue de surplomb à un point de vue qui s'apparente davantage à celui d'un témoin privilégié de la réalité passée. Nous étudierons alors la manière dont cet ethos peut être utilisé comme une preuve rhétorique. Dans un dernier temps, nous nous pencherons sur les problèmes que pose l'analyse des effets persuasifs de l ' ethos d'Arlette Farge pour la validité des discours en histoire. Cela nous conduira à l'indentification d'un paradoxe entre le champ de la preuve rhétorique et le champ de la preuve en histoire. Dans Le goût de l'archive (1989), Arlette Farge se distancie d'une étude des archives (en l'occurrence, les archives judiciaires) qui ne se focaliserait que sur les données factuelles ou vérifiables : La déviance et la marginalité disent beaucoup sur la norme et le pouvoir politique, et chaque type de délit reflète un aspect de la société. Cette façon de lire les documents à travers la fiabilité de renseignements tangibles laisse malgré tout en exil de sens tout ce qui n'est pas dûment « véritable », vérifiable, et qui pourtant est notifié. (Farge, 1989, p. 39) Le désir d'Arlette Farge de prendre en compte la vérité singulière des archives l'a menée à deux types de réflexions : la posture que l'historien doit adopter vis-à-vis de la dimension esthétique, émotionnelle des archives et la nature de l'écriture de l'histoire qui permettrait de déchiffrer les archives sans neutraliser le rapport sensible qu'elles permettent au passé. La relation qu'Arlette Farge a nouée avec Michel Foucault a été déterminante pour sa réflexion sur le statut des émotions en histoire. Michel Foucault, qui travaillait alors sur les formes de répression, avait remarqué la thèse de l'historienne sur les voleurs d'aliments à Paris au 18 e siècle (Farge, 1974). Il a pris contact avec elle pour avoir son avis sur son projet de publier des lettres d'enfermement (issues des archives de la Bastille), car il avait été frappé par leur esthétique. Après discussion, Arlette Farge a convaincu Michel Foucault que les archives ne devaient pas être livrées de manière brute, mais qu'elles devaient être accompagnées d'un travail d'écriture : J'ai toujours pensé que les choses ne se livrent pas esthétiquement, d'un bloc, qu'il y a quelque chose à élucider, qu'on s'approprie mal les objets du xviii e si on les prend comme des objets esthétiques. Ce qui ne veut pas dire que je ne partage pas son émotion esthétique, au contraire. « Pour moi, disait-il [Foucault ], c'est comme des nouvelles littéraires, mais je n'ai jamais ressenti en littérature de vibration physique aussi intense que celle -ci. » J'y souscris complètement. Mais justement : être fidèle à cette vibration physique, c'est la poursuivre en écrivant l'histoire. (Farge, 2001, p. 6) C'est, selon elle, à la suite du travail qu'elle a réalisé avec Foucault (Farge, Foucault, 1982) qu'elle s'est sentie autorisée à faire un objet d'étude des émotions qui s'exprimaient à travers les archives. Elle aborde d'ailleurs cette question en introduction de La vie fragile, premier ouvrage qu'elle a publié à la suite de sa collaboration avec Foucault : Si on s'entend sur cette façon d' être requise par l'émotion, ce qui peut être un vrai travail, l'émotionnel et l'esthétique deviennent autre chose que ce que les historiens, à juste titre, ne souhaitent pas qu'ils soient. Car l'émotion n'est pas fusion entre l'archive et soi, annihilant toute capacité de penser le concret, mais constitution d'une réciprocité avec l'objet, où la distance introduit de la signification. L'émotion ouvre sur une attitude opératoire, et non passive, qui capte les mots écrits non comme des résultats de recherche, mais comme des instruments d'appréhension du social et de la pensée. (Farge, 1986, p. 10) Ainsi défini, le rapport d'Arlette Farge aux archives semble se caractériser par une tension entre une sensibilité nécessaire à capter l'émotion qui émane des archives et une mise à distance permettant de les utiliser comme des outils pour aborder les enjeux sociaux du siècle dont elle est spécialiste. Cette tension se retrouve dans ses réflexions sur son écriture. Arlette Farge s'inspire des réflexions de Paul Ricœur, avec l'idée que l'historien doit tenir compte de l'incertitude de l'événement : Bien sûr, « l'histoire survient quand la partie est terminée », écrit Paul Ricœur, mais l'écriture de l'histoire doit garder le goût de l'inaccompli, en laissant par exemple errer les libertés après qu'elles eurent été bafouées, en refusant de rien clore, en évitant toute forme souveraine des savoirs acquis. (Farge, 1989, p. 146) L'historienne ne dépasse pas, dans ses écrits théoriques, le constat d'une tension inhérente à l'écriture qui lui permettrait de mener à bien son projet de recherche. On le voit en particulier dans le caractère ouvert de ses propos, dans les dernières pages du Goût de l'archive : Il y a sûrement moyen, par le seul choix des mots, de produire des secousses, de rompre des évidences, de prendre à revers le fil débonnaire de la connaissance scientifique. Il y a sûrement moyen d'aller au-delà de la restitution morne d'un objet historique, en marquant des lieux où le sens s'est défait, en produisant du manque là où régnaient des certitudes. Tendue entre le besoin de construire du sens avec un récit qui se tienne, et la certitude qu'il ne faut rien réifier, l'écriture se cherche entre intelligence et raison, passion et désordre. (Ibid., p. 146) C'est donc de façon pragmatique, par l'écriture de l'histoire, qu'Arlette Farge dénoue les tensions qu'elle évoque sur le plan théorique. Nous allons maintenant entrer dans l'analyse d'extraits de La vie fragile. Cet ouvrage, comme mentionné plus haut, est le premier publié par l'auteur après sa collaboration avec Michel Foucault. À la demande de l'historienne, cette collaboration s'était concrétisée par un ouvrage faisant alterner des passages de mise en contexte, écrits par les deux auteurs, et des séries d'archives regroupées par thèmes. Dans La vie fragile, la « vérité » propre aux archives est transmise par une écriture où la plume de l'auteur et ses sources entretiennent une relation complexe. Nous aimerions en particulier montrer que cela se traduit par des glissements d'un point de vue de surplomb, traditionnel en histoire, à un point de vue qui tend à se rapprocher de celui d'un témoin privilégié des événements narrés. Ces glissements semblent s'accompagner de changements subtils au niveau de l ' ethos grâce auquel Arlette Farge interagit avec son lecteur. Les extraits que nous allons étudier se situent dans la dernière partie de l'ouvrage, consacrée aux foules. Dans un siècle où l'espace public est en construction, la rue est le lieu de pratiques sociales collectives (processions, exécutions publiques, fêtes…) qui participent de la relation entre le pouvoir royal et le peuple. Dans l'extrait suivant, Arlette Farge adopte un point de vue classique en histoire, en analysant un des ressorts par lesquels le pouvoir royal se perpétue : Régulièrement sollicitées par le pouvoir royal pour contempler sa scène sacrée, religieuse, politique et autoritaire, des foules immenses « à épaisses colonnes », viennent le temps d'une journée contempler, selon des itinéraires et des rites précis, une monarchie qui ne peut exister sans être vue. L'apparat mis en œuvre, le déploiement des fastes et des fêtes, le merveilleux des feux d'artifices et des illuminations sont autant de façons d'enraciner l'indispensable alliance entre le peuple et son roi. (Farge, 1986, p. 202) Le point de vue de l'auteur peut ici être décrit comme un point de vue de surplomb. Arlette Farge présente un aspect du fonctionnement de la royauté au 18 e siècle. Son analyse repose sur la comparaison d'un ensemble de pratiques étudiées sur le long terme, étude permise par le recul dont elle bénéficie vis-à-vis des événements. Un tel point de vue contraste avec celui qu'elle adopte dans l'extrait suivant, que nous allons analyser plus longuement : « Carnage », « effroyable boucherie », « lendemain de bataille », « ville assiégée » …, les contemporains sont frappés de stupeur par l'ampleur et l'injustice de l'accident survenu le soir du feu d'artifice. Le feu d'artifice vient de s'achever : tout le monde est un peu déçu, la plus belle partie du spectacle s'est consumée dans les flammes, avant même d'avoir eu le temps d'exploser en figures de lumières. La foule s'apprête à quitter la place pour se rendre sur les boulevards, où attendent des illuminations. Le plus simple est d'emprunter la rue Royale, ce qu'elle fait tranquillement. Tout aussi tranquillement, mais en sens inverse, ceux qui étaient restés à l'entrée des boulevards cherchent à rejoindre la place dont ils n'ont pas pu voir les riches illuminations. Pour cela, ils prennent ou veulent prendre la rue Royale. Eux aussi. Au même moment, des carrosses, jusqu'ici maintenus derrière la colonnade, se fraient brutalement un passage. Une bousculade impitoyable s'ensuit; les deux colonnes de foule, prêtes au spectacle, se rejoignent dans une « presse » effroyable. Un « fleuve de peuple » se trouve maintenant divisé par les voitures, en « pelotons extrêmement serrés qui se roulaient en différents sens sur le long de la rue, plusieurs hommes et femmes ainsi ballotés, déjà trop faibles pour soutenir des chocs aussi violents ont eu le malheur de rencontrer sous leurs pieds des rigoles et des pierres. » Le désordre devient général, tandis que la panique atteint toute une partie de cette marée humaine. Des ifs d'illumination se renversent en même temps que deux carrosses, immédiatement piétinés par ceux qui s'en servent comme refuge pour capter un peu d'air en se perchant sur les débris. Les chevaux s'affalent sur la foule, sous leurs sabots expirent des hommes et des femmes déjà à moitié asphyxiés. Tassés à l'extrême, sans aucun recours, d'autres meurent debout, les uns contre les autres : « Le sang leur sortait par la bouche, le nez et les oreilles et ils ne sont tombés par terre que lorsque la foule ne les a plus soutenus », note un des rapports de police. (Farge, 1986, p. 236) Dans le premier énoncé, la polyphonie marquée par la mise entre guillemets est claire. Les propos sont d'ailleurs attribués aux « contemporains », « frappés de stupeur par l'ampleur et l'injustice de l'accident ». Dans la suite de l'extrait, nous pouvons remarquer deux évolutions : le point de vue de l'auteur entretient un rapport de simultanéité avec les événements narrés, elle en vient à partager (et à transmettre au lecteur) le ressenti sur les événements (stupeur et injustice) qu'elle attribuait aux contemporains dans la première phrase. Dès le second énoncé « le feu d'artifice vient de s'achever », le temps du récit devient celui des événements au moment où ils se produisent. L'impression de simultanéité est entretenue par des expressions comme : « au même moment », « se trouve maintenant », « en même temps que » ou « immédiatement ». L'implication de l'auteur, et la tension qui en résulte avec le point de vue de surplomb traditionnel en histoire, est particulièrement perceptible dans l'énoncé : « le plus simple est d'emprunter la rue royale, ce qu'elle [la foule] fait tranquillement ». Le jugement sur l'itinéraire à emprunter pourrait très bien être celui d'un acteur contemporain de la scène et rien ne permet de le distinguer de celui de l'auteur. Dans la seconde partie de l'énoncé, l'auteur retrouve une distance vis-à-vis des événements en renouant avec un point de vue descriptif, marqué par l'emploi du démonstratif « ce que ». La suite du texte se caractérise par des procédés d'écriture qui semblent destinés à transmettre au lecteur quelque chose qui relève d'un ressenti sur les événements. Nous le voyons, tout d'abord, au niveau de l'utilisation des extraits d'archives. Alors que ce passage mêle des extraits de sources aux propos de l'auteur, il se caractérise par une unité de ton. Les termes axiologiques employés par Arlette Farge (« brutalement », « impitoyable », « effroyable », « tassés à l'extrême ») prolongent la violence des propos rapportés (« lendemain de bataille », « pelotons extrêmement serrés », « des chocs aussi violents »). Certains de ces termes se retrouvent autant dans les propos de l'auteur que dans les propos qu'elle rapporte : « “effroyable boucherie” », « une “presse” effroyable ». D'autre part, si les extraits d'archives permettent d'attester de la véracité du récit de l'auteur, ils semblent également avoir été choisis pour appuyer la violence de la scène (en particulier la dernière citation). Le rapport que l'écriture de l'historienne entretient avec ses sources participe donc de la construction d'une ambiance générale de brutalité et de chaos (en opposition à un usage des sources comme moyen de fonder la narration historique sur des éléments issus de la réalité extratextuelle). Cet extrait se caractérise d'ailleurs par un important travail d'écriture, qui semble être mis au service de la mise en scène de la catastrophe. Dans la première partie de l'extrait, l'auteur nous place dans une situation initiale paisible, avec l'emploi à deux reprises de l'adverbe « tranquillement ». Cette situation initiale est rompue par un événement brusque : les carrosses se « fraient brutalement un passage ». De même si l'on s'arrête sur la construction de l'énoncé suivant : « Les chevaux s'affalent sur la foule, sous leurs sabots expirent des hommes et des femmes déjà à moitié asphyxiés ». Elle présente deux procédés stylistiques : une allitération et une inversion qui renforce d'autant la sonorité de la formule. Ainsi, le travail d'écriture d'Arlette Farge semble viser à introduire un point de vue qui aurait pu être celui d'un acteur frappé par la violence de la scène. Le paragraphe qui suit directement cet extrait témoigne de la tension qui est susceptible de s'instaurer entre le point de vue de surplomb de l'historien et un point de vue impliqué dans les événements : La mort survenue au cœur de la fête est ressentie comme une grave tragédie : trop de négligences de la part des organisateurs et des polices font de l'événement un signe certain du peu de cas fait à la sécurité du menu peuple. La fête le convie pour qu'il batte des mains; absorbée par sa volonté de le voir répéter les gestes dont elle a besoin, elle délaisse les conditions mêmes qui peuvent permettre son enthousiasme. Une fois l'accident survenu, il est temps pour chacun des acteurs sociaux d'entreprendre une lecture des événements. Lecture conflictuelle où les intérêts des uns et des autres entrent en jeu : le roi ne peut sortir grandi de cette journée, ne serait -ce que pour avoir oublié que les formes d'alliance ne peuvent exister unilatéralement. (Farge, 1986, p. 237) La parole de l'historienne semble ici reposer sur l'expression « est ressentie ». Avec ces mots, elle retrouve une distance avec l'impact émotionnel de l'événement; la tragédie n'est plus ressentie par l'auteur, mais ce ressenti devient objet d'étude de l'historien : « trop de négligences de la part des organisateurs et des polices font de l'événement un signe certain du peu de cas fait à la sécurité du menu peuple ». Ce point de vue d'historien tend cependant à se diluer dans un passage qui résonne plutôt comme une sentence : « elle délaisse les conditions mêmes qui peuvent permettre son enthousiasme » et « le roi ne peut sortir grandi de cette journée, ne serait -ce que pour avoir oublié que les formes d'alliance ne peuvent exister unilatéralement ». Ainsi, les changements de point de vue d'Arlette Farge semblent également se traduire par des glissements subtils au niveau de son ethos. Son souhait de faire partager au lecteur le ressenti des contemporains (qui se traduit par la construction d'un point de vue impliqué dans les événements) semble indissociable d'un rapprochement entre son jugement et le jugement des acteurs du passé qu'elle cherche à transmettre. Nous allons maintenant voir que cet ethos complexe peut, à l'occasion, servir de preuve lorsque l'historienne est en situation d'argumentation. Dans le passage que nous abordons maintenant, Arlette Farge étudie le rapport du peuple à la violence des exécutions publiques. L'enjeu est pour elle de contester les interprétations qu'en ont donné jusqu' àlors les historiens : Malgré toutes les explications qui ont pu être données sur les changements de sensibilité, rien n'est venu expliciter de quoi était faite cette rencontre, dite barbare, entre un peuple et une victime. Pourtant, dans cette relation qui pose question, on peut déchiffrer et repérer un certain nombre d'éléments propres à mieux définir les comportements populaires. (Farge, 1986, p. 211) Dans ce passage, l ' ethos d'Arlette Farge se dessine clairement : elle se présente comme historienne, spécialiste de son siècle, et affirme qu'elle peut offrir une explication historique nouvelle en mobilisant « un certain nombre d'éléments propres à mieux définir les comportements populaires ». Elle souligne ensuite l'ambiguïté de l'attitude des chroniqueurs qui, comme Louis Sébastien Mercier, « se déplacent pour les exécutions, les décrivent abondamment et, simultanément, s'indignent de voir les foules se mouvoir pour cette même raison. Il leur est impossible d'inscrire une réelle distance entre ce genre de spectacle et eux -mêmes » (ibid., 1986, p. 213). Elle avance ensuite son hypothèse : cette difficulté d'établir une distance vis-à-vis des exécutions doit être une caractéristique de la population du 18 e siècle dans son ensemble. La rue n'est en effet pas le théâtre des seules exécutions publiques mais d'une multitude d'autres pratiques collectives, caractéristiques de l'espace public de l'époque. Ainsi, « il faudrait une volonté politique assurée, l'expression d'un refus collectivement pensé et accepté pour ne pas y participer » (ibid., 1986, p. 213). Voici le passage dans lequel l'historienne justifie son interprétation de la présence du peuple du 18 e siècle aux exécutions publiques : On peut presque avancer qu'on ne se déplace pas pour une exécution, mais qu'on accomplit là un geste existentiel, normal, celui de vivre avec autrui les événements donnés, sur les lieux mêmes où la réalité sociale se fabrique et se crée. Au moment des pluies ou des grandes sécheresses, on part en longue procession promener la châsse de sainte Geneviève; à la Saint-Jean, on brûle rituellement quelques chats et on s'attroupe autour du feu; à la fête de la Vierge, on promène la statue du comte d'Osier dans les rues de Paris pour narguer les protestants; sur la tombe du diacre Pâris, des hommes et des femmes en lévitation expriment leur foi dans de longues harangues écoutées par le peuple amassé; place de Grève, le lundi, on étale de la paille pour mieux s'asseoir et attendre l'embauche; rue de Buci, un coupeur de bourses est mis au pilori, tandis que Montagne-Sainte-Geneviève, une jeune blanchisseuse accouche en pleine rue d'un enfant mort-né, qu'elle pose affolée dans sa brouette, pour le montrer au commissaire de police du quartier et éviter d' être accusée d'infanticide; place de Grève, on exécute des bandits de grand chemin. Comment, dès lors, imaginer qu'on puisse déserter la place de Grève un jour d'exécution si la réalité sociale est à ce point tissée par un flux incessant de démonstrations et de réactions populaires ? (Ibid., p. 213-214) Dans ce passage, l'objectif de l'historienne est de fournir des preuves de l'hypothèse exprimée à la première ligne : « on ne se déplace pas pour une exécution, mais on accomplit là un geste existentiel normal ». Son propos se présente, au niveau de la forme, comme une démonstration : il s'ouvre par « on peut presque avancer » et se conclut par un « dès lors ». Nous allons maintenant étudier la manière dont Farge étaye son hypothèse. L'extrait se compose d'une succession de microrécits, du type « on part en longue procession promener la châsse de sainte Geneviève » ou « on promène la statue du comte d'Osier dans les rues de Paris pour narguer les protestants ». Nous pouvons alors envisager que c'est bien sur ces microrécits que l'historienne cherche à fonder son argumentation. Où peut donc se situer leur force argumentative ? En premier lieu, leur abondance et leur succession rapide saturent le texte. L'image que le lecteur pourra tirer de la réalité du 18 e siècle sera sans doute celle d'un espace constamment occupé par des manifestations collectives. Nous relevons par ailleurs plusieurs occurrences du pronom « on » : il est le sujet de la grande majorité des énoncés qui décrivent les actions. Par son caractère indéfini, il suggère que la participation aux pratiques décrites n'est pas le fait de tel ou tel groupe de personnes défini, mais le fait de la société dans son ensemble. Nous pouvons également noter que, parmi les gestes quotidiens présentés au lecteur, certains se caractérisent par une violence qui n'a rien de naturel pour notre sensibilité actuelle : « place de Grève, le lundi, on étale de la paille pour mieux s'asseoir et attendre l'embauche; rue de Buci, un coupeur de bourses est mis au pilori ». Ce que nous aurions tendance à percevoir comme un spectacle barbare côtoie les faits les plus anodins. Les caractéristiques des microrécits que nous venons de décrire confirment l'hypothèse d'Arlette Farge : il nous a été présenté une réalité sociale formée d'une multitude de manifestions collectives, dont des exécutions, auxquelles le peuple participe indistinctement. La question que pose l'historienne, en guise de conclusion, est une question rhétorique qui sollicite l'empathie du lecteur par un appel au sens commun : « comment, dès lors, imaginer qu'on puisse déserter la place de Grève un jour d'exécution si la réalité sociale est à ce point tissée par un flux incessant de démonstrations et de réactions populaires ? » La reprise du pronom « on » participe de la force persuasive de son propos : déserter la place impliquerait de constituer une entité distincte du « on » collectif, ce qui reviendrait à s'extraire de la réalité sociale de l'époque. La force persuasive du texte semble alors reposer en partie sur des procédés qui relèvent de la structure même du texte : une mobilisation particulière de microrécits qui ne s'appuient pas, en l'absence de notes de bas de page, sur une réalité extérieure au texte. En outre, certains aspects persuasifs du texte semblent avoir une origine purement linguistique : l'emploi du pronom « on » contraint le lecteur à adhérer à un sens commun supposé, par empathie. Nous avons vu que l ' ethos d'Arlette Farge avait deux caractéristiques, donnant lieu à une tension : l ' ethos d'historienne experte et l ' ethos de témoin privilégié de l'époque. Cette tension est particulièrement présente dans la première phrase de l'extrait : « On peut presque avancer qu'on ne se déplace pas pour une exécution, mais qu'on accomplit là un geste existentiel, normal, celui de vivre avec autrui les événements donnés, sur les lieux mêmes où la réalité sociale se fabrique et se crée. » Le premier « on » renvoie en effet à Arlette Farge, l'historienne qui, en situation d'argumentation, peut légitimement s'appuyer sur son statut et ses compétences pour étayer son hypothèse. Le deuxième « on » est sujet d'une action collective qui vaut au sein de la réalité passée. À partir de ce moment, Farge est engagée dans la justification de son hypothèse comme témoin fictif des motivations du peuple de Paris, objet de sa description. La suite du texte est caractérisée par une évolution du point de vue adopté qui, comme nous l'avons vu plus haut, est susceptible de se rapprocher des faits décrits. Dans la phrase « on ne se déplace pas pour une exécution », le « on » a une valeur générale, mis pour la population du 18 e siècle dans son ensemble et dans une échelle temporelle indéfinie. Il en est de même dans la phrase « on accomplit là un geste existentiel ». Les utilisations suivantes du pronom « on » sont associées à des actes plus ponctuels et acquièrent, partant, un caractère plus descriptif : « on part en longue procession promener la châsse de sainte Geneviève », et à des catégories de personnes plus ciblées : « place de Grève, le lundi, on étale de la paille pour mieux s'asseoir et attendre l'embauche ». Enfin, les « on » disparaissent au profit d'acteurs définis comme le « coupeur de bourse » ou « la jeune blanchisseuse ». L'échelle temporelle devient alors celle des événements au moment où ils surviennent : « une jeune blanchisseuse accouche en pleine rue d'un enfant mort-né, qu'elle pose affolée dans sa brouette ». Dans ce dernier cas, le lecteur, si l'on peut dire, assiste à une action « en direct ». Si nous nous replaçons maintenant au niveau de l'argumentation, il semble que l'historienne ait procédé « comme si » elle ouvrait une fenêtre sur la réalité du 18 e siècle en invitant le lecteur à « vérifier par lui -même ». Pourtant c'est bien à l'écriture d'Arlette Farge qu'est confronté le lecteur, écriture qu'elle mobilise comme un témoignage fictif, jouant le rôle de contre-argument autour d'une question historiographique (le rapport du peuple à la violence). La position de l'historienne ne se fonde pas, en effet, sur des arguments mais sur des microrécits qui présentent le peuple du 18 e siècle sous un aspect différent de celui qui nous avait été transmis jusqu'alors par les sources disponibles. Cette technique est particulièrement frappante dans ce passage : « place de Grève, le lundi, on étale de la paille pour mieux s'asseoir et attendre l'embauche; rue de Buci, un coupeur de bourses est mis au pilori ». Il s'agit en effet d'une illustration de l'hypothèse « on ne se déplace pas pour une exécution, mais […] on accomplit là un geste existentiel, normal, celui de vivre avec autrui les événements donnés, sur les lieux mêmes où la réalité sociale se fabrique et se crée ». Cette hypothèse est confirmée par ce que l'on pourrait décrire comme un effet d'évidence : le lecteur est confronté à une réalité dans laquelle le peuple occupe l'espace pour accomplir ses activités quotidiennes et cet espace public peut également être utilisé pour les exécutions. En termes de preuves techniques, il semble qu'Arlette Farge, s'appuyant sur la relation intime qu'elle a nouée avec les archives, puisse être amenée à opposer sa reconstruction de la réalité sociale de l'époque aux interprétations qui en ont été proposées jusque -là. Cette proximité particulière vient alors servir d'argument dans le débat. Nous avons donc vu que le projet de Farge impliquait un important travail d'écriture, qui se traduisait par l'élaboration d'un ethos complexe. Nous avons également vu que cet ethos pouvait être mobilisé comme une preuve technique lorsque l'historienne est en situation d'argumentation. Il nous reste maintenant à revenir sur la dimension problématique de cette caractéristique de l'écriture d'Arlette Farge au niveau des critères de validité du discours des historiens. Arlette Farge est consciente de la dimension problématique que peut avoir son écriture au regard des cadres de sa discipline. Cela a pu l'amener à publier certains de ses ouvrages dans des collections de fiction, comme La chambre à deux lits et le cordonnier de Tel-Aviv (Farge, 2000), ou à en définir un autre comme un essai (Farge, 2009). Néanmoins, elle est également soucieuse de sa légitimité comme historienne : C'est de l'écriture, soit, mais pas de la littérature. Alors ça vraiment, je le revendique. Et même assez violemment, comme un combat. Pour moi, ça n'est pas de la fiction. J'ai la conviction que les mots, la place des mots, la syntaxe, la sonorité, le travail sur l'écriture, peuvent permettre à l'histoire de rendre sensibles les mouvements imperceptibles, infinis, des opinions, des foules, des sentiments. Ce sont les mots qui peuvent faire ça. Alors on dit : « fiction », « roman », « littérature ». Je veux bien que ça soit bien écrit, mais c'est écrit pour que ce soit efficace, pour que les gens perçoivent les objets du 18 e siècle, et s'en emparent. (Farge, 2001, p. 6) Le fait que l'auteur « revendique » que l'importance qu'elle accorde à l'écriture ne la voit pas catégorisée dans le genre littéraire, le fait que son idée d'un travail sur les mots ou la syntaxe au service de l'histoire repose sur une « conviction », nous renvoie à la difficulté qu'elle éprouve à le légitimer sur le plan théorique (son rapport aux émotions et à l'écriture restant en tension). Cette mise au point doit par ailleurs être remise dans le contexte des problématiques soulevées par le courant du linguistic turn. Ce courant a suscité une crainte, en particulier dans le monde francophone, que la reconnaissance du travail de construction linguistique que comporte le travail des historiens brouille les frontières entre histoire et fiction : Hayden White prend place dans ce courant [du linguistic turn] dès les années 1970, lorsqu'il soutient que l'explication s'effectue par la mise en intrigue. Il prétend également que la réalité n'est pas extérieure au langage, mais constituée par lui. Dans son ouvrage Metahistory, il prétend que l'histoire n'est qu'un genre littéraire comme un autre et n'a pas plus de référence au réel que le roman, même s'ils partagent tous deux l'illusion référentielle. (Wallenborn, 2006, p. 56) Au cœur de ce débat, Carlo Ginzburg, soucieux des dérives négationnistes auxquelles pourrait conduire une lecture relativiste des travaux de Hayden White (Ginzburg, 2007, p. 34-60), a tenté de montrer que la reconnaissance de la dimension rhétorique du travail des historiens ne s'opposait pas à la possibilité d'évaluer la validité de leurs écrits. Le travail de l'historien, selon Ginzburg, peut être rapproché des méthodes des chasseurs-cueilleurs : Ce qui caractérise ce savoir, c'est la capacité de remonter, à partir de faits expérimentaux apparemment négligeables, à une réalité complexe qui n'est pas directement expérimentable. On peut ajouter que ces faits sont toujours disposés par l'observateur de manière à donner lieu à une séquence narrative, dont la formulation la plus simple pourrait être « quelqu'un est passé par là ». (Ginzburg, 1989, p. 148-149) Entre d'autres termes, en l'absence d'une connaissance exhaustive du passé, l'historien ne peut espérer faire progresser sa connaissance de l'histoire sans avoir recours à des figures et à des modèles rhétoriques. Le logos lui permet de combler, par la formulation d'un récit vraisemblable, les zones d'ombres laissées par les sources dont il dispose. Si, dans la phase de découverte, l'historien est amené à user des modèles et des figures de la rhétorique, sa narration ne sera valable du point de vue de l'histoire sans administration de preuves dans la phase de justification. La reconnaissance de la dimension rhétorique des preuves que l'historien peut alors mobiliser est problématique. Dans un petit texte intitulé « La latitude, les esclaves, la Bible », Carlo Ginzburg étudie la destinée personnelle d'un marchand du nom de Jean-Pierre Purry pour éclairer la question plus générale des rapports entre la Bible et la colonisation. Dans l'extrait que nous reproduisons, l'historien semble vouloir partager avec son lecteur le récit qui lui a permis de faire avancer sa connaissance de cet aspect de l'histoire : Purry était en mesure de voir la terre comme un tout. Peu d'hommes avant lui avaient atteint une compréhension aussi globale; très peu d'hommes avaient eu la possibilité ou la capacité d'exprimer leur propre expérience et leurs propres idées à ce propos. Qu'est -ce qui a permis à Purry de le faire ? Il n'est pas aisé de répondre à cette question. Purry était sans doute une personne assez cultivée, mais nous ne savons rien de son éducation. Une chose saute aux yeux : Purry pensait avec la Bible – une expérience pratiquée par d'innombrables individus après lui. La Bible lui fournit des mots, des arguments et des récits. (Ginzburg, 2002, p. 15) Carlo Ginzburg soumet ses interrogations au lecteur : d'où provient la vision globale du monde dont disposait un individu comme Purry ? En écrivant « il n'est pas aisé d'y répondre » et « nous ne savons rien de son éducation », l'auteur situe la suite de son propos dans le domaine de la conjecture. Pourtant, la suite du texte redevient affirmative et ne semble pas faire l'objet d'une discussion : « Purry pensait avec la Bible – une expérience pratiquée par d'innombrables individus après lui. La Bible lui fournit des mots, des arguments et des récits ». Ce changement de ton aura certainement pour effet de réinstaurer l'autorité de l'historien aux yeux du lecteur : Ginzburg affirme et nous n'avons pas a priori de raison de ne pas considérer ses propos comme la vérité. À quel niveau se situe la preuve permettant à l'auteur de passer de la question formulée à l'affirmation selon laquelle Purry avait une conception globale du monde parce qu'il pensait avec la Bible ? Nous retrouvons en premier lieu une conception de la preuve « classique » en histoire. L'historien peut affirmer que Purry pensait avec la Bible car cela se voit dans ses « mots, [ses] arguments et [ses] récits ». Mais le lecteur pourrait encore exiger que l'historien lui présente des documents écrits de la main de Purry susceptibles d' être rapprochés de certains passages de la Bible. Les propos de Ginzburg pourront donc être soumis aux mécanismes de contrôle tels que définis, entre autres, par Krzysztof Pomian. Le recours à cette acceptation classique de la preuve en histoire ne doit pas nous faire oublier la dimension incertaine de la réponse apportée car, même à la fin du texte, la proposition « il n'est pas aisé de répondre à cette question » reste vraie. En l'absence d'une connaissance exhaustive du passé, la preuve permettant le passage de l'interrogation à l'affirmation est elle -même de nature rhétorique : si les indices sur lesquels le Ginzburg enquêteur a pu fonder son propos revêtent une réelle dimension heuristique, la part d'incertitude qui les accompagne reste intacte derrière les propos du Ginzburg historien. Ce qui est en jeu chez Carl Ginzburg pourrait renvoyer à un besoin, commun aux historiens, de donner un statut de vérité à leurs discours dans la phase de justification, alors qu'ils reconnaissent par ailleurs que le savoir reste en partie conjecturel (cela se traduit, en l'occurrence, par le passage d'un ethos d'enquêteur, qui partage ses doutes avec le lecteur, à un ethos d'expert, susceptible de lui livrer des certitudes). La situation d'énonciation en histoire suppose alors l'établissement d'un « comme si ». À un premier niveau, le « comme si » du discours de l'historien lui permet de maintenir une ambiguïté entre le véridique et le vraisemblable. Mais, à un second niveau, comme nous l'avons vu avec Farge, le « comme si » peut être doublé d'effets persuasifs qui dépassent ce rapport conventionnel. Nous avons vu que l'efficacité de son argumentation était renforcée par un glissement, d'une posture classique en histoire (point de vue de surplomb) à un point de vue qui entretient un lien intime avec les événements narrés. L'effet d'évidence qui s'ensuit est le résultat d'une rupture au niveau de la temporalité de la narration historique (où les mots de l'historien interviennent nécessairement après les événements), qui permet à Arlette Farge de récupérer une partie des effets persuasifs d'un discours de témoin que l'historien ne peut, a priori, revendiquer. L'étude des effets rhétoriques du « comme si » de l'historien pourrait neutraliser une partie des effets sur lesquels repose la validité de son discours. Car, à la différence du « comme si » du genre épidictique, qui suppose un accord entre l'orateur et le public, le « comme si » de l'histoire semble justement tenir au fait que le public perçoit le discours de l'historien comme la vérité historique, au moins jusqu' à ce qu'il soit remis en cause par une autre thèse. Voici donc le paradoxe que nous voulions mettre en avant : s'il y a une nécessité pour les historiens d'avoir recours aux preuves techniques de la rhétorique, elles ne semblent pas pouvoir être étudiées en tant que preuves en histoire. L'enjeu du paradoxe que nous venons de décrire est important au regard des évolutions récentes de la discipline historique. Il semble en effet que la reconnaissance de nouveaux objets d'étude aille de pair avec une sophistication croissante des techniques utilisées par les historiens lors de la phase de transmission de leurs résultats. La notion de « comme si » offre une possibilité théorique de concilier un regard lucide sur la part de rhétorique que comporte le travail de l'historien sans remettre en cause son expertise sur le passé. Il est en effet illusoire de penser que le lecteur puisse effectivement réaliser toutes les opérations de contrôle mises en place par l'auteur, de même que de penser qu'il puisse y avoir une preuve extratechnique à l'appui de chacun de ses propos. Partant, c'est grâce à la description du « comme si » que la part d'arbitraire de la validité des discours de l'historien cesse d' être une raison suffisante pour remettre en cause son autorité (quand bien même il utiliserait intentionnellement des preuves techniques de la rhétorique pour écrire l'histoire). Mais, au-delà des historiens, le paradoxe que nous avons étudié concerne, plus généralement les chercheurs en sciences sociales : ils doivent établir des critères de validité de leurs discours (pour maintenir une distance entre la parole scientifique et la parole des gens), tout en sachant que le passage de la théorie à la pratique (avec, notamment, le travail d'écriture) suppose que l'efficacité soit soumise à la part d'artifice que comporte toute situation de communication . | Si, selon Aristote, la validité de toute argumentation se fonde autant sur des preuves techniques que sur des preuves extratechniques, ces dernières semblent être les seules sur lesquelles l'historien puisse légitimement fonder son propos. Le fait que les champs de validité de l'argumentation en histoire et en rhétorique ne se recoupent pas peut placer les historiens devant une situation paradoxale: ils peuvent être contraints à avoir recours aux preuves techniques de la rhétorique alors que de telles preuves sont réputées non valides en histoire. | linguistique_12-0116624_tei_696.xml |
termith-648-linguistique | L'intérêt croissant pour l'interaction sociale au sein de la communauté scientifique, en sciences du langage mais aussi dans d'autres disciplines comme la sociologie ou l'histoire, a débouché sur deux développements importants : d'une part, la reconnaissance des données « naturelles », c'est-à-dire des enregistrements d'activités se déroulant dans leur contexte social de production sans être provoquées par le chercheur, comme objet d'étude de plein droit. Cette évolution a entre autres pour effet l'augmentation de la part, encore largement minoritaire, des données orales interactionnelles dans les grands corpus; d'autre part, la découverte des spécificités de ces données et de l'importance théorique de leur prise en compte, qui a conduit au développement de courants de recherche intégrant l'étude de l'organisation interactionnelle dans leurs préoccupations analytiques. Ces courants relèvent, en France comme ailleurs, de différents domaines – de l'analyse du discours (Roulet et alii, 1985, 2001; Coulthard, 1992; van Dijk, 1997), à la pragmatique des interactions verbales (Kerbrat-Orecchioni 1990, 1992, 1994) à la logique interlocutoire (Trognon, 1999), à l'analyse conversationnelle (Sacks, 1992; Sacks, Schegloff, Jefferson, 1974). Inspirée surtout de cette dernière, la linguistique interactionnelle contemporaine (Auer et alii, 1999; Selting & Couper-Kuhlen, 2002; Ford, Fox & Thompson, 2002) développe depuis quelques années un corps de connaissances sur l'interaction en tant que pratique sociale et pratique grammaticale, grâce à des analyses qui se sont focalisées à la fois sur l'identification des ressources linguistiques et interactionnelles utilisées par les participants dans leurs échanges et sur la mise en lumière du caractère systématique de leur mobilisation au sein de l'organisation séquentielle de l'interaction. L'étude de la façon méthodique dont les participants constituent l'ordre de leurs conduites a permis de dégager des procédés récurrents, et aujourd'hui, grâce à la variété des corpus étudiés, d'envisager la formulation de généralisations. Elle oriente aussi vers des réflexions sur le caractère (re) configurant de l'interaction pour les ressources linguistiques (Selting & Couper-Kuhlen, 2000; Mondada, 2001, 2005c). Les différents courants qui viennent d' être cités partagent un certain arrière-plan commun, tout en accordant une prééminence théorique et analytique à certains aspects de l'interaction plutôt qu' à d'autres, qui se manifeste en retour dans des exigences méthodologiques propres. La démarche de la linguistique interactionnelle, dont sont inspirées les analyses qui suivent, se fonde notamment sur les aspects suivants : sur les pratiques des participants avant que sur les formes qu'elles mobilisent : l'objectif premier est moins d'établir des inventaires de formes langagières ou plus largement de ressources interactionnelles que de dégager les modes récurrents de leur mise en œuvre temporelle, séquentielle et collaborative au sein de configurations complexes définies par des positions séquentielles et des agencements de formes; sur l'orientation des participants vers les détails qui organisent ces pratiques – détails seen but unnoticed, exploités pour donner sens à ce qui se passe et pour projeter et organiser ce qui y fait suite – et sur l'organisation séquentielle de ces détails; la dimension temporelle de la parole en interaction, qui émerge et se transforme de manière située au fur et à mesure de son déroulement et qui invite à « retemporaliser » non seulement les usages mais aussi la grammaire (Auer et alii, 1999); la dimension interactionnelle de cette production, en tant qu'elle se construit de manière collective dans l'ajustement des contributions respectives; la dimension multimodale et non exclusivement verbale de ces pratiques (Mondada, 2005b). Ces caractéristiques de la démarche exigent un traitement technologique spécifique des données. Les données collectées (et numérisées) sont transcrites selon des conventions qui permettent de conserver les caractéristiques fondamentales de l'oral interactif, indispensables pour l'analyse, et qui constituent les détails exploités par les participants eux -mêmes pour organiser leur action. Dans le cadre de la linguistique interactionnelle telle qu'elle vient d' être esquissée ci-dessus, ces exigences s'expriment plus spécifiquement dans l'élaboration de transcriptions d'un degré de granularité fin en ce qui concerne la séquentialité, d'un système de notation pour les gestes (voir ci-dessous), et de transcriptions alignées avec les enregistrements correspondants qui facilitent la description détaillée des pratiques multimodales grâce à un accès direct de la transcription au son et à la vidéo. Ces exigences sont intégrées dans l'enrichissement progressif de la base CLAPI et ont porté à un ensemble de projets scientifiques qui en exploitent les spécificités au laboratoire ICAR où la base est développée. La base de données est présentée par Balthasar et Bert ici même; nous nous focaliserons ici sur un exemple d'analyse qu'il est possible d'envisager dans cet environnement. Dans différents corpus de réunions de travail, nous avons observé que les participants s'orientaient de manière reconnaissable vers la projection de la clôture imminente d'une phase d'activité ou d'un topic (par exemple un point de l'ordre du jour) et qu'ils l'anticipaient de différentes manières, soit en s ' alignant (en convergeant vers la clôture projetée), soit en manifestant un « désalignement », par la proposition d'autres trajectoires séquentielles, notamment en prolongeant la phase ou le topic précédent ou en y revenant. Ce phénomène nous intéresse dans la mesure où il concerne une série de dimensions fondamentales de l'organisation de l'interaction : il repose sur le caractère reconnaissable du découpage de l'activité en phases distinctes et des moyens mis en œuvre pour les délimiter; il concerne les modalités – les méthodes – par lesquelles les participants organisent leur arrivée conjointe à certains points structurants de l'activité et notamment à la fin d'une phase d'activité; il touche à la possibilité pour les interactants d'exhiber des orientations divergentes quant à la gestion de l'activité. Il nous intéresse aussi parce qu'il est attesté dans une variété de corpus et qu'il semble pourvu de caractéristiques systématiques. Nous l'abordons ci-dessous en observant successivement l'environnement séquentiel qui le caractérise, puis les ressources (verbales et gestuelles) mobilisées par les participants pour l'organiser. Nous esquisserons ensuite quelques pistes concernant les trajectoires alternatives possibles provoquées par le désalignement. Ces descriptions nous permettront d'aborder non seulement des questions d'analyse mais de souligner aussi l'importance des modes d'enregistrement et de transcription des données. Dans leur article princeps, Schegloff & Sacks (1973) ont montré l'importance de procédés pour clore une conversation et les problèmes que cette clôture posait aux participants : ceux -ci doivent notamment organiser leur arrivée coordonnée et conjointe à un moment où la conversation n'est plus nourrie en topics et peut donc s'achever : ils le font en initiant une séquence de pré-clôture, suivie de la clôture proprement dite. Ces analyses ont stimulé surtout des études portant sur la fin des interactions; la clôture de thèmes ou de phases d'activités particulières font recours à des procédés analogues, mais ont plus rarement fait l'objet de recherches. Celles -ci ont néanmoins permis d'identifier des ressources utilisées de façon récurrente par les participants pour effectuer le passage d'un thème ou d'une activité à une autre. Elles ont aussi montré que « réaliser la transition » d'un thème ou d'une phase à un autre constitue un type particulier d'activité conjointe des participants dans l'interaction (Bruxelles, Greco, Mondada, à paraître; Mondada, 2003; Traverso, 1996, 2004, à paraître). Un premier extrait nous permettra de mettre en évidence l'environnement séquentiel d'une clôture de phase d'activité vers laquelle convergent tous les participants. Il s'agit d'une réunion d'équipe dans un service de psychiatrie, où l'on discute successivement le cas de chaque partient : Après une pause (1) qu'aucun participant ne traite comme une opportunité pour ajouter des informations ou des commentaires sur le cas précédemment traité, deux médecins initient une forme de pré-clôture, le Dr Laurencin par « voilà∖ » (2) en chevauchement avec le Dr Dumarsais qui produit un commentaire global sur le cas (ce type de maxime, recourant souvent à des expressions figées, relevant du sens commun et visant à susciter l'accord des participants, se trouve souvent dans cette position séquentielle, cf. les « proverbial or aphoristic formulations » de Schegloff and Sacks, 1973, Drew & Holt, 1998). Le commentaire est suivi par un bref tour qui manifeste un accord (5) et par un autre tour qui, comme lui, est prononcé à voix basse : la diminution du volume de la voix ainsi que la briéveté des tours marquent l'orientation des participants vers le fait que le cas touche à sa fin et ne fera plus l'objet de développements ultérieurs. Suit en effet une longue pause (7), avant que la phase suivante ne soit initiée par le Dr Dumarsais (8), consistant dans l'annonce du patient suivant, projetant son développement topical par l'interne (9sv). La structure séquentielle à laquelle nous avons affaire est donc la suivante : 1. projection de la clôture imminente d'une phase, réalisée par différentes ressources; 2. alignement des autres participants sur la clôture ainsi initiée; 3. introduction de la phase suivante; 4. alignement des participants sur cette nouvelle phase. Dans un certain nombre de cas, tous les participants ne convergent pas vers la clôture, ce qui se manifeste par la production d'un enchaînement séquentiel différent que celui qui vient d' être projeté. Voici un cas tiré du même corpus que le précédent : Dans cet extrait on trouve, après la clôture (« oké hein bo[n – [BO:N » 13-14), l'initiation du cas suivant (14-15), chevauchée par l'infirmière (16) qui poursuit la discussion sur les médicaments à administrer au patient précédent (16, cf. 1, 6). L'ouverture du cas suivant est donc posticipée, suspendue par la continuation et la conclusion de la discussion précédente. L'ajout de l'infirmière est formulé par un cadrage thématique (« au niveau de (l'imovan) » 16) qui à la fois continue le topic des médicaments à administrer au patient (cf. 1) et contraste avec le dernier médicament cité (« par contre » 17). L'infirmière manifeste par là que le cas précédent n'est pas complet, la liste des médicaments n'étant pas épuisée à cet endroit. Les moments de transition révèlent ainsi l'analyse livrée par les participants de la complétude de ce qui précède (Mondada, 2005a). Durant cet ajout après la clôture, un participant exhibe son orientation vers la phase suivante (30) en reproposant le nom de la patiente à venir; elle ne sera introduite qu'après une nouvelle clôture (35-39) marquée par des accords, des silences, des baisses de la voix, à la ligne 40. De manière intéressante, cette initiation est à nouveau perturbée par un nouvel ajout concernant le cas précédent (41), formulé à voix basse et sans manifester une orientation vers une nouvelle réouverture du cas. Le désalignement vers une clôture projetée peut se manifester plus ou moins précocement et par diverses ressources langagières. Il peut notamment être introduit par marqueurs d'opposition, voire par des verbes métadiscursifs, comme dans ces deux extraits d'une réunion de recherche entre linguistes : Dans ce premier extrait, Anne prend en charge le passage d'une phase à l'autre de la réunion : on observe la clôture de phase précédente (la définition de la notion de cadre participatif) par un énoncé bilan, 2 à 5 (à rapprocher des maximes évoquées ci-dessus), suivi d'une longue pause (5) puis de plusieurs marqueurs remplissant la transition entre les deux phases « bon∖ (0.5). h alors/(0.1) », et de l'introduction de la nouvelle phase (les problèmes) en 6. L'intervention désalignée de René (8) intervient en chevauchement dès que le thème de la nouvelle phase est énoncé. Elle est clairement marquée comme désalignée par le marqueur oppositif « alors que », qui ne vient pas compléter une structure syntaxique entamée et qui n'en ouvre pas (il est posé comme marqueur de prise de tour). Elle est d'autre part signalée comme non préférée par différents indices, tels que l'emploi du terme d'adresse, le petit commentaire « c'est idiot mais » et les auto-réparations en début de tour « c'est - c'est idiot », qui retardent le moment où le point introduit (le cas des films, 10) est énoncé. Dans ce second extrait, la clôture de la phase précédente a eu lieu un moment avant, puis quelques échanges se sont déroulés avec une personne extérieure à la réunion qui a fait irruption dans la pièce. La phase suivante est introduite de façon très explicite « maint'nant (0.4) si le : - euh é - on va r'garder juste le format d'réception/ » (1-3). C'est après une courte pause suivant cette explicitation du thème (4) que Léa produit un tour désaligné (5), introduit là encore par deux marqueurs d'opposition « mais sauf que », par une formulation de ce qui est en train d' être fait (verbe métadiscursif) « je reviens un peu en arrière ». On note comme précédemment l'auto-réparation et une excuse. De manière générale, la structure séquentielle à laquelle nous avons affaire est la suivante : 1. projection de la clôture imminente d'une phase, voire accomplissement de la pré-clôture et passage à l'ouverture de la phase suivante; 2. désalignement par rapport à ce qui est projeté ou initié; 3. continuation de la phase précédente, voire réouverture. La manifestation du désalignement peut intervenir à des points séquentiels différents, notamment en anticipant plus ou moins sur ce qui est projeté. Ainsi, si A et B sont les deux activités, phases ou thèmes successifs : Les extraits cités montrent des positions « tardives » pour la manifestation du désalignement, plutôt vers la position 4 : l'un se déroule en chevauchement avec l'introduction de l'activité B. Dans ce cas on observe que la prise de tour désalignée se situe avant que l'introduction du nouveau thème soit tout à fait achevée (extraits 2 et 3); l'autre se déroule une fois cette introduction effectuée (extrait 4). D'autres positions seront traitées ci-dessous. Ces extraits, choisis parmi une collection de cas analogues, permettent de dégager un certain nombre de ressources utilisées par les participants pour accomplir le désalignement. – Positionnement séquentiel de la prise du tour désaligné. Le locuteur qui se désaligne peut exploiter des frontières d'unités : il peut intervenir lors de pauses, qu'elles soient situées entre deux activités (en position 3 dans le schéma, comme dans l'extrait 5 infra) ou au point de complétion de la première unité (turn constructional unit, TCU) composant le tour introducteur de B (comme dans l'extrait 4). Il peut aussi introduire son tour en chevauchement : soit lorsque la fin de A est reconnaissablement projetée, en anticipation de la réalisation effective de la clôture (avant l'arrivée à la pause de la position 3); soit avant la complétion de la première unité (TCU) de B. La prise de tour désalignée peut ainsi être qualifiée de précoce ou de tardive selon son positionnement séquentiel. – Marqueurs de (re)cadrage ou de continuation topicale ou bien marqueurs d'opposition (connecteurs qui ne sont pas intégrés syntaxiquement et sont utilisés comme marqueurs de prise de tour, tels que « sauf que » ou « alors que »). Le choix entre ces types de marqueurs est lui aussi lié, entre autres, au positionnement du désalignement. – Modulations de la voix : le tour désaligné semble être produit de manière à contraster avec le tour sur lequel il enchaîne ou qu'il chevauche. Il se caractérise donc lui aussi selon son positionnement, puisque les caractéristiques prosodiques de la clôture (A) (souvent avec une baisse d'intensité) et celles de l'introduction (B) diffèrent elles aussi. – Verbes métadiscursifs : plus le désalignement est tardif, plus il est marqué explicitement. – Dans les positionnements tardifs apparaissent des auto-réparations en début de tour, ainsi que des manifestations du caractère non préféré de l'intervention (termes d'adresse, excuses, commentaires, retardements). On voit bien qu'une telle analyse repose sur une notation fine des positions séquentielles (attentive notamment à la temporalité des pauses et des chevauchements) ainsi que des détails du segmental : seule leur notation précise peut les rendre disponibles à l'analyse. Un autre corpus, enregistré en vidéo, nous permettra d'enrichir la description du phénomène du désalignement par l'observation de la manière dont les participants mobilisent des ressources posturales et gestuelles, outre que matérielles (manipulation d'objets) pour accomplir leurs (dés) alignements. La prise en compte de ces ressources pose d'autres problèmes de transcription, liés en particulier à la notation des gestes, notamment leur délimitation (début/fin) qui implique une discrétisation de mouvements continus. Les extraits suivants sont tirés d'un enregistrement vidéo d'une réunion où des architectes travaillent sur les plans d'un château qu'ils transforment en hôtel de luxe. Ils sont penchés sur la table, au centre de laquelle sont disposées les planches examinées. La discussion point par point est organisée non seulement verbalement mais aussi par les manipulations des plans. Dans ce premier extrait, Charles termine son tour d'une manière rendue reconnaissable par sa complétude syntaxique et une intonation conclusive; il est accueilli par des acquiescements minimaux de Marie (4-5); pendant la pause qui suit, il met de côté le plan dont il était question (6). Jusqu'ici personne ne continue à alimenter le topic de la piscine – le plan permettant de produire des descriptions indexicales n'est d'ailleurs plus disponible. Néanmoins, après la pause, Marie produit une question se présentant comme un ajout après la complétion du tour précédent, recyclant un fragment de ce tour dans sa forme négative et enchaînant par sa conséquence positive. Immédiatement, après le premier TCU de Marie, Charles remet le plan au milieu de la table et s'aligne donc avec le désalignement de cette dernière, gestuellement avant même que verbalement (11). Tout de suite après, Charles clôt la question de la piscine en remettant le plan de côté (7) : Cette fois, Charles met le plan de côté avant la fin de son tour en forme de liste, anticipant ainsi de manière reconnaissable la clôture de ce topic. Marie acquiesce (10) tout en ajoutant immédiatement une nouvelle question (12) qui se présente sous la forme d'une continuation de l'énoncé précédent de Charles, en lui accolant un syntagme prépositionnel qui est aussi une rectification de la liste. Cet élément est confirmé par Charles et par Luc; ce dernier énonce ce premier TCU de manière rapide (14) pour y ajouter un autre (15) qui constitue l'ajout d'un complément par rapport au dernier topic (« y avait une autre chose aussi à expliquer » 16-17) et qui en pointant vers le plan précédent le rend pertinent : Charles remet alors le plan sur la table. Alors que dans le premier cas, le geste de Charles était placé durant la pause entre une phase et l'autre de la discussion, dans le second il anticipe la fin du tour final; mais dans les deux cas une question de Marie suspend la suite et provoque le retour du plan précédent au milieu de l'espace de travail. Ce retour peut d'ailleurs se faire relativement tardivement et par des moyens verbaux et gestuels explicites, comme dans cet extrait : Charles termine sa description et met le plan de côté avant la fin de son tour (6), dans un geste qui se prolonge pendant la pause (7). Il produit ensuite un bilan rétrospectif de ce qui a été dit, orienté après coup sur le topic déjà clos – exhibé comme tel par la forme passée du verbe (8). Toutefois à ce moment -là Marie revient sur le plan, à la fois par le marqueur discursif « attends » (10) et en touchant le plan, d'abord avec une main, ensuite des deux mains. Elle tire le plan vers elle durant sa question. De nouvelles positions séquentielles pour le désalignement apparaissent dans ces extraits. Aux ressources langagières dégagées ci-dessus (2.2) viennent s'ajouter différentes ressources gestuelles liées à la manipulation d'objets, telles que toucher ou déplacer un plan, tracer une ligne, déchirer un calque, prendre un document en main. Ces analyses ont permis de dégager les caractéristiques de la réalisation des désalignements à partir de leur initiation, précoce ou tardive. Différentes pistes d'investigation s'ouvrent à partir de là, concernant en particulier la trajectoire que va suivre ce qui a été ainsi introduit. L'analyse de cette trajectoire conduit à s'arrêter en premier lieu à l'enchaînement immédiatement produit après le tour désaligné. Dans les extraits de la réunion de recherche (3 et 4) semble se dessiner une tentative de rejet de l'expansion ouverte par le désalignement, alors que dans les deux autres corpus (en particulier dans le corpus Architectes) il y a plutôt alignement immédiat sur le désaligné. Dans un second temps, il convient d'étudier la suite de la trajectoire : elle peut constituer un bref échange ponctuel (visant par exemple à compléter, préciser, apporter ou demander des explications supplémentaires, extraits 2, 5, 6, 7) suivi d'une reprise de ce qui était en train d' être effectué, mais dans bien des cas c'est un long développement qui est ainsi ouvert (extraits 3, 4). L'étude de ce développement pose de façon centrale la question du lien entre le phénomène de l'alignement/désalignement et la manifestation d'accords/désaccords. En effet, si un désalignement manifeste bien un désaccord sur la structuration de l'activité en cours (un « refus » de clore une phase pour passer à la suivante), cela ne signifie pas nécessairement qu'il exprime un désaccord au niveau des contenus échangés ou des positions argumentatives des participants. Dans certains des extraits étudiés, le tour désaligné introduit un élément manifestant un désaccord sur les contenus : par exemple, dans l'extrait 4, le tour désaligné de Léa conteste le choix du terme « statut interlocutif » : Le tour commencé à la ligne 4 se développe avec une mise en place du thème (« sur statut interlocutif ») suivie d'une pause, puis, dans une construction disloquée, de l'explicitation du caractère inadéquat du choix terminologique (« ça réduit encore », « ça réduit », « ça ne prend en compte que… »). Dans la suite de l'extrait, on voit d'une part que Anne conteste ce qui est en train d' être dit (14), puis cherche à reprendre le tour (15), et d'autre part que les autres participants interviennent dans l'échange en prenant position autour du point de discussion (17, 20). Dans d'autres cas, le désalignement introduit au contraire une contribution venant renforcer un accord, comme dans l'extrait suivant, tiré de la réunion d'architectes : Dans cet extrait, le tour désaligné intervient dans la position 3, après l'introduction du thème de la phase suivante (13-14) réalisée verbalement « et le bar » et gestuellement, puisque Charles tend le bras vers la zone du calque concernée par l'emplacement du bar (16). Le tour désaligné de L (17) intervient en chevauchement avant que le nouveau thème ne soit totalement inscrit. Il est présenté comme apportant un argument supplémentaire en faveur de l'accord construit conjointement par les trois participants sur le thème précédent (« garder la double circulation », 1-2). Le geste désaligné (image 4, l. 19) revient au même endroit que le geste antérieur de Charles (image 1 et image 2, l. 2 et l. 10), alors que celui -ci était passé à une autre zone du plan (le bar, image 3, l. 16). Cet extrait illustre bien le phénomène d'alignement immédiat sur le désaligné : dès que Louis prend la parole (17-19) et tend son bras vers la zone de la double circulation, Charles recule, puis il contribue à l'expansion introduite : régulation (22), soufflage de mot (25, où Charles prononce le mot « enfilade » correspondant au geste fait dans l'espace par Louis), évaluation en écho (26 L « c'est pas très : : », 27 C « oui c'est moche ») et enfin « inscription » par Charles sur le calque (32) de ce que Louis vient de dessiner dans l'espace avec un geste sinueux (« une espèce de liberté » 28). Le désalignement en clôture est un phénomène particulièrement intéressant pour aborder la question de la relation entre les phénomènes de co-construction de l'interaction sur le plan séquentiel et sur le plan des contenus, qui rejoint par bien des points les débats en cours autour de la notion de négociation (Traverso, 2005). L'étude qui en est proposée ici montre l'importance d'en effectuer une analyse s'appuyant aussi finement que possible sur les détails accessibles aux participants et qu'ils mobilisent, qui seule permet d'établir, dans toute sa complexité, la variété des manifestations du phénomène. Une autre piste de recherche prometteuse concerne le lien entre le positionnement et la forme du phénomène d'une part et le type d'interaction dans lequel il se produit d'autre part. La recherche présentée ici s'est focalisée sur les réunions, et il serait sans aucun doute intéressant de travailler sur des types d'interactions tout à fait différents, par exemple des conversations ordinaires. Mais il est aussi tout à fait important de souligner à la fois la récurrence et la variété des ressources en jeu dans le type « réunion » : selon qu'il s'agit d'une réunion de conception, d'une réunion de recherche ou d'une réunion d'équipe dans un service médical, le phénomème est à la fois analogue et différent. Des études dans ce sens permettront d'affiner la réflexion sur les types d'activités au sein des types d'interactions. Dans la réunion d'architectes par exemple, différentes activités clairement distinctes s'enchaînent – lecture collective d'un document, présentation/explication du projet, élaboration collective de solutions, (voir Bruxelles, Greco & Mondada, à paraître; Détienne & Traverso, à paraître) – mobilisant différentes ressources matérielles (document lu, pris ou reposé, traçage sur un claque, plan déplacé, etc.) pour leur structuration et donc pour l'accomplissement des clôtures, des alignements ou des désalignements. Au terme de ce texte, on peut s'interroger sur une linguistique interactionnelle outillée – c'est-à-dire dotée de moyens informatiques propres à une technologie pour le traitement des corpus de parole en interaction – qui permettrait d'effectuer ce type d'analyse sur des corpus quantitativement plus importants. Dans cette perspective, et en visant le développement de moteurs de recherche et d'outils de requête (semi) automatiques, on peut expliciter les entités interrogeables dans les corpus de transcriptions : des formes linguistiques, des notations du multimodal, des caractéristiques de l'oral interactif transcrites par convention (par exemple les chevauchements, les pauses), des annotations de catégories fonctionnelles (clôtures par exemple). La possibilité d'effectuer de telles requêtes repose sur l'établissement de transcriptions à la fois rigoureuses, cohérentes et informatiquement structurées. C'est à partir de telles prémisses qu'il sera possible d'avancer vers l'objectif de réaliser des requêtes sur les « configurations complexes », c'est-à-dire de faire des recherches sur des conglomérats de phénomènes, produits par le même participant ou des participants différents, qui se situent par rapport à d'autres phénomènes notés par convention (par exemple un tour de parole, un TCU), et qui sont agencés les uns par rapport aux autres dans une certaine organisation temporelle et séquentielle. Les clôtures et désalignements sont de bons candidats pour travailler dans ce sens (série de « formes », produites par plusieurs participants, dans une certaine séquentialité). De tels phénomènes permettent d'une part de tester la faisabilité de requêtes complexes. Ils permettent d'autre part de préciser l'articulation entre analyse qualitative et analyse quantitative, la première n'étant pas seulement le préalable indispensable de la seconde mais aussi, en définitive, la démarche heuristique qui permet de prendre en compte et de dépasser les limites des langages de requêtes . | Les As. assument un objectif double : travailler sur des données orales interactionnelles - des corpus oraux de parole en interaction recueillis dans des contextes ordinaires non provoqués par les chercheurs -, et adopter une perspective qui accorde une place fondamentale à l'organisation interactionnelle de cette parole. Elles se penchent sur un phénomène interactionnel bien identifié dans les corpus analysés, et «qui concerne la réalisation collective de la clôture et l'ouverture de la phase suivante notamment dans les interactions professionnelles ou institutionnelles...». Les observations menées sont d'autant plus intéressantes qu'elles touchent un ensemble de dimensions fondamentales de l'organisation de l'interaction menée par les locuteurs. Elles portent sur le caractère reconnaissable du découpage de l'activité en phases distinctes et des moyens mis en œuvre pour délimiter les découpages phrastiques ; sur les modalités et les ressources (verbales et visuelles) qu'utilisent les interactants pour organiser leur arrivée conjointe à certains points structurants de l'activité et notamment à la fin d'une séquence. L'article pose la question de la généralisation de telles observations et de ce qu'elles peuvent nous apprendre sur le contexte des interactions | linguistique_524-06-10299_tei_35.xml |
termith-649-linguistique | « Procès en incompétence » : telle a été l'hypothèse avancée, tant par la candidate elle -même que par nombre de ses soutiens, pour expliquer l'échec de Ségolène Royal à l'élection présidentielle de 2007. Il n'est pas aisé pourtant de la valider, même par une lecture attentive des discours produits. En effet, imputé tantôt à ses adversaires, tantôt aux journalistes, ce déni supposé de légitimité s'alimente à une suspicion de sexisme que les politiques comme les professionnels des médias ont appris à récuser ou à déjouer. Dans le discours public des uns ou des autres, la mention explicite d'une incapacité des femmes à gouverner est devenue rare. Inversement, il serait pour le moins hasardeux d'interpréter toute critique adressée à une candidate comme la trace d'une attaque sexiste déguisée. Pour examiner cette question, nous avons donc choisi de la reformuler en des termes qui permettent de l'articuler à des travaux portant plus généralement sur la légitimité des hommes et des femmes politiques. Les recherches sur le genre en politique ont souligné, tant par le recueil d'entretiens (Sineau, 1988) que par l'analyse des dispositifs institutionnels (id., 2001) ou par l'observation des stratégies de constitution des listes électorales et de mise en place des exécutifs régionaux (Achin et al., 2007), les formes multiples de déni de légitimité qui ont contribué à entretenir la position marginale ou minorée des femmes politiques en France. Or, dans ces travaux, la question de la compétence apparait comme un point nodal à plusieurs égards, qu'il s'agisse d'une compétence supposée qui les prédisposerait aux secteurs réputés féminins (Sineau, 1988, chap. 1 et 4), ou des difficultés et des défis qui rapprochent femmes et outsiders (Guionnet, 2002), ou encore d'une difficulté à s'imposer en public ou à maitriser les règles de fonctionnement des assemblées (Achin et al., 2007, p. 120). Nombre de femmes politiques elles -mêmes mettent d'ailleurs également cette question au centre de leurs préoccupations, décrivant, dans les ouvrages qu'elles ont publiés, les adresses ouvertement violentes dont elles ont fait l'objet (l'injure sexiste) et des procédés beaucoup plus indirects qui peuvent prendre le masque ambigu de l'argumentation, voire de la politesse (galanterie) ou de la camaraderie familière (usage du prénom, tutoiement). Or, au sein de ce large dispositif, l'argument de l'incompétence fonctionne comme un opérateur central du passage de l'argumentation polémique à la disqualification injurieuse (Oger, 2008b). La question qui nous intéressera ici n'est donc pas tant d'éclairer les formes spécifiques de la discursivité propres aux médias que de poursuivre une investigation sur les procédés directs et indirects qui évaluent la compétence (attribuée aux femmes et aux hommes politiques) en la centrant sur un corpus de discours journalistique. Le rôle majeur que jouent en effet les journalistes – notamment politiques – dans l'adoubement des candidats invite à questionner ces critiques : Christian Le Bart a montré comment le discours journalistique contribue à la construction de normes implicites et explicites de l'exercice du « métier » politique, et comment la requalification de propos en « gaffes » ou en « lapsus », par exemple, contribuait à disqualifier leurs auteur(e)s. Il ouvre d'ailleurs la voie à l'interrogation que nous poursuivrons ici en relevant la propension des journalistes à attribuer davantage de gaffes aux femmes qu'aux hommes politiques (Le Bart, 2003; Le Bart, Teillet, 2004). Dans cette perspective, la « compétence » attribuée (ou refusée) aux candidats sera définie comme la capacité d'un candidat ou d'une candidate à mener une campagne qui soit qualifiée positivement (ou négativement) par les journalistes politiques, quels que soient les critères retenus (cohérence, professionnalisme, efficacité…). Le discours journalistique est donc envisagé ici comme discours d'évaluation d'une maitrise des « règles du jeu politique », que ces règles soient normatives ou pragmatiques. Il peut ainsi comprendre des jugements sur la conformité à des valeurs politiques comme des appréciations de la capacité à gagner. La perspective telle qu'elle vient d' être décrite a guidé le choix du corpus sous deux aspects : cherchant à identifier les formes différentes que peut prendre le jugement d'évaluation sur la compétence des candidats, il nous semblait tout d'abord souhaitable de pouvoir nous pencher sur des titres proposant des configurations différentes de l'information politique. S'agissant des titres de presse qui font l'objet de l'étude, nous avons donc fait le choix de diversifier les types de presse quotidienne nationale en nous arrêtant sur trois journaux : Le Monde, La Croix, Le Parisien. Le premier est un représentant de la presse dite « de référence », avec son exigence revendiquée de « qualité » et de « rigueur », d'investigation et de pédagogie. La Croix, affichant à la fois une appartenance confessionnelle, la défense de valeurs humanistes et le choix de privilégier des sujets sociaux, au sens large, illustre le cas d'une presse d'opinion qui met en avant des « convictions » et une « singularité » se voulant démarquées du « conformisme médiatique ». Le Parisien représentera une presse plus populaire dont la large diffusion est assurée par le cumul des tirages de ses éditions régionales – notamment en Île-de-France – et nationale (Aujourd'hui en France). Par ailleurs, le souhait de disposer de nombreux énoncés évaluatifs, portant sur l'ensemble des candidats (et non seulement sur Ségolène Royal) a également orienté notre choix. La période sélectionnée couvre donc l'ensemble de la campagne officielle, du 7 avril au 7 mai, soit les deux semaines avant le premier tour (le 22 avril), et les deux semaines de l'entre-deux-tours : ce mois présente en effet le double avantage de proposer un discours plus équilibré sur l'ensemble des candidats et de se prêter aux articles-bilans et aux portraits résumant la campagne de chacun d'eux, où le discours évaluatif est largement présent. Pour sélectionner les énoncés porteurs de jugements d'évaluation, on s'appuiera en effet ici sur des catégories construites pour l'étude d'un discours spécifiquement évaluatif : celui de jurys de concours portant sur les épreuves de culture générale et construisant une figure du « candidat-modèle » à travers des appréciations qui, elles aussi, relèvent de la maitrise de « règles du jeu » (Oger, 2008a). Dans ce cadre, la question de la « compétence discursive », telle qu'elle a été définie par Dominique Maingueneau (1984, chap. 2), a été retravaillée dans le sens d'une compétence attribuée, s'attachant à repérer, à travers l'ensemble des « séquences revendiquées » et des « séquences rejetées », les contours d'un modèle normatif implicite. Ces séquences sont plus particulièrement celles qui font apparaitre des marques de subjectivité axiologique et celles qui comportent des reproches, conseils, suggestions concernant la conduite de la campagne. Enfin, nous avons privilégié les évaluations explicites des campagnes produites par les journalistes politiques de la rédaction (éditoriaux, analyses, articles des pages « Politique », portraits) à l'exclusion des propos rapportés (commentaires d'experts, recueil de paroles profanes, reportages auprès d'électeurs, discours et réactions des candidats et du personnel politique) et des tribunes diverses (y compris celles accordées à des correspondants de journaux étrangers) : le statut de ces paroles – revendiquées ou rejetées – est en effet généralement difficile à déterminer, et la dénonciation implicite ou l'ironie que l'on peut parfois y déceler restent difficiles à établir avec certitude. Les évaluations implicites sont également difficiles à interpréter car les « règles du jeu politique » sont celles d'un affrontement qui n'obéit guère aux lois des interactions ordinaires (Bailey, 1971, p 102). Ainsi la « modestie » ou même la « sincérité » – attribuées à tel ou telle des candidats – peuvent se lire comme un gage de sympathie, mais aussi de naïveté excessive dans un jeu réputé tactique… Nous verrons pourtant que l'approche de l ' ethos attribué aux candidats s'avère un élément central du discours sur leur compétence, notamment dans le cas des portraits. En effet, les lieux d'inscription de la subjectivité évaluative ne sont nullement comparables terme à terme et nous ont semblé présenter des configurations spécifiques à chaque titre, traduisant la prégnance des lignes éditoriales plutôt que des procédés partagés. Pour rendre compte de l'organisation spécifique du discours d'évaluation dans chacun des titres, nous les présenterons donc successivement. Nous examinerons tout d'abord les éditoriaux et analyses. À la veille du premier tour, Le Monde renvoie dos à dos Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy, dont les erreurs sont imputées au souci excessif de produire des « programmes archidétaillés » : Comme sa rivale socialiste, qui a gentiment bafouillé sur le nucléaire militaire, il s'est fortement pris les pieds, sans que l'opinion s'en émeuve d'ailleurs beaucoup, sur le nombre des sous-marins d'attaque et lanceurs d'engins. Ces bévues sont un peu fâcheuses. (18 avril, p. 2) Mais cette volonté de traiter équitablement les candidats de l'UMP et du PS s'alimente surtout au désir de voir ces deux candidats s'affronter au second tour et ne résiste guère à un examen plus détaillé : l'éditorial du 20 avril, publié juste avant le premier tour, a parfois été qualifié d'appel à voter pour Ségolène Royal puisqu'il semblait faire la part belle au programme de la candidate, s'achevant sur ces mots : En dépit des confusions qui ont parasité la campagne, le seul projet qui s'oppose à celui de Nicolas Sarkozy et qui s'appuie sur une force politique capable de gouverner est celui de Ségolène Royal. (20 avril, p. 2) Pourtant, dès cet article, le discours est surtout motivé par la volonté de disqualifier explicitement François Bayrou et les dissymétries se font jour. En effet, le candidat de l'UMP est critiqué sur ses « valeurs », et sur les propositions qui lui sont inspirées par une stratégie de captation des voix du Front national : Nicolas Sarkozy a pour lui d' être, de tous les candidats, le mieux préparé; à ce stade le plus « crédible », selon les canons classiques du présidentiable. Mais à deux reprises, durant cette campagne, M. Sarkozy a franchi une ligne jaune, se plaçant en contradiction avec les valeurs qu'il affirme défendre. (20 avril, p. 2) Dans le même article, le bilan de la campagne de Ségolène Royal prend au contraire des accents psychologisants pour dénoncer son incapacité à s'affranchir de la tutelle du PS : Ségolène Royal devra donc s'assumer telle qu'elle est en réalité, c'est-à-dire convaincue de cette nécessaire évolution, et non telle que le PS voudrait qu'elle soit. Elle a laissé entrevoir cette perspective de façon non délibérée, et certainement pas organisée. Elle devra donc y mettre la ténacité, la force de caractère, le courage qui sont les siens. (20 avril, p. 2) Au lendemain du premier tour, la dissymétrie se creuse de manière encore plus spectaculaire dès lors qu'émerge la question du report des voix du centre : Elle n'a pas levé les doutes sur sa compétence à gouverner, refusant de rassembler autour d'elle les meilleurs talents ou de répondre aux questions précises sur son programme économique. Elle a quinze jours pour opérer cette reconquête, avec alliance d'appareils ou non. (24 avril, p. 2) Au lendemain du débat, Le Monde n'hésite pas à affirmer que Ségolène Royal « a eu l'intuition de devoir bousculer l'ordre socialiste mais qu'elle n'a pu le faire que de façon parcellaire, expérimentale ou improvisée, faute d'un socle solide de réflexion collective préalable, mûrie puis métabolisée par la candidate » (4 mai, p. 2). Les extraits qui précèdent appartiennent aux genres du discours journalistique (éditoriaux et analyses) qui font la plus large place à l'exercice d'une fonction d'expertise politique ainsi qu'aux marques d'une subjectivité explicite (Adam, 1997; Moirand, 2007, p. 10-15). Mais on retrouve des traits similaires si l'on se tourne vers les pages intérieures (rubrique France / Élection présidentielle) : au second tour, si « Nicolas Sarkozy a remporté la bataille des valeurs » (8 mai, p. 4, titre), c'est grâce à « un âpre et méthodique combat » (p. 4), une « conquête méthodique du pouvoir » (8 mai, p. 16-17). Parallèlement, la défaite (présentée comme probable, puis avérée) de Ségolène Royal est interprétée comme le résultat de ses mauvaises relations avec le PS et elle en porte la responsabilité : Ségolène Royal est arrivée seule, comme par effraction, dans un Parti socialiste divisé qui n'a pas su moderniser sa stratégie et son projet. (8 mai, p. 2) Les relations entretenues par la candidate socialiste avec son parti ont perturbé sa campagne. Elle a pâti du manque d'unité du PS, mais elle a tout fait pour le maintenir à distance. (8 mai, p. 11) Intuitive, désorganisée, courageuse, isolée, manquant de discipline comme d'autorité, Ségolène Royal présente en définitive tout le tableau des symptômes de la « nature » féminine dans la vulgate sexiste. Or, loin de constituer un trait spécifique de l'analyse de la campagne de Ségolène Royal, il s'agit là d'un trait récurrent concernant les candidates et qui ne semble pas affecter les candidats. Ainsi on peut reprocher à François Bayrou le choix de sa stratégie ou de ses thématiques (« des thèmes qui passent mal auprès d'un électorat anciennement ancré à droite », 11 avril, p. 9), comme on le fait pour Nicolas Sarkozy; on peut se moquer des « propositions iconoclastes » de Gérard Schivardi, ou de son clip télévisé (15 avril, p. 9); mais les candidatures féminines plongent davantage dans la perplexité, voire le désarroi : le « contrat première chance », proposé par Ségolène Royal, est une mesure « confuse, mal perçue jusque dans les rangs de l'Unef » et qui a dû finalement être expliquée « dans le détail », « avec pédagogie » (7 avril, p. 10). S'agissant de Dominique Voynet, dès le 7 avril, on signale de nombreux absents dans un de ses meetings, concluant : « Le doute s'est installé. » (p. 11) Sur Arlette Laguiller, à qui un reportage reconnait un plaisir manifeste à s'adresser aux militants, le journaliste conclut : « Pourtant, il y a comme un ressort cassé. » (13 avril, p. 10) Enfin, si candidats et candidates sont exposés aux dissensions internes de leurs partis politiques, ils ne semblent pas également armés dans ce domaine. Si Nicolas Sarkozy peut piquer une « grosse colère » contre Brice Hortefeux (15 avril, p. 9), ou être critiqué à demi-mot par Simone Veil (25 avril, p. 11), si Olivier Besancenot n'est guère contesté, les candidates malheureuses sont rattrapées par leurs états-majors : l'entourage de Dominique Voynet n'hésite pas à corriger une position fluctuante de la candidate (19 avril, p. 11), Noël Mamère se précipite pour critiquer son score (25 avril, p. 11). Robert Hue s'empresse « de dire tout le mal qu'il a pensé de la campagne de Marie-George Buffet » (25 avril, p. 11) et un congrès du PC, convoqué pour l'automne, annonce une critique en règle de la stratégie adoptée : « Ses changements de pied successifs n'échapperont pas à la critique. » (26 avril, p. 12) De manière générale, les candidates sont affectées, dans les articles du Monde, d'un double déficit : difficilement lisibles, leurs campagnes déroutent même leur entourage et les dissensions internes qui en résultent les trouvent apparemment mal armées pour imposer leur ligne et leur autorité. Inversement, les candidats sont critiqués davantage pour leurs prises de position et pour leurs stratégies, présentées comme délibérées. Si l'on peut s'appesantir parfois sur leurs « cafouillages », qui font trembler leur entourage, une dissymétrie marquée leur accorde bien davantage la maitrise de leurs stratégies dans le champ politique et l'autorité sur leurs partisans. Et si l'on revient à un article d'analyse, le bilan de la défaite de Ségolène Royal résume brutalement ce double handicap : À peine la défaite, nette, de Ségolène Royal avait-elle été annoncée à ses partisans que les dagues sont sorties au Parti socialiste. [. ..] La campagne de la candidate, qui s'est affranchie, en pleine liberté, d'un appareil avec lequel elle était en méfiance réciproque, y a perdu en cohérence. (9 mai, p. 2) Le trait le plus saillant du discours de La Croix sur la campagne réside sans doute dans la dimension fortement normative qu'y prennent les règles du jeu politique, tant dans les éditoriaux que dans la rubrique « France » ou les pages « Événement » consacrées à la « Présidentielle », que nous examinerons d'abord. Armés des convictions que nous avons rapidement évoquées plus haut, les journalistes s'y désolent – avant le premier tour – de trois travers jugés majeurs dans son déroulement : l'omission, par l'ensemble des candidats, de thématiques légitimes, le brouillage des repères idéologiques et la radicalisation du débat. Sur le premier point, l'ensemble des candidats sont concernés, toutes tendances confondues : Les thématiques économiques et sociales auront été, elles, les grandes absentes de la campagne, alors qu'elles sont bien au cœur des préoccupations des Français. (14 avril, p. 2) Le second point concerne plus particulièrement François Bayrou, Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy dont les campagnes ont donné un « sentiment désagréable d'improvisation », de « zapping » (14 avril, p. 2) : En réalité, les candidats ont pris la mesure de la crise de défiance à l'égard de la politique et, dès le début, placé leur campagne sous le signe de la rupture [… ]. Quitte à brouiller un peu plus les repères idéologiques… (14 avril, p. 2) Au lendemain du premier tour, ainsi qu'au lendemain du débat Royal-Sarkozy, La Croix se réjouit très explicitement comme Le Monde du retour salutaire de l'affrontement gauche-droite. Pourtant, le brouillage des repères qui a été dénoncé rejoint et entretient la radicalisation du débat qui nous intéressera plus particulièrement ici. À force de vouloir rebattre les cartes de l'échiquier politique, de bousculer les clivages traditionnels gauche-droite et de tenir à distance les quelques repères idéologiques qui servent encore de boussole aux électeurs, les deux favoris ont contribué à ouvrir un boulevard à François Bayrou [… ]. Il aura considérablement perturbé le jeu politique, obligeant Nicolas Sarkozy à « droitiser » son discours et Ségolène Royal à ressortir ses brevets de socialisme. (20 avril, p. 2) Certes, les formes de discours les plus caricaturales sont avant tout imputées aux « extrêmes » et la dénonciation sans ambigüité du discours du FN rejoint ici celle de l'extrême gauche, par exemple dans l'évaluation des clips télévisés de la campagne officielle : L'électeur qui s'en tiendrait à ces spots pour déterminer son vote ne percevrait qu'une vision toute caricaturale de notre pays. […] Singulier pays où la prégnance des idéologies ne laisse plus entrevoir, du moins aux deux extrêmes de l'échiquier politique, qu'une population entière de prolétaires ou une identité nationale en capilotade… (11 avril, p. 24) Mais les principaux candidats n'y échappent pas, et leurs stratégies de captation ouvrent sur l'instrumentalisation de l'histoire : Le passé […] est récupéré, tordu, embelli ou dénigré avec un soin maniaque. Chacun fait son marché dans le passé de la France. […] La gauche trouvera toujours, dans les idées un peu forcées que brandit la droite, des « relents de Vichy ». Et la droite, désormais, a trouvé dans « mai 1968 » la cause, l'origine, la matrice de tous nos maux. (5 mai, p. 24) En revanche, si l'on se penche plus attentivement sur la conflictualité qui résulte de cette radicalisation, genre féminin et genre masculin ne semblent guère entretenir la même relation aux excès de langage : si l'on excepte Jean-Marie Le Pen, c'est Nicolas Sarkozy qui remporte la palme dans ce domaine. À l'occasion de son déplacement à Meaux, La Croix évoque les réactions des habitants à « des mots lancés ailleurs » : « Kärcher », « racaille », moutons égorgés dans les baignoires… (16 avril, p. 9); mais le journal s'appesantit surtout, à de nombreuses reprises pendant la période qui nous intéresse, sur les déclarations sur le suicide et la pédophilie, qui mettent « le feu à la plaine » (14 avril, p. 24) : Un pas de côté pour un propos qui, s'il avait été tenu par d'autres (au masculin ou au féminin) aurait été qualifié de « bourde » scandaleuse, comme on disait au début de la campagne. […] On croyait être sorti des fanatismes soit purement biologiques, soit purement sociaux. (14 avril, p. 24) À l'occasion, on peut bien sûr dans La Croix s'étonner de la combativité acquise par Ségolène Royal, mais c'est la surprise qui domine dans ces rares mentions : Dans cette dernière ligne droite, Ségolène Royal a décidé de lâcher ses coups. Il y a très peu de temps encore, elle refusait d'entendre huer ses rivaux. Désormais, elle provoque elle -même les sifflets contre ses adversaires ! (18 avril, p. 25) Et surtout, dans ce grand portrait de la candidate à la veille du premier tour, cette forme de combativité ou d'agressivité est aussitôt tempérée et l'article s'achève sur l'image de Ségolène Royal posant au hublot d'une motrice : « Une femme, souriante, prête à prendre les commandes… exactement le message que Ségolène Royal s'attache à faire passer. » Nous poursuivrons donc en examinant l ' ethos attribué aux candidats dans les douze grands portraits que La Croix leur a consacrés entre le 4 et le 19 avril. Jean-Marie Le Pen et Nicolas Sarkozy sont crédités d'une forme de violence contenue : la « stratégie de la séduction » du premier s'appuie, nous l'avons dit, sur la dénégation de cette violence et se livre à un « vrai tour de passe-passe »; il adopte un « ton rassurant et charmeur » et son programme comporte des « adoucissements » même si « ces modifications […] ne remettent pas en cause le noyau dur des propositions frontistes » … Nicolas Sarkozy, quant à lui, « harangue », il a l'obsession de « convaincre » (5 occurrences), il se « fraie un passage… », soudain « paraît souffler un peu », « écoute patiemment. Mais fugitifs, des tics nerveux lui crispent le visage ou les épaules », il a « l'air concentré, sourcils froncés »; « crie », « tape fort », « impose les thèmes de campagne depuis janvier [… ]. Et pourtant. Aucune sérénité » (respectivement 11 avril et 6 avril). Trois candidats allient une posture ferme ou offensive et une sérénité revendiquée : François Bayrou, armé de « détermination tranquille », qualifié de « “pro” de la communication » et de « fin tacticien », « peaufine avec méticulosité son image », « sait prendre le temps de l'écoute » mais « cache mal sa mauvaise humeur » … Philippe de Villiers « argumente », « met en avant son action en Vendée », mais « cible ses attaques contre le président de l'UMP » et « tacle son concurrent de droite » … Olivier Besancenot enfin, dont la campagne est « un mélange d'organisation militante et de débrouille locale », « sait faire le spectacle », « ne plaisante plus » et « séduit ses troupes » par une « capacité à taper fort » (respectivement 17 avril, 19 avril et 10 avril). Trois « petits » candidats sont crédités d'une forme de bonhomie. Signalons Frédéric Nihous à la « voix traînante » et qui, malgré des « yeux rougis de fatigue », « ne refuse aucune interview », avant d' être envoyé au lit par son mentor Jean Saint-Josse ! Gérard Schivardi, un « homme direct », « candidat aux recettes simples », au « verbe coloré » qui « tente de propager une onde d'émotion sur les eaux glacées de la rhétorique trotskiste », ou encore José Bové, jovial, dont les apparitions sont accueillies par un « joyeux désordre » et dont le responsable des meetings qualifie, « en riant franchement », la campagne de « bordel généralisé » (respectivement 4 avril, 7 avril et 12 avril). S'agissant des femmes, leur combativité est soit franchement déniée, soit tempérée par des notations qui viennent en quelque sorte la corriger, comme dans le cas de Ségolène Royal évoqué ci-dessus : Dominique Voynet, « inébranlable », est caractérisée par son « courage » (2 occurrences), son « intégrité ». « En dépit des coups annoncés, elle est partie au front », mais c'est une « battante aux ailes coupées » … Marie-George Buffet, qui répond aux questions en « vraie pro », « dégaine tranquillement » ses arguments, et « baisse les yeux, presque gênée » quand on l'applaudit… « Modeste », elle « tente de rassurer », « explique », « se défend avec constance », « se désole » … Pour Arlette Laguiller, « modeste » également, sa « révolte » est « intacte », sa « ferveur » inchangée et elle « rigole », « se prête au jeu de bon cœur » … Quant à Ségolène Royal, outre la capacité (tempérée) à « lâcher ses coups » que nous avons évoquée plus haut, le trait le plus marquant de sa campagne dans ce portrait est l'improvisation, et l'on comparera les deux extraits suivants, empruntés aux portraits respectifs de Ségolène Royal et de José Bové : Côté fantaisie, sa différence est moins voyante. Sauf, peut-être, du côté de… l'organisation de sa campagne électorale. L'agenda y est des plus virevoltants, les thèmes des discours varient au fils des heures. […] Et lorsque les membres de son équipe parviennent à fournir à l'avance la trame d'une allocution ou les détails d'un programme pour les jours à venir, ils semblent en être les premiers surpris. Maîtriser la campagne électorale de José Bové n'est pas de tout repos pour ses partisans qui jonglent avec des informations contradictoires dans un emploi du temps à flux tendu. Les changements sont parfois décidés à la dernière minute sans que tous en soient avertis. (12 avril, portrait de José Bové) La condamnation de la violence et des discours radicaux est si univoque dans La Croix qu'on ne saurait voir dans cette faible combativité attribuée aux candidates un jugement dépréciatif… Pour autant, à travers ces parallèles, elles ne paraissent guère à la hauteur d'un tel affrontement politique. Et singulièrement, l ' ethos de Ségolène Royal se trouve dangereusement encadré par la combativité inaboutie des trois autres candidates et l'improvisation hasardeuse d'un « outsider ». Moins normatif que celui des deux précédents titres étudiés, le discours du Parisien se signale tout d'abord par la place plus largement hégémonique qu'y occupe le récit de la campagne, puisque sa ligne éditoriale réduit la part de l'analyse qui caractérise la presse de référence ainsi que la part des genres qui y sont associés dans les autres titres (éditoriaux, analyses, chroniques spécialisées…). Les articles envisagent donc plutôt la campagne de 2007 sous l'angle de ses étapes, soulignant les innovations, les surprises ou les originalités par rapport aux précédentes. Sans attendre les résultats du premier tour et le retour du clivage gauche-droite, Le Parisien salue par exemple la généralisation de « primaires » au sein des partis politiques (21 avril, p. 5), « l'avènement des “débats citoyens” » (21 avril, p. 5), le « souffle nouveau » ou les « originalités » perçus par la presse étrangère (22 avril, p. 6), et surtout le « suspense », à la veille du premier tour (22 avril, p. 2) comme à son lendemain : « Jusqu'au bout, les indécis auront été les héros de cette campagne » (23 avril, p. 6). Et de s'étonner que François Bayrou « volerait presque la vedette aux deux finalistes ! » (25 avril, p. 2) Il s'enthousiasme d'ailleurs ensuite pour le débat Bayrou-Royal, « épilogue d'un incroyable feuilleton » (28 avril, p. 3). D'un point de vue plus normatif, ce débat apparait également comme un modèle de confrontation démocratique : Royal et Bayrou ont montré qu'on pouvait tout simplement débattre. Débattre sans s'agresser; échanger des arguments [. .. ], parler avec intelligence des préoccupations des Français et de l'avenir du pays, avec ce qu'il faut de subtilité et d'humour pour que, devant l'écran, on se dise que la politique, ce n'est pas forcément la guerre civile, ni un exercice vain. [. ..] Au bout du compte, pas de vaincu, mais deux vainqueurs. (29 avril, p. 2) Cette fois, c'est Nicolas Sarkozy qui semble mis en défaut : « Passé au travers de cette séquence, Nicolas Sarkozy a pu apparaitre comme un mauvais joueur ou un empêcheur de débattre librement. » (29 avril, p. 2) Mais plus tard, c'est Ségolène Royal qui fera l'objet du même reproche lorsque sous la pression de son entourage, Le Parisien devra renoncer à publier le 5 mai une interview de Nicolas Sarkozy, jugée trop proche du scrutin : « Nous déplorons cette crispation artificielle », « Il ne s'agissait pourtant [. ..] que de faire vivre le débat démocratique » (5 mai, p. 2). En tout cas, les accents se font quasiment lyriques à la veille du second tour pour célébrer symétriquement l'apport des deux candidats au renouvellement de la démocratie : Quel que soit le résultat, cet homme et cette femme, Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, auront renouvelé la vie politique. Par leur âge [. .. ]. Par leur manière de s'imposer au sein de leur propre parti et de bousculer leur camp en jetant par-dessus bord les tabous et la langue de bois [. .. ]. Pour la première fois depuis plus de trente ans, les deux candidats ne sont ni président sortant ni ancien Premier ministre. Pour la première fois, une femme est susceptible d'entrer à l'Elysée. Pour la première fois depuis longtemps, [. ..] la présidentielle a suscité un intérêt et une passion que l'on n'osait plus espérer. (6 mai, p. 2) Héros, nouveautés, surprises, rebondissements… La narration d'une grande aventure domine, et colore volontiers la lecture que propose Le Parisien des règles d'une bonne campagne : Dans douze jours aura lieu le premier tour de l'élection présidentielle. Pour les candidats, c'est un moment crucial. Celui où se cristallisent les opinions. [. .. ]. La moindre faute, le moindre écart de langage, la moindre gaffe peut être fatale. (10 avril, p. 2) Au chapitre de ces « fautes », on relève quelques critiques de la campagne de Ségolène Royal, très proches de celles que nous avons lues dans les deux autres journaux : Le cafouillage de la semaine dernière sur le contrat première chance pourrait servir de leçon. Plutôt que d'improviser de manière hasardeuse et de zapper en permanence d'un thème à un autre, la candidate aurait tout intérêt à stabiliser sa campagne sur quelques actes majeurs. (11 avril, p. 4) À diverses reprises, Le Parisien évoque également les divisions du PS : relations « tumultueuses » entre Ségolène Royal et Bertrand Delanoë, « vive colère » de ce dernier (« C'est pour réparer l'incident que Royal a décidé de s'afficher avec Delanoë rue Montorgueil deux jours plus tard »; 27 avril, p. 8), déclarations embarrassantes de Michel Rocard, « mot sibyllin » de Jean-Pierre Chevènement sur la candidate (14 avril, p. 4), les traces de dissensions ne manquent pas. Mais l'entourage de Nicolas Sarkozy, lui aussi, « apparaît comme divisé sur le programme fiscal du candidat » (11 avril, p. 8) ou se voit contraint de « rectifie[r] » ses propos sur les parents d'élèves, arguant d'un « malentendu lexical » (12 avril, p. 7). Le Parisien s'interroge également, sous le titre « Les liaisons dangereuses », sur le sens des déclarations de Brice Hortefeux sur l'introduction d'une dose de proportionnelle aux législatives, appel du pied au Front national : « Ce clin d' œil est assez appuyé pour susciter des interrogations, voire de l'indignation [. .. ]. Entre le candidat de la droite et celui de l'extrême droite, quel jeu est-il en train de se jouer ? » (13 avril, p. 4) Enfin, il renvoie dos à dos les deux candidats à propos de leurs erreurs sur le nucléaire pendant le débat de l'entre-deux-tours : « Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy ont commis de lourdes erreurs à propos du nucléaire. [. ..] Les deux se trompent. » (4 mai, p. 5) C'est encore une fois sur le thème de la combativité qu'apparaissent des dissymétries entre le candidat et la candidate : plus discrètes encore que dans La Croix, elles sont aussi indirectes dans Le Parisien. Signalons tout d'abord une inversion capitale pour l'interprétation : à la différence du discours de La Croix, prompt à dénoncer toutes les formes de violence (y compris verbale), les attaques réciproques que s'adressent les candidats ne sont pas qualifiées négativement par Le Parisien, qui y voit précisément une des règles du jeu : Les héros sont fatigués. Leurs équipes sont à cran [. .. ]. Dans le même temps, les esprits s'échauffent. C'est la règle, à l'approche de la ligne d'arrivée. Entre Mitterrand et Giscard jadis, entre Chirac et Jospin naguère, le ton n'était pas non plus à la tendresse. (19 avril, p. 2) La montée des tensions, ou les polémiques déclenchées, y sont plus volontiers lues comme le ferment d'un intérêt porté à la campagne, comme l'atteste par exemple un passage de l'article cité plus haut et qui présentait le débat entre Ségolène Royal et François Bayrou comme l'épilogue d'un « incroyable feuilleton » : « Pour couronner le tout, l'affaire s'est pimentée hier de polémiques de plus en plus violentes. » (28 avril, p. 3) Et dans Le Parisien, la combativité de Ségolène Royal est loin d' être mise en doute : ainsi, la veille du débat entre les deux candidats au second tour, le journal titre « Le choc Sarkozy-Royal s'annonce passionné », et prédit que les Français « regarderont le duel de ce soir comme un match de boxe ». Au lendemain du débat, le journal titre : « Royal et Sarkozy ne se sont pas fait de cadeaux » (4 mai, p. 3-4); l'article s'ouvre sur : « Un véritable duel, à couteaux tirés ». Mais c'est plutôt la nature de la combativité décrite qui fait apparaitre une dissymétrie. Déjà, une édition précédente avait montré, face à Patrick Poivre d'Arvor, une Ségolène Royal qui « se lâche carrément en évoquant la “révolution tranquille” qui consisterait à élire une femme [. .. ]. Décidément gonflée à bloc » (27 avril, p. 5). Plus tard, lorsqu'elle « triomphe à Charléty », où « la candidate fait huer Sarkozy », où elle « attaque son rival », « le reprend de volée », elle est décrite comme « très remontée » (2 mai, p. 4). Or, le lendemain du débat avec Nicolas Sarkozy, l'analyse évoque une « Ségolène un brin déchaînée, au risque d'en faire trop, et un Nicolas qui en rajoute dans le self-control » (3 mai, p. 2). Si l ' ethos de Nicolas Sarkozy est présenté comme « offensif » (ibid.) dans Le Parisien, sa capacité à se contrôler semble donc attestée, au moins à l'issue de ce débat, tandis que Ségolène Royal, tantôt « remontée », tantôt « déchaînée » ou capable de « se lâche[r] carrément », pourrait bien renvoyer au stéréotype largement répertorié de la « pasionaria » (Bertini, 2002). La dissymétrie apparaitra peut-être comme discrète, mais on aura noté qu'elle se fait jour dans plusieurs articles différents. Par ailleurs, dans le cas du Parisien, la faible place accordée aux petites candidatures ne permet guère d'affiner l'analyse en opérant le parallèle avec le discours sur Marie-George Buffet, Arlette Laguiller ou Dominique Voynet. Au terme de cette étude, nous relèverons tout d'abord le paradoxe principal auquel nous confrontent ces résultats : malgré la volonté des journalistes d'établir des parallèles apparemment équitables entre les candidats, de dénoncer le « procès en incompétence » qui a pu être fait à Ségolène Royal, l'ensemble du corpus révèle, à des degrés divers, des dissymétries dans l'évaluation de la compétence des candidats et des candidates. Et surtout, le discours du Monde apparait comme le moins équitable à l'égard des candidates et c'est dans le titre qui symbolise le mieux la presse « de référence » que l'on trouve les plus fortes marques d'une dissymétrie, que les candidates semblent peiner notamment à imposer leur autorité sur leur entourage. Dans La Croix et Le Parisien, c'est autour du thème de la combativité féminine que s'articule la mise en question indirecte de la compétence. Les deux journaux proposent à cet égard les figures inversées d'une valorisation à double tranchant : dans La Croix, où la critique de la violence des affrontements politiques est explicite, les femmes semblent créditées d'une moindre agressivité mais, de ce fait, semblent peu à même de mener le jeu. Dans Le Parisien, où la vivacité des débats et même parfois la polémique font plus facilement le sel du récit de la campagne, Ségolène Royal apparait comme très offensive, mais au risque de prendre les traits de la pasionaria. C'est dans ce titre de la presse populaire que les indices d'une dissymétrie sont les plus ténus et que le traitement semble le plus équilibré sur la question de la compétence des candidats en campagne, du moins dans le discours explicite des journalistes. Il serait pourtant imprudent d'inférer de cette analyse ponctuelle des conclusions générale sur le discours de presse. Sandrine Lévêque (1999, p. 109-110) a d'ailleurs souligné les limites d'une naturalisation de l'opposition entre presse populaire et presse de référence, tout autant que celles de l'attribution hâtive d'une plus grande « clairvoyance » à la presse populaire. Conformément à la problématique que nous avons évoquée pour commencer, nous relèverons plutôt la manière dont le jugement de compétence tend à se déplacer et à prendre des formes différentes selon le contexte : si les jugements explicites, qui pourraient rejoindre la question du procès en incompétence, sont rares et nous ont semblé plus particulièrement repérables dans des articles d'analyse et les éditoriaux du Monde, l'évaluation tend à se déplacer, dans les portraits ou les formes de récit, vers la question de l ' ethos des candidats et singulièrement de la « combativité » qui leur est attribuée, puisque les principales ambigüités du discours se concentrent sur ce thème. Nous rejoignons ici les analyses menées dans d'autres travaux qui portent sur le genre en politique et, surtout, sur le discours des femmes politiques. En effet, outre les traits généraux du discours sur le genre en politique observés par Mariette Sineau, notamment, qui se fait sur ce point particulièrement ambivalent (moindre « autorité » imputée aux femmes, mais accusation fréquente d' « autoritarisme »), le discours des femmes politiques elles -mêmes, en se concentrant dans les années quatre-vingt-dix sur la dénonciation d'un ethos masculin « guerrier » (Oger, 2006), a entretenu lui -même l'ambigüité. Il semble avoir en effet conduit de nombreuses femmes politiques, dans les années qui ont vu se développer les débats sur la parité, à produire un ethos moins combatif ou moins polémique (Bonnafous, 2003), et/ou à mobiliser en ce sens « l'argument du genre » selon lequel les femmes feraient – et diraient – la politique autrement (Oger, 2009). Dans cette perspective, la question de la compétence attribuée, ou déniée, aux femmes politiques semble devoir intégrer la question de l ' ethos comme une dimension majeure de la légitimité . | Cet article s'intéresse aux formes explicites d'évaluation, par les journalistes, de la capacité des candidats à mener campagne, aux «erreurs» ou aux «fautes» qui leur sont imputées. L'examen du discours produit par trois quotidiens pendant la campagne officielle de l'élection présidentielle de 2007 fait apparaitre une différenciation genrée dont les formes sont plus explicites dans la presse de référence que dans la presse populaire. L'analyse tend surtout à mettre en évidence les différents procédés, directs et indirects, du jugement d'évaluation, et suggère un déplacement du jugement explicite vers la qualification de l'ethos. | linguistique_11-0392161_tei_582.xml |
termith-650-linguistique | Cet article traite de la langue des professionnels de Wall Street. Par là, il faut entendre les métiers impliqués dans le commerce des valeurs mobilières sur les marchés boursiers aux États-Unis. Figurent parmi ces professionnels les courtiers (brokers) qui opèrent en tant qu'agents ou intermédiaires entre deux partis; les négociants en titres (traders) qui interviennent pour leur propre compte; les spécialistes (specialists) et les teneurs de marché (market makers) qui agissent en tant qu'agents ou en tant que négociants tout en assumant des responsabilités particulières sur les marchés; les banquiers d'affaires (investment bankers) qui organisent l'émission de nouveaux titres; enfin, les analystes qui évaluent les performances des valeurs. La définition de ces professions par le qualifiant de « Wall Street » exige d' être précisée. Wall Street est l'une des plus anciennes rues de New York. Dès la fin du XVII e siècle, les activités commerciales puis financières s'y concentrent et s'y développent au XIX e siècle pour constituer au XX e siècle le plus grand centre financier du monde. L'appellation « Wall Street » correspond actuellement à quatre définitions distinctes. Premièrement, Wall Street désigne la rue elle -même tracée sur l'emplacement d'un ancien mur qui protégeait la ville d'origine (New Amsterdam) des agressions venant de Manhattan (Levison 1961 : 26-36). Deuxièmement, par un effet de synecdoque particularisante (le tout exprimant la partie), elle désigne l'institution la plus importante qui y est installée, la première bourse de New York ou New York Stock Exchange (NYSE). Troisièmement et quatrièmement, par des synecdoques de plus en plus généralisantes (la partie exprimant le tout), Wall Street désigne le quartier financier de New York, et, au-delà, la finance américaine en général. La langue de Wall Street, qui émane de la langue naturelle appelée anglais, est donc employée par l'ensemble du milieu boursier américain. L'expression rappelle cependant que cette langue a été et reste puissamment influencée par l'activité de la bourse de New York et particulièrement par celle des professionnels qui y opèrent. C'est en effet sur le parquet du NYSE, plus que partout ailleurs depuis deux siècles, que la langue de Wall Street se crée et se renouvelle. Étudier la langue de Wall Street nous amène à nous poser deux questions. Premièrement, cette langue comporte -t-elle une terminologie, c'est-à-dire un ensemble de notions et de termes nécessaires à l'activité boursière ? Pour répondre à la question, il est nécessaire de soumettre le lexique spécialisé de cette langue aux exigences de la terminologie. Celles -ci ont été profondément marquées par les théories d'Eugène Wüster et du Cercle de Vienne qu'il dirigeait (Van Campenhoudt 1997 : 2). Dans le projet wüsterien, la science terminologique doit contribuer à la structuration et à l'unification des connaissances grâce à la mise en système de termes rigoureusement définis, classés et hiérarchisés les uns par rapport aux autres. Bien que le projet wüsterien soit actuellement réévalué, un examen de la langue de Wall Street par rapport à ses exigences est un préalable indispensable à son étude. Nous consacrerons notre première partie à cet éclairage. La deuxième question concerne les relations que la langue des professionnels de Wall Street entretient avec la population américaine. En effet, au-delà de sa relation étroite avec la bourse, la langue de Wall Street a une facette publique. La bourse ne fonctionne pas en vase clos. Elle travaille pour des dizaines de millions d'investisseurs non professionnels. En 1999, une étude concluait que 79 millions d'Américains détenaient directement ou indirectement des actions (Levitt 2002 : 245). Or, la perception que le grand public a de la langue de Wall Street est remarquablement constante depuis plus d'un siècle. Cette langue est considérée comme énigmatique, impénétrable et incompréhensible aux non-initiés. Des appellations généralement péjoratives abondent pour la caractériser : Wall Street slang, Wall Street jargon, Wall Street speak, Wall Street parlance, Wall Street lingo. Un observateur du XIX e siècle la caractérisait déjà comme « a dialect which is caviare to the multitude » (Medbury 1968 : 132). L'analyse de cette langue de professionnels ne peut ignorer ce qu'en pensent leurs clients, même s'ils expriment leur perception de façon subjective. Notre objectif est d'expliquer du point de vue linguistique pourquoi la langue de Wall Street est perçue comme un jargon et/ou un argot désagréablement énigmatique par le grand public. Cette question nous amènera à considérer la langue de Wall Street comme un double moyen de communication : le premier, interne au milieu professionnel; le deuxième, externe, du milieu professionnel vers le grand public. Nous consacrerons nos deuxième et troisième parties à ces deux aspects. L'un des critères les plus importants de la terminologie scientifique est la motivation des termes. Pierre Guiraud rappelle que « les langues scientifiques se caractérisent par la motivation de leur vocabulaire » (Guiraud 1978 : 5-6, in Setti 2000 : 163). Un terme désigne une notion qui fait l'objet d'un accord préalable de la part des spécialistes. La démarche qui part de la notion pour aboutir au terme est qualifiée d'onomasiologique, par opposition à la démarche sémasiologique qui part du terme pour aboutir à la notion. Le terme, quoique conventionnel, est motivé lorsqu'il est monosémique et défini en relation avec d'autres termes par rapport auxquels il est classé et hiérarchisé au sein d'un système cohérent (Setti 2000 : 14). Grâce à cette motivation, la langue de spécialité peut tendre, comme le dit Pierre Lerat, vers la prévisibilité maximale (Lerat 1997 : 7). Ainsi, à partir du terme stock (action), un locuteur natif de l'anglais pourra prévoir sans trop d'erreur que la notion « action-qui-bénéficie-d'avantages-préférentiels » sera désignée par le terme preferred stock; que la notion « action-qui-donne-le-droit-de-voter » pourra s'appeler voting stock; et que par conséquent la notion « action-qui-ne-donne-pas-le-droit-de-voter » s'appellera non-voting stock. Le terme motivé est dénotatif et non connotatif. Il est rigoureusement défini en lui -même par un certain nombre de caractères qui éliminent les ambiguïtés et les synonymes stricts. Il doit pouvoir être normalisé au niveau international par des normes de type ISO. Parce que les systèmes terminologiques de type wüsterien sont indépendants des langues naturelles, les termes sont généralement symétriques d'une langue à l'autre (Setti 2000 : 169), c'est-à-dire qu'ils sont monoréférentiels quelle que soit la langue considérée. Par conséquent, ils peuvent être traduits sans distortion de sens. Au contraire, certains facteurs fragilisent la relation entre la notion et le terme et contribuent à le démotiver. La démotivation entraîne des phénomènes de polysémie, de synonymie ou d'asymétrie qui nuisent à l'univocité et donc à la précision du terme (Setti 2000 : 163-170). Cela posé, ce qui frappe dans le lexique de Wall Street, c'est la grande hétérogénéité de la motivation de ses termes. D'un côté, un terme comme beta apparaît fortement motivé, de l'autre, un terme comme blue chip apparaît démotivé. Le beta désigne la sensibilité des fluctuations d'une valeur à celle d'un indice (Jacquillat et Solnik 1989 : 94). Autrement dit, c'est le coefficient qui mesure la volatilité d'un titre boursier. Cette mesure est largement utilisée par les professionnels de la bourse, particulièrement par les gestionnaires de portefeuille, les chartistes, les courtiers, les analystes et les spéculateurs. La notion de coefficient de volatilité correspond bien à la définition de ce qu'est une notion par la norme ISO 1087 de 1990 : « C'est une unité de pensée constituée par abstraction à partir des propriétés communes à un ensemble d'objets » (ISO 1087 1990 : 1, in Van Campenhoudt 1997 : 2). Dans ce cas, l'unité de pensée abstraite est présentée sous la forme d'une formule mathématique. Le terme beta est conventionnel et a été adopté par l'ensemble des spécialistes de la profession après accord sur la notion. La démarche d'élaboration du terme est donc onomasiologique. La relation terme-notion est strictement monoréférentielle dans le domaine boursier et elle n'est pas fragilisée par d'éventuels synonymes. Le terme est donc monosémique et purement dénotatif. En outre, il peut faire l'objet d'une normalisation de type ISO et donner lieu à des classifications en devenant hypéronyme d'une série de betas hyponymes auxquels sont ajoutés des caractères supplémentaires (Lerat 1990 : 81-83) : par exemple le market beta, le portfolio beta, l ' index beta, et divers historical betas. De même, les betas peuvent entrer dans une classe plus large, appelée par exemple « indicateurs d'évolution », dans laquelle figureront également les coefficients alpha et delta, termes qui possèdent les mêmes caractéristiques terminologiques que le beta. Enfin, le terme beta ayant été choisi dans l'alphabet grec en dehors de la langue naturelle de l'anglais, il s'abstrait des différentiations nationales et il s'inscrit dans un vocabulaire à vocation universelle (Guilbert 1973 : 12). Il est donc extrêmement symétrique d'une langue à l'autre et se traduit par « bêta », ou « beta » sans accent circonflexe, dans toutes les langues naturelles qui contiennent un lexique spécialisé des professionnels de la bourse. Il se prête ainsi parfaitement à la traduction automatique. À l'inverse, le terme blue chip présente toutes les caractéristiques de la démotivation. Dans le lexique de Wall Street, blue chip désigne les valeurs de premier ordre, mais le terme ne fait pas référence à une notion clairement définie dans un domaine de connaissances extérieur à celui de la bourse. L'approche onomasiologique est donc impraticable. Le terme semble appartenir à la classe des stocks (actions en anglais américain), des shares (actions en anglais britannique) ou des securities (titres ou valeurs), mais les lexèmes blue et chip ne renvoient à aucun étiquetage évoquant ces classes de notions. La prévisibilité du terme est donc très faible et elle se trouve réduite encore davantage par le fait que dans la compétence d'un locuteur de langue naturelle, les deux sèmes évoquent des notions totalement étrangères à la bourse. Leur combinaison, blue + chip, renvoie au monde des casinos où, sur les tables de jeu, les jetons bleus (blue chips) ont la valeur la plus élevée par rapport aux jetons rouges et blancs. Par métaphore, le terme désigne donc les valeurs des entreprises les plus sérieuses et les plus rentables par opposition aux valeurs risquées. Il faut donc partir du terme pour retrouver la notion (approche sémasiologique). Dans le lexique de Wall Street, blue chip appartient à un groupe lexical défini sans précision qui comprend des éléments lexicaux construits de façon similaire. Ainsi, le terme red chips désigne les titres de sociétés chinoises cotées à Hong-Kong, le rouge évoquant la Chine communiste. Black chips désigne les titres d'entreprises sud-africaines, le noir évoquant dans ce cas la race noire du continent africain. Green chips désigne les titres d'entreprises soucieuses d'écologie. Il est pourtant clair que cette classification ne satisfait pas aux exigences de la terminologie, les différentes couleurs qui caractérisent les chips ne correspondant à aucune définition précise. Enfin, blue chip est très peu symétrique d'une langue à l'autre et donc très difficile à traduire. Il est également pratiquement impossible à normaliser. Au sein de cette même langue spécialisée, le lexique présente donc une importante hétérogénéité de motivation terminologique. Pour la mettre en évidence, il est possible de tracer un axe de la motivation des éléments lexicaux allant de la motivation la plus forte à la plus faible. Sur cet axe, on peut construire un tableau répartissant le lexique en fonction de la motivation de ses éléments (voir en Annexe le Tableau du spectre terminologique de la langue de Wall Street). Quoique l'axe constitue un continuum, une répartition en plusieurs groupes facilite l'analyse. Nous pouvons placer dans le groupe 1 les éléments les plus motivés (par exemple, beta, alpha, delta, PER) et dans le groupe 5 les éléments les moins motivés (par exemple, triple witching hour, blue-sky laws, red herring). Entre ces deux pôles, le terme stock que nous analysons comme fortement motivé figure dans le groupe 2 car il présente une motivation moins forte que beta. De même, les éléments du groupe 4 sont faiblement motivés, mais par rapport au groupe 5 ils gardent généralement des caractères de prévisibilité supérieurs qui permettent d'approcher leur signification. Le tableau présente ce qui pourrait être appelé le spectre terminologique de la langue de Wall Street. Il montre que les différents critères discriminant de la terminologie évoluent de façon cohérente en fonction de la motivation. En effet, quand celle -ci est forte, la symétrie, la capacité de classification et de normalisation sont fortes. Au contraire, au fur et à mesure qu'elle s'affaiblit, ces trois critères s'affaiblissent d'autant. D'après notre analyse, les seules caractéristiques qui restent constantes sur la totalité de l'axe sont la monosémie et la dénotation. Même s'ils sont totalement démotivés (comme dans le groupe 5), les termes ne sont pas ambigus et ne sont pas cause d'erreurs entre professionnels. Pour expliquer l'hétérogénéité du lexique wallstreetien, il faut analyser la fonction et l'origine des termes. Le lexique des groupes 1 et 2, par exemple, est surtout utilisé par les analystes, les gestionnaires de portefeuille, les banquiers d'affaires. Ce sont des métiers d'évaluation, de mesure, de conception, de prise de décision. Ils ont besoin d'une terminologie analytique précise. Les termes motivés participent de la culture de l'écrit. Ils sont issus de domaines de connaissance extérieurs à Wall Street et scientifiquement structurés : l'économie, les mathématiques financières, la gestion ou la finance d'entreprise. Souvent élaborés par des universitaires étrangers à Wall Street, ils satisfont aux exigences terminologiques de la communauté scientifique. Le beta mentionné plus haut fut conçu en 1952 à l'université de Chicago par l'Américain Harry Markowitz, et amélioré par William Sharpe de UCLA en 1964 (Bernstein 1992 : 41-60, 75-88). Les métiers qui font usage de ce lexique motivé se sont développés assez récemment dans la communauté boursière, à partir des années 1970 (Bernstein 1992 : 2-14). Dans la langue de Wall Street, la terminologie scientifiquement motivée est donc historiquement récente et s'appuie sur un système référentiel de notions extérieures à Wall Street. C'est pour cette raison que l'approche onomasiologique lui est applicable. À l'autre extrémité du spectre en revanche, le lexique démotivé des groupes 3, 4, 5 est largement issu des salles de marché et de l'anglais parlé. Il ne s'agit pas du lexique d'une langue d'analyse mais bien plutôt de celui d'une langue d'action dont la fonction principale est l'exécution correcte et rapide des transactions. Cette langue doit être non ambiguë, mais elle ne renvoie pas pour autant à un système de connaissances extérieur. En réalité, son seul critère de motivation stable réside dans le fait que les membres de la communauté professionnelle la comprennent et l'utilisent. Dans cette partie du spectre, la motivation sémantique n'est pas une motivation référentielle, c'est une motivation d'usage, et souvent d'usage oral. La seule garantie de la signification de ces termes se trouve dans la communauté professionnelle. Pour que la monosémie reste satisfaisante sur toute la longueur de l'axe, il est donc nécessaire que motivation terminologique et motivation d'usage soient inversement proportionnelles. Le lexique de Wall Street est bien monosémique et les boursiers se comprennent parfaitement parce que lorsque la motivation terminologique est faible, la motivation d'usage est forte, et inversement. L'exemple de blue-sky laws illustre parfaitement la force de la motivation d'usage. Ce terme, extrêmement démotivé du point de vue terminologique, désigne les textes légaux adoptés par certains États américains, notamment dans l'Ouest, pour réglementer les émissions de titres boursiers. Les professionnels eux -mêmes ignorent la provenance précise du terme. Certains situent son origine dans un discours prononcé par un juriste du Kansas vers 1900 (Pessin 1988 : 35). Quoi qu'il en soit, l'usage (oral à l'origine, notons -le) a prévalu dans la communauté boursière, et aucun terme mieux motivé et plus prévisible, tel que « state securities laws », n'est venu le remplacer. La même démonstration pourrait être menée pour de nombreux autres termes du groupe 5 comme red herring ou pink sheets qui sont profondément enracinés dans la motivation d'usage et qui sont néanmoins devenus des termes officiels de la profession (Shook & Shook 1990 : 309, 344). Cette partie non motivée du lexique de Wall Street contient à la fois des éléments lexicaux qui remontent au XVIII e siècle comme bull et bear (Zweig : 32) et d'autres beaucoup plus récents (triple witching hour date des années 1970). Néanmoins, la motivation d'usage est le mode d'élaboration des termes le plus ancien. Historiquement, c'est ainsi que la langue des marchés boursiers américains s'est constituée. Il y a donc bien une terminologie wallstreetienne, mais elle est marquée par une grande hétérogénéité qui résulte de deux forces opposées. D'un côté, les exigences de la terminologie moderne suscitent l'apparition de termes nouveaux scientifiquement motivés qui renvoient à des notions reliées entre elles dans des systèmes de connaissance structurés. En sens opposé, la communauté professionnelle de Wall Street perpétue et renouvelle un lexique traditionnel, scientifiquement démotivé, qui apparaît sur le long terme comme la langue de Wall Street authentique et originelle. Lorsque Pierre Lerat explique « qu'une langue spécialisée est d'abord une langue écrite et qu'elle est au service d'une fonction majeure : la transmission des connaissances » (Lerat 1995 : 21), la langue traditionnelle de Wall Street apparaît comme une anomalie. Elle est largement d'origine orale, même parfois gestuelle, et sa démotivation, liée à son caractère imprévisible, la rend peu apte à transmettre des connaissances. De fait, de nombreux témoignages attestent qu'elle a plutôt pour fonction d'en opacifier la transmission. Un observateur du XIX e siècle note que beaucoup de gens souhaitent maîtriser la langue de Wall Street, mais que malgré leurs efforts ils ne réussissent qu' à se ridiculiser en donnant des ordres contraires à leurs intentions (Medbury 1968 : 200). Il explique qu'il est impossible d'apprendre cette langue en dehors du parquet et que les professionnels parviennent toujours à repérer les amateurs grâce à un subtle something, un petit détail linguistique qui détonne et qui les trahit (Medbury 1968 : 132). De fait, de nombreuses anecdotes attestent que les professionnels utilisent des termes motivés par le seul usage pour marquer la différence entre ceux qui le connaissent et ceux qui l'ignorent. Par exemple, la chronique rapporte de nombreuses plaisanteries où des anciens demandent à un jeune grouillot (un garçon de course du parquet) d'apporter des courriers à Mr. Bull (littéralement, M. Haussier, c'est-à-dire quelqu'un qui escompte une hausse des cours) ou à Mr. Bear (littéralement, M. Baissier, c'est-à-dire quelqu'un qui escompte une baisse des cours) (Odean 1988 : 147). Dans ce cas, la langue de spécialité n'a pas pour fonction de transmettre un message le plus efficacement possible, elle sert à identifier les initiés qui en maîtrisent le code et à exclure les non-initiés. Dans cette perspective, certains éléments lexicaux apparaissent comme de véritables labyrinthes sémantiques où, seule, la communauté permet de se repérer. L'exemple de Clara Bow illustre bien cette fonction à la fois opacifiante et initiatique du lexique. Pendant des années, les titres de la société désormais dissoute ITT (International Telegraph & Telephone) ont été appelés Clara Bows par les traders. En voici la raison. Le code boursier d'ITT était IT. En 1927, Hollywood produisit un film intitulé It. La vedette en était l'actrice Clara Bow, devenue célèbre sous nom de « the It girl ». D'où le nom de Clara Bow donné par les traders au code IT (Odean 1988 : 27). Dans un article de 1997, P. Lerat écrit que, dans les langues spécialisées, « la langue ne fait que mettre de l'ordre dans la connaissance des choses » (Lerat 1997 : 3). L'exemple de Clara Bow nous amène à paraphraser P. Lerat, mais à l'envers. Par sa langue, la communauté professionnelle de Wall Street s'ingénie à semer le désordre dans la connaissance. Elle secrète des éléments lexicaux qui, au-delà de leur fonction opératoire, servent de « marqueurs d'initiation ». Ils permettent de repérer ceux qui appartiennent au métier et qui savent en décrypter le code linguistique. L'efficacité de ces « marqueurs d'initiation » est accrue par leur renouvellement rapide (Odean 1988 : 1). Certains d'entre eux sont des classiques comme bull et bear, mais le lexique des traders s'enrichit tous les jours de nouvelles expressions tandis que d'autres sont rapidement frappées d'obsolescence. Ce faisant, la langue entretient en permanence son opacité et elle empêche les non-initiés de pouvoir l'apprendre. C'est là l'origine de la perception populaire de la langue de Wall Street. Elle se présente comme un jargon ou un argot expressément conçu pour exclure ceux qui n'en connaissent pas le code et pour entretenir les privilèges de ceux qui le maîtrisent. Ce dernier développement nous autorise à formuler l'hypothèse suivante. Si la langue de Wall Street s'est construite, non seulement en fonction des exigences techniques de sa spécialité, mais encore sur l'opposition initiés/non-initiés linguistiques, il est probable qu'elle présentera des caractéristiques sensiblement différentes selon qu'elle est employée entre professionnels ou pour communiquer avec le grand public. Wall Street représente le marché boursier (stock market) et la langue spécialisée que ses professionnels utilisent entre eux est donc une langue de marché et de transactions. Elle est directe et peu conceptuelle afin de faciliter des échanges oraux extrêmement rapides. Elle s'enracine dans une langue populaire, quotidienne et imagée. Avoir des titres se dit to be long, ne pas les avoir se dit to be short. Une option de vente est « proposée » à l'achat, c'est un put. Une option d'achat est « appelée », c'est un call. Jusqu' à il y a une trentaine d'années, cette langue orale a servi de base aux échanges selon la devise de la Bourse de Londres pratiquée aussi à New York : « My word is my bond ». Cependant, la bourse a une particularité par rapport aux autres types de marchés : les intervenants ne voient jamais les produits qu'ils y échangent. Pour leur donner une réalité tangible et les rendre attractifs, la langue de Wall Street fait largement appel aux figures de style, et particulièrement aux métaphores. Quand Boileau et Dumarsais, cités par Paul Ricœur (Ricœur 1975 : 85) disent qu' « on trouve plus de métaphores sur les marchés qu' à l'Académie française », ils ont a fortiori raison en ce qui concerne les marchés boursiers dont la langue est largement métaphorique. La définition de la métaphore par Lakoff et Johnson « the essence of metaphor is understanding and experiencing one kind of thing in terms of another » (Lakoff & Johnson 1980 : 5) s'applique parfaitement ici. Les entreprises dévaluées sont des anges déchus (fallen angels); le trader qui fait des aller et retour rapides sur le marché fait du scalping; les glamour stocks ou les go-go stocks attirent autant les convoitises que les glamour girls ou que les go-go girls. Certaines de ces métaphores se sont figées et sont devenues de véritables termes comme blue chip et junk bond. D'autres sont filées et entremêlées les unes aux autres et constituent des champs métaphoriques complexes qui structurent la perception des phénomènes financiers. Ainsi dans le cadre d'un raid boursier, une métaphore médiévale filée fait de l'entreprise attaquée une sleeping beauty agressées par un black knight (le raider) et secourue par un white knight, qui tous deux se disputent ses crown jewels (les meilleures divisions de la société en question) (Odean 1988 : 105-106, 114). Dans leur ouvrage Metaphors We Live By, Lakoff & Johnson (1980) dépassent la conception aristotélicienne de la métaphore effet de style. Ils pensent que les concepts eux -mêmes sont métaphoriquement structurés et que les processus mentaux sont largement métaphoriques. Leur analyse correspond parfaitement au fonctionnement de la langue que les professionnels de Wall Street utilisent entre eux. Autant la terminologie motivée des groupes 1 et 2 de notre tableau se révèle wüsterienne, autant la langue des marchés est « lakoffienne » et perçoit principalement la réalité à travers des métaphores. Certaines d'entre elles sortent du cadre de Wall Street et se répandent dans le grand public par l'intermédiaire de la presse boursière. Catherine Resche (1995) a montré qu'elles forment des réseaux convergents en anglais et en français et qu'elles atteignent ainsi un certain degré de symétrie d'une langue à l'autre. Les métaphores sont également révélatrices de la communauté qui les emploie. La langue de Wall Street est réputée pour être crue et humoristique. Elle abonde en analogies amusantes et en métaphores violentes, sexuelles ou scatologiques qui alimentent la longue tradition des Wall Street jokes (Wall Street Joke Book 1997 : VII). Ces plaisanteries, qui oscillent entre les blagues de collégiens immatures et les obscénités de corps de garde, sont typiques d'une communauté largement masculine. Elles contribuent à faire de ce jargon un argot vulgaire perçu par le public comme un moyen d'expression d'un niveau inférieur. Dans un environnement professionnel marqué par une grande tension nerveuse, cet argot joue le rôle d'un exutoire au stress car il laisse libre cours aux pulsions profondes des traders. Il provoque une détente humoristique par la libération des inhibitions selon des mécanismes psychologiques semblables à ceux que Freud a étudiés dans Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient (1930 : 222-239). Un bon exemple de ce phénomène est la sémantisation et la métaphorisation des sociétés cotées. Les boursiers affublent les actions des compagnies de surnoms qui facilitent leur identification et qui suscitent le rire. Certains sont connus du grand public comme « Big Blue » pour IBM ou « Big Yellow » pour Kodak. Ils peuvent être anodins comme « Mickey » pour Walt Disney, ou « Burgers » pour McDonald's; ou encore moqueurs comme « Mad Dog » pour McDonnell Douglas ou « Hot Beds » pour Holiday Inn. Les traders métaphorisent également souvent les codes boursiers. Chaque société cotée reçoit un identifiant de une à trois lettres que les opérateurs sémantisent à loisir. Les résultats, souvent comiques mais parfois orduriers, sortent rarement du quartier financier. Si le code BA de Boeing Aircraft reste dans les limites de la décence en devenant « Bare Ass », les traders n'ont pas hésité à surnommer « Fuck Me » l'infortunée Fairbanks Morse Company, code FKM (Odean 1988 : 44). Dans ces conditions, on mesure à quel point certaines métaphores ou certaines unités phraséologiques peuvent être difficiles à utiliser par les femmes traders. L'argot de Wall Street ne filtre pas que les non-initiés, il constitue également un obstacle subtil à la féminisation des professions boursières. Alice Jarcho, la première femme trader n'a été autorisée à travailler sur le parquet qu'en octobre 1976 et elle n'a obtenu son accréditation que de haute lutte (Colbert 2001 : 182). La sémantisation des codes boursiers est un phénomène linguistique significatif parce qu'il corrobore l'analyse menée plus haut. Les codes présentent, en effet, toutes les caractéristiques de termes fortement motivés et leur sens est ouvert à tous ceux qui veulent les apprendre. Ils satisfont à la tendance wüsterienne et universaliste de la terminologie scientifique de Wall Street et méritent de figurer dans le groupe 1 du tableau. En interne cependant, la communauté professionnelle reprend ses droits. En métaphorisant les codes, elle se les réapproprie et elle les crypte en un langage accessible aux seuls initiés, langage dont les termes doivent figurer dans les groupes 3, 4 ou 5. Les codes boursiers sémantisés illustrent parfaitement la tendance lakoffienne de l'argot de Wall Street. Les métaphores de la langue de Wall Street ont intéressé de nombreux chercheurs. Dans le sillage de Lakoff et Johnson, ils ont essayé d'y délimiter des champs métaphoriques et de découvrir à partir de quelles mégamétaphores profondes ils se constituent. Analysant la presse boursière, Catherine Resche isole quatre grands registres : la météorologie, la marine, les sports, la santé (Resche 1995 : 95-97). De son côté Alan Partington, constatant la fréquence des métaphores relevant de la course, propose comme mégamétaphore : THE STOCK MARKET IS A RACE (Partington 1995 : 32). Pour ma part, j'observe une convergence frappante entre trois éléments complémentaires : une phraséologie de la violence particulièrement fournie (to hammer the market, to squeeze the shorts); de très nombreuses hyperboles exprimant la domination par la force ou par la ruse (Icahn the Terrible, the Ulysses of the stock market, the Wizard of Wall Street); enfin, un bestiaire métaphorique très développé. Les animaux peuplent l'argot de Wall Street presque autant que les fables de La Fontaine, et ils y jouent un rôle assez semblable. Dans son ouvrage sur « la fabrique des fables » de La Fontaine, Patrick Dandrey (Dandrey 1996 : 245-246) explique que le fabuliste a recours aux animaux parce qu'ils expriment sans fard leur condition et leurs appétits et qu'ils sont donc très propres à figurer les passions humaines les plus violentes. De la même manière, les raiders de Wall Street attaquent des sociétés, les vulture investors se repaissent de titres sous-évalués en attendant la hausse, tandis que le herd instinct pousse les sheep, les mullets ou les lambs à se faire massacrer ou tondre par les loups du marché (Elias 1971). Dans le même style inquiétant, des traders contemporains comparent des stratégies boursières qui tournent à la catastrophe au fait d' être « eaten alive by the market » (Niederhoffer 1997 : 353; Sperandeo 1993 : 15). Ces différentes figures de style expriment la concurrence extrême qui règne entre les acteurs de Wall Street et convergent à mon avis vers une mégamétaphore majeure : THE MARKET IS A JUNGLE (Ney 1970; Sobel 1970 : 83). En effet, cette métaphore darwinienne englobe de nombreuses autres métaphores, comme celles du sport ou celle du sexe essentiellement perçues comme violence et comme domination, qui apparaissent comme les facettes secondaires de ce message profond : la loi du marché, comme la loi de la jungle, est la lutte pour la survie. Rappelons que les théories de Darwin ont été très bien accueillies aux États-Unis (Hofstadter 1959 : 5), et que dès 1870, seulement onze ans après la publication de L'Origine des espèces, William Worthington Fowler dans son classique Ten Years in Wall Street établit le premier parallèle entre Wall Street et la lutte pour la survie (1870 : 35). La langue que Wall Street utilise en interne est très différente de la langue à usage externe. Un exemple illustrera le contraste. Entre eux, les professionnels désignent volontiers les petits investisseurs par des appellations aux connotations méprisantes : outsiders, little guys, weak hands, Aunt Janes, widows and orphans, barefoot pilgrims, hogs, lame ducks, suckers, lambs, lobby rats (Odean 1988 : 46-51). Pourtant, l'activité boursière a besoin de leurs dollars et la langue externe de Wall Street oublie toute connotation négative à l'égard des non-professionnels et s'adapte à leurs attentes. Elle s'adresse à eux grâce à d'innombrables recommandations d'analystes, des articles de presse, des lettres circulaires boursières (stock market newsletters) ou des prospectus de premières mises sur le marché. Toutes ces publications sont actuellement complétées par des conseils en investissement et des courriels promotionnels envoyés gratuitement sur Internet. À cette longue liste, il faut ajouter The Exchange, la publication officielle du NYSE, désormais en ligne, qui communique avec les investisseurs. La langue de Wall Street à destination du grand public évite les extrêmes du spectre terminologique et se concentre sur le groupe 3, mi-technique, mi-métaphorique. Les vulgarités argotiques en sont absentes de même que le vocabulaire trop technique des groupes 1 et 2. Le grand réseau métaphorique darwinien et son bestiaire en ont totalement disparu. Les professionnels de Wall Street masquent leurs rivalités et se présentent au public comme les artisans unis et responsables du miracle économique américain (Elias 1971 : 48, 178). La langue développe une rhétorique de la séduction visant à susciter l'enthousiasme des investisseurs. Les valeurs deviennent des growth/performance stocks, des hot stocks, ou des wonder stocks. Les métaphores sont fréquemment sexuelles mais, afin d'éviter de choquer, elles restent dans le registre modéré (glamour stocks, go-go stocks). Les messages font une large place aux produits et aux technologies qui retiennent l'attention du public. Dans les années 1920, les seuls mots radio et airlines suffisaient pour tourner la tête aux investisseurs (Odean 1988 : 7, 175; Gordon 1999 : 227). Après le vol de Lindbergh à travers l'Atlantique en 1927, ils se précipitèrent aveuglément sur les titres des sociétés d'aviation, y compris sur ceux de la Seaboard Airlines Company, qui était en fait une société de chemin de fer (Odean 1988 : 7). Dans les années 1990, les seuls mots « dot.com » ajoutés au nom des compagnies en faisaient flamber les cours. Une citation de Jack Dreyfus, qui dirigeait une firme de Wall Street dans les années 1960, montre par quels mécanismes lexicaux la rhétorique de la séduction fonctionne. Son efficacité repose sur le choix des mots les plus accrocheurs même si personne ne les comprend. Take a nice little company that's been making shoelaces for 40 years and sells at a respectable six times earnings ratio. Change the name from Shoelaces Inc. to Electronics and Silicon Furth-Burners. In today's market, the words “electronics” and “silicon” are worth 15 times earnings. However, the real play comes from the word furth-burners, which no one understands. A word no one understands entitles you to double your entire score. Therefore we have six times earnings for the shoelace business and 15 times earnings for electronics and silicon, or a total of 21 times earnings. Multiply this by two for furth-burners and we now have a score of 42 times earnings for the new company. (Malkiel 1999 : 58-59) Des expressions martelées par les médias, comme « railroad boom, radio fever, petroleum frenzy, dot.com mania » ou « Internet craze » (Malkiel 1999 : 90-94), visent à susciter des réactions grégaires chez des millions d'investisseurs qui ne veulent pas être laissés pour compte. Tocqueville note que les Américains sont sans cesse tourmentés par une crainte vague de n'avoir pas choisi la route la plus courte qui mène au bien-être (1981 : 171). Cette angoisse est entretenue par des messages tels que : « It's a once in a lifetime opportunity », « Don't be left behind, invest in stocks ». Des slogans comme « Own your share of American business », « Don't sell America short », « Shareownership, USA » (Elias 1971 : 49) jouent sur le patriotisme des citoyens. Il leur est suggéré qu'investir en bourse est un acte de foi dans l'Amérique et que douter de Wall Street est « downright unAmerican ». Pourtant, malgré leur assurance enthousiaste, les recommandations de Wall Street sont tempérées par de nombreuses précautions oratoires (hedging) qui multiplient les conditions (if), les restrictions (although) et les relativisations, comme par exemple : « Anyone can speculate [assurance enthousiaste] and, if he's willing to take the time and effort to study the situation [condition ], he can be a successful speculator in the normal course of events [relativisation] » (Fuller 1962 : 212). Ou bien : « We believe it is reasonable to anticipate a price-earnings multiple of about 15 in a favorable stock market atmosphere » (Elias 1971 : 85). Ou encore : « I would hold the stock if I owned it, though I would not buy it » (Elias 1971 : 87). Aux précautions oratoires s'ajoutent les précautions légales fournies par l'anglais juridique. Depuis une vingtaine d'année, le legalese se répand dans le discours boursier, particulièrement dans les prospectus d'émissions de titres qui sont généralement rédigés par les avocats d'affaires de Wall Street. Au jargon financier se superposent les phrases longues et complexes des juristes. Leur vocabulaire opaque et le formatage compact des paragraphes souvent rédigés en lettres capitales en rendent la lecture difficile et empêchent les investisseurs de se faire une idée claire des bénéfices potentiels et des risques encourus. C'est la raison pour laquelle ces documents sont surnommés red herrings dans l'argot de Wall Street (Elias 1971 : 88). La couleur rouge vient de la bande écarlate qui en barre verticalement les pages. Quant aux harengs, ils étaient jadis jetés en pâture aux chiens pour les détourner au dernier moment du gibier qu'ils avaient pourchassé (Odean 1988 : 14). La métaphore laisse entendre que ces documents servent à attirer les investisseurs tout en les privant des profits qui reviendront aux initiés de Wall Street. La rhétorique de la séduction, les précautions oratoires, l'opacité de l'anglais juridique alimentent l'idée que Wall Street use d'un double langage (double talk). Les exemples abondent où l'information enthousiaste (bullish) fournie aux investisseurs oublie de mentionner que l'entreprise émettrice ne fait aucun bénéfice ou perd de l'argent. Dans les années 1990, de nombreuses publications de résultats officieux (pro forma) laissaient entrevoir des gains mirifiques et poussaient le cours des actions vers les sommets, alors que les chiffres calculés selon les normes comptables officielles GAAP se soldaient par des pertes. Le double langage de certaines vedettes de Wall Street a été exposé sur la place publique en 2000 lorsque des analystes et des courtiers, comme Henry Blodget de chez Merrill Lynch, ont dû répondre de l'inculpation de mensonge. Ils recommandaient publiquement des titres à l'achat tout en conseillant en privé à leurs collègues de les vendre. Ces messages confidentiels étaient souvent accompagnés de commentaires péjoratifs, et même scatologiques, caractéristiques de l'argot de Wall Street : « That stock is such a piece of crap ». Ces violents contrastes linguistiques illustrent parfaitement l'existence des deux facettes distinctes, interne et externe, au sein de la langue de Wall Street et ils confirment l'hypothèse émise au terme de la première partie de cet article. Le double langage de Wall Street, tel que le perçoit le grand public, a suscité de sa part de multiples réactions qui sont à l'origine des « Wall Street decoders ». Il s'agit de lettres d'information, de sites sur Internet ou d'ouvrages, qui se sont spécialisés dans le décryptage des messages de la communauté boursière. Ainsi, le livre de David Caruso et de Robert Powell, Decoding Wall Street, promet d'expliquer « What the pros are saying – and what it really means ». Pour sa part, le site Oak Ridger Online propose A Guide to Understanding Wall Street Lingo, et d'expliquer : « Wall Street has unique language where the meaning of the statement is different than the meaning of the words ». Le double langage de Wall Street a suscité une telle dégradation de la confiance du public envers la communauté boursière à la fin des années 1990 que les autorités financières américaines ont dû réagir dans un domaine totalement inédit pour elles : le domaine linguistique. Dans un article précédent, nous proposions d'appeler « éléments-janus » les facteurs qui rééquilibrent l'asymétrie d'information entre Wall Street et Main Street (Van der Yeught 2003 : 7-9). À côté des janus informels, technologiques et organisationnels, nous plaçons les janus institutionnels comme la Securities and Exchange Commission (SEC). Créée dans les années 1930 à la suite du krach boursier de 1929, la SEC est garante de la qualité de l'information financière, et la loi de 1933 qu'elle doit faire appliquer est appelée le Truth in Securities Act. Les autorités de la SEC viennent donc d'enrichir son rôle de janus institutionnel en se rendant compte que lutter contre l'asymétrie d'information ne se limite pas à améliorer le contenu des messages. L'effort doit également porter sur la langue elle -même. Une campagne originale a été lancée en 1998 par le président de la SEC de l'époque, Arthur Levitt : The Plain English lnitiative (Levitt 2002 : 157, 226, 245, 255). Cette campagne encourage Wall Street et les entreprises cotées à communiquer leurs informations en anglais simple et clair (plain English). Un Plain English Guide Book de 80 pages disponible en ligne explique comment éviter le jargon financier et l'opacité de la langue juridique. Par exemple, il conseille la voie active, qui identifie le sujet du verbe, et il déconseille la voie passive, qui le masque. Il recommande les phrases courtes, les présentations structurées, les textes en minuscules et non alignés à droite. Il donne des exemples de documents originaux, opaques avant traitement, et clarifiés après réécriture par les experts de la SEC. Un de ces experts se trouve être William D. Lutz, professeur d'anglais à l'université Rutgers et auteur de nombreux ouvrages sur le double langage. L'initiative de la SEC est très originale car elle contraste fortement avec la tradition américaine de la norme impérative faible. P. Lerat rappelle que la norme impérative est l'obligation légale imposée par les autorités d'utiliser certains mots plutôt que d'autres (1983 : 23-24). Cette norme, assez contraignante en France et surtout au Québec, est singulièrement absente de la langue de Wall Street, le secteur boursier étant largement auto-réglementé aux États-Unis. Certes, le Plain English Guide Book n'impose rien de façon contraignante, mais il montre clairement que, pour lutter contre l'asymétrie d'information, la SEC a décidé d'assumer un rôle de janus linguistique. En conclusion, la langue de Wall Street se présente historiquement comme la langue traditionnelle d'une communauté professionnelle ancienne, fermée et masculine, qui utilise un lexique motivé par l'usage. Cette langue soude les membres du milieu professionnel et comporte des marqueurs d'initiation qui permettent de repérer et d'exclure les non-initiés. Elle perçoit ses activités de façon largement métaphorique en adéquation avec les analyses de Lakoff et Johnson. Depuis les années 1970, cependant, Wall Street accueille de nouveaux métiers dont la terminologie est scientifiquement motivée. Sous leur influence, la langue originelle s'est enrichie d'une terminologie motivée qui respecte les exigences wüsteriennes et qui est largement symétrique avec les autres langues. Ces tendances opposées ont généré un spectre terminologique hétérogène. Cependant, ce langage ne facilite pas la communication avec le grand public américain car Wall Street l'utilise avec une certaine duplicité pour attirer les investisseurs tout en préservant ses privilèges. La récente Plain English Initiative de la SEC montre que la lutte contre l'asymétrie d'information passe également par un travail linguistique. L'analyse de la langue de Wall Street qui vient d' être menée laisse présager quel peut être son avenir. C'est un lieu commun que de souligner le dynamisme de l'anglais de la bourse et de dire à quel point il influence les autres langues dans le contexte financier. De fait, il constitue l'une des facettes de l'impérialisme linguistique américain. Les autorités françaises, qui représentent la norme impérative en France, s'en inquiètent et recommandent dans leur Dictionnaire des termes officiels de la langue française (1994 : 221-295), d'éviter, ou de remplacer par des mots français, de nombreux américanismes en provenance de Wall Street. À y regarder de près cependant, cette langue apparaît à la fois très forte et très fragile. Le lexique que Wall Street exporte dans le monde entier va de la terminologie motivée au lexique légèrement métaphorique (groupes 1 à 3). Ainsi, les Français en ont-ils largement adopté le jargon technique (swap, put, call, price/earnings ratio (PER), rating, alpha, back office, hedging, spread, spot). En revanche, ils ont négligé les termes métaphoriques des groupes 4 et 5 tels que bull, bear et blue chip qui sont pourtant très anciens. L'argot métaphorique est peu symétrique dans les autres langues. Cette partie traditionnelle de la langue de Wall Street est en réalité menacée. Elle dépend pour sa survie de la négociation à la criée et du contact direct entre les opérateurs du parquet. C'est dans la foule vociférante du trading floor que se forgent les métaphores, que jaillissent l'humour et les plaisanteries osées et que les codes boursiers sont sémantisés de façon souvent outrancière. Or, le parquet de New York est l'un des derniers du monde. Il survit aujourd'hui comme un anachronisme parmi des systèmes boursiers automatisés. Le jour où les ordinateurs remplaceront les hurlements des traders et où le silence envahira le parquet, le vieil argot de Wall Street entrera en agonie. La langue se recomposera dans le sens de la motivation. Elle gagnera sûrement en qualité terminologique, mais elle perdra aussi beaucoup en épaisseur humaine . | La langue des boursiers américains est à la fois technique et métaphorique. Elle sert une communauté financière jalouse de ses intérêts et lui permet de communiquer avec le grand public. Cet article se propose de montrer comment ces facettes opposées et leurs conflits d'intérêt sous-jacents se reflètent dans cette langue spécialisée. La première partie met en évidence l'hétérogénéité terminologique de la langue de Wall Street et exprime l'hypothèse qu'elle a des caractéristiques différentes selon que les professionnels communiquent entre eux ou s'adressent à des non-initiés. La deuxième partie analyse les discours « initiés-versinitiés ». La troisième partie analyse les discours « initiés-vers-non-initiés » et montre qu'ils augmentent l'asymétrie d'information entre les initiés et les non-initiés au lieu de la réduire. La conclusion suggère que la langue traditionnelle et métaphorique de Wall Street laissera place à une terminologie plus scientifique sous l'effet de l'automatisation croissante de l'activité boursière et du décloisonnement du milieu professionnel. | linguistique_524-06-11080_tei_629.xml |
termith-651-linguistique | Le travail de recherche dans le domaine de l'analyse du discours scientifique s'est, à ce jour, concentré sur l'article de recherche, érigé en genre, à la suite des travaux de J. Swales (1990). Le temps est venu pour notre communauté de chercheurs de s'intéresser à d'autres formes du discours scientifique primaire. L'objectif de cet article est donc de rapporter les stratégies de remise en cause de l'article de recherche ainsi que l'expression linguistique de la contradiction, telles qu'elles se présentent dans un corpus d'un genre qui, à notre connaissance, n'a pas encore fait l'objet d'étude dans le domaine des langues spécialisées : celui des Letters to the Editor. Le corpus est issu de deux revues scientifique et médicale : The American Journal of Clinical Nutrition (AJCN) et The Lancet. Nous avons répertorié et analysé les moyens linguistiques mis en œuvre par les auteurs et nous faisons ressortir les stratégies discursives d'une communauté en nous appuyant sur les travaux de J. Martin (1996) et G. Myers (1989) ainsi que sur la théorie énonciative telle qu'elle peut être adaptée en linguistique appliquée à une forme spécifique du discours scientifique. La notion de représentation textuelle implique l'idée de « parcours orienté proposé par le sujet dans chaque énonciation » (Vignaux, 1988 : 16). Le parcours orienté des Letters to the Editor se construit sur la contradiction apportée au fait scientifique établi. Le concept de contradiction en linguistique fait référence à la sémantique et indique donc une relation de sens entre deux items lexicaux. Des termes contradictoires sont opposés par le sens : male/female, short/tall, optimistic/pessimistic, good/bad. Il est intéressant de noter qu'en chinois, l'association des deux termes opposés est nécessaire pour désigner la notion. Ainsi « grandeur » se dit « grand-petit » (Culioli, 1971 : 4212). Tout concept se présente alors comme un couple (grand-pas grand) qui peut être asserté soit positivement, soit négativement. Nous nous intéressons ici à la contradiction discursive que nous interprétons tout d'abord dans son sens de « dire contre » du latin dicere contra. Le sens que nous donnons ici à la contradiction est issu de la philosophie et plus précisément de la logique. Le principe de non-contradiction pose que deux propositions contradictoires ne peuvent à la fois être toutes deux vraies ou fausses. Dans la logique de Hegel (1817 : 64-65), la contradiction est le moteur de la pensée et du réel, toute position de vérité n'étant qu'un moment provisoire de la possession du réel par l'esprit. Les trois phases du progrès de la marche vers la connaissance se feront selon le processus thèse, anti-thèse et synthèse. Le discours que nous nous proposons d'analyser se situe donc dans la logique de véridiction (c'est-à-dire dans la démarche de dire le vrai) mais se situe, dans ce cas particulier, dans les mouvements de remise en cause de l'équilibre précaire atteint lors de la publication de l'article visé. Ce processus, qualifié classiquement d'antithèse, constitue souvent les prémisses de la remise en cause du fait scientifique établi. Cette rubrique existe dans toutes les revues scientifiques. En anglais, elle apparaît sous le terme de Letters to the editor, ce qui est le cas dans The American Journal of Clinical Nutrition ou Correspondence, pour The Lancet. Il est intéressant de noter que dans les revues françaises, cette rubrique porte de multiples appellations ce qui montre sans doute la gêne à traduire le terme « editor ». Nous avons relevé à titre d'exemples « correspondance, lettres à l'éditeur, courrier des lecteurs, lettres à la revue, lettres à la rédaction, lettres, questions-réponses ». Pour replacer les Letters to the Editor dans leur contexte, il faut rappeler que la revendication scientifique se fait essentiellement au moyen de l'article de recherche, par l'utilisation d'un protocole admis et validé par la communauté, par la publication des résultats expérimentaux dans des revues hiérarchisées selon leur impact et enfin, par le processus dit de reviewing. Les Letters to the Editor se situent en marge de ce système. Il s'agit comme leur nom l'indique du courrier que reçoit le rédacteur en chef d'une revue dans lequel les auteurs apportent la contradiction par rapport aux faits établis dans un article précédemment paru. La question qui se pose est de savoir pourquoi les auteurs de ces lettres choisissent ce mode d'expression. Les réponses suivantes peuvent être avancées. C'est le moyen le plus rapide de prendre position sur un thème de recherche sur lequel ces auteurs travaillent également et à propos duquel il y a compétition pour apporter une réponse. La publication d'un article prend au minimum plusieurs mois. Pour publier un article, il faut posséder soi -même suffisamment de preuves et la lettre permet de prendre date avant que tous les éléments de preuve puissent former un tout cohérent. Ce peut être également pour le chercheur le moyen de mettre ou de remettre en lumière sa propre recherche déjà publiée et qui risque de se trouver déconsidérée ou reléguée du fait de la publication d'un article qui ne produit pas des résultats qui vont dans le même sens. Les Letters to the Editor représentent une forme de contradiction per se par rapport à l'article de recherche. En apparence, elles se situent en marge du discours validé par la communauté, mais elles peuvent être perçues comme l'un des facteurs dynamiques de production de discours parce qu'elles ne se situent pas seulement en aval du discours produit, mais bien souvent en amont : elles relancent la recherche sur le thème. Cette forme de discours représente une contradiction constructive. La controverse repose généralement sur : la méthode expérimentale choisie, le temps de l'expérience (généralement trop court), le nombre de sujets expérimentaux (généralement trop peu nombreux), les résultats trop fragiles, trop ténus pour être exploités. Notre corpus actuel se compose de 50 lettres issues de The American Journal of Clinical Nutrition (revue américaine et 1 re revue mondiale de nutrition) et de 50 lettres issues de The Lancet (revue britannique et 2 e revue mondiale de médecine). Elles couvrent la période 1999-2001. Pour cette étape pionnière de notre travail, le corpus a été traité manuellement. Il est actuellement en cours de numérisation, ce qui va nous permettre d'accroître sa représentativité en remontant dans le temps et en l'étendant à d'autres revues. Cette forme peut être considérée comme un genre, même si c'est un genre mineur dans la publication scientifique. Elle est issue du genre plus large initié en 1835 dans la presse, et dit « lettre ouverte », qui se définit comme : un article de journal, rédigé en forme de lettre et généralement de caractère polémique ou revendicatif. Dans les revues scientifiques étudiées, elles font leur apparition dans les années 1920. L'étude de leur évolution montre que progressivement cette rubrique devient une constante dans la revue et qu'elle s'allonge avec le temps. D'une part, les lettres deviennent plus longues et leur nombre s'accroît. D'autre part, il semble que le but de ces lettres ait également évolué avec le temps. De simples mises au point (set points) pour faire avancer les connaissances sur un thème de recherche, les Letters to the Editor sont progressivement devenues un mode de mise en question de la recherche publiée, trace des enjeux stratégiques au sein d'une communauté. En choisissant un corpus de lettres issues de deux revues éminentes dans leur domaine respectif, nous tentons de dégager quelques constantes, mais aussi les variables de ce mode particulier de la communication scientifique qui s'exerce à l'intérieur de la communauté. À ce titre il vise donc la validation du fait scientifique ou la remise en cause de celui -ci et non la dispersion du discours à l'extérieur de cette communauté. Contrairement à l'article de recherche qui lorsqu'il est publié, est accepté et validé par la communauté toute entière, les Letters to the Editor, n'engagent que leur(s) auteur(s). Elle débute par l'utilisation de la formule caractéristique de la lettre : Dear Sir pour la revue américaine et Sir pour la revue britannique, cette deuxième cherchant peut-être d'avantage à mettre l'accent sur le côté polémique et revendicateur de la lettre. Si l'on compare cette forme d'écrit à l'article scientifique de recherche, il est tout d'abord marqué par la forte prise en charge de l'énoncé par l'énonciateur. Dans les Letters to the Editor, l'énonciateur prend totalement l'énoncé en charge. Le co-énonciateur est en apparence le rédacteur en chef de la revue, en réalité la communauté tout entière. Cette prise en charge de l'énoncé se marque : par la forte présence du pronom personnel : we, et dans une moindre mesure de I; par l'usage intensif du déterminant possessif our; par le recours fréquent à l'opposition de we / you, ou de we / they ou he, qui introduisent la marque de la stratégie de contradiction entre le vrai tel qu'il se veut rapporté par les auteurs pris pour cible, et les auteurs de la lettre. Ce recours très fréquent à la mise en opposition par l'utilisation du couple we/you, ou we/they (he) révèle une stratégie qui vise à affaiblir la constructiondu fait scientifique par l'article publié. En effet, par ce processus, les auteurs cherchent à prouver qu'il n'y a plus un seul fait établi, mais au moins deux. Le recours à la forme personnalisée de l'énoncé a pour conséquence directe le faible nombre de structures à la diathèse passive. Celles -ci n'apparaissent plus que dans l'évocation des expériences, rapportées au simple past, et qui se trouvent ainsi reléguées dans l'accompli, avec lequel on peut éventuellement prendre ses distances. Notre étude étant prospective et appliquée à une forme de discours encore vierge de toute recherche, nous souhaitons éviter l'écueil du catalogue. Cependant nous aimerions mettre en avant les différents points qui nous ont semblé pertinents à ce stade de défrichage. Le temps le plus utilisé est le présent simple, mais dans une proportion qui rappelle l'utilisation rhétorique des temps dans la section Discussion de l'article de recherche (Magnet 1993 : 91). Le pourcentage est d'environ 50 %, alors que l'utilisation du simple past se situe entre 35 et 45 %. Le simple past est choisi pour rapporter les expériences passées de l'auteur contesté ou de celui qui engage la controverse. Le présent simple est utilisé pour prendre en compte la réalité de l'article contesté. Ce n'est ni un présent historique, ni un présent narratif. Cette forme de présent simple renvoie au fait scientifique établi. Cette utilisation particulière du temps présent rappelle le style journalistique. L'inscription dans le temps importe peu, ce qui compte, c'est l'absence d'aspect (ou l'utilisation de l'aspect ø) et le renvoi au fait scientifique validé (en terme de stratégie) et à la notion (en terme de linguistique) avec degré minimal de détermination. On note le très faible recours à have + en. L'accent est donc mis sur la rupture par le jeu présent – passé, ce qui ouvre la voie à la contradiction. L'utilisation du présent est proche de celle décrite par Quirk : The implication of the present tense seems to be that although the communication event took place in the past, its result —the information communicated— is still operative. Thus the notion that the past can remain alive in the present also explains the optional use of the present tense in sentences referring to writers and composers and their extant works. (1997 : 181) Ex. 1 Your November 18 editorial suggests reasons for the rise in… (The Lancet 2001 : 556) In your June editorial “is blockade of pancreatic lipase the answer ? ”, you suggest that…(AJCN 2000 : 844) La modalité épistémique est assez peu représentée. Les modaux les plus utilisés sont par ordre décroissant : should, could, may, would, et d'une manière moins marquée : can, must, will, might. Ils représentent environ 10 % des structures verbales dans les Letters to the Editor, c'est-à-dire un pourcentage un peu moins élevé que dans la section Discussion de l'article de recherche où le pourcentage d'auxiliaires modaux s'élève à 14 % (Magnet 1993 : 45). Ces formes ne représentent généralement pas une modalité de l'événement, mais une modalité du sujet. On ne s'intéresse pas à la relation entre l'énonciateur et la relation prédicative qu'il propose, mais à la relation entre le sujet de l'énoncé et le prédicat. Il ne s'agit donc pas d'une valeur épistémique, mais radicale qui prend le plus souvent une valeur déontique (au sens fort de conseil moral, cf. déontologie), indiquant ainsi des rapports de pression. Ex. 2.a Valeur radicale, faiblement déontique : The role of these antioxidants could be explored further by looking at the response to … (The Lancet 2001 : 631) This goal can be facilitated by reducing the amount of fat in the diet. (AJCN 2000 : 572) Ex. 2.b Valeur déontique : First the degree of oxidant stress should be assessed to choose an effective antioxidant regimen (The Lancet 2001 : 631) Respectfully, I must suggest we should all beware of inaccurate invectives (The Lancet 2001 : 647) L'un des moyens les plus récurrents de contredire est la négation. En effet, la négation est l'une des deux valeurs polaires de l'assertion. Le positif est équivalent à l'affirmation et le négatif à la négation. L'assertion se distingue par une double propriété : « Toute négation peut se ramener à une affirmation : Il est vrai qu'il est faux que Jean soit parti » (Culioli 1971 : 4212). La négation peut être liée à l'indétermination, puisque de savoir ce qu'un être n'est pas, n'entraîne pas que l'on sache ce qu'il est. Dans notre corpus, il s'agit de nier la relation prédicative et de réfuter sa portée scientifique. Cette forme constitue la manière la plus forte de contredire un collègue scientifique. Cependant, les Letters to the Editor ne représentent pas un moyen de construire un nouveau concept scientifique, car elles ne sont soumises à aucun processus attesté de validation. La contradiction peut être totale : Ex. 3 Willett's editorial did not address the range of experimental animal and human studies we reviewed. (AJCN 1999 : 572) Cette contradiction totale peut cependant être modulée. Dans ce cas, la négation porte sur la modalité et non sur le procès : Ex. 4 The method they use does not seem to be suited to the end results. (The Lancet 2001 : 553) La négation peut recouvrir trois opérations dont nous trouvons effectivement trace dans notre corpus : (a) le jugement Ex. 5 It makes no sense to me that it is possible to reliably detect the so-called independent associations of individual constituents of this group, when … (AJCN 2000 : 849) I find Boddie et al's data depicting … to be suggestive but not convincing evidence of impaired absorption of polyglutamyl folate. (AJCN 2001 : 658) (b) la prédication de l'absence Ex. 6 In contrast, Weinsier et al's subjects were not restricted with regard to physical activity. (AJCN 2001 : 657) (c) le rejet Ex. 7 In summary, the concerns of Schrauen et al are not borne out by our data. (AJCN 2000 : 240) It is not possible to show that the protein was present in the healthy human aged brain by these techniques (AJCN 2000 : 202) Furthermore, this report did not clarify the quality of the clinical trials included in the analysis. (AJCN 2001 : 653) The lessons I derived from receiving my Ross Research Conference proceedings as an AJCN supplement were profound but not all of them were of an academic nature. (AJCN 2001 : 655) La contradiction prend également une forme explicite à travers l'utilisation renforcée de marqueurs particuliers au niveau sémantique. Un des moyens utilisés pour apporter la contradiction est de rabaisser l'adversaire en utilisant à l'encontre de son travail des termes sémantiquement dépréciatifs tels que : poorly, mistakenly, biased, emotive, confusing, too simplistic, old and outmoded, artificial. Ex. 8 The study was poorly designed and biased (The Lancet 2001 : 553) I think that Sandra Simkin's report is inappropriate, and emotive (The Lancet 2001 : 641) This design is inappropriate because spontaneous energy intake would normally decrease… (AJCN 2000 : 854) The concept of lactose intolerance becomes confusing. (AJCN 2000 : 600) Unfortunately, only 42 patients were included in the treatment group. (AJCN 2000 : 152) The concept of one single determinant of energy balance is far too simplistic (AJCN 2000 : 154) The original method for determining a quantitative value for vitamin E was a tedious biological system based on… (AJCN 2000 : 201) The article by Vatassery et al on the use of vitamin E in the age perpetuates an old and outmoded set of values for the comparative bioavailability… (AJCN 2000 : 201) The conclusions reached by Schaefer et al are based on a highly artificial context distinctly different from that for which food-frequency questionnaires were designed. (AJCN 2000 : 1235) Notre corpus dénote une utilisation massive de noms et de verbes totalement absents de l'article de recherche, puisque ces termes dépréciatifs sont traditionnellement ceux de la langue des critiques qui portent une forte marque de subjectivité : a critique, a rebuttal, borderline, reductionism, blurring, to refute, to rebut, to fail … Ex. 9 The editorial written about our paper by Willett deserves rebuttal because it was essentially a critique of our article. (AJCN 1999 : 572) In cases in which values are borderline, a repeat test should be conducted. (AJCN 2000 : 601) We went on to refute each of Willett's examples with examples that we felt were more appropriate. (AJCN 1999 : 572) The sort of reductionism embodied in the interpretation of data from this cohort runs the risk of severely misleading discourse on meaningful public health programs. (AJCN 2000 : 850) Thus it is not surprising that there would be a blurring of dietary intakes assessed by … (AJCN 2000 : 1235) Les déterminants adjectivaux sont généralement utilisés dans l'article de recherche pour affiner la notion et ils sont relativement moins nombreux dans le discours scientifique que dans la langue générale. Dans notre corpus, et dans l'état actuel de notre recherche, le recours aux déterminants adjectivaux semble massif, et un grand nombre d'entre eux porte un préfixe négativant dont le but est l'affaiblissement des arguments de l'article de recherche visé. Ces préfixes sont : in - inappropriate, inaccurate, inconsistent, incomplete … Ex. 10We felt this was an inappropriate way to analyse the data (AJCN 1999 : 572)Overall, there are inconsistent data regarding the likely estrogenic and antiestrogenic effects of soy on breast tissue. data (AJCN 1999 : 574)In vitro systems are incomplete and may not permit … (AJCN 1999 : 574)In conclusion, there are insufficient data on which to draw definite conclusions about… data (AJCN 1999 : 574) We believe it is incorrect to consider high-fat monoene diets the most healthy choice for sedentary people. (AJCN 2000 : 854)At this time, we have insufficient information about potential benefits …We also have incomplete information about the chemical forms found in foods for use as a guideline in…(AJCN 2000 : 1211) un - unreliable, unexpected, unsupported, unclear, unaware… Ex. 11Most unexpected however was the unsupported conclusion (The Lancet 2001 : 633)However, it is unclear whether these epidemiological data, which involved primarily Asian women, can be used to assess the effect of … (AJCN 1999 : 574)It is unfortunate that Kris-Etherton et al did not report anything about these aspects of their experimental diets. … (AJCN 2000 : 854) out - outmoded Ex. 12The recent review article by […] on the use of vitamin E in the aged perpetuates an old outmoded set of values for the comparative study. (AJCN 2000 : 201) under - underpowered, understated Ex. 13I believe that their study was underpowered to reach this conclusion (The Lancet 2001 : 553) mis - misleading Ex. 14Cookson's comments and his selective presentation of data are, however, misleading. (The Lancet 2001 : 555)The study design used by Schaefer could be highly misleading. (AJCN 2000 : 1235) L'analyse linguistique des Letters to the editor permet de relever l'utilisation de marqueurs servant classiquement à l'argumentation, avec en particulier, le recours à des marqueurs d'opposition faible dits concessifs : although, however, but, yet, nevertheless, nonetheless, even if, even though Ex. 15 However, they present no sleep records of these patients (The Lancet 2001 : 557) Although I agree that food-frequency questionnaires are not an optimal method for assessing…the conclusions reached by … are based on … (AJCN 2000 : 1235) L'opposition peut être plus forte et dans ce cas, les marqueurs sont dits d'antithèse : while, whereas, conversely, by contrast, in contrast, otherwise, instead, unlike, opposite Ex. 16 There was an effect of non-fatal myocardial infarction but not mortality, whereas in GISSI-Prevenzione trial, their opposite seems to have been shown. (The Lancet 2001 : 631) Certains marqueurs servent à la reformulation et s'inscrivent dans la modalité de type 3 (c'est-à-dire de type appréciatif) qui invite au minimum à la réflexion, voire au changement de méthode d'étude. Il s'agit d'une critique polie, voilée… rather, better, more accurately, in other words Ex. 17 This finding does not show no risk of DVT for air travel, rather that the risk must be small. (The Lancet 2001 : 555) Enfin, la forme la plus faible de la remise en cause explicite est d'émettre des doutes à propos du fait contesté à l'aide de : maybe, perhaps, probably, highly unlikely, wonder whether Ex. 18 Perhaps a more pertinent study would be one that investigates why editors feel compelled to challenge not only the management of obesity but the very existence of the disease itself. (AJCN 2000 : 845) Le recours à des formes modales pour moduler la contradiction représente une forme plus subtile et moins directe. Il est toutefois surprenant de noter que ce recours est plus fréquent dans la revue américaine que dans la revue britannique. Ces formes implicites de la contestation seraient-elles à associer à l'une des manifestations du « politiquement correct » pratiqué aux États-Unis, ou faut-il rechercher une explication historique à la différence d'intensité entre les marques de la remise en cause telles que l'on peut les observer dans la revue américaine par rapport à la revue publiée au Royaume-Uni ? Dans tous les cas, cette forme « douce » de la contestation revient à formuler le désaccord de l'énonciateur par des formes modales telles que : L'assertion concernant ses propres résultats avec une forte prise en charge de l'énoncé revient à contredire les résultats de l'étude dont on parle. L'expression linguistique des Letters to the editor se démarque fortement de celle de l'article de recherche qui tend à donner une image policée ou polie à son argumentation. Au contraire, les Letters to the Editor représentent une forme polémique de discours qui témoigne bien de la tension et de la compétition entre les différentes équipes de recherche. Il est intéressant de noter le caractère beaucoup plus polémique des Letters to the Editor de la revue britannique exprimé en particulier par un recours plus soutenu à des marqueurs linguistiques dépréciatifs. Il serait intéressant de vérifier s'il s'agit là d'une constante de l'expression britannique par rapport à l'usage américain ou s'il s'agit tout simplement d'une spécificité de la revue. Nous sommes actuellement en train d'élargir notre corpus à d'autres revues scientifiques. Le seul rapprochement possible est peut-être à faire avec la section Discussion de l'article de recherche. On peut y trouver quelques caractéristiques communes telles que : la prise en charge de l'énoncé la forte modalisation de l'énoncé, la marque de rupture avec le jeu sur les temps présent-passé. En revanche, leurs objectifs sont radicalement opposés. La discussion vise la validation de la recherche. Les Letters to the Editor recherchent l'invalidation ou au moins la mise en cause de la validation. La forte spécificité des Letters to the Editor repose sur l'expression explicite et implicite de la contradiction qui en est la raison d' être. Il ne s'agit pas, comme nous l'avons dit en introduction, de véritables lettres, mais de lettres ouvertes. Cette forme de discours se situe entre la langue écrite et la langue orale, ceci explique qu'en dépit de la récurrence de formes lexicales et syntaxiques, ce discours présente moins de formes pré-construites. En conclusion, il y a là trace du champ de bataille où se construit le fait scientifique, comme le dit Myers, alors que l'article de recherche s'emploie à le faire disparaître : The scientific articles that may seem to the non-scientists to be fixed and conventional formats, filled with the appropriate facts and jargon, need to be seen as the battlegrounds on which the terms of knowledge are being defined. That we do not see the armies of the other interpretative options - —the losing views of phenomena— is only because in this battle, the losing army is immediately buried. We see only the shining armor of the facts that remain. (1990 : 259 ) | Cette communication se fixe comme objectif de repérer quelques stratégies discursives de deux communautés de chercheurs et de comparer leur matérialisation linguistique dans un corpus de Letters to the Editor composé à partir de deux revues: The American Journal of Clinical Nutrition et de The Lancet. La stratégie de remise en cause est analysée comme le mode explicite ou implicite de la contradiction apportée à un fait scientifique établi. Ce discours, identifié comme un genre, se situe dans la logique de véridiction du discours scientifique. | linguistique_524-02-12089_tei_807.xml |
termith-652-linguistique | Sur la base de ce que les juristes appellent la « clause générale de compétence », les collectivités territoriales sont à même de s'investir dans la prise en charge de la plupart des « problèmes » posés à leur échelle. Il en résulte, au niveau de ce que les politistes désignent sous le nom d' « agenda politique », une très grande diversité d'actions publiques visant à résoudre des problèmes eux -mêmes très divers. L'objectif de cette contribution est de mettre l'accent sur les politiques ayant pour finalité le changement de nom de la collectivité départementale. Si le changement de nom, dont on rappellera qu'il n'est pas de la seule compétence de celle -ci, aboutit en fin de compte rarement, on sera en revanche frappé par la récurrence des chantiers ouverts ces dernières années, souvent d'ailleurs à l'initiative des élus eux -mêmes. La question n'est certes pas inédite, mais elle prend, depuis les lois de décentralisation, une ampleur particulière. On tentera d'expliquer cette acuité en formulant l'hypothèse selon laquelle le nom est de plus en plus souvent perçu comme attribut objectif d'un territoire, qu'il est supposé faire image à l'extérieur, et qu' à ce titre il participe de l'attractivité dudit territoire. Le nom devient dès lors une variable déterminante du développement territorial; il peut et doit être changé si, au lieu d'attirer, il fait fuir ou même s'il indiffère (Cardy, 1997). La problématisation du nom s'inscrit donc en référence au développement du marketing territorial. Nous illustrerons cette montée en puissance des thématiques d'image, d'attractivité et de marketing à partir de l'exemple des Côtes-du-Nord, devenues Côtes-d'Armor en 1990. Nous montrerons que cette logique de marketing et de développement interfère toutefois avec une autre logique, plus classique celle -là, la logique identitaire, en référence cette fois à la capacité des habitants à se reconnaître dans une dénomination dont ils estiment qu'elle leur appartient. D'où le souci des élus de travailler à l'acceptabilité politique des changements de nom qu'ils tentent de promouvoir, afin de faire coïncider au mieux ces deux logiques différentes. L'analyse des débats publics autour du nom du territoire est précieuse car elle permet de prendre la mesure des croyances qui s'attachent au nom et qui sont désormais de nature à constituer celui -ci en problème, à charge pour les élus ayant la responsabilité du territoire de se mobiliser en ce domaine. On peut en effet avancer l'idée qu'avant la décentralisation, le nom du territoire ne faisait guère problème. Il serait apparu artificiel d'établir un lien entre nom et, par exemple, développement territorial. Le nom était perçu comme différenciant un territoire, lui conférant singularité et personnalité. Si certains villages portaient un nom cocasse ou amusant, on en restait au registre léger de l'anecdote. Le nom n'était guère pris au sérieux, et c'est par exemple sur un mode badin qu'était abordée la question de savoir quel nom est donné aux habitants de tel territoire. Marqueur identitaire (il n'est parfois connu que des intéressés), ce nom relevait de la fatalité du langage institué. La violence symbolique exercée par l' État, monopolisant le pouvoir de faire advenir un nom et donc une identité, était finalement oubliée au profit d'une naturalisation facilitée par la sédimentation historique des noms. La logique à l' œuvre est celle de l'identité prescrite, reçue de l'extérieur et non négociable. Quelle qu'ait pu être la teneur des débats relatifs à la nomination des départements en 1790, pour l'essentiel ces noms étaient acceptés, leur ancienneté historique suffisait à les légitimer, ils pouvaient apparaître comme attributs objectifs d'un territoire. Comme le nom de famille, le nom du territoire est inscrit dans la réalité inébranlable des mots et des choses, qu'il plaise ou non. Cette mécanique prescriptive a certes connu des exceptions. Dans certains départements a pu se poser un problème de susceptibilité identitaire, lorsque le nom semblait lourd à porter. Ainsi les revendications déjà mentionnées concernant des noms de départements jugés péjoratifs car encombrés des adjectifs inférieur ou bas (Basses-Pyrénées, Loire-Inférieure…). On ne discutera pas ici des évidentes connotations qui alourdissent ces dénominations (Constantin de Chanay, Rémi-Giraud, 2002; Lakoff, Johnson, 1985). Constatons simplement les ressorts des revendications de l'époque : ces adjectifs sont jugés insultants pour les habitants des départements concernés, qui n'ont aucune envie d' être perçus comme inférieurs ou comme bas. Utilisé de la sorte, le registre de la verticalité apparaît porteur d'une identité négative. L' État se voit reprocher d'avoir construit des identités lourdes à porter, stigmatisantes. La discussion en reste à ce niveau, celui des identités. Jusque donc dans la dénonciation de son effet stigmatisant, le nom demeure un attribut objectif naturalisé : il est ce qu'il est. Les choses changent dans la décennie qui suit la décentralisation. Le nom du territoire est beaucoup plus systématiquement problématisé. La question se pose des effets qu'il produit, et qui sont censés être décisifs. Le nom n'est plus seulement, pour les habitants du territoire, un marqueur identitaire; il devient un élément clé de l'attractivité de celui -ci. La question se déplace : elle n'est plus seulement de savoir si les habitants se reconnaissent dans l'identité proposée, ou si cette identité est valorisante; elle est désormais bien davantage de savoir si les gens extérieurs au territoire, en particulier ceux qui sont en mesure de contribuer à son développement, en ont ou pas une bonne image. Le nom est-il porteur de notoriété ? Est-il chargé de connotations positives ? On observe un basculement assez radical dans la façon dont la question du nom est « cadrée », problématisée. On glisse d'une problématique identitaire à une problématique centrée sur le développement du territoire. Le nom se voit conférer une fonction inédite : participer de l'attractivité d'un territoire, de son rayonnement. Le regard se déplace des habitants eux -mêmes vers le reste du monde : qui connaît le territoire ainsi dénommé ? Qui peut le localiser ? Quelle image a -t-il ? La question est moins de savoir si les habitants se reconnaissent dans le nom du département que de savoir si ce nom fait image à l'extérieur. Il faut, pour comprendre ce basculement, revenir sur le contexte de la décentralisation. Celle -ci a accentué et explicité les phénomènes de concurrence entre territoires, et cela à de multiples échelles, depuis la concurrence régionale entre villes moyennes jusqu' à la concurrence européenne entre métropoles ou entre régions, en passant bien sûr par la concurrence nationale entre grandes villes (Le Galès, 2003; Davezies, 2008). Dans un contexte qui est aussi celui de la crise économique et de la désindustrialisation, la mobilité croissante des entreprises banalise la rhétorique d'attractivité. La croyance qui sous-tend cette concurrence est la croyance en la mobilité accrue des richesses et des individus. Ces derniers sont supposés opérer des choix de localisation plus ouverts que par le passé : choix résidentiels des ménages, choix d'une université pour les étudiants, choix touristiques, choix d'implantation des entreprises… On peut discuter au fond de cette représentation de la société placée sous le signe de l'hypermobilité : importe avant tout ici que les élites territoriales (et les élus particulièrement) voient, à tort ou à raison, les choses de cette façon. D'où un souci exacerbé d ' attirer. Le développement d'un territoire suppose son attractivité (maître mot aujourd'hui des professionnels du développement local). Il suppose donc de travailler tous les éléments à même de faire image. D'où encore une sensibilité accrue aux questions d'identité, d'ancrage symbolique, d'imaginaire urbain (Roncayolo, 1990). Cette substitution du paradigme développement local au paradigme identité locale bouleverse l'économie générale de l'action publique territoriale. Les politiques sectorielles les plus classiques sont repensées sur cette base : ainsi les politiques culturelles, désormais valorisées pour leur capacité à faire parler d'un territoire, à le faire apparaître comme agréable, dynamique, conforme aux standards européens qui font le territoire créatif. La réputation de ville qui bouge, où il se passe des choses, devient un objectif explicitement convoité par les élus, si impressionnistes que puissent apparaître ces qualifications. En faisant de l'image une variable clé du développement local, les élus ouvrent de nouvelles perspectives pour l'action publique, font émerger de nouveaux leviers d'action : on peut désormais agir sur le second en manipulant la première. Mais l'exercice est redoutable. L'image d'un territoire ne se décrète pas. Les campagnes de communication des années quatre-vingt-dix, fondées sur quelques slogans plus ou moins heureux (« Montpellier la surdouée »; « Rennes, vivre en intelligence » …) montrent vite leurs limites. L'image suppose, nous disent les élus et les professionnels de la communication (désormais en première ligne) un travail de fond, car elle est la résultante d'un enchevêtrement infiniment complexe de données : patrimoine, histoire, climat, paysage, morphologie urbaine, gastronomie, activités économiques, performances sportives… Ces éléments sont très inégalement manipulables par l'action publique. On peut mettre en scène un patrimoine pour le faire découvrir, on peut réaménager un centre-ville, on peut financer un club de sports ou une médiathèque, on peut monter un festival, tenter d'obtenir un label national ou européen pour faire parler de soi, on peut organiser un grand événement sportif… On peut aussi changer de nom. Dans tous les cas, les élus doivent composer avec la réalité du territoire. Pour des raisons institutionnelles mais également sociales et politiques, le nom du territoire ne se décrète pas plus que l'image, dont il est une composante. Mais dans un contexte où la fatalité des assignations identitaires est de plus en plus remise en cause, le nom apparaît comme un attribut modifiable, un levier d'action accessible. C'est vrai à l'échelle d'un territoire comme ça l'est à l'échelle de l'individu : la violence de l'acte social de dénomination est dénoncée au profit d'un droit (individuel ou collectif) à choisir son nom (Honoré, 2000; Le Bart, 2008). On peut illustrer cette montée en puissance progressive des logiques de marketing à partir de l'exemple des Côtes-du-Nord, devenues Côtes-d'Armor en 1990. Les arguments avancés par les partisans de cette évolution mettent en effet en avant les effets liés à l'attractivité. Le projet est significativement porté par les secteurs qui contribuent le plus à l'économie locale. Ce département, parfois assimilé (notamment par les non-Bretons) à une Bretagne en miniature, est en effet avant tout une destination touristique. Il est révélateur, à cet égard, de souligner que les premières mobilisations appelant au changement de nom du département sont le fait de professionnels du tourisme, qui n'ont d'ailleurs pas hésité à faire usage de ce nouvel identifiant (avant même que le processus de redénomination n'aboutisse) pour désigner l'aéroport de Saint-Brieuc. Sans doute étaient-ils les premiers concernés par cette méconnaissance partagée et cette faible attractivité touristique du territoire départemental. Alphonse Boulbain, président des syndicats d'initiative des Côtes-du-Nord, considère d'ailleurs dès 1953 que « le tourisme et l'économie auraient tout à gagner à changer de nom ». Mais encore fallait-il que les décideurs politiques acceptent d'inscrire cette question à leur agenda, ce qu'ils firent dans un premier temps en privilégiant la dimension identitaire. Jusqu'en 1990, la condamnation de l'appellation Côtes-du-Nord est principalement formulée en référence à une identité locale méconnue, bafouée, insultée. Le lien avec l'économie demeure implicite. Il ne deviendra explicite que deux décennies plus tard, lors de la célébration des vingt ans des Côtes-d'Armor. La campagne de communication adoptée par le conseil général lors de la publication du décret de redénomination, le 8 mars 1990, joue sur la perception erronée, bien que communément partagée avant cette date, selon laquelle les Côtes-du-Nord se situeraient entre Dunkerque et Le Havre. L'argumentaire développé dans le dossier de presse produit à l'occasion de cette redénomination n'est pourtant pas directement formulé en référence à l'attractivité. La méconnaissance du département est plus privation identitaire qu'obstacle au développement : Cela faisait deux cents ans qu'elles frissonnaient d' être appelées « Côtes-du-Nord ». Un nom boréal et polaire qui traînait derrière lui des odeurs de brumes, évoquait les blizzards et les engelures. Fort heureusement, aujourd'hui, justice et celtisme lui sont rendus, elles sont devenues les Côtes-d'Armor. Cette impression de soulagement est également au cœur de la campagne de communication (visuelle cette fois) mettant l'accent sur la situation géographique du département. Il s'agit de remettre les Côtes-du-Nord à leur place, à savoir à l'ouest : le slogan retenu est, d'ailleurs, à double détente pour marquer la rupture avec l'ancien nom : « Les Côtes-du-Nord à l'Ouest, il y avait de quoi être déboussolé »; puis : « Les Côtes-du-Nord ont perdu le nord pour devenir les Côtes-d'Armor ». Ces slogans, doublés d'un visuel approprié mettant en scène une aiguille de boussole déformée pour indiquer le nord puis redressée en direction de l'ouest, contribuent à inscrire pleinement le département ainsi renommé dans l'espace régional breton. Le terme même d' « Armor » décuple à la fois ce sentiment identitaire pour la population du département et cette capacité d'identification à un ensemble géographique mieux connu/perçu, notamment de l'extérieur. Le processus de redénomination avait été engagé par Charles Josselin, président du conseil général, qui avait fait le choix de mettre clairement en avant la dimension identitaire : il s'agit avant tout pour le département de renouer avec une identité vraie. L'élu socialiste lance le débat en 1988 après consultation de l'ensemble des communes du département, et après deux tentatives avortées (en 1959 et à la fin de la décennie 1970) du fait de la réticence du conseil général du Finistère à voir un département disposant d'un rivage moitié moins important que le sien s'approprier l'appellation armor, « mer » ou « rivage » en breton. Car l'un des enjeux de toute cette démarche est bel et bien l'affirmation, par les habitants et par les élus de ce département, de leur identité et de leur géographie bretonnes. Armor renvoyant aussi à Armorique contribue un peu plus à l'association entre territoire vécu et espace géographique. Ce lien est d'autant plus primordial que le processus implique de la part de la population une appropriation du nom du département, nom qui, lui -même, se doit de ressembler au territoire (ou a minima d'en suggérer l'idée). Et cette dimension éminemment identitaire s'apparente même à une renaissance pour le département, tout juste deux cents ans après la création des départements français par l'Assemblée nationale constituante; Assemblée qui prévoyait d'ailleurs que le département du Morbihan soit qualifié de Côtes-du-Midi et le Finistère de Côtes-de-l'Ouest, avant que les députés de ces territoires n'obtiennent des modifications qui laissèrent les Côtes-du-Nord sans pendant, donc sans répondant géographique. Si la problématique identitaire domine, on voit tout de même pointer la logique d'attractivité économique. Le regard de l'extérieur est mobilisé : on reste certes dans la logique identitaire s'il s'agit de mesurer le degré de méconnaissance dont souffrent les habitants des Côtes-du-Nord; mais l'objectivation de ce regard extérieur est aussi chargée de considérations touristiques et économiques. C'est en ces termes que l'on peut analyser les enquêtes conduites en 1989, à l'initiative du conseil général, auprès de la population départementale mais également auprès des habitants des autres départements bretons et des touristes potentiels issus d'autres régions françaises (50 % de ces derniers situaient le département hors de Bretagne). L'enjeu de cette démarche d'enquête consistait alors à dresser un état des lieux afin de mieux évaluer le soutien que la population, mais aussi les entrepreneurs locaux et extérieurs, pourraient apporter à un tel projet. Les milieux patronaux s'estimaient clairement placés en première ligne de ce combat autour de l'attractivité économique des deux secteurs phares de l'économie départementale (hors tourisme) que sont l'agroalimentaire et les télécommunications. Dans les deux cas, le soutien sembla rapidement évident tant était flagrant le manque de visibilité de l'appellation Côtes-du-Nord, ou plus exactement tant celle -ci se révélait contre-productive. Mais la politisation du dossier (sa prise en charge par les élus) supposait que l'accent soit encore principalement mis sur la dimension identitaire. Le référentiel marketing n'avait pas acquis la force suffisante pour légitimer la réforme alors entreprise. Mieux valait coder le problème dans les termes de la dépossession identitaire et de la méconnaissance par autrui. Cette démarche a porté ses fruits puisqu'une nouvelle étude, menée en 1995, a permis de constater la réussite de la greffe en attestant de la fréquentation accrue du département par les touristes, renforçant ainsi l'impression d'une meilleure connaissance du département au sein de la population française (67 % des personnes interrogées savent alors situer le département contre 40 % cinq ans plus tôt). Or, ce « gain de localisation » se double d'une reconnaissance de la population qui se voit attribuer, dans le même temps, un nom. Les habitants des Côtes-du-Nord n'en possédaient pas, quand la redénomination du département les transforme simultanément en « Costarmoricains ». Il n'est d'ailleurs pas exclu que l'apparition de ce gentilé ait contribué à faciliter l'appropriation par les habitants de ce nouveau nom de département. En revanche, le logotype demeure, actualisé certes par la mention du nouveau nom, mais le visuel à proprement parler (renouvelé en 1985) ne subit aucune transformation, comme témoignage attestant d'une forme de continuité de l'institution. Continuité non sans évolution car cette campagne d'information fournit le prétexte à une politique de communication éminemment volontariste qui tranche nettement avec le manque de dynamisme que pouvait suggérer l'ancien intitulé. De cette manière, la vitalité du département (traduite, ensuite, par un solde démographique de nouveau positif après la redénomination) se trouve également valorisée. Derrière ce processus de redénomination apparaît en filigrane un autre aspect identitaire qui a récemment fait l'objet de mobilisation, à savoir le numéro du département. La marge de manœuvre pour formuler de nouvelles propositions était relativement limitée, le maintien de Côtes (au pluriel) permettant de ne pas engager une éventuelle permutation avec les départements de la Côte-d'Or (21) et de la Creuse (23). Seul désormais le département du Nord comporte la référence septentrionale dans son nom. Ce département est, en effet, le plus septentrional de France; il a pourtant réussi, progressivement, à retourner le stigmate pour le transformer en élément identitaire. Le changement de nom des Côtes-du-Nord a fait l'objet d'une importante mise en scène en 2010, à la faveur d'un anniversaire organisé pour les vingt ans de cet événement. Le conseil général édite à l'occasion une plaquette intitulée : Les Côtes-d'Armor ont vingt ans; le quotidien Ouest-France publie quant à lui un important supplément (7 mars 2010). Les deux documents sont très proches. Nous les citerons indifféremment. Il est flagrant, à la lecture de ces cahiers spéciaux, que la dimension marketing a entre-temps acquis le statut d'évidence. Sous la plume des journalistes de Ouest-France, développement touristique et malaise identitaire constituent un seul et même problème : Ce nom de Côtes-du-Nord, que ses habitants ne supportaient plus, était une constante source de confusion pour les touristes. En 1989, 53 % des Français non bretons situent le département entre Le Havre et Dunkerque. Les acteurs économiques ne sont plus les seuls à parler le langage de l'attractivité. Les politiques s'y sont convertis (les deux présidents du conseil général ayant eu en charge le dossier sont longuement interrogés), ils fusionnent désormais logique identitaire (politique) et logique d'attractivité (économique). La parole est largement donnée aux acteurs socio-économiques. Ce sont eux qui ont mis le problème à l'agenda politique. Leur diagnostic, ancien, est rappelé : On vendra mieux des pommes de terre nouvelles des Côtes-d'Armor que des pommes de terre nouvelles des Côtes-du-Nord. (Le président des syndicats d'initiative du département, cité dans le hors-série Ouest-France) Alphonse Boulbain (président des syndicats d'initiative du département) rapporte que dans un congrès des syndicats d'initiative, au Touquet, dans les années soixante, son hôte l'informe sympathiquement qu'il l'avait placé avec des gens de sa région… Ils venaient de Lille, Roubaix et Tourcoing. (Hors-série Ouest-France) La dramatisation du problème du nom s'effectue selon des procédés divers : anecdote révélatrice ou bien données chiffrées (sondage d'opinion). Mais les indicateurs convergent. Cette dramatisation par les milieux économiques se double d'une dramatisation identitaire rétrospective. Logique identitaire et logique économique coïncident. Plusieurs extraits des documents cités présentent la désignation Côtes-du-Nord comme aberrante. Il est écrit que le département s'est vu, en 1790, « affublé » d'un nom qui n'était pas le sien. On rappelle qu'un évêque parla dès 1914 d' « hérésie ». Et on conclut en ces termes : Après avoir frissonné plus de 200 ans sous l'appellation Côtes-du-Nord, notre département a affirmé, il y a vingt ans, sa véritable identité. (Hors-série Ouest-France) La légitimation de l'action entreprise par les élus pour mettre fin au scandale repose sur la mise en avant des supposés effets positifs de ce changement. Ces effets sont principalement économiques : Ces vingt dernières années, les Côtes-d'Armor ont gagné près de 40 000 habitants. (Claudy Lebreton, actuel président du conseil général, hors-série Ouest-France) Le changement de nom a largement renforcé l'attractivité touristique du territoire. En perdant le Nord, le département a enregistré, selon Côtes-d'Armor Tourisme, une hausse de fréquentation significative dans les trois ans suivant le changement de nom. (Hors-série du Magazine du conseil général) Exhibant, au fil des pages, les indices de modernité économique (Trégor Valley, Zoopôle, Véhipôle…), les documents évoquent de « larges retombées économiques », « un dynamisme économique reboosté » qui a permis au département de « dynamiser son attractivité, sa notoriété et sa vitalité dans tous les domaines ». Au total, cette réforme n'est rien de moins qu' « un baptême qui a offert au territoire une nouvelle image ». Cette forte symbolique de renaissance se retrouve évidemment sur le terrain identitaire. Elle est renforcée par un argument d'importance; désormais, les habitants du département ont un nom : Les habitants pouvaient aussi porter le nom de Costarmoricains. Avant cette date, les commentateurs n'avaient trouvé qu'un mot : les Nordistes ! (Hors-série Ouest-France) Notre département n'est pas homogène. Le nouveau nom a renforcé son unité et rassemblé les Costarmoricains, qui en ont retiré un sentiment de fierté, projetée à l'extérieur. (Claudy Lebreton, hors-série Ouest-France) Le changement de nom a été approuvé par 91 % des Costarmoricains. Depuis 1990, ceux -ci affirment être plus attachés à leur département qu'au temps des Côtes-du-Nord. Selon une étude réalisée en 1996, le changement de nom leur a même permis de voir l'avenir du département sous un meilleur jour (57 % d'optimistes contre 46 % en 1990). (Hors-série du Magazine du conseil général) Au total, tous les intervenants sont d'accord pour souligner la puissance des effets de réalité produits par ce changement. Registre économique et registre identitaire fusionnent. La reconquête identitaire n'est plus un objectif en soi. Elle est le moteur de la croissance économique, car elle conditionne la confiance en soi et la capacité collective à agir. C'est de l'extérieur que viennent la richesse et le développement, c'est le regard porté sur le territoire par l'extérieur qui construit l'image que les habitants se font d'eux -mêmes. Ainsi encore l'actuel président du conseil général : J'ai vu ce changement de nom depuis la commune dont j'étais maire. J'en ai immédiatement mesuré les vertus. (Hors-série Ouest-France) En plus de la notoriété qu'il nous a procurée à l'extérieur, il a donné une identité aux habitants. (Ibid.) Qui possède le pouvoir performatif de nommer ? On voit ici se dessiner une configuration décisionnelle double : d'une part, se développe un récit politique mettant en scène les acteurs politiques, et en particulier le président du conseil général concerné; d'autre part, la communication institutionnelle et la presse locale insistent sur le fait que cet acteur politique n'aurait pu agir sans le soutien actif de la population. On voit ainsi se forger un grand récit du changement de nom à la gloire tout à la fois des habitants et de leurs élus. L'identité territoriale apparaît en première analyse comme prescrite lorsqu'est mise en avant la capacité des politiques à imposer un nom. Charles Josselin, ancien président du conseil général de 1976 à 1997, est unanimement célébré comme l'homme par qui le changement de nom fut rendu possible. Héros de ces « 37 ans de bataille », il livre (toujours dans la même série de documents, ici le hors-série de Ouest-France) le souvenir de ses démarches successives : Il fallait donc que ça change. Un long cheminement a été nécessaire pour que la bataille aboutisse en 1990. J'en ai fait une priorité. Car nous avions un fort déficit d'image. Les gens situaient les Côtes-du-Nord du côté de Dunkerque. Restait à convaincre la commission nationale consultative et le Conseil d' État. Il me fallait l'approbation de François Mitterrand. J'ai profité d'une visite présidentielle en Tunisie en 1989, à laquelle il m'avait invité. Je guettais le bon moment pour lui en parler. Il s'est présenté dans l'avion entre Tozeur et Tunis. Je lui ai fait mon laïus. Il m'a dit : les Côtes-d'Armor, c'est joli. Son sens de l'esthétisme avait parlé. C'était gagné. On voit se développer un récit épique avec son héros (Charles Josselin), ses alliés (la population, les gouvernements socialistes), ses adversaires (les autres départements bretons, tous de droite, ou encore les linguistes puristes qui crient au pléonasme), ses péripéties (le voyage en avion)… La logique est celle de l'imputation massive au politique, celui -ci ayant contribué de façon décisive à une décision porteuse d'effets sociaux considérables (Le Bart, 1992). Nuance quand même à ce schéma classique : la population est enrôlée dans ce récit. Elle est supposée avoir adhéré et contribué, soit directement, soit par municipalités interposées : Les décideurs ont dit oui et la population a adhéré pleinement, immédiatement. Pas moins de 320 conseils municipaux ont pris fait et cause pour ce changement qui fut l'affaire de tous. Bel effort de rassemblement. Les élus de Lannion [ont emboîté] le pas. La mairie de Saint-Brieuc aussi. Si donc on peut considérer que c'est « Charles Josselin, président du conseil général, [qui a su] trouver les mots auprès du président Mitterrand et des ministres Rocard et Joxe », l'issue favorable de l'affaire peut aussi être attribuée aux « hôteliers, entreprises, institutions, associations culturelles et sportives, élus de tous bords » : Charles Josselin est l'homme qui a fait ce changement, avec beaucoup d'habileté et de diplomatie. Il a su apaiser les craintes des départements voisins. (Théo Le Diouron, directeur départemental Ouest-France en 1990) Communication à sens unique ? Un intervenant rappelle quand même que « ce fut un grand événement et en même temps, sur le terrain, c'est presque passé inaperçu ». Il faut évidemment faire la part de la reconstruction a posteriori, qui suggère un consensus large. Les sondages exhibés exagèrent sans doute la dépossession identitaire et la blessure narcissique liées au nom du département. Mais on voit que le souci de lier le choix du nom à l'attractivité du territoire ne peut donc éclipser l'autre logique, plus classique, qui préside à ce choix : la logique d'appropriation identitaire. Le nom ne doit pas seulement être efficace à l'extérieur du territoire, ce qui suppose sa validation par les professionnels du marketing. Il doit aussi parler aux habitants. D'où une tension entre expertise marketing d'un côté et démocratie participative de l'autre. Car si les professionnels de la communication et du marketing prétendent monopoliser l'expertise en matière d'évaluation de l'attractivité, le débat entre habitants apparaît à l'inverse très ouvert, peu technique. N'importe qui peut, sur le territoire, donner son avis sur le nom de celui -ci. On peut même faire l'hypothèse que l'attachement au territoire est plus profond chez les personnes âgées, au sein des milieux populaires, là où le territoire fonctionne comme un refuge contre les logiques de mondialisation et de déterritorialisation. Si cette hypothèse est juste, le débat sur le nom a toutes les chances de devenir passionnel. Les habitants peuvent se sentir expropriés d'une ressource identitaire ancienne et stable. Conscients de ce risque, les élus départementaux tentent d'associer les habitants à leur projet de changement de nom. Le magazine du conseil général d'Ille-et-Vilaine, Nous-Vous-Ille, organise par exemple une consultation pour susciter des propositions de nom. Dans le cas des Côtes-d'Armor, il est de même évident que le débat n'est pas cantonné aux spécialistes du développement territorial. Les habitants s'invitent. En Seine-Maritime, ce sont les élus départementaux qui les convient à s'approprier cet enjeu en 2005. À l'occasion des cinquante ans de la redénomination de ce département, le président du conseil général engage une démarche de dénomination de la population départementale lors de la cérémonie des vœux de début d'année par les mots suivants : « Ce nouveau nom [du département ], adopté après de longs débats, est destiné à faciliter l'exportation des produits de notre terroir, à favoriser le développement de nos stations balnéaires, à rendre les habitants encore plus fiers de leur magnifique territoire. » Comme un écho aux discours tenus par les élus costarmoricains… Cette invitation lancée à la population est doublement symbolique dans la mesure où Didier Marie n'est alors président du conseil général que depuis quelques mois (il a bénéficié de la vague rose aux élections cantonales et régionales de mars 2004) et que la Seine-Maritime est le seul des cinq départements normands à ne pas disposer d'un gentilé pour ses habitants. Quelques années auparavant, la procédure a en effet abouti dans le département voisin de l'Eure, les habitants devenant ainsi des eurois/es. Il s'agit de rendre l'appropriation de l'institution départementale plus aisée pour et par la population. Or, l'exercice s'avère plus délicat qu'il n'y paraît : outre le fait que l'ancien nom de Seine-Inférieure ne se prêtait pas à l'adjectivation, l'essor des pratiques de démocratie participative influe sur le processus retenu. Mais, comme dans l'ensemble de ces processus, l'élu (ou le groupe d'élus) qui suscite la procédure en conserve le contrôle (Blondiaux, 2008) afin d'éviter que l'appellation retenue ne soit par trop fantaisiste (Akin, 2007). Ainsi, après une première phase d'appel à propositions d'une durée de quatre mois, les élus départementaux statuent sur les suggestions émises par les citoyens dans le but d'en retenir trois qui sont ensuite soumises à la population pour déterminer quelle sera la future appellation. Consultés par le biais du magazine édité mensuellement par le conseil général et sur le site Internet de l'institution, plus de quarante mille habitants (sur une population totale d'un million deux cent quarante mille) prennent part à ce vote. En procédant de la sorte, les élus du conseil général mettent en avant leur volontarisme politique (matérialisé par le changement de logotype, le nouveau titre et la nouvelle maquette du magazine publié par le conseil général), ainsi que leur souci de procéder démocratiquement. Profitant de l'opportunité qu'occasionnent les cinquante ans de la redénomination du département, cette action, à mettre à leur crédit politique, vise bien évidemment à renforcer la visibilité de l'institution départementale. Enfin, elle comble un manque, au regard des 95 % de départements déjà dotés d'un gentilé au moment où cette action aussi politique que symbolique est engagée – et rondement menée puisque la procédure aboutit en moins d'un an à l'appellation Seino-marins, là où le conseil général des Côtes-d'Armor avait attendu trente-sept ans pour obtenir l'aval du Conseil d' État et pouvoir ainsi changer de nom. Les élus ont l'habileté d'associer les habitants et de favoriser l'appropriation par tous du nouveau nom. Par métaphore, la redénomination d'un département correspond à un baptême, une renaissance, une cure de jouvence pour cette institution bicentenaire. C'est d'ailleurs sur cette figure de style que joue le conseil général des Côtes-d'Armor en 2000, à l'occasion des dix ans de son changement de nom. En conviant dix enfants nés le 8 mars 1990 à fêter la première décennie du département nouvelle appellation, l'institution départementale lance une grande campagne de communication à destination des enfants nés cette même année et touche, par leur intermédiaire, les parents. C'est l'occasion pour le conseil général, en incitant ces enfants, par des jeux et des concours, à participer à ces manifestations culturelles ou traditionnelles, de mettre l'accent sur la diversité et donc sur la richesse du patrimoine costarmoricain (animations à caractère historique, folklore, goût du terroir) mais également sur sa capacité d'attraction et de mobilisation des énergies (festivals, course nautique), autrement dit sur l'identité du territoire. Cette méthode avait, semble -t-il, déjà produit son effet dix ans auparavant, lorsque le choix avait été fait d'annoncer le changement de nom du département dans les établissements scolaires en faisant le pari que l'information toucherait ainsi l'ensemble de la population. D'autant que ces liens tissés entre générations ne sont pas sans résonance avec le rôle dévolu au conseil général en matière d'action sociale et, par extension, de solidarité intergénérationnelle. Pour les vingt ans, en 2010, les manifestations sont moins importantes (âge de raison oblige ?) et associent vingt-deux jeunes costarmoricains de vingt ans aux conseillers généraux qui siégeaient en mars 1990 et qui ne peuvent que constater que la greffe a bel et bien pris, attestant de la nouvelle cote d'amour des Côtes-d'Armor. L'émergence à l'agenda politique des collectivités locales des questions liées au nom du territoire n'est donc pas le fruit du hasard. Elle est rendue possible par la conjonction de deux problématiques. La première, ancienne, touche à l'identité territoriale. La seconde, plus directement contemporaine, est fondée sur l'idéologie managériale de l'attractivité. Le contexte contemporain de mobilité accrue des acteurs économiques et de concurrence ouverte entre territoires précipite la convergence entre ces deux problématiques. Comme si la connaissance et la reconnaissance par les agents extérieurs étaient au final pour un territoire le meilleur moyen de construire son identité . | Le changement de nom du département des Côtes-du-Nord, devenues Côtes-d'Armor en 1990, est un processus complexe d'action publique porté par les élus et les professionnels du tourisme. Les discours sur ce changement, ceux de l'époque et ceux tenus aujourd'hui pour les vingt ans de l'événement, montrent la double prégnance des logiques de marketing territorial et d'attractivité d'un côté, d'identité de l'autre. Le changement de nom est censé favoriser le développement touristique du département, mais aussi rendre aux «Costarmoricains» l'identité qui leur avait été usurpée. | linguistique_12-0283036_tei_802.xml |
termith-653-linguistique | Cet article vise à signaler et à relier deux repères, l'un ancien, l'autre plus récent, dans la recherche sur l'acquisition des langues, les interlangues et l'interaction exolingue. Maintes publications (Pujol et Véronique 1991, Ellis 1994, Véronique 1992 et 1997, Vogel, 1995, Selinker 1995, Gaonac'h et Perdue 2001, Rosen 2001, parmi bien d'autres) ont présenté sous divers angles, globalement ou partiellement, l'historique, l'itinéraire et des états et bilans des recherches menées en ce domaine entre la fin des années 1960 et la fin des années 1990. Le propos est ici de leur apporter un éclairage complémentaire et une mise en perspective, d'une part à travers l'évocation d'une filiation de recherche et d'enquête de terrain remontant à l'antérieur des années 1970, d'autre part en évoquant des ouvertures relativement récentes (années 1990 et au-delà) sur les interactions exolingues en contexte professionnel. C'est-à-dire de part et d'autre de la riche période de recherche évoquée ci-dessus. On commentera brièvement en conclusion le lien, la complémentarité et la continuité entre ces deux repères de l'interaction exolingue au travail. Si l'on accepte de caractériser la communication exolingue par une asymétrie entre les répertoires ou les compétences des participants, celle -ci peut concerner la langue ou les langues (langue non maternelle de l'un au moins des participants) de l'échange ou bien le degré d'expertise (spécialiste/non spécialiste, médecin/patient, etc.) dans le domaine de l'échange, ou les deux. Dans ce dernier cas, l'asymétrie peut être double, et croisée. Les deux extraits de corpus ci-dessous fournissent une illustration préalable aux types d'interaction évoqués ensuite. L'extrait A provient du vaste corpus du programme de recherche ESF sur l'acquisition des langues par des adultes migrants (Perdue 1993), l'extrait B du corpus d'une recherche sur la pédagogie des échanges (Saudan 2003). On y notera que dans chacune de ces interactions menée en français (exolingue dans le premier cas, exolingue-bilingue dans le second), l'enquêteur, locuteur natif, sollicite et reçoit des informations et des explications sur un domaine connu de son interlocuteur, locuteur non natif. Dans les deux cas (A et B), l'échange s'effectue dans la langue de celui qui est en position d'enquêteur, face à un « alloglotte » (locuteur non natif par rapport à la langue de l'échange), expert du domaine de savoir ou d'activité professionnelle faisant l'objet et la matière de l'échange. On trouvera dans ce numéro d'autres extraits (Yanaprasart, Champion) de corpus illustratifs d'une telle situation. Il en va différemment dans le cas de l'enquête linguistique classique de terrain lorsque le chercheur, même s'il est un linguiste expert, n'a qu'une maîtrise partielle, voire rudimentaire, de la langue sur laquelle il enquête, et doit mener des interactions par divers moyens langagiers, le plus souvent autres que sa propre langue maternelle ou que d'autres idiomes éventuellement partagés avec ses informateurs. 1. Dans le cadre de la linguistique contemporaine, c'est chez Wolff (1966/1959) qu'apparaît l'une des premières mentions théorisées de la communication entre locuteurs de répertoires linguistiques différents. Dans son article intitulé Intelligibility and inter-ethnic attitudes, il pose explicitement la question du degré d'intelligibilité entre langues ou dialectes présumés plus ou moins proches, à travers l'intercompréhension entre leurs locuteurs respectifs, lorsqu'ils se trouvent en interaction. Cet auteur parle là, de façon récurrente, d ' interlingual communication, qu'il associe à la notion d'intelligibilité (intelligibility). Son questionnement, orienté vers l'identification et le classement typologique de langues et de dialectes (l'un des critères étant celui de l'intelligibilité entre ces idiomes, donc entre leurs locuteurs), est fondé là sur des enquêtes de terrain concernant des langues d'Afrique de l'Ouest (parlées au Nigéria, au Bénin et au Niger). Wolff constate d'abord des cas d'intercompréhension non réciproque (‘ non-reciprocal intelligibility ') entre deux groupes linguistiques (ou dialectaux) malgré la proximité relative des idiomes; puis le fait que cette asymétrie constatée tient moins à des facteurs linguistiques qu' à des facteurs culturels, y compris à des rapports de domination ou de prédominance économique. Au-delà des contextes linguistiques, plusieurs variables affectent et déterminent le degré de compréhension linguistique ou de communication interlinguistique .[…] L'existence d'une communication interlinguistique n'est pas forcément un indice d'une similarité entre deux [tels] dialectes. […] L'intelligibilité, ou la communication interlinguistique, est fonction de tendances et de relations interculturelles. […] Il est nécessaire de mener des recherches poussées sur la nature de l ' intelligibilité et des conditions linguistiques non linguistiques de la communication interlinguistique. (pp. 442-443). Wolff met là en évidence, sans évoquer explicitement sa propre intervention de chercheur dans la quête ethnographique, un phénomène et une notion sans doute familières aux chercheurs de terrain en ethnographie et en linguistique : les enquêtes de terrain autres que celles menées par des locuteurs natifs de la langue à décrire impliquent de façon constitutive des interactions exolingues et/ou bilingues sous des formes diverses. Mais ces enquêtes de terrain ne représentent elles -mêmes qu'un cas spécifique, parmi bien d'autres, de telles interactions. Bien que Wolff n'aborde pas là la dimension acquisitionnelle des interactions impliquées dans son travail d'enquête, celle -ci est nettement présente dans la recherche de terrain en ethnographie et en linguistique depuis – au moins – le début du 20 e siècle. Ainsi, Boas écrit dès 1911 : « une certaine maîtrise de la langue est un moyen indispensable pour recueillir des informations précises et complètes, car le recueil d'information est effectué pour une large part en écoutant des conversations des autochtones et en participant à leur vie quotidienne, ce qui, pour l'observateur dépourvu d'une connaissance de la langue est complètement impossible » (1964-1911 : 16). Au chercheur de terrain se posent trois questions : apprendre pour parler ? apprendre pour décrire ? parler pour décrire ? Faut-il ou non avoir déjà des notions de la langue pour (mieux) la décrire ? Faut-il pouvoir, à quelque degré, converser soi -même dans leur langue avec les informateurs ? Sinon, comment recourir à des truchements, à des informateurs bilingues ? Ces questions touchent déjà à la problématique plus large des interactions exolingues-bilingues (De Pietro 1988). C'est ainsi qu'on trouvera, surtout à partir des années 1930, un ensemble de conseils, de directives ou de méthodes sur la gestion des échanges langagiers dans ce type d'enquête, voire des manuels ou des guides pour l'enquête de terrain et/ou pour l'apprentissage des langues locales par des intervenants de statuts divers. Ainsi, Ida Ward (1939), linguiste africaniste, propose principes et conseils pratiques pour l'apprentissage d'une langue africaine sur le terrain, à l'intention de qui va travailler en Afrique comme commerçant, colon, missionnaire, anthropologue, éducateur ou administrateur (p. 5). Bloomfield publie en 1942 un Outline guide for the practical study of foreign languages, d'une quinzaine de pages, à destination d'apprenants adultes de langues non étudiées aux Etats-Unis d'alors dans les contextes scolaires, et donc entre autres aux enquêteurs de terrain. Nida (1950) publie un manuel d'apprentissage des langues à destination des missionnaires, dont certains sont eux -mêmes ethnologues et/ou linguistes. Ces trois auteurs, alors linguistes de terrain chevronnés, associent dans leurs guides des notions et des méthodes de linguistique descriptive et des propositions pratiques et concrètes pour l'acquisition en contexte des langues visées. De tels manuels intègrent les apports progressifs de la linguistique structurale, de la méthodologie d'enquête de terrain et, plus tardivemen t, des outils technologiques d'enregistrement sonore. On trouve plus tard, chez Samarin (Field linguistics, 1967), un véritable manuel de linguistique de terrain, dans lequel il souligne divers aspects de la relation entre le recueil de données de terrain et l'apprentissage de la (des) langue(s), et que l'apprentissage de la langue peut être soit le but soit le moyen du recueil de données. Dans le premier cas, les données sont recueillies et traitées en fonction de besoins pratiques immédiats et personnels, et ce recueil est alors inadéquat ou insuffisant pour une visée descriptive, ne serait -ce qu'en raison du décalage temporel entre les deux entreprises, mais aussi du fait de la nature même des données. Mais Samarin expose en détail (p. 49-52) les raisons et l'intérêt, pour le chercheur, de conjuguer les deux visées : a) l'apprentissage de la langue peut être à la fois une occupation et une distraction, l'acquisition d'un nouveau savoir(-faire) et un dérivatif (socialisant) dans l'isolement socioculturel du chercheur b) une certaine connaissance de la langue locale facilite les contacts du chercheur avec la communauté hôte c) une connaissance de la langue locale facilite le recueil d'un corpus plus étendu et plus diversifié. d) une connaissance de la langue locale mène le linguiste à imaginer des constructions qui n'auraient pas été envisagées, et à une analyse plus explicite des problèmes rencontrés. Ses propres questionnements débordent alors, en le questionnant à son tour, le cadre du corpus qu'il a recueilli. e) une connaissance de la langue locale permet au linguiste d'intégrer à son corpus externe un corpus “interne “qu'il peut exploiter pour son analyse de la langue. Il devient alors lui -même un informateur supplémentaire. Comme on le voit, ces indications prennent en compte une entreprise très spécifique, dans laquelle les interactions exolingues, quelque forme qu'elles prennent (y compris lorsqu'elles associent ou mobilisent des interprètes ou truchements de circonstance), sont constitutives à la fois de l'objet et de la méthode d'investigation. Nous y reviendrons brièvement plus loin. On notera seulement que si des linguistes ont proposé des manuels ou des guides pour l'apprentissage d'une langue ou de langues avant ou sur le terrain, nous disposons par ailleurs de peu de rapports circonstanciés de tels linguistes sur leur propre apprentissage des langues sur lesquelles ils ont enquêté. A ce point, plusieurs observations sont utiles, en rapport avec les recherches alors à venir sur l'acquisition des langues, l'interlangue et les lectes d'apprenants et de locuteurs non natifs, la communication et l'interaction exolingues. 1° Les situations observées par Wolff illustrent un type de contact de langues. La notion de contact de langues, introduite et théorisée par Weinreich (« the language-using individuals are […] the locus of the contact », 1953 : 1) antérieurement à l'article de Wolff, aura également eu une influence décisive sur l'élaboration par Selinker (voir Selinker 1995, 26-40) de la notion d ' interlanguage. 2° Par ailleurs, les manuels d'enquête, comme les enquêtes elles -mêmes, introduisent très progressivement à partir des années 1930-1940 des techniques d'enregistrement sonore (disque puis magnétophones) qui permettent non seulement un meilleur recueil et un meilleur traitement des données orales, matériau ethnographique de première main, mais également la conservation des interactions orales entre chercheur, informateur(s) et éventuellement truchements bilingues. De tels documents constituent des échantillons spécifiques d'échanges exolingues-bilingues, dans lesquels la dimension métalinguistique et métacommunicative est forcément prégnante. 3° Le développement accéléré de l'enseignement des langues et de nouvelles méthodes d'enseignement, à partir des années 1950, suscite une diversité de recherches, tout d'abord en milieu guidé, et de publications, qui s'orienteront ensuite progressivement, à partir des années 1970, vers l'acquisition et l'apprentissage des langues dans une diversité de contextes, par exemple chez des enfants et chez des adultes migrants, en milieux dits non guidés, et faisant alors une place primordiale aux compétences orales et aux interactions orales et à l'analyse de corpus oraux enregistrés. 4° Le développement parallèle des travaux en ethnographie de la communication suscite et explique des rapprochements ou des convergences avec la recherche en acquisition, quant aux contextes d'observation, au choix et au recueil de données, et aux méthodes d'analyse. La place faite aux interactions, et non plus seulement aux apprenants, dessine et sollicite à la fois d'autres champs d'observation et de recueil (voir 3 ci-dessous). 2. Le second repère, que nous situerons dans les années 1990, inclut également des développements très récents autour de l'an 2000. Il est caractérisé par la diversification des contextes d'investigation (voir Ellis 1987, Gajo et Mondada 2000, Porquier et Py 2004) d'une part, des méthodes et procédures d'investigation d'autre part. Au-delà des contextes, eux -mêmes très variés, d'apprentissage guidé, des recherches s'orientent progressivement vers l'acquisition en milieu naturel (ou « non guidé »), particulièrement chez des migrants adultes. Chemin faisant, les travaux en viennent à identifier et à explorer des contextes, des situations et des interactions sollicitant un riche éventail de dispositifs, de principes et procédures de recueil de données et d'analyse (voir par exemple Perdue 1982, Larsen-Freeman et Long 1990, Seliger et Shohamy 1989). Ces démarches se trouvent partiellement inspirées ou informées, au plan méthodologique, par des méthodes classiques d'enquête ethnolinguistique, par des tâches et activités usitées dans l'enseignement des langues, mais aussi par les apports de la psycholinguistique expérimentale, de la sociolinguistique, puis de l'ethnographie de la communication et de l'analyse conversationnelle. Elles intègrent en outre des méthodes de recueil de données, des « tâches » parfois originales, spécifiquement conçues ou adaptées selon les objectifs et les conditions de la recherche sur les interlangues et les interactions exolingues et bilingues. Si les premiers travaux étaient plutôt centrés sur le recueil de corpus d'apprenants – de façon comparable à plusieurs égards aux travaux recueillant des corpus de locuteurs natifs de langues à décrire –, d'autres se sont progressivement centrés sur les interactions exolingues, en rapport ou non avec des trajectoires d'acquisition/apprentissage. D'où l'intérêt accru pour les interactions en milieu social et en milieu de travail intégrant diverses formes de communication exolingue et/ou bilingue. Les travaux en France de l'équipe Langage et travail (voir notamment Borzeix et Fraenkel 2001) présentent une problématique de l'interaction langagière dans le monde et les activités du travail (« la parole au travail ») ainsi que des propositions et des questionnements sur le recueil de corpus et la matière même des corpus dans divers contextes professionnels. Dans ce domaine de recherche, l'activité langagière est constitutive et en même temps constructrice de l'activité de travail, et de la coopération et de la coordination qui s'y gèrent et s'y négocient. L'action y est considérée comme une « construction située » (p. 24-25), inséparable de son contexte. Ce qu'illustrent entre autres les enquêtes sur l'information des voyageurs dans une gare (chap 8), ou sur la communication à l'hôpital (Chap. 13). Bien que ces travaux ne portent pas a priori sur la communication exolingue-bilingue, divers contextes professionnels et sociaux traités comportent une part de telles interactions. Dans le cadre des interactions exolingues-bilingues, des recherches récentes (par exemple Cigada et al. 2001, Yanaprasart 2000, Kloster 2003) mettent en évidence la nature et des spécificités d'interactions en milieu professionnel (organismes internationaux, entreprises, restaurants, hôpitaux, sport professionnel, et même dans un Institut de langues). Bührig (2001), dans une enquête sur la communication en milieu hospitalier, étudie les interactions médecin-patient médiatisées (allemand-portugais) par des truchements qui sont soit des membres bilingues du personnel hospitalier, soit des parents du patient. L'enjeu est ici double : d'une part, identifier les espaces d'interaction accessibles où se donne cours la communication exolingue-bilingue sans contrôle externe d'un dispositif de recherche, d'autre part, disposer des moyens techniques de recueil in vivo de ces interactions. L'enquêteur est là partiellement absent de cet espace en tant que partenaire de langage, ce qui redéfinit son rôle et son statut dans d'autres interactions. Le paradoxe de l'observateur n'est pas là évacué, mais seulement contenu ou déplacé. D'autres travaux (Yanaprasart 2000 et dans ce numéro, Rosen 2001, Saudan 2003, Champion dans ce numéro) étudient les interactions exolingues dans le cadre de formations professionnelles incluant une formation en langue, ou de formations conjoignant les deux. L'apprentissage de la langue étant là, sous des formes diverses selon les contextes, couplé avec la formation professionnelle et le monde même du travail, les activités qui s'y donnent cours intègrent une pratique interactive et professionnelle de la langue, y compris dans des activités de simulation ou de jeux de rôle. Ici, la position du chercheur-enquêteur varie selon son rôle éventuel d'enseignant et/ou de formateur au métier proprement dit. Mais il peut s'agir de sa part, comme chez Rosen, Saudan et Champion, d'observation participante; il peut en outre alors ajuster les activités en fonction d'objectifs de recherche préétablis. Deux autres orientations récentes, d'inspiration explicitement ethnographique, sont illustrées par C. Roberts et al. 2001, et par Cambra Giné 2003. Dans la première (« Language learners as ethnographers »), les sujets apprenants sont directement impliqués dans un processus d'enquête, soit en les associant à sa démarche même, soit en les rendant eux -mêmes enquêteurs, de façon adaptée aux objectifs de leur formation. Ainsi, les séjours d'étude à l'étranger (qu'ils aient une visée linguistique, culturelle ou autre) peuvent être exploités pour des enquêtes de terrain, à caractère ethnographique et langagier (voir Roberts et al. 2001), avec pour finalité majeure le développement d'une compétence communicative interculturelle. Comme le soulignent les auteurs (p. 11), l'ethnographie est une méthode de recherche de terrain; dans le cas de l'expérience relatée, les apprenants – après quelque formation à cette démarche – conduisent eux -mêmes observation et recueil de données. Pour Cambra Giné (2003), l'approche ethnographique de la classe de langue, qu'elle présente et relate (enseignement/apprentissage des langues en Catalogne), prend en compte le contexte et appréhende la classe de langue comme un lieu d'interaction sociale et de travail parmi d'autres, rejoignant ainsi les travaux menés ailleurs sur la parole et les interactions au travail. Pour elle, cette démarche implique une approche participante : où l'observateur « se trouve dans le groupe avec la fonction d'observer, […] son rôle est reconnu par les acteurs et […] il est intégré dans le champ même de l'observation » (p. 17). 3. Cet élargissement de la recherche à des contextes de plus en plus diversifiés, à un large éventail de terrains, sollicite une variété de méthodes et de techniques d'enquête, et vient du même coup cristalliser des questions méthodologiques aigües, notamment quant à la nature des données et quant au statut et à la position du chercheur et à sa relation aux informateurs, ces derniers acteurs premiers des interactions qui font l'objet de l'investigation. Ces questions, qui ramènent à une problématique ancienne de la linguistique de terrain et de la recherche ethnographique, comme on l'a évoqué brièvement plus haut, se trouvent cependant posées là différemment, dans la perspective d'interactions situées entre acteurs sociaux. La notion même de terrain se trouve là réexaminée : c'est au départ, dans la tradition de la linguistique dite de terrain, le terrain – le lieu et le matériau – du chercheur –, mais aussi celui de la langue et de la culture objets d'investigation, et donc le territoire de ses détenteurs. A propos des recherches sur l'acquisition des langues, Py (1993) identifie et caractérise le territoire de l'apprenant, sujet épistémique, comme lieu déterminé par sa position singulière vis-à-vis du système, de la norme et de la tâche. Comme le montrent, de divers points de vue, Arditty et Vasseur (1999), Mondada (1998), Pallotti (2002) et Cambra Giné (2003), il s'agit en réalité d'un terrain d'interaction, que construisent, occupent et travaillent les participants, dans divers rôles respectifs. Qu'il s'agisse d'acquisition des langues ou d'interaction exolingue hors acquisition, on dépasse là une démarche (celle, initiale, de la linguistique de terrain, des recueils d'interlangues et de lectes d'apprenants) dans laquelle il y aurait un fournisseur de données et un solliciteur-collecteur de données. Ou bien le chercheur se trouve directement impliqué dans l'interaction selon un dispositif d'observation participante, voire comme acteur-observateur; ou bien, observateur externe, il s'y trouve autrement impliqué comme récepteur, c'est-à-dire comme participant tiers, de façon simultanée lors de l'observation et du recueil, et éventuellement différée, lorsqu'il se fait transcripteur et analyste. Le double statut, fréquent, d'enquêteur-chercheur (celui qui recueille est aussi celui qui analyse) est aussi ancien que la linguistique de terrain. Plus récente est la prise en compte de son rôle et de sa place dans le dispositif d'enquête, les interactions objets d'enquête, et les interactions d'enquête elles -mêmes. Mais la communication exolingue, si l'on revient aux premières élaborations de cette notion, apparaît alors non seulement comme un objet d'investigation, mais comme constitutive de l'investigation. Les interactions exolingues de recherche constituent elles aussi un lieu spécifique d'activité sociale et professionnelle intéressant entre autres l'ethnographie de la communication et l'analyse conversationnelle, ainsi qu'un espace et un matériau de formation de chercheurs de terrain . | Cet article propose deux repères concernant la recherche sur la communication exolingue de deux points de vue différents. Le premier est celui de la linguistique de terrain de la première moitié du 20e siècle. Le second touche à des développements de recherche récents sur l'interaction exolingue dans une diversité de contextes à partir de 1980. L'article vise à signaler un lien et une filiation entre les recherches de terrain antérieures et des travaux actuels sur l'interaction exolingue et bilingue dans divers contextes professionnels et éducatifs, et dans celui même des interactions de recherche. | linguistique_524-06-10733_tei_481.xml |
termith-654-linguistique | Depuis la nuit des temps, les hommes se sont assigné des missions à titre individuel ou collectif. Ainsi, la Genèse nous fournit un premier exemple d'annonce de mission sous la forme « Croissez et multipliez ». Autres temps, autres manifestations; le Préambule à la Constitution des États-Unis nous offre un deuxième exemple : We the People of the United States, in order to form a more perfect Union, establish Justice, insure domestic Tranquillity, provide for the common Defence, promote the general Welfare, and secure the Blessings of Liberty to ourselves and our Posterity, do ordain and establish this Constitution for the United States of America. Enfin, il suffit de lire les frontons de nos édifices publics pour y trouver la déclaration « Liberté, Égalité, Fraternité », qui exprime à la fois les valeurs de la République française et son but, soulevant ainsi la question de la difficulté de cerner la notion de « mission » qui est au cœur de ce travail. Comme l'indique le titre de cette étude, l'objet de notre analyse est restreint à un type particulier de textes très répandus dans le monde des entreprises, à savoir ce qu'il est courant de nommer les mission statements, ou déclarations par les entreprises de la mission et des valeurs qui sont les leurs. Ce terme, aussi répandu soit-il parmi les professionnels eux -mêmes, est loin de correspondre à une définition claire et précise, au sens étymologique de dé-finition, qui sous-entend une délimitation de la surface notionnelle, l'établissement de limites, de frontières, de confins. Notre tâche première sera donc d'essayer de clarifier ce qu'il appartient de comprendre par mission statements. Car, en dépit du flou apparent, il s'avère qu'un certain nombre de textes aux intitulés variés possèdent bien des caractéristiques communes et aisément identifiables qui permettent de penser qu'ils relèvent d'une même catégorie. Après avoir exposé les critères qui ont présidé à l'élaboration du corpus et la méthodologie qui a sous-tendu cette première analyse, il nous appartiendra donc de déterminer, à la lumière de la réflexion théorique menée sur le sujet, s'il est possible de conclure ici à l'existence d'un genre bien particulier. Nous étudierons les aspects lexicaux et discursifs de ces textes, puis nous nous intéresserons aux contextes divers qui ont pu les influencer : contexte de l'entreprise, du secteur d'activité, contexte économique et social, contexte local et mondial. Enfin, un regard critique nous permettra d'évoquer les apports et les limites de ce genre de textes. Notre première préoccupation a été de constituer un corpus homogène, en rassemblant des textes rédigés par des entreprises comparables par leur importance, et il nous est apparu que la meilleure garantie que nous pouvions avoir en la matière était de prendre en compte deux indices boursiers dont les composantes étaient assez semblables en nombre et en secteur d'activité. Notre choix s'est porté sur deux indices reconnus : le DJIA 30 (Dow Jones Industrial Average) pour les États-Unis et le FT 30 Index (Financial Times) du côté britannique. Le Dow Jones Industrial Average a vu le jour le 26 mai 1896, mais il ne comprenait que douze entreprises à l'époque. Il n'a vraiment pris sa taille actuelle qu' à partir du 1 er octobre 1928, en incluant trente entreprises. Le FT 30, créé le 1 er juillet 1935, est l'indice le plus ancien en Grande-Bretagne et l'un des plus anciens au monde. La composition de ces indices est réactualisée en fonction des résultats des entreprises ou des changements dus à des fusions / acquisitions. Les composantes des deux indices pris en compte dans cette étude correspondent aux données réactualisées respectivement le 8 avril 2004 pour le DJIA 30 et le 4 février 2004 pour le FT 30 (Annexe 1). Si l'on se fie aux nombreux sites en ligne qui prodiguent des conseils sur la façon de concevoir et de rédiger un mission statement, et si l'on parcourt les titres des livres parus sur le sujet, on a l'impression que la notion se définit de manière claire. Mais, dès lors que l'on tente de réunir un corpus de textes pertinent, on se trouve confronté à un certain nombre de questions et il apparaît que mission statement peut se décliner de façons différentes. Les entreprises qui composent les indices retenus pour cette étude, par exemple, fournissent des documents qui peuvent annoncer leur mission, sans pour autant avoir pour titre mission statement, et vice versa. De plus, ce terme se trouve souvent intégré à des intitulés plus longs dans lesquels il cohabite avec d'autres termes : par exemple, on remarquera, dans le tableau en Annexe 2, que l'entreprise Intel fournit un document englobant « mission, values and objectives », que Boeing associe « mission and vision », que Compass présente l'entreprise sous le titre « our company – strategy and mission », que Pfizer précise « mission statement (our mission, our purpose) », alors que pour Merck mission statement est explicité par « our mission, our values ». Il s'ensuit qu'il est difficile, dans un premier temps, de déterminer sur quels critères se fonder pour opérer un choix. Peut-on raisonnablement prendre en compte certains termes lorsqu'ils sont associés à « mission » dans un même titre et les ignorer lorsqu'ils sont dissociés, d'autant que les combinaisons peuvent être multiples ? Jeffrey Abrahams (1999), qui a étudié les mission statements des 301 plus grandes entreprises américaines, résume le problème de cette terminologie foisonnante et déstabilisante comme suit : So what exactly is a mission statement ? And how does it vary from a Vision Statement, Business Philosophy, Objectives, Values, Strategies, Pledge, Tactics, Purpose, Promise, Beliefs, Standards, Code of Ethics, Idea, Call to Action, Guidelines, Direction, Focus, Commitment, Policy, Discipline, Covenant, Standards of Performance, or Credo ? Or are all these titles just variations on the same theme ? (Abrahams 1999 : 13) Pourtant, si l'on se concentre sur la différence entre mission et vision en se référant à la théorie du management (Johnson & Scholes 2002 : 239), on s'accordera pour dire que la vision constitue une projection sur l'avenir (« a beacon in the distance ») alors que la mission entretient une relation plus étroite avec le présent (« a raison d' être »). Mais, dès lors que l'on conçoit la mission comme la réponse à la question « pourquoi existons -nous et sommes -nous engagés dans telle activité ? », on attend en réponse l'explicitation des motivations, des buts, et des intentions qui sont irrémédiablement tournés vers l'avenir. L'annonce d'une mission est un engagement, et implique un ensemble de valeurs et de principes. De manière caractéristique, la plupart des efforts consentis par les uns et les autres pour clarifier la situation renforcent l'idée d'un enchevêtrement de notions difficile à démêler. Ainsi, BOC, entreprise cotée au FT 30, tente d'expliciter les notions de « corporate values » et « corporate responsibilility principles » en suggérant les définitions suivantes : Corporate values is a high level statement that provides an understanding of ‘ what the company stands for ', ‘ what you are prepared to be responsible for ' and ‘ what your future goals and objectives for the business are '. Your company may describe ‘ Corporate Values ' as ‘ Vision and Values ', ‘ Corporate Purposes ', ‘ Mission Statement ' or ‘ Goals and Objectives ' etc. – these share a common goal of setting the boundaries by which the company operates. […] Corporate responsibility principles relate to the overarching principles through which a company plans to operate its business activities in a responsible way. They may be termed ‘ business principles ', ‘ code of conduct ', ‘ guiding principles ' or ‘ statement of principles '. < www.bitc.org.uk > Il suffit de s'arrêter aux termes que nous avons fait figurer en italiques pour se rendre compte que ces définitions ne permettent pas d'isoler les notions, mais au contraire multiplient les parallèles ou passerelles. Devant cette constatation, nous avons donc cherché à consulter des sources expertes, parmi lesquelles Peter Senge (1994), de la Sloan School of Management qui relève du Massachussetts Institute of Technology. L'analyse fournie par un passage de The Fifth Discipline intitulé « anchoring vision in a set of governing ideas » nous a semblé digne d'intérêt, en ce qu'elle insiste sur une approche plus globale qui permet de rassembler les notions déjà passées en revue en un tout cohérent : Building shared vision is actually only one piece of a larger activity : developing the ‘ governing ideas ' for the enterprise, its vision, purpose or mission, and core values. […] These governing ideas answer three critical questions : « What ? » « Why ? » and « How ? » Vision is the « What ? » – the picture of the future we seek to create. Purpose (or « mission ») is the « Why » ? the organization's answer to the question « Why do we exist ? » Great organisations have a larger sense of purpose that transcends providing for the needs of shareholders and employees. They seek to contribute to the world in some unique way, to add a distinctive source of value. Core values answer the question « how do we want to act, consistent with our mission, along the path toward achieving our vision ? » Taken as a unit, all three governing ideas answer the question, « What do we believe in ? » (Senge 1994 : 223) Nous avons ici, de même que chez G. Johnson et K. Scholes (2002 : 239-241), la confirmation de l'interdépendance entre vision, mission, but recherché, et valeurs ou croyances, en d'autres termes, le « quoi », le « pourquoi », le « pour quoi » et le « comment ». Ceci nous a conduite à prendre la décision d'incorporer dans le corpus de textes à réunir l'ensemble des documents dont l'intitulé correspondait à l'un des termes évoqués dans les définitions ci-dessus. Cette tâche n'a pas posé de problèmes dans la mesure où les sites en ligne des différentes entreprises composant les deux indices mettent désormais tous ces documents à la disposition du public. La question de la constitution d'un ensemble cohérent de textes était toutefois subordonnée à la possibilité de considérer que ces textes relèvent d'un genre bien particulier. De manière traditionnelle, un genre, et particulièrement un genre littéraire, était caractérisé par une organisation clairement établie et validée par la durée, mais la théorie actuelle met l'accent sur le côté dynamique d'un genre, que ce soit au niveau de la forme ou du fond. Une redéfinition moderne de la notion consiste à l'envisager sous l'angle des buts poursuivis. Ainsi, pour John Swales (1990 : 46), The principal criterial feature that turns a collection of communicative events into a genre is some shared set of communicative purposes. Daniel Chandler (2000) ajoute à ce critère une autre considération qui nous intéresse ici, à savoir qu'il est important de prendre en compte les auteurs des textes et ceux qui les interprètent. La relation qui est établie entre les auteurs, émetteurs d'un message et le public, destinataire du message, peut donc, au plan sémiotique, s'apparenter à un code. Gunther Kress (1988 : 107) résume ainsi cette idée : Each written text provides a ‘ reading position ' for readers, a position constructed by the writer for the ‘ ideal reader ' of the text. Christine Gledhill (1985 : 63) souligne également que certains auteurs des textes relevant d'un genre donné peuvent prendre quelque liberté avec les conventions génériques, se montrer plus créatifs et ajouter une touche personnelle et originale, sans pour autant remettre en cause l'appartenance au genre en question. La prise en compte de ces différentes remarques permet d'avancer l'existence d'un genre auquel nous pouvons, en accord avec J. Abrahams (1999 : 13), attribuer la dénomination générique « mission statements ». En effet, tous ces textes, qu'ils soient rédigés par une seule personne, un comité restreint ou une commission plus large, émanent des entreprises. Ils ont pour point commun d'annoncer la philosophie, les valeurs de l'entreprise, d'indiquer une direction à suivre, un engagement pour l'avenir, et s'adressent aux mêmes groupes, à savoir les différents partenaires de l'entreprise, qu'il s'agisse des employés, des fournisseurs, des actionnaires, des consommateurs. Ils prennent donc en compte un public large. Ils s'efforcent de répondre aux questions que se pose chacun de ces groupes et sont immanquablement conçus pour stimuler, persuader, rassurer, rassembler. Ce faisceau de points communs, à savoir l'origine de ces textes, le but visé, le contenu du message et le public envisagé, permet bien de considérer que nous avons affaire à un genre bien particulier. Nous avons cherché à étudier ce genre en disséquant les textes : nous sommes partie de l'observation d'unités minimales par le biais du lexique, pour envisager ensuite ces unités en contextes de plus en plus larges : contexte textuel, discursif, sans oublier les contextes hors des textes, à savoir le contexte des entreprises, et le contexte plus large, social, économique, mondial. Si nous avons choisi de nous concentrer, dans un premier temps, sur les aspects lexicaux, c'était pour pouvoir nous appuyer sur des données chiffrées, aisément observables. Nous avons conscience du risque qu'il y a à extraire de la phrase tel ou tel vocable, puisque nous perdons ainsi tout repère quant au sens à donner à tel nom, verbe ou adjectif non explicitement univoque, mais nous avons jugé que ces données brutes pouvaient nous fournir un certain nombre d'indices qui pourraient ensuite être confirmés ou infirmés par l'analyse plus large du contexte textuel et du discours. Notre première tâche a donc consisté à répertorier les noms, adjectifs et verbes des textes du corpus afin d'établir un classement par ordre de fréquence d'emploi (Annexe 3). Notre propos était de voir si les résultats pouvaient faire ressortir des différences ou ressemblances entre les deux indices et nous permettre d'émettre des hypothèses. Dans un ouvrage présentant un échantillon beaucoup plus large de mission statements des 310 plus grandes entreprises américaines, Jeffrey Abrahams (1999) mentionne une liste du lexique le plus communément utilisé; n'étant pas linguiste, il ne s'est pas livré à une analyse très poussée du lexique par catégorie grammaticale, de sorte que cette liste est restreinte, mais elle nous a offert un premier élément de comparaison et permis de constater une première évolution avant même de pousser plus avant notre analyse. Le tableau récapitulatif (Annexe 3), qui a été établi à partir de la seule fréquence lexicale, ne prend en compte que les vocables les plus couramment employés. Ces listes sont tirées de listes beaucoup plus complètes : nous avons en effet dénombré 277 substantifs, 155 adjectifs et 180 verbes différents pour le DJIA 30 et 294 substantifs, 158 adjectifs et 165 verbes pour le FT 30. Le tableau récapitulatif fait ressortir de manière assez parlante un parallèle très fort au niveau des quatre premiers noms les plus souvent employés par les entreprises composant l'un et l'autre indice. La colonne de droite qui sert de témoin d'une autre décennie fait état de choix sensiblement différents, mais il est intéressant de noter que les trois colonnes font apparaître en première place le consommateur, qui semble logiquement au cœur des préoccupations de toutes les entreprises. Sans lui, point de ventes, point de profit, point de dividendes, point d'investissement possible et point d'avenir. Il faut d'ailleurs préciser, à la lumière des études actuelles dans le domaine, que ce consommateur devient « proactif », partenaire encore plus précieux quant aux choix stratégiques à faire en matière de recherche et développement, et de marketing. Le terme « prosumer », créé par Alvin Toffler (1980) à partir de producer et consumer, et qui circule à nouveau actuellement, fera -t-il une percée dans une prochaine génération de « corporate statements » ? Seul l'avenir le dira. Si l'on considère les quatre noms en tête de la liste établie en 1999, on est frappé par le fait que seul le premier fait référence à un groupe humain, alors que les listes très récentes accordent une place prépondérante aux hommes. La nette remontée de « employees » et de « communities » dans le classement des deux indices étudiés par rapport à l'étude de 1999, et l'entrée de « people » et de « world », absents de la liste de 1999, pourraient constituer un premier indice de l'influence du contexte économique et social, interne et externe. On peut y lire en filigrane les changements intervenus dans l'importance donnée aux « knowledge workers », au « capital humain », la place plus grande qui est faite aux êtres, aux partenaires, aux valeurs. Les scandales des entreprises comme Enron, Tyco ou Worldcom, ne sont sans doute pas étrangers au fait que « integrity » arrive en cinquième position pour les entreprises cotées au DJIA. Il appartient, en effet, aux entreprises de rassurer le public et les employés et de mettre en avant ce souci de mener les affaires de manière irréprochable et fiable. La notion de communautés, potentiellement assez large, devra être précisée par l'étude du contexte textuel, car elle peut faire référence aux équipes à l'intérieur des entreprises, aussi bien qu'aux nouveaux groupes à prendre en compte à la suite des délocalisations; elle traduit, de toute façon, l'élargissement des horizons, comme semble l'indiquer la fréquence plus grande de « world ». On notera avec intérêt que « values » est désormais prioritaire par rapport à « value », contrairement à ce qui ressort de la liste de 1999; indéniablement, il y a un regain d'intérêt pour une gestion respectueuse de certains principes et une activité soucieuse de l'environnement humain aussi bien que naturel. « Environment », absent de la liste de 1999, est en sixième et septième places dans les deux indices. De la même manière, on notera que, contrairement aux listes des deux indices, la liste de 1999 ne fait pas état du vocable « responsibility ». Pour ce qui concerne les adjectifs, nous ne possédons malheureusement pas pour 1999 de liste témoin suffisamment longue pour nous livrer à une comparaison significative. Néanmoins, il est intéressant de constater que la première position revient pour le DJIA 30 comme pour la liste des 301 entreprises américaines au superlatif « best » et que l'on retrouve également « dedicated » et « unique ». Il reste à savoir, là encore, quelle interprétation donner à « unique » en fonction du contexte : est -ce l'entreprise qui se targue d' être inégalée et inimitable, irremplaçable, ou s'engage t-elle à traiter chacun de ses partenaires comme s'il était un individu à part ? Il en va de même pour « dedicated », qui peut traduire l'engagement que l'entreprise prend vis-à-vis du public, des actionnaires, des clients, de la qualité de ses produits et services, de la protection de l'environnement, etc., ou de l'engagement qu'elle attend des uns et des autres. Quoi qu'il en soit, cette notion d'engagement est visiblement importante dans le nouveau contexte des entreprises; d'ailleurs, la généralisation des mission statements pourrait être interprétée comme une preuve parmi d'autres. La comparaison avec les adjectifs les plus fréquents dans la liste du FT 30 semblerait indiquer que les entreprises britanniques font une place plus grande aux considérations éthiques, au respect de l'environnement et à la notion d'entreprise responsable. Pour les deux indices, les indications fournies par la lecture de la liste des substantifs sont avantageusement complétées par les listes des adjectifs. Il est, par exemple, intéressant de constater que « communities », « world » et « individual » ou « people » trouvent un écho dans la liste des adjectifs avec « global » et « unique » d'une part (DJIA), et « international » et « local », d'autre part (FT), lesquels sont d'ailleurs utilisés avec la même fréquence. On mesure mieux la portée de ces choix quand on sait, par ailleurs, que les notions de « glocalité » et de « customisation » sont maintenant intégrées à la terminologie des entreprises, tous secteurs confondus. Non seulement les entreprises sont présentes et actives au-delà de leurs frontières d'origine, mais l'actionnariat est international, de la même manière que les employés, comme les consommateurs, sont de cultures et nationalités différentes. Il convient donc d'ouvrir l'entreprise plus largement sur l'extérieur, de prendre en compte la notion de diversité et de faire face à une concurrence accrue : « diverse » est présent dans les deux listes et « innovative » se trouve dans les quatre adjectifs les plus fréquemment utilisés par les entreprises cotées au DJIA ou au FT 30. La nécessité de viser l'excellence, les plus hauts degrés de la réussite, est reflétée par la priorité donnée aux superlatifs « best » et « highest ». Les considérations morales exprimées dans la liste des noms trouvent leur écho dans l'adjectif « ethical », qui fait partie des cinq premiers adjectifs dans les deux cas. Les trois verbes relevés par J. Abrahams sont trop peu nombreux pour permettre une comparaison significative, mais deux d'entre eux, « empower » et « communicate », annoncent le reflet de tendances de l'époque qui se sont confirmées par la suite. En revanche, les listes des verbes relevés dans nos deux indices sont assez parlantes, si l'on considère, selon l'ordre de fréquence dans lequel ils apparaissent, qu'il y a treize verbes communs aux deux indices sur dix-neuf verbes de part et d'autre : provide, operate, believe, improve, achieve, deliver, recognize, respect, create, build, commit, maintain et act. Cette convergence nous engage à réfléchir sur le sens de ces choix et à envisager des recoupements pour tenter de mieux lire le message, en gardant à l'esprit les données précédentes sur la fréquence des noms et des adjectifs. Dans un premier temps, nous pouvons considérer que « provide », « deliver », et « commit » viennent renforcer la place prépondérante accordée au consommateur/client, mais également l'idée que les entreprises s'engagent à tenir leurs promesses, à apporter une aide, à se montrer à la hauteur des demandes, à répondre aux attentes de tous leurs partenaires, fournisseurs, clients, actionnaires, employés. Parmi ces engagements, il va de soi que la réussite tient une place importante aux yeux des différents partenaires (« achieve »), et qu'elle passe par un effort constant d'agir (« act »), de conserver (« maintain ») une certaine qualité et une certaine cohérence dans les décisions et actions, de progresser (« improve »), et de construire une entreprise solide (« build »), en mesure de fonctionner (« operate ») correctement. Quant à « believe » et « respect », ils confirment une fois de plus les aspects moraux, éthiques, déjà évoqués. Enfin, savoir admettre ses erreurs ou reconnaître (« recognize ») les apports bénéfiques de tel ou tel membre, fait aussi partie des qualités dont doit faire preuve l'entreprise moderne. Si les aspects lexicaux sont un premier pas dans l'étude de ce genre, il serait vain de tirer des conclusions définitives à partir du simple constat de la fréquence de tel ou tel substantif, adjectif ou verbe. Il convient d'abord de replacer les éléments isolés dans leur contexte textuel pour vérifier les hypothèses. Le cadre de cette étude étant forcément restreint, nous limiterons nos exemples à l'investigation du sens de « communities » et des adjectifs « unique » et « dedicated » qui nous posaient problème hors contexte. De manière très consensuelle, les textes définissent « communities » comme un groupe plus restreint que « country », « nation » et « society » et l'accompagnent souvent de l'adjectif « local ». Dans la rubrique « communities », qui fait partie des valeurs auxquelles Pfizer est attachée, l'entreprise précise : We play an active role in making every country and community in which we operate a better place to live and work, knowing that the ongoing vitality of our host nations and local communities has a direct impact on the long-term health of our business. Les contextes dans lesquels le terme apparaît de manière régulière sont, outre la déclaration des valeurs de l'entreprise, la déclaration d'intention pour satisfaire les besoins des différents groupes concernés (stakeholders), et les responsabilités de l'entreprise vis-à-vis de l'environnement. American Express, par exemple, souligne ce souci d'agir en citoyen du monde respectueux de l'environnement humain et naturel en déclarant : We are good citizens in the communities in which we live and work. Cadbury Schweppes énumère ses obligations de la manière suivante : We have clear obligations to consumers, customers, suppliers, to our colleagues and to the society, communities and natural environment in which we operate. On notera au passage dans ces quelques citations les semi-figements, expressions que l'on retrouve comme un leitmotiv dans quasiment tous les documents des entreprises : the communities in which we (work and / live and) operate. L'examen des contextes des adjectifs unique et dedicated permet également de répondre aux interrogations qui demeuraient à l'issue de la seule prise en compte des aspects lexicaux. Il apparaît bien que unique se rencontre, à parts égales, avec deux sens différents. En premier lieu, il permet de souligner ce qui différencie l'entreprise de ses concurrents : Citigroup se décrit comme « a great institution with a unique and proud history ». Wal Mart et Coca-Cola utilisent cet adjectif dans le même but : At the heart of Wal Mart's growth is the unique culture that « Mr.Sam » [Walton] built. (Wal Mart) We will bring to full life the unique spirit of Coca-Cola and our People. (Coca-Cola) En second lieu, unique s'applique à un changement d'attitude vis-à-vis du marché et des consommateurs chez Coca-Cola, par exemple, et à une démarche encore plus affirmée dans le sens de la prise en compte des individus chez Hewlett Packard : In an era that is increasingly international and interconnected, we must pioneer a movement from a homogeneous global approach to a highly tailored approach reflecting the unique character of our markets. (Coca - Cola) Diversity is the existence of many unique individuals in the workplace, marketplace and community. This includes men and women from different nations, cultures, ethnic groups, generations, backgrounds, skills, abilities, and all the other unique differences that make each of us who we are. (HP) Enfin, dedicated décrit, au premier abord, l'engagement de l'entreprise vis-à-vis de ses différents partenaires, y compris ses employés. Ainsi General Electric reconnaît ses responsabilités en ces termes : […] dedicated to taking the responsibility to do the right thing – for our customers, employees, investors, the environment, and the communities where we live and work. De nombreux contextes expriment également ce souci de s'impliquer et d'offrir le meilleur service, mais une lecture plus attentive permet de faire ressortir une intention plus subtile : en vantant l'implication des équipes et des employés, et en leur promettant un profil de carrière intéressant, les entreprises laissent entendre ce qu'elles attendent de leurs employés, comme s'il allait de soi qu'en acceptant de travailler pour elles, ces derniers s'engagent pleinement à les servir au mieux : Compass Group companies specialise in meeting the needs of their clients through dedicated teams experienced in the particular demands of specific market sectors. […] We remain in no doubt that our success comes from the contribution to overall performance made by our people. Reliable and dedicated to their work they know Compass group provides exceptional opportunities for them to develop their careers and their full potential. Outre la possibilité de lever des ambiguïtés potentielles, la prise en compte du contexte textuel permet d'analyser les convergences et divergences entre les textes, au niveau de la forme et du fond. Conformément à ce que nous avons dit de l'acception large de mission statement, appellation générique, il fallait s'attendre à trouver des textes de formats différents, dont les titres sont parfois trompeurs et dont le découpage en rubriques diverses n'est pas figé, comme l'indique le tableau en Annexe 2. Il s'ensuit que les textes peuvent être plus ou moins longs, et s'adresser à un public large, surtout à l'heure de l'Internet, tout en envoyant un message clair à un groupe plus particulier. C'est le cas, par exemple, de Wal Mart qui présente ainsi son groupe, ses équipes et son objectif : We are a group of dedicated, hardworking ordinary people who have teamed together to accomplish extraordinary things. Très habilement, en à peine deux lignes, l'entreprise est présentée à l'extérieur en insistant sur son efficacité, mais, par la même occasion, en interne, les équipes ne peuvent qu' être satisfaites de voir leur dévouement et leur courage reconnus. La fierté qu'elle tire à l'idée d'accomplir des choses extraordinaires, est, sans nul doute, censée les stimuler. Le « nous », le plus souvent utilisé désormais (« our people », « our values », « our mission », « we believe », « we seek ») véhicule la notion de travail de groupe et l'idée d'une famille. D'ailleurs, General Electric n'hésite pas à se présenter comme une famille : « the GE family is committed to the communities in which we live and work ». De manière caractéristique, la communauté des employés d'un groupe peut être rassemblée sous un nom dérivé du nom de l'entreprise, certainement pour consolider les liens entre les différents membres de la famille-entreprise (Alcoans pour Alcoa, 3Mers pour 3M), ce qui suggère une culture d'entreprise affirmée et une plus grande identification au groupe. Au cours de l'examen du contexte textuel, notre attention a été attirée par la présence de formes négatives dans la mesure où nous étions en droit d'attendre essentiellement des déclarations d'intentions positives. Un examen approfondi et un décompte précis a fait ressortir une très faible proportion de telles formes. Sur les 1751 verbes conjugués, nous n'avons répertorié que 30 formes négatives, soit 1,7 % du total. À ce résultat, peuvent s'ajouter 11 occurrences de termes à sens négatif, ce qui porte le total à 2,3 %. Les quatre exemples suivants permettront aisément d'illustrer ce qu'il faut entendre par « termes à sens négatif » : [Our] code of conduct […] prohibits illegal, corrupt or unethical practices (British Petroleum) We have zero tolerance for discrimination or harassment of any kind (Alcoa). ICI has no wish to influence people in their personal beliefs (ICI) We have a healthy dissatisfaction with the status quo (Procter & Gamble). Non seulement ces formes négatives ou assimilées sont peu fréquentes dans le corpus, mais, paradoxalement, elles ont immanquablement pour effet de transmettre un message positif, puisqu'elles permettent d'affirmer la condamnation de pratiques douteuses, et de souligner ainsi l'engagement des entreprises en termes de moralité, de respect de l'autre, et d'efforts pour se remettre en cause et continuer à progresser. Selon James Collins et Jerry Porras (2000), la plupart des entreprises expriment leur vision en mettant l'accent sur l'une des quatre catégories suivantes : un but à atteindre, exprimé en termes quantitatifs ou qualitatifs, un « ennemi » à abattre en le dépassant, un modèle à suivre, dans un autre secteur d'activité (être le « Nike de la bicyclette »), ou une transformation à réussir, à la suite d'une fusion, etc. Nous avons appliqué cette grille de lecture à notre corpus de textes et n'avons trouvé aucune entreprise qui définisse clairement son ennemi, ni qui fasse allusion à un modèle à suivre. En revanche, la plupart annoncent un ou plusieurs buts à atteindre et certaines un tournant à négocier pour s'adapter à une nouvelle activité du groupe. Quelques entreprises pourraient d'ailleurs relever de deux catégories, puisque, tout en taisant le nom de leur ennemi, elles expriment leur désir de dominer leur secteur d'activité (« the leading systems company » pour BAE Systems, « the best financial services company » pour Lloyds TSB). Marks & Spencer déclare clairement son ambition de devenir la référence dans son secteur « Our vision : to be the standard against which all others are measured. » Nous avons, par ailleurs, été frappée par la grande uniformité du contenu des déclarations annoncées comme « vision », et assez surprise de constater que ces déclarations pourraient très bien être celles d'autres entreprises du même secteur, lorsque celui -ci est indiqué explicitement, ou d'un tout autre secteur d'activité. Par exemple, en lisant « creating value for customers to earn their lifetime loyalty », on se dit que cette déclaration pourrait être attribuée à n'importe quelle entreprise : qui, en effet, n'a pas envie de fidéliser sa clientèle en la satisfaisant ? Il s'agit en réalité de Tesco ici. On ne peut même pas attribuer l'universalité de cette déclaration à sa brièveté, car des déclarations plus longues peuvent s'avérer tout aussi générales : Our vision is to make Lloyds TSB the best financial services company, firstly in the United Kingdom, and then on a global scale. We will develop our relationship management skills in each of our businesses, so we better understand and meet our customers ' needs, and create more value for them than our competitors can. This includes providing highly competitive products and superior customer service. Il suffirait d'effacer le nom de Lloyds, la mention de son activité et de laisser un blanc à la place de United Kingdom pour permettre à n'importe quelle entreprise de réutiliser ce modèle. Une seule déclaration de vision se distingue de l'ensemble, ce qui n'est pas étonnant puisqu'elle met en avant la notion de diversité, c'est celle de Hewlett Packard, qui n'hésite pas à avoir recours à la métaphore pour inspirer ses troupes et se distinguer des autres entreprises : At HP, we believe diversity is a key driver of our success. Putting all our differences to work across the world is a continuous journey fuelled by personal leadership from everyone in our company. Our aspiration is that the behaviours and actions that support diversity and inclusion will come from the conviction of every HP employee – making diversity and inclusion a conscious part of how we run our business throughout the world. Diversity and inclusion are woven into the fabric of our company. They are an intrinsic part of our nature and key to fulfilling our vision for HP : to be « a winning e-company with a shining soul », to lead in our Internet age, to invent for the common good. Assurément, ce genre d'engagement reflète une culture d'entreprise bien particulière, et représente l'exception plutôt que la règle dans les textes passés en revue. La tendance actuelle des entreprises à multiplier les documents qu'elles mettent à la disposition du public pourrait traduire un désir de compenser les déclarations vagues des missions et visions par des informations plus ciblées et précises, sans doute dans l'espoir de se singulariser. C'est, du moins, l'hypothèse intermédiaire que nous avancerons. Pour Christopher Bart (1998), parmi toutes les rubriques que peut comprendre, au sens large, la déclaration de mission, il y a six points qui sont incontournables, parce que, selon l'étude qu'il a menée, il est possible de vérifier une nette corrélation entre leur présence dans le document officiel et les résultats des entreprises. Il résume ces six points comme suit : Based on my research, the following items are associated consistently with firm performance : - a statement of purpose or general, non financial goals - a statement of values (such as integrity, trust, and teamwork) - specification of behavioural standards - identification of the organisation's competitive strategy - a statement of vision : a big, bold, audacious, compelling, overarching, long-term goal - an expression of intent to satisfy the needs and expectations of multiple stakeholder groups, such as customers, employees, shareholders, suppliers, and the community. Vérification faite, toutes les entreprises cotées au FT 30 et au DJIA 30 répondent à ces exigences, que ce soit au sein d'un même document ou à travers différents écrits officiels, ce qui n'est guère étonnant dans la mesure où leur inclusion dans les indices est la reconnaissance d'une vitalité certaine et d'une bonne santé financière, signe de leur réussite. Si la forme n'est pas normée au point que l'on puisse retrouver exactement les mêmes rubriques à la même place, on garde quand même l'impression de « déjà lu » au fur et à mesure que l'on analyse les documents. L'on conçoit qu'il n'est pas aisé de faire preuve d'originalité si l'on considère que, par leur nature et leur fonctions, toutes les entreprises ont envie de réaliser des bénéfices, de motiver leurs employés, de répondre aux attentes de leurs clients et de leurs actionnaires, et il est naturel de voir apparaître dans les documents fournis ces préoccupations et les divers engagements envers les parties impliquées. Il convient alors de déterminer si des différences se font jour d'un secteur à un autre, afin d'évaluer l'impact éventuel du contexte propre à telle ou telle branche d'activités. D'un indice à l'autre, et à l'intérieur de chaque indice, il a été aisé de regrouper les différentes entreprises par secteurs d'activité, dans l'espoir de pouvoir tirer de ces comparaisons des conclusions dignes d'intérêt. Nous limiterons notre compte rendu à l'exemple du secteur pharmaceutique, représenté par Johnson & Johnson, Merck, Pfizer et GlaxoSmith Kline. Parmi les quatre représentants du secteur pharmaceutique, Johnson & Johnson fait figure de référence en matière de mission statement. En effet, dès 1935, le général Robert Wood Johnson, fondateur de ce qui était à l'époque une petite entreprise familiale, créée à partir de ses capitaux personnels, s'adressait aux industriels dans un pamphlet intitulé « Try Reality » pour les presser d'adopter une nouvelle philosophie, qu'il définissait comme la responsabilité de toute entreprise envers ses clients, employés, la communauté et ses actionnaires. Huit ans plus tard, en 1943, il rédigeait et publiait le fameux Credo de Johnson & Johnson (J&J), document d'une page qui a peu changé aujourd'hui, si ce n'est qu'il s'est enrichi de considérations sur l'environnement et qu'il prend en compte non seulement les employés, mais leurs familles. L'originalité, à l'époque, résidait dans le choix de faire passer les clients, mentionnés dans le premier paragraphe, avant les actionnaires, cités seulement dans le dernier paragraphe. L'analyse des documents fournis par les autres entreprises du secteur montre assez nettement qu'ils ont été établis en fonction du Credo de J&J. On note, dans la liste des valeurs annoncées par Pfizer, comme dans la présentation de son activité par Merck, le souci de mentionner la date de naissance de l'entreprise (1849 pour Pfizer et 1891 pour Merck), sans doute pour insister sur leur longévité. Si Glaxo ne fait pas état de sa date de naissance dans le même type de document, l'entreprise consacre une rubrique entière à « our heritage ». On remarque également que Merck indique en première ligne la priorité donnée aux patients, comme le fait J&J; Pfizer réagit de la même façon dans sa déclaration de mission, mais, à la différence de J&J, Merck et Pfizer ne placent pas les actionnaires en toute dernière position : We will become the world's most valued company to patients, customers, colleagues, investors, business partners, and the communities where we work and live. (Pfizer) Merck emprunte une tournure qui constitue un leitmotiv pour J&J « We are responsible to… » et associe également à son engagement envers les employés un engagement envers leurs familles; à deux reprises, on peut lire « Merck / our employees and their families ». On est, en outre, frappé par le parallèle entre la mission annoncée par Glaxo, le but exprimé par Pfizer, et le troisième point des valeurs annoncées par Merck : GSK's mission is to improve the quality of human life by enabling people to do more, feel better and live longer. (Glaxo) We dedicate ourselves to humanity's quest for longer, healthier, happier lives through innovation in pharmaceutical, consumer, and animal health product. (Pfizer) We […] commit our research to improving human and animal health and the quality of life. (Merck) Toutefois, mis à part les termes patient, doctor ou nurse, propres au secteur d'activité, aucun des points mentionnés par ces entreprises n'est vraiment révélateur du secteur pharmaceutique en particulier. Les valeurs mises en avant se retrouvent point pour point dans les autres secteurs d'activités étudiés. Par exemple, on retrouve la préoccupation pour les employés et leur famille chez Boeing, qui se soucie d'ailleurs de leur santé « We will promote the health and well-being of Boeing People and their families ». À vrai dire, même les entreprises impliquées dans l'industrie du tabac ou de l'alcool ou encore dans les secteurs d'activité potentiellement polluants ou entraînant des nuisances (gaz, pétrole, aviation, etc.) font état de considérations pour la santé et le bien-être de leurs consommateurs ou des communautés qu'elles côtoient. Ainsi, British Petroleum consacre une rubrique à Health and Safety, et British American Tobacco écrit dans l'exposé de ses principes : The principle of Responsible Product Stewardship is the basis on which we meet consumer demand for a legal product that is a cause of serious diseases. Therefore, our products and brands should be developed, manufactured and marketed in a responsible manner. We aspire to develop tobacco products with critical mass appeal that will, over time, be recognized by scientific and regulatory authorities as posing substantially reduced risks to health. - We believe in the provision of accurate, clear health messages about the risks of tobacco consumption - […] - We believe that under-age people should not consume tobacco products … Il est clair que le contexte du secteur d'activité n'a qu'un impact très relatif, non déterminant, sur le contenu des textes annonçant la mission, la vision, les valeurs des entreprises. Il importe donc d'envisager un contexte plus large, celui de la société et de la mondialisation, pour expliquer cette uniformisation du message. L'importance de ce contexte a déjà été évoquée dans les commentaires sur la fréquence lexicale. L'examen du contenu des divers documents, les nombreux échos d'un document à un autre au niveau des valeurs annoncées, quel que soit le secteur d'activité, l'insistance sur les responsabilités envers l'environnement humain et naturel, nous confortent dans l'idée que mention est faite de ces éléments sous l'influence consciente ou non des valeurs de la société. Dès 1987, Sir Adrian Cadbury se montrait sensible à ce point et sentait l'évolution à prendre en compte : The possibility that ethical and commercial considerations will conflict has always faced those who run companies. It is not a new problem. The difference now is that a more widespread and critical interest is being taken in our decisions and in the ethical judgements which lie behind them. Souvenons -nous de ce qu'écrit Victor Hugo dans l'Histoire d'un crime (1852) : « On résiste à l'invasion des armées, on ne résiste pas à l'invasion des idées ». Bien évidemment, le but ultime est de répondre aux attentes des consommateurs et des investisseurs afin que l'entreprise continue à engranger des bénéfices. Avec l'internationalisation des échanges, l'ouverture de l'actionnariat à une multitude de groupes, les délocalisations de plus en plus nombreuses, c'est à l'échelle planétaire que les pressions se font sentir. Et la planète est également un héritage que nous nous devons de respecter, protéger et transmettre dans les meilleures conditions possibles aux générations futures. Il ne faut pas oublier que la notion de « développement durable » a fait son chemin depuis son introduction dans le Rapport rédigé par la Commission dirigée par Gro Harlem Bruntland (1989). Souvenons -nous des quatre points importants qui sous-tendent la notion de développement durable. Tout d'abord, il importe de veiller à l'élimination de la pauvreté, laquelle passe par la conservation et la mise en valeur des ressources, qui constituent le deuxième point. Ensuite, il est précisé que le concept ne doit pas être restreint à la seule croissance économique, mais élargi au développement social et culturel. Enfin, le point le plus important porte sur l'unification de l'économie et de l'écologie dans la prise de décisions à tous les niveaux. On ne peut s'empêcher d'établir une relation entre ces considérations et la terminologie qui est apparue depuis : assurément Corporate Social Responsibility (CSR), corporate citizenship, best practices, découlent de cette nouvelle approche. Ce n'est pas un hasard si les entreprises font figurer dans leur comptabilité les sommes versées pour soutenir telle ou telle cause, pour lutter contre la pollution, pour venir en aide à telle communauté défavorisée. Ce n'est pas non plus un hasard si certains actionnaires refusent d'investir dans des entreprises qui ne respectent pas un ensemble de règles concernant le respect des êtres, des lieux, de certains principes moraux; ce n'est pas un hasard s'il existe désormais des fonds d'investissements éthiques, et même des indices éthiques, tels le FTSE4Good, dont sont exclues, comme il se doit, les entreprises impliquées dans des secteurs peu recommandables (tabac, alcool, armes, nucléaire). C'est alors qu'on peut envisager une autre explication à la multiplication des documents fournis par les entreprises quant à la philosophie qui est la leur et sa mise en pratique. Si, pour répondre aux exigences nouvelles, elles ont pris des mesures particulières, il leur faut se donner les moyens d'en rendre compte devant un public de plus en plus large. La simple déclaration de mission ou vision, auparavant plus vague et dépouillée, est trop limitée. En outre, l'impact des scandales financiers, qui ont fait la une de tous les journaux, a été tel que la notion de comptes à rendre a gagné du terrain. La nécessité d'une plus grande transparence, et donc d'une plus grande rigueur en matière de Corporate governance, se fait alors plus pressante. Ce n'est pas un hasard si les normes comptables ont été révisées, si les autorités sont intervenues pour éviter tout conflit d'intérêt dans les activités des cabinets d'audit et de consultants, des administrateurs des entreprises, des agences de notation, des analystes financiers. L'heure est venue d'une plus grande vigilance en toutes choses pour assainir la situation et rassurer le public (employés, actionnaires, partenaires, investisseurs, consommateurs) quant à la bonne conduite des affaires et la bonne santé des entreprises. Tolérance, ouverture, solidarité, respect de la loi, honnêteté, transparence sont désormais les mots-clés de la bonne conduite. « Doing well by doing good » (Shore : 2001), telle est la philosophie qui prévaut actuellement. Les entreprises font donc le bon choix, comptant sur un important retour sur investissement en matière de vertu. L'apparition du nouveau sigle ROV (Return On Values) montre d'ailleurs que ces retombées économiques sont désormais mesurables (Van Lee et al. 2005). Les entreprises savent combien un faux pas peut leur coûter cher : le poids croissant des groupes d'actionnaires, des mouvements de consommateurs, qui sont en mesure de faire et défaire la réputation d'une entreprise, exerce une pression non négligeable sur les dirigeants et sur leurs choix stratégiques. Ceci se manifeste dans les rubriques intitulées Corporate Social Responsibility ou Safety, Health and Environment, de plus en plus courantes au point qu'elles sont déjà respectivement remplacées par un sigle (CSR) ou un acronyme (SHE). Le recours croissant des groupes de mécontents aux actions en justice commence à trouver un écho dans les codes de bonne conduite ou codes d'éthique qui déclarent condamner toute tentative de corruption pour obtenir des marchés, et insistent sur le souci de travailler dans le plus grand respect de la loi. La vertu, plus qu'un choix, est devenue une nécessité, une garantie pour l'avenir de l'entreprise. Ceci n'a pas échappé au directeur financier de Pfizer, David Shedlarz (2005), pour qui le bon comportement doit être, plus qu'un souci de respecter la loi, un véritable état d'esprit : It is critically important to do right. It is not adequate to meet the letter of the law — the spirit and the intent are what have to be kept keenly in mind. En résumé, les entreprises doivent être irréprochables, justes et généreuses : bonnes citoyennes, y compris citoyennes du monde, bonnes voisines, bons employeurs, bons partenaires, excellents gestionnaires. La question qui s'impose alors est : comment ne pas en faire trop ou en dire trop ? Comment garantir que l'on est sincère ? Les déclarations d'intention, de mission, de philosophie des entreprises ne seront bénéfiques que si elles sont suivies d'effet, et elles ne seront suivies d'effet que si elles sont comprises, partagées, et acceptées par les différents publics visés. Il importe donc, pour assurer d'abord l'adhésion de l'ensemble des ouvriers, employés, cadres d'une entreprise, puis des actionnaires, de présenter une idée claire et convaincante, à laquelle chacun pourra s'identifier et souscrire. Si l'annonce de la vision et de la mission est imposée, elle ne sera pas acceptée. Si elle est faite rapidement pour satisfaire à une mode, et oubliée ensuite dans un tiroir, elle n'aura que l'effet éphémère d'une déclaration relevant des relations publiques et l'effet secondaire sera même négatif puisque le décalage entre l'intention et l'action sera souligné et la confiance perdue. Un bon test, selon les professionnels, est de pouvoir s'assurer que chaque employé peut énoncer clairement quelle est la mission de l'entreprise et comment, à son niveau, il y participe. Stephen Covey (2004 : 223-224) a identifié quatre conditions garantissant la réussite d'un message concernant la mission (et la vision) d'une entreprise : Empowering shared mission statements are usually always produced where there are 1) enough people who are 2) fully informed, 3) interacting freely and synergistically, 4) in an environment of high trust. In fact, most mission statements created under these conditions will contain the same basic ideas and values. Words may vary, but they usually all touch on the four dimensions and needs of life – physical, mental, emotional and spiritual. L'auteur précise ensuite à quoi correspondent ces quatre dimensions pour l'entreprise : le physique, qui fait référence au corps pour l'homme, se traduit, pour l'entreprise, en termes de survie, c'est-à-dire de santé financière. Le mental, qui fait référence au cerveau, correspond à la croissance et au développement (croissance économique, innovation, augmentation du nombre des clients, savoir-faire, compétences). Ce qui a trait à l'émotion relève du cœur, et, pour l'entreprise, on parlera des relations : celles tissées dans les équipes, entre les équipes, à travers les réseaux, les relations de confiance mutuelle, de respect pour l'autre et pour ses différences. Enfin, le spirituel annonce ce qui donne du sens à l'entreprise, son intégrité, sa contribution à son environnement, le fait de servir tous les groupes maintes fois énumérés : clients, fournisseurs, employés et leurs familles, communautés diverses, société. En fonction de ces quatre dimensions essentielles, qui sont de nature à rassembler les groupes autour d'un même projet, il n'est guère étonnant que les formulations soient si proches d'une entreprise à l'autre; la seule note personnelle est peut-être une façon particulière de motiver les acteurs, en fonction des synergies exploitables, d'un savoir-faire particulier, d'une niche précise. Si, comme nous l'avons souligné, la société en général a évolué, et les attentes de ses membres également, il est naturel que les entreprises aient réagi en procédant à des aménagements dans leurs documents. Toutefois, on peut difficilement concevoir un changement de cap trop fréquent, ni trop radical dans l'annonce de la mission et de la vision, au risque de devoir déplorer un manque de cohérence et un brouillage des repères que sont censés avoir les différents partenaires à l'intérieur et à l'extérieur de l'entreprise. C'est peut-être aussi la raison pour laquelle les mission / vision statements sont exprimés en termes assez généraux. Si l'on compare, par exemple, ce que Boeing déclarait se donner pour mission en 1950 « Become the dominant player in commercial aircraft and bring the world into the jet age » et la « vision 2016 » qui prévaut actuellement : « People working together as a global enterprise for aerospace leadership », on constate plutôt une évolution qu'une révolution. Certes, il importait de moderniser la formulation et d'insister sur la notion de coopération, de travail en équipe, de mondialisation, mais c'est dans le reste des documents, qui préciseront les valeurs, s'enrichiront de certains points sans pour autant contredire ce qui a fait le succès de l'entreprise, que l'information sera complétée et affinée. D'où la tendance actuelle à consacrer des documents différents aux rubriques nouvelles déjà évoquées. Un grand volet reste à explorer, mais cela devra faire l'objet d'une autre étude, à savoir une analyse affinée du discours pour déterminer comment ces documents qui visent à informer pour convaincre peuvent rester crédibles et ne pas se transformer en publicité ou propagande. Il serait, en effet, intéressant d'étudier ce qui différencie un slogan publicitaire d'une déclaration de vision ou une déclaration des valeurs et croyances d'une entreprise d'un prospectus publicitaire. Au terme de cette étude, il ressort que la notion de mission statement doit être comprise de manière assez large, pour englober les déclarations et engagements concernant les principes, les valeurs, les croyances et la stratégie des entreprises. Il apparaît que cet ensemble de textes, qui ont pour but commun d'informer un public, intéressé à divers titres par l'entreprise, sur ses intentions, ses choix stratégiques, les actions qu'elle mène, permet de conclure à l'existence d'un genre. Si la forme et la taille des textes ne sont pas normées, les choix lexicaux, précisés par l'examen du contexte textuel, et les thèmes récurrents, mettent en lumière une certaine uniformité, quel que soit le secteur d'activité pris en compte. Indéniablement, le choix du lexique et de la phraséologie constitue une première réponse aux attentes : ce choix se veut le reflet des idées en vogue et est influencé par le contexte général du moment, à savoir le contexte culturel, social, juridique et économique. Au-delà des simples manifestations lexicales, il convient de chercher une autre grille de lecture permettant d'interpréter l'introduction de tel ou tel terme comme le témoin d'un changement de position ou de philosophie. N'oublions pas que si certaines rubriques, au fil du temps, peuvent se compléter, se renouveler, se substituer à d'autres, c'est sans doute pour s'adapter à une situation nouvelle, à des attentes différentes. Il faudrait donc replacer les textes étudiés dans une perspective historique. Ce travail ne constituant que le premier volet d'un chantier de plus longue haleine, il devrait être comparé à une étude similaire menée sur des textes émanant des entreprises ayant composé ces mêmes indices à différentes époques. La comparaison permettrait de mesurer plus précisément l'évolution des choix lexicaux et discursifs et, au-delà, de retrouver les préoccupations majeures d'une autre époque. Il serait alors possible de vérifier l'impact que le contexte social, moral et économique a pu réellement avoir sur les choix stratégiques. De la même façon, une enquête sur les changements apportés par une même entreprise à ses corporate statements au fil du temps serait certainement riche d'enseignements. S'il s'avère difficile de retrouver des sources authentiques, il est alors possible de considérer la présente étude comme un point de départ pour une comparaison avec les textes qui seront produits à l'avenir par ces mêmes entreprises : l'intérêt de ce type de textes est précisément de pouvoir livrer, sur l'axe diachronique, des indications précieuses quant au cheminement des idées sur le moyen et long terme . | Le but de cette étude préliminaire des déclarations officielles des entreprises quant à leurs valeurs, principes, croyances ou mission principale est de prendre la mesure de l'influence des contextes sur ces textes à travers l'analyse des choix lexicaux et linguistiques. Les entreprises retenues entrent dans la composition de deux indices boursiers prestigieux: le Dow Jones Industrial Average (DJIA 30) et le FT 30 (Financial Times). Il s'agit d'abord de déterminer ce qu'il faut entendre par « mission statement » et d'examiner s'il y a lieu de parler d'un genre particulier. L'analyse du corpus part de données chiffrées d'ordre lexical, puis replace les éléments du lexique dans leur contexte textuel immédiat pour élargir ensuite l'horizon à d'autres contextes contexte d'activité, contexte économique, social et idéologique, contexte de la mondialisation. C'est en cherchant au-delà des textes les motivations profondes qui les ont inspirés que l'on parvient à les lire comme la réponse aux préoccupations des citoyens à une époque donnée, d'où la nécessité de considérer les axes diachronique et synchronique. | linguistique_09-0344044_tei_728.xml |
termith-655-linguistique | Les compétences dans les langues des voisins présentent un intérêt particulier non seulement d'un point de vue sociopolitique, par exemple pour les échanges transfrontaliers qu'elles permettent, mais aussi d'un point de vue éducatif, dans la mesure où elles pourraient constituer un vecteur motivationnel important, étant donné qu'elles sont souvent considérées comme plus accessibles en fonction de leur proximité géographique. Ainsi, dans une publication récente du Conseil de l'Europe, on lit l'avertissement suivant : « À la différence des langues secondes présentes dans l'environnement, la motivation à l'apprentissage des langues dites étrangères peut être moindre, dans la mesure où les apprenants ne sont pas en contact avec ces variétés, sinon de manière virtuelle ou limitée. » (2007, p. 56.) Parmi les raisons qui découragent les Européens d'apprendre les langues, le fait de ne pas avoir suffisamment d'occasions de parler la langue étudiée est mentionné par près d'une personne sur cinq (INRA, 2001). Point de départ d'une étude européenne, le présent article s'intéresse aux langues que les élèves souhaitent apprendre en plus de celles qu'ils étudient déjà et analyse certains facteurs qui permettent de mieux comprendre leurs préférences. La présence ou non d'une langue dans l'environnement des élèves (langues issues de l'immigration, autres langues nationales, langues géographiquement proches) retient principalement notre attention. Une méta-analyse de publications basées sur le modèle socio-éducationnel d'acquisition d'une seconde langue de Gardner (Masgoret et Gardner, 2003) met en évidence les relations entre différentes variables attitudinales, principalement la motivation à apprendre une seconde langue, et la réussite et les compétences en langues d'apprenants. Selon Masgoret et Gardner, la force de ces liens ne serait pas affectée de façon sensible par la présence de la langue dans l'environnement. D'autres travaux ont tenté de démontrer l'intérêt d'un modèle plus complexe – et surtout dynamique – de la motivation, axé sur les processus. Csizér et Dörnyei (2005) confirment l'importance du concept d'intégrativité mis en évidence dans les travaux de Gardner et de ses collaborateurs, mais au lieu de le définir comme la volonté de s'intégrer dans la culture correspondant à la seconde langue et de devenir semblable à ses locuteurs, ils l'élargissent de façon à le rendre utilisable dans des contextes variés, même si ceux -ci n'offrent pas ou peu de contacts directs avec la langue cible. Les auteurs passent ainsi du concept d'intégrativité au concept de « moi idéal en langue seconde » (celui que l'individu souhaite devenir), qui résume ou véhicule les effets d'autres variables de nature à influencer l'apprentissage des langues. Par ailleurs, selon certains sociolinguistes, les questions linguistiques sont chargées d'affectivité et l'image que l'on se fait d'une langue et de ceux qui la parlent retentit inévitablement sur son apprentissage. Siguan (1991), par exemple, considère le prestige social des langues en présence comme un facteur explicatif des apprentissages réalisés. Les langues à enseigner en Suisse, pays qui compte quatre langues nationales, sont l'objet de débats entre les partisans de l'anglais comme priorité absolue et les défenseurs de l'enseignement précoce des langues nationales. Ces dernières souffrent notamment de divers préjugés : par exemple, certains francophones perçoivent l'allemand ou le suisse alémanique comme une langue rude, trop gutturale et désagréable à entendre (de Pietro, 1994, 1995). De nombreux travaux recensés par Castellotti et Moore (2002) confirment que les images que se forgent les apprenants des locuteurs des langues qu'ils étudient et des pays dans lesquels elles sont parlées « recèlent un pouvoir valorisant ou, à contrario, inhibant vis-à-vis de l'apprentissage lui -même » (p. 10). Sur la base d'une enquête croisée auprès de lycéens de Suisse, de France et de Bulgarie, Cain et de Pietro (1997) soulignent que la meilleure connaissance ou la plus grande proximité n'entraine pas nécessairement des jugements plus positifs. Au niveau de l'enseignement secondaire, l'étude s'est déroulée dans neuf zones géographiques d'étendue limitée présentant chacune une relative homogénéité au niveau de l'environnement linguistique : dans chacun des cinq pays impliqués dans l'étude (Allemagne, Belgique, Grèce, Luxembourg et Pologne), deux zones contrastées par leurs caractéristiques socio-économiques, la présence de populations immigrées et la proximité de régions où une langue différente est parlée ont été sélectionnées. Cette approche ne vise pas à fournir des données représentatives des pays impliqués, mais elle permet de décrire l'environnement concret dans lequel évoluent les élèves et les ressources qui y sont à leur disposition. Cette façon de procéder permet ainsi de rechercher des régularités au travers d'une dizaine de situations sociolinguistiques spécifiques. Des élèves de 9 e grade (9 e année d'enseignement en débutant le comptage par la première année de l'enseignement primaire, dernière année du collège en France) ont été invités à remplir un questionnaire. Les sujets (environ 300 dans chacune des zones) ont été sélectionnés au moyen d'un tirage au sort en deux étapes (des écoles ont été tirées au sort, puis des classes entières au sein de celles -ci). Ce questionnaire est largement basé sur les concepts définis par Csizér et Dörnyei (2005), à savoir l'affectivité générale envers la langue, les opportunités de contacts avec la langue et les pressions de l'entourage, les compétences désirées dans la langue, l'instrumentalité, l'intégrativité, et enfin l'image des pays regroupant l'intérêt culturel, la vitalité et l'image des locuteurs. Les élèves ont été invités à exprimer leur degré d'accord avec une série de propositions sur une échelle à 4 niveaux. Des indices synthétiques ont été calculés qui représentent la moyenne des scores obtenus aux différents items relatifs à un même concept. Une valeur de 2,5 correspond à un avis moyen également éloigné de l'avis le plus positif (4,0) et de l'avis le plus négatif (1,0). La cohérence interne des indices a été vérifiée (α de Cronbach). Le tableau 1 décrit les caractéristiques linguistiques des zones choisies. Six des neuf zones étudiées font partie de pays traditionnellement monolingues (Allemagne, Grèce et Pologne) et les trois autres zones appartiennent à des pays trilingues (Belgique et Luxembourg). Force est toutefois de constater une différence notable entre les deux zones belges – situées en Communauté française – et la zone luxembourgeoise. En effet, si la Belgique a trois langues officielles, la plupart de ses habitants ne maitrisent pas ces trois langues et n'en parlent souvent même pas deux. À l'opposé, le plurilinguisme des Luxembourgeois est parfois décrit comme leur véritable langue nationale (Berg et Weis, 2005) : dans ce pays, l'usage de plusieurs langues est constitutif de l'identité de la population. Trois zones sont situées à l'intérieur du territoire national, à plus de 100 kilomètres de régions d'une autre langue : la zone de Giessen/Limburg-Weilburg (Allemagne), celle de Voiotia (Grèce) et celle de Grunwald (Pologne). Les autres zones se situent à proximité de frontières nationales et linguistiques : l'allemand pour Słubice et le polonais pour Berlin, le turc pour Chios, l'allemand et le néerlandais pour les zones belges et enfin l'allemand et le français pour le Luxembourg. Le tableau 1 met également en évidence la présence de langues régionales endogènes et/ou de langues de la migration dans la plupart des zones : le turc est présent dans des familles des deux zones allemandes, auquel s'ajoute le russe à Berlin; le wallon, langue régionale romane, est présent dans les deux zones belges; il s'accompagne de l'allemand et d'une langue régionale germanique – le Plattdeutsch – dans les Communes malmédiennes, et de langues de l'immigration (italien et turc principalement) à Herstal; en Grèce on relève la présence de l'albanais, accompagné de l'anglais à Voiotia; enfin, le Luxembourg, déjà plurilingue, compte en son sein une proportion importante de familles lusophones et italophones. Seules les zones polonaises se caractérisent par une nette homogénéité linguistique. Les élèves ont été invités à préciser quelles langues ils souhaiteraient apprendre en plus de celles qu'ils apprennent déjà (tableau 2). Les cellules correspondant à des langues enseignées à au moins un cinquième des élèves sont grisées. En effet, comme les élèves qui étudiaient déjà une langue particulière ne pouvaient la mentionner parmi les langues qu'ils souhaitaient apprendre, les pourcentages ne donnent qu'une indication partielle : l'intérêt pour la langue des élèves qui l'ont déjà choisie ou qui sont tenus de l'apprendre n'est pas mesuré. Cette restriction concerne l'anglais (toutes les zones), ainsi que l'allemand (7 zones), le français (6 zones), le néerlandais (2 zones) et l'espagnol (1 zone). Le lecteur gardera cette restriction en mémoire lorsqu'il lira les commentaires ci-dessous. Parmi les langues qui ne sont pas ou ne sont que très rarement enseignées, l'espagnol et l'italien sont les langues modernes les plus souvent citées dans 8 des 9 zones (respectivement par 22 à 44 % et par 16 à 41 % des élèves), seulement détrônées par le français (45 %) et l'anglais (42 %) en Słubice et le français (38 %) à Grunwald. Aucune des zones étudiées n'étant proche de régions ou de pays où ces langues sont parlées, l'intérêt ne semble pas lié à une proximité géographique. En revanche, dans certaines des zones étudiées, l'italien et/ou l'espagnol sont des langues de l'immigration fortement présentes dans l'environnement des élèves tandis que dans d'autres, il s'agit de langues étrangères avec lesquelles les élèves n'ont à priori aucun contact direct. Si on distingue parmi les zones celles où ces langues sont présentes dans les familles (voir le tableau 1), le pourcentage d'élèves intéressés semble y être légèrement plus élevé : c'est en effet à Herstal et au Luxembourg que les élèves sont les plus nombreux à citer l'italien (langue présente dans respectivement 13 et 6 % des familles) et l'espagnol (langue présente dans les familles herstaliennes uniquement). Il ne s'agit là que d'une tendance légère et l'attrait de ces deux langues s'explique sans doute par d'autres hypothèses comme notamment le fait que l'Espagne et l'Italie sont des lieux privilégiés de vacances pour nombre de familles européennes. Les langues de l'immigration sont généralement mentionnées dans les zones où elles font potentiellement partie de l'environnement des élèves (c'est-à-dire dans les zones où elles sont parlées dans les familles d'au moins 3 % des élèves), mais on observe de très nombreuses exceptions : l'albanais est parlé dans 8 à 9 % des familles des deux zones grecques, mais cette langue n'est citée qu' à Voiotia, plus proche de l'Albanie que Chios; l'arabe est cité à Herstal et au Luxembourg alors que les arabophones semblent peu présents dans les familles luxembourgeoises; par ailleurs, cette langue n'est pas mentionnée à Berlin malgré la présence de 4 % de familles parlant cette langue à la maison; le portugais, parlé dans 17 % des familles luxembourgeoises, est largement cité par les élèves de cette zone (15 %), mais cette langue est aussi mentionnée, dans une proportion nettement plus faible (de 4 à 6 % selon les zones), en Allemagne et en Belgique; le russe est présent dans 3 à 7 % des familles des deux zones allemandes et de la zone grecque de Chios; il est cité dans toutes les zones analysées à l'exception des deux zones grecques; le turc est cité dans toutes les zones où il est parlé dans certaines familles (les deux zones allemandes, Herstal et Chios), ainsi qu' à Voiotia (où jouent sans doute des raisons historiques communes aux deux zones grecques), mais dans aucune autre zone. Les quelques résultats détaillés ci-dessus montrent toute la complexité du statut des langues de l'immigration comme vecteur motivationnel du choix d'apprendre une langue plutôt qu'une autre. Qu'en est-il des langues des voisins ? Seules deux langues géographiquement proches d'une zone ne font pas partie de l'offre scolaire des établissements de la zone. On pourrait donc s'attendre à ce qu'elles soient souvent mentionnées par les élèves de ces zones. Les résultats obtenus montrent que c'est loin d' être le cas : seuls 2 % des élèves de Berlin, zone frontalière à la Pologne, mentionnent le polonais et seuls 4 % des élèves de Chios, zone proche de la Turquie, mentionnent le turc. Dans ces deux pays, la proportion d'élèves citant ces langues voisines n'est en réalité pas plus élevée dans la zone proche que dans la zone géographiquement plus éloignée (le polonais est cité par 2 % des élèves de l'autre zone allemande et le turc est cité par 5 % des élèves de l'autre zone grecque). Par ailleurs, loin des proximités géographiques préalablement analysées et malgré son absence dans l'environnement des élèves, le chinois apparait dans toutes les zones avec une fréquence non négligeable quoique peu élevée (de 3 à 8 %). Les situations du japonais et du russe sont similaires (respectivement 4 à 8 % et 2 à 18 %), sauf en Grèce où ces langues ne sont pas mentionnées par les élèves. Enfin, deux autres types de résultats méritent encore d' être pointés : tout d'abord, les scores particulièrement élevés du russe dans les deux zones polonaises (17 et 18 %), qui s'expliquent probablement par des raisons historiques et, à contrario, les faibles scores d'une langue régionale endogène, le wallon, qui n'est mentionnée que par 1 à 3 % des élèves dans les deux zones belges alors que cette langue est pourtant présente dans 6 à 10 % des familles. En synthèse, si la présence dans l'environnement familial d'une partie des élèves ou dans des régions géographiquement proches peut contribuer à renforcer l'attrait d'une langue, c'est apparemment d'une façon très limitée. D'autres facteurs interviennent que le paragraphe suivant va tenter d'esquisser. L'analyse des langues souhaitées pourrait être complétée par l'analyse des représentations des élèves concernant ces langues, mais la dispersion des choix entre une large variété de langues, ainsi que la présence fréquente des langues des voisins parmi les langues déjà étudiées aboutissent à des effectifs trop faibles. En revanche, les données disponibles permettent l'analyse des attitudes des élèves à l'égard de langues qu'ils apprennent déjà. Dans trois cas, les informations recueillies sont de nature à jeter un éclairage sur la problématique qui nous intéresse : le néerlandais à Herstal et l'allemand dans les Communes malmédiennes, deux zones belges pour lesquelles ces deux langues sont à la fois langues nationales (à côté du français, langue d'enseignement) et langues des voisins, ainsi que l'allemand dans la zone polonaise de Słubice, frontalière à l'Allemagne. Si la majorité des élèves reconnaissent l'utilité de ces langues, les pourcentages d'avis positifs sont néanmoins plus faibles que dans le cas de l'anglais : 81 % pour l'allemand contre 94 % pour l'anglais dans les Communes malmédiennes, 75 % pour le néerlandais contre 91 % pour l'anglais à Herstal, et 81 % pour l'allemand contre 91 % pour l'anglais à Słubice. Les élèves qui étudient ces langues ont été interrogés sur leurs représentations. Le tableau 3 présente les indices moyens calculés sur la base de leurs réponses et l'anglais y figure en tant que point de comparaison. Dans les 3 zones, l'anglais présente des scores plus élevés que la langue du voisin pour tous les indices. C'est à propos de la première variable que les valeurs des indices correspondant aux langues voisines sont les plus basses et que l'écart avec l'anglais est, de loin, le plus important (les ampleurs de l'effet vont de 1,12 à 1,33). Cet indice intègre les réponses aux 3 items suivants : « Cette langue me plait, tout simplement », « Cette langue est agréable à entendre » et « J'aime bien les pays où on parle cette langue ». C'est clairement l'affectivité des élèves qui est en jeu dans ces réponses, et sans doute peut-on y voir l'expression de stéréotypes communs tels ceux que dénonçait de Pietro (1994, 1995) à propos de l'allemand en Suisse. Force est de constater que les attitudes des élèves varient fortement selon les langues qu'ils apprennent, et singulièrement ici entre l'anglais d'une part et l'allemand ou le néerlandais d'autre part (selon la zone étudiée). Alors que la possibilité de contacts et la perception du sens des apprentissages devraient être des atouts des langues présentes dans l'environnement, ces avantages ne suffisent pas à renverser la tendance en faveur de l'anglais dans les trois zones analysées ici, comme si les cours suivis ne réussissaient pas à contrecarrer des représentations sans doute bien présentes dans l'environnement des élèves. Notre étude confirme -t-elle les représentations courantes concernant le statut particulier des langues présentes dans le contexte social ? Les réponses des jeunes interrogés incitent à nuancer la vision des langues officielles de leur pays et des langues du voisin comme naturellement jugées dignes d'intérêt. Ainsi, en Communauté française de Belgique, les jeunes reconnaissent une certaine utilité à l'apprentissage du néerlandais et de l'allemand (qui constituent, avec le français, les trois langues nationales, et donc, également, des langues parlées par les habitants de régions toutes proches), mais leur image de ces langues et des « pays » où elles sont parlées n'est pas très positive. À Słubice, zone polonaise frontalière à l'Allemagne, les attitudes envers l'allemand sont relativement mitigées. À Chios, peu d'élèves souhaitent apprendre le turc alors que cette ile grecque n'est située qu' à quelques miles nautiques de la Turquie. Les langues de proximité et les langues nationales dans un pays multilingue ne suscitent donc pas automatiquement l'intérêt. Les régions frontalières sont des terres de passage entre différentes communautés linguistiques et nationales, certes, mais souvent, elles ont aussi été des lignes de démarcation au-delà desquelles les gens ne se regardaient pas, des lignes séparant des populations qui ont souvent souffert l'une de l'autre. Le passé, des rivalités encore actuelles, des préjugés peuvent être bien présents. Il s'agit d'expériences qui peuvent contribuer à une image de l'autre assez peu positive. La proximité géographique peut s'accompagner d'une histoire de relations difficiles et, dès lors, une langue voisine n'est pas forcément appréciée. Les langues de l'immigration semblent effectivement susciter un certain intérêt, mais celui -ci reste limité. Sans doute ces langues souffrent-elles fréquemment de préjugés, notamment liés à une relative précarité socio-économique de leurs locuteurs. Afin que la proximité de locuteurs natifs d'une langue constitue potentiellement un atout plutôt qu'un obstacle, il importe de tirer parti des occasions de contact qui s'offrent, d'aider les élèves à surmonter leurs préjugés et de créer des attitudes positives à l'égard des langues parlées dans leur environnement . | Sur la base d’une étude européenne, le présent article s’intéresse aux langues que les élèves souhaitent apprendre en plus de celles qu’ils étudient déjà, ainsi qu’à leurs attitudes face aux langues des pays voisins. Les réponses des jeunes interrogés montrent que, si la présence de certaines langues dans la zone (au travers de l’immigration) ou dans des régions géographiquement proches peut contribuer à renforcer la motivation à les apprendre, c’est apparemment d’une façon très limitée. Par ailleurs, si la majorité des élèves reconnaissent l’utilité de connaitre les langues de leur pays et de pays proches, les pourcentages d’avis positifs sont néanmoins plus faibles et les attitudes nettement plus mitigées que dans le cas de l’anglais. Finalement, les résultats obtenus conduisent à nuancer la vision selon laquelle les langues les plus proches de l’environnement de vie des élèves (langues nationales, langues de l’immigration ou langues des pays voisins) seraient d’office celles qu’ils jugeraient les plus dignes d’intérêt. | linguistique_11-0432682_tei_724.xml |
termith-656-linguistique | La présente contribution, à orientation strictement sémantique s'ordonne en deux parties : (1) la première vise à mettre en évidence les soubassements sémasiologiques et onamasiologiques nécessaires pour comprendre le mode d'émergence des signes (restreints ici aux locutions conjonctives majeures) permettant l'expression du rapport concessif simple en français; (2) la seconde vise à identifier précisément les relations entre expression de la concession extensionnelle et expression de la concession simple. La genèse des locutions concessives du français reflète assez largement l'ensemble des caractéristiques observables dans ce domaine sémantico-logique. Le point essentiel initial à ne jamais perdre de vue est le suivant : globalement, le français, à l'instar des autres langues romanes du reste, n'a pas hérité des morphèmes latins pertinents dans ce domaine d'expression. Cela vaut pour les prépositions, les adverbes et les morphèmes subordonnants. Deux questions méritent alors d' être posées : 1/ pourquoi la relation concessive connaît-elle ce délitement morphologique, à la différence de la relation temporelle, causale ou hypothétique – dont les manifestations sémiologiques s'organisent largement autour de morphèmes tels que quand (héritier de quando et doté, d'ailleurs, de la double signification temporelle et causale) ou se (héritier de si et orienté prioritairement vers le sens hypothétique), même si elles s'enrichissent de locutions conjonctives, notamment dans les premiers siècles de l'histoire de la langue ? 2/ quelles solutions la langue a -t-elle apportées à ce « déficit » d'expression spécifique ? La première question nous situe à la rencontre du sémasiologique et de l'onomasiologique : elle invite à réfléchir sur la « fragilité » d'une sémiologie en relation avec la complexité du rapport à exprimer – complexité plus grande que celle qu'on observe dans l'expression des relations temporelle, causale ou hypothétique. Elle intéresse une linguistique diachronique apte à conceptualiser le phénomène de disparition, en évitant tout court-circuitage linguistico-cognitif, qui consisterait à (sup)poser – on le fit – que l'extinction d'une morphologie est signe d'une réduction de la puissance intellectuelle des locuteurs. La seconde, relevant, elle, d'une linguistique diachronique de l'émergence, de la sélection et de la stabilisation, appelle trois réponses possibles : 1/ la première réponse consisterait à dire que la langue, en un temps, n'a purement et simplement pas exprimé le rapport concessif; elle est empiriquement irrecevable, au seul vu des données philologiques du plus ancien français; 2/ la seconde privilégie ce qu'on pourrait appeler l' « atticisme » morphologique, ce qui revient à considérer que la langue, en vertu du principe de suffisance expressive, dit la relation concessive en usant d'un (ou de plusieurs) morphèmes non directement dédié(s) à cet usage sémantique : cette solution correspond assez largement à ce qui se passe dans le domaine prépositionnel, où la lenteur de la grammaticalisation de malgré et l'incapacité de morphèmes tels que nonobstant ou en despit de à sortir de leurs positions marginales, a pendant longtemps fait de por la préposition de loin la plus fréquente dans les constructions concessives prépositionnelles, ce qui ne signifie évidemment pas que son sens en langue soit concessif; 3/ la troisième est celle de « l'abondance » sémiologique : la langue, libre de tout héritage prédéterminé pour un champ de signification donné, produit une « débauche » de morphèmes, quitte à en abandonner un grand nombre quand viendra la phase de sélection puis celle de stabilisation morphologique. C'est ce qui s'est produit pour les tours concessifs adverbiaux et les morphèmes concessifs subordonnants. L'examen de la genèse des locutions concessives passe par un examen du mécanisme sémantico-logique sous-jacent à l'expression du rapport concessif –et dont on peut considérer qu'il constitue un universel psychique, en recherche des moyens d'expression mis en œuvre par telle ou telle langue pour le traduire. Nous reprendrons ici, en les modifiant quelque peu les analyses de Soutet (1990), elles -mêmes largement inspirées des analyses de Martin (1983). On partira commodément d'une des premières définitions de la relation concessive que l'on trouve chez le grammairien suisse C. Ayer en 1882 : La proposition concessive, qui tient de très près à la proposition conditionnelle, exprime une circonstance qui, tout en mettant obstacle à une action, ne l'empêche pas d'avoir lieu. Cette définition réunit deux idées complémentaires : d'une part, celle d'un lien logique attendu entre une cause et une conséquence, d'autre part celle de son échec. Ce que P. Gubérina traduit très finement en écrivant ceci : Dans les concessives, la cause existe et elle a la capacité de produire un effet émanant de sa valeur. Elle l'a même produit plus d'une fois. Mais dans le cas donné, cette cause n'a pas produit sa conséquence logique; elle a été empêchée par d'autres faits matériels ou psychiques […] Dans les concessives, le rapport est d'une cause brisée à une conséquence inattendue. Si on essaie de recourir à un métalangage plus formalisé, on est alors invité à considérer que la concession noue en elle trois rapports logiques, celui de la conjonction (^), celui de l'implication (=>) et celui de la négation (˜). On partira de Elle associe (^) deux propositions, Pierre travaille beaucoup (p) et Pierre est malade (q) en niant (˜) que se vérifie, au moins à propos de la situation donnée (celle que constitue le cas de Pierre), l'implication (=>) ordinairement reconnue entre le fait d' être malade (Q) et le fait de ne pas travailler beaucoup (P). Soit (p ^ q) et P(Q => P), P et Q renvoyant, chacun pour ce qui le concerne, à la classe prédicative de laquelle relèvent, respectivement, p et q – la variable d'ajustement étant l'actant sujet. Dans la structure étudiée, p relève du plan du posé (celui de l'information ou, du moins, de ce qui est réputé tel), tandis que q relève du présupposé (celui des données connues, ou réputées telles, au moment où commence l'énonciation). Il est exclu que, pour des raisons de place, nous argumentions ce point de vue en détail. On se bornera à invoquer le test de l'extraposition emphatique, pour justifier d'inscrire les subordonnées concessives dans le présupposé. De fait, * c'est bien que…que…, * c'est quoique…que…, * c'est encore que…que…, etc sont syntaxiquement inacceptables. Le point délicat concerne en fait (Q => P), que nie la relation concessive. On retiendra ici la solution proposée par R. Martin, consistant à l'inscrire non dans le présupposé mais dans l'anti-univers de croyance du locuteur (au moment de l'énonciation). En voici la définition, corrélée à celle d'univers de croyance : On appellera univers de croyance ou univers l'ensemble indéfini des propositions que le locuteur au moment où il s'exprime tient pour vraies ou qu'il veut accréditer comme telles. Cet ensemble est indéfini en ce sens que les propositions qui le constituent ne sont pas, et de loin, toutes explicitées […] On appellera anti-univers l'ensemble des propositions qui, quoique fausses en t o, auraient pu être vraies ou que l'on imagine comme telles, ce qui veut dire qu'il existe des mondes contrefactuels où elles sont vraies. Cette typologie vise à décrire les structures sémantico-logiques spécifiques des concessives dites simples, des concessives extensionnelles et des concessives restrictives –et d'elles seules, même si les opérateurs logiques introduits plus haut et les notions d'univers de croyance et d'anti-univers permettent de décrire également les deux autres types de concessives, à savoir les hypothétiques (canoniquement, en même si) et les négatives (canoniquement en sans que). Nous ayant servi de point de départ méthodologique, elles sont représentées, dans le cadre de la syntaxe du français moderne, par les constructions concessives à subordonnées conjonctives en bien que ou quoique ,du type de l'exemple (1). Soit : U : posé : p, (p ^ q); présupposé : q U : (Q => P) [P et Qrenvoyant, chacun pour ce qui le concerne, à la classe prédicative de laquelle relève, respectivement, p et q, la variable d'ajustement étant l'actant sujet] Elles sont représentées, dans le cadre de la syntaxe du français moderne, par des constructions associant un antécédent indéfini et une proposition relative, du type de Par rapport au type examiné en 1.2.3.1., la différence concerne q ,qui appartient ici à un ensemble de propositions (Q),dont on pouvait penser qu'au moins l'une (q ') d'elles permettraient de vérifier la relation q ' => p Soit : U : posé : p, (p ^ q); présupposé : q (∊ Q) U : q ' (∊ Q); q ' => p Elles sont représentées, elles aussi, dans le cadre de la syntaxe du français moderne, par des constructions associant un antécédent indéfini et une proposition relative, du type de La différence avec les constructions non scalaires tient au fait que l'ensemble Q est ici un ensemble ordonné de propositions constituant une échelle. Du coup, on ne se borne plus à renvoyer à une proposition qui aurait permis de vérifier la relation q ' => p , mais à la proposition la plus favorable, qu'on nommera q maxi. D'où la représentation U : posé : p, (p ^ q); q (∊ Q )U : q maxi (∊ Q); q maxi=> p Elles sont représentées, dans le cadre de la syntaxe du français moderne, par des constructions subordonnées en encore que, du type L'originalité de ce type tient au fait qu'il invite à considérer que, à la différence de ce qui se passe en 1.2.3.1 et 1.2.3.2., l'énonciation se divise en deux moments (t o et t o+k) de telle manière que - en t o, p - en t o+k, q et la remise en cause possible (ou partielle) de p, ce qui revient à suggérer la possibilité de (Q => P) Insistons bien sur ce point : t o et t o+k appartiennent à U et si ce type de tournure concessive est dite restrictive, c'est parce qu' à défaut d'asserter p en t o+k (après avoir asserté p en t o), on en suggère la possibilité (plus ou moins forte) par le fait même d'énoncer q, ce qui revient à reconnaître que, dans le cas d'espèce, la règle générale (Q => P) peut s'appliquer. L'histoire de quoi que est d'abord celle d'un groupe associant un antécédent indéfini, quoi, et une relative ouverte par le pronom que, et cela suivant une combi-naison syntaxique extraordinairement productive pendant toute l'histoire du français et donc attestée dès l'ancien français - l'antécédent indéfini pouvant être - un adjectif indéfini : quel - un déterminant indéfini avec, de nouveau, quel, mais cette fois concurrencé par quelque comme le montre, au XIII e siècle, un texte comme la Queste del Saint Graal : - un pronom indéfini, issu, notamment, de la série héréditaire qui, cui, que, quoi - un adverbe indéfini tel que ou, combien ou coment Dans le cas particulier qui nous occupe, il faut noter que l'ancien français connaît une concurrence entre la séquence que + proposition relative et quoi + proposition relative, qui conduit P. Ménard à affirmer que « groupes en que et quoi que sont interchangeables dans les manuscrits ». On peut l'illustrer par les deux exemples suivants, qui relèvent de deux textes du XII e siècle : Il faut s'empresser toutefois de noter que, si la séquence que que, majoritaire des origines au tournant des XIII e /XIV e siècles, devient très rare ensuite, à l'inverse, la séquence quoi que se développe largement à partir du moyen français. Les deux séquences que + [proposition relative] et quoi + [proposition relative] vont déboucher sur des locutions conjonctives. La locution que que, usuellement suivie de l'indicatif, est prioritairement de sens temporel (« alors que », « tandis que »), comme dans même si le sens concessif s'observe dans quelques exemples, tantôt avec un verbe à l'indicatif, comme dans tantôt avec un verbe au subjonctif, comme dans La locution quoi que – attestée au XIII e siècle si on tient compte d'un emploi comme où, suivie de l'indicatif, elle possède un sens temporel - connaît ses emplois concessifs à partir du moyen français. Constamment attestée, elle n'en demeure pas moins de fréquence modeste, au moins jusqu'au XVI e siècle, période pendant laquelle elle est fortement concurrencée par ja soit que et combien que. L'évolution conduisant de la construction relative à la construction conjonctive semble relativement aisée à décrire. Au départ, la construction relative s'observe dans des suites telles que le syntagme verbal de la relative associe un noyau verbal et un attribut (comme en (13)) ou un objet direct comme dans Ces constructions restent très bien attestées, tout comme, du reste, celle qui fait apparaître dans la relative un verbe porteur d'un complément d'objet interne, notamment de prix. Ainsi dans Ce type d'emploi est très fréquent d'abord avec le groupe que que, puis avec le groupe quoi que. Il présente la caractéristique de faire porter l'indéfinition non plus sur un élément qui soit externe (attribut ou objet direct) au verbe mais sur un élément qui lui est interne, tout en en restant distinct – ce qui préserve l'idée d'indéfinition, comme le montre bien la paraphrase (lourde, nous l'admettons, mais acceptable) de (19) en Qu'on prenne maintenant un verbe intransitif, inaccessible à toute complémentation, fût-elle du type de celle d'un objet interne, alors l'indéfinition n'a plus d'autre point d'application que ce verbe lui -même. Ainsi Bien entendu, dès lors que ce processus a abouti, la langue se trouve enrichie de ce que nous nommons une conjonction ou locution conjonctive de concession, libérée de sa valeur étymologique d'indéfinition et évidemment disponible pour introduire une proposition dont le verbe n'est pas nécessairement intransitif : Dans la perspective de cette contribution, la question qui se pose à ce stade de notre analyse est celle -ci : pourquoi du groupe quoi + [proposition relative] est-il sortie une locution conjonctive concessive appelée à s'installer dans la langue tandis que de la suite que + [proposition relative] n'est sortie qu'une locution conjonctive essentiellement temporelle – les attestations de la valeur concessive étant restreint en ancien français –, de surcroît, sans avenir ? La raison de cette orientation sémantique temporelle doublée d'une marginalisation historique rapide nous semble être devoir être cherchée dans le morphème antécédent que. S'il est indiscutable que le groupe que que et quoi que sont de même contenu sémantique dans les constructions [antécédent indéfini que/quoi] + [proposition relative ], ou, pour mieux dire, aboutissent à des effets de sens à ce point identiques qu'il est possible d'y voir un cas de synonymie discursive parfait, leur destin différent suggère très fortement que l'engagement indéfini de que et celui de quoi ne sont pas de même force, l'engagement du second plus décisif ayant permis à la locution conjonctive quoique d'incorporer le trait de négation/réfutation (par référence à U), dont nous avons vu qu'il était décisif dans la constitution du signifié global de concession. Ce qui est donc ici très précisément en cause n'est autre que la différence sémantique en langue de que et de quoi et de ses effets en ancien et moyen français. Nous renvoyons pour l'examen de cette différence à Soutet (1992a : 183-187), complétée par Soutet (2005). La combinaison combien + [proposition relative] entre –nous l'avions vu - dans un cadre combinatoire plus large de forme [adverbe indéfini] + [proposition relative ]. Cette combinaison est bien représentée en ancien français et au-delà à travers des occurrences où le degré impliqué par combien est de nature quantitative ou de nature qualitative Impliquant un degré (dans la quantitatif ou le qualitatif), l'emploi de combien dans le groupe combien + [proposition relative] est, au moins au départ, étroitement lié à l'emploi, dans la relative, de syntagmes verbaux signifiant, par le biais externe d'un objet direct, d'un attribut ou d'un adverbe, ou par le biais interne de leur contenu propre, l'idée de degré. Les exemples (21) à (23) en témoignent et nous n'avons là rien d'autre que l'application du mécanisme scalaire inhérent à combien. Cette propriété scalaire rend aussi plus malaisée, à la différence de ce qui se passe pour la construction en quoi que (non scalaire)/ quoique, la perception du passage de l'emploi relatif à l'emploi concessif avec abandon de la valeur scalaire. L'intransitivité du verbe n'est pas ici un critère pertinent, comme le montre, par exemple, qui admet deux interprétations : (a) « A quelque degré (ou de quelque manière) que j'aie mal agi,… »; (b) « Bien que j'aie mal agi,… ». Il semble toutefois que la valeur scalaire (qui conduit donc à la lecture de la subordonnée comme relative) soit exclue dans les deux cas suivants : - le syntagme verbal noyau de la proposition introduite par combien que comporte une négation - le syntagme verbal noyau de la proposition introduite par combien que comporte un constituant à signifié non graduable : Dans toutes les contributions relatives à l'histoire de l'expression de la concession en français, la question de l'origine de bien que est posée, sans qu'il y soit apportée une réponse qu'on pourrait tenir pour définitive. Nous reprendrons ici, en le modifiant partiellement, ce que nous disions dans Soutet (1992) en distinguant et en même temps en reliant deux approches selon nous distinctes mais complémentaires en matière d'étymologie des mots grammaticaux : - une approche strictement historico-sémiologique, qui consiste à rattacher un signe à un autre signe, par ailleurs antérieur. Dans le cas de bien que, on peut (a) soit sortir des synchronies françaises et le rattacher à un possible * bene quod, au même titre que le provençal ben que, l'italien benche ou le portugais bem que –avec l'inconvénient majeur de la non-attestation de la forme latine; (b) soit rester dans le cadre des synchronies françaises et le rattacher à bien soit que - locution, il est vrai, de très faible fréquence en ancien français; (c) soit, enfin, se cantonner à une seule synchronie française –fût-elle un peu large (du moyen français au français préclassique) et le rattacher à combien que, ce qui est, on le rappelle, l'hypothèse de Le Bidois (1967 : II, 505) ainsi formulée : Il semble plus naturel d'y voir l'abrègement de combien que, qui fut, durant tout le moyen âge, la ligature par excellence de la concession. Formulée comme telle, cette hypothèse peut sembler un peu facile ou gratuite. Assurément, l'aphérèse de com ne saurait aller de soi et requiert justification. C'est ici précisément que doit intervenir, selon nous, - une approche plus largement sémantique, qui nous ramène à la « scalarité » de combien, dont nous venons de voir qu'elle était un obstacle au passage de combien que introducteur d'une concessive de type [antécédent indéfini] + [proposition relative] à combien que, introducteur d'une concessive simple de type conjonctif. De fait dans combien, c'est l'élément com qui porte l'expression du (haut) degré –à l'instar de ce qui se passe dans les emplois intensifs/exclamatifs de comme. Sa disparition élimine donc, de fait, l'élément qui, dans combien que, concourait à l'expression du signifié de scalarité, ce qui autorise le passage à un bien que, introducteur d'une concessive conjonctive simple. Disparition qui promeut un signe, bien, par ailleurs évidemment existant et qui, hors toute structure de subordination, a déclaré précocement son aptitude à l'expression d'une assertion problématique, s'exerçant volontiers en attente de réfutation. L'ancien français, on le sait, a largement utilisé les constructions en ja pour l'expression du rapport concessif, dans le cadre de ce que nous nommons la concession simple, c'est-à-dire non extensionnelle. Dès les plus anciens textes, on rencontre des systèmes concessifs à parataxe dont la subordonnée concessive s'articule autour de ja suivi d'un verbe au subjonctif : Si ces emplois paratactiques sont encore observables au 15ème siècle, on sait aussi que, très tôt, un processus de figement locutionnel va s'engager à la faveur de la combinaison particulière (mais qui, en son origine, n'est qu'un cas particulier de la combinaison ja + subjonctif), de ja + forme du subjonctif présent (ou, beaucoup plus rarement, du subjonctif imparfait) du verbe estre, incident à 3 ème personne neutre de forme ce (ou, beaucoup plus rarement, il) : L'exemple (29), pris d'un texte du 16ème siècle ne doit pas faire illusion. En fait, dès le 13 ème siècle, la soudure conjonctive devient effective et ja soit que supplante de plus en plus nettement ja soit ce que. Les manuscrits, parfois, effacent l'écart entre ja et soit, signifiant par là que la soudure syntaxique est devenue suffisamment forte pour qu'on puisse renoncer au blanc graphique. On ira encore plus loin quand certains textes (au 16 ème siècle, en particulier) graphieront la sifflante ç et non plus s, matérialisant par la rupture avec l'étymologie verbale de la locution. Il est vrai que ce moment de rupture correspond aussi à la marginalisation de la locution jasoit que/jaçoit que, qui, très vite ensuite, disparaît. Que les constructions paratactiques en ja de sens concessif et les constructions hypotaxiques en ja soit (ce) que entrent dans la catégorie des concessives simples ne paraît pas douteux. L'examen du morphème ja invite toutefois à supposer que, par son origine, il était porteur d'un trait d'extensionalité, dont il s'est progressivement délesté, à l'exemple de quoi dans le passage de quoi que à quoique. Il est commode de partir de la proposition définitoire que fournit R. Martin dans Martin (1971 : 414) à propos de ja : […] tous les emplois de ja s'expliquent par la vision de précocité qui est sienne et qui rejette le fait dans un passé lointain (ja = « jadis »), le prévoit pour un avenir proche (ja = « bientôt ») ou, encore, pour peu que s'y mêle la référence à ce qui aurait pu ou aurait dû être, déclare qu'il est réel précocement (ja = « déjà »). Cette hypothèse sur le contenu de ja est confirmée par le fait qu'il ne peut se combiner à ne (pour livrer le sens de « ne…jamais ») qu'avec les temps de l'avenir. L'idée de proximité chronologique exprimée par l'adverbe ja en alliance avec les temps de l'avenir, inversée par la négation ne, est interprétée comme le rejet du procès dans un avenir si éloigné qu'il n'a plus aucune chance de se réaliser […] En revanche, on ne le rencontre pas, ou guère, dans le rôle dévolu à ne…onques, car l'idée d'un passé éloigné serait logiquement inversé en celle de passé proche et ne conduirait pas à l'idée de « ne…jamais ». Cette description n'a évidemment de valeur que dans le cadre d'énoncés à l'indicatif. Qu'en advient-il dans le cadre d'énoncés au subjonctif, comme cela est systématiquement le cas pour que se dégage la contribution de ja à l'expression du rapport concessif ? Si ja ne peut être dans un tel cas marqueur de précocité temporelle, en revanche, en association avec le subjonctif, incapable, par nature, d'opérer une différenciation des époques, il devient le signe d'une autre précocité, celle de la représentation indivise du temps pensée comme l'avant logique de sa division (en passé/présent/avenir). Autant dire qu' à l'instar du mode avec lequel il a partie liée pour l'expression de la concession, ja embrasse la totalité du temps. Selon nous, c'est là que se situe l'origine extensionnelle présumée des tours concessifs en ja + subjonctif en général et de la locution ja soit (ce) que en particulier. On est donc fondé à supposer une glose originelle possible de ja soit (ce) que p du type « que p soit en quelque moment du temps (qu'on voudra) ». Comme nous l'avons dit, la traduction du ja soit (ce) que de l'ancien et du moyen français par « bien que » ne paraît pas douteuse et l'on peut donc en déduire que, sémantiquement, cette locution avait abandonné en surface tout trait d'extensionnalité. Reste que ja demeurant dans sa morphologie, le trait sémantique d'extensionnalité demeurait, du coup, latent. C'est à nos yeux ce qui explique que la locution, pourtant très vivante pendant plusieurs siècles, n'ait pas survécu, « victime », si l'on peut dire, d'une inadéquation entre sa sémiologie, qui faisait d'elle - à cause de ja - un morphème destiné à l'expression du rapport concessif extensionnel, et son sens effectif, celui d'un signe exprimant le rapport concessif simple. Si l'on fait un bilan rapide de ce qui précède, nous sommes conduit à la conclusion que la force des concessives simples repose vraisemblablement sur l'héritage d'un mécanisme extensionnel, celles -là se bornant à ne conserver de l'idée d'indéfinition (quoi), de l'idée de haut degré (combien/bien) ou de l'idée d'indistinction temporelle (ja), contenues dans celles -ci, que la capacité à renvoyer à un anti-univers (U), où se construit la généralité d'une relation implicative – relation implicative que précisément rejette l'énoncé concessif au titre de ce qu'il pose ou présuppose dans l'univers (U). Ce qui fut sémiologiquement difficile –et qui explique pourquoi les locutions conjonctives se sont si tardivement fixées en français, comparées aux conjonctions et locutions des autres domaines sémantico-logiques -, ce fut de « mettre au point » des morphèmes qui renvoyaient à cette généralité à la fois refusée dans U et contenue dans (U), sans garder comme traits saillants les traits d'indéfinition, de haut degré ou d'indistinction temporelle –auquel cas on ne sortait pas de l'expression de la concession extensionnelle. Grâce au spectre sémantique qui lui est propre, l'opération fut possible pour quoi sans modification sémiologique autre que la soudure graphique de quoi et de que; elle le fut pour combien grâce, à la fois, à l'aphérèse de combien (qui permettait d'éliminer le constituant com, trop strictement porteur d'extensionnalité) et à l'existence préalable de bien, déjà utilisé dans l'expression paratactique du rapport concessif; elle ne le fut pas pour ja, sans doute trop marqué par sa valeur originelle d'indistinction temporelle . | Cette contribution vise à rendre compte du rapport historiquement observable entre concessives extensionnelles et concessives simples à partir de l'étude des emplois des morphèmes quoi que, combien que et ja soit que. | linguistique_12-0043023_tei_472.xml |
termith-657-linguistique | Nous présentons ici le projet LexALP, précurseur dans le domaine de l'harmonisation juridique multilingue. L'objectif est de décrire, comparer et harmoniser la terminologie juridique dans les domaines clés de l'aménagement du territoire et du développement durable. La terminologie harmonisée servira de fondement à la communication internationale dans les Alpes. Pour atteindre cet objectif, le projet a développé tous les outils méthodologiques et informatiques nécessaires : un corpus de textes juridiques, un extracteur automatique de définitions, une méthode scientifique. Le caractère innovant du projet est situé principalement au niveau de la méthode, plus complexe que celle de la normalisation technique (Chiocchetti et Voltmer, 2008b). Les résultats de ce projet viennent d' être publiés. Après un bref rappel de la problématique de la normalisation et de l'harmonisation juridiques, nous décrivons dans la deuxième section les diverses étapes qui mènent de la législation multilingue à la terminologie harmonisée multilingue en mettant l'accent sur l'interdépendance de ces étapes. La troisième section utilise la polarité entre « description » et « prescription » comme clé d'interprétation pour mieux comprendre ce que comporte une activité complexe comme celle de l'harmonisation terminologique. Dans les conclusions, nous revenons sur le procédé d'harmonisation en mettant en valeur son utilité et ses implications pour d'éventuels projets futurs. La normalisation et l'harmonisation de la terminologie juridique sont encore un travail peu commun, mais se développeront certainement dans l'avenir. Dans l'industrie et toutes les branches liées à la mondialisation, l'utilité et même la nécessité de la terminologie spécialisée plurilingue est désormais pleinement reconnue. Dans le domaine du droit, essentiellement dominé par des nations unifiées sur la base et à l'aide d'une seule langue nationale, le plurilinguisme accuse un retard par rapport au secteur économique. Actuellement, face aux besoins croissants, apportés par les différents accords supranationaux qui impactent les juridictions nationales, les normes plurilingues se développent jour après jour sur les plans international, européen et régional. Dans les domaines des sciences et des technologies, et notamment la médecine, les efforts d'harmonisation ont souvent été couronnés de succès. Cependant il n'existe pas encore de pendant à la normalisation pour le domaine juridique. L'Union européenne utilise une terminologie multilingue, mais elle n'a pas un seul concept qui possède des équivalents « sûrs » dans plusieurs langues. Des prescriptions dans le domaine de la traduction n'existent pas. Néanmoins la Communauté utilise une terminologie multilingue quotidiennement dans ses textes officiels, qui présentent le même contenu en plusieurs langues en parallèle. Cette terminologie juridique implicite a été regroupée dans une base de données terminologique accessible au public, la base de données IATE. Mais il s'agit de données descriptives : toutes les variantes, une fois utilisées, sont présentées sans aucune ligne directrice indiquant le terme de préférence. Prenons un exemple important, celui d'un des premiers traités de la Communauté, le « Traité instituant la Communauté européenne de l'énergie atomique ». Pour IATE, les deux synonymes français « traité CEEA » et « traité Euratom » sont fiables et corrects. Cette expression a été traduite plus tard dans toutes les autres langues officielles. On ne dénombre pas moins de quatre traductions en anglais. La logique voudrait une équivalence deux à deux entre les deux langues par une relation de traduction (en l'occurrence, le terme « Rome Treaty » n'a pas d'équivalent en français). Rien n'interdit ni ne suggère les préférences de termes : un terme français F1 peut être traduit par les termes anglais A1, A2 ou A3 indistinctement, tel des synonymes, sans aucune normalisation. Par ailleurs, aucune justification n'est donnée pour le critère de validité des termes. Deux des trois expressions anglaises sont « très fiables » alors que la troisième est seulement « fiable », bien que tous les trois soient synonymes, et désignent par définition le même concept. À la différence de LexALP, la banque de données IATE reste exclusivement descriptive, sans lignes directrices ni sur le terme de préférence dans une langue, ni sur l'équivalence de termes entre les diverses langues. En principe, la Communauté est compétente pour réglementer son langage, codifier son propre mode d'expression. Quant à l'utilité de la normalisation, nous pouvons donner l'exemple de la traduction du mot allemand Kohle ou anglais coal : IATE donne les deux termes « charbon » et « houille », sans définition. Même pour la relation entre les langues avec deux termes, comme le français et l'italien (carbone et carbone fossile), il n'est pas possible de déterminer le terme correspondant. Le besoin même de traduire la législation européenne montre qu'il n'y a pas de rédaction en commun (co-drafting), que le texte ayant valeur juridique dans les 23 langues officielles ne nait pas en même temps dans ces 23 langues. Il s'agit plutôt d'une forme d'auto-traduction ou de multilinguisme d'écriture. En pratique, le droit européen se fonde sur les grands systèmes juridiques de l'Union européenne. Les concepts juridiques sont alors difficiles à traduire car empruntés à des langues et systèmes éloignées de la langue juridique d'arrivée. Au lieu d'une simple activité de traduction, la normalisation doit faciliter la compréhension en rapprochant dès le départ les concepts utilisés. L'introduction de relations de traduction fiables permet aussi une retraduction plus efficace, par exemple dans le cas d'une procédure contentieuse devant la Cour de Justice. Il s'agit ici d'un processus qui est bien connu et documenté pour la normalisation technique, mais qui est presque nouveau pour la terminologie juridique (Heutger, 2004). Le projet LexALP se positionne là où IATE s'arrête. Le processus d'harmonisation démarre à partir des textes dans les quatre langues de la Convention alpine. Des interprètes-traducteurs, des juristes et des linguistes ont choisi mille concepts considérés comme les plus importants pour les quatre langues. La subdivision des termes en différents domaines suit celle de la Convention alpine en différents protocoles thématiques. Ensuite les termes choisis ont été regroupés avec leurs expressions correspondantes dans les trois autres langues, identifiés par une recherche dans le corpus parallèle des textes de la Convention alpine. Dans cette phase, les termes risquent de se multiplier, parce que la recherche d'un seul terme A dans les textes parallèles peut extraire deux termes B1 et B2 dans une autre langue. La recherche avec B1 et B2 peut extraire C1, C2, C3 et C4 dans la troisième langue. Ensuite il se peut même que la retraduction des termes B1 et B2 renvoie non seulement en A, mais aussi à une ou plusieurs autres expressions. À ce point nous sommes déjà pleinement dans la terminologie, parce que nous souhaitons bien sûr rester dans le signifié d'un seul et même concept. Ceci est une des raisons pour lesquelles la tentative d'extraction automatique initialement envisagée a échoué. Cette liste de termes « correspondants » dans les quatre langues devient l'objet d'une description et d'une comparaison d'un point de vue juridique. C'est pourquoi nous avons rassemblé un corpus de textes juridiques en matière d'environnement et d'aménagement du territoire intéressant l'arc alpin. La collection contient des normes internationales et européennes, nationales et régionales des États Parties à la Convention. Les partenaires du projet ont réuni les textes intéressant les domaines de l'aménagement du territoire et du développement durable de six systèmes juridiques nationaux (l'Allemagne, l'Autriche, la France, l'Italie, la Slovénie et la Suisse), des systèmes juridiques européen et international ainsi que les textes directement liés au système conventionnel alpin. Ils ont été sélectionnés par des juristes à partir d'un ensemble de critères élaborés pour le projet. Seuls des documents intégraux (pas d'extraits ni de paragraphes isolés) ont été utilisés (< www.eurac.edu/lexalp >). L'article de E. Chiochetti et V. Lyding (2006) présente et justifie cette approche de manière détaillée. Le corpus compte aujourd'hui près de 19 millions de mots issus de 3 095 différentes sources primaires de droit et se présente déjà comme une ressource pour améliorer la communication transfrontalière juridique. Malgré l'étendue de ce corpus, il n'était pas suffisant pour décrire tous les concepts. Le problème s'est posé surtout pour les définitions légales, qui n'ont augmenté que récemment dans la législation. Nous avons donc fait des références à d'autres documents, recensés dans une base de données bibliographiques. Nous avons ainsi pu pallier le fait que depuis la création du corpus de nouveaux textes juridiques ont été adoptés ou que des textes du corpus ont été amendés. Ainsi, il est possible d'avoir un accès direct à la loi française adoptée en 2006 sur les parcs nationaux et régionaux bien qu'elle n'ait pas été intégrée au corpus étant donné son adoption postérieure à la collecte des normes. De même, le fait de pouvoir accéder aisément aux références permet aussi d' être « en règle » par rapport aux dispositions réglementant le droit d'auteur car des ouvrages juridiques ont souvent été utilisés pour l'élaboration de notes explicatives et l'extraction de définitions ou de contextes. Un système clair d'abréviations permet d'identifier aisément les documents utilisés et de pouvoir les consulter si nécessaire. À partir de cette description de la terminologie de la Convention alpine et sur le fond de la terminologie juridique dans les systèmes juridiques connexes, nous arrivons à une terminologie harmonisable. Il est nécessaire de souligner que si les termes ne semblent pas toujours équivalents, les traités internationaux que sont la Convention alpine et ses protocoles d'application sont à considérer comme harmonisés. La Conférence alpine a en effet constaté en 2000 que « les protocoles […] ont été entièrement harmonisés sur les plans linguistiques et stylistiques, et ce sans qu'aucune modification de fond n'ait été apportée ». Cela était d'ailleurs déjà le cas avant l'an 2000 en vertu de l'article 33, paragraphe 1, de la Convention de Vienne sur le droit des Traités qui énonce que « [lorsqu'] un traité a été authentifié en deux ou plusieurs langues, son texte fait foi dans chacune de ces langues, à moins que le traité ne dispose ou que les parties ne conviennent qu'en cas de divergence un texte déterminé l'emportera » .Il est précisé au paragraphe 3 de ce même article que « [les] termes d'un traité sont présumés avoir le même sens dans les divers textes authentiques ». Trois interprétations de ce paragraphe 3 sont envisageables : a) les textes sont équivalents au moment de l'application du paragraphe 3 et la norme protège cette équivalence contre une interprétation divergente dans l'avenir; b) les textes n'étaient pas équivalents avant l'application du paragraphe 3, mais ils le sont après. Le paragraphe 3 fonctionne comme une règle d'interprétation qui limite les textes au seul sens qui est soutenu par toutes les langues : l'interprétation d'un texte est limitée par les limites d'interprétation des autres; c) les textes n'étaient pas équivalents avant, et ils ne le sont pas après – ils sont seulement « présumés » équivalents par une fiction juridique. Dans les trois cas, les auteurs du paragraphe 3 reconnaissent que le parallélisme linguistique risque de biaiser la précision du contenu – un effet qui peut être contrebalancé par l'harmonisation. La solution n'intervient plus au niveau du texte, mais au niveau des termes : lorsque la terminologie correspond, le contenu correspond lui aussi. Ensuite, la terminologie harmonisable est proposée à une commission technique, le « groupe d'harmonisation », qui décide quelle est la terminologie devant être considérée comme effectivement harmonisée. Le groupe d'harmonisation a aussi, si nécessaire, proposé de nouveaux termes (parfois de provenance d'autres systèmes juridiques) afin qu'ils soient utilisés par la Convention alpine. Cette terminologie nouvelle n'est évidemment pas intégrée dans les traités, mais elle est proposée pour de futures traductions. Ce type d'intervention créative a été nécessaire, parce que les termes de la Convention alpine sont parfois flous et peu adaptés. Nous pouvons alors constater une interprétation plus libre et large du texte de la Convention, inspirée des différents systèmes juridiques décrits dans le projet. En pratique, il était beaucoup plus facile d'adopter des termes et définitions issus de textes juridiques européens car le droit de ce système multilingue correspond et cela facilite la tâche qui est d'aboutir à une correspondance normative et linguistique. Cependant, il faut aussi souligner que cette facilité doit être relativisée car les définitions peuvent être différentes pour un même système juridique selon les différentes branches du droit, voire selon les différents textes. Ainsi la définition d ' activité agricole et d ' agriculteur en droit européen peut être plus ou moins large selon les textes. Mais l'extension du champ d'application de ces concepts que sont agriculteur et activité agricole est de plus en plus répandue dans la mesure où la politique agricole commune « incline davantage vers un soutien des activités environnementales et de diversification par les services exercées en milieu rural, que vers un soutien de la production agricole comme elle le faisait initialement » (Barabé-Bouchard et Hérail, 2007 : 13). La définition d'un terme conditionne l'application ultérieure du texte, même si le texte de la Convention alpine et de ses protocoles d'application ne change pas. Ceci pose des questions de légitimité, parce que les harmonisateurs semblent changer la portée d'une norme. Nous ne pouvons objecter que l'harmonisation dans le projet n'est autre que l'activité de chaque interprète du texte : rendre compatible les quatre sens divers en un sens commun. Le projet ne décide pas délibérément de ce sens commun, mais documente le résultat d'un processus difficile pour aider les traducteurs, mais aussi, à terme, le juge. De toute manière, il convient de regarder d'un peu plus près les implications de l'harmonisation juridique. L'harmonisation est une tâche complexe avec de multiples relations telles que la description-prescription (a), l'extraction-définition d'un sens (b) et enfin la réception-normalisation (c), car définir un terme juridique implique des conséquences en termes de normalisation. Les termes sont décrits afin d' être appréhendés d'une manière commune et sont alors générateurs d'obligations. L'interprétation « n'est [donc] pas un exercice abstrait, d'ordre intellectuel, qui dégagerait en soi le sens de la règle » (Combacau et Sur, 2006 : 168). Il s'agit d'une « activité positive, comportant un objet particulier et un but pratique » (Porta, 2007 : 723). L'objectif est ici une appréhension et une application uniformes des dispositions du système conventionnel alpin. Ainsi, l'appréhension d'un terme peut être envisagée de différentes façons, ce qui aura des conséquences juridiques différentes. C'est pourquoi les représentants des États Parties, qu'ils soient observateurs ou partenaires directs du projet LexALP, se montrent attentifs aux définitions et donc à l'interprétation des termes, qui est donnée à travers ce projet. Ceci relève des mêmes préoccupations que pour le droit communautaire et son interprétation de manière uniforme pour tous les États membres. Pour reprendre les termes de J. Porta, « [la] convergence des législations ne serait qu'un leurre, si le droit harmonisé avait, dans chaque ordre juridique national, des interprétations et des applications divergentes » (Porta, 2007 : 273). Le terme transfrontalier illustre l'importance du signifiant donnée aux termes (Randier, 2008). Le groupe d'harmonisation avait le choix entre une définition large (et innovante) et une définition stricte (et classique). La représentante de la Délégation Générale à la langue française et aux langues de France, observatrice du projet LexALP, s'opposait à la première acception large et innovante (évolutive) du terme, car elle ne correspondait pas à l'appréhension commune du terme dans la langue française. Selon la définition large et évolutive, issue d'un rapport du Réseau alpin des espaces protégés, instrument de la Convention alpine, transfrontalier « ne signifie pas […] seulement de part et d'autre des frontières nationales, mais cela concerne également […] les frontières nationales administratives » (Réseau Alpin des Espaces Protégés, 2004 : 30). Or selon l'acception française juridique, identique à l'acception commune, transfrontalier signifie de part et d'autre des frontières nationales. La frontière s'entend selon le Dictionnaire juridique de G. Cornu comme la « [l]igne séparant le territoire de deux États » (Cornu, 2007 : 431). La position de la DGLFLF a donc été respectée et le groupe d'harmonisation a finalement adopté la définition classique du terme. Cela répond de près aux exigences de la Convention de Vienne sur le droit des traités qui énonce à l'article 31, paragraphe 1, qu' « [un] traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but ». Le paragraphe 4 de ce même article précise qu'un « terme sera entendu dans un sens particulier s'il est établi que telle était l'intention des parties ». Il aurait été intéressant ici de pouvoir consulter les travaux préparatoires de ce protocole. De plus, il semble un cas typique dans le domaine de l'environnement où « une interprétation tenant compte de l'évolution des choses doit être préférée lorsqu'elle est de nature à permettre une application effective du traité » (Canal-Forgues et Rambaud, 2007 : 41). En général, la conflictualité « politique » lors des séances du groupe d'harmonisation était assez atténuée à cause de la nature pré-politique des décisions. En fait, les termes harmonisés apparaissent un peu partout dans les textes. C'est pourquoi il est pratiquement impossible d'en prévoir les conséquences sur la législation de fond et sur les traités présents et futurs. En effet, il suffirait d'insérer une négation dans la norme pour changer complètement l'effet juridique. Dans le cas d' « espace transfrontalier », le contexte et les conséquences pratiques étaient très clairs. La France se définit dans sa Constitution comme « une et indivisible », et ne peut donc pas accepter d'avoir des frontières internes à son territoire. « Transfrontalier » concerne alors seulement les relations entre des États souverains. L'appréhension juridique d'un terme diffère parfois de son appréhension commune, la dernière n'ayant pas pour objet de délimiter le champ d'obligations particulières. Ainsi le terme espèce peut être appréhendé différemment dans des textes scientifiques ou juridiques (voir aussi Amirante (2007)). La définition scientifique est précise et très claire tandis que la définition juridique se veut plus globalisante afin d'aboutir à une protection des espèces la plus efficace possible. Ainsi l'espèce est définie communément comme un « ensemble d'individus animaux ou végétaux semblables par leur aspect, leur habitat, féconds entre eux mais ordinairement stériles avec tout individu d'une autre espèce » (Dictionnaire Général, 2006) tandis qu'elle est définie à l'article 1a) de la « Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction » comme « [t]oute espèce, sous-espèce, ou une de leurs populations géographiquement isolée ». Le caractère tautologique de cette dernière définition proposée au groupe d'harmonisation et refusée par les linguistes du projet LexALP, est issu de l'objectif du traité qui est d'aboutir à la protection la plus large possible des espèces-objets du traité en protégeant aussi bien les espèces que les sous-espèces de celles -ci. Le groupe d'harmonisation décida finalement d'adopter la définition commune et scientifique de la notion d'espèce. La prescription suit la description. Alors que la description traite d'un objet déterminé, la prescription s'applique à des classes d'objets réels et potentiels, présents et futurs. Faire une description est plus facile que faire une prescription, car une norme peut s'appliquer à beaucoup d'objets à venir et qui n'étaient pas prévus par l'auteur de la norme. Un exemple illustrant ce besoin de clarté se trouve dans la définition de la notion même d'environnement. Celle -ci peut être problématique car elle conditionne des obligations comme par exemple celle des études d'impact sur l'environnement. La notion d'environnement peut être alors définie comme l'objet sur lequel s'applique l'étude d'impact. Ainsi la directive 85/335/ CEE envisage dans son article 3 l'environnement comme « – l'homme, la faune et la flore, – le sol, l'eau, l'air, le climat et le paysage, – l'interaction entre les facteurs visés aux premier et deuxième tirets, – les biens matériels et le patrimoine culturel ». Cette définition a été conçue de manière très large afin d'envisager ses différents usages. Le terme « élément digne de protection » peut illustrer ce lien entre description et prescription et la nécessité d'avoir une interprétation claire du terme afin de savoir dans quelle mesure s'applique la prescription issue de l'article 12 du protocole Protection de la nature et Entretien des paysages de la Convention alpine. En effet, selon cet article « [les] Parties contractantes prennent les mesures adéquates pour établir un réseau national et transfrontalier d'espaces protégés, de biotopes et d'autres éléments protégés ou dignes de protection dont le caractère est reconnu ». Une définition a été extraite indirectement de l'article 2 du protocole Transports : « Élément du patrimoine naturel et culturel qui, du fait de sa valeur, devrait être soumis à un régime spécial de protection et de gestion pour atteindre des objectifs spécifiques de qualité. » Ce terme, présent dans la législation suisse de protection de la nature, illustre aussi le va-et-vient entre les droits nationaux et le droit international. Le terme « zone de montagne » constitue aussi un exemple intéressant de la relation entre la définition et la génération d'obligations. En effet, le contenu de ce terme est important car il génère des prescriptions, notamment en matière d'agriculture de montagne. Le groupe d'harmonisation ne pouvait accepter la définition proposée initialement car elle était fondée sur des critères géographiques très précis alors que ce sont les États Parties qui sont compétents pour établir de tels critères. Le groupe d'harmonisation a finalement opté pour une définition issue de l'article 18,1 du règlement n° 1257/1999, qui ne s'appuie pas sur de tels critères : « zone […] caractérisée par une limitation considérable des possibilités d'utilisation des terres et un accroissement sensible des couts des travaux en raison de : soit l'existence de conditions climatiques très difficiles en raison de l'altitude, se traduisant par une période de végétation sensiblement raccourcie, soit la présence, à une altitude moindre, de fortes pentes dans la majeure partie du territoire, telles que la mécanisation ne soit pas possible ou bien nécessite l'utilisation d'un matériel particulier très onéreux, soit la combinaison de ces deux facteurs lorsque l'importance du handicap résultant de chacun d'eux pris séparément est moins accentuée, à condition que de cette combinaison résulte un handicap équivalent. » Une définition fondée sur des critères géographiques précis tels que l'altitude n'existe d'ailleurs pas et ne peut pas exister dans les textes communautaires (Schuler, Stucki, Roque et Perlik, 2004). La description des termes peut aussi permettre de donner du sens à des concepts issus d'un système juridique national particulier et qui n'apparaissent pas en tant que tels dans d'autres. Cette situation a eu lieu lors de ce travail d'harmonisation car, chaque protocole ayant été rédigé par un groupe de travail dirigé par un État Partie, certains concepts sont directement hérités du système juridique de cet État. Ainsi, certains concepts du protocole « Protection de la nature et entretien des paysages », rédigé par un groupe de travail allemand, sont issus du système juridique allemand et ne se retrouvent pas dans les autres systèmes juridiques nationaux. Décrire les termes par l'élaboration d'une définition permet d'attacher un sens à ces termes et de les rendre appréhendables par les juristes des autres États Parties, voire de rattacher ce concept à des concepts existant dans leur droit national, mais portant une appellation différente. Nous pouvons ici prendre l'exemple zone de protection du paysage. La description du terme n'a pas permis de trouver un équivalent exact, mais il a alors été possible de le rapprocher de concepts existant en droit national. Les zones de protection du paysage n'existent pas en tant que catégorie d'espace protégé en droit français mais avec la description du terme un lien a pu être fait avec la procédure des directives de protection et de mise en valeur des paysages qui, selon l'article L. 350-2 du code de l'environnement à lire en relation avec l'article L. 642-1, vise la désignation de zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager (« espaces à protéger ou à mettre en valeur pour des motifs d'ordre esthétique, historique ou culturel »). Ces différences de catégorisation des espaces protégés à travers l'arc alpin sont issues des différentes politiques en matière de protection de la nature. Cela a pu être noté à plusieurs reprises (Veyret, 2002) et est une illustration, à échelle plus réduite, de ce qui a pu être constaté au niveau international (IUCN, 2002). Le travail d'harmonisation du projet LexALP représente un « va-et-vient » entre les textes du système conventionnel alpin et les textes nationaux, européens et internationaux. En effet, nous partons des termes de la Convention alpine – souvent issus eux -mêmes des textes nationaux –, que nous décrivons avec des textes des autres systèmes juridiques et des définitions que nous pouvons extraire de ces textes. Le groupe d'harmonisation s'inspire généralement des textes juridiques internationaux et européens pour donner un sens aux termes de la Convention alpine. Ainsi, les termes de la Convention alpine deviennent plus précis, mais cela peut alors révéler des inconsistances dans le texte de la Convention alpine. Lors de la conclusion du traité, de telles inconsistances pouvaient seulement être soupçonnées, et c'est pour les éviter qu'a été adoptée la formule « textes harmonisés » (voir supra). Maintenant, après une comparaison juridique méticuleuse des concepts derrière chaque expression, les inconsistances sont révélées et l'on peut chercher à y remédier en adoptant ensemble une définition commune. Ici il faut souligner que formellement, l'harmonisation ne se réfère qu'aux dénominations, mais en pratique la définition est non seulement la justification de la correspondance, mais donne aussi le champ d'application de la norme linguistique : le terme n'est prescrit que lorsqu'il y a la volonté d'exprimer le concept de fond – qui se trouve justement dans la définition commune. Le droit international s'érige sur des droits nationaux, des concepts, des méthodes et des fonctionnements. Ainsi est née la Convention alpine. Maintenant la Convention alpine fait naitre, après inspiration d'un système national ou international, des concepts qui sont pour la plupart des États membres de nouveaux concepts. Nous pouvons constater que le schéma traditionnel d'approvisionnement terminologique et conceptuel de bas en haut fonctionne aussi en inverse. Cela peut être une inspiration pour les systèmes nationaux, et le cercle vertueux d'innovation peut continuer. Ce procédé en cercles pourrait mener à une harmonisation itérative, et avec chaque cycle les concepts se rapprochent. Mais, en droit européen, le principe de subsidiarité garantit que les innovations propres des États constituent un élément créatif suffisamment fort pour ne pas unifier silencieusement le droit européen. De quelle nature juridique sont les résultats du projet LexALP ? L'harmonisation des termes, c'est-à-dire la recherche d'une équivalence des termes dans les quatre langues de la Convention alpine, exige d'en donner des définitions et donc de les interpréter. Selon le Dictionnaire juridique de G. Cornu, l'interprétation est une « opération qui concerne à discerner le véritable sens d'un texte obscur » et cela « désigne aussi bien les éclaircissements donnés par l'auteur même de l'acte (loi interprétative, jugement interprétatif), que le travail d'un interprète étranger à l'acte (interprétation doctrinale, interprétation judiciaire d'une convention, interprétation ministérielle d'une loi) » (Cornu, 2007 : 510). Les harmonisateurs de LexALP appartiennent à cette seconde catégorie d' « interprètes étrangers à l'acte » car ils n'ont pas été les auteurs de ces traités de droit international que sont la Convention alpine et ses protocoles d'application. Il s'agit alors d'une interprétation concertée car il y a l' « adhésion des membres à l'interprétation commune d'une règle visée » (Combacau et Sur, 2007 : 175). Cette démarche est originale car « l'une des caractéristiques juridiques de cet ordre juridique tient précisément au fait que chaque sujet y détient la compétence, généralement discrétionnaire, d'interpréter pour lui -même le sens et la portée des droits et des obligations qu'il possède en vertu de normes internationales, coutumes et principes généraux du droit, aussi bien que traités » (Dupuy, 2006 : 322). Les définitions fournies dans le cadre du projet LexALP n'appartiennent pas au corps du traité et ne sont donc pas juridiquement contraignantes. À l'inverse, les définitions issues de l'article 2 du Protocole Transports, du fait de leur insertion dans le traité, ont un caractère directement contraignant. Mais le fait que les définitions soient approuvées par des représentants des gouvernements des États alpins et par le Secrétariat permanent de la Convention alpine leur confère une valeur de recommandation, c'est-à-dire une « invitation à agir dans un sens déterminé » (Cornu, 2007 : 771). L'interprétation des termes pourrait donc être considérée comme de la soft law (« droit international flexible ») (Carreau, 2007 : 194), type de droit qui « s'intègre dans tout un processus d'assouplissement de l'élaboration du droit international » (Combacau et Sur, 2007 : 173). Ces interprétations que sont les définitions constituent des indications devant influencer les acteurs du système conventionnel alpin, y compris les acteurs non étatiques. Le travail d'harmonisation des termes de la Convention alpine est particulier car il va plus loin que celui du juge, qui se tient normalement strictement au texte en cause dans une affaire. L'interprète harmonisateur va aussi plus loin que le juge car il ne peut pas se contenter des définitions contenues dans le système conventionnel alpin, qui sont, comme nous venons de le rappeler, très peu nombreuses. Finalement, les juges nationaux qui seront les prochains interprètes du texte de la Convention décideront de la valeur de la terminologie harmonisée. Ce sera une procédure probablement non uniforme, parce que la jurisprudence qui concerne l'interprétation de dispositions du système conventionnel alpin a essentiellement un caractère national. La jurisprudence relative à la Convention alpine commence d'ailleurs à s'étoffer en Autriche (Cuypers, 2007; Alpenkonvention, 2007). L'interprétation des juges des États Parties est une interprétation unilatérale et « constitue une assertion unilatérale qui ne lie pas en elle -même les autres sujets » (Combacau et Sur, 2006 : 173); elle est donc sans contrainte pour les autres États contractants. Mais il sera alors intéressant de voir si, dans le futur, les approches des différents États membres se rejoignent et de quelle manière elles s'influenceront mutuellement. Le juge communautaire pourrait être amené à se prononcer dans le cadre d'un tel processus car l'Union européenne a ratifié la Convention alpine et certains de ses protocoles. De même, il sera intéressant d'examiner quelle est l'influence de la terminologie harmonisée sur la jurisprudence nationale : est -ce que le juge acceptera le sens harmonisé comme s'il n'y avait jamais eu d'écart interprétatif entre les versions linguistiques ? Est -ce que sera discutée la question de savoir si et dans quelle mesure la terminologie harmonisée constitue une source de droit valable, légitime car acceptée par les représentants du Secrétariat permanent de la Convention alpine ? La terminologie harmonisée se développe discrètement mais elle a la capacité de changer la perception du droit issu du système conventionnel alpin et forme ainsi de la vraie soft law . | Dans cet article, nous présentons un point de vue sur le projet INTERREG LexALP, relatif à l’harmonisation de la terminologie juridique dans les quatre langues de la Convention alpine (italien, français, slovène, allemand). Nous y démontrons la nécessité et l’utilité de l’harmonisation juridique, et expliquons le procédé suivi ainsi que les outils utilisés. Cette activité a requis le développement d’une méthodologie nouvelle et soulève des problèmes intéressants de légitimation politique, de théorie du droit et de philosophie des langues. Notre démonstration est agrémentée d’exemples de termes harmonisés pour illustrer ces problèmes. | linguistique_11-0255101_tei_470.xml |
termith-658-linguistique | L'interruption – le fait de couper la parole à quelqu'un – est un phénomène langagier constant en conversation quotidienne, mais aussi caractéristique du genre du discours débat, très présent dans le sous-genre débat politique, et donc dans la sous-catégorie qu'est le débat politique télévisé. En effet, quand il s'agit de défendre sa vision de la politique (ou d'attaquer celle de l'adversaire) et d'occuper l'espace discursif, l'interruption est très utile, donc fréquemment utilisée. Cependant, elle est aussi « considérée comme […] une offense conversationnelle – en lui “coupant” la parole, on lèse le territoire d'autrui, et on menace sa face » (Kerbrat-Orecchioni, 1990, p. 176). C'est pourquoi ce dysfonctionnement interactionnel est intimement lié à la question de la politesse, donc à la notion de face (qu'il s'agisse de préserver celle d'autrui ou la sienne propre). Si l'interruption est un phénomène tout à fait attendu, et même contraint par le genre débat politique télévisé, elle appelle aussi une certaine négociation de la part des participants pour construire l'interaction, ce qui pose le problème suivant : comment les interactants du débat politique télévisé de l'entre-deux-tours de l'élection présidentielle de 2007 gèrent-ils le dysfonctionnement interactionnel qu'est l'interruption ? L'étude proposée s'inscrit dans le cadre de l'analyse du discours, et utilise les outils de l'analyse conversationnelle et interactionnelle. La notion d'inter-action permet de définir l'objet d'étude, le dysfonctionnement interactionnel, comme un phénomène langagier transgressant une règle du fonctionnement idéal de l'interaction. Ainsi l'interruption est un « raté du système des tours » (Kerbrat-Orecchioni, 1990 et Traverso, 1999) : elle transgresse le principe d'alternance, qui garantit le bon enchainement des différents tours de parole, et plus précisément, elle transgresse la règle selon laquelle la fonction locutrice doit être redistribuée après que chaque locuteur a achevé son tour de parole. Il y a donc interruption quand un interlocuteur s'empare de la parole alors que le locuteur en place n'a pas terminé son tour, c'est-à-dire lorsque le changement de tour n'a pas lieu à un point de transition possible, reconnaissable grâce à des « signaux de fin de tour » (Kerbrat-Orecchioni, 1990, p. 165-166). L'identification des interruptions se fait donc au moyen d'indices (ou plutôt de leur absence) et n'est pas régie par une règle absolue, le fonctionnement de l'alternance des locuteurs n'étant pas un système inflexible : C'est bien en termes de probabilité qu'un tel système doit être traité : les places transitionnelles ne sont jamais que potentielles […] et l'enchaînement est plus ou moins attendu ou inattendu (le problème de l'interruption devant être traité en tenant compte de ce caractère graduel des signaux de relais). (Kerbrat-Orecchioni, 1990, p. 167) En effet, l'interruption n'est pas un objet donné : il s'agit nécessairement d'une construction de l'analyste, qui l'évalue au cas par cas. L'interruption étant le phénomène produit par un énoncé interruptif sur un énoncé interrompu, elle prend donc la forme d'un discours. Pour analyser une interruption, il faut s'intéresser à la teneur du discours tenu par celui qui interrompt. Il existe deux types d'interruption selon qu'elle est accompagnée ou non d'un chevauchement de parole. Si le locuteur qui interrompt parvient à se glisser dans une pause intradiscursive du locuteur en place, et que ce dernier ne poursuit pas, il y a alors une interruption « nette ». L'autre cas, celui de l'interruption avec chevauchement, se produit lorsque le locuteur qui interrompt ne parvient à couper la parole au locuteur interrompu qu'après avoir parlé en même temps que lui sur un certain nombre de syllabes. Le chevauchement est un autre dysfonctionnement interactionnel, un autre « raté du système des tours », qui se produit à chaque fois que deux locuteurs ou plus parlent en même temps. Il ne sera pas analysé ici en tant que dysfonctionnement à part entière, mais seulement lorsqu'il accompagne une interruption. Si chacun des dysfonctionnements sert à occuper l'espace discursif, la superposition des deux témoigne d'une motivation redoublée pour parvenir à ce but. Le corpus d'étude est bien défini : il s'agit du débat de l'entre-deux-tours de l'élection présidentielle, organisé le 2 mai 2007. Celui -ci illustre exemplairement le genre du discours débat politique télévisé. Il présente, comme tous les discours appartenant à ce genre, un emboitement énonciatif entre deux sphères coénonciatives imbriquées : – la première est l'interaction en contact, construite autour du face-à-face entre les deux candidats qualifiés à l'issue du premier tour de l'élection présidentielle, Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal. L'échange du 2 mai 2007 est dirigé par deux animateurs, Patrick Poivre d'Arvor et Arlette Chabot, dont le rôle interactionnel est important, même si leur participation, posée d'office comme impartiale, se borne à la distribution de la parole, au lancement des thématiques et au contrôle des temps de parole; – la seconde est la scène englobante, médiatisée, construite entre les participants au débat lui -même et le public, c'est-à-dire l'ensemble des téléspectateurs, qui n'interviennent pas dans cet échange mais le prédéterminent dans son ensemble, puisque c'est bien aux téléspectateurs-électeurs que le débat s'adresse. Cet emboitement énonciatif sous-tend tous les objectifs du débat; car si l'objectif global du genre est de confronter deux visions différentes de la politique en abordant différents thèmes, l'objectif interactionnel des candidats est d'obtenir l'adhésion des téléspectateurs-électeurs aux idées qu'ils défendent, de manière à emporter leurs voix au second tour de l'élection présidentielle. Notre but est de montrer que l'interruption est particulièrement présente dans ce débat d'entre-deux-tours et qu'elle obéit surtout à une visée polémique. Ce sera le premier point. Dans un second point, nous nous intéresserons aux discours qui accompagnent ces interruptions : il arrive, en effet, que les locuteurs parlent du dysfonctionnement, et ces discours nous renseignent sur la relation interpersonnelle construite par les participants au débat, mais aussi sur l'image que les candidats donnent d'eux -mêmes, c'est-à-dire leur ethos discursif (ou celui qu'ils prêtent à leur interlocuteur), lequel influe sur la réception de leur discours par les téléspectateurs. L'analyse statistique est éclairante en ce qui concerne l'importance du dysfonctionnement auquel on s'intéresse. 313 interruptions ont été recensées au total. Le débat dure à peu près deux heures quarante minutes, il y a donc en moyenne une interruption toutes les trente secondes. Mais, étant donné que la première interruption est produite au bout d'un quart d'heure de débat et que les longues tirades des candidats présentant leur programme peuvent durer plus de six minutes, il y a en fait une concentration des interruptions lors de certains passages. Ségolène Royal est celle qui interrompt le plus, avec 148 interruptions effectuées (35 % de ses prises de parole sont des énoncés interruptifs), mais Nicolas Sarkozy n'est pas en reste avec un total de 132 interruptions (30 % de ses prises de parole sont des énoncés interruptifs). Celle qui interrompt le moins, Arlette Chabot, est aussi celle qui parle le moins, avec seulement 13 interruptions pour 75 interventions. Dans ce débat, donc, plus on intervient, plus on interrompt. Il y a plus d'interruptions subies que d'interruptions effectuées, car Arlette Chabot, à deux reprises, interrompt à la fois Patrick Poivre d'Arvor et Ségolène Royal. On remarque aussi que les animateurs interrompent davantage Ségolène Royal (22 interruptions) que Nicolas Sarkozy (seulement 7). Naturellement, ce sont Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal qui s'interrompent mutuellement le plus (avec respectivement 127 et 136 interruptions du discours de l'autre), et la grande majorité de ces interruptions sont à visée polémique, c'est-à-dire que le locuteur qui interrompt marque le dissensus et cherche à imposer sa manière de voir les choses. Sur les 313 interruptions, 237 ont une visée polémique, parmi lesquelles 133 effectuées par Ségolène Royal et 104 par Nicolas Sarkozy. Les animateurs, du fait de leur rôle interactionnel, ne font aucune interruption à visée polémique : ce ne sont pas leurs idées qui sont en confrontation, mais bien celles des candidats. La visée polémique est perceptible à deux niveaux : le premier niveau concerne les contenus, les idées défendues par les candidats; le second niveau, interne au débat, renvoie à leur manière de faire au cours de cette inter-action. Pour ce qui est des contenus, trois grandes thématiques sont sujettes à polémique : tout d'abord, le point de vue des deux candidats, c'est-à-dire leurs opinions politiques (les idéaux qu'ils défendent, leur façon de concevoir la politique), objet de 91 occurrences. Ensuite, la polémique concerne leur programme électoral (les réformes promises), avec 69 interruptions; puis les politiques menées respectivement par leur formation lorsqu'elle est au pouvoir (32 interruptions) : il s'agit alors, pour Ségolène Royal, de discréditer la politique du gouvernement depuis cinq ans (23 occurrences) et de défendre celle du gouvernement socialiste précédent (2 occurrences), et, pour Nicolas Sarkozy, de défendre la politique du gouvernement auquel il appartenait durant le dernier quinquennat (7 occurrences). Enfin, pour ce qui est de leur manière de faire, la polémique concerne la manière dont ils gèrent le débat, avec 45 occurrences. Pour cette thématique, les interruptions sont bien réparties entre les deux candidats, mais renvoient à deux méthodes différentes : ainsi, sur les 25 interruptions effectuées par Ségolène Royal, 16 servent à défendre sa manière de faire, et 9 à critiquer celle de son adversaire; alors que sur les 20 interruptions effectuées par Nicolas Sarkozy, 18 ont pour fonction d'attaquer la manière de faire de la candidate, et seulement 2 à défendre la sienne. Les interruptions à visée polémique se traduisent donc par la défense de son programme, de son point de vue, etc., ou bien par la critique de ceux de l'autre. Mais bien souvent, les deux tendances sont intimement liées : on discrédite le programme de l'autre pour valoriser le sien. Le premier exemple est une interruption effectuée par Nicolas Sarkozy, visant à discréditer le programme de Ségolène Royal : (1) S. R oyal. - […] mais ma taxe elle sera au niveau de ce qui sera nécessaire pour faire de la justice sociale h car une partie une partie une partie \\ N. Sarkozy. - c'est d'une précision bouleversante. La candidate est en train d'expliquer qu'elle veut revaloriser les régimes de retraite au moyen d'une taxe sur les revenus boursiers. Nicolas Sarkozy lui demande de chiffrer la taxe, ce à quoi Ségolène Royal répond : « Mais ma taxe elle sera au niveau de ce qui sera nécessaire pour faire de la justice sociale », et elle veut justifier sa réponse : « car une partie ». Or, à ce moment -là, Nicolas Sarkozy commence un énoncé interruptif qui chevauche le discours de Ségolène Royal. Celle -ci ne peut achever son énoncé : en témoigne cette répétition à deux reprises du syntagme une partie, qui montre qu'elle voulait poursuivre son idée. L'interruption de Nicolas Sarkozy aboutit; c'est lui qui finit son énoncé : « C'est d'une précision bouleversante ». Remarque ironique par laquelle il se moque du programme de Ségolène Royal, qu'il juge peu précis. Cette interruption lui permet donc de critiquer la mesure proposée par la candidate, comme il lui arrive de critiquer sa manière de gérer le débat : (2) N. Sarkozy. - ' fin madame Royal ne m'en voudra pas mais +++ à évoquer tous les sujets en même temps elle risque de les survoler et d'pas être assez précis dans c'qu'attend notre audit - \\ S. Royal. - laissez -moi la responsabilité de mes prises de parole. L'exemple 2 présente une interruption de Ségolène Royal visant à défendre sa manière de faire, critiquée au tour précédent par Nicolas Sarkozy. Celui -ci l'accusait de manquer de précision : « À évoquer tous les sujets en même temps elle risque de les survoler et d'pas être assez précis ». Si ce reproche la concerne en premier lieu, il faut noter qu'il ne lui est pas directement adressé : Nicolas Sarkozy répond ici aux animateurs qui viennent de lui donner la parole. Ce procédé permet au candidat de se positionner au-dessus de son interlocutrice afin de lui reprocher sa manière de conduire le débat et notamment d'enchainer les différentes thématiques. Ségolène Royal l'interrompt alors pour se défendre, en s'adressant à lui directement : elle revendique personnellement ce rôle (« laissez -moi la responsabilité de mes prises de parole ») et conteste par là même à Nicolas Sarkozy le droit de se poser comme porte-parole des téléspectateurs, ce qu'il tentait de faire avant d' être interrompu : « dans c'qu'attend notre audit - \\ ». Son interlocutrice lui refuse donc cette position – qui le placerait au-dessus de l'interaction – et, en se défendant, lui réattribue le rôle de simple participant au débat. Ces deux exemples illustrent les deux fonctions de la visée polémique : critiquer/défendre. Ces deux fonctions sont intimement liées, puisque toutes les prises de parole vont dans le même sens : prouver aux téléspectateurs qu'on est le meilleur candidat. En effet, « les débats politiques sont […] l'occasion de voir des locuteurs chercher à la fois à poser leur légitimité et à contester celle de l'adversaire » (Le Bart, 1998, p. 82), et s'il est toujours efficace, pour poser sa légitimité, de se valoriser, « la délégitimation d'autrui, à qui on dispute la prétention à incarner l'intérêt général, à décider ou même à parler au nom de tous » (ibid.) est aussi fréquemment employée, ces deux moyens étant tout à fait adaptés à la visée polémique. Cette visée, uniquement interactive, est beaucoup moins représentée : seulement 67 interruptions illustrent ce cas. Les énoncés interruptifs de ce type peuvent avoir quatre objectifs : distribuer la parole, contrôler les temps de parole, lancer les thématiques et demander des précisions. Cette visée correspond donc aux différentes manières de gérer l'interaction et convient parfaitement au rôle interactionnel des animateurs. Pourtant, ce n'est pas eux qui effectuent le plus d'interruptions visant à gérer l'interaction (32 occurrences), mais les candidats eux -mêmes (35 occurrences, dont 24 effectuées par Nicolas Sarkozy), adoptant ainsi, à plusieurs reprises, les fonctions propres au rôle interactionnel d'animateur, en particulier pour la distribution de la parole et les demandes de précisions. L'objectif le moins représenté est le contrôle des temps de parole, avec seulement 12 interruptions. Elles sont presque toutes effectuées par les animateurs, qui doivent veiller à l'égalité du temps de parole entre les deux candidats. Une seule occurrence est le fait de Nicolas Sarkozy, à la fin du débat : il dit faire cadeau à Ségolène Royal des trois minutes de retard qu'il a par rapport à elle. Le second objectif est le lancement des thématiques : 19 occurrences illustrent ce cas. 18 interruptions sont effectuées par les animateurs, qui doivent suivre un programme thématique préétabli permettant d'aborder une grande diversité de sujets. Ségolène Royal interrompt une fois Nicolas Sarkozy pour lui rappeler un sujet sur lequel il doit répondre. Le troisième objectif est la distribution nominative de la parole : le corpus présente 19 occurrences de ce type, réparties de façon tout à fait inégale entre les animateurs, auteurs de 4 interruptions seulement, et les candidats, auteurs de 15 interruptions. En fait, les animateurs n'effectuent ce type d'interruption que lorsqu'ils sont obligés de couper la parole à un candidat pour donner la parole à l'autre afin qu'il réponde aux questions ou rattrape son retard de temps de parole. Les candidats savent aussi très bien gérer la distribution de la parole et, par le biais d'interventions métadiscursives, s'octroient la parole ou la donnent à leur adversaire. Ils court-circuitent ainsi les animateurs en endossant leur rôle. Certains énoncés interruptifs peuvent remplir plusieurs objectifs, c'est pourquoi nous avons compté 50 occurrences relevant de ces trois premiers objectifs, alors qu'il n'y a que 45 interruptions. Il n'est pas rare, en effet, que les animateurs profitent du fait d'avoir la parole pour remplir plusieurs fonctions de leur rôle interactionnel, comme le montre l'exemple 3 : (3) S. Royal. - […] qui est en effet un des problèmes les plus les plus aigus \\ P. Poivre d'Arvor. - Nicolas Sarkozy }{ vous avez trois minutes de retard A. Chabot. - et qu'vous avez encore trois minutes de retard et il faut encore traiter beaucoup de sujets L'interruption du discours de Ségolène Royal permet à Patrick Poivre d'Arvor de donner la parole à Nicolas Sarkozy, comme le montre l'apostrophe nominative qui introduit son intervention, et aussi de rappeler l'écart de temps de parole entre les deux candidats – « vous avez trois minutes de retard ». Cet énoncé interruptif remplit bien deux fonctions en même temps. Mais ce qui est intéressant ici, c'est le second chevauchement, entre les deux animateurs : Arlette Chabot surenchérit sur Patrick Poivre d'Arvor en énonçant quasiment la même phrase – « et qu'vous avez encore trois minutes de retard » – et elle ajoute qu' « il faut encore traiter beaucoup de sujets » en faisant référence à leur programme de thématiques. Elle appuie donc son coanimateur et soutient les raisons de son interruption, comme elle le fait souvent au cours du débat : elle vient plus souvent soutenir Patrick Poivre d'Arvor qu'elle ne prend d'initiative dans l'interaction, et pour cela il lui arrive même de l'interrompre ou d'effectuer un chevauchement, comme ici. Le dernier objectif est le plus représentatif de l'emprise des candidats sur la gestion de l'interaction : il s'agit des 22 occurrences qui servent à demander des précisions sur le programme des candidats. Les animateurs n'effectuent que 4 interruptions de ce type et ne le font que dans la dernière demi-heure, pour obtenir des éclaircissements sur des sujets très précis. Ségolène Royal le fait à deux reprises, en posant à Nicolas Sarkozy des questions sur le chiffrage de son programme. Ce dernier, en revanche, effectue 16 interruptions de ce type en interrogeant à de multiples reprises son adversaire sur son programme, tout au long du débat. Pour justifier ces interrogations, il lui arrive de se positionner en tant que porte-parole des téléspectateurs (voir aussi l'exemple 2 ci-dessus) : (4) S. Royal. - […] je parle des 35 heures là \\ N. Sarkozy. - parce que c'est important qu'on sache ce qu'on fait qu'est -ce que & S. Royal. - je parl - \ N. Sarkozy. - & vous changez dans les 35 heures S. Royal. - je vous \\ N. Sarkozy. - on n'y comprend rien L'exemple 4 présente deux interruptions. La première sert à poser la question : « qu'est -ce que & / & vous changez dans les 35 heures »; la seconde est une interruption polémique visant à critiquer le programme de son adversaire en dénonçant son manque de clarté. Ce qui est intéressant ici, c'est le triple emploi du pronom on. Dans l'énoncé « parce que c'est important qu'on sache ce qu'on fait », il distingue les téléspectateurs – le premier on – des deux candidats qui doivent présenter leur programme – le second on. Cet énoncé sert à justifier la question sur le contenu qu'il introduit. Le troisième emploi du pronom, dans l'énoncé interruptif à visée polémique – « on n'y comprend rien » –, renvoie, lui, à la fois au candidat Nicolas Sarkozy et aux téléspectateurs, auxquels il s'allie pour montrer leur incompréhension. Cet exemple montre bien qu'en effectuant des interruptions pour gérer l'interaction, visée incombant théoriquement aux animateurs, les candidats ne respectent pas les fonctions du rôle d'animateur, qui doit rester impartial, mais les utilisent plutôt à des fins polémiques. La visée coopérative représente moins de 3 % des interruptions. Sur les 9 occurrences, 8 (réparties équitablement) sont le fait des candidats et signalent un accord provisoire avec les propos de l'autre. La dernière interruption de ce type est effectuée par Arlette Chabot, qui aide Ségolène Royal à finir sa phrase : (5) s. royal. - je ne suis pas favorable au boycott <mais je pense qu'il faut> \\ a. chabot. - >poser le problème< S. Royal. - poser la question + pour que ça bouge + […] Cet exemple 5 est intéressant car il s'agit d'un cas atypique de soutien linguistique. En effet, il n'est pas rare que les interactants s'aident mutuellement à trouver un mot lorsqu'un locuteur est en panne et marque verbalement sa recherche. Dans le cas évoqué ci-dessus, il n'y a aucun signe, de la part de Ségolène Royal, qui indiquerait qu'elle cherche son mot. Pour comprendre l'intervention d'Arlette Chabot, il faut la resituer dans le débat : cette interruption a lieu au bout de deux heures quinze minutes de débat; Ségolène Royal est très en avance sur Nicolas Sarkozy pour ce qui est du temps de parole, dont Arlette Chabot est garante. La candidate est ici en train de parler du boycott des Jeux olympiques à Pékin et, au cours de son énoncé, son débit ralentit sensiblement. L'animatrice décide de l'interrompre en proposant une fin attendue – « >poser le problème< » – à l'amorce de phrase de la candidate – « <mais je pense qu'il faut> \\ ». Le débit rapide de l'intervention d'Arlette Chabot montre bien son intention d'accélérer et de clôturer l'intervention de Ségolène Royal. Mais celle -ci ne se laisse pas déstabiliser par cette interruption : elle finit sa phrase en reformulant la proposition de l'animatrice, et poursuit son idée en introduisant les objectifs attendus de cette mise en question. L'interruption est un dysfonctionnement interactionnel très présent dans le débat de l'entre-deux-tours : 25 % des prises de parole sont des énoncés interruptifs. Les trois-quarts de ces interruptions sont à visée polémique : elles correspondent donc bien à l'objectif du genre du discours débat politique télévisé, qui est de confronter deux programmes politiques différents. Si l'analyse des interruptions nous renseigne sur les objectifs discursifs des participants au débat, l'analyse des discours accompagnant les interruptions peut, elle, nous renseigner sur la relation interpersonnelle construite par les interactants. L'interruption construit inévitablement un rapport de force entre le locuteur qui interrompt et celui qui est interrompu. En effet, interrompre quelqu'un donne un pouvoir sur la parole de l'autre, ce qui constitue l'offense conversationnelle dont parle Catherine Kerbrat-Orecchioni. L'interruption est une menace pour la face d'autrui. Il existe donc des précautions verbales permettant de préserver la face de celui qu'on interrompt, mais aussi des formules permettant au locuteur interrompu de préserver sa propre face. Nous renvoyons ici, bien évidemment, au concept de Goffman (1973 et 1974) et notamment au travail de figuration (face work) qui correspond à « tout ce qu'entreprend une personne pour que ses actions ne fassent perdre la face à personne (y compris elle -même) » (1973, p. 15). Nous référons également au concept de Face Threatening Acts de Brown et Levinson (1978 et 1987), qui correspond au classement des différents actes menaçants pour la face. Ces notions permettent d'analyser les discours accompagnant les interruptions, mais on ne peut pas les appliquer directement au corpus étudié à cause des spécificités du débat politique télévisé. On ne peut en effet traiter les interruptions de ce genre de la même manière que pour les conversations quotidiennes, par exemple. Le fait est que les interruptions sont tout à fait attendues, à la fois par les participants et par les téléspectateurs, dans ce genre basé sur la confrontation. Pourtant, comme nous le rappelle Robert Vion : Même dans les interactions compétitives, comme le débat ou la dispute, nous trouvons des formes de coopération [… ]. Le débat représente aujourd'hui, avec sa variante du face-à-face télévisé, la version moderne du tournoi chevaleresque où tous les coups ne sont pas permis en raison d'un code de courtoisie (1992, p. 126). C'est pourquoi il arrive que les interruptions soient accompagnées de discours visant à atténuer l'offense, même s'ils servent aussi, et surtout, à construire un ethos discursif positif pour le public. Avant tout, il faut noter que la majorité des interruptions est effectuée sans aucune précaution verbale : le locuteur qui interrompt s'en tient à ce qu'il voulait dire et ne tient pas compte de l'interruption dans son énoncé. Mais parfois, le locuteur interrompant accompagne l'interruption d'un discours visant à préserver la face du locuteur interrompu. Il peut prévenir l'interruption au moyen d'un discours préliminaire pour en atténuer l'offense, ou réparer cette offense a posteriori en s'excusant. Pour comprendre ces discours qui accompagnent l'interruption, il faut les analyser en relation avec l'emboitement énonciatif proposé par la médiatisation du débat politique. En effet, ces discours n'ont pas la même valeur selon qu'on les analyse en fonction de la première interaction – en présence – ou en fonction de la sphère englobante médiatisée. Pour les participants au débat, l'objectif n'est pas tant de préserver la face de leur adversaire que de montrer aux téléspectateurs leur souci de le faire. Ainsi, les formules sont davantage attendues, contraintes par le genre et notamment par la médiatisation, qu'elles ne relèvent réellement du face work. Pour illustrer cela, j'ai choisi une occurrence très particulière puisqu'il s'agit de la première interruption : (6) N. Sarkozy. - + bon ++ j'v - j'veux pas polémiquer avec euh Madam'Royal j : je dirai juste un mot elle trouve qu'y a pas assez de policiers c'est dommage que le groupe socialiste n'ait pas voté les créations d'emplois d'policiers + sur les quatre dernières années c'est dommage pa'ce que \\ S. Royal. - vous permettez qu'j'vous qu'j'vous interrompe Le débat a commencé depuis quinze minutes, sans interruption jusque -là. Ségolène Royal vient, au tour précédent, d'expliquer qu'elle ne veut pas diminuer le nombre de fonctionnaires, contrairement à Nicolas Sarkozy, parce qu'elle estime qu'il n'y a pas assez de policiers. Ce dernier répond ici à sa remarque : il affirme ne pas vouloir polémiquer, mais discrédite tout de même les propos de la candidate en rappelant l'opposition des socialistes aux créations de postes dans la police au cours des quatre dernières années; il souhaite s'expliquer – « c'est dommage pa'ce que \\ » – mais il est interrompu par Ségolène Royal qui lui demande l'autorisation de le faire : « vous permettez qu'j'vous qu'j'vous interrompe ». Cette précaution verbale permet à la candidate de préserver la face de son interlocuteur en ne lui coupant pas la parole de manière abrupte, mais au moyen d'une formule métadiscursive à laquelle Nicolas Sarkozy répondra : « Bien sûr, Madame. » Elle pourra alors exposer les raisons de son interruption en procédant à la critique de sa politique. L'utilisation de précautions verbales s'explique par le fait que Ségolène Royal est très consciente du caractère offensif de son interruption, mais aussi parce qu'il s'agit de la première interruption du débat et qu' à ce titre, elle nécessite un discours accompagnateur. Pourtant, à un autre niveau, cette formule métadiscursive permet aussi à la locutrice de ne pas apparaitre aux yeux des télé-spectateurs comme quelqu'un d'agressif, mais comme une locutrice polie et maitre de son discours. Cette formule participe à la construction de l ' ethos discursif positif de Ségolène Royal, visant bien entendu à emporter l'adhésion des téléspectateurs-électeurs. Ces discours accompagnant l'interruption sont assez rares par la suite, les interruptions étant généralement effectuées sans aucune précaution verbale. Dans ce cas, le locuteur offensé, qui a subi l'interruption, peut reprocher cette dernière au locuteur interrompant, ce que fait Ségolène Royal dans l'exemple 7 : (7) S. Royal. - attendez a - cessez de m'interrompre parce que je connais bien la technique & N. Sarkozy. - excusez -moi mais euh \ S. Royal. - & deuxièmement nous prendrons en compte la pénibilité des tâches Dans le cotexte amont, Nicolas Sarkozy l'a interrompue à plusieurs reprises en lui posant des questions sur son programme. Il a ainsi menacé la face de Ségolène Royal, qui lui reproche ici : « attendez a - cessez de m'interrompre », en justifiant sa remarque : « parce que je connais bien la technique ». Nicolas Sarkozy s'excuse; il répare donc l'offense mais essaie tout de même de la justifier : « mais euh ». Il est pourtant contraint de s'auto-interrompre et c'est Ségolène Royal qui poursuit son tour. Au premier niveau, il y a la volonté de préserver sa face, mais au second niveau, il y a surtout la crainte d' être vu perdant la face, qui contraint la candidate à se manifester. Ce reproche lui permet de reprendre la parole et de pouvoir enchainer sur la suite de son discours en maitrisant l'espace discursif : en témoigne l'auto-interruption de Nicolas Sarkozy. Le locuteur offensé peut aussi reprocher à son interlocuteur son comportement de manière plus détournée, comme dans l'exemple 8 où Nicolas Sarkozy demande l'autorisation de poursuivre son énoncé : (8) N. Sarkozy. - madame est -ce que vous est -ce que vous souf - & S. Royal. - en deux-mille deux N. Sarkozy. - & est -ce que vous souffrez que je puisse faire une phrase S. Royal. - mais je vous en prie Ici, c'est Ségolène Royal qui, dans le cotexte amont, a interrompu Nicolas Sarkozy à plusieurs reprises, pour discréditer sa politique et plus précisément ses promesses de 2002 contre la délinquance. Nicolas Sarkozy lui demande : « madame est -ce que vous est -ce que vous souf - & / & est -ce que vous souffrez que je puisse faire une phrase ». On remarque qu'un passage de la question est en chevauchement avec une remarque de la candidate qui précise l'année où son adversaire a mis en place sa politique. Cette requête de Nicolas Sarkozy laisse entendre que Ségolène Royal ne respecte pas son interlocuteur, victime des interruptions répétées de la candidate : en témoigne le choix du verbe souffrir, d'un registre soutenu assez inattendu. Celle -ci l'invite alors à poursuivre son discours en lui répondant : « mais je vous en prie ». Sur le plan de la relation interpersonnelle, cette formule métadiscursive permet à Nicolas Sarkozy de préserver sa face en ne se laissant pas interrompre sans protester. Mais elle sert aussi à construire une certaine image de son interlocutrice auprès des téléspectateurs, puisqu'il fait passer Ségolène Royal pour quelqu'un d'irrespectueux. S'il est courant dans toute interaction de préserver la face de son interlocuteur ou la sienne lorsqu'il y a offense, dans un débat politique télévisé, la plupart des interruptions ne font l'objet d'aucune précaution verbale. En effet, le genre tolère, plus qu'un autre, la présence du dysfonctionnement interactionnel qu'est l'interruption. Pourtant, « les infractions manifestes aux règles d'alternance et les rappels à l'ordre qu'elles entrainent de la part des interlocuteurs et/ou des animateurs ne sont jamais sans conséquence sur l'image que le public se fait des débattants » (Trognon, Larrue, 1994, p. 63). C'est pourquoi les précautions verbales qu'on peut relever dans le débat politique télévisé ont généralement une autre fonction que la réelle préservation des faces : elles servent à construire une image positive du locuteur pour les téléspectateurs. Bien entendu, plus l'image est positive, plus le candidat a de chances de gagner la voix de l'électeur qui regarde le débat. L'interruption est un dysfonctionnement dont tous les locuteurs sont conscients : il n'est pas rare, dans la vie de tous les jours, de reprocher ou de se voir reprocher d'avoir interrompu. De même, les participants au débat ont remarqué la présence des interruptions, qu'ils en soient les auteurs ou les victimes : en témoignent les formules métadiscursives analysées supra. Le public est, lui aussi, sensible aux interruptions effectuées par les interactants, car les téléspectateurs ne jugent pas seulement les programmes des candidats mais aussi leur attitude et leur façon de se comporter. Ils ont donc remarqué l'importance de l'interruption dans ce débat de l'entre-deux-tours. C'est, en effet, un phénomène langagier tout à fait fondamental, inhérent au genre du discours débat politique télévisé et complètement lié à la visée polémique qui caractérise le genre : le dysfonctionnement ne marque plus ici le mauvais fonctionnement de l'interaction, mais participe pleinement au fonctionnement lui -même en régulant l'interaction et en construisant la relation interpersonnelle. Si, à l'échelle du débat, l'interruption permet aux interactants de se positionner les uns par rapport aux autres, de mettre en avant leur esprit critique et de s'affirmer en tant que locuteurs, à l'échelle de l'interaction médiatisée, il convient de montrer au public à la fois qu'on est un locuteur respectueux de son adversaire, mais qu'en même temps on est quelqu'un de déterminé et fort – bref, qu'on est un bon président potentiel. Les discours qui accompagnent les interruptions servent à construire cette image du parfait candidat en travaillant un vrai ethos de président, qu'il s'agisse d'user de politesse pour préserver la face de l'autre ou de réagir lorsque sa propre face est menacée. Une autre tactique consiste à faire passer son adversaire pour un mauvais candidat en commentant son comportement agressif et incontrôlé pour que le public en prenne bien note. Ainsi, quand il ne reste plus dans l'arène politique que deux candidats, chaque fois que l'un ternit l'image de son adversaire, il valorise forcément la sienne . | Cet article propose l'analyse d'un dysfonctionnement interactionnel - l'interruption -dans le débat de l'entre-deux-tours de l'élection présidentielle de 2007. Il démontre d'abord que l'interruption est très présente dans ce débat et qu'elle obéit principalement à une visée polémique. Ensuite, l'analyse porte sur les discours accompagnant les interruptions, qui servent à préserver la face et à construire l'ethos discursif des interlocuteurs. | linguistique_11-0319733_tei_411.xml |
termith-659-linguistique | On a coutume de considérer que les langues romanes occupent une place à part parmi les langues du monde du fait que leur ancêtre commun, le latin, est largement attesté, notamment dans ses variétés hautes. Or il est bien connu que la protolangue que la grammaire comparée-reconstruction (cf. Fox, 1995) des langues romanes permet de reconstruire, le protoroman, se distingue du latin classique dans le domaine phonologique (quantité ↔ aperture vocalique), syntaxique (ordre des mots), morphosyntaxique (article défini) et lexical (ago †, fungor †, gero † ↔ facio). Qu'en est-il du champ de la morphologie constructionnelle ? Le présent article se propose de jeter les bases d'une exploration des particularités du protoroman dans ce domaine, en partant de l'exemple de la préfixation en */de-/ et en */d is - /. Cette étude se situe dans le cadre référentiel de la grammaire comparée-reconstruction. Il s'agit là d'une méthode éprouvée en linguistique génético-historique générale, dont Jean-Pierre Chambon (2007; à paraître) a dernièrement préconisé l'adoption effective en linguistique romane et qu'une équipe internationale récemment constituée s'efforce d'appliquer dans le cadre du Dictionnaire Étymologique Roman (cf. DÉRom; Buchi & Schweickard, 2008; 2009). Nous nous proposons ici, en partant du témoignage des langues romanes, de décrire les propriétés de la dérivation en */de-/ et en */d is - / du protoroman : il s'agira de déterminer les contraintes, phonologiques et/ou morphosyntaxiques, qui pèsent éventuellement sur le choix des bases de dérivation, d'établir la catégorie grammaticale des dérivés, enfin de calculer le sémantisme des préfixes. Afin de concentrer notre exploration sur le seul protoroman, l'ancêtre commun des parlers romans que la méthode comparative permet de reconstruire, à l'exclusion d'autres moyens de connaissance du latin global, notre nomenclature sera limitée aux étymons marqués d'un astérisque dans le REW 3 et donc en principe non attestés en latin écrit de l'Antiquité. Après en avoir enlevé les cas où l'astérisque avait été mis par erreur (REW 3 s.v. * dēramāre, cf. TLL s.v. dērāmo; s.v. * dĭschŏrdāre, cf. TLL s.v. discordo; s.v. * dĭscŭlcĕus, cf. von Wartburg in FEW 3, 91b, DISCALCEUS et Iliescu, 1958 : 23; s.v. * dĭslĭgāre, cf. TLL s.v. disligo; s.v. * dĭssēpĕrāre, cf. TLL s.v. dissēparo; s.v. * dĭsvĕstire, cf. TLL s.v. disvestīre) et ceux où la préfixation est intervenue à un état dérivationnel antérieur (REW 3 s.v. dĭsparpallare < dispār + pallāre; REW 3 s.v. dĭstrĭctia : « abstraktum zu districtus », von Wartburg in FEW 3, 100b, * distrĭctia), la liste de dérivés à analyser comporte treize préfixés en */de-/ et douze en */d is - /. La première étape de notre recherche consistera à porter un regard critique sur ces vingt-cinq étymons du REW 3, qui équivalent potentiellement à autant de dérivés protoromans : il s'agira de reconsidérer l'étymologie de dizaines de lexèmes romans identifiables en synchronie comme des préfixés. Le problème majeur à résoudre concernera le statut hérité ou dérivé (cf. Popovici, 1992) de ces lexèmes : la dérivation s'est-elle faite en protoroman ou bien s'agit-il d'un phénomène idioroman, c'est-à-dire intervenu dans un ou plusieurs idiome(s) après l'éclatement du latin en de multiples parlers romans ? Dans certains cas, il sera en outre nécessaire de s'assurer de la justesse de l'attribution à l'un ou à l'autre préfixe. Cette étape du travail s'appuiera sur les résultats de recherche, très fiables, qui sont disponibles dans le domaine de la grammaire historique des langues romanes : Protorom. */de-/ > dacoroum. de -, dalm. de ‑, it. di ‑ (de ‑ sous influence savante ou dialectale), sard. (logoud.) de ‑, frioul. de - ou di ‑, romanch. /d(ə)‑/, fr. /də‑/, occit. de -, cat. /də‑/, esp. de -, port. /də‑/ (Meyer-Lübke, 1890 : 1 : 279 : § 352; Bartoli, 1906 : 2 : 343 § 313; Ronjat, 1937 : 3 : 442 § 728; Williams, 1962 : 42 § 41; 61 § 63; Rohlfs, 1966 : 1 : 162 § 130; 1969 : 3 : 350 § 1010; Wagner, 1984 : 46 § 32; 1989 : 568; Eichenhofer, 1999 : 194 § 263a; 199 § 267a). Protorom. */dɪ s ‑/> dacoroum. des - ou dis ‑, dalm. des ‑, it. dis‑ (des‑ dans les dialectes septentrionaux; devant consonne sonore, phénomènes d'assimilation dans les dialectes méridionaux), sard. (logoud.) (di)s‑, frioul. di -, romanch. /(di)s‑/ et /(di)‑/ (/sd‑/ et /ʒd‑/ devant /r/), fr. /de-/, occit. des‑ (devant consonne dialectalement dei‑, de‑, di‑; derr‑ à côté de desr‑; souvent lang. aquit. de‑ + C ↔ prov. des‑ + C), cat. /dəs‑/, esp. des‑, port. /dəs‑/ (Meyer-Lübke, 1890 : 1 : 279 § 352; Bartoli, 1906 : 2 : 343 § 313; Ronjat, 1932 : 2 : 194 § 323; 1937 : 3 : 443 § 728; Williams, 1962 : 42 § 41; 61 § 63; 164 § 150; Rohlfs, 1966 : 1 : 162 § 130; 1969 : 3 : 350-351 § 1011; Wagner, 1984 : 46 § 32; 100 § 80; Benincà, 1989 : 568; Fischer, 1989 : 47; Eichenhofer, 1999 : 332-333 § 466; 405 § 612a). Parmi les treize dérivés protoromans en */de‑/ répertoriés par le REW 3 (* dēcadēre, * dēĕxcĭtāre, * dēfalcāre, * delŏcāre, * dēmīcāre, * dēpalantiāre, * dēpanāre, * dēprōnāre, * dēradīcāre, * dērapīnāre, * dērēnāre, * dērĭmāre, * dēstiliāre), nous proposons d'en écarter dix (ci-dessous 3.1.), ce qui porte à trois (3.2.) le nombre de dérivés en */de‑/ à considérer pour la modélisation (3.3.). (1) * dēĕxcĭtāre. – Nous pensons nécessaire de renoncer à l'étymon * dēĕxcĭtāre postulé par REW 3. En effet, malgré DEX 2 (« probable lat. de‑excitare »), dacoroum. a deştepta v.tr. ‘ éveiller ' (dp. 1551/1553, Tiktin 3) n'incite pas à reconstruire un tel étymon, même s'il n'existe pas de véritable consensus à propos de son origine (Arvinte in Tiktin 3 : prob. < * dĭsperrĕctāre; Cioranescu, 1966 et DLR : < dĭspectāre). En dépit de Elmendorf, 1951 (« de-excitare »), le rattachement à un tel étymon de dalm. destruár v.tr. ‘ réveiller ' (sans étymologie, Bartoli, 1906 : 2 : 179) paraît phonétiquement difficile. Le critère phonétique empêche également de donner raison à Alessio in DEI (« * deexcitāre ») pour l'étymologisation d'ait. descitare v.tr./intr. ‘ (se) réveiller ' (1324/1328 — xiv e siècle), ‘ (faire) passer à l'action ' (1342 — 1356/13567, tous les deux Sestito in TLIO) : au vu des occurrences, majoritairement de type <desed‑>, un rattachement à un protorom. */dIs-'sed‑a-/, dérivé de lat. sēdāre v.tr. ‘ calmer, apaiser ' (OLD s.v. sēdō; non continué dans les langues romanes), pourrait être envisagé. Malgré Alessio in DEI (« * deexcitāre ») et DELI 2 (« * deexcitāre »), il paraît de même impossible, à en croire le témoignage des formes anciennes, de faire remonter à un protorom. */de-'es-kit-a-/ it. destare v.tr. ‘ réveiller; stimuler ' (dp. xiii e siècle, Consales in TLIO). Enfin, pour ce qui est de lad. descedè (« dē‑excitāre », dp. 1763, Kramer/Fiacre in EWD) et de romanch. ṣdaṣdar (« Zus. aus de - und excĭtāre », Eichenhofer in Bernardi et al. 1994), en raison de leur isolement géographique, leur témoignage ne nous paraît pas suffisant pour postuler l'existence d'un lexème protoroman. (2) * dēfalcāre. – Parmi les données réunies par REW 3 s.v. * dēfalcāre, seul it. defalcare v.tr. ‘ retrancher d'une somme, d'une quantité ' (dp. 1342 [defalcare; 1351 (?)/1374 : difalca ], Carosella in TLIO; « lat. parl. e mediev. [sec. xiv, Stat. Udine] defalcāre », DELI 2; « v. dotta, lat. medioev. dēfalcāre », Alessio in DEI) semble raisonnablement pouvoir être considéré comme indigène. Nous proposons d'y voir un dérivé d'ait. falcare v.tr. ‘ couper ' (fin xiii e siècle), ‘ se mouvoir comme la faux ' (1321-1399, tous les deux Gasparrini in TLIO). En effet, des raisons phonétiques et historiques (importance du système bancaire italien au Moyen Âge) nous conduisent à suivre les auteurs qui analysent comme des emprunts (à l'italien, ou éventuellement au latin médiéval d'Italie) frioul. defalcâ v.tr. ‘ retrancher d'une somme, d'une quantité ' (dp. 1400, « lat. mediev. defalcare [a. 1370 Piccini Fab. cot. 13] »), difalcâ (« voce letter., da lat. parl. e mediev. defalcāre (Statuti Udine, sec. xiv) », tous les deux Marinucci in DESF), fr. défalquer (dp. 1384, < it., von Wartburg in FEW 3, 378b, * falcare 2; < latméd., TLF), occit. de(s)falcar (dp. 1463, < it., von Wartburg in FEW 3, 378b-379a), cat. defalcar (1341-1822 [substitué par la suite par desfalcar, dp. 1803 ], prob. < it., DECat), esp. desfalcar ‘ escroquer ' (dp. av. 1565 [‘ voler '; aussi defalcar, 1582 ], prob. < it., DCECH) et port. desfalcar ‘ retrancher d'une somme, d'une quantité; escroquer ' (dp. 1384, « lat. medv. defalcāre », Houaiss; « do lat. dēfalcāre [… ], com substituição prefixal, de de‑ por des‑ », DELP 3). (3) * delŏcāre. – Il nous paraît impossible de reconstruire un protorom. */de-'lOk-a-/ v.tr. ‘ installer ' (REW 3 s.v. * delŏcāre) à partir d'un seul lexème appartenant au dialecte italien des Abruzzes. Nous proposons donc de supprimer cet article du REW 3 et de considérer la donnée qu'il contient comme d'origine inconnue. (4) * dēmīcāre. – On considère communément qu'un protorom. */de-'mik-a-/ peut être reconstruit à partir de dacoroum. a dumica v.tr. ‘ dépecer, couper, briser ' (dp. 1679, issu par dissimilation d'un plus ancien a demica, attesté av. 1686, Arvinte in Tiktin 3; REW 3 s.v. * dēmīcāre; Cioranescu, 1966; ‘ prob. ', DEX 2) et aroum. dińic (< * demīcare; Pascu, 1925 : 1 : 133; Papahagi, 1974). Or, en l'absence de cognats en dehors du domaine roumain, nous préférons considérer que la dérivation, en de ‑, ne remonte qu'au protoroumain et non pas au protoroman. Roum. a dumica apparaît alors comme un parallèle onomasiologique intra-roman des dérivés en des ‑ afr. et oïl. démier v.intr. ‘ se rompre en morceaux ', occit. desmica v.tr. ‘ émietter ' (< fr. mie, occit. mica s.f. ‘ miette ', von Wartburg in FEW 6/2, mīca I 1 a et 2 a) et esp. desmigar ‘ émietter ' (< esp. miga s.f. ‘ miette ', DCECH). Dès lors, on s'aperçoit que ces verbes, en de ‑ et en des ‑, sont spécifiques des idiomes ayant maintenu protorom. */'mik-a/ s.f. ‘ miette ' (REW 3; FEW 6/2, 76a), ce qui n'est en effet pas favorable à l'hypothèse d'une dérivation protoromane. (5) * dēpalantiāre. – L'article * dēpalantiāre du REW 3 repose sur une seule donnée (lorraine). Nous pensons que l'on peut utilement faire l'économie de cette entrée en suivant von Wartburg in FEW 7, 485b, palam I 2 b, qui considère le préfixe de lorr. dèpalancié v.tr. « débrailler » comme de formation idioromane. (6) * dēprōnāre. – L'article * dēprōnāre du REW 3 est à supprimer : la seule donnée qu'il contient, aesp. deprunar, est analysée comme une formation interne s.v. prōnāre, analyse confirmée (et précisée) par Coromines et Pascual in DCECH s.v. desmoronar. (7) * dēradīcāre. – On peut faire l'économie de l'article * dēradīcāre du REW 3, qui réunit deux verbes, l'un italien, l'autre espagnol : tant it. diradicare v. ‘ déraciner ' qu'aesp. derraigar s'analysent comme des formations idioromanes (DELI 2; Coromines et Pascual in DCECH s.v. raíz). (8) * dērapīnāre. – L'article * dērapīnāre du REW 3 est à supprimer : si l'étymologie de dacoroum. a dărăpăna v.tr. ‘ écorcher ' (dp. 1654, Tiktin 3) est encore discutée – Arvinte in Tiktin 3 : « anscheinend zu lat. rapio, ‑ ĕre ‘ reißen ', das Suff. (lat. ‑ ĭn ‑ ?) ist schwierig »; Cioranescu, 1996 : < dēruncĭnāre; DLR : emprunt au bulgare –, l'hypothèse */de‑ra'pin-a-/ peut être exclue (« * derapinare est impossible », Graur, 1937 : 95; cf. Cioranescu, 1966), malgré un avatar inexpliqué (« probabil lat. * derapinare ») dans DEX 2. (9) * dērĭmāre. – On peut faire l'économie de l'article * dērĭmāre du REW 3, qui ne contient que dacoroum. a dărâma, pour lequel Meyer-Lübke hésite entre cet étymon et [*] dēramāre (cf. ci-dessous 4.2.). (10) * dēstiliāre. – Suite à une suggestion d'Antoine Thomas, REW 3 classe occit. (rouerg.) desteilla v.intr. ‘ tomber (fruits avortés ou véreux) ', destel s.m. ‘ fruit qui tombe avant sa maturité ' sous une entrée * dēstiliāre ‘ (zu stilus ‘ Stiel ') ', analyse reprise par von Wartburg, 1928 in FEW 3, 55b, * destiliare et nuancée par Zumthor, 1964 in FEW 12, 268a, stilus en « soit […] * destilium [… ], soit […] un verbe * destillare influencé par stillare ». Cette étymologie se dénonce comme suspecte d'une part par le caractère diatopiquement isolé de la matière lexicale donnée comme héritée, d'autre part par l'étrangeté morpho-sémantique résidant dans dē ‘ de ' + stilus ‘ tige ' + conversion N‑V ✂ destiliare/destillare ‘ tomber (d'un arbre) '. En réalité, les données occitanes sont congénères de frpr. (Suisse Romande) dètèlā v. intr. ‘ dégoutter (en parlant de l'eau qui s'écoule du toit) ' (< destillare, Müller in GPSR 5, 516b), dètē s.m. ‘ fruits tombés de l'arbre et impropres à la vente ou à la conservation ' (dp. 1421 [destez pl. ], déverbal de dètèlā, Müller in GPSR 5, 515b). Ces données sont à classer FEW 3, 55b, destillare 1, section qui réunit des matériaux héréditaires francoprovençaux et franc-comtois, où rouerg. destel s.m. ‘ fruit qui tombe avant sa maturité ' trouve sa place naturelle, de même que desteilla v.intr. ‘ tomber (fruits avortés ou véreux) ', dont la palatale /-λ-/, non étymologique (protorom. /-ll-/ > rouerg. /-l-/, cf. Ronjat, 1932 : 148-149 : § 303), s'explique sans doute par une réfection sur le modèle de rouerg. bièl, bièillo ‘ vieux ', bièilli ‘ vieillir ', bièillún s.m. ‘ vieillesse ' (tous Vayssier, 1879). Par conséquent, les articles * dēstiliāre du REW et * destiliare du FEW (de même que le paragraphe I 1 de son article STILUS) sont à supprimer (cf. Duraffour, 1929 : 456). (1) */de-'kad-e-/. — Protorom. */de-'kad-e-/ v.intr. ‘ tomber dans un état inférieur à celui où l'on était' (REW 3 s.v. * dēcadēre), dérivé de protorom. */'kad-e-/ v.intr. ‘ tomber ' (Buchi in DÉRom s.v. */'kad-e-/; REW 3 s.v. cadĕre/*cadēre; TLL s.v. cado; cf. aussi */dɪs‑'kad-e-/, ci-dessous 4.2.), se déduit d'it. decadere v.tr. ‘ tomber dans un état inférieur à celui où l'on était' (dp. xiii e siècle, Berisso in TLIO; « rifacimento su cadere del lat. decĭdere ‘ cader giù ' [comp. di dē ‑ e cădere ‘ cadere '] », DELI 2 [malgré Alessio in DEI, qui opte pour un cultisme]), occit. ⌜ decazer ⌝ (dp. 1160/1180, Raynouard; FEW 2, 28b, cadĕre I 3), gasc. decade ‘ diminuer ' (FEW 2, 28a, cadĕre I 3), cat. decaure ‘ déchoir ' (dp. 1398, DECat; Moll, 1928-1931 : 76 [malgré Coromines in DECat, qui opte pour une dérivation idioromane ]) et esp. decaer (dp. 1220/1250, DCECH). (2) */de-'pan-a-/. – Protorom. */de-'pan-a-/ v.tr. ‘ dévider ' (REW 3 s.v. * dēpanāre; Faré, 1972), dérivé de protorom. */'pan-u/ s.m. ‘ fil tissé ' (REW 3 s.v. panus; TLL s.v. pānus), se déduit de dacoroum. a depăna v.tr. ‘ dévider ' (dp. 1673, DLR; Tiktin 3; Cioranescu, 1966; DEX 2), méglénoroum. deapin (Capidan, 1935), aroum. deapin (Pascu, 1925 : 1 : 76; Papahagi, 1974), it. depanare (dp. av. 1348, DELI 2), dipanare (dp. av. 1543, DELI 2), afr. devener (douteux, von Wartburg in FEW 3, 44b, * depanare), frpr. debana (FEW 3, 44b), occit. debanar (dp. 1 er t. 13 e s., Raynouard; FEW 3, 44b; von Wartburg in FEW 17, 323a, taub n. 1; « dē - est continué dans […] debana », Ronjat, 1937 : 3 : 442 : § 728), cat. debanar (dp. 1381/1386, DECat; Moll, 1928-1931 : 78), esp. devanar (dp. ca 1400, DCECH) et peut-être de port. dobar (dp. 1562, d'origine inconnue ou < * depanare, Houaiss, 2001; « possìvelmente, de um * depanāre », DELP 3). (3) */de-'ren-a-/. – Protorom. */de-'ren-a-/ v.tr. ‘ éreinter ' (REW 3 s.v. * dērēnāre; Faré, 1972), dérivé de protorom. */'ren-e/ s.m. ‘ rein ' (REW 3 s.v. rēn; TLL s.v. rēnēs; cf. aussi */dɪs‑'ren-a-/, ci-dessous 4.2.), se déduit de dacoroum. dial. (sud Transylvanie) a dărâna v.tr. ‘ éreinter ' (Cioranescu, 1966 [malgré Philippide, 1907 : 309 : « de ‑ + rînă » et DLR : étymologie inconnue]), aroum. dirin v.tr. /pron. ‘ déchirer; s'épuiser ' (Pascu, 1925 : 1 : 127 [malgré Papahagi 1974 : « < lat. delirare » ]) et it. direnare v.tr. ‘ éreinter ' (av. 1597-av. 1704, GDLI; aussi dialectes italiens, FEW 10, 251b [malgré Battaglia in GDLI, qui opte pour une formation idioromane]). Notre corpus ne contient que trois dérivés protoromans en */de‑/, chiffre indécemment bas pour une modélisation digne de ce nom. Il semble toutefois possible de faire un certain nombre d'observations. Un premier résultat réside justement dans le caractère très réduit des formations concernées : force est de constater que contrairement à ce que la nomenclature du REW 3 laisserait penser (treize items concernés), le préfixe */de‑/ du protoroman n'est que très faiblement productif. Les dérivés créés à l'aide du préfixe sont sans exception des verbes, ce qui s'oppose au latin classique, où dē ‑ sert à former tant des verbes que des adjectifs (Leumann, 1963 : 254). Pour ce qui est des bases de dérivation concernées, il s'agit majoritairement de substantifs (protorom. */'pan-u/ s.m. ‘ fil tissé ' et */'ren-e/ s.m. ‘ rein '), auxquels on opposera le seul verbe du corpus (protorom. */'kad-e-/ v.intr. ‘ tomber '). Ce ratio confirme des observations faites par nos prédécesseurs : « verbs compounded with de ‑ […] occur in large numbers at all periods of the sermo plebeius, but [
…] the later compounds are chiefly denominative » (Cooper, 1895 : 271; cf. aussi Väänänen, 1981 : 95-96). Il est aussi parfaitement compatible avec la situation des langues romanes, où les continuateurs de protorom. */de‑/ servent (à part en français, qui a abandonné le préfixe) presque exclusivement à former des verbes dénominaux (Meyer-Lübke, 1894 : 2 : 623 § 602). On notera par ailleurs que deux des trois bases concernées (*/'kad-e-/ et */'ren-e/) ont également généré un dérivé en */dɪs-/. Notre échantillon est trop réduit pour que nous puissions nous prononcer sur une éventuelle contrainte phonologique qui affecterait la sélection des bases. Notons simplement que l'on rencontre deux occlusives sourdes (*/k‑/ et */p‑/) ainsi que la latérale */r‑/. Le préfixe se terminant par */‑e/, l'absence de bases commençant par une voyelle est peut-être significative. Quelle est la valeur sémantique assignable au préfixe */de‑/ ? Elle semble être double : d'une part ‘ changement d'état' (*/de‑'kad‑e-/ v.intr. ‘ tomber dans un état inférieur à celui où l'on était'et */de‑'pan‑a-/ v.tr. ‘ dévider '), d'autre part ‘ (valeur privative) ' (ici avec hyperbole : */de-'ren-a-/ v.tr. ‘ éreinter '). Ces deux sens représentent une sélection parmi ceux du latin classique, qui connaît en outre les sémantismes ‘ mouvement de haut en bas ', ‘ action faite d'après un objet', ‘ déplacement', ‘ éloignement', ‘ (valeur diminutive) ', ‘ achèvement'et ‘ superlatif ' (Ernout & Meillet, 1959 s.v. dē). En revanche, notre corpus ne confirme pas la neutralisation du sémantisme du préfixe */de‑/ telle qu'elle est en général pointée pour le latin vulgaire (Cooper, 1895 : 246-248; Väänänen, 1981 : 95; cf. aussi Ernout & Meillet 1959 s.v. dē et Biville 1998 : 201). Le dépouillement du REW 3 fait apparaître douze dérivés protoromans en */dɪs‑/ (REW 3 s.v. * dĭscăpĭtāre, * dĭsdĭgnāre, * dĭsfībŭlāre, * dĭsglabrāre, * dĭsjējūnāre, * dislĕgīre, * dĭsparēscĕre, * dĭsrēnāre, * dĭsrŏteŏlāre, * dĭsrūpāre, * dĭstractĭāre, * dĭsvēlāre). Nous proposons d'en écarter sept (ci-dessous 4.1.) et d'en garder cinq (4.2.), ce à quoi il faut ajouter deux formations (*/dɪs‑'kad-e-/ et */dɪs‑'ram‑a-/) auxquelles nous proposons de rattacher une partie des matériaux classés par Meyer-Lübke in REW 3 s.v. * dēcadēre et * dēramāre, ce qui porte à sept le nombre de dérivés à considérer pour la modélisation (4.3.). (1) * dĭsfībŭlāre. – L'article * dĭsfībŭlāre du REW 3 doit être supprimé : it. sfibbiare v.tr. ‘ déboucler ' (dp. av. 1400) s'analyse comme un dérivé d'it. fibbia (DELI 2 [à moins de représenter exfībŭlāre, comme le proposent Pellegrini et Battisti in DEI ]); fr. défubler ‘ enlever ' (ca 1138 – 1900) est issu d'une greffe préfixale de fr. affubler (von Wartburg & Jänicke in FEW 24, 250ab, * affībŭlare); pour ce qui est d'aoccit. ⌜ desfiblar ⌝ (ca 1240; xiii e siècle; FEW 24, 250b), il pourrait s'agir d'un emprunt au français. (2) * dĭsglabrāre. – L'article * dĭsglabrāre du REW 3 doit être supprimé : l'unique donnée qu'il contient, dacoroum. dezgheura v. ‘ ? ', est d'origine inconnue (cf. Cioranescu, 1966 s.v. gheura). (3) * dislĕgīre. – L'article * dislĕgīre du REW 3, qui réunit une donnée espagnole et une donnée gasconne, doit être supprimé : esp. desleír v.tr. ‘ délayer ' (dp. 1220/1250, DCECH) semble issu d'un changement de préfixe à partir d'aesp. esleír et donc se rattacher à l'article ēlĭgĕre (« probablemente », Corominas et Pascual in DCECH), tandis que gasc. (aran.) delí v.tr. ‘ fondre ' est déjà bien classé REW 3 s.v. dēlēre (à ajouter FEW 3, 32a, delere 1, cf. Coromines, 1991). (4) * dĭsparēscĕre. – L'article * dĭsparēscĕre du REW 3 doit être supprimé : l'unique donnée qu'il contient, it. sparire v.intr. ‘ disparaître ' (dp. fin xiii e siècle, DELI 2), s'explique mieux comme une formation italienne (« da apparire, con cambio di pref. », DELI 2 [en dépit de Pellegrini et Battisti in DEI, qui y voient un continuateur d'un « lat. (*) disparīre »]). (5) * dĭsrŏteŏlāre. – L'article * dĭsrŏteŏlāre du REW 3 relève de l'étymologie déconstructive : Meyer-Lübke y fait un sort à une hypothèse étymologique formulée par Ascoli pour it. sdrucciolare v.intr. ‘ glisser ' (dp. av. 1400, DELI 2), qu'il avait acceptée dans un premier temps (in REW 1). L'opposition de Meyer-Lübke est doublement marquée : d'une part de façon typographique, par l'usage des parenthèses, qui marquent une « nicht annehmbare Etymologie » (REW 3 XXXI), d'autre part de façon discursive : « lat. kaum möglich ». À notre avis, it. sdrucciolare (sans étymologie, Pellegrini et Battisti in DEI; « forse lat. parl. * exderoteolāre ‘ rotolar giù ', da * rŏteus, agg. di rŏta ‘ ruota ' », DELI 2) restera d'étymologie inconnue tant que le LEI ne l'aura pas traité; on peut en tout cas considérer que cet article du REW 3 a été supprimé par Meyer-Lübke lui -même. (6) * dĭstractĭāre. – L'article * dĭstractĭāre du REW 3 doit être supprimé : en raison de parallèles sarde, français, francoprovençal, occitan et espagnol (cf. von Wartburg in FEW 3, 331ab, * extractiare), it. stracciare v.tr. ‘ déchirer ' (dp. 1310/1312, « lat. parl. * extractiāre », DELI 2; « forse […] un prototipo * extractiāre », Pellegrini et Battisti in DEI) doit être rattaché à protorom. */es‑'traktɪ‑a-/. (7) * dĭsvēlāre. – On supprimera l'article * dĭsvēlāre du REW 3, qui ne résout pas l'étymologie de dacoroum. a dezbăba v.tr. ‘ libérer ' (dp. 1632, « ET. unbek., vgl. ksl. brati, bera », Arvinte in Tiktin 3; « et. nec. », DEX 2), d'origine inconnue. (1) */dɪs‑'dɪgn-a-/. – Pour des raisons sémantiques – le sens de ses continuateurs ne se compose pas de ‘ négation ' + ‘ (sémantisme des continuateurs de protorom. */'dɪgn‑a-/) ' –, protorom. */dɪs‑'dɪgn‑a-/ v.tr. ‘ juger indigne ' (REW 3 s.v. * dĭsdĭgnāre), dérivé de protorom. */'dɪgn‑a-/ v.tr. ‘ juger digne ' (REW 3 s.v. dĭgnāre; TLL s.v. dīgno), se recommande comme ancêtre commun d'it. disdegnare v.tr./pron. ‘ dédaigner; s'indigner ' (dp. déb. xiii e siècle, DELI 2; Alessio in DEI; Camboni in TLIO), fr. dédaigner ‘ considérer comme indigne d'intérêt' (dp. 1 e m. xii e siècle, TLF [malgré von Wartburg in FEW 3, 78a, dignare et TLF, qui optent pour une formation idioromane]), occit. desdenhar v.tr./pron. ‘ dédaigner; s'indigner ' (dp. 1180/1213, Raynouard; FEW 3, 78a), cat. desdenyar ‘ dédaigner ' (dp. xiii e siècle, DECat; Moll 1928-1931 : 81 [malgré Coromines in DECat, qui opte pour une formation idioromane]), esp. desdeñar (dp. 1220/1250, DCECH [par erreur « dedĭgnari » ]) et port. desdenhar (dp. xiii e siècle, Houaiss [malgré DELP 3 : « talvez do ant. prov. desdegnar, este do lat. * disdignāre »]). (2) */dɪs‑'ɪeɪun-a-/. – Protorom. */dɪs‑'ɪeɪun-a-/ v.intr. ‘ rompre le jeûne ' (REW 3 s.v. * dĭsjējūnāre), dérivé de protorom. */'ɪeɪun-a-/ v.intr. ‘ jeûner ' (REW 3 s.v. jējūnāre; TLL s.v. iēiūno), se déduit de lig. śdernarse v.pron. ‘ prendre le repas de midi ' (Faré 1972), piém. deszeinase ‘ manger un morceau ' (REW 3), romanch. șgiginar v.intr. ‘ manger un morceau; prendre le repas du matin ' (Eichenhofer in Bernardi et al. 1994), fr. dîner ‘ prendre le repas du soir ' (dp. ca 1131 [‘ prendre le premier repas du jour ' ], TLF; von Wartburg in FEW 3, 94b-95a, disjejunare I), déjeuner ‘ prendre le repas du matin; prendre le repas de midi ' (dp. 1155 [sei desgeüner v. pron. ], TLF; FEW 3, 95ab), frpr. ⌜ dina ⌝(dp. 1406, FEW 3, 94b; Casanova in GPSR 5, 719-721), occit. disnar (dp. ca 1176/1198, Raynouard; FEW 3, 94b), gasc. disna ‘ prendre le repas de midi ' (FEW 3, 94b) et cat. dinar (dp. xiii e siècle [disnar-se v. pron. ], DECat [malgré von Wartburg in FEW 3, 96a, qui y voit un emprunt au français]). (3) */dɪs‑'kad-e-/. – Protorom. */dɪs‑'kad-e-/ v.intr. ‘ tomber dans un état inférieur à celui où l'on était' (cf. REW 3 s.v. * dēcadēre et ci-dessus 3.2.), dérivé de protorom. */'kad-e-/ v.intr. ‘ tomber ' (Buchi in DÉRom s.v. */'kad-e-/; REW 3 s.v. cadĕre/*cadēre; TLL s.v. cado), se déduit d'ait. discadere v.intr. ‘ tomber dans un état inférieur à celui où l'on était'(1279/1300 – xiv e siècle, Piermaria in TLIO; DELI 2 s.v. decadere; « cfr. l'a. fr. descheoir, forma laterale di decheoir », Alessio in DEI), occit. ⌜ descazer ⌝(dp. 1184/1205, Raynouard; von Wartburg in FEW 2, 28a, cadĕre I 3 [mdauph. bdauph.]), aesp. descaer (1440/1460 – 1739, CORDE; DCECH) et port. descair (dp. xv e siècle, Houaiss [malgré Machado in DELP 3 et Houaiss, qui optent pour une dérivation idioromane]). (4) */dɪs‑'kapit-a-/. – Protorom. */dɪs‑'kapit‑a-/ v.intr. ‘ diminuer ' (REW 3 s.v. * dĭscăpĭtāre), dérivé de protorom. */'kapit‑e-/ s.n. ‘ tête ' (REW 3 s.v. caput; TLL s.v. caput), se déduit d'it. discapitare v.intr. ‘ faire une vente à perte ' (dp. xiii e siècle [descavedhao ], Camboni in TLIO; Alessio in DEI; malgré DELI 2, qui opte pour un dérivé interne), lad. desćiaudè (Kramer/Fiacre in EWD) et aoccit. descaptar ‘ diminuer ' (1100/1110; ca 1160/1200 [v.tr. ‘ ôter ']; Raynouard; malgré von Wartburg in FEW 2, 318a, captare II, qui opte pour un dérivé idioroman). (5) */dɪs‑'ram-a-/. – Protorom. */dɪs‑'ram‑a-/ v.tr. ‘ élaguer ' (cf. REW 3 s.v. * dēramāre et ci-dessus 3. 2.), dérivé de protorom. */'ram‑u/ s.m. ‘ branche ' (REW 3 s.v. ramus; OLD s.v. rāmus), se déduit d'it. disramare v.tr. ‘ élaguer ' (av. 1556, GDLI; « ant., XVI sec. », Alessio in DEI), fr. déramer ‘ arracher; déchirer; démembrer; renverser; élaguer; ôter de dessus les branchages (vers à soie) ' (dp. 1 e m. xii e siècle, FEW 10, 47a), occit. ⌜ deiroma ⌝ ‘ effeuiller; déchirer ' (dp. ca 1190/1220, Raynouard; FEW 10, 47a), agasc. desramar ‘ délabrer, ruiner (fig.) ' (ca 1130/1149, Raynouard), esp. derramar ‘ répandre; répartir; séparer ' (dp. ca 1140, DCECH), port. derramar ‘ ébrancher; répandre ' (dp. xiii e siècle, « * diramāre ou * disramāre », Houaiss [malgré Machado in DELP 3, qui opte pour une formation idioromane]). Corominas et Pascual in DCECH posent, au moins pour des données italiennes et espagnoles – en mettant en exergue une séparation sémantique qui ne nous paraît pas justifiée –, un étymon * dīrāmare ‘ se bifurquer (branches) ' parallèle à */de-'ram-a-/; * dīrāmare aurait par la suite évolué en * dĭsramare > esp. * desramar > esp. derramar. Or on peut faire l'économie de l'étape * dīrāmare > * dĭsramare, phonétiquement aberrante. La piste de Corominas et Pascual nous paraît toutefois féconde, puisqu'elle permet de porter un regard plus informé sur les données françaises et occitanes : tandis que von Wartburg in FEW 10, 51a, n. 44 analysait les formes reposant sur des ‑ comme de formation idioromane, la comparaison romane nous incite à les considérer comme héritées. (6) */dɪs‑'ren-a-/. – Protorom */dɪs‑'ren-a/ v.tr. ‘ blesser en foulant les lombes ' (REW 3 s.v. * dĭsrēnāre), dérivé de protorom. */'ren-e/ s.m. ‘ rein ' (REW 3 s.v. rēn; OLD s.v. rēnēs; cf. aussi */de-'ren-a-/, ci-dessus 3.2.), se déduit d'afr. desrainer v.tr. ‘ faire sortir, arracher (les intestins) du ventre ' (agn. ca 1139 [Gaimar ], « [kann] einzelsprachlich sein, geh[t] aber, wegen [seiner] weiten verbreitung, zum teil wahrscheinlich ebenfalls noch auf das lt. zurück », von Wartburg in FEW 10, 251b, rēn I 1 b β a '; déb. xiii e siècle [derrenee ], TL s.v. desrener), occit. (prov., lang., rouerg.) desrenar v.tr./pron. ‘ (s' )éreinter ' (dp. ca 1220), gasc. desreá v.tr. ‘ éreinter ' (tous les deux FEW 10, 249ab) et port. derrear v.tr./pron. « éreinter; échiner; esquinter » (dp. xv e siècle, DELP 3 [qui opte à tort pour une formation idioromane]; Houaiss : « orig. contrv.; segundo M. Lübke, lat. * disrenāre, de dis - + ren - [lat. ren, renis « rim »] + - are »). Ce dérivé a donné lieu à son tour, moyennant le suffixe */‑ i k/ à valeur intensive (Hall, 1983 : 148), à la formation du surdérivé protorom. */dɪs‑'ren - i k-a-/ v.tr. ‘ éreinter ' (cf. REW 3 s.v. * dĭsrēnāre, où le verbe espagnol est donné par erreur comme un dérivé idioroman), qui peut être reconstruit à partir d'occit. (lang., rouerg., cév.) desrenqua v.tr. ‘ meurtrir les reins; éreinter ', v. pron. ‘ se fouler les reins; se fatiguer au point d'avoir mal aux reins ' (« schein[t] bereits lt. zu sein », von Wartburg in FEW 10, 249a, ren I 1 b α b ') et d'esp. derrengar ‘ casser les reins; éreinter, crever; tordre ' (dp. 1300 [bestia derrengada ], corde [malgré DCECH, qui y voit « lat. vg. * dērēnĭcare »]). (7) */dɪs‑'rup-a-/. – Protorom. */dɪs‑'rup-a-/ v.intr. ‘ se précipiter ' (REW 3 * dĭsrūpāre), dérivé de protorom. (ou latin pré-protoroman ?) */'rup-e/ s.f. ‘ paroi de rocher ' (REW 3 s.v. rūpes; von Wartburg in FEW 10, 577a, rūpēs; OLD s.v. rūpēs), se déduit d'it. dirupare v.intr. /pron. ‘ tomber d'un rocher ' (dp. 1268 [‘ s'ébouler ' ], occurrences médiévales très majoritairement <‑rr‑>, « lat. mediev. dirupare », Maschi in TLIO; « cfr. lat. medioev. dīrūpāre [xiii sec., Salimbene ], dirrupare [a. 978, Cod. Cajetanus] », Alessio in DEI [malgré DELI 2, qui opte pour une formation idioromane]), fr. desrub s.m. ‘ torrent; précipice ' (1 e m. xii e siècle – xiv e siècle [et d'autres dérivés présupposant un verbe * desruber ], FEW 10, 577a, rūpēs I 1), afrpr. desrubent ‘ pente abrupte ' (3 e qu. xii e siècle, FEW 10, 577a), aoccit. ⌜ derubant ⌝ ‘ pente abrupte ' (lim. ca 1130; Montauban ca 1210 [2 attestations]; FEW 10, 577a [analysé par von Wartburg comme issu de dē ‑), esp. derrumbar v.tr. ‘ abattre, précipiter ' (dp. 1527/1550, corde; < * derūpare, Corominas et Pascual in DCECH), port. derrubar (dp. xiii e siècle [derubar ], « * derupare », Houaiss; « do lat. tardio di[r]rupāre ou de[r]rupāre », Machado in DELP 3) et de l'emprunt alban. (s)trüp, zdrüp, zdrip v.intr. ‘ descendre ' (« wol aus * de‑rūpo », Bugge, 1892 : 187; Ø Haarmann, 1972). 4.3. Pour une modélisation de la dérivation en */d i s‑/ Sur la base des sept préfixés protoromans en */dɪs‑/ que nous avons délimités ci-dessus, il s'agira à présent de dégager les particularités de ce patron de dérivation. Posons d'abord la question de la productivité : on constate que, comparativement à la dérivation protoromane en */de‑/ (trois formations), celle en */dɪs‑/ est d'une rentabilité plus importante. Comme dans le cas des dérivés en */de‑/, l'ensemble des formations en */dɪs‑/ relèvent de la classe des verbes, ce qui différencie le protoroman du latin classique, où dis ‑ sert à former des adjectifs (à partir d'adjectifs et de substantifs, cf. Leumann 1963 : 253-254). En effet, « verbs compounded with dis ‑ […] belong almost exclusively to the sermo plebeius » (Cooper 1895 : 275). En ce qui concerne les bases de dérivation sélectionnées, il s'agit pour autant – ou presque – de verbes (protorom. */'dɪgn‑a-/ v.tr. ‘ juger digne ', */'ɪeɪun-a-/ v.intr. ‘ jeûner ', */'kad-e-/ v.intr. ‘ tomber ') que de substantifs (protorom. */'kapit‑e/ s.n. ‘ tête ', */'ram‑u/ s.m. ‘ branche ', */'ren-e/ s.m. ‘ rein ' et */'rup-e/ s.f. ‘ paroi de rocher '). Ce résultat est quelque peu étonnant, car la modélisation de Hall (1983 : 152) ne fait état que de formations déverbales, et les continuateurs romans de protorom. */dɪs‑/ servent seulement à créer des verbes déverbaux (Meyer-Lübke, 1894 : 2 : 624-625 § 603). Par ailleurs, on n'oubliera pas que deux des bases concernées (*/'kad-e-/ et */'ren-e/) ont également été à l'origine d'un dérivé protoroman en */de‑/ (cf. ci-dessus 3.2.), et qu'une troisième (*/'ram‑u/) a généré un dérivé latin en de ‑ (cf. ci-dessus 2.), ce qui incite à se poser la question d'une éventuelle dépendance à l'intérieur des trois couples : plutôt que de représenter des formations parallèles, l'un des dérivés pourrait être issu par changement de préfixe de l'autre. Une comparaison aréologique et chronologique des formations respectives conduit cependant à écarter cette hypothèse. Quant aux propriétés phonologiques des initiales des bases, on note une voyelle (*/ɪ‑/), une occlusive sonore (*/d‑/), une occlusive sourde (*/k‑/) et la latérale */r‑/. Contrairement au latin classique, qui connaît une forte allomorphie pour cet affixe (« l ' s peut s'amuïr devant sonore, ainsi dīdō, dīgerō, dīligō, dīmoueō, dīnumerō, dīrigō, dīuellō, se sonoriser en r à l'intervocalique : dirimō, ou s'assimiler : dif‑ferō; dis ‑ ne subsiste clairement que devant p, t, c et devant s », Ernout & Meillet, 1959 s.v. dis ‑), le préfixe protoroman se réalise, dans nos exemples, indistinctement sous la forme */dɪs‑/. Au niveau sémantique, les idées de séparation (*/dɪs‑'ram‑a-/ v.tr. ‘ élaguer ') et d'écartement (*/dɪs‑'ren-a-/ v.tr. ‘ blesser en foulant les lombes ') sont clairement présentes. Mais on est étonné de constater que le sémantisme ‘ changement d'état', inconnu en latin, est également représenté : */dɪs‑'kad-e-/ v.intr. ‘ tomber dans un état inférieur à celui où l'on était', */dɪs‑'kapit‑a-/ v.intr. ‘ diminuer ' et */dɪs‑'rup-a-/ v.intr. ‘ se précipiter '. Nous voyons dans cette dernière valeur une influence sémantique du préfixe */de‑/ (cf. ci-dessus 3.3. et Ernout & Meillet, 1959 s.v. dis ‑ : « dī ‑ et dē ‑ sont souvent confondus en bas latin »). Le sens ‘ (négation) ', plus récent en latin global (cf. Ernout & Meillet, 1959 s.v. dis ‑), est actualisé dans */dɪs‑'dɪgn‑a-/ v.tr. ‘ juger indigne ' et */dɪs‑'ɪeɪun-a-/ v.intr. ‘ rompre le jeûne '. Il s'agit là de la valeur du préfixe dont les langues romanes hériteront : « die Entwicklung von dis - kann in den romanischen Sprachen einfach allgemein als Negierung aufgefaßt werden » (Lüdtke, 1996 : 247). En revanche, notre corpus ne confirme pas le sémantisme ‘ intensité ' assigné en général à dis ‑ en latin vulgaire (Cooper, 1895 : 275; cf. aussi Ernout & Meillet, 1959 s.v. dis ‑). L'objet de cette étude consistait à décrire, selon la méthode comparative, les propriétés de la dérivation en */de-/ et en */dɪs-/ du protoroman. Au-delà des résultats particuliers obtenus pour l'un et l'autre de ces préfixes (cf. ci-dessus 3.3. et 4.3.), on retiendra surtout le fait que la totalité des formations de notre corpus relèvent de la catégorie verbale. Ainsi la dérivation en */de-/ (très partiellement) et en */dɪs-/ (plus clairement) s'insère dans une tendance générale du latin spontané : « the greatest fertility is seen in the department of compound verbs, which form one of the marked characteristics of the sermo plebeius » (Cooper, 1895 : 246). Par ce type d'observations, nous espérons avoir apporté une pierre à l'édifice que les linguistes latinistes (cf. Biville, 1998) et romanistes ont à construire ensemble : la morphologie constructionnelle de la variété de langue à l'origine des langues romanes. Mais avant d'aborder la question proprement morphologique, il a fallu résoudre un certain nombre de problèmes étymologiques. Cette étape nous a amenée à proposer la suppresssion de dix-huit articles du REW 3 : * dēĕxcĭtāre, * dēfalcāre, * delŏcāre, * dēmīcāre, * dēpalantiāre, * dēprōnāre, * dēradīcāre, * dērapīnāre, * dērĭmāre, * dēstiliāre, * dĭsfībŭlāre, * dĭsglabrāre, * dislĕgīre, * dĭsparēscĕre, * dĭsrŏteŏlāre, * dĭssēpĕrāre, * dĭstractĭāre et * dĭsvēlāre. Il conviendrait maintenant de tester la modélisation ici proposée en élargissant la base documentaire, notamment par les étymons en dē ‑ et dis ‑ astérisqués proposés en complément du REW 3 par Faré, 1972 (ainsi * dēcippāre), par le FEW (comme * desenire) ou encore dans les travaux de Haarmann (1972 : 123 : [*] disquiritare; 1979 : 139 : [*] dēvetare; cf. von Wartburg in FEW 14, 358a, vĕtare I et n. 2 et 4) . | Cet article propose, sur la base des étymons à astérisque du Romanisches Etymologisches Wörterbuch (REW), une modélisation de la préfixation en */de-/et en */dIS-/du protoroman: bases sélectionnées, classe grammaticale des dérivés, valeur sémantique. Les résultats convergent en partie avec ce que l'on sait de la morphologie constructionnelle du latin classique, mais ils montrent aussi l'originalité de l'ancêtre commun des langues romanes au sein du latin global. | linguistique_11-0409971_tei_617.xml |
termith-660-linguistique | Il est d'usage de décomposer les mots en berbère, comme en sémitique, en des suites ordonnées de consonnes et des mélodies vocaliques. Appelées racines, ces suites consonantiques sont définies dans les études morphologiques, tant traditionnelles que formelles, comme des unités de base, porteuses d'un sens général. Dans les travaux d'obédience générative, à la fin des années 1970, la racine consonantique a été intégrée dans les représentations multilinéaires, où elle est associée à des mélodies vocaliques et à des gabarits spécifiques pour former des mots. Ainsi, pour prendre l'exemple de McCarthy (1979, 1981) en arabe classique, la racine ktb ‘ écrire ', associée à la mélodie ɑ et aux gabarits CVCVC, CVCCVC, CVVCVC, forment respectivement les verbes katab, kattab, ʔ aktab et kaatab. Divers travaux théoriques et psycholinguistiques étayent cette hypothèse, montrant que la racine consonantique constitue l'unité de base que les locuteurs stockent dans leur lexique et manipulent dans les opérations morphologiques (Prunet et al., 2000; Davis & Zawaydeh, 2001). Une revue critique de ces travaux et d'autres est fournie dans Prunet (2006). Des études récentes, principalement inspirées de la Théorie de l'Optimalité, remettent en cause le rôle de la racine consonantique dans la dérivation, et proposent de former les mots à partir d'autres mots existants (voir, entre autres, Bat El, 1994, 2003; Ratcliffe, 1997; Ussishkin, 1999). Les principaux arguments avancés contre ce morphème exclusivement consonantique soulignent son caractère abstrait et son incapacité à rendre compte des phénomènes de transferts mélodiques observés dans certaines formations, tels les verbes dénominaux en hébreu qui héritent aussi bien des propriétés vocaliques que des groupes consonantiques des noms de base (des exemples de type tik ‘ dossier, classeur ' vs tijek ‘ classer ', flirt ‘ flirt'vs flirtet ‘ flirter ' sont discutés dans Ussishkin, 1999). Des arguments similaires sont fournis dans Dell & Elmedlaoui (2002 : 55) à propos du berbère. Dans cet article, nous montrons, à la lumière des données de deux langages secrets pratiqués par des femmes en berbère tachelhit, que les locutrices ont accès à des niveaux de représentation abstraits de leur langue : elles sont capables d'extraire du mot une suite exclusivement consonantique, correspondant à la racine, avant de lui appliquer diverses opérations de déguisement. Nous expliquons ces opérations et les sites sur lesquels elles se produisent comme le résultat direct de l'association d'une racine consonantique, d'une mélodie vocalique et autres éléments affixaux à un gabarit construit, au sens de celui proposé par Guerssel & Lowenstamm (1990) et Lowenstamm (2003) dans le cas de l'arabe classique, incluant des sites morphologiques spécifiques. Les variétés de langages secrets étudiées ici sont désignées sous les termes de taqjmit et tagnawt. Le premier terme est probablement lié à l'arabe a ʕ ajamia ‘ langue étrangère, incompréhensible '; le second est la forme féminine de agnaw ‘ muet'. Les données proviennent, pour le taqjmit, de Lahrouchi & Ségéral (2009) et, pour le tagnawt, de Douchaïna (1996, 1998). L'article s'articule en quatre sections. Dans la première, nous examinons les formations triconsonantiques. L'analyse permet de définir les deux gabarits sur lesquels les formations en taqjmit et en tagnawt sont construites et les contraintes qui constituent leurs « règles du jeu » et précise, ensuite, la manière dont la séquence triconsonantique radicale est manipulée. Nous présentons, dans cette même section, quelques éléments théoriques qui permettent de saisir le contenu de l'analyse. La deuxième section est consacrée à l'étude des formations bi - et monoconsonantiques. Les opérations d'épenthèse à l' œuvre en tagnawt et la reconversion du matériel affixal en consonnes radicales en taqjmit permettent de confirmer le caractère fondamentalement triconsonantique des formes déguisées. Quelques approches alternatives aux faits examinés sont discutées à la fin de cette même section, en particulier l'hypothèse de la circonscription prosodique formulée dans McCarthy & Prince (1990, 1994). Nous montrons que cette hypothèse n'est pas en mesure de rendre compte des faits observés en taqjmit et en tagnawt. La troisième section traite des formations quadriconsonantiques. Deux stratégies sont examinées : l'une, présente en taqjmit comme en tagnawt, consiste en l'élimination d'une consonne des racines héritées des formes tachelhit, en conformité avec la condition de trilitéralité; l'autre permet le maintien de toutes les consonnes radicales, mais assortie, en tagnawt, de la substitution d'un schwa [ə] à une voyelle pleine ɑ. Cette substitution est interprétée comme un argument en faveur de la représentation en berbère tachelhit des voyelles périphériques comme étant des voyelles phonologiquement longues, associées à deux positions V. Nous récapitulons nos conclusions dans la section 4. Le tableau en (1) regroupe des formes triconsonantiques tachelhit déguisées en tagnawt (1a) et en taqjmit (1b) : Le matériel affixal des formes tachelhit est systématiquement écarté dans les formes déguisées taqjmit et tagnawt : c'est le cas de l - et m -, respectivement article défini et morphème participial de l'arabe. C'est aussi le cas du i - de i-ksud ʕ, marqueur de 3 e personne, singulier, masculin, ainsi que du t préfixé et suffixé, marqueur du féminin. On notera que dans tikkasd ʕ ijusd ʕ, i - n'est pas hérité de la forme tachelhit, non plus que le t - initial : toutes les formes taqjmit commencent par ti -. Quant au matériel vocalique des formes tachelhit, il n'est conservé ni en taqjmit ni en tagnawt. Toutes les formes déguisées affichent un vocalisme invariable, indépendant de celui des formes tachelhit : En définitive, seules trois consonnes de la forme tachelhit sont conservées dans les formes déguisées : il s'agit des trois consonnes constitutives de la racine. À soi seule, cette observation suffirait à prouver l'existence de la racine et la capacité des locutrices à l'isoler sans erreur. Mais ces langages secrets fournissent d'autres arguments encore dans ce sens, que l'analyse qui suit se propose de faire apparaître. Au-delà de la conservation des seules consonnes radicales de la source (désormais R 1, R 2, R 3), on observe dans les formes déguisées les opérations suivantes : Toutes les formes déguisées issues de trilitères se ramènent donc aux deux schèmes suivants : Dans les deux cas, on observe que le matériel consonantique de la racine est systématiquement présent deux fois : R 1 par gémination, R 2 et R 3 par réduplication. La question principale qui se pose ensuite concerne la forme que revêt la répétition des trois consonnes de la racine : pourquoi R 1 est-elle systématiquement géminée tandis que R 2 et R 3 sont rédupliquées à droite ? Et comment expliquer la distribution du matériel affixal et vocalique ? Notre hypothèse est que ces opérations de répétition et d'affixation résultent de l'usage de gabarits fixes et structurés, au sens de Guerssel & Lowenstamm (1990) et Lowenstamm (2003), c'est-à-dire incluant des sites morphologiques, sièges d'opérations particulières. Dans les deux gabarits que nous proposons ci-après, nous attribuons la gémination systématique de Rj, en tagnawt comme en taqjmit, à la présence d'une syllabe dérivationnelle interne. D'autres sites définis hébergent les affixes listés en (3a, d). Mais avant de présenter ces gabarits, deux points d'ordre théorique doivent être précisés. Les gabarits consistent en une suite d'unités CV, en référence au modèle syllabique CVCV (Lowenstamm, 1996). Situé dans le cadre général de la Phonologie du Gouvernement (Kaye et al., 1990), ce modèle stipule que le niveau squelettal des représentations phonologiques consiste en une suite monotone de positions C et de positions V. Les différents types de syllabes observés en surface résultent des relations de gouvernement que ces positions entretiennent entre elles. Quant aux segments vocaliques, ils seront, au niveau phonologique, représentés comme associés à deux positions V, bien que les voyelles concernées se réalisent brèves en surface. Cette représentation renvoie à l'hypothèse de la longueur phonologique des voyelles périphériques, initialement proposée par Lowenstamm (1991) dans le cas de l'éthio-sémitique et reprise par Bendjaballah (1999, 2001, 2005) dans le cas du berbère kabyle. Nous reprenons ici cette conception, le tagnawt fournissant de nets arguments supplémentaires en sa faveur (cf. Lahrouchi & Ségéral, 2010), comme on le verra en particulier dans la section 3. Le gabarit que nous proposons pour le tagnawt apparaît en (5) ci-dessous. La syllabe dérivationnelle interne est soulignée, les séquences encadrées indiquent les parties affixales. Comme il a été dit, les consonnes de la racine sont répétées deux fois : l'une par gémination (R 1), les deux autres (R 2 et R 3) par réduplication à droite. Le reste des positions dans le gabarit accueille le matériel affixal et vocalique. On pourrait objecter ici que la taille et la structure du gabarit proposé en (5) pour le tagnawt sont justifiées seulement par l'espace nécessaire à l'accueil du matériel segmental des formes triconsonantiques déguisées. Mais, en vérité, ce gabarit est unique : ce ne sont pas seulement les formes qui héritent de trois consonnes radicales de la source tachelhit, qui sont dérivées sur le gabarit (5) mais aussi bien celles qui sont issues de biconsonantiques et de monocosonantiques. Considérons en (6a, b et c) un exemple de chacune de ces possibilités : Les trois formes déguisées ajkkatwatti, ajttanfwanf et ajssakrwakr occupent un espace phonologique égal, comme cela apparaît en (7) ci-dessous : Divers processus permettent aux formations bi - et monoconsonantiques d'atteindre en tagnawt à cette même quantité segmentale, en particulier des processus d'épenthèse consonantique. Ce sera l'objet de la section suivante d'étudier et de préciser ces processus. Pour l'instant, le point important est le volume constant qu'occupent toutes les formes en tagnawt. En termes gabaritiques, cela signifie que le gabarit, unique, est toujours entièrement rempli. L'obligation de satisfaire pleinement le gabarit est une des règles du jeu en tagnawt. La situation est toute autre en taqjmit. Comparons, comme on vient de le faire pour le tagnawt, trois formes déguisées en taqjmit issues de tri -, bi - et monoconsonantique en tachelhit : La différence saute aux yeux. L'espace occupé par les formes déguisées change suivant le nombre de consonnes radicales reçues des formes tachelhit, comme on le voit en (9) : En première analyse, cette différence de taille pourrait s'interpréter comme la conséquence de l'absence d'un gabarit unique en taqjmit; chaque forme déguisée utiliserait un gabarit adapté au nombre de radicales héritées de la forme source. Mais une observation, cruciale, interdit de voir les choses sous cet angle. En effet les formes taqjmit de (8) aussi bien que les formes tagnawt de (6) manipulent trois objets consonantiques de statut radical, et cela quel que soit le nombre de consonnes radicales héritées du tachelhit. En d'autres termes, la racine en tagnawt ou en taqjmit est triconsonantique, que la racine héritée du tachelhit soit tri -, bi - ou monoconsonantique. Ceci apparaît en (10), où sont repris les exemples de (6) et de (8) : La différence de volume occupé par les formes du taqjmit ne découle donc pas du nombre de consonnes radicales présentes dans la forme en tachelhit. En réalité, cette différence provient de l'absence en taqjmit de la contrainte de satisfaction complète du gabarit que nous avons constatée pour le tagnawt. L'absence d'une semblable contrainte découle directement des processus autorisés pour parvenir en taqjmit à la trilitéralité requise. Ce point deviendra évident dans la section suivante. Il n'y a donc pas de raison de supposer l'existence de plusieurs gabarits en taqjmit. Nous postulons de ce fait un gabarit unique en taqjmit comme en tagnawt. Quant à la forme exacte de ce gabarit unique, nous ne pouvons pas la justifier pleinement dans le cadre de cet article : pour cela, nous renvoyons le lecteur à Lahrouchi & Ségéral (2009). Nous nous contenterons de reprendre ici les conclusions de l'article cité. À la différence du tagnawt qui répète seulement la racine, le taqjmit répète la racine mais également un gabarit de base. Ce gabarit de base correspond à celui mis en évidence par Guerssel & Lowenstamm (1990) pour l'arabe classique (CV + CV [CV] CV CV) et généralisé à d'autres langues afro-asiatiques, berbères en particulier (Bendjaballah 1999, 2001; Lahrouchi, 2008). Sa répétition génère, en tenant compte de l'hypothèse de la longueur phonologique des voyelles périphériques mentionnée plus haut, le gabarit suivant (11) : Conformément aux contraintes que nous venons de discuter, le gabarit reste incomplet, les deux dernières syllabes étant non identifiées. L'existence de cette partie libre du gabarit trouvera une confirmation dans le comportement de certaines formations en taqjmit issues de mots quadriconsonantiques en tachelhit que nous aborderons dans la section 3. Dans la section suivante, nous examinons les formations issues de bi - et monoconsonantiques tachelhit. Celles -ci permettront de préciser les processus au terme desquels le caractère uniformément triconsonantique des racines du tagnawt et du taqjmit est atteint. Dans le cas des bi - et monoconsonantiques, la trilitéralité requise dans les racines est assurée par l'épenthèse en tagnawt et la reconversion en consonnes radicales du matériel affixal en taqjmit. Nous examinons successivement les deux stratégies adoptées. En tagnawt, deux éléments épenthétiques, t et I, fournissent le matériel radical manquant, comme illustré en (12) : Dans les formes issues de racines biconsonantiques (12a), on observe une épenthèse de t en R 1, de I en R 3. Dans les formes monoconsonantiques (12b), épenthèse de t et de I, t en R 1 ou R 2, I en R 3. Dans le cas où c'est la première radicale qui est considérée comme manquante, le t épenthétique qui apparaît gémine comme attendu dans cette position. Lorsque c'est la troisième radicale qui est considérée comme absente dans la forme tachelhit, l' Élément épenthétique I qui apparaît alors provoque des ajustements plus complexes. Notons tout d'abord que sa forme rédupliquée, à la fin de la forme, est toujours vocalisée : il apparaît toujours sous la forme d'un i final. En tachelhit, en effet, un I associé à une position C précédée et suivie d'un noyau vide est régulièrement vocalisé : par ex. ‘ monter ' ɣ w li (aoriste) vs aqq w laj (inaccompli), ‘ passer ' zri (aoriste) vs zraj (inaccompli). Ensuite, on observe deux phénomènes conjoints : a. le I épenthétique n'apparaît jamais à l'endroit attendu pour R 3, c'est-à-dire immédiatement avant le - wa - infixal (ajtta nf wanf ,mais *aiffa lI walli, *ajkka tI watti). Les formations tagnawt avec I épenthétique ne présentent jamais qu'une seule consonne avant le - wa - infixal et ce sont les seules formes dans ce cas; b. l'image rédupliquée de R 2 - que ce soit une radicale héritée ou un t épenthétique - est systématiquement géminée : ajttalwa ll i, ajkkatwa tt i, etc. Là encore, seules les formes à l épenthétique présentent cette caractéristique en tagnawt. En réalité, l'épenthèse de l en R 3 génère dans tous les cas une séquence sous-jacente - Cjw -, le w de l'infixe - wa - faisant immédiatement suite à R 3. Or une telle séquence semble prohibée et la stratégie adoptée consiste en l'élimination du premier des deux glides adjacents : *-Cjw ⟶ Cw. Cette élimination a pour conséquence qu'une des positions du gabarit n'est pas identifiée : la gémination de l'image rédupliquée de R 2 qu'on observe alors est la stratégie adoptée pour compenser ce manque, le gabarit devant être, rappelons -le, entièrement satisfait en tagnawt. Les représentations en (13) illustrent l'ensemble des situations qu'on vient de discuter : épenthèse de t en R 1 (13a), de l en R 3 (13b), de t en R 2 et de l en R 3 (13c) : En tagnawt, donc, si la racine héritée n'est pas triconsonantique, le matériel consonantique manquant est obtenu par voie d'épenthèse. Contrairement au tagnawt, le taqjmit ignore rigoureusement toute forme d'épenthèse consonantique. Considérons les exemples ci-dessous : À première vue, la voyelle i qui apparaît en position finale de toutes ces formes devrait s'analyser comme le résultat de l'épenthèse d'un Élément I, comme en tagnawt. Mais si les formations biconsonantiques se prêtent facilement à cette interprétation - le i final remplaçant dans ce cas R 3 manquante, les monoconsonantiques posent le problème de l'interprétation du suffixe - wiwi qu'on observe, conjugué dans les mêmes formes à l'absence de - ju -, affixe commun à toutes les autres formes (bi - et triconsonantiques). En réalité, aucun matériel épenthétique n'est ajouté aux formes bi - et monoconsonantiques en taqjmit. Le - i final des premières et le - wiwi suffixé aux secondes ne sont que le produit d'une réutilisation du matériel affixal déjà présent dans les formes, les Éléments I et U, composants mêmes de l'affixe - ju -. Les processus de reconversion de ces Éléments affixaux en matériel radical sont figurés ci-dessous en (15a) pour les biconsonantiques et en (15b) pour les monoconsonantiques : En (15a), g géminé et n réduplique à droite. La position R 3 étant vide, l'élément affixal I s'y associe et réduplique ensuite à droite, comme n'importe quelle autre radicale. En (15b), la situation est plus complexe : ayant hérité d'une racine monoconsonantique, la forme déguisée mobilise les deux éléments affixaux I et U. Ce dernier prend place en R 2 et I s'associe à R 3. La totalité du matériel est ensuite transformée comme attendu : g gémine, U et I rédupliquent à droite, d'où leur forme de surface : wiwi. On notera que le gabarit reste incomplet dans les deux représentations. C'est là une différence capitale entre le taqjmit et le tagnawt. En taqjmit, aucun matériel épenthétique n'est jamais ajouté pour remplacer les consonnes radicales manquantes. Seul le matériel affixal déjà présent dans la forme est mobilisé. De même, aucun segment associé à une des positions de la racine, qu'il soit d'origine radicale ou afixale, n'est présent plus de deux fois dans la forme déguisée : jamais on n'a en taqjmit réduplication et gémination d'une même consonne. Cette répétition stricte (id est excluant réduplication et gémination) explique l'incomplétude du gabarit dans les formes bi - et monoconsonantiques du taqjmit. Par-delà la différence dans les stratégies retenues (épenthèse en tagnawt, mobilisation du matériel affixal en taqjmit), ce qui apparaît fondamental c'est bien la contrainte sur la forme des racines : toute racine, en taqjmit comme en tagnawt, doit être triconsonantique. Cela dit, on observera que toutes les formes déguisées, tri -, bi - et monoconsonantiques, présentent une partie commune, invariable : #tiC 1 C 1 a -en taqjmit et #ajC 1 C 1 a - en tagnawt. Cette constatation pourrait inviter à ne voir dans les stratégies analysées plus haut que des opérations morphophonologiques secondaires par rapport à l'existence de ces parties invariables. De plus celles -ci seraient susceptibles d' être définies en termes purement prosodiques. De sorte que l'on pourrait être tenté d'analyser les faits du taqjmit et du tagnawt dans le cadre de la théorie de la circonscription prosodique proposée par McCarthy & Prince (1990, 1994). Analysant le cas des pluriels brisés et des diminutifs de l'arabe classique (par ex. sg. ʒun dub ‘ criquet', pl. ʒanaa dib, dim. ʒunaj dib; sg. sult ʕ aan ‘ sultan ', pl. salaat ʕ iin, dim. sulajt ʕ iin), ces auteurs font en effet valoir qu'ils offrent une portion prosodique invariable (un pied iambique, en gras dans les exemples), construit à partir d'une portion définie (soulignée) de la forme singulier. Ce modèle rend également compte de l'existence de propriétés communes aux formes de base (sg.) et aux formes dérivées (pl. et dim.) en termes de transfert de longueur vocalique : la voyelle inale des formes du singulier garde sa longueur dans les formes plurielles et diminutives. Mais tout d'abord, il n'y a aucun transfert de propriété du type discuté dans McCarthy & Prince observable entre les formes tachelhit et les formes déguisées taqjmit et tagnawt. Ensuite et surtout, dans un tel cadre, on passerait à côté de généralisations importantes que la morphologie à base de racine et gabarit permet de capturer. Les parties variables opposant entre elles les formations issues de tri -, bi - et monoconsonantiques offrent en effet des régularités morphophonologiques qui s'interprètent de manière naturelle dans un modèle incluant racine consonantique et gabarit construit. Ainsi, en taqjmit, c'est le comportement, dans un gabarit construit, des Éléments I et U qui explique les variations des formes bi - et monoconsonantiques par rapport aux formes triconsonantiques. De même, en tagnawt, ce sont les contraintes gabaritiques qui expliquent le recours à l'épenthèse, source des différences entre les formes triconsonantiques et les autres. Nous ne voyons pas comment ces variations peuvent être interprétées logiquement dans l'approche prosodique de McCarthy & Prince. Enfin et surtout, les formes déguisées se construisent à partir de racines triconsonantiques, soit extraites de la source, soit construites au terme de processus divers lorsque la racine tachelhit offre moins des trois consonnes requises, et ce fait majeur ne nous semble pas pouvoir trouver une explication adéquate dans le cadre de la circonscription prosodique. Les formations quadriconsonantiques, vers lesquelles nous allons nous tourner dans la section suivante, confirment le caractère central de cette contrainte de trilitéralité de la racine. À côté des formes issues de racines bi - et monoconsonantiques en tachelhit, il existe, aussi bien en taqjmit qu'en tagnawt, des formes construites à partir de quadriconsonantiques en tachelhit. Deux stratégies s'appliquent à ces formations quadriconsonantiques : soit le nombre de consonnes est ramené à trois par élimination d'une radicale, soit toutes les consonnes sont préservées, mais dans ce cas, diverses opérations d'ajustement interviennent. Commençons par considérer en (16) quelques exemples en tagnawt Les formes en (16a) exemplifient le cas où une radicale est supprimée, ramenant leur nombre à trois. Dans les trois premières formes, c'est R 2 qui est éliminée; dans les trois autres, c'est R 4. Dans tous les cas, il s'agit d'une consonne sonante. Les opérations attendues s'appliquent ensuite : R 1 gémine et les deux autres radicales rédupliquent à droite. Les formes en (16b) se comportent différemment : aucune des quatre radicales n'est éliminée, mais l'une d'entre elles, R 2, échappe à la répétition. La raison de ce traitement est évidente : le gabarit ne permet tout simplement pas d'accommoder quatre consonnes répétées. La non-répétition d'une consonne lorsqu'on en conserve quatre est ainsi une confirmation nette du gabarit proposé. Mais dans les formes (16b), on note en outre que le a qui fait suite normalement à R 1 géminée est remplacé par un schwa [ə ]. Ce dernier fait s'interprète naturellement comme la conséquence de l'association de quatre consonnes radicales à un gabarit fondamentalement conçu pour n'en accueillir que trois. La situation est figurée en (17) : Le maintien des quatre consonnes radicales dans la forme tagnawt conduit la deuxième radicale n à s'associer à la position consonantique située à droite de R 1 géminée. Ceci a pour conséquence que la voyelle A n'a plus accès à deux positions vocaliques. Dans le cadre de l'hypothèse de la longueur phonologique des voyelles périphériques (cf. section 1), seul un schwa peut se réaliser sur une position V unique. En dehors de ce cadre, il ne nous paraît pas possible de rendre compte du fait que toutes les racines quadriconsonantiques qui gardent leurs consonnes en tagnawt, et seulement celles -là, présentent un schwa après R 1 (pour un argumentaire détaillé sur ce point, voir Lahrouchi & Ségéral, 2010). En taqjmit, la manipulation des racines quadriconsonantiques est légèrement différente. Le nombre des consonnes est, comme en tagnawt, soit ramené à trois (18a), soit maintenu (18b). Mais dans ce dernier cas, aucun élément vocalique n'est éliminé, contrairement à ce qui est observé en tagnawt. En (18a), une consonne est éliminée, soit R 2, soit R 4. En (18b) en revanche, les quatre consonnes radicales sont maintenues et, comme en tagnawt, seules trois d'entre elles sont répétées. Mais contrairement au tagnawt cela n'entraîne aucune opération d'ajustement puisque, comme expliqué dans la section 1, le gabarit du taqjmit offre suffisamment d'espace pour que tout le matériel radical soit associé. Et pour la même raison, on n'assiste pas en taqjmit, contrairement à ce qui arrive en tagnawt dans le même cas, à l'apparition de schwa dans la mélodie : le gabarit n'étant pas saturé, toutes les voyelles disposent des deux positions V requises pour faire surface. Nous donnons en (19) une représentation (sadmr ⟶ tissadmjumr) qui illustre ce qui vient d' être dit : Les formes déguisées issues de quadriconsonantiques tachelhit permettent donc de préciser la contrainte de trilitéralité de la racine en taqjmit et en tagnawt : la racine dans les deux langages secrets doit être au moins triconsonantique. Au-delà, l'apparition systématique d'un schwa dans la mélodie en tagnawt, mais non en taqjmit, dans le cas où la racine retenue comporte plus de trois consonnes, non seulement confirme la structure des gabarits proposés et les règles du jeu différentes reconnues pour chacun des deux langages secrets, mais encore constitue un argument fort en faveur de la longueur phonologique des voyelles périphériques proposée en section 1. La racine et le gabarit sont ainsi clairement les deux réalités linguistiques qui sont manipulées dans le cadre des deux langages secrets de femmes que sont le tagnawt et le taqjmit. Les locutrices, tout d'abord, sont capables d'extraire, sans erreur, le matériel consonantique radical des formes du tachelhit : il n'est jamais conservé quoi que ce soit d'autre de celles -ci dans les formes déguisées. Mais, de surcroît, elles sont capables de construire un morphème radical répondant à une contrainte simple (trilitéralité minimale); les moyens employés diffèrent de l'un à l'autre langage secret, épenthèse en tagnawt et réaffectation des éléments affixaux en taqjmit, et cette différence s'analyse comme résultant de « règles du jeu » légèrement différentes (pleine satisfaction du gabarit en tagnawt, répétition stricte en taqjmit), mais dans tous les cas un morphème radical au moins triconsonantique est construit. Les mêmes locutrices sont capables d'un autre côté de projeter ce morphème radical ainsi que d'autres éléments affixaux et mélodiques sur des gabarits construits, incluant des sites internes ou affixaux, sièges d'opérations morphologiques particulières. La forme des deux langages secrets analysés milite donc clairement pour une morphologie « Root-and-Template » où racine consonantique et gabarit sont des morphèmes à part entière . | Dans cet article, nous argumentons en faveur d'une morphologie à base de racine et gabarit (« Root-and-Template »). Nous montrons que ces deux objets sont les unités de base manipulées dans deux langages secrets de femmes, taqjmit et tagnawt. Les locutrices sont capables d'isoler dans les formes-source tachelhit des suites consonantiques de niveau exclusivement radical, et les transforment ensuite par diverses opérations de déguisement. Dans les deux langages secrets, la racine apparaît comme fondamentalement trilitère ; l'épenthèse (en tagnawt) et la reconversion du matériel affixal en consonnes radicales (en tayjmit) permettent aux racines déficitaires bi- et monoconsonantiques héritées des formes tachelhit d'atteindre cette trilitéralité obligatoire. Quant aux gabarits, ils sont fixes, au nombre de deux, incluant des sites morphologiques prédéfinis, qui déterminent le type d'opérations observées dans les formes déguisées (gémination, réduplication, affixation, etc.). Deux contraintes particulières sont, par ailleurs, définies: répétition stricte en taqjmit et satisfaction du gabarit en entier en tagnawt. Ces contraintes permettent d'expliquer certaines différences formelles entre les deux langages, celles liées en particulier à la taille des formes (régulière en tagnawt mais variable en taqjmit) et au comportement de certaines formations quadriconsonantiques (substitution en tagnawt d'un schwa à une voyelle périphérique). | linguistique_12-0088886_tei_653.xml |
termith-661-linguistique | La lecture de deux textes de Bakhtine traduits en français en 1984 (Bakhtine 1952-53 et 1959-61) rapportée à celles des textes de Voloshinov déjà traduits dans Todorov 81 (Voloshinov 1926 et 1930) m'ont conduite à proposer un modèle dialogique pour analyser les genres de la presse écrite (Moirand 2007a pour une synthèse). Je reprendrai brièvement ici ce que j'ai déjà largement expliqué ailleurs (Moirand 2003b, pour une approche du « genre », et 2005b, 2006a, pour celle du « dialogisme »), à savoir qu'il ne s'agit pas d'user de la notion de dialogisme comme d'une catégorie complémentaire de celles des théories énonciatives classiques (le cadre indiciel et le cadre pragmatique). Il s'agit plutôt de considérer que la réflexion sur les genres de 1952-53 demeure indissociable de la théorie de l'énoncé et de la conception de la situation proposée par Bakhtine et/ou Voloshinov (désormais B/V) ainsi que d'une linguistique et d'une translinguistique qui ne sont pas deux disciplines disjointes mais complémentaires : le discours, objet de la translinguistique, est fondamentalement lié aux formes de la langue et au « tout » que constitue l'énoncé (ou le genre ?); mais « la langue vit et évolue historiquement dans la communication verbale concrète, non dans le système linguistique abstrait des formes de la langue, non plus que dans le psychisme individuel des locuteurs » (B/V, 1977, p. 137), donc dans ses usages sociaux. Cela veut dire que ce n'est pas la notion de dialogisme « décontextualisée » de l'environnement théorique construit pas le Cercle de Bakhtine au fil des articles signés Voloshinov et Bakhtine que l'on emprunte, mais, avec elle, c'est toute une conception du langage (du sens et du discours), tel qu'il est ancré dans l'histoire et la société, auquel on se réfère. Or ce que disent B/V de l'articulation de l'objet de la linguistique et de la translinguistique m'a semblé d'emblée infiniment proche d'une analyse du discours dite « française » (ADF), qui prend appui sur les formes de la langue pour traquer l'interdiscours qui s'y blottit, analyse théorisée par Pêcheux (1975 et dans Maldidier 1990), pour qui, d'après Maldidier (1993, p. 89), « le sujet n'est pas la source du sens » car « le sens se forme dans l'histoire à travers le travail de la mémoire, l'incessante reprise du déjà-dit », et donc du discours, devrait-on ajouter… Ainsi les concepts principaux de l'ADF, ceux d'interdiscours et d'intradiscours, de pré-construit et de mémoire discursive, voire de formation discursive, peuvent-ils être repensés à la lumière des conceptions du langage de B/V (Moirand 2000), qui permettent de recentrer l'analyse sur des objets d'études que l'ADF avait occultés ou oubliés : la notion de genre discursif ainsi que « l'hétérogénéité “extrême” des genres du discours » (Bakhtine, 1984, p. 267). Comment le modèle B/V permet-il de porter un autre regard sur les genres de la presse, et de construire ainsi un objet de recherche différent des conceptions communicationnelles des médias ? Comment une analyse de données empiriques empruntées à la presse quotidienne permet-elle de concevoir un modèle de description du genre en tant que lieu de rencontre de discours empruntés à des communautés langagières appartenant à des mondes sociaux différents ? Comment les interactions discursives qui composent les genres, chacun différemment, permettent-elles de mettre au jour des différences entre genres, en particulier à travers les usages différents qui sont faits de l'intertexte ou de l'interdiscours ? Comment enfin repérer les différentes formes d'appel à la mémoire, et donc à l'histoire, qui semblent ainsi inscrites dans les mots, les formulations, les constructions, les énoncés qui se glissent au fil des textes de presse ?… Telles sont les questions que l'on s'est posées au fur et à mesure des analyses effectuées sur la presse quotidienne. Si, comme le dit Bakhtine, chaque sphère de l'activité humaine a son propre répertoire de genres, avec ses normes de fonctionnement, il est normal qu'au fur et à mesure du surgissement de nouvelles activités ou de l'évolution de certaines pratiques professionnelles, liées souvent à l'évolution des supports (dans les médias, avec l'internet, avec l'apparition des « gratuits » …), on assiste à une reconstitution des répertoires. C'est ainsi qu'une communauté langagière (notion que l'on substitue à celle de sphère…) dispose d'un répertoire générique non pas fixe mais évolutif, et c'est le cas des communautés langagières professionnelles qui appartiennent au monde social des médias. Comment rendre compte de la diversité, de l'évolution et de la complémentarité des genres de ces communautés, genres qui sont essentiellement constitués de discours médiateurs ? Ce que le texte de Bakhtine sur « les genres du discours » apporte, c'est pour l'essentiel une critique à la conception de Saussure, d'une part que la parole serait individuelle, d'autre part qu'il existe, au-delà des structures de la langue, une structuration globale du « tout » que constitue l'énoncé : « Saussure ignore le fait qu'en dehors des formes de la langue existent aussi les formes de combinaison de ces formes, c'est-à-dire qu'il ignore les genres discursifs » (Bakhtine 52-53, traduction dans Todorov 1981, p. 90), et si « tout énoncé pris isolément est, bien entendu, individuel », « chaque sphère d'utilisation de la langue élabore ses types relativement stables d'énoncés, et c'est ce que nous appelons les genres du discours. » (Bakhtine 1984, p. 265). Pour bien comprendre cependant cette conception du genre, il faut la rapporter à la théorie de l'énoncé (Todorov, 1981, chap. 4), et en particulier aux deux textes de Voloshinov signalés en introduction, comme je l'ai proposé dans Moirand 2003a. Il me semblait en effet que les catégories présentes dans la définition maintes fois citée qui figure en première page du texte de 1952-53 (contenu thématique, style, construction compositionnelle) débouchaient souvent sur une conception du texte plutôt que du discours… En revanche, on trouve dans les textes antérieurs de Volochinov à la fois une conception originale de la situation, avec sa composante évaluative, qui, loin d' être une cause extérieure de l'énoncé, constitue un élément de sa configuration sémantique, ainsi qu'un modèle top down de détermination socio-historique des énoncés (voir Todorov, 1981, p. 190-192) : • [Le] contexte extra-verbal de l'énoncé se décompose en trois aspects : 1) l'horizon spatial commun aux locuteurs […] 2) la connaissance et la compréhension de la situation, également commune aux deux locuteurs et, enfin, 3) l ' évaluation – commune là encore – qu'ils font de cette situation. […] la situation extra-verbale n'est en aucune façon la cause extérieure de l'énoncé, elle n'agit pas sur lui de l'extérieur comme une force mécanique. Non, la situation s'intègre à l'énoncé comme un élément indispensable à sa constitution sémantique. [Voloshinov, 1926, traduit dans Todorov 1981, p. 190-191] • […] il serait vain de chercher à résoudre le problème de la structure des énoncés dont est faite la communication, sans tenir compte des conditions sociales réelles – c'est-à-dire de la situation – qui suscite de tels énoncés. […] : l'essence véritable du langage, c'est l'événement social qui consiste en une interaction verbale, et se trouve concrétisé en un ou plusieurs énoncés. Quant à la modification des formes du langage, comment se réalise -t-elle ? de quoi dépend -elle ? selon quel ordre se déroule -t-elle ? Les données du précédent article nous permettent d'élaborer un schéma qui les synthétise et se trouve, justement, répondre aux questions qu'on vient de poser : 1) Organisation économique de la société. 2) Rapport de communication sociale. 3) Interaction verbale. 4) Enoncés. 5) Formes grammaticales du langage. Ce schéma nous servira de fil directeur dans l'étude de cette unité concrète, qui relève de la parole et que nous appellerons énoncé. […] [B/V. ,1930, dans Todorov 1981 : 288-289 ]. Ainsi si, dès 1926, il apparaît une relation entre l'interne (la structure de l'énoncé) et ses extérieurs (le contexte extra-verbal), l'article de 1930 élargit le contexte à l'organisation de la société. Se référant alors à l'ouvrage publié l'année précédente (traduit en français en 1977 sous le titre Le marxisme et la philosophie du langage), la relation avec le genre est explicitement établie dans une longue citation concernant les genres quotidiens (Voloshinov, dans Todorov 1981, p. 291-291). On a retenu alors de ces différents écrits que si le genre était pensé comme un tout constitué de composants internes, il inscrivait également dans sa structuration sémantique les constituants de la situation, telle que la perçoivent et l'évaluent les interlocuteurs, dans ses déterminations extérieures d'ordres spatial (la sphère d'activité) et temporel (« au niveau de la famille, de la nation, de la classe sociale, des jours, des années et des époques entières »). Et comme « la particularité des énoncés quoti-diens », c'est d' être « reliés par des milliers de fils au contexte vécu extra-verbal » à tel point que si « on les détache de ce contexte, ils perdent la quasi-totalité de leur sens » (Volochinov 1926, dans Todorov, p. 190-192), l'hypothèse que l'on fait, c'est que l'on peut accéder au moins partiellement à ces extérieurs grâce au repérage des différents formes de dialogisme, catégorie « qui peut aller du dialogue ouvert à l'allusion la plus discrète » (selon Todorov commentant le texte de Bakhtine de 1959-61 : Le problème du texte). C'est ainsi que, dès les premières lectures effectuées au début des années 1980 (B/V 1977, Todorov et Volochinov 1981), j'avais déjà décidé de mettre le dialogisme à l'épreuve de données empiriques à des fins de classification des unités discursives rencontrées dans une revue spécialisée (Moirand 1988) avant de le faire pour les genres de la presse quotidienne. La notion de « genres de la presse écrite » semble faire désormais l'objet d'un consensus, qu'on les désigne par les étiquettes en vigueur dans la profession et les manuels de journalisme, ou qu'on essaie, en les prenant un par un comme objet d'étude, de dégager des caractéristiques fondées sur des « critères minimaux » qui permettraient de les différencier : sémantique, énonciatif, pragmatique, compositionnel, stylistique, longueur… (voir Adam 1997). Il reste que de nombreux travaux, en particulier en sciences du langage, mais également en sciences de l'information, portent sur un seul genre, et en particulier sur les genres les mieux « stabilisés » (le reportage, le fait divers, l'éditorial, l'interview, la critique d'objets culturels, etc.), voire sur une catégorie linguistique, pragmatique ou textuelle (les temps, le discours rapporté, la désignation, le récit, l'inscription de la personne, la modalité appréciative, etc.). Mais lorsqu'on s'interroge sur les genres tels qu'ils se répartissent au fil des rubriques ou du déroulé du journal quotidien, ou tels qu'ils se distribuent sur l'aire de la page ou de la double page, on se trouve face à ce que j'appelle des unités discursives empiriques qui relèvent « visiblement » de genres différents mais dont les classifications proposées par la communauté langagière professionnelle manifestent « une hétérogénéité » et « un flou définitionnel décourageant » (Adam 1997, p. 4). Pour venir à bout de cette hétérogénéité multiforme (textuelle, iconique, énonciative) qui saute aux yeux de l'observateur et pour éviter le risque de décontextualisation que court l'étude d'un seul genre (qui présente l'avantage de l'homogénéité du corpus) ou même d'une seule page ou double page, on a fait un premier choix : celui de prendre comme objet d'étude un « moment discursif », lorsqu'un fait donne lieu à une intense production discursive dans les médias et à une diversité de genres discursifs dans la presse qui se distribuent sur l'aire de la page, au fil du journal et des numéros. Faisant alors l'hypothèse que des genres différents interviennent dans la construction discursive de l'événement en traitant chacun d'une de ces facettes, et que les genres de la presse se différencient par l'utilisation différente qu'ils font des textes des autres, donc par les traces d'intertextualité ou d'interdiscursivité qui les traversent, l'objet de recherche consiste alors à mettre au jour les types de texture énonciative des différents genres rencontrés : les places énonciatives que le discours construit et en particulier les représentations qu'il donne du discours des autres. Ainsi, à partir d'une partition « sommaire » entre les textes dits à énonciation plutôt objectivisée (textes d'information, brèves, enquêtes, chronologies, glossaires, tableaux, graphiques…) et les textes dits à énonciation plutôt subjectivisée (commentaires, éditoriaux, dessins de presse, analyses, tribunes…), on a pu mettre au jour différents aspects du dialogisme, tels qu'ils s'inscrivent dans la matérialité verbale. La présence sur une même page d'un article d'information scientifique dont l'essentiel des données était repris de la revue Nature et d'un article sur les relations entre science et politique, articles rédigés par le même journaliste à propos d'un même moment discursif (la crise dite de la vache folle), a par ailleurs confirmé l'hypothèse que l'utilisation de l'intertexte (qu'on percevait dès le premier regard : citations en italiques, références situées dans le premier; allusions à du discours autre non situé et à des actes de langage de groupes d'énonciateurs anonymes dans l'autre) n'était pas due au scripteur ni au thème ni au journal mais à des contraintes génériques (Moirand 2001). On a alors défini, à partir d'un corpus constitué de moments discursifs ayant trait à l'alimentation, à la santé ou à l'environnement, différentes formes d'actualisation du dialogisme, que l'on a rapportées aux différentes classes d'unités empiriques rencontrées au fil des pages et des numéros de plusieurs quotidiens (on trouvera de nombreux exemples dans Moirand 2001, 2005b, 2006a et 2007a) : Les genres de l'information se caractérisent par une dimension intertextuelle explicitement « montrée ». Les dires rapportés, nominalement attribués à leurs auteurs (nom, spécialité, lieu d'exercice, lieu de parole, genre d'origine…), ici des spécialistes à qui on passe la parole, donnent une valeur d'authenticité aux informations données dans l'article. Ce qui compte, c'est peut-être moins ce qui est dit que le fait que ce soit dit par des membres de la communauté « experte », pour justifier les explications proposées en réponse aux questions que les destinataires pourraient poser. L'intertexte est à la fois montré et « situé ». Les genres à coloration didactique (glossaires, encadrés explicatifs, etc.) présentent le plus souvent une texture particulière : un dialogisme qui se caractérise à la fois par l'effacement des marques d'emprunt à du discours autre (dialogisme intertextuel masqué) et par l'inscription des dires qu'on anticipe chez les destinataires, par exemple dans les titres, les intertitres qui accompagnent le genre ou et qui entrent dans sa composition. Cette dimension interactionnelle du dialogisme, représentative de genres de l'explication, est donc plus ou moins présente dans la matérialité textuelle. Les genres du commentaire, qui fonctionnent majoritairement à coup d'allusions plutôt que de citations, montrent souvent différentes traces de ce qu'on a appelé une hétérogénéité suggérée. Or ce dialogisme -là constitue le troisième degré défini par Bakhtine, celui où « le discours d'autrui n'est attesté par aucun indice matériel, et se trouve pourtant évoqué », parce qu'il est « disponible dans la mémoire collective d'un groupe social déterminé » (Todorov 1981, p. 113). Il est alors apparu qu'il fallait affiner la méthode, et cela à partir de deux observations essentielles : À côté de genres de l'information qui se caractérisent par un intertexte montré « monologal » (la voix d'une communauté scientifique homogène), conforme au modèle traditionnel de la vulgarisation scientifique (le média joue son rôle d'intermédiaire entre le discours de la science et celui du public), on était frappé, dans le cas des événements scientifiques à caractère politique récents, de la diversité des discours autres auxquels les genres de l'information faisaient appel et par conséquent de la diversité des communautés langagières convoquées dans une même unité discursive. Or, ce dialogisme intertextuel plurilogal, qui devenait peu à peu une caractéristique des genres de l'information traitant ce type d'événements, conduisait à faire porter le regard non pas sur les paroles rapportées mais sur l'encadrement des segments cités afin de mettre au jour la diversité des mondes sociaux convoqués ainsi que les rencontres discursives (voire les controverses) que le genre met en scène, souvent des interactions entre des énonciateurs qui n'ont pas forcément l'occasion de se croiser dans l'espace social… Face à l'hétérogénéité suggérée de certains titres et en particulier des textes de commentaire comme les éditoriaux ou les chroniques, qui renvoient, à coups d'allusion, aux extérieurs des énoncés, et pas seulement aux contextes de textes présents sur la page ou dans le numéro, il fallait s'appuyer sur d'autres observables, des indices de contextualisation de différents niveaux, et retrouver ainsi les différentes épaisseurs dialogiques de mots, de formulations ou de constructions qui, convoquées au fil de l'unité discursive analysée, contribuaient à son orientation pragmatique ou argumentative (Moirand 2007b). C'est ainsi qu'une articulation s'est imposée entre le dialogisme du Cercle de Bakhtine et la notion d'interdiscours de l'ADF : dans le fil horizontal du discours (l'intratexte), des mots déjà dits, des sens déjà énoncés, des dires antérieurs, des positions énonciatives s'inscrivent subrepticement, renvoyant à des fils verticaux et à un interdiscours que l'énonciateur présent a parfois lui -même oublié, ou refoulé, donc à des domaines de mémoire et à l'histoire, à court, à moyen ou à long termes. Si ces premiers travaux avaient confirmé l'intérêt du dialogisme (plutôt que les catégories du discours rapporté) pour décrire les genres de la presse, ils montraient un double danger : celui de s'y référer sans le rapporter aux formes de la langue inscrites dans les unités discursives empiriques analysées; celui d'instrumentaliser la notion au risque d'en faire une catégorie descriptive supplémentaire sans lui donner « sa pleine dimension de théorisation, à la fois historique et subjective, du fait du sens », parce que « Les mots, chez Bakhtine ne sont pas des “galets” lisses, compacts, unités d'un système linguistique abstrait, mais des matériaux “poreux ”, intimement pénétrés par les environnements dont ils restituent quelque chose – “allusivement” – dans le dire où ils figurent » (Authier-Revuz 2000 : 229). Il fallait d'une part, pour étudier ses différentes formes d'actualisation, la traquer dans les traces des opérations langagières de référence, de prédication et d'énonciation laissées à la surface du texte (les formes de la langue au niveau local du genre) et leur distribution, leur répartition, leur combinaison dans le fil horizontal de l'article ou du titre ou du dessin de presse (Moirand 2004a, 2005b). Il fallait d'autre part construire un nouvel objet de recherche qui s'attache à retrouver, au-delà de ce quelque chose qui constitue une trace de la mémoire du mot, les différents contextes qu'il a traversés, les trajets qu'il a déjà effectués au fil de son histoire et des situations qu'il a rencontrées. L'analyse des constructions et des allusions qui mettent en relation des événements conduit à rechercher la fonction de ces mises en relation et à articuler le sens linguistique au sens social qui apparaît dans la construction discursive des événements au fil des différents genres convoqués. La notion de contextualisation est alors repensée en termes de relations intertextuelles et interdiscursives plutôt que de situation. L'objet de recherche devient de ce fait l'étude des interactions discursives que les genres construisent, et qui contribuent à mettre en relation des domaines de mémoire référant à des savoirs et à l'histoire sociale, présente, récente ou ancienne. On peut retrouver les conditions de production des moments discursifs analysés à partir des indices de contextualisation qui se distribuent au fil du l'intratexte des différents genres de la presse. C'est une conception dynamique du contexte qui prévaut : il s'agit de repérer des observables au fur et à mesure de l'avancée du recueil des données et des analyses effectuées. Le corpus n'est donc pas clos à priori : l'hétérogénéité énonciative d'un texte, c'est-à-dire les configurations discursives qui le composent et les discours qui le traversent, incitent à retrouver l'origine des dires qui l'informent, et partant de là à élargir le corpus… jusqu'au moment où l'événement disparaît des surfaces du journal. Mais jamais complètement puisque les désignations d'un événement deviendront à leur tour des rappels de moments discursifs précédents, comme on peut le constater dans les énoncés suivants : 1. Cette affaire en rappelle fâcheusement d'autres de sinistre mémoire : la dissimu-lation des risques d'irradiation après la catastrophe de Tchernobyl, l'affaire du sang contaminé et celle de la vache folle […] 2. Le drame serait que les oiseaux migrateurs volent vers l'Afrique qui ne dispose d'aucun réseau sanitaire pour contenir le Tchernobyl aviaire. On rejoint ici, dans l'analyse des genres de la presse, genres seconds constitutivement inscrits dans un rapport dialogique avec d'autres textes, la position de F. Rastier, pour qui l'écrit connaît une autre forme de contextualité que l'oral, celle justement qui va de texte à texte : « à l'écrit, c'est le contexte (intra - et inter-textuel) qui domine la situation – ou la supplée », et qui ajoute que « le concept d'intertexte n'est opératoire que si l'on se réfère à un corpus » (Rastier 1998, p. 106-107). La traçabilité des domaines de mémoire que l'on appelle ou qu'on rappelle est d'autre part aujourd'hui facilitée par la consultation des archives en ligne des journaux et par l'utilisation des moteurs de recherche sur l'internet (Moirand 2006b). Plusieurs niveaux de contextualisation sont ainsi systématiquement étudiés, du contexte proche au contexte lointain, du contexte au sens étroit du terme (le cotexte) au contexte socio-historique au sens large : – Le cotexte linguistique d'un mot, d'une formulation, d'une construction syntaxique dans un titre (que l'on peut considérer comme un genre) ou au fil d'un article : 3. L'OGM ou la faim ? 4. Un petit Mai-68 des banlieues 5. Grippe aviaire Un fléau de plus en Afrique – Le cotexte intratextuel de l'ordre du discours avec les reprises intratextuelles au fil d'une unité discursive, qui tout en désignant par exemple un même objet du discours, inscrit à chacune des reprises un appel à la mémoire différent, la somme de ces différents « éclairages » (Grize 1992, 2005) contribuant à construire une représentation de l'objet, ici un même acteur social : 6. Cette semaine, les conservateurs seront dans la rue, contre le CPE. Car il ne faut pas se fier aux apparences. Ce sont les porteurs de banderoles qui ne veulent rien changer […] pour qui roulent - ils au juste, ces militants de l'immobilisme ? [éditorial] 7. Bien sûr, les différences entre les violences qui ont éclaté dans certaines villes de banlieue et les prodromes des événements de mai 1968 sont écrasantes. Les révoltés ne sont pas des étudiants […] mais des fils et petits-fils d'immigrés, relégués aux marges de la société, souvent chômeurs … Ils inspirent davantage la peur que la sympathie […] Il y a parmi eux des voyous inquiétants […] Les insurgés d'aujourd'hui n'ont pas d'autre horizon que la répétition de bastons sans autre fonction que d'extérioriser leur mal-être. Cette « canaille -là », à la différence de celle de la Commune, n'a ni mémoire ni rêves. [Chronique] – Le contexte de textes sur l'espace de la page ou au fil du numéro du journal, où l'on repère des échos sémantiques et formels dès les titres et de texte à texte (et jusque dans les dessins de presse, par exemple dans le Monde – voir 2007a). Ainsi, sur une même page du Monde, on peut repérer la présence d' « échos » entre les titres et les intertitres des différents articles, comme on l'a monté dans Moirand 2004a) : 8. • La France a décidé de détruire les récoltes de colza « pollué » par des OGM. La question de l'indemnisation des agriculteurs n'est pas réglée [article d'information du journaliste scientifique du Monde] • Les semenciers déplorent la décision du gouvernement [autre article d'information] • Le pouvoir britannique se montre divisé sur la question [autre article d'information du correspondant à Londres] • Trois questions à…÷ Comment avez -vous réagi à cette pollution ? Avez -vous été motivé par le seul principe de précaution ? Comment seront indemnisés les agriculteurs ? (interview) • Qu'un champ impur… Séparer le bon grain de l'ivraie, sage proposition. Et, si l'on peut dire, antique principe de précaution. (chronique de Pierre Georges) – Le contexte des séries génériques dans lesquelles s'inscrivent les unités discursives recueillies lors d'un même moment discursif ou d'un moment discursif à un autre (les différents éditoriaux ou dessins de presse ou les glossaires, etc.). On peut ainsi voir une définition du prion accompagnée d'un conditionnel reprise quelque temps plus tard dans un encadré de même type sans conditionnel. On peut retrouver d'un éditorial à un autre des rappels à des événements ou à des dires antérieurs qu'on a déjà rencontrés dans la même série générique (par exemple, l'image du bon grain et de l'ivraie, la boîte de Pandore, la nourriture Frankenstein sont des formes récurrentes du genre éditorial et « le principe de précaution » franchit les limites de ces événements pour s'inscrire dans d'autres familles d'événements, les catastrophes naturelles comme le tsunami ou les inondations, la canicule, le terrorisme, etc.) – voir Moirand 2007a. – Le contexte intertextuel qui permet de retrouver les textes antérieurs lorsque les propos sont situés et les données référencées. Non seulement grâce aux références qui sont données et à l'invitation qui est faite de consulter le site du journal, mais parce que des mots comme « fracture numérique », « gouvernance de l'internet », etc. appellent à revenir sur l'histoire récente, et que ce qui est dit au fil de ces lignes des relations entre les États-Unis et le reste du monde, ou l'Union européenne, rappellent cet antagonisme ancien que l'on retrouve au fil du temps et d'autres événements, ici dans les paroles rapportées d'un genre de l'information (discorde, situation de blocage, etc.) : 9. information sommet mondial A Tunis se joue une intense bataille pour le contrôle de l'Internet L'OBJECTIF premier du Sommet mondial sur la société de l'information (SMSI) qui se tient à Tunis du 16 au 18 novembre – et dont la première phase s'est tenue à Genève, il y a deux ans (le Monde du 13 décembre 2003) – était la réduction de la « fracture numérique » entre le Nord et le Sud. Cet aspect est passé au second plan, éclipsé par la discorde, entre les Etats-Unis et le reste du monde, sur la gouvernance de l'Internet, c'est-à-dire sur le contrôle de l'architecture de nommage de la Toile. […] La situation de blocage est telle qu'aucune des parties ne s'attend à ce qu'une réforme concrète soit adoptée à l'issue du sommet. Le 7 novembre, à peine plus d'une semaine avant l'ouverture de celui -ci, le secrétaire d'Etat au commerce, Carlos Gutierrez, et la secrétaire d'Etat, Condoleezza Rice, adressaient au chef de la diplomatie britannique, Jack Straw, un courrier confidentiel demandant à la présidence de l'Union européenne de « reconsidérer sa position sur la gouvernance de l'Internet », rappelant que « la structure de gouvernance et la stabilité de l'Internet sont d'une importance capitale pour les Etats-Unis. www Sur le monde.fr : édition spéciale « Technologies » [le Monde, 16 novembre 2005] – Le contexte interdiscursif qui se manifeste de manière allusive dans certains mots ou certaines constructions, comme on a pu déjà l'entrevoir dans les exemples qui précèdent, au fil des évocations de dires antérieurs qui renvoient « à du discursif qui se perd dans la nuit des temps et que nous avons toujours su ! » (Maldidier 1993, p. 114). Ainsi lors d'un acte de nomination, dans une construction syntaxique, dans des éditoriaux ou des textes de commentaire, surgissent des bribes de discours autre, qui font partie des mémoires collectives (Halbwachs) sans être forcément partagées par l'ensemble des destinataires de ces textes et sans que soient non plus partagés par les médiateurs et leurs lecteurs les « éclairages » (Grize) qu'ils donnent à l'ordre du texte : 10. […] la leçon de la crise de la vache folle – on ne joue pas impunément avec la nature – n'a pas encore été tirée par l'Union européenne. […] Mais le « marché » fait pression, et comme hier pour la vache folle, il encourage l'Union à s'ouvrir à ces nouvelles technologies, source potentielle de profit […] 11. Ce qu'on appelle manipulation – terme piégé qui disqualifie les nouvelles technologies avant tout débat – en des temps plus optimistes s'appelait tout simplement progrès. Les scientifiques et les ingénieurs agricoles contredisent la nature ? C'est la chose au monde la plus… naturelle. 12. Dans cette nouvelle boîte de Pandore, on peut trouver aussi bien une corne d'abondance (le plus vieux rêve de l'humanité : une nourriture saine, goûteuse et bon marché pour tous) que de possibles fléaux (Frankenstein s'est déguisé en marchand de pop corn). (Exemples pris dans Libération) Ces différents niveaux de contextualisation permettent de repérer les différentes communautés convoquées et les genres d'origine des propos rapportés (au fil du texte, il est parfois précisé qu'il s'agit d'extraits d'un rapport, d'une étude, d'un article, d'une interview), lorsqu'ils sont « situés ». Ils incitent en revanche, lorsqu'ils ne le sont pas, ou lorsqu'ils surgissent dans la mémoire d'un mot ou le pré-construit d'une construction syntaxique (Ex. 3, 4, 5, par exemple et au fil des autres), à faire un effort volontaire de mémoire, à rechercher dans les archives et sur l'internet, par exemple, l'origine d'une expression ou d'une prise de position ou d'un point de vue. Ils permettent ainsi de constituer des corpus complémentaires, des corpus de référence qui viennent compléter les corpus exploratoires et les premiers corpus de travail, afin de retrouver les contextes des mots et des dires et de pister leur traçabilité à travers l'histoire et la mémoire, les moments, les communautés, les événements qu'ils ont traversés. Ils exemplifient la conception de l'énonciation du Cercle de Bakhtine : « toute énonciation, quelque signifiante et complète qu'elle soit par elle -même, ne constitue qu'une fraction d'un courant de communication ininterrompue (touchant à la vie quotidienne, la littérature, la connaissance, la politique, etc.). Mais cette communication verbale ininterrompue ne constitue à son tour qu'un élément de l'évolution tous azimuts et ininterrompue d'un groupe social donné » (B/V, 1977, p. 136). Cette contextualisation « large » des points d'hétérogénéité énonciative repérées au fil des unités empiriques analysées permet non seulement de caractériser les genres selon leur texture énonciative, mais également selon la fonction que les différentes formes de dialogisme jouent dans l'orientation pragmatique ou argumentative de l'article ou du titre, ce qui fait également partie de l'objectif de l'analyse. La relecture des textes du Cercle de Bakhtine, menée conjointement à leur mise à l'épreuve de données empiriques, m'a permis de mieux préciser la visée de l'analyse proposée des genres de la presse quotidienne. Seul le cadre dialogique m'a paru s'inscrire d'emblée dans une perspective discursive, à la différence des autres théories énonciatives, parce que, comme le souligne Todorov (1981), il met l'intertextualité au centre du schéma de la communication et qu'il donne à la situation une épaisseur historique et sociale, ce que les cadres indiciel et pragmatique ne font pas (Moirand 2005b). Le cadre dialogique place l'énonciation au centre de la constitution des genres et dans ses relations avec les discours antérieurs et à venir d'un événement. Ce ne sont donc pas les relations interpersonnelles entre les scripteurs et leurs destinataires, ni entre les acteurs autorisés à prendre la parole dans les médias, ni entre ces acteurs et les médiateurs qui m'intéressent. Ce que je cherche à décrire, ce sont les relations interdiscursives entre les discours qui se croisent, se rencontrent sans forcément l'avoir voulu, s'ignorent, se côtoient ou s'interpénètrent, au fil des genres et de leurs rencontres dans la matérialité du support, dans l'espace du numéro et dans la chronologie des événements. Il s'agit donc de penser l'énonciation dans son articulation avec une sémantique discursive, qui tienne compte du sens des mots et des constructions dans leur contexte, c'est-à-dire avec ce qu'ils inscrivent en eux -mêmes de discours autres : les mots et les énoncés ont une histoire, l'objet dont on parle a été pensé avant par d'autres et les noms qu'on lui donne sont toujours « habités » des sens qu'ils ont déjà rencontrés. Dans cette perspective, on pose que toute actualisation d'un genre discursif a une histoire en même temps qu'il est lui -même dans l'histoire. Ainsi l'interview dialoguée dans la presse écrite s'est développée après que les lecteurs ont intériorisé le genre à la radio : la forme qu'il prend dans la presse est cependant fort éloignée de l'entretien oral qui l'a précédé (il s'agit rarement d'une transcription et les contraintes d'espace et de lisibilité sont importantes). Le développement des médias oraux et du temps d'exposition auquel sont soumis les citoyens des pays développés explique leur influence sur l'évolution des genres de la presse : la rubrique Voix express du Parisien, dans laquelle on interroge quatre à cinq citoyens ordinaires, semble s'inspirer des « micro-trottoirs » de la télévision. Le mélange des genres qui font appel à l'émotion (les photos, les interviews, les témoignages) et des genres qui font appel au cognitif (les croquis, les schémas, les glossaires et les articles d'information) dans le traitement des catastrophes naturelles (le tsunami de 2004, par exemple) semblent proches parfois du traitement télévisé. L'éclatement des informations en micro-genres dans une hyperstructure qui occupe la limite d'une page ou une double page (notion proposée par Grosse et Seibold 1996 et reprise dans Lugrin 2001, par exemple) oblige à s'interroger sur l'évolution des genres de la presse et, ce qui nous intéresse désormais davantage, sur le rôle joué par les interactions discursives dans l'orientation pragmatique du genre (qu'on ne fera ici qu'effleurer : voir Moirand 2007a, chap. 4 et 2007b). On a évoqué plus haut la visée explicative des genres de l'information dans le traitement des événements scientifiques ou technologiques à caractère politique ou social. Un modèle dialogique de l'explication permet d'observer comment alternent citations de spécialistes et explications didactiques du journaliste qui ne dit pas la source de ses connaissances; ainsi, au fil du discours, des paroles savantes s'entremêlent aux dires du journaliste, de telle façon que c'est le journaliste qui joue le rôle de celui qui explique, le spécialiste cautionnant le genre par sa seule « présence » et la présence des quelques dires rapportés au fil du texte, accompagné d'une carte et de croquis (infographie dont on ne connaît pas l'origine) : 13. Un tremblement de terre de magnitude 7,6 sur l'échelle de Richter a principalement touché le nord-est du Pakistan (Cachemire) ainsi que le nord de l'Inde (Jammu-Cachemire), l'est de l'Afghanistan et l'ouest de la Chine. L'épicentre est situé [… ]. Plus précisément, l'épicentre, c'est-à-dire la zone de la surface terrestre située au-dessus du foyer souterrain, où ont été ressentis les plus importants ébranlements, a été « localisé à une centaine de kilomètres à l'est de […] », selon les sismomètres très précis du Réseau national de surveillance sismique (Renass) basés au sein de l'Observatoire des sciences de la terre (CNRS-INSU) à Strasbourg. Le séisme s'est produit à 3h50 GMT (8h50 heure locale). « Sa puissance dévastratrice, c'est-à-dire son intensité, dépend essentiellement de la qualité des constructions et ne peut-être évaluée que par des spécialistes sur le terrain » précise Michel Granet, directeur du réseau .La catastrophe est provoquée par la « collision » de deux continents, le sous-continent indien et la plaque eurasienne. « La plaque indienne remonte vers le nord à raison de 2 cm par an, en provoquant de séismes dramatiques […] », explique Henri Gassier, sismologue à l'Observatoire de Strasbourg. Le mouvement vers le nord du continent indien se poursuit depuis 45 à 50 millions d'années, et est à l'origine des montagnes de la chaîne himalayenne, toujours en formation […] [La Croix, 10 octobre 2005] Le même numéro de journal fait paraître un éditorial consacré à cet événement qui part d'un « témoignage » (?) et se termine par une invitation à la raison, adressée à cette région du monde, et justifiée par un certain nombre de rappels d'autres catastrophes et d'appels à l'histoire des relations entre l'homme et la nature : 14. « La nuit dernière, chacun d'entre nous avait une maison et une famille. Maintenant, la plupart d'entre nous sont sans domicile et beaucoup n'ont plus de parents ». Ce témoignage s'est répété à l'infini sur le parcours du violent tremblement de terre qui s'est produit samedi au Cachemire [… ]. Ce drame, dont les morts se comptent par dizaines de milliers, les blessés par centaines de milliers, porte la marque de la fatalité.[…] A la différence des catastrophes récentes, le tsunami en Asie du Sud, Katrina aux Etats-Unis ou même les dramatiques inondations en Amérique centrale, il n'y a pas lieu, ici, d'interroger les rapports de l'homme et de la nature et les dégradations qu'on lui inflige, ou au moins pas aussi directement… Tous ces enchaînements d'événements « naturels » meurtriers soulignent cependant par leur accumulation une fragilité oubliée par toutes les sociétés dans leur rapport à la nature. Ces catastrophes à répétition devraient ouvrir des failles dans nos ambitions de maîtrise du monde […] Puis viendra peut-être un temps pour la raison. L'Inde et le Pakistan, toutes deux puissances nucléaires, à cause de leur rivalité dans cette partie du monde, seront peut-être amenés à accélérer leur rapprochement amorcé… […] A tous ceux qui se posent en amis de l'Inde et du Pakistan de les aider à le comprendre. Au Cachemire au moins… [La Croix, 10 octobre 2005] Quant à la construction d'un intertexte plurilogal, elle me semble exemplaire de ces rencontres intertextuelles et interdiscursives, caractéristiques d'une évolution récente de certains genres de l'information qui rendent compte de controverses : 15. « TERRORISTES », « obscurantisme », « démarche totalitaire ». Les mots n'étaient pas assez durs, sous la plume du directeur général du groupe Limagrain, pour condamner les destructions de trois parcelles de maïs transgénique, la semaine dernière, dans le sud de la Drôme (le Monde du 16 août). « La coupe est pleine », a renchéri ,mercredi 22 août, un porte-parole du semencier français, au lendemain de nouvelles destructions dans le Gard, qui visaient des parcelles exploitées par l'américain Monsanto. Limagrain s'est dit solidaire de son grand concurrent « quand il s'agit de défendre des activités de recherche ». […] La destruction, dans la nuit du 10 au 11 août, des essais de Meristem Therapeutics, une start-up de Clermond-Ferrand qui, depuis une décennie, s'ingénie à transformer des plantes en usines à médicaments (Le Monde du 17 avril), a provoqué un électrochoc. La parcelle arrachée était plantée d'un maïs transformé pour produire de la lipase, utile dans le traitement de la mucoviscidose. « Tout comme il n'y a pas de " bon " nucléaire, l'alibi thérapeutique ne justifie pas plus la poursuite d'un tel processus que les " nécrotechnologies " agroproductivistes », avait expliqué l'organisation qui a revendiqué l'opération. « En s'attaquant sciemment aux OGM destinés à lutter contre les maladies, les opposants montrent jusqu'où ils peuvent aller : il n'y a plus de limites ! », estime François Thiboust, directeur des relations extérieures du groupe Aventis CropScience France, et porte-parole des professionnels de la semence et de la protection des plantes [… ]. [le Monde, 25 août 2001] On peut observer comment progresse le texte, alternant la voix des uns et la voix des autres, et la description des actes ou des actes de paroles des acteurs de la controverse. Celle -ci est ainsi « donnée à voir », à travers les désignations des actes et des acteurs figurant dans les paroles rapportées, par exemple les mots obscurantisme et démarche totalitaire dans lesquels sont inscrits des moments particuliers de l'histoire ancienne et à travers cette opposition entre deux formations discursives : l'une qui croit à la nature qu'il ne faut pas contrarier et l'autre qui croit qu'il faut la dompter, au nom du progrès. Ainsi chacun des segments entre guillemets renvoie à un texte situé mais également à d'autres discours « clandestins » qui s'inscrivent dans les mots et les dires rapportés. On a pu également observer que les désignations de cette controverse (guerre, bataille mais également fronde et croisade) portaient en elles -mêmes une histoire, qui participe à l'orientation pragmatique ou argumentative du genre. Mais pour cerner l'évolution des genres de la presse à travers les différents types d'interactions discursives qu'ils mettent en jeu, il faut envisager un travail d'observation qui porte sur une période suffisamment longue, ce qui reste à entreprendre. Si les conceptions du Cercle de Bakhtine nous ont paru apporter des notions opératoires fondamentales à l'analyse des genres de la presse, c'est par le lien qu'il faisait entre les formes de l'énoncé et une réflexion sur l'interaction verbale qui va bien au-delà d'une conception étroite du contexte et de la situation. Car, comme le rappelle J. Peytard (1995 : 36) : dire “interaction verbale ”, ce n'est pas seulement prendre en compte ce qui, dans le face-à-face d ' un individu et d ' un autre individu, dans un dialogue, psychologiquement, logiquement et linguistiquement, se produit par concaténation, c'est, prioritairement, penser l'interaction réalisée dans/par l'ensemble des multiples discours d'une société donnée, en un moment donné. Penser que ces discours, dans leur multitude indéfinie, interagissent les uns avec les autres. Et tout duo/dialogue singulier ne peut être analysé hors de l'interaction sociodiscursive. Dans cette perspective, les genres de la presse ne sont donc pas à rapporter à priori à une situation de communication « hic et nunc » (dont Rastier 2007 décrit les limites), qui ne prendrait en compte que les interactions verbales entre les scripteurs des textes et leurs lecteurs potentiels à l'intérieur de l'institution qui les produit. Ils semblent en effet se caractériser, par rapport aux autres genres de l'environnement quotidien, par une particularité qui leur est constitutive : celle d' être des lieux de rencontre entre des discours multiples, appartenant à des communautés langagières différentes et à des époques historiques différentes. Lieux privilégiés d'interactions entre des dires venant de mondes sociaux différents, et parfois d'autres langues et d'autres cultures, ils se caractérisent par les différentes formes de dialogisme qu'ils actualisent et la façon de les distribuer, différemment selon les genres, dans les unités discursives empiriques qu'on rencontre sur l'aire de la page et au fil des numéros. Mais cette distribution, on l'a entrevu, est étroitement dépendante des fonctions qui sont attribuées au genre par les pratiques langagières des communautés professionnelles médiatiques, pratiques qui semblent évoluer au fil du temps, et selon l'orientation pragmatique qui est donnée au texte : information, explication didactique, conseil ou bien encore une explication médiatique proche de l'argumentation (Moirand 2007a, chap. 4 et 2007b). Ce qui permet de reconstruire à posteriori la situation mais une situation au sens de Bakhtine, comme on a tenté de l'expliquer brièvement dans cet article . | La réflexion de Bakhtine sur les genres du discours reste indissociable de sa théorie de l'énoncé et de sa conception de la situation, dans le cadre d'une linguistique et d'une translinguistique, qui ne sont pas deux disciplines disjointes. Mais un retour sur les textes fondateurs du Cercle de Bakhtine permet surtout de mieux percevoir sur quels faits langagiers ils font porter prioritairement notre regard: les relations interactionnelles entre les discours eux-mêmes, ceux qui s'énoncent et s'échangent et qui en même temps énoncent leurs rapports aux discours autres, discours antérieurs ou discours à venir qu'ils anticipent ou prévoient. Or ce sont ces interactions qui composent les genres et dont les différentes compositions permettent de mettre au jour des différences entres genres. Comment imaginer les relations qui se tissent entre le genre, considéré comme une représentation sociocognitive d'une série d'unités discursives empiriques correspondant à la pratique d'une communauté langagière inscrite dans un monde social, et l'entrelacs des discours qui entrent dans cette composition? C'est ce qu'on se propose d'étudier à travers les unités empiriques qui se répartissent au fil et à la surface des pages des titres de la presse quotidienne nationale. | linguistique_11-0197415_tei_690.xml |
termith-662-linguistique | Le figement est très souvent étudié pour ses caractères morphologiques, syntaxiques et sémantiques repérables dans la langue. Or, « la notion intéressante, et par laquelle celle de “figement” est apparue, c'est le “défigement” » (Rey 1997 : 339). En effet, si l'on s'est rendu compte de l'existence du figement, c'est grâce à la possibilité de le détourner, de le « défiger ». C'est donc dans le discours, par de possibles déviations, que la fixité linguistique a été mise en évidence. Le défigement représente, dans sa dénomination même — par le préfixe dé - issu du latin dis - qui signifie l'éloignement, la privation — la forme opposée au figement, pourtant, il en est également le devenir potentiel (cf. notamment Anastassiadis-Syméonidis 2003). Si le figement n'a pu se concevoir sans le défigement, la relation inverse peut se révéler tout autant porteuse de savoirs. Ainsi, nous postulons qu'étudier le défigement permet de récolter certaines informations linguistiques sur le figement. Pour vérifier cette hypothèse, nous proposons d'examiner des énoncés défigés, autrement dit des énoncés où une forme figée a été détournée. À travers cette analyse linguistique, nous cherchons à mettre en lumière des indices de fixation, signes de reconnaissance et de permanence du figement. Le figement peut être envisagé de deux façons : soit il est le processus qui amène un syntagme libre à se bloquer, soit il est le résultat de ce processus et constitue une unité lexicale. Nous nous intéressons ici davantage au résultat : nous proposons d'observer des formes figées, non en voie de l' être. Une expression figée, définie peu ou prou comme un syntagme (ou phrase) privé de liberté, se repère par trois critères : sémantique, morphologique et syntaxique. Le figement est un processus par lequel un groupe de mots dont les éléments sont libres devient une expression dont les éléments sont indissociables. Le figement se caractérise par la perte du sens propre des éléments constituant le groupe de mots, qui apparaît alors comme une nouvelle unité lexicale, autonome et à sens complet, indépendant de ses composantes (Dubois et al. 19941999 : 202). Sur le plan linguistique les expressions figées, ou locutionnelles, ou idiomatiques, ou lexies, se définissent par les contraintes qui limitent leur morphologie [… ], et par la non-compositionnalité de leurs composants sémantiques […] (Charaudeau et Maingueneau 2002 : 262). On appelle figement un ensemble de caractéristiques syntaxiques et sémantiques affectant une unité polylexicale [… ]. Parmi ces caractéristiques, on relève : le blocage des propriétés combinatoires et transformationnelles de l'unité [… ], le blocage de l'actualisation et de la détermination des différents constituants de la séquence, le blocage de l'opération d'insertion et de substitution synonymique, et d'une façon générale l'opacité et la non-compositionnalité du sens (Neveu 2004 : 132). Le figement est par nature polylexical, condition sine qua non selon Gross (1996), Spillner (2000), Gréciano (2003), Perko (2001) ou encore Mejri (2003), et ne supporte pas de variations morphologiques majeures. Le nombre de composants d'une expression est variable : à partir de deux et jusqu' à une phrase entière voire même un texte (comme un poème, une lettre administrative, une comptine, un fairepart, etc.). Les composants peuvent être liés par des traits d'union, ce qui marque formellement leur indissociabilité (je-m'en-foutiste, peau-rouge, prêt-à-porter, etc.), ou n' être séparés que par des blancs typographiques, ce qui suppose la connaissance des limites de la séquence en question. Dans notre conception, le figement porte sur des unités à empan restreint (les noms composés), comme sur des unités à empan moyen (syntagmes) et large (les phrases et textes figés). Le figement peut également être caractérisé par une perte de la compositionnalité du sens qui donne lieu à une opacité sémantique. Ce critère ne constitue pas une condition obligatoirement requise, cependant, lorsqu'il est établi, la forme en question est figée à un degré élevé — c'est le cas majoritairement pour les locutions et proverbes. L'absence d'opacité peut être le signe d'un figement sémantique à un moindre degré dont relèvent les collocations, formules de politesse, routines discursives, chansons ou lettres administratives. Un type d'expression rend donc compte tendanciellement d'un degré de figement, et à l'intérieur d'un type, les expressions sont plus ou moins figées (cf. Gréciano 1997). Le figement syntaxique, qui rend compte de la réduction ou de l'invalidité des propriétés transformationnelles valables pour un syntagme libre, est également scalaire. Selon la séquence, certaines propriétés sont bloquées, d'autres pas et, d'une séquence à l'autre, le nombre de propriétés libres peut varier (cf. Gross 1996). Pour définir et délimiter le figement, les dictionnaires de Sciences du Langage et les chercheurs spécialistes se servent de ces critères sans obligatoirement les présenter simultanément. L'appréhension du figement par divers paramètres linguistiques tend à montrer une forme de souplesse voire d'instabilité définitionnelle. Si la polylexicalité semble être la condition nécessaire à l'accès au statut d'expression figée, elle n'est pas suffisante. En outre, les degrés sémantiques et syntaxiques rendent difficile une délimitation franche de l'objet. L'expression figée est définie comme une unité polylexicale dont le sens peut être opaque et dont certaines propriétés transformationnelles peuvent être bloquées. Rien ne permet de la repérer de manière plus précise. Les linguistes butent sur ces relatives probabilités. La seule issue semble être l'analyse au cas par cas. En fait, il en est une autre que nous proposons d'examiner : le recours au défigement ou détournement du figement. Comment penser que l'étude d'un objet peut être mise à profit pour celle d'un autre ? En reconnaissant que ces deux objets sont liés par un rapport de dépendance très fort. Qu'en est-il pour notre cas ? Le défigement est un jeu de mots qui repose sur le principe de reconnaissance d'un figement préalable. Il ne se révèle tel qu'il est que dans une prise de distance par rapport à cette antériorité : « tout défigement présuppose un figement antérieur qu'il détourne ou remotive » (Fiala et Habert 1989 : 86). Le figement constitue le modèle sur lequel le défigement prend vie. Celui -ci n'a d'existence que par rapport à son modèle linguistique. Il ne prend forme et sens que dans une (re) construction du figement. Le sur-énoncé qui naît de la manipulation du sous-énoncé de base (l'expression figée) ne représente alors que la partie émergée (ou immédiatement visible/audible) du palimpseste verbal. […] Le sens annoncé (celui du sur-énoncé) se trouve graduellement infiltré, pénétré, exalté par le sens évoqué (celui du sous-énoncé) (Galisson 1995 : 45-46). Si dans le défigement la reconnaissance du figement est nécessaire, cela suppose que celui -ci est encore lisible malgré les déformations subies. La liberté prise à son égard ne le détruit pas dans son ensemble. Des indices de fixité perdurent pour que le lecteur effectue justement cette reconnaissance. À l'intérieur même de la variation créée par le défigement peut se lire la fixité du figement. Ainsi, nous proposons d'appréhender la stabilisation par la variation. Cette forme de démarche qu'on peut nommer négative ou à rebours permet d'affirmer que, dans l'étude des énoncés figés, tout ce qui est exclu de la liberté relative au défigement appartient alors au figement. Un nouveau regard peut alors être posé sur ce dernier objet puisque son angle d'observation a été changé. Qu'est -ce qui se fige ? Sur quoi porte le figement ? Comment cela se fige ? sont autant de questions auxquelles le défigement semble pouvoir apporter des éléments de réponse. Par son examen vont se révéler des « indices d'activation du figement », en d'autres termes, les moyens dont ce dernier dispose pour se reconstruire. Cette hypothèse est motivée également par les distinctions réelles entre analyses en langue et en discours. En effet, si le défigement peut mettre au jour des caractéristiques typiques du figement, cela sousentend que l'analyse discursive profite à la définition de ce type d'unité lexicale. Les trois dimensions linguistiques (morphologie, sémantique, syntaxe) utilisées pour définir le figement en langue, peuvent être réévaluées et probablement complétées par d'autres (phonique, rythmique, etc.) lors d'une étude discursive. Le travail que nous proposons dans cet article est synchronique et discursif : il s'appuie sur un corpus composé d'énoncés défigés écrits provenant d'articles de presse, de publicités et de textes humoristiques (blagues). Une fois admise l'hypothèse que l'étude du figement peut passer par l'examen du défigement, il faut circonscrire des cas d'analyse. En effet, il existe deux types de défigement, que nous proposons de dénommer défigement formellement marqué vs défigement non marqué formellement. Un seul de ces types peut nous amener à étudier des indices de fixité dans l'activation du figement. Le défigement non marqué formellement, comme son nom l'indique, ne présente pas de modifications formelles (ou des modifications minimes) par rapport au figement. Il a ainsi l'apparence de l'expression figée. L'exemple (1), une publicité, fait partie de cette catégorie : (1) Elle fait deux poids deux mesures, mais on ne peut pas le lui reprocher. Bodymaster, la première balance qui mesure la masse grasse et la masse maigre. […] Calor « elle fait deux poids deux mesures » doit ici être compris comme un défigement de l'expression faire deux poids deux mesures qui signifie « juger de manière différente, deux choses analogues, selon l'intérêt, les circonstances, etc. » (Dictionnaire des Expressions et Locutions, dorénavant DEL). Après lecture du cotexte publicitaire, l'expression est libérée de sa forme et de son sens pour désigner le fait que la balance Bodymaster réalise deux pesées : celle de la « masse grasse » et celle de la « masse maigre ». Si seul avait été présenté le slogan (la première phrase), sans indication de produit, ni de contexte publicitaire, aucun indice n'aurait permis de constater l'existence d'un défigement. Par reconnaissance de la locution verbale faire deux poids deux mesures, on aurait pu supposer qu'une femme (« elle » sans davantage de référenciation) n'est pas impartiale dans son jugement. Autrement dit, hors co(n)texte, le défigement non marqué formellement ne peut se repérer : c'est l'usage normé de l'expression (son sens figé) qui prévaut. L'énoncé coupé de son contexte ne comporte pas d'éléments susceptibles d'indiquer qu'il s'agit en effet d'un défigement : le contenu propositionnel ne semble pas modifié. Seul le recours à la situation de communication et au cotexte permet de percevoir une autre construction du sens. Une fois la référence « balance » actualisée, en contexte, la caractéristique « + humain » de la locution devient obsolète. À l'inverse, le défigement formellement marqué présente un figement visiblement altéré. La forme et le contenu propositionnel du figement sont touchés. Ces modifications permettent un repérage immédiat du défigement, même hors contexte. Nous en avons recensé quatre dans notre thèse : la substitution, l'ajout d'un élément lexical, l'effacement du trait d'union et l'imbrication d'une seconde expression figée. (2) Un vieux rat rencontre une petite taupe. Curieux, il lui demande : — Que veux -tu faire plus tard, ma petite, quand tu seras grande ? — Taupe-modèle ! « taupe-modèle » est un défigement fondé sur le nom composé top-modèle. La substitution de « top » à « taupe » permet de référer à une taupe topmodèle, c'est-à-dire une taupe mannequin vedette. Le choix de référer à une profession plutôt qu' à la qualification en « taupe exemplaire » tient à l'interrogation du cotexte gauche — « Que veux -tu faire plus tard, ma petite, quand tu seras grande ? », qui fait appel aux questions clichées que posent les adultes aux enfants sur leur devenir professionnel. Dès la perception de « taupe-modèle », unité lexicale qui n'existe pas en français, le lecteur repère le jeu de mots réalisé ici par paronomase. La ressemblance phonique (mais dissemblance graphique nécessaire à l'humour) entre les formes figée et défigée assure la reconnaissance du nom composé originel. Le type de défigement étudié va décider de la nature des informations recueillies. L'examen du défigement non marqué formellement permet de cerner les processus qui font passer la formule de la fixité de la langue à la relative liberté du discours. En effet, le défigement non marqué suppose d'abord une lecture figée, puis une lecture littérale (comme dans (1)), parce que c'est le co(n)texte qui va favoriser la création de la référence défigée. La mise en relation de l'unité figée au co(n)texte est obligatoirement seconde, postérieure à la reconnaissance et l'actualisation de l'expression figée. À l'inverse, l'examen du défigement formellement marqué peut mettre au jour des indices de fixation qui permettent de passer du défigement en discours au figement enregistré dans la langue. En (2), la lecture de l'énoncé est d'abord littérale, puis le figement est retrouvé et activé. C'est cette seconde étude qui peut mettre en évidence des procédés linguistiques favorisant le recouvrement de la forme figée; elle est un recueil d'informations sur le figement par le défigement. Ne seront donc examinés dans cet article que des défigements formellement marqués, qui nécessitent une réactivation du figement par des paramètres auxquels nous attribuons volontiers le statut d'indices de fixation. En effet, si la forme défigée est dotée d'une liberté (principalement syntaxique et sémantique), elle doit tout de même, pour être nommée ainsi, nécessairement permettre la reconnaissance du figement. En d'autres termes, malgré les modifications qu'il effectue, le défigement formellement marqué doit posséder suffisamment de caractères fixes pour que l'énoncé figé d'origine se repère et s'active. Ce sont ces indices que nous proposons de relever dans le point suivant. Les indices de fixité se distribuent en deux catégories. La première concerne la portée même du figement : les composants sont soudés entre eux par plusieurs paramètres linguistiques. Il s'agit ici d'indices permettant de recréer l'expression figée dans son ensemble, alors qu'elle apparaît déformée. La seconde catégorie porte sur les cotextes environnant le défigement. Ceux -ci convoquent l'actualisation d'une isotopie qui fait appel au sens de l'expression figée. Nous proposons ici d'observer trois dimensions linguistiques qui permettent de reconstruire la forme figée : le moule morpholexical, la structuration syntaxique et la chaîne phonique. L'expression figée est réactivée par la présence de certaines de ses propriétés linguistiques non touchées par le défigement. Les éléments composant la séquence figée sont considérés comme uniques et irremplaçables (en majorité puisque certaines variations demeurent réalisables). Leur substitution crée le défigement. Cependant, ce n'est jamais l'ensemble des composants qui est modifié : le moule lexical du figement demeure. Ainsi, les éléments sauvegardés convoquent mentalement l'élément substitué. (3) Surclassement bien ordonné commence par soi -même. Renault […] Dans (3), sur six éléments composants l'énoncé, cinq sont identiques au proverbe Charité bien ordonnée commence par soi -même. Cette très forte ressemblance morpholexicale permet au lecteur, malgré la déformation à l'initiale de la formule, de retrouver rapidement l'élément manquant du figement. L'exemple (4) fonctionne sur le même modèle. (4) Voulez -vous goûter avec moi, ce soir ? Sephora lance Dessert la 1 ère ligne de cosmétiques peau douce… à lécher qui transforme tout votre corps en zone érogène. […] Le slogan a en commun avec les paroles de la célèbre chanson Lady Marmelade, interprétée par Patti Labelle, un fonds morpholexical. Malgré la modification réalisée, il semble qu'il ne faille que peu de temps pour récupérer et activer le figement : « coucher » s'impose en lieu et place de « goûter ». La publicité joue sur cette invitation sexuelle implicite. Ce type de récupération fonctionne également dans les cas de multi-substitution si l'expression figée est suffisamment longue. L'exemple (5) modifie deux éléments sur les sept que comporte le proverbe Un train peut en cacher un autre, et qui plus est, il conserve un adjectif numéral très proche. (5) Une loi peut en cacher deux autres (Le Canard Enchaîné, 09-10-02) Nous proposons des cas qui semblent similaires : (6) Pour vivre heureux, vivons chauffés. […] Le radiateur Terrelec (7) En Irlande, c'est pour mieux vous recevoir qu'on déroule le tapis vert. C'est au cœur de l'Irlande rurale que vous comprendrez pourquoi les Irlandais ont la réputation d' être si accueillants. […] En (6), sur cinq éléments composant le figement, quatre sont préservés, ce qui permet au lecteur de retrouver la citation passée en proverbe Pour vivre heureux, vivons cachés. En (7) « rouge » déloge « vert » pour reconstruire la locution verbale dérouler le tapis rouge. Ces activations sont d'autant plus faciles que les modifications interviennent à la finale des expressions figées. Il semble, dans ce cas, que l'amorce figée est suffisante pour reconstituer l'unité dans son ensemble : la perception du figement serait antérieure à celle du défigement. Cette idée naît du constat de Denhière et Verstiggel qui, après des tests cognitifs, posent que « l'activation de la signification idiomatique est mise en évidence dès la présentation de son avant-dernier mot » (1997 : 139). En (6), à la perception de « Pour vivre heureux, vivons », le lecteur anticiperait la suite de sa lecture et activerait le terme « cachés ». Il semble qu'ensuite, il rectifierait sa lecture pour « chauffés », comprenant alors l'argument de vente pour le radiateur. Le fait que le figement soit peutêtre activé avant le défigement n'entrave pas le résultat : à partir d'un certain nombre de composants en présence, le figement est convoqué, ramené à la conscience. Pour l'ensemble de ces exemples, c'est le moule morpholexical qui paraît primordial dans l'activation du figement puisque, excepté des restrictions dans les conditions de sélection, rien ne lie les éléments substitués et substituants. Si le moule morpholexical a été fortement modifié, la structuration syntaxique peut être le déclencheur de la reconstruction de la forme figée. (8) Bientôt vous ne direz plus : « Bonduelle je ne mangerai pas de tes haricots verts ». Bonduelle Haricots verts Extra-fins […] Ici, le slogan fait directement appel au proverbe Il ne faut jamais dire : Fontaine je ne boirai pas de ton eau. Or, comment se retrouve ce figement si ce n'est par la structuration syntaxique ? En effet, au niveau morpholexical seul le terme « dire » est commun aux figement et défigement, mais il est à l'infinitif dans un cas et au futur dans l'autre. Les autres termes peuvent être considérés comme proches, mais uniquement dans une thématique de l'alimentation : « boire » / « manger » et « eau » / « haricots verts ». Cette appartenance à un même champ sémantique ne justifie pas à elle seule la reconnaissance morpholexicale du figement. L'identité de structures syntaxiques (deux propositions, dont l'une sert à introduire le discours direct de l'autre) est beaucoup plus prégnante. À l'intérieur de cette structuration syntaxique, l'agencement de catégories grammaticales est révélateur du mimétisme du défigement : La première proposition, qui représente une forme d'avertissement, sert de cheville au discours présenté dans la seconde proposition, formée par une adresse (« Bonduelle » ou « Fontaine »), à laquelle le « je » exprime son refus — cette proposition étant structurellement similaire entre le slogan et le proverbe. La structuration syntaxique du slogan rappelle ici immédiatement celle de la forme figée. Si c'est par cette identité ou quasi-identité que la réactivation peut se faire, c'est bien que le niveau syntaxique est partie prenante dans le figement. Il lui confère une structure reconnaissable; ce qui s'observe également en (9) : (9) Ils se téléphonèrent, se marièrent et eurent beaucoup de petits européens. […] Orange. La structure du défigement est proche de la formule de fin de conte Ils se marièrent, vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants : [pro. + V pronominal + V (/+ adj.) + conj. + V + adv + SN (/N)] L'énoncé est également empreint de la syntaxe du figement par la ponctuation : une virgule doit être présente après la première proposition, et la conjonction « et » doit lier la deuxième et la troisième propositions. En outre, « se marièrent » et « et eurent beaucoup de » apparaissent dans les formes figée et défigée; ce qui implique des similitudes lexicales et phoniques. (10) Deux morses se battent sur la banquise. Passe un moujik qui s'arrête pour les regarder. Les morses cessent alors le combat. Pourquoi ? Parce que le moujik adoucit les morses ! En (10), la structuration syntaxique entre « le moujik adoucit les morses » et La musique adoucit les mœurs est identique. Elle est de forme [SN + V + SN ], où chaque SN est composé de [art. déf. + N ]. À cette similarité syntaxique, s'ajoute une proximité phonique (/lamyzikadusilemœrs/ et /ləmuʒikadusilemœrs/) au recouvrement du figement. La structuration syntaxique participe donc au processus de fixation puisque sa seule perception permet la réactivation du figement (de sa forme et de son sens). En (10), elle est associée à un autre paramètre fixant, qui peut exister indépendamment : la chaîne phonique. Les jeux phoniques, notamment la paronomase, sont très fréquemment à l' œuvre dans le défigement. La forme figée peut ainsi être préservée uniquement par la dimension sonore. (11) Un coq va chez le coiffeur qui lui demande : — Quel genre de coupe désirez -vous ? — Je voudrais que vous me mettiez la poule à zéro ! (12) Scoops, toujours prêts ! (Le Canard Enchaîné, 19-10-05) En (11) et (12), le défigement n'est réalisé que sur l'un des composants du figement et, qui plus est, il ne touche que l'un des phonèmes de ce composant : /b/ dans « boule » (devient « poule »), /t/ dans « scouts », (devient « scoops »). Ces modifications d'un phonème font éclater les groupes figés dans leur ensemble, mais ceux -ci sont réactivés par la conservation de la majorité de leur chaîne phonique. Cette ressemblance sonore peut être suffisamment forte pour qu'on parle d'identité (ou quasi-identité) phonique : (13) Deux abeilles laborieuses bavardent : — Regardez -la cette fainéante ! Elle n'a vraiment pas l'esprit de famille ! — Non, elle fait la politique de l'autre ruche… (14) C'est l'histoire d'une petite vache, dans un pré qui longe la voie ferrée. Elle décide d'aller brouter l'herbe toute verte qui pousse entre les rails. Soudain elle aperçoit le train au loin, alors elle crie : « Meuh-meuh » pour le prévenir, mais le train, qui arrive à vive allure, ne peut l'éviter et hélas ! l'écrase. Moralité : le cri-meuh ne paie pas. Selon la lecture faite, les formes figée et défigée peuvent être similaires au niveau phonique : //fɛrlapolitikdəlotryʃ/ et /ləkrimønəpepa/. La chaîne phonique constitue une empreinte du figement, empreinte lisible dans le défigement. Si la reformation du figement se réalise par ce paramètre, c'est qu'il participe au processus de fixation; il en est donc un indice. Bien évidemment, dans de nombreux cas, les paramètres morpholexicaux, syntaxiques et phoniques se combinent. (15) VOLVO « Les femmes, les enfants, les hommes, le chien et les valises d'abord. » […] Pour vos longs voyages, vous pourriez aussi emporter dans vos bagages tous les équipements de la gamme Océanis [… ]. Dans cet exemple, le figement est récupéré par la conservation, dans le slogan, de sa structuration syntaxique énumérative et de son fonds morpholexical. En effet, l'ensemble des composants de la devise marine, « les femmes », « les enfants » et « d'abord », apparaît dans la publicité; celle -ci étant complétée par d'autres éléments. La structuration syntaxique, quant à elle, repose sur l'énumération de syntagmes nominaux, de forme [art. déf. + N ], sur la liaison par la conjonction de coordination « et » des deux derniers SN, et sur la place de l'adverbe en finale de formule. En (16), ce sont l'identité phonique /œ᷉norãʒesyrləsɔlirlãde/ et la sauvegarde de la majorité des éléments morpholexicaux (excepté « oranger ») qui permettent de retrouver les fameuses paroles de la Ballade Irlandaise de Bourvil. (16) Vivendi : un or rangé sur le sol irlandais Une partie du trésor de guerre de Vivendi était planquée en Irlande. […] (Le Canard Enchaîné, 09-10-02) Moule morpholexical, structuration syntaxique et effet paranomastique sur la chaîne phonique participent à activer l'expression figée d'origine lorsqu'elle a été détournée. Ces dimensions sont donc actives dans le processus du figement et dans son résultat. Elles opèrent à l'intérieur même de la séquence figée. Observons dès à présent un autre type d'indices : les indices externes. Nous postulons ici non pas que le figement existe à l'extérieur de la formule, mais qu'il se construit, et dans notre perspective s'active, grâce à des soutiens linguistiques qui lui sont externes. Autrement dit, c'est dans un certain co(n)texte que va se créer et s'actualiser le figement. Cette forme d'appel doit tout de même être corrélée aux indices linguistiques précédemment vus : elle n'est réellement efficiente que dans cette association. En (17), le fonds morpholexical « vendredi dimanche pleurera » et la proximité phonique (/tɛlkiri/ /bakteri/) activent le proverbe Tel qui rit vendredi dimanche pleurera. Si ces indices de figement internes suffisent, le cotexte droit (nécessairement externe) assure également le développement de l'isotopie du sens figé. (17) est un article qui apparaît à la rubrique « À travers la presse déchaînée » du Canard Enchaîné. Cette rubrique présente chaque semaine un relevé de perles trouvées dans les journaux français, chaque perle étant introduite par un titre qui a très souvent la forme d'un défigement. Ici, un journaliste de L'Union a employé, pour parler de l'avenir, septique en lieu et place de sceptique. Le Canard transpose cette erreur dans la forme défigée : bactérie poursuit l'isotopie de septique et la suite « vendredi dimanche pleurera » réactive septique et la forme figée pour évoquer la « précarité des états affectifs, de l'humeur […] concernant l'instabilité humaine » (DEL). Le cotexte droit corrige et lie les propositions « pour l'avenir on est » et sceptique; il réactive le sens figé. (17) Bactérie vendredi dimanche pleurera Dans « L'union » (17/10), à propos d'un commerce de photo : « Pour l'avenir on est septique. » Être sceptique, pourquoi ? […] (Le Canard Enchaîné, 26-10-05) En (18), le cotexte gauche, en présentant les termes et propositions « jeune couple », « hôtel » et « belle chambre », favorise l'activation du nom composé nuit de noces en développant une isotopie sur la nuit suivant le mariage. La suite phonique /nɥidənɔs/ permet ensuite de valider cette lecture figée. (18) Un jeune couple de squelettes arrive à l'hôtel : — Nous voudrions une belle chambre pour notre nuit de n'os ! L'exemple (2), précédemment vu, repose sur le même principe : Top-modèle est préservé en partie par la chaîne phonique /topəmodɛl/ et est activé par la question, dans le cotexte gauche, « Que veux -tu faire plus tard, ma petite, quand tu seras grande ? », qui demande une profession en réponse. (19) Le Lang qui fourche Mauvaise opération pour Jack Lang, qui, de son propre aveu, a raté son discours, à peine écouté par les congressistes le samedi matin. « Je n'aurais pas dû m'inscrire pour intervenir », se lamentait-il ensuite. D'autant que Djack a commis un fâcheux lapsus. « Les militants n'ont pas ménagé leurs brèches… heu leur temps ! » a -t-il lancé. […] (Le Canard Enchaîné, 23-11-05) En [19 ], c'est la proximité phonique qui permet le recouvrement de la locution verbale ici présentée en aphérèse (avoir) la langue qui fourche. En effet, le défigement est réalisé par paronomase : /ləlãg/ est construit sur /lalãg/. Cependant, le cotexte droit participe également à l'activation du figement : il réutilise le sens figé « il a fait une erreur de prononciation » (DEL). L'isotopie fondée sur l'actualisation de (avoir) la langue qui fourche (locution reconstruite) est poursuivie dans le cotexte droit par l'actualisation des propositions « mauvaise opération », « raté son discours », « lamentait » et « fâcheux lapsus ». Ces différents exemples démontrent que le sens de l'expression figée peut être convoqué par avance dans le cotexte gauche ou être réemployé dans le cotexte droit. Peut-on dire pour autant que le cotexte constitue une forme d'indice de fixation cotextuelle ? Il semble que dans l'environnement sémantique de la formule figée, comme dans celui d'une unité simple, se crée un réseau de sens liant différentes unités de l'énoncé entre elles. Nous proposons donc de faire du cotexte un élément non négligeable non pas du figement en lui -même mais de la réalisation de celui -ci. En d'autres termes, le co(n)texte peut convoquer un réseau de sens de manière à affirmer la présence morphologique et sémantique du figement. Rastier a déjà perçu l'importance du co(n)texte dans la production du défigement : les défigements sont à l'échelon local le produit de stratégies interprétatives. La propagation de traits pour présomption d'isotopie est un facteur de resémantisation, et donc de défigement (1997 : 320). Dans l'optique de Rastier, le co(n)texte est voué au développement du sens défigé. Or, s'il peut participer à la construction de ce sens, il peut tout autant être actif dans la production du sens figé, nous venons de le voir dans les exemples ci-dessus. L'observation du co(n)texte permet par ailleurs d'expliquer la différence de statut des énoncés qui ont l'apparence de formes figées, mais qui sont entièrement littéraux. Le syntagme « sucrer les fraises », par exemple, en dehors de tout contexte peut être considéré de deux manières : en syntagme verbal libre (il évoque le fait de saupoudrer des fraises de sucre) ou en locution verbale (il signifie alors « être agité d'un tremblement nerveux, être gâteux » in DEL). Ce n'est que le co(n)texte qui règle son sens et ainsi lui donne un statut lexical ou syntaxique. En d'autres termes, en possédant la capacité de faire appel à la forme figée ou à la forme libre, le co(n)texte participe activement à la reconnaissance du figement et représente ainsi une aide précieuse dans l'activation de celui -ci. L'étude du défigement représente une piste alternative à la délimitation et à la reconnaissance du figement. Si ce dernier est avant tout repéré dans la langue par sa polylexicalité, son sémantisme opaque et ses propriétés transformationnelles bloquées, il peut l' être également en discours par son indissociabilité morpholexicale, sa structuration syntaxique, sa chaîne phonique et enfin par le développement contextuel de son sens. Les indices de fixité et les soutiens linguistiques (tel le contexte) s'associent pour convoquer la formule figée et son sens. Pour se rendre efficace dans la publicité, la presse ou l'humour, le défigement met en œuvre de multiples stratégies : celles -ci mettent en résonance l'intérieur même de l'expression avec son entourage linguistique . | Cet article tente de montrer que l'étude du défigement représente une source d'informations sur le figement, en postulant que la déformation discursive préserve certaines marques de fixité. Celles-ci s'observent à l'intérieur et à l'extérieur de la formule figée. La morpholexicalité, la structuration syntaxique, l'effet paronomastique et le contexte participent, conjointement ou non, à (re)former l'expression figée et à en actualiser le sens. Ainsi, si la définition du figement repose avant tout sur des propriétés morphologiques, syntaxiques et sémantiques qui ressortissent prioritairement de la langue, elle gagne à être complétée par les propriétés discursives relevant de l'observation du défigement. | linguistique_10-0146946_tei_679.xml |
termith-663-linguistique | On doit (…) étudier les erreurs et les échecs avec autant de soin que les réussites. (A. Koyré [1966] 1973 : 14) Alors que se multiplient les études consacrées au mot comme et à quelques-uns des microsystèmes dans lesquels il apparaît, il faut bien admettre qu'au sein de ces derniers, cumfaitement (généralement traduit par « comment, de quelle manière ») fait figure de parent pauvre. Les études les plus récentes, portant sur tout ou partie de ces microsystèmes dans une optique diachronique (Ponchon 1998, Wielemans 2005) n'en font aucune mention, et les grammaires usuelles de l'ancien français ne sont guère plus prolixes. Seuls quelques dictionnaires en font écho, notamment le Godefroy, qui propose, en outre, plusieurs exemples. Pourtant, l'étude de ce terme relève d'un triple intérêt. Elle permettra d'abord de le caractériser aussi précisément que possible, tant sur un plan morpho-syntaxique que sémantique. Nous verrons cependant qu'une caractérisation précise entraîne nécessairement une mise en relation avec l'adverbe comment, ainsi que, dans une moindre mesure, avec comme. Dès l'origine, en effet, un phénomène de concurrence très net s'observe entre ces termes qui partagent nombre de leurs emplois, donnant ainsi prise à l'étude d'une véritable évolution (micro)systématique. Or, celle -ci s'est soldée par la disparition, au cours du moyen français, de cumfaitement. C'est donc à ce dernier phénomène que nous nous intéresserons finalement, espérant contribuer par ce biais à éclairer quelque peu la nature des phénomènes de disparition. Dans ce premier point, il ne s'agira que d'appréhender de façon relativement descriptive l'histoire de ce terme. Aussi en décrirons -nous très brièvement les grandes étapes avant d'en préciser la composition morphologique et les diverses valeurs syntaxiques qu'il a pu assumer. Le corpus d'occurrences à partir duquel nous proposons l'étude de ce terme puise à de multiples sources : d'une part, les bases de données informatisées (BFM; BHC; DMF), d'autre part, les dictionnaires d'ancien français (Godefroy, Tobler-Lommatzsch) et enfin les dépouillements complémentaires issus de nos propres lectures. Nous aboutissons alors, tout type d'emplois confondus, à 113 occurrences que synthétise la répartition suivante : xii e s. : 74 occurrences / 24 textes xiii e s. : 34 occurrences / 18 textes xiv e – xv e s. : 5 occurrences / 5 textes Ces chiffres, pour succincts qu'ils puissent être, donnent déjà un aperçu de l'évolution générale de l'emploi de cet adverbe ainsi que de son obsolescence progressive au cours du xiv e siècle. Cela transparaît notamment dans le rapport du nombre d'occurrences au nombre de textes, quasiment réduit de moitié dans la mesure où il passe d'une moyenne de 3 occurrences par texte à une moyenne de 1,8 puis de 1. On peut affiner encore un peu l'interprétation de ces résultats en prenant en compte non seulement la dimension dialectale, mais également la dimension générique des textes présentant ces occurrences. Néanmoins, dans la mesure où les attestations vont demeurer relativement sporadiques tout au long de cette période, il ne peut s'agir que de tendances générales et non de faits véritablement spécifiques. Ainsi, on peut noter que l'adverbe cumfaitement apparaît, au xii e siècle, de façon plus privilégiée d'abord dans la zone anglo-normande, puis s'étend, et, finalement, se limite, à la zone picarde au cours du siècle suivant. De même, on remarquera, à titre tendanciel, une certaine prédilection pour la chanson de geste et le roman, mais sans pour autant exclure les diverses formes de la poésie non plus que les chroniques. Il reste que le terme cumfaitement a connu une existence relativement brève dans l'histoire de la langue française, apparaissant dans la Chanson de Roland, et ne dépassant pas le moyen français, où les attestations de ce terme ne sont plus que tout à fait sporadiques et limitées à une occurrence par œuvre. Sur un plan strictement morphologique, quelques remarques nous semblent appelées par ce terme. Tout d'abord, et cela n'a rien de surprenant, diverses variantes graphiques peuvent se rencontrer, lesquelles tiennent en fait essentiellement aux variantes connues de com (cum, con, etc.). De même apparaît aussi la forme fetement. Plus intéressante est la question de sa composition, non pas tant envisagée pour elle -même, mais dans la mesure où avec elle est déjà introduite la concurrence entre cumfaitement et com(m)ent. Il est en effet significatif que deux adverbes soient créés, sans doute à la même époque, en illustrant chacun deux processus de formation visant à un même résultat : remotiver le sens /manière/ initialement attaché à com(e), et, en toute vraisemblance, ressenti comme déjà atténué. Nous rejoignons donc Cl. Olivier, selon qui le morphème quomodo, à l'origine spécialisé dans l'interrogation sur la manière, en est venu progressivement à assurer, seul ou en composition, de nombreux emplois (…) de que, comme et comment du français moderne. Cette polyvalence est sans doute à mettre en relation avec le sémantisme de base qu - qui tend à neutraliser les spécifications apportées par les compositions et les figements. En ancien et moyen français com/cum et come (< quomodo et) recouvrent de façon assez indistincte tous les emplois (entre autres) des anciennes formes quomodo/quomodo et. Cette situation a provoqué l'apparition de formations telles que : comment, comfaitement, comfaitierement, combien, pour éviter les confusions. [Olivier 1985 : 73] Mais si le processus de formation de comment ne fait pas problème, deux hypothèses sont en revanche possibles pour celui de cumfaitement, toutes deux partiellement justifiables par le paradigme morphologique plus large auquel il appartient : soit il s'agit d'une suffixation adverbiale en - ment (cumfaite + ment), soit d'une forme relevant de la réanalyse (cum + faitement). Dans le premier cas, l'existence de confait(e) – généralement tenu pour un déterminant interrogatif, traduit par « quel(le) » – peut laisser penser qu'il s'agit d'une adverbialisation classique réalisée au moyen du suffixe –ment. En outre, l'existence, quoique très rare, d'occurrences dans lesquelles la forme confait(e) apparaît non soudée aurait tendance à offrir un argument supplémentaire en faveur de cette interprétation. Ainsi, à titre d'exemple : (1) Orson, v. 924 : Qui estez, de quel tere, et de con fait païs ? (lit. : Qui êtes -vous, de quelle terre, de quel pays venez -vous ?) Peut-être plus intéressante encore, l'occurrence (2) dans laquelle le déterminant, non soudé (con fate), détermine le substantif manière : (2) Orson, v. 49 : Or escoutés d'Ugon … Par con fate meniere a vers Orson erré. (lit. : Écoutez maintenant, au sujet de Hugon,… de quelle manière il est allé vers Orson.) Enfin, un dernier argument peut être avancé pour cette hypothèse. Dans la plupart des variantes, l'adverbe cumfaitement laisse place au groupe de quel(l)e maniere, ce qui pourrait laisser penser que la base (con fate) était sentie comme davantage liée au déterminant. Ainsi, ce serait par l'adjonction du suffixe - ment au déterminant féminin confaite qu'aurait été créé, selon cette première hypothèse, l'adverbe cumfaitement. Au demeurant, tant en raison du processus de dérivation adverbiale, qui concerne essentiellement les formes adjectivales, qu'au regard de l'empirie médiévale, ce n'est pas là l'unique hypothèse qui puisse être soutenue. En effet, l'autre procédé de formation consiste à poser une soudure entre cum d'une part, et faitement d'autre part. Cette hypothèse est rendue plausible par un faisceau de facteurs contrastant par la fréquence de leurs attestations avec l'extrême rareté des cas précédents. En premier lieu, l'existence d'une forme adverbiale autonome faitement, apte à l'expression d'une identité de manière et le plus souvent, d'après nos relevés, précédée de si, ensi, ou issi, l'ensemble fonctionnant éventuellement comme terme initial d'une corrélation avec com ou que, conforte cette éventualité. En outre, l'existence de nombreuses attestations – notamment dans les premiers textes – dans lesquelles la soudure graphique n'est pas réalisée, entraînant une alternance graphique entre des formes liées (cumfaitement) et des formes non liées (cum faitement), y compris au sein d'un même texte, renforce encore l'idée d'une composition fondée sur la coalescence des deux adverbes. Enfin, l'existence de formes susceptibles de relever d'un modèle de composition similaire, et notamment sifaitement, achève de donner corps à cette hypothèse. On peut donc penser que le processus compositionnel à l'origine de ce terme est de l'ordre d'une réanalyse, au sens le plus traditionnel que reçoit ce terme, c'est-à-dire a mechanism which changes the underlying structure of a syntactic pattern and which does not involve any immediate or intrinsic modification of its surface manifestation. [Harris & Campbell 1995 : 61] Selon ce principe, l'adverbe faitement aurait été d'abord incident à cum, placé là dans le but d'expliciter la valeur de manière possiblement sentie comme atténuée (atténuation justifiant par ailleurs de la création contemporaine de comment). S'ensuit alors une réanalyse associant les deux termes en un seul groupe locutionnel, association progressivement manifestée par les cas de soudure graphique. Quoi qu'il en soit, l'état de la documentation nous interdit de trancher de façon définitive entre ces deux hypothèses et il importe à présent d'examiner plus en détail les différentes valeurs d'emplois assumées par ce terme. Au cours de cette brève période d'existence, les valeurs syntaxiques assumées par cumfaitement se sont inscrites au sein d'un faisceau d'emplois relativement étroit, ces emplois étant intrinsèquement liés à la valeur d'adverbe interrogatif de manière. Plus généralement, on peut distinguer trois rubriques selon que cumfaitement se situe dans une interrogation directe, selon qu'il introduit une proposition percontative ou qu'il se présente dans des occurrences pour lesquelles on pourra parler d'emplois « étendus ». Comme en attestent les deux premières occurrences, empruntées à la Chanson de Roland, cet adverbe apparaît tout d'abord en emploi d'adverbe interrogatif introduisant une interrogation directe partielle et interrogeant sur la manière de faire. Toutes proportions gardées, il semble donc que l'on puisse tenir cet emploi pour premier. La dizaine d'occurrences que comporte notre corpus permet de penser à une relative continuité de cet emploi, à tout le moins au long du xii e siècle, ainsi qu'en témoignent, de façon quelque peu sporadique, les exemples suivants, respectivement de la fin du xi e siècle (1080), du milieu du xii e siècle (1140) et du début du xiii e siècle (1205-1210) : (3) Roland, v. 581 : Cumfaitement purrai Rolant ocire ? (lit. : Comment pourrai -je tuer Roland ?; voir également v. 1699) (4) Guill1, v. 2507 : Quant ad mangé, sil prist a raisuner : « Sire Willame, cum faitement errez ? (…) » (lit. : Quand il a mangé, il se prend à exprimer sa pensée : Seigneur William, comment allez -vous ?; voir également v. 3505) (5) 1 ere ContPercL, vol. III, p. 158 : Et li rois dist tot sospirant : « Biaus ciers amis, conselliés moi, Si con tu dois en loial foi, De la roïne qu'en ferai ? Confaitement m'en vengerai ? » (lit. : Et le roi dit en soupirant : Très cher ami, donne -moi conseil ainsi que tu dois le faire par loyauté. Que dois -je faire au sujet de la Reine ? De quelle façon m'en vengerai -je ?) On remarquera également que dans cet emploi, cumfaitement ne connaît pas de restrictions quant à l'orientation temporelle, au sens où il s'emploie aussi bien avec des verbes au futur qu'avec des verbes au passé. En outre, il se construit avec des verbes qui portent le trait sémantique /action/ et qui sont non gradués (à l'instar de ce que l'on trouve pour com(m)ent (cf. infra)), ce qui oriente précisément le sens vers « manière de faire, d'agir » (le modus faciendi). Enfin, cumfaitement peut assumer à lui seul l'interrogation : (6)Ben., D. de Norm. I, 2, v. 7512 : Li dux respont : « Cum faitement ? » (lit. : Et le Duc répond : « Comment ? ») Si cet emploi semble donc premier et perdure tout au long du xii e siècle, ce ne sera cependant pas là la valeur principale de l'adverbe cumfaitement. Très rapidement, en effet, et sans doute par un processus de grammaticalisation autant que par analogie avec com(m)ent, sont attestés des emplois subordonnants. En effet, l'emploi le plus fréquent que connaît, toutes périodes confondues, l'adverbe cumfaitement est celui d'un connecteur introduisant une proposition subordonnée percontative en position d'objet. La diversité des verbes recteurs présents dans le corpus nous invite en effet à recourir plutôt à cette dénomination qu' à celle, plus traditionnelle, d'interrogative indirecte. D'une manière plus générale, il est possible de dégager deux grands ensembles de verbes recteurs, selon qu'ils relèvent du domaine de la perception (apercevoir, entendre, esmereveiller, (re)garder, mostrer, oïr, voir) ou du domaine du propos au sens large (celer, chanter, (ra)conter, conjurer, comprendre, (de)mander, deviser, dire, enterver, penser, savoir). On ajoutera également les verbes commencer, comprendre et purchacer. Dans tous les cas, cumfaitement conserve son sens de manière de faire, équivalent à « comment, de quelle manière ». Les emplois comme introducteur de subordonnées percontatives sont attestés dès la première moitié du xii e siècle, aussi bien en Ile de France (7) que dans le domaine anglo-normand (8), et, à la fin du siècle, dans le domaine picard (9) : (7) Charroi, v. 989 : Huimés devons de dan Bertran chanter Com fetement il se fu atorné. (lit. : Nous devons désormais chanter, au sujet de Dan Bertrand, de quelle manière il s'était apprêté.) (8) Eneas1, v.5828 : Ge voil an ceste mer saillir ou de m'espee el cors ferir; l'un de ces dous m'estuet il faire, car noianz est mes del repaire; quant ne vanrai ja mes a rive, ne sai comfaitement ge vive. (lit. : Je veux me jeter dans cette mer ou me traverser le corps de mon épée; il me faut faire l'un des deux, car il me serait vain de revenir; comme je n'atteindrai jamais la rive, je ne sais de quelle manière je pourrai vivre.) (9) MarieT, v. 962 : Et li commence a demander Et molt sovent a enterver Des rois, des contes de le tere Si il ont pais ou il ont guerre, Et des pastors qui le Loi tienent Confaitement il se contienent. (lit. : Et il commence à lui demander et à l'interroger de plus en plus souvent au sujet des rois, des contes de la terre, s'ils ont un pays ou des guerres, et au sujet des pasteurs qui représentent la loi, de quelle façon ils se comportent.) On ajoutera enfin à cette série d'emplois le cas suivant, où cumfaitement, comme la plupart des adverbes interrogatifs et comme cela était déjà le cas dans l'interrogation directe, est susceptible de se trouver en emploi absolu (cf. Martin & Wilmet 1980 : § 36). C'est ce qu'attestent les occurrences suivantes : (10) Saint Gilles, v. 1304 : Tut le païs d'els dous resplent, E vus dirrai cum faitement. (lit. : Tout le pays resplendit de leur présence et je vais vous dire comment.) (11) Perceval, (ms Montpellier, H 249, f°89 d (apud T&L)) : Mes moult en avra hautement, Si vos dirai confaitement. (lit. : Mais il en aura beaucoup en haut lieu et je vous dirai de quelle manière.) Dans ce cas, en effet, la proposition que devrait introduire l'adverbe est en quelque sorte antéposée, donnant ainsi lieu à une ellipse de l'ensemble de celle -ci, dès lors limitée au seul terme introducteur. Il n'en conserve pas moins son sens de connecteur percontatif portant sur la manière. Cet emploi révèle d'abord le caractère figé du morphème, conforté dans le second exemple, un peu plus tardif, par la soudure graphique. Mais il manifeste également un certain entérinement de l'usage de l'adverbe, susceptible à ce titre d'apparaître dans des emplois que l'on pourrait qualifier d'étendus, c'est-à-dire relevant d'une extension des valeurs précédentes. Tout en demeurant dans le cadre des précédents emplois, l'exemple suivant peut cependant traduire les prémisses de cette extension. Il s'agit du titre de l'une « des pièces en langue française » contenues dans un volume du Fonds Egerton (ms. du xiii e siècle) et mentionné dans la revue Le Cabinet historique : (12) Cabinet, p. 202 : Icy finist la veniance de la mort de Notre-Seigneur. Ici comence cum faitement la saincte croiz fut trouvée. (lit. : Ici finit la vengeance de la mort de NS. Ici commence la façon dont la sainte croix fut trouvée.) C'est ici le sémantisme même du verbe recteur qui induit une nuance en regard des emplois précédents et invite à gloser l'adverbe par « la façon dont ». Le premier emploi véritablement étendu que l'on peut alors mentionner constitue bien une extension de la gamme précédente, à savoir l'emploi de connecteur percontatif. L'occurrence suivante, en effet, selon le sens que l'on attribue au substantif conseil, pourrait d'abord être interprétée comme une juxtaposition, d'un type fréquent à cette époque, d'un objet nominal et d'un objet propositionnel : (13) MarieT, v. 551 : Conseil quiert de se penitance, Confaitement ele fera Et en quel tere s'en ira. (lit. : Elle demande conseil pour sa pénitence, comment elle la fera et en quelle terre elle s'en ira.) Selon cette première analyse, l'emploi serait donc à lier aux précédents. Mais il n'est pas non plus impossible de l'inscrire dans un type d'emplois un peu différent, également assumé par com(m)ent, même si dans ce cas aussi il demeure relativement rare. Il s'agit là d'un emploi relevé par R. Martin et M. Wilmet, emploi présent dès l'ancien français et pour lequel ils parlent d'un introducteur de « complément d'un substantif verbal » (1980 : § 36). Dans ce cas, la proposition se rapporte à un substantif dont elle développe le contenu sémantique, le substantif étant lui -même en position d'objet d'un verbe introducteur de subordonnée percontative. La plausibilité de cette seconde analyse est renforcée par les attestations suivantes, à peu près contemporaines et ressortissant aussi bien au domaine picard (14) qu'au domaine anglo-normand (15) : (14) Clari, p. 109 : Ore avés oï le verité, confaitement Coustantinoble fu conquise, et confaitement li cuens de Flandres Bauduins en fu empereres, et mesires Henris ses freres après (…). (lit. : Vous avez maintenant entendu la vérité, comment Constantinople fut conquise et comment le conte de Flandres Baudouin en a été empereur, et messire Henri son frère ensuite.) (15) Amadas, v. 2810 : Et d'autre part conseil demant, Con faitement d'ore en avant Le porons faire. (lit. : Et d'autre part, je vous demande conseil, comment dorénavant nous pourrons le faire.) De nouveau, la subordonnée intervient dans chacun des cas pour développer le contenu sémantique des substantifs « vérité » et « conseil », saturant déjà la position objet des verbes oir et demander. C'est sans doute à cette valeur d'emploi qu'il convient de rattacher l'occurrence suivante, unique dans notre corpus. (16) Saint Gilles, v. 159 : Mult lui pesa e dolens fud Ke tant de gent l'orent veüt, Cum feitement cil en ert sané. (lit. : Il lui pesait fort et le rendait triste que tant de gens l'aient vu, comment celui -ci avait été guéri.) Dans cet emploi, en effet, le contenu sémantique développé par la proposition n'est plus celui d'un substantif verbal, mais celui d'un pronom personnel en emploi cataphorique le, objet de veoir. Il s'agit d'un cas limite en ce sens que cumfaitement atteint presque la catégorie de pur connecteur explicatif (sur le modèle des corrélations en : cela… à savoir que…), et que l'on peut alors penser, en regard des emplois précédents, à un stade supérieur de grammaticalisation. Mais l'extension des emplois de cumfaitement ne se limite pas à la grammaticalisation de son rôle de connecteur. Ainsi les deux occurrences suivantes, relativement précoces dans l'histoire de cet adverbe, le présentent dans le cadre d'une structure proprement comparative : (17) Libri Psalmorum, XXXV, 7 (p. 46) : Les humes e les jumenz tu salveras, Sire, cum faitement tu multiplias la tue misericorde, Deus. (lit. : Les hommes et les juments tu sauveras, Seigneur, comme tu as multiplié ta miséricorde.) (18) Libri Psalmorum, CII, 13 (p. 149) : Cum faitement at merci li pere des filz, merci ad li Sire des cremanz sei; kar il conut la nostre faiture. (lit. : Comme le père a de la miséricorde pour ses enfants, le Seigneur a de la miséricorde pour ceux qui le craignent; car il sait comment nous sommes faits.) Dans ces deux cas, l'adverbe permet de poser une relation d'équivalence, d'identité de manière de faire, entre deux prédications, relation que l'on peut gloser de la façon suivante : « X est Y de la même façon que A est B ». Si nous n'avons pu trouver, ailleurs que dans cet ouvrage, d'autres occurrences de cette valeur proprement comparative, qui empiète donc plus strictement sur le domaine de cum, en revanche la Continuation de Perceval, dans l'une de ses versions manuscrites (ms. L), présente un emploi en relation étroite avec celle -ci dans la mesure où l'adverbe se trouve inscrit au sein d'une corrélation avec tel : (19) 1 ere ContPercL, vol. III, p. 472 : Molt en ot grant doleur li rois, Puis la recoce demanois Deseur le cors en tel endroit Confaitement estre i soloit. (lit. : Le roi en éprouve une grande douleur, puis il la recouche aussitôt sur le corps à l'endroit où il était de coutume qu'elle soit.) Dans les termes de P. Jonas (1971 : 107-144), tel est une marque de caractérisation portant sur la substance unique prise en considération par la corrélation, en l'occurrence « endroit », par rapport à laquelle est établie une conformité, ici avec une habitude. L'ensemble des emplois assumés par cumfaitement peut être représenté de façon chronologique dans le tableau suivant : Plus encore que les deux grandes séries d'emplois initiales, ces derniers emplois, que l'on a donc qualifiés d'emplois « étendus », appartiennent principalement à la période xii e 2 – xiii e 1 siècles, période au terme de laquelle on constate une régression de l'ensemble des emplois, limités alors à la valeur percontative. C'est à partir de ce moment que s'entamera véritablement le déclin de cette forme. Mais en attestant de l'extension maximale de son usage, les emplois étendus révèlent aussi un empiétement d'un côté sur le domaine de com(m)ent, de l'autre, sur le domaine de cum. En somme, au même titre que l'appréhension morphologique, les valeurs syntactico-sémantiques assumées par cumfaitement introduisent à une concurrence avec cum et com(m)ent et autorisent à parler d'un véritable microsystème. À plusieurs reprises les liens unissant cumfaitement, non seulement à com(m)ent, mais, également, à com(e) sont apparus. La proximité des deux premiers s'est d'abord manifestée à l'occasion de l'évocation de leur composition, mais aussi dans les attestations de valeurs d'emploi dont on sait qu'elles sont également partagées par ces deux termes. D'autre part, les relations complexes régissant de façon plus ou moins souple la distribution des emplois de com(e) et de com(m)ent laisse supposer l'existence de relations similaires entre com(e) et cumfaitement. Il convient donc d'interroger ces relations de concurrence et de complémentarité de façon à situer plus précisément les emplois de cumfaitement au sein même du microsystème auquel il appartient. Les relations de concurrence et de complémentarité les plus évidentes sont celles qui se manifestent entre les emplois de cumfaitement et de com(m)ent. Nous avons évoqué plus haut (supra, I, 2) la question de la création contemporaine de ces deux termes dans un but qui semble similaire, chacun des deux illustrant un processus de création destiné à renforcer le sème /manière/ contenu dans com(e) et vraisemblablement ressenti comme déjà atténué. Comme le dit encore Cl. Olivier, dans l'énonciation de Quomodo ?, Comment ?, Comfaitement ?, en opposition à celle de Com(e) ?, le locuteur pose clairement la nature du contrat conversationnel, éliminant les ambiguïtés possibles dans l'interprétation de la question. [Olivier 1985 : 74] Les conséquences de cette double création se retrouvent naturellement au niveau de leurs valeurs d'emploi respectives. Et si le sémantisme de cumfaitement est plus précisément orienté vers l'expression d'un « faire » d'aspect accompli, les emplois de ces deux adverbes se recouvrent au moins partiellement dans un certain nombre de cas. Dès lors, les deux adverbes se présentent fréquemment dans des constructions parallèles et peuvent être, comme dans l'exemple suivant, coordonnés en tant que connecteurs percontatifs dans la dépendance d'un même verbe recteur : (20) Gcoin4, v.62 : Or entendez comfaitement La grace dou Saint Esperite A son service noz escite Et comment Diex noz amoneste Que de sa mere façons feste. (lit. : Entendez à présent la façon dont la grâce du SE nous porte à son service et comment Dieu nous encourage à fêter sa mère.) En outre, dans les deux cas, le noyau verbal de la proposition percontative est non gradable, ce qui tend à renforcer encore davantage l'impression de concurrence. Tous deux possèdent enfin la capacité d'introduire une proposition incidente à un substantif, en l'occurrence le substantif serviche : (21) Dit du prunier, p. 60 : Et conment qu'a lui moult pensast Et dessous main la regardast, N'avoit il pas le cœur sy niche Qu'il ne regardast le serviche Confaitement on le faisoit Et par quel guisse on desmenbroit Chisne, faisant, avve ou oyson, Grue, butor, pertris, pigon; Conment ly escuier courtois D'un coutel, de deux ou de trois, Trenchoient gracieusement. (lit. : Et bien qu'il pensa fort à elle et la regarda en douce, il n'avait pas le cœur si faible qu'il ne regarda le service la façon dont on le faisait… comment les écuyers… tranchaient…) Il apparaît donc bien que les deux adverbes manifestent dans chacun de ces trois emplois une distribution de type concurrentiel. Il est par ailleurs naturel que, comment connaissant également de nombreux lieux de concurrence avec com, certaines occurrences présentent un phénomène similaire entre com et cumfaitement. Ainsi en va -t-il de l'exemple suivant, dans lequel les trois termes se trouvent juxtaposés de nouveau en tant que connecteurs percontatifs dans la dépendance d'un même verbe recteur : (22) Floire, vv. 3097-3001 : … et dist comment il a erré des icels jor que il fu né, Com il l'aima en sa contrée, Confaitement li fu emblée. (lit. : Il dit comment il a erré depuis le jour où il est né, comment, dans sa contrée, il aima (Blanchefleur), de quelle manière on la lui avait ravie. À regarder de près cet exemple, le seul motif de discrimination qui apparaît pour justifier sur un plan systématique l'emploi d'adverbes différents dans chacune des trois propositions tient à leur noyau verbal. À tout le moins cela permet-il de distinguer l'emploi de com(e) de celui de com(m)ent et de cumfaitement. À cette époque, en effet, com(e) est généralement requis lorsqu'il s'agit d'un verbe gradable et s'ajoute par conséquent une nuance intensive à la manière de faire. Nous ne voyons pas, en revanche, de propriétés similaires pour justifier de la distinction entre com(m)ent et cumfaitement. D'autres valeurs d'emploi laissent cependant penser à une distribution de type plus complémentaire et, partant, plus proprement systématique, en ce qui concerne cumfaiement et com(m)ent. À ce titre, la question de l'interrogation directe peut se prêter à un tel constat. En effet, et quoique cela soit à relativiser en regard de la nature de la documentation dont nous disposons, l'adverbe com(m)ent n'est pas d'abord apparu en tant qu'adverbe introducteur d'une interrogation directe, du moins pas avant les débuts du xii e siècle, c'est-à-dire précisément à l'époque où cumfaitement développe ses emplois en tant que connecteur percontatif. De fait, l'exemple suivant, emprunté à la Chanson de Roland, semble bien illustrer une répartition des emplois dans laquelle l'introduction d'une interrogation directe serait dévolue à cumfaitement – alors en concurrence avec com(e), comme l'indique ici le parallélisme de construction des deux adverbes – et l'introduction d'une proposition percontative à com(m)ent : (23) Roland, vv. 1698-1701 : Oliver, frere, cum le purrum nus faire ? Cum faitement li manderum nuveles ? Dist Oliver : « Jo nel sai cument quere. (…). » (lit. : Olivier, mon frère, comment le pourrons -nous faire ? De quelle manière lui enverrons -nous des nouvelles ? Olivier répond : « Je ne sais comment le faire ».) Outre qu'il peut attester d'une telle répartition entre les emplois directs et indirects dans l'expression de l'interrogation, cet exemple associe également l'usage de ces deux termes à une configuration du type question-réponse. Bien qu'il soit plus tardif (c.a. 1174), l'exemple suivant semble confirmer la possibilité d'une telle analyse : (24) Ben., D. de Norm. I, 2, v. 10563 : Desus tun peis ! com faitement ? Jeo vos dirrai, fait-il, coment. (lit. : Sur ton pied ! De quelle manière ? Je vous dirai, répond -il, comment.) Dans tous les cas, ces occurrences évoquent bien la possibilité d'une complémentarité systématique initiale dans l'usage de ces deux adverbes. Nous avons évoqué plus haut la question des motivations de la création de deux termes de sens similaires. On constate donc qu' à leur début ces deux termes semblent se partager les emplois directs et indirects, ce qui peut apporter une justification supplémentaire à cette double création. Il est vrai qu'une telle hypothèse doit nécessairement être atténuée par le caractère parcellaire et relativement peu représentatif de la documentation concernant les états très anciens de la langue, mais elle n'en demeure pas moins tout à fait plausible. On peut dès lors supposer que cumfaitement, plus iconique par rapport à la remotivation du sème /manière/, a un temps été, sinon véritablement plus large au niveau de ses emplois, du moins plus apte à une certaine expressivité. Si tel a été le cas, il s'est cependant agi, au mieux, d'un état très provisoire, puisque très tôt com(m)ent va aussi développer des emplois en interrogation directe. À partir de là, il est également possible, pour ne pas dire probable, que la motivation du choix de l'une ou l'autre de ces deux formes puisse être aussi liée, au moins de façon ponctuelle, à des contraintes simplement métriques ou, au contraire, expressives. À admettre l'hypothèse de cette complémentarité initiale, l'opposition fonctionnelle des premiers temps entre les emplois interrogatifs directs de cumfaitement (emplois pour lesquels il est cependant en concurrence avec com(e)) et les emplois en tant que connecteur percontatif de com(m)ent s'est donc rapidement réduite à une opposition non fonctionnelle due, d'une part, aux restrictions des valeurs d'emplois assumées par cumfaitement au cours du xiii e siècles, et, d'autre part, à l'extension contemporaine des valeurs d'emploi assumées par com(m)ent. Dès cette période, les deux adverbes ne s'opposaient plus qu'en raison d'une contrainte de type métrique et, éventuellement, expressive. C'est à partir de cette évolution du microsystème au sein duquel était intégré cumfaitement qu'il convient d'appréhender les motifs qui ont pu conduire à sa disparition. La relative brièveté de l'existence de cet adverbe, autant que les phénomènes de concurrence systématique qu'il a été possible d'illustrer, nous invitent à présent à nous interroger sur les motifs de sa disparition. Mais avant même de pouvoir proposer quelques hypothèses, il convient d'examiner le processus même de disparition, encore peu étudié en tant que tel dans la littérature portant sur le changement linguistique. Il ne s'agira cependant pas d'en proposer ici une théorisation complète, mais seulement d'évoquer certains des éléments qui pourraient contribuer à rendre plus précisément compte du cas qui nous occupe. Ambiguë au sein même des typologies des changements linguistiques, puisqu'elle fait à la fois figure de processus et de résultat, la disparition est le plus souvent perçue comme un simple abandon au terme d'une période de concurrence, éventuellement systématique, entre formes équivalentes. Dans cette perspective, toute introduction d'une nouveauté visant à remplacer un moyen linguistique existant dans la langue aurait pour corollaire un temps de concurrence aboutissant soit à une nouvelle répartition systématique des deux formes, soit à l'évincement, et donc à la disparition de la forme substituée. La disparition des unités ou de règles linguistiques n'apparaît le plus souvent que comme un épiphénomène, conséquence d'un autre fait de changement. [Marchello-Nizia 2006 : 103] Tout à fait exemplaire est à cet égard la formulation proposée par P. J. Hopper et E. C. Traugott dans la brève partie qu'ils consacrent à ce phénomène : Examples of the loss of a form alone occur whenever two or more competing forms exist for the same function, and one is eventually selected at the expense of the others. [Hopper & Traugott 2003 : 172] Dès lors, « c'est en général l'apparition de nouvelles formes qui suscite des études, pas leur disparition » (Marchello-Nizia 2006 : 156), et les caractéristiques de celle -ci ne sont le plus souvent appréciées que de façon négative. Plus généralement, la disparition est alors : 1) soit le simple pendant de la création de nouvelles unités (…); 2) soit la conséquence de l'existence dans les langues de variantes, ou « formes en compétition », ne subsistant pas toutes toujours (…); 3) soit le corollaire d'une perte d'iconicité des dites unités (…); 4) soit encore l'aboutissement d'un processus de grammaticalisation. [Badiou-Monferran 2008 : 147] Dans tous les cas, le motif de la disparition demeure la conséquence du choix de l'une des variantes en présence. De fait, une théorie de la disparition, si elle doit assurément inscrire celle -ci dans le cadre d'une théorie générale du changement linguistique, n'en doit pas moins non seulement faire exister le processus en tant que tel mais en outre s'inscrire dans le cadre d'une théorie du langage. Expliquer le triomphe d'une variante – et même si l'ensemble des critères précédemment évoqués doit être conservé – ne suffit pas à véritablement expliquer la disparition d'une autre, cette disparition devant être envisagée en elle -même, à sa source. Cependant, une telle conception, moyennant quelques aménagements, peut s'accorder avec la modélisation du changement linguistique telle que l'a théorisée E. Coseriu ([ 1973] 2007, 2001 : 420). Selon ce linguiste, en effet, plusieurs phases du changement linguistique doivent être distinguées : l'innovation, l'adoption, la diffusion, la sélection et la mutation, le changement proprement dit étant réalisé avec la phase d'adoption, au sens où elle marque le passage de l'innovation du discours à la langue. Dans le cadre de notre propos, les phases les plus précisément concernées sont celles de la sélection, c'est-à-dire « l'usage alterné de la tradition ancienne et de la nouvelle », et de la mutation, « l'abandon d'une des deux traditions et le maintien de l'autre, ou l'établissement d'une certaine distribution des deux traditions dans le même “dialecte” ou bien des “dialectes” différents » (1992 (2001) : 420). Surtout, et même si nous ne le développerons pas ici, cette partition des phases du changement linguistique possède le mérite de corréler la réalisation de celui -ci à la liberté linguistique de l'individu parlant. Enfin, cette appréhension du changement linguistique repose également sur une conception de la langue que l'on peut qualifier, avec G. Guillaume, de prévisionnelle. Cela revient à considérer que, dans la langue, rien ne se « détériore » qui ne soit, de quelque manière, réparé par avance ou pour quoi il n'existe pas déjà la possibilité d'une solution. [Coseriu 2007 [1973] : IV, § 4.2.3] Suivant une telle conception, la disparition peut être expliquée en elle -même en ce sens qu'elle n'est plus seulement provoquée par le triomphe d'une variante au sein d'un schéma concurrentiel, mais en raison de motivations internes, autrement dit des propriétés mêmes du terme disparu et de leurs limites face aux redéterminations plus générales dont la langue fait constamment l'objet. C'est à partir de cet aperçu théorique qu'il est maintenant possible de proposer quelques éléments d'explication à la disparition de cumfaitement. Comme en témoignait le tableau synthétisant les différents emplois, la disparition de l'adverbe cumfaitement s'est produite au cours du moyen français. D'autre part, nous avons vu que la disparition d'une forme doit ainsi demeurer soumise au maintien de l'efficience de la langue. Or, dans le cas qui nous occupe, l'efficience n'est précisément pas affectée puisque tous les emplois assumés par cumfaitement l'ont progressivement été, à partir du xii e siècle, par com(m)ent, dès l'origine plus large au niveau de son spectre d'emplois, et, dans une moindre mesure, par com(e). Aussi bien l'opposition fonctionnelle qui régissait la distribution de ces termes s'est-elle progressivement muée en une opposition de nature expressive. Il est en ce sens possible de se référer à certaines variations ou à certaines variantes portées par les différents manuscrits d'un même texte, lesquelles, outre de permettre parfois une datation, sinon absolue, du moins affinée, de la disparition de l'adverbe, confortent le principe d'une telle mutation. Le premier exemple de variation que l'on peut relever appartient à la tradition manuscrite de la première version (la version T) de La Vie de sainte Marie l' Égyptienne. Appartenant au manuscrit A, « exécuté en une langue fortement picardisée » (Dembowski 1977 : 25), l'occurrence (25), déjà citée, se retrouve dans le manuscrit E, « achevé en Artois en 1265 » (Dembowski 1977 : 26), sous la forme (26) : (25) MarieT, v. 551 : Conseil quiert de se penitance, Confaitement ele fera Et en quel tere s'en ira. (26) MarieT, v. 551 : Conseil quiert de se penitance, En quel maniere le fera Et en quel tere s'en ira. S'il n'est pas possible d'établir avec certitude une quelconque filiation de l'un à l'autre des deux manuscrits, lesquels seraient en outre à peu près contemporains, la variation ne nous en semble pas moins significative. En effet, outre la dimension dialectale qu'elle révèle, le choix de « en quel maniere » plutôt que de com(m)ent nous paraît indiquer qu'il pouvait s'agir de contraintes métriques ou bien qu'il pouvait même exister entre les deux une nuance de nature expressive, cumfaitement conservant de façon plus marquée le sème /manière/. Plus probant à cet égard est le second exemple qui concerne non plus un emploi étendu, mais un emploi de connecteur percontatif de cumfaitement. En effet, dans le Charroi de Nimes, l'occurrence (27), donnée par le ms. A 1 (xiii e s.), se voit-elle modifiée dans la famille des ms. B (xiv e s.), en (28) : (27) Charroi, v. 1035 : Des or devons de Guillelme chanter, Com fetement il se fu atornez. (28) Charroi, v. 1035 : Des or devons de Guillelme chanter, en quel maniere il se fist atorner. De la même façon que dans le cas précédent, la substitution est effectuée au moyen de « en quel maniere », mais il s'agit ici de véritables variantes dans la mesure où « les deux manuscrits du groupe B (…) donnent une forme du poème visiblement rajeunie » (Perrier 1968 : viii). Une fois encore, ce phénomène nous paraît justifier à rebours le maintien d'une nuance de nature expressive autant que la possibilité d'une contrainte métrique présidant au choix de l'un ou l'autre des deux adverbes. Par ailleurs, cela confirmerait aussi le ‘ rajeunissement'auquel ont procédé les « deux manuscrits du groupe B », autrement dit le fait que, dès la seconde moitié du xiii e siècle, l'adverbe cumfaitement devait être ressenti comme une forme archaïque. On pourrait ajouter à cela l'existence d'une forme de tension entre les différents niveaux systématiques de la langue, tension tenant au fait que, bien qu'il soit plus iconique que com(m)ent par rapport au sème de /manière de faire/, l'adverbe cumfaitement l'était nettement moins par rapport au processus même de création générale des adverbes de manière. On se trouverait là relativement proche des phénomènes de macro-grammaticalisation, non pas qu'une distinction nouvelle ait été introduite, mais parce qu'un mécanisme systématique de création adverbiale se serait plus largement imposé dans le domaine sémantique de la manière. À ce titre, donc, un adverbe tel que cumfaitement pouvait n' être plus senti comme véritablement adéquat. Dès lors, et en vertu de l'hypothèse du mécanisme de la disparition posée sous le point précédent, on peut penser que, promptement senti comme inadéquat, tant en raison de sa forme même qu'en raison de son manque de plasticité sémantique par rapport à son concurrent direct, cumfaitement a, de façon plus ou moins indirecte, contribué à l'extension des emplois de com(m)ent, extension au cours de laquelle lui -même devait finalement disparaître. Tout en s'efforçant de caractériser un terme peu étudié, cet article aura, du moins était -ce son enjeu, permis d'appréhender un phénomène d'évolution systématique dont témoignait notamment la concurrence entre cumfaitement et com(m)ent, et, dans une moindre mesure, com(e). Du même fait, il aura été possible de dire quelque chose des phénomènes de disparition, lesquels, répétons -le, ne peuvent être totalement appréhendés que dans le cadre d'une perspective systématique. Ce sont en effet les régulations à l' œuvre au sein des (micro)systèmes, liées aux (re-)déterminations mutuelles des « permissions de variation », qui permettent, par les glissements opérés, d'apporter une hypothèse explicative à la disparition relativement rapide de cumfaitement. Il resterait cependant, tant la difficulté à constituer ce corpus et le faible nombre d'occurrences rendent hasardeuse toute généralisation excessive, à mettre ces faits en relation avec la disparition de faitement, et, de façon plus générale, à étudier de manière plus systématique les disparitions de termes grammaticaux survenues au cours de l'histoire du français . | Il s'agit, dans un premier temps, d'étudier un terme dont l'existence s'est limitée à l'ancien français. Formé à partir de comme, il apparaît en français à la même époque que comment, mais ne connaît qu'un nombre bien plus restreint d'emplois. De fait, cette contemporanéité avec cet adverbe, ajoutée à une certaine redondance de l'expression de la manière ainsi qu'à une existence limitée dans le temps, en font un terme intéressant à plus d'un titre. Dès lors, resitué dans le cadre de l'évolution du microsystème qu'il forme avec comment, des éléments apparaissent qui semblent susceptibles d'informer à la fois le point de vue guillaumien de la « diachronie des synchronies » et le problème théorique de la disparition des formes linguistiques. | linguistique_11-0204054_tei_862.xml |
termith-664-linguistique | Le concept même d'ordre et en particulier d'ordre verbal, du type Attention ! / Forward, march ! / Left, right, left right ! ou encore Stand at ease !, mais ce ne sont là que quelques exemples, apparaît souvent aux yeux du public non spécialiste comme une des caractéristiques principales du discours militaire. Les ordres dans le milieu militaire appartiennent à deux types majeurs : d'une part les ordres figés, codifiés, semblables à ceux énoncés supra, et que l'on pourrait qualifier de routiniers, et d'autre part les ordres originaux conçus en préparation ou en réponse à une situation particulière. Cette étude portera sur le représentant majeur de cette deuxième catégorie, l'ordre d'opération dans l'Armée de Terre. La première catégorie ne relève en effet que du rituel, il s'agit d'énoncés presque uniquement oraux, de stimuli entraînant systématiquement pour chacun d'entre eux un seul et unique type de réponse physique, un mouvement particulier accompli par le(s) destinataire(s) de l'ordre en question. Leur étude est donc relativement simple même si l'on peut procéder à leur sujet à des observations intéressantes, en particulier quant à la segmentation en syllabes ou aux déplacements d'accent tonique par rapport aux prononciations reconnues dans le milieu civil. La deuxième catégorie, bien qu'assez fortement codifiée ainsi qu'il sera montré au cours de cette étude, est plus ouverte : tout en respectant la mission impartie l'auteur dispose d'une certaine marge de rédaction car il lui faut rédiger l'ordre en fonction de nombreux paramètres, aucune situation n'étant jamais identique à une autre. Le milieu physique dans lequel se déroulera l'action, la chronologie impartie, les conditions météorologiques, l'état des matériels, la disponibilité des appuis, la force et l'attitude de l'ennemi, sont des variables que l'on retrouvera mentionnées sous une forme ou une autre dans les ordres. De nombreux films de guerre ont popularisé l'image d'officiers penchés sur des maquettes recouvertes de pictogrammes et de modèles réduits divers : ces objets sont les représentations à l'échelle d'une part des données physiques du terrain et d'autre part des situations tactiques et des décisions que ces situations ont entraînées. Même si de tels modèles physiques existent réellement (connus sous le nom de caisse à sable ou sandbox) ils sont surtout utilisés de nos jours lors de l'instruction en temps de paix et sont d'ailleurs de plus en plus souvent remplacés par des images virtuelles sur écrans d'ordinateurs. Le choix assez systématique de ces maquettes par le cinéma est certainement dû à leur force de représentation visuelle plus évocatrice qu'un document écrit ou qu'une simple carte. La réalité opérationnelle est quelque peu différente : si les situations tactiques et les décisions prises sont effectivement souvent représentées visuellement par des ordres graphiques (Overlay Orders, Overlay Os ou OVOs), calques superposés aux cartes dites d' État-Major, ces ordres sont de simples schémas renseignés (Cf. Annexe 1) accompagnant en fait des instructions plus ou moins développées selon le moment de la manoeuvre et l'unité destinataire. Ces instructions portent des noms différents, c'est ainsi que l'on peut distinguer les catégories suivantes : les Oral Orders (OOs), qui sont les seuls à être intégralement oraux; les Operation Orders (OPOs chez les Britanniques et OPORDs chez les Américains ou pour l'OTAN), généralement uniquement écrits mais qui sont souvent accompagnés de graphiques et peuvent être partiellement oralisés; les Warning Orders (WNGOs), « ordres préparatoires », qui précèdent généralement les ordres d'opération; les Movement Orders (MOVOs), « ordres de marche » ou « de mouvement », annexes aux ordres d'opération ou logistiques; les Fragmentary Orders (FRAGOs), « ordres de conduite », qui sont des ordres d'opération simplifiés s'adressant soit à l'ensemble des unités avant que l'ordre d'opération ne soit entièrement rédigé, soit à des unités qui n'ont pas à connaître la totalité des ordres, soit encore, et c'est le cas le plus fréquent, pour modifier un ordre d'opération en cours d'exécution pour tenir compte d'un changement de situation par rapport aux prévisions initiales. Lors de la récente guerre d'Irak, le Général Tommy Franks a en effet rappelé the old military adage selon lequel war plans never survive the first battle. Il existe également des ordres particuliers pour certaines armes ou services, par exemple pour la logistique : Combat Service Support Order chez les Britanniques (CSSO), Administrative Order (ADMINO) aux États-Unis, Logistic Order (LOGORD) dans le cadre de l'OTAN. L'ordre d'opération est le plus complet de tous. Les autres n'en sont, à des degrés divers, que des formes simplifiées, qui en respectent la structure. L'ordre d'opération peut être accompagné d'un ordre graphique (cf. supra), qui illustre particulièrement l'un des paragraphes de l'ordre d'opération, à savoir le mode d'action retenu par le commandement. Quelle que soit leur origine nationale, au sein de l'ensemble des forces de l'OTAN les ordres obéissent tous en effet à un certain nombre de normes quant à leur structure interne et leur présentation. On trouve, toujours selon le même agencement (cf. Annexe 2), d'abord les renseignements purement administratifs (avec en tête le degré de protection suivi du nombre d'exemplaires, du nombre total de pages et des références de l'autorité d'émission), les références horaires du moment d'émission, puis les références cartographiques et horaires correspondant à la situation donnée, le premier paragraphe, qui présente la situation tactique elle -même, avec au moins deux sous-paragraphes pour la situation ennemie d'abord puis la situation amie, ainsi qu'il est précisé dans le manuel américain d' État-Major : Give briefly the general picture, so that subordinate commanders will understand the current situation, under the following headings. a. Enemy Forces. Give composition, disposition, location, movements, estimated strengths, identification, and capabilities. Summarize the enemy situation in the intended area of operations. References may be made to other record documents that amplify information included here. b. Friendly Forces. Give information on friendly forces that may directly affect the action of subordinate commanders. These forces include those not attached or organic to the command for the contemplated operation, but whose presence on a flank or other adjacent area is of interest. Include information on such forces that subordinate commanders need to know to accomplish their tasks. le deuxième paragraphe, qui donne la mission de l'unité recevant l'ordre, le troisième paragraphe, qui détaille le mode d'action décidé par l'autorité pour l'unité recevant l'ordre, les quatrième et cinquième paragraphes, qui décrivent les moyens spécifiques mis en œuvre en particulier au niveau de la logistique et des transmissions, la demande d'accusé de réception, le nom et le grade du rédacteur de l'ordre, les annexes, la liste des destinataires de l'ordre. Enfin, comme pour tout autre document militaire, on trouve un rappel en bas de page du degré de protection. Des documents préformatés existent bien entendu afin d'accélérer la rédaction et d'éviter la répétitivité de tâches routinières. L'Armée de Terre des États-Unis a développé l ' Electronic Operation Order (OPORD) : « The Electronic OPORD is a rapid staff planning tool that provides Microsoft Word (MS Word) templates for all parts of a notional OPORD ». Pour ce qui est de la rédaction elle -même, des normes existent également, dont on trouvera un exemple britannique en Annexe 3. Les indications sont très précises et touchent aussi bien à la structure d'ensemble (« It may be necessary to start this paragraph with a brief introduction ») qu' à la graphie (« paragraph headings [. ..] are not abbreviated, are written in capital letters and not followed by a full stop » )ou à la syntaxe (« Verbs in ' Friendly Forces ' are to be in present tense »). Elles font l'objet de nombreux cours d'application en école d' État-Major (Staff College). Chez les Britanniques, par exemple, il est rappelé dans l'aide-mémoire de l'officier d' État-Major, que « The main rule is that in operational writing the maximum use is to be made of abbreviations and the text is to be written in note form to save time and space, remembering always that the meaning remains clear ». L'extrême précision contraignante des instructions, qui rappelle bien souvent les conseils du MLA Handbook for Writers of Research Papers quant au choix de tel ou tel signe de ponctuation, ou encore pour ce qui relève du rôle joué par les majuscules, aboutit de fait à une codification : elle est destinée à éviter toute ambiguïté, elle permet un gain de temps lors de la rédaction puisqu'il n'y a, en fonction d'une manœuvre donnée, qu'un nombre prédéfini de termes possibles même si l'on trouve parfois de légères variantes ou des intrusions surprenantes. L'ordre d'opération est l'aboutissement d'un long processus codifié d'observations, de recherches, d'interprétation, d'analyse, de synthèse et d'hypothèses. C'est la partie Estimate du Decision making process de l'OTAN. Ces différentes démarches représentent des phases soit consécutives soit simultanées accomplies par les membres de l' État-Major (Staff). Ces membres sont en nombre plus ou moins important selon le niveau de l'unité émettrice, mais la rédaction finale des décisions et des choix opérés in fine par le Chef d' État-Major est, dans tous les cas, considérée comme l' œuvre d'une seule personne dont on trouve le nom à la fin de l'ordre. Les traces de ces différentes phases se retrouvent de façon plus ou moins nette dans la rédaction de l'ordre qui représente la synthèse de l'ensemble du processus. La phase préliminaire à toute décision est l'étude du terrain sur lequel va se dérouler l'opération. L'examen de cette zone va aboutir à la réalisation d'un « chevelu », carte physique montrant le modelé principal du terrain, accompagné d'une fiche synthétique donnant les caractéristiques physiques et humaines de la zone retenue pour l'action considérée : habitat et infrastructure surtout, en insistant sur les voies de communication et les obstacles éventuels au déplacement. De cet ensemble, les concepteurs de la manœuvre déduiront d'abord les grands axes de cette dernière, mais le rédacteur de l'ordre ne retiendra en fin de compte que des ordres pour action du genre secure hill 103 ou screen enemy advance between river X and crossroads Y sans préciser que la côte 103 est un point d'observation essentiel pour une autre unité ou encore que le relief de la zone comprise entre la rivière X et le croisement Y se prête tout particulièrement au jalonnement (screening) : chaque subordonné recevant l'ordre possède en effet la carte de la zone et toute explication serait redondance d'information; d'autre part, une telle explicitation relèverait d'une justification des choix, ce qui n'est pas prévu dans ce cadre : le subordonné recevant l'ordre n'a pas à discuter la mission qui lui est confiée par l'autorité supérieure, et ce de par la nature même de l'institution. Le même type de raisonnement pourrait être tenu pour les différents paragraphes de l'ordre. Le paragraphe sur l'ennemi, par exemple, est le résultat d'une synthèse d'observations directes recueillies sur le terrain lors des heures précédentes. Ces observations portent sur les matériels, les hommes et les mouvements ennemis. En fonction de la connaissance antérieure des équipements, des structures de ces forces ennemies et de leur doctrine, des hypothèses sur les actions ennemies sont alors émises par le bureau de renseignement au sein de l' État-Major. Ces constatations et hypothèses, qui entraînent tel ou tel type de réaction et donc tel ou tel ordre pour action de l'unité destinatrice de l'ordre, sont transmises au rédacteur. L'énoncé suivant, issu d'un document d'exercice britannique, illustre ce type de raisonnement : Tk regts and separate tk bns of 80 and 94 MRDs not yet loc, but assumed to be south of BASINGSTOKE. Si l'on ignore encore au moment de la rédaction la position (not yet located) de certaines unités ennemies : régiments de chars (Tk regts) et bataillons autonomes de chars (separate tk bns) des 80 e et 94 e Divisions de Fusilliers Motorisés (80 and 94 MRDs), la connaissance des structures de l'armée ennemie a permis de poser leur présence comme certaine, et la connaissance de la doctrine ennemie et de l'ordre de bataille adverse a permis de poser l'hypothèse de leur présence en un certain lieu. Comme dans l'exemple du paragraphe précédent, l'ensemble du processus est absent de l'ordre, le destinataire connaissant lui aussi les structures des forces ennemies, il comprend le raisonnement sans qu'il soit nécessaire de le lui rappeler. L'on a pu remarquer dans le paragraphe 1.1 la présence d'appellations parfois différentes selon qu'il s'agissait de documents américains, britanniques ou OTAN. L'équivalent français tient parfois lui -même compte de ces différences, le français de France n'est pas toujours le même que le français de l'OTAN qui doit tenir compte des influences belges ! C'est là un point qu'il est bon de garder en mémoire : le secteur LANSAD a en effet tendance à parler du discours des mathématiques, du discours de l'économie, du discours de la géologie, etc., et cela est justifié par la recherche car, pour un domaine donné, le substrat du discours est identique. Toutefois, une des caractéristiques fondamentales du secteur LANSAD étant la transmission de la langue spécialisée, il est bon de s'attacher aussi aux réalisations de surface qui peuvent évoluer dans le temps comme dans l'espace : ces formes apparentes sont celles que donnent le lexique et la syntaxe, elles intéressent donc au premier chef les apprenants. Si le discours militaire anglophone semble bien, de par son caractère injonctif, mais parfois aussi rituel ou didactique, présenter une forte unité, les apparences qu'il revêt reflètent aussi son origine nationale (ou supranationale lorsqu'il s'agit de documents OTAN ou ONU). On constate chez les Britanniques, cela a déjà été mentionné, une très haute fréquence d'abréviations de diverses catégories lexicales ainsi que de tournures elliptiques, en particulier de formes passives. On peut à cet effet comparer un sous-paragraphe sur l'ennemi : 1 (UK) Armd Div probably faced by elms 80 MRD and 94 MRD. Poss inter div bdry on 71 Easting. Up to two MRR, both at approx 60 % str, are not yet fully prep in posns along line BORDON (SU8035)-MEDSTEAD (SU6536). Tk regts and separate tk bns of 80 and 94 MRDs not yet loc, but assumed to be south of BASINGSTOKE. à un sous-paragraphe équivalent américain (la situation tactique est bien entendu différente mais ce n'est pas là ce qui explique les différences de rédaction). Ce dernier est un texte intégralement rédigé, qui fait certes appel à quelques sigles ou abréviations mais uniquement dans le cas d'unités (division, brigade, bataillon) ou de matériels (canons ZU-23-2 et systèmes de missiles SA-7 GRAIL) : The 1st Inf Div (ATL) is currently operating at an estimated strength of 50 % in both personnel and equipment. The 6th Inf Bde (ATL) is assessed to be at 60 % strength in all areas. The 6th Inf Bde (ATL) does have two light Inf Bns and one Bn of Mechanized (BMP) Inf. Indirect fire assets consist of ZU-23-2 and SA-7 GRAIL systems. Les ordres OTAN ou ONU sont également rédigés selon les formes américaines reflétant ainsi la place prépondérante des États-Unis au sein de ces deux organisations. Compte tenu de la diversité des nationalités et donc des langues parlées par les différents membres de ces organisations, on peut également poser l'hypothèse d'une plus grande lisibilité d'un ordre intégralement rédigé. Le processus de transmission physique des ordres peut être le discours parlé, en face à face ou par radio, le texte écrit, éventuellement transmis par fax, mais la tendance actuelle est à la numérisation du champ de bataille. La transmission par message radio n'entraîne qu'une modification mineure : l'ensemble du texte écrit est saisi en majuscules sur les formulaires appropriés, comme pour tout autre message radio, et ce afin d'améliorer la lisibilité du texte lors de la lecture orale par le transmetteur. Le fax, puis l'utilisation de l'informatique, ont en revanche entraîné une profonde modification dans l'utilisation des symboles utilisés dans les ordres graphiques afin d'éviter toute erreur d'interprétation. Les symboles désignant les unités ennemies étaient traditionnellement dessinés en rouge ou, lorsque les couleurs n'étaient pas disponibles (cas de photocopies), comportaient un double trait (Cf. la partie droite de l'Annexe 1 pour une illustration de ce double trait). Les couleurs ne pouvaient être transmises par fax et ce média brouillait aussi parfois le double trait. L'utilisation d'écrans informatiques monochromes présentant le même inconvénient il a été décidé de modifier la forme même des symboles qui ne sont plus des rectangles (forme conservée pour toutes les unités amies) mais des hexagones. Si l'on se place sous l'angle de l'analyse du discours il est possible de distinguer deux types majeurs d'ordres d'opérations : d'une part tous ceux qui relèvent de situations militaires traditionnelles (défense, attaque, couverture, reconnaissance, etc.), et d'autre part tous ceux qui, depuis la dernière décennie du XXème siècle surtout, correspondent aux nouveaux objectifs assignés aux forces armées. Les forces armées occidentales sont en effet de plus en plus souvent chargées d'opérations de maintien, d'imposition ou de restauration de la paix. Le Timor oriental ou l'ex-Yougoslavie en sont des exemples récents. Cette définition de nouveaux objectifs, qui implique une nouvelle vision de la fonction militaire, entraîne aussi des modifications de la présentation du contenu des ordres d'opération. Dans le premier cas, ainsi que le montre le document d'exercice britannique suivant qui détaille les forces ennemies (En forces), le sous-paragraphe sur l'ennemi présente la composition, la force, l'identification, la position, les capacités, les intentions supposées de cet ennemi : 1.Situation a. En forces. Addl to 1 (UK) Armd Div PICINTSUM 3/95 : 1) FLET no further south than 30 Northing. 2) En MDA estb along line GUILDFORD (SU9950) to ANDOVER (SU3745) with three MRDs fwd : 79 MRD west, 80 MRD centre, 94 MRD east. 3) 1 (UK) Armd Div probably faced by elms 80 MRD and 94 MRD. Poss inter div bdry on 71 Easting. Up to two MRR, both at approx 60 % str, are not yet fully prep in posns along line BORDON (SU8035)-MEDSTEAD (SU6536). Tk regts and separate tk bns of 80 and 94 MRDs not yet loc, but assumed to be south of BASINGSTOKE. 4) 37 TD is still loc north of River Thames as a result of cont success of Allied air interdiction. Lors d'une mission de paix ce paragraphe disparaît sous cette forme au profit d'un exposé de la situation politique locale ainsi que le montre un document OTAN de la SFOR, force de stabilisation en Bosnie : 1.Situation A. Two OSCE Article II inspections will take place on 9 June 97. The first inspection will be a team from the Republic of SPRSKA conducting an inspection of two federation declared sites. The second inspection will be a team from the Federation of BIH inspecting two sites in the Republic of SPRSKA. B. As of this time neither team has declared which sites will be inspected. As soon as the information is made available it will be disseminated to the MNDs. Dans un premier temps on a donc un discours peu varié, comprenant un nombre fini et restreint de termes : du temps de la guerre froide en particulier l'ennemi militaire conventionnel était en effet uniforme et disposait d'un nombre connu et fini de moyens d'action entraînant donc un discours assez peu varié, rappelant en cela l'abstrait scientifique. De tels ordres d'opération existent toujours, que ce soit au niveau de l'instruction (wargames c'est-à-dire exercices) ou lors de conflits réels comme lors de la deuxième guerre d'Irak. Lors d'opérations de paix, que ce soit dans le cadre de l'OTAN ou de l'ONU, on passe à un discours aux sujets beaucoup plus ouverts, la situation politico-sociale pouvant aller de la gestion de foules au contrôle d'identité à un barrage, à une interposition entre belligérants, à une évacuation de ressortissants, à la protection de civils contre des élément isolés (ce fut le cas dans Snipers'Alley à Sarajevo) et à bien d'autres thèmes encore. Les autres paragraphes de l'ordre d'opération obéiront évidemment au même changement. La forme du discours correspond logiquement aux intitulés de chacune des parties de l'ordre. Le sous-paragraphe enemy forces est descriptif, généralement au temps présent (simple ou be...ing) pour les certitudes avérées mais on peut découvrir d'autres formes : Cuban MIG 21s have been sighted in XXXX. Il fait appel à divers procédés pour l'expression des hypothèses selon le degré de certitude de ces dernières : probably, possible, assessed to be, assumed to be, should, at approximately, et ce quelle que soit l'origine nationale ou supranationale de l'ordre. Le sous-paragraphe friendly forces est également descriptif au temps présent pour tout ce qui relève de la description de la situation. Les prescriptions peuvent revêtir plusieurs formes que l'on retrouvera également dans le paragraphe Task organisation and mission : infinitif avec to : to provide a casualty evacuation helicopter if and when required; WILL : SFOR will employ MND(N) to coordinate and conduct assessments; WILL se retrouvera fréquemment en conjonction avec des passifs : each supply truck will be directed to the support area as soon as empty; des impératifs sont également présents, en particulier avec la forme figée be prepared to : be prepared to deal with bypassed enemy positions; BE TO : the ARRC is to attack north into Obj NEPTUNE; il est à noter qu'une simple lecture d'ordres d'opération permet de repérer une fréquence d'emploi élevée de BE TO; de manière plus surprenante, il sera fréquemment fait appel au temps présent pour anticiper d'une action future ainsi qu'en témoigne cet extrait s'adressant au 66 e bataillon du 2 e Régiment d'Infanterie : on order 2-66 Inf conducts supporting attack in zone to clear zone of. .. Le sous-paragraphe Concept of Operation du paragraphe 3 (Execution) est le seul qui donne directement la parole au Chef d' État-Major responsable de l'ordre en dernier ressort : My intent is to quickly destroy. .. L'ordre d'opération est donc un document qui, par certains côtés, rappelle des genres largement étudiés par la communauté LANSAD : comme pour un article de recherche scientifique par exemple, il est le résultat d'un processus d'observation et d'analyse d'une réalité objective. L'analogie ne saurait toutefois être poussée à l'extrême : à la différence de l'article de recherche scientifique en effet, l'ordre d'opération n'est pas le résultat d'une expérimentation mais rappelle plutôt le protocole de préparation du déroulement de cette expérimentation, l'opération militaire sur le terrain devenant la vérification expérimentale des hypothèses émises par l' État-Major. Par la suite, au sein des forces, des bureaux d'étude et de prospective tels le Center for Army Lessons Learned de l'Armée de Terre aux États-Unis étudient le déroulement des opérations et profitent de ce retour d'expérience (RETEX en France) pour en tirer des leçons, lessons to be learned. À la différence des ordres d'opération authentiques qui n'ont été initialement diffusés qu'aux destinataires pour action et ne touchent donc qu'un public très restreint, les leçons qui sont tirées de l'opération sont au contraire largement diffusées auprès de tous ceux qui sont un jour ou l'autre susceptibles d' être appelés à conduire ce type d'opération . | L'article étudie les caractéristiques majeures de l'ordre d'opération qui permettent de le définir en tant que genre : structure figée, normes de rédaction strictes, relations de l'auteur au destinataire. | linguistique_524-04-11626_tei_603.xml |
termith-665-linguistique | La recherche en didactique sur l'apprentissage médiatisé des langues semble peu à peu s'affranchir du technocentrisme qui a prévalu ces dernières années et qui a prêté des vertus pédagogiques aux outils au détriment, parfois, d'une réflexion sur l'apprentissage. Toutefois les savoirs concernant l'apport du multimédia pour l'apprentissage demeurent fragiles (Legros & Crinon 2002), et ils s'appuient davantage sur des discours volontaristes ou anecdotiques que sur des expérimentations fiables. D'ailleurs, quand une ressource est élaborée, il n'est pas rare que la prouesse technique éclipse la réflexion et que l'évaluation soit remise à plus tard, comme si l'objet se suffisait à lui -même. Dans la lignée des travaux de Demaizière (1991) et de Chapelle (2003), le présent article vise à proposer une démarche didactique qui, d'une part, adosse la conception de ressources multimédias à une réflexion psycholinguistique et, d'autre part, tente de repérer quelques indices pour évaluer le potentiel d'une tâche médiatisée pour l'apprentissage de l'anglais. Nous montrerons tout d'abord comment une recherche préalable sur la compréhension de l'oral a modelé le scénario pédagogique de Virtual Cabinet, un site d'apprentissage de l'anglais destiné aux étudiants non-spécialistes. Puis nous étudierons quelles incidences les choix théoriques ont eues en terme d'apprentissage en analysant les productions des apprenants qui ont effectué cette tâche. La distinction entre des projets de conception artisanale et ceux qui s'inscrivent dans un modèle de recherche vient de la place accordée à la théorie. Implicite dans le premier cas, la théorie constitue le point de départ et d'arrivée dans le second cas. Ainsi, l'écriture du scénario pédagogique intervient seulement après qu'une recherche bibliographique a établi l'état des connaissances sur le processus d'appropriation de tel savoir ou de telle compétence. Face à une demande institutionnelle de production d'un micro-dispositif d'apprentissage médiatisé (Guichon 2004a) pour amener les étudiants de l'université Lyon 2 à pratiquer la compréhension de l'oral, l'équipe pédagogique est confrontée à deux approches théoriques concurrentes de cette compétence langagière. Parce que ces deux théories influencent différemment les choix pédagogiques, nous allons les présenter et montrer comment la théorie de l ' output compréhensible fournit un cadre théorique adéquat pour allier compréhension et production. La théorie de l ' input compréhensible émise par Krashen (1985) a eu un impact considérable sur l'enseignement des langues en imposant, en particulier, une dissociation entre tâches de compréhension et tâches de production. Krashen a en effet postulé la nécessité d'une « période silencieuse » propre à la mise en place d'une compétence de réception, étape préalable au « transfert automatique » sur la compétence de production. Par un effet d'homologie, il est devenu coutumier de proposer des activités qui testent la compréhension des apprenants tout en prenant soin de ne pas les amener à produire dans la langue cible. Cette dissociation apparaît ainsi dans les différentes ressources médiatisées produites lors de la dernière décennie, avec Gammes d'écriture pour la production écrite, Tell Me More pour la production orale et VoiceBook pour la compréhension de l'oral. La théorie du transfert automatique a été critiquée suite à deux recherches menées par Swain (1985) et Swain et Lapkin (1995) auprès d'étudiants de L1 anglaise en stages d'immersion de français au Canada. Ces étudiants suivaient des cours dans la langue cible et des tests extensifs ont montré que leurs performances en compréhension de l'oral étaient équivalentes à celles de locuteurs natifs. Or les mêmes recherches mettaient à jour une fossilisation de leur production orale, c'est-à-dire présentant une interlangue figée. Cet écart de performance mettait en cause l'hypothèse de Krashen (1985). Se fondant sur les recherches précédemment décrites et s'inscrivant contre la proposition de Krashen, Swain (2000 : 99) a avancé l'hypothèse de l ' output compréhensible, qui postule que la compétence en compréhension de l'oral doit être acquise grâce à des moyens « sémantiques et pragmatiques ». C'est, selon elle, l'effort de composer de nouveaux énoncés, plutôt que de simplement pouvoir les comprendre, qui va nécessiter de la part des apprenants de formuler de nouvelles hypothèses au sujet de la syntaxe de la L2. En prenant appui sur l'hypothèse de Swain (2000) et en la corroborant par des recherches menées dans le domaine des sciences cognitives, nous allons montrer l'intérêt didactique de concevoir des tâches associant compréhension et production. Swain avance tout d'abord que lorsqu'une tâche de compréhension débouche sur une production, le traitement de l'information est moins superficiel. Selon Kintsch (1998 : 291), si l'apprenant se contente de mémoriser un texte, et si la preuve de sa compréhension se mesure à la capacité de reproduire le texte en le résumant ou en le paraphrasant, le traitement de l'information et l'apprentissage subséquent vont être superficiels. En revanche, quand le sujet est capable d'utiliser l'information acquise lors de la compréhension dans un contexte nouveau, l'apprentissage est plus profond. Ceci confirme que tous les traitements ne sont pas équivalents en terme de rétention. Une tâche de mémorisation est d'autant plus efficace qu'elle fait intervenir un traitement et pas seulement une intention de retenir (La Borderie et al. 2000 : 115). L'effort de production amène les apprenants à voir les limites de leur compréhension et crée des besoins langagiers, ce qu'Ellis (2003 : 144) a désigné par le repérage de l'écart qui constitue un élément crucial pour le développement de la compétence langagière. Dès lors qu'il sait qu'il va être en situation de construire un objet qui dépend de sa compréhension, il est raisonnable de penser que l'apprenant va déployer un certain nombre de stratégies plus mobilisatrices en termes d'attention. Allier la production à la compréhension amène l'apprenant à porter son attention non seulement sur le fond mais également sur la forme. Swain met l'accent, tout comme Rost (2002 : 139), sur la nécessité d'amener les apprenants à une production signifiante et compréhensible. À partir du moment où l'accent est mis sur le sens et le besoin de communiquer avec d'autres, cela crée une opportunité d'attirer l'attention des apprenants sur la précision, la cohérence et la pertinence de leurs énoncés. L'effort de production accroît l'attention à la forme ou, pour reprendre la formule de Skehan (1998 : 17) permet de « forcer le processus syntaxique ». D'après Swain, un apprenant qui sait qu'il devra parler ou écrire est plus attentif à la syntaxe quand il écoute. En effet, il est conscient que pour transmettre un message, il sera dans l'obligation de s'en donner les moyens. Se limiter à extraire le sens ne suffit donc pas. Enfin, la nécessité de parvenir à une production compréhensible permet aux apprenants de développer des capacités à discourir et donne l'occasion de mettre en place une voix personnelle. Cette voix devenue singulière peut laisser une trace grâce au langage écrit qui acquiert ainsi le « statut d'instrument cognitif [car il] apparaît à la fois comme moyen et objet d'une négociation permanente entre les partenaires de travail sur l'élaboration des connaissances » (Crinon, Mangenot & Georget 2002 : 82). En reprenant la théorie de Swain, nous avons montré en quoi la construction d'un objet signifiant pouvait constituer un débouché cognitif valable à la compréhension. Pour le concepteur de scénarios pédagogiques, la conséquence directe sera de proposer des tâches qui ne sont plus seulement des activités de reproduction (dictées) ou de vérification (questionnaires à choix multiples ou exercices lacunaires), mais qui vont engager les apprenants dans un processus de transformation et d'appropriation de l ' input en vue de le rendre compréhensible à d'autres apprenants. Par voie de conséquence, il devient impossible d'imposer une grille unique de compréhension mais il convient, en revanche, de favoriser, dans les propositions didactiques, la multiplicité des points de vue. Ce respect du point de vue divergent est nécessaire à l'émergence de l'altérité car elle implique de « faire exister de l'autonomie et de la liberté là où il ne pourrait y avoir que de la contrainte » (Develay 1997 : 10). L'objet à construire (l ' output) va bien entendu répondre à certains impératifs, certaines normes, mais il importe qu'il ménage une part non négligeable au développement d'une voix personnelle, qui, parce qu'elle est rendue publique, rend l'apprenant responsable du fond (en cela elle est étayée, articulée, informée) et de la forme (l'objet donné à l'autre se doit d' être intelligible). Fortement inspiré par l'apport de Swain, le scénario pédagogique de Virtual Cabinet vise la complémentarité entre compréhension de l'oral et production écrite. En effet, les étudiants sont amenés à écouter trois documents sur un événement de l'actualité (la vidéosurveillance, l'absentéisme à l'école…) avant d'écrire une note de synthèse pour conseiller un ministre du gouvernement britannique sur un futur projet de loi. Pour mener à bien leur tâche, les apprenants ont besoin de développer des connaissances concernant le système politique britannique (culture), mais aussi le lexique approprié pour aborder une question donnée (linguistique) ou encore le registre de langue approprié pour s'adresser à un ministre (pragmatique). Ils ont également besoin de savoir-faire pour étayer leur argumentation avec pertinence ou bien encore utiliser des connecteurs pour articuler leur discours (compétence syntaxique). Cela correspond bien à l'approche par la tâche qui envisage la compétence comme une « habileté langagière située » (Chapelle 2003 : 149). Enfin, Virtual Cabinet est un micro-dispositif d'apprentissage médiatisé (Guichon, 2004b), c'est-à-dire qu'il engage les apprenants à monter en compétence sur une période donnée en travaillant de manière répétée et en interaction avec un enseignant. Ainsi, il est demandé aux étudiants inscrits au Centre de langues de Lyon 2 de choisir parmi les douze projets de loi proposés et de produire trois synthèses au cours du semestre qui seront envoyées à leurs tuteurs pour évaluation. L'évaluation finale étant sur le même format, les étudiants sont encouragés à développer leurs compétences en compréhension de l'oral et en production écrite par le biais de ce micro-dispositif d'apprentissage médiatisé. La seule conception ne suffit pas. La recherche en didactique des langues gagne non seulement à s'inspirer de la linguistique et des sciences cognitives pour élaborer des propositions de tâches médiatisées, mais elle ne peut acquérir une véritable légitimité que si elle se donne les moyens de vérifier que les propositions théoriques qui ont fondé le scénario présentent ou non un potentiel d'apprentissage pour le public concerné. Procéder à une telle évaluation participe d'une approche qui n'évalue pas la compétence pour la compétence mais les savoirs et savoir-faire mis en place dans un contexte particulier pour un objectif déterminé. La figure 1 reprend les différents éléments du micro-dispositif d'apprentissage médiatisé et décrit deux opérations principales, à savoir la construction du sens par le sujet et la proposition de cette construction à autrui (pairs ou tuteurs), et une opération subalterne, la focalisation sur la forme. Les différentes flèches décrivent les zones potentielles d'apprentissage qui peuvent intervenir lors du traitement de l'information, lors des interactions sociales ou du repérage. Conçue selon la théorie de l ' output compréhensible, la tâche proposée par Virtual Cabinet devrait révéler son potentiel d'apprentissage à travers l'analyse des productions. Il s'agit dès lors de définir un certain nombre de paramètres pour évaluer ce que la tâche peut apporter en termes d'apprentissage. Ellis (2003) et Skehan (1998) énoncent trois paramètres qui permettent de prendre en compte le développement de la compétence langagière : la justesse (accuracy), la complexité (complexity) et la fluidité (fluency). Nous allons définir ces trois paramètres qui sous-tendent la compétence en L2, particulièrement en ce qui concerne la production écrite. Selon Skehan (1996 : 23), la justesse désigne la qualité de la langue produite par rapport aux normes de la langue cible. Pour Ellis & Barkhuizen (2005), la complexité fait référence au degré de sophistication de la langue produite. Cette sophistication peut s'entendre comme la capacité des apprenants à prendre des risques avec la L2 et à repousser les limites de l'interlangue de manière créative en faisant montre, par exemple, d'une volonté à diversifier les structures employées. La fluidité, enfin, recouvre la production langagière en temps réel sans pauses ni hésitations excessives. Parce que la tâche prévue par Virtual Cabinet ne suppose pas de pression temporelle, seuls les paramètres de justesse et de complexité sont retenus et maintenant rapportés à la tâche médiatisée. Pour mesurer la justesse, nous avons à l'instar de Mehnert (1998) déterminé le nombre d'erreurs formelles pour cent mots. Les erreurs ont été étiquetées selon qu'elles étaient d'ordre lexical, syntaxique ou morphologique. Elles ont été rapportées au nombre total de mots contenus dans chacune des productions. La complexité a été évaluée selon deux axes, la complexité fonctionnelle et la complexité propositionnelle. Tout d'abord, la mesure fonctionnelle correspond au calcul de fréquence de certaines fonctions langagières spécifiques. La capacité à convaincre étant essentielle dans cette tâche, cette fonction a été l'objet du repérage. Ainsi, nous avons relevé tous les marqueurs utilisés par les apprenants pour attirer l'attention de leur interlocuteur, pour donner de la vigueur à leur argumentation et pour, in fine, convaincre le destinataire de leur synthèse à se rallier à leur avis politique. D'autre part, vu la teneur de la tâche, il semble essentiel de mener ce que Zaki et Ellis (1999) désignent par mesure propositionnelle. Selon ces auteurs, il s'agit de déterminer le nombre d'unités argumentatives contenues dans les productions. Nous avons affiné ceci en précisant si ces unités argumentatives sont, ou non, incluses dans les documents de départ. Une distinction supplémentaire concerne l'importance des arguments déployés, s'ils appartiennent à la catégorie des arguments majeurs ou mineurs (illustration, répétition, étayage, récapitulation). Le corpus a été constitué en choisissant quinze productions parmi soixante-seize. Deux éléments ont guidé ce choix. Tout d'abord, les productions retenues pour constituer le corpus correspondent à la seconde ou la troisième note de synthèse que les étudiants devaient produire sur le semestre. Il est raisonnable de penser qu'après une séance d'initiation et l'envoi d'un premier travail, les utilisateurs de Virtual Cabinet sont accoutumés à la tâche et au format attendu, ce qui ôte tout élément de surprise ou de non-respect de la consigne. D'autre part, l'échantillonnage a également été déterminé par le thème. Parmi les douze proposés à la rentrée de 2004, c'est le projet de loi relatif au financement de l'installation de caméras de vidéosurveillance pour assurer la sécurité dans les villes anglaises qui a été majoritairement choisi par les apprenants et qui permet de comparer quinze synthèses portant sur le même sujet. Ceci est un critère déterminant car les douze projets de loi ne ménagent pas un espace similaire pour la créativité et la modalisation. L'échantillon est composé de six étudiantes et de neuf étudiants en Sociologie et Psychologie, inscrits dans le dispositif d'autoformation guidée de Lyon 2. Le nombre de mots contenus dans chacune des synthèses a permis d'ordonner les quinze productions de l'échantillon (cf. Annexe). Notre échantillon présente un nombre élevé d'hommes, peu représentatif de la population totale du groupe de sciences humaines et cette surreprésentation masculine doit être mise sur le compte de la question posée, celle -ci ayant été préférée par des hommes alors que d'autres ont eu la faveur des apprenantes. La taille relativement restreinte de l'échantillon devrait être compensée par la profondeur d'analyse que nous proposons afin d'évaluer le potentiel d'apprentissage de la tâche. En guise d'illustration, nous reproduisons la synthèse produite par le sujet 10 car cette production nous paraît exemplaire du travail attendu pour la tâche proposée par Virtual Cabinet. Cette synthèse est assortie du codage présenté dans notre méthodologie. Nous pouvons tout d'abord noter que cette production répond aux demandes de la tâche principale : la synthèse présente une introduction dans laquelle est présenté le projet de loi. Dans le corps du texte des informations sont organisées pour conduire à une conclusion dans laquelle l'apprenant fournit un avis circonstancié au ministre au sujet de la question en débat. D'un point de vue plus formel, le registre de la langue est approprié. Le taux d'erreurs est faible (5,5 %) et ne gêne pas outre mesure le fil de la lecture. La pensée a été organisée en paragraphes logiques et de nombreux connecteurs (« for example, because, on the other hand, moreover, to conclude, but above all ») structurent la synthèse. Celle -ci présente treize arguments majeurs et onze arguments mineurs (illustration, étayage, explication et récapitulation). Il est intéressant de remarquer la plupart de ces arguments proviennent des trois documents à disposition, même si le reportage de la BBC fournit la majorité des informations. Certains éléments de sens ont été prélevés tels quels, résultats d'une opération de copier-coller, mais la plupart ont été reformulés avec plus ou moins de justesse lexicale ou syntaxique. Au fur et à mesure de l'argumentation, la synthèse devient de plus en plus personnelle et l'apprenant fait montre de sa créativité pour présenter son avis politique en proposant trois arguments originaux. Il est possible de déceler une implication dans la tâche, ainsi qu'une véritable mise en jeu repérable dans l'utilisation des pronoms personnels (I et we) et dans l'interpellation du destinataire. En résumé, cette production présente toutes les caractéristiques de la performance attendue. La macro-tâche possède un potentiel qui semble pouvoir favoriser l'apprentissage. Ce constat est cependant à moduler sur-le-champ car toutes les synthèses ne présentent pas cette richesse argumentative et cette implication dans la tâche, mais sont plutôt de l'ordre du résumé impersonnel (cf. infra 3.2.2.). Le recours à une production représentative avait pour but de donner une idée générale de la façon dont le micro-dispositif d'apprentissage médiatisé a été utilisé par les apprenants pour traiter des informations diverses et construire un objet de sens. Elle permettait également de voir quel codage nous avons mis en place pour traiter les synthèses. Nous proposons maintenant d'approfondir cette analyse avec un échantillon plus large. Une première analyse permet de souligner que les erreurs de type syntaxique constituent quasiment les deux tiers (61 %) des erreurs commises par les sujets de notre échantillon. Sans entrer dans le détail, on signalera particulièrement des erreurs liées aux articles, aux formes verbales et à l'ordre des mots. Avec 24 %, les erreurs lexicales viennent en seconde position tandis que les problèmes orthographiques sont minoritaires (15 %). La faiblesse de ce dernier taux peut sans doute être expliquée par le fait que la plupart des apprenants utilisateurs de ce site recourent massivement au correcteur orthographique de Word avant de faire un copier-coller de leur production dans le programme et de l'envoyer à leur tuteur (Nwosu 2005). Cette élimination de la correction des erreurs de frappe et des erreurs mineures est intéressante car elle permet d'allouer, a priori, une plus grande attention aux aspects syntaxiques et lexicaux plus exigeants en terme cognitif. D'autre part, l'absence de pression temporelle, l'accès direct à l ' input et à diverses activités lexicales dans le programme et la possibilité, enfin, d'utiliser un dictionnaire permettent d'expliquer non seulement la justesse lexicale, mais aussi la richesse du vocabulaire employé. Le schéma suivant (figure 2) permet de montrer qu'il existe une corrélation entre la longueur des productions (nombre de mots sur l'axe des abscisses) et le nombre d'erreurs commises (en ordonnée). Il y a, toutefois, une différence notable entre une corrélation exponentielle et les productions de l'échantillon. En effet, les sujets 6 et 15 commettent, en moyenne, un nombre d'erreurs bien plus élevé que les autres membres de l'échantillon alors que les sujets 7, 10, 11, 12 et 13 se situent bien en dessous de la médiane. La production du sujet 13, par exemple, compte 501 mots mais ne présente que 16 erreurs, ce qui indique bien que la performance de ce sujet en terme de justesse ne dépend pas simplement de la longueur de sa production, mais qu'il possède une compétence linguistique certaine et/ou qu'il a une stratégie de révision appropriée. D'évidence, on ne peut réduire la compétence langagière à la seule maîtrise des codes linguistiques (compétence grammaticale et textuelle). À la suite de Bachman (1990 : 66), nous définissions la compétence langagière comme « une gamme de savoirs spécifiques qui sont utilisés lors de la communication par le biais de la langue ». Celle -ci comprend donc aussi la compétence pragmatique, c'est-à-dire la capacité à interpréter la fonction d'un énoncé (compétence illocutoire) et la maîtrise des conventions d'usage de la langue déterminées par le contexte d'énonciation (ibid. : 67). La prise en compte de l'interlocuteur est essentielle dans cette tâche qui propose de construire un avis politique à travers un discours adressé à un ministre. Pour les apprenants, il ne s'agit donc pas uniquement de relever les arguments qui sont inclus dans les documents source mais de prendre position, un positionnement intellectuel qui devrait affleurer à travers différentes modalisations. Le terme de modalisation est utilisé ici pour signaler tous les phénomènes linguistiques présents dans chaque production pour marquer « le degré d'adhésion du sujet de l'énonciation à l'égard du contenu des énoncés qu'il profère » (Neveu 2000 : 68). Plusieurs types de modalisateurs peuvent être relevés dans notre corpus. Les incises traditionnellement utilisées pour débuter les prises de position : as for me, according to me, to my mind, in my opinion. Les adjectifs qui permettent aux apprenants de se situer par rapport au projet de loi en discussion : necessary, touchy, dangerous, obvious, useless, more adapted and more effective, unacceptable, exaggerated, serious, important. Les verbes pour exprimer la subjectivité : think, wonder, consider, predict, hope. Les modaux : must, should, would, will, can, could. D'autre part, la situation telle qu'elle a été conçue (conseil au ministre) semble motiver un autre type de discours que celui de la simple synthèse de documents. Le relevé de pronoms personnels (cf. Annexe) permet d'étudier de quelle façon l'apprenant se met en jeu et se prête ou non à la situation d'énonciation. L'usage fréquent des pronoms personnels I et we (non pas le nous de majesté mais le nous collectif de l'équipe gouvernementale) laisse à penser qu'il y a eu une implication certaine de la plupart des sujets dans la tâche. On peut également détecter la présence de nombreux marqueurs qui entretiennent le contact entre l'énonciateur et le co-énonciateur (« thank you for paying attention to my letter, my dear minister, yours faithfully ») ou qui fonctionnent comme des interpellations (« you know that; if you want; I invite you, I advise you, you remember »). La forte modalisation des énoncés que nous venons de mettre au jour permet d'avancer que la tâche proposée par Virtual Cabinet encourage l'appropriation du sens et l'investissement, intellectuel et émotionnel dans l'activité d'apprentissage. Vu la nature de la tâche, la capacité à articuler un certain nombre d'arguments est décisive et sert de paramètre pour juger de la complexité de la production des sujets de cette étude. Nous avons dénombré le nombre d'arguments contenus dans chaque synthèse et avons distingué les arguments majeurs, les arguments mineurs et les arguments originaux, c'est-à-dire ceux qui n'apparaissaient pas dans les documents (cf. tableau 3) Les sujets déploient en moyenne 22 arguments pour construire leur synthèse. La longueur des productions n'est pas forcément synonyme de richesse argumentative car, quand le nombre d'arguments est rapporté à la longueur des productions, on constate que la densité argumentative peut être importante dans des productions courtes (sujets 1 et 2) et plutôt médiocre dans des productions plus longues (sujets 8 et 12). L'originalité de l'argumentation semble constituer un facteur déterminant pour évaluer le niveau de complexité de chacune des productions. Il y a environ en moyenne deux arguments originaux par production. Certains sujets (3, 4 et 6) se contentent de reprendre les arguments fournis dans les documents et effectuent davantage des résumés que des argumentations politiques. A contrario, les sujets 5, 11 et 13 prennent de vrais risques d'autant plus importants qu'ils ne peuvent s'appuyer sur des structures dans l ' input pour composer des nouveaux énoncés. Le sujet 5, par exemple, se réfère aux travaux de Foucault pour organiser sa synthèse, alors que le sujet 8 fait état de recherches complémentaires sur un site Internet pour étayer son argumentation. Quant au sujet 13, il fait le lien avec l'actualité et donne un avis réellement politique. Les productions des étudiants confirment l'hypothèse d'Ellis (2002) selon laquelle la compétence langagière se développe, au moins en partie, grâce à la constitution d'une collection d'exemples (exemplars) : « a huge collection of memories of previously experienced utterances ». En effet, les étudiants ont prélevé dans les trois documents des mots, des expressions, des propositions ou des phrases au fur et à mesure qu'ils rédigeaient leur synthèse. Virtual Cabinet s'appuie ainsi largement sur la mise en place d'un réservoir représentationnel et ceci semble faciliter, au moins en partie, le développement de la compétence langagière grâce à la manipulation d'extraits sonores, à la sollicitation de la mémoire de travail et au réemploi d'exemples extraits de l ' input. Cela confirme l'intérêt du copier-coller qui est à la base du schéma didactique de Virtual Cabinet : la proposition orale est reconnue puis reproduite à l'écrit et éventuellement acquise. Lorsque les marqueurs de complexité et les marqueurs de justesse sont mis en regard, on constate une déperdition de la qualité linguistique proportionnelle à la richesse argumentative des productions. En effet, à trois exceptions près, plus les sujets s'éloignent de l ' input contenu dans les documents présentés dans Virtual Cabinet, plus ils font montre de créativité, plus le nombre d'erreurs est important. Skehan et Foster (1997) ont montré que la justesse, la fluidité et la complexité pouvaient entrer en concurrence étant donné les capacités attentionnelles limitées dont disposent les apprenants de L2. Au moment de l'exécution d'une tâche, il leur est difficile – voire impossible – de hiérarchiser les paramètres qu'ils doivent privilégier pour faire face. À la lumière de nos résultats, il devient possible de distinguer deux classes d'apprenants : certains, désireux de construire du sens et d'enrichir leur argumentation vont repousser les limites de leur interlangue en prenant des risques, parfois au détriment de la justesse, tandis que d'autres vont préférer se limiter au connu, en puisant massivement dans les documents source, et avoir une attitude plus timide et donc moins propice à l'apprentissage. D'autre part, lorsqu'un apprenant, tel le sujet 13, est capable d'allier la complexité avec la justesse linguistique, il parvient à un niveau de compétence langagière expert. Mais c'est seulement en ajoutant une pression temporelle que l'évaluateur peut s'assurer que le sujet dispose d'une compétence réellement opératoire. L'approche communicative a consacré l'avènement du sujet dans la situation d'énonciation. L'approche par la tâche (Ellis 2003) va au-delà en reconnaissant l'importance de la subjectivité dans l'apprentissage. Celle -ci peut être définie comme « une appropriation par le sujet de ses expériences » (Ciccone 1998 : 59) et renvoie à la construction d'une identité concomitante à la mise en place d'une voix personnelle (cf. 1.2.). Nous l'avons vu au travers du jeu des pronoms et de la forte modalisation du discours des apprenants, une tâche, telle que celle de Virtual Cabinet, permet de créer un enjeu à la prise d'information. Cette approche conduit, en effet, à considérer la culture comme « un texte ambigu » (Bruner 2000 : 148), ouvert aux interprétations, et ainsi, le traitement de l'information trouve un débouché cognitif satisfaisant à travers la production d'un discours à soi, mais tourné vers l'autre (Jorro 2004 : 151). À partir du moment où la situation didactique peut être perçue comme équivoque, c'est-à-dire sujette à interprétations diverses, la négociation du sens, et partant, la complexité deviennent les enjeux de l'apprentissage de la L2. La culture est donc ce qui permet de relier les représentations individuelles aux représentations des autres en comparant, agrégeant, sélectionnant, en bref, en apprenant. En ancrant l'apprentissage dans la culture de l'autre, la fonction communicative n'est plus « une fin en soi mais un moyen au service d'activités socialement significatives » (Puren 2002). Ainsi, le texte produit par les apprenants n'est plus à évaluer seulement pour ses qualités intrinsèques, mais pour l'effet qu'il peut produire sur l'autre, d'où l'importance de la dimension pragmatique et de la « solidarité entre production et compréhension » (Caron 1989 : 236) qui ménagent un espace pour l'intersubjectivité. À l'évidence, Virtual Cabinet se concentre sur la compréhension de l'oral et ne guide pas suffisamment la production écrite. Ceci entraîne une véritable lacune étant donné que la construction de l ' output ne dépend pas d'une simple opération de sélection d'informations, mais qu'elle suppose un traitement. Différentes méthodes d'accompagnement et d'évaluation peuvent pallier ce manque pour que la synthèse gagne en qualité pendant le temps d'apprentissage. D'autre part, la méthodologie employée ici ne permet pas de mesurer si la tâche proposée par Virtual Cabinet donne l'occasion d'un apprentissage formel, indication que pourrait fournir une enquête longitudinale. Le tableau suivant résume les différents paramètres, suivant une gradation dans le temps, qu'il serait possible de prendre en compte et propose un certain nombre de pistes pour guider une telle évaluation. Cependant, ce type d'évaluation ne peut être valide qu' à la condition d' être administré à des apprenants qui utilisent le micro-dispositif de manière répétée, à l'exclusion d'autres moyens d'apprentissage et sur une période de temps suffisamment longue. Ce n'est bien sûr pas le cas de Virtual Cabinet qui est conçu comme une réponse partielle aux besoins d'apprentissage des usagers du Centre de langues. Dans le cas de Virtual Cabinet, la valeur ajoutée par le multimédia vient d'un accès intégré à un matériel langagier riche ainsi que des outils (calepin électronique) et un dispositif (envoi à un tuteur pour évaluation et forum pour échanger avec les autres apprenants) qui transforment la pratique de la compréhension de l'oral en une tâche potentiellement acquisitionnelle (Porquier & Py 2004). Cependant, comme nous l'avons montré dans cet article, la technologie n'est que la courroie de transmission. Le potentiel d'apprentissage réside principalement dans le scénario pédagogique construit à partir de l'hypothèse de l ' output compréhensible : les apprenants peuvent développer leur compréhension de l'oral en produisant une synthèse qui correspond à certains critères linguistiques et pragmatiques, validant ainsi la proposition de Swain qui propose de combiner compréhension et production. Ainsi, une telle tâche médiatisée constitue une alternative à la pratique de la compréhension de l'oral par le biais de questionnaires fermés car elle donne la possibilité aux apprenants de traiter le message en L2 en développant leur créativité et leur subjectivité. Toutefois, l'investissement dans la tâche et la prise de risques consentie pour repousser les limites de l'interlangue sont déterminés, in fine, par l'accompagnement pédagogique. De la qualité de celui -ci dépend, en effet, l'exploitation du potentiel de la tâche par les apprenants . | Quand elle s'inscrit dans le modèle de la recherche-développement, la conception de tâches médiatisées pour l'apprentissage de l'anglais gagne à être étayée par des connaissances théoriques existantes émanant, en particulier, de la psycholinguistique. La conception fournit l'occasion de tester une hypothèse et de lui donner corps dans un scénario pédagogique. Toutefois, le cycle de la recherche-développement n'est complet que lorsque le potentiel d'apprentissage est évalué par rapport aux hypothèses initiales. Cette dernière étape est déterminante pour vérifier, d'une part, la validité du cadre théorique et, d'autre part, l'adéquation de la proposition pédagogique aux besoins des apprenants. Ce processus en trois temps (choix théoriques, conception et évaluation) est illustré dans cet article qui vise à montrer comment une théorie psycholinguistique, celle de l'output compréhensible émise par Swain, a nourri l'écriture du scénario pédagogique de Virtual Cabinet, un site d'apprentissage pour développer la compréhension de l'anglais oral, et a fourni les critères pour son évaluation. | linguistique_09-0344047_tei_519.xml |
termith-666-linguistique | Les travailleurs actuels du texte numérisé sont confrontés à la multiplicité des documents électroniques (archives de presse, Web… et des logiciels. Le problème est alors de s'orienter dans le foisonnement des données textuelles et des outils. C'est aussi le lot commun de ceux qui naviguent sur le Web : le déboussolement, par exemple face aux réponses d'un moteur de recherche. Bruit et silence brouillent notre accès aux données (hyper)textuelles. C'est pour cette raison que le consortium qui gère la Toile (h) a lancé en 2001 le projet d'un Web sémantique : l'accès aux textes par le sens. Cette sémantique pour données textuelles volumineuses et hétérogènes vise la robustesse : la possibilité de traiter du texte « tout venant », « révisé » ou non, en quantité quelconque. La quantification – la mesure – y est donc centrale. Le grain visé reste grossier, bien loin des distinctions fines de la sémantique linguistique. Mais il varie, de grandes directions thématiques à des relations plus restreintes (hyperonymie, synonymie, antonymie, relation partie-tout). Les méthodes et les outils privilégient en effet deux niveaux langagiers : celui de l'énoncé « long » et cohérent sur le plan thématique (le document, le fragment, le paragraphe, la phrase… d'une part, et le « mot » d'autre part. Dans cette recherche de « poignées robustes » pour saisir le sens, on peut distinguer trois grands types de tâches, qui peuvent se combiner : découper, partitionner, répartir. Découper, c'est segmenter le flux textuel en « tronçons » plus ou moins longs ou en mots simples et « mots en plusieurs mots » (comme carte bleue, carte de crédit). On souhaite constituer les unités jugées particulièrement porteuses de sens (section 2). Partitionner, c'est rapprocher les tronçons ou les mots et faire des « tas » pour obtenir des catégories thématiques ou sémantiques (section 3). Répartir, c'est faire rentrer des tronçons ou des mots dans des classes prédéfinies (section 4). Nous traiterons à chaque fois du niveau du « mot » et de celui du tronçon. La section 5 fournira des éléments d'évaluation des performances sur ces trois axes et des indications sur les présupposés de cette sémantique « machinale ». Le plus souvent de manière implicite, lorsqu'ils découpent une suite brute de caractères, les logiciels d'analyse textuelle incorporent et mettent en œuvre des théories ou des postulats préthéoriques sur les unités lexicales et / ou thématiques à manipuler. Le découpage en mots le plus aisé à réaliser informatiquement consiste à (permettre d') attribuer à chaque caractère un statut de séparateur ou de non-séparateur pour l'ensemble de l'énoncé à atomiser. Les inconvénients sont clairs : certains mots n'ont pas d'existence isolée (parce, fur …; certains caractères tantôt séparent tantôt conjoignent (l'espace dans eau froide et dans eaux usées). L'optique diamétralement opposée revient à lister par avance le maximum de « mots en plusieurs mots » et à les « souder » dans les textes. Les obstacles sont connus pour le français : l'inventaire, quelle que soit sa taille, tient du tonneau des Danaïdes (les « mots en plusieurs mots » étant un des moyens privilégiés de la néologie lexicale); une même séquence peut constituer une dénomination dans un domaine et une suite libre dans un autre (plante succulente en botanique vs en cuisine); la flexibilité de certaines suites de mots rend délicats tant le tracé d'une frontière entre mots simples et mots complexes que l'identification automatique (par exemple celle des mots discontinus du type : ne… pas, à peine… que). Dans la pratique, les logiciels d'analyse de données textuelles s'en tiennent à une position de compromis : soudure d'un certain nombre de mots en plusieurs mots, en particulier d'une partie des locutions grammaticales; possibilité de paramétrer le découpage en ajoutant / supprimant des agglutinations. Les outils d'aide à l'acquisition automatique d'unités terminologiques peuvent concourir à un tel paramétrage. Ils repèrent les suites de mots susceptibles de constituer des dénominations en s'appuyant sur des indices syntaxiques (patrons du type : Nom Nom; Nom Adjectif), sur des indices statistiques (mesures d' « attirance » entre mots d'une séquence) (Smadja, 1993; Daille, 1995) ou sur des contextes particuliers (par exemple définitoires (Rebeyrolle, 2000), comme dans On appelle X le fait de… Ils combinent éventuellement ces voies. La question de la légitimité de leur utilisation pour des corpus relevant de la langue générale et non de domaines scientifiques ou techniques reste entière (Lespinasse, 2002). Celle du statut à donner à leurs propositions aussi : pour celles qui sont validées comme des dénominations effectives, sont-elles valables en langue ou dans le cadre plus étroit d'un domaine voire d'un corpus ? Souder des « mots en plusieurs mots » augmente la liste des formes, lorsque les mots simples constituants d'un « mot en plusieurs mots » apparaissent également seuls : carte de crédit peut s'ajouter à carte, de et crédit. Il en va de même pour l'étiquetage (lapronom est distingué de laarticle). La lemmatisation opère en sens inverse. Les variantes possibles sur le découpage lexical remodèlent sur certains points les comportements fréquentiels des « mots », sans d'ailleurs forcément conduire à de grands déplacements dans les regroupements ou partitionnements d'items. Le thème du discours évolue au cours d'un texte. La segmentation thématique est l'opération qui consiste à délimiter des unités textuelles possédant une bonne homogénéité thématique, ou encore, à déterminer les points de transition d'un thème à un autre dans un texte (Manning, Schütze, 1999, p. 566-570). Les logiciels de segmentation thématique prennent généralement le paragraphe comme approximation d'unité thématique (Folch, 2002; Sébillot, 2002); la phrase est également employée. Il est aussi possible de détecter des ruptures thématiques sans préjuger de la taille des unités. Ainsi, Ferret (1998) étudie l'homogénéité thématique au travers des liens sémantiques qui existent entre les mots du passage concerné. Il examine les variations de cohésion apportées par l'ajout de chaque mot d'un texte, et place des frontières de segments aux minima de cohésion. Rien n'empêche de se recaler a posteriori, si on le juge utile, sur les frontières de phrases ou de paragraphes les plus proches; mais les hésitations que l'on pourra rencontrer dans ce choix rappellent l'arbitraire du positionnement précis d'une frontière thématique, alors que la réalité est souvent faite de chevauchements. On remarquera que le marquage thématique par des humains ne constitue pas, lui non plus, une tâche aisée : les hésitations d'un annotateur donné sont nombreuses, l'accord entre annotateurs limité. Par ailleurs, cette notion de découpage en thèmes a été mise au point pour des textes journalistiques. Elle ne s'applique pas de la même façon à tous les types de documents (par exemple, articles médicaux, romans ou dépêches de presse). Un intérêt de la segmentation thématique est de découper dans un corpus des segments textuels qui possèdent un certain degré d'homogénéité interne. En regroupant les segments par classe, on obtient des sous-corpus qui ont chacun une homogénéité plus grande que le corpus pris dans son entier. L'hypothèse est qu'un tel sous-corpus constitue une unité textuelle plus pertinente pour l'étude du sens des mots : classification des mots, désambigüisation sémantique, etc. Folch (2002) montre par exemple les différences de résultats obtenus par une analyse factorielle sur le corpus initial et sur des segments thématiquement sélectionnés. L'objectif est de regrouper les items (mots ou tronçons) « qui se ressemblent ». On parle alors de classification (clustering). Le résultat peut constituer une partition : tout item est dans une classe et les classes sont disjointes deux à deux. Les classes n'étant pas données au départ, il s'agit d'un apprentissage non supervisé (Cornuéjols, Miclet, 2002). Deux grandes approches sont mises à contribution. La première voie s'appuie sur des « patrons » lexico-syntaxiques caractéristiques d'une relation sémantique donnée, comme ceux indices de l'hyponymie en français mis en évidence par Borillo (1996). Un schéma du type SN tel que SN+, c'est-à-dire un syntagme nominal suivi de tel (ou telle, tels, telles), de que et d'un ou de plusieurs groupes nominaux correspond souvent à une relation d'hyperonymie entre le premier SN et ceux qui suivent tel que, comme dans la phrase Des cations tels que le sodium, le potassium, le calcium et le magnésium peuvent être dosés par une méthode de routine. Déclenché par ce patron morpho-syntaxique, l'outil propose une relation d'hyperonymie entre cations et sodium, potassium, calcium, magnésium. Cette approche, introduite dans Hearst (1992), fait désormais place à des techniques d'apprentissage automatique de règles, qui tablent sur les distributions observées des mots d'une même classe sémantique (Morin, 1999). Deux limites sont apparues à l'usage. Certains patrons sont plus fiables que d'autres pour repérer une relation donnée. D'autre part, les patrons pertinents et leur fiabilité varient avec le domaine et le genre textuel : satisfaisant sur des énoncés didactiques, le patron donné en exemple l'est nettement moins sur du texte journalistique tout venant (Hearst, 1998). Dans la deuxième approche, l'objectif global est de trouver des « airs de famille » entre les mots (Manning, Schütze, 1999, p. 294-308). Pour rendre le texte traitable, une première étape est celle de la réduction, de la simplification des traits associés aux mots. C'est une optique distributionnelle qui prévaut : un mot est caractérisé par les contextes dans lesquels il figure. La définition de ces contextes varie (section 5.1). Une deuxième étape est celle de l'obtention d'un indice synthétique de la proximité relative entre deux mots. Elle se concrétise par le calcul d'un indice de similarité entre les mots deux à deux en fonction des contextes qu'ils partagent, de ceux qui sont propres au premier, de ceux qui sont propres au second et de ceux qui ne sont employés ni par l'un ni par l'autre. De multiples indices existent (Losee, 1998, p. 51-55). La similarité de Jaccard se calcule par exemple ainsi : Lorsque deux mots partagent tous leurs contextes, la similarité est de 1, lorsqu'ils n'en partagent aucun, elle est de 0. La troisième étape consiste à regrouper les mots en sous-ensembles en fonction des distances découlant de l'étape précédente. Le regroupement peut reposer sur la classification hiérarchique (Lebart et autres, 1997, p. 155-176) : on obtient un arbre (dendrogramme) de mots. Cet arbre peut être élagué à un niveau donné pour obtenir un ensemble de « classes » du niveau de finesse souhaité. On peut également obtenir directement un regroupement en ensembles disjoints (techniques d'agrégation autour des centres mobiles ou « nuées dynamiques »; ouvrage cité, p. 148-154). Dans les deux cas, le nombre de classes que l'on retient est un paramètre important. Au-delà d'une demi-douzaine, les résultats sont peu fiables. C'est en outre par commodité et avec optimisme qu'on dénomme classes les regroupements résultants. Il reste en effet toujours à les trier (éliminer les intrus au sein d'un regroupement et enlever les groupes « poubelles ») et ensuite à les interpréter. Les mots retenus au sein d'un groupe obéissent enfin à des relations sémantiques variables : synonymie certes, mais aussi antonymie, voire association thématique plus lâche. Une fois obtenus des fragments textuels, on fait émerger des groupes de fragments possédant des thèmes proches. La classification se fonde sur une mesure de distance entre les fragments textuels pris deux à deux, un fragment étant caractérisé par les mots qui le composent. Cette caractérisation est classiquement représentée par un vecteur dont chaque dimension correspond à un mot, la valeur associée à ce mot mesurant son « importance », ou force discriminante. Cette importance dépend de facteurs multiples, les plus couramment employés étant son nombre d'occurrences dans le fragment (tf) et le nombre de fragments dans lesquels le mot apparait (df). Par exemple, la mesure tf.idf est un rapport de ces deux quantités (Salton, 1987). Deux fragments sont considérés comme d'autant plus proches qu'ils partagent un grand nombre de mots communs importants; cette similarité est instrumentée par une comparaison de leurs vecteurs de mots. Outre l'indice de Jaccard, le cosinus des deux vecteurs est couramment employé (Salton, 1987). Les mêmes limites que celles observées pour les mots s'appliquent aux fragments textuels. Les arbres résultants ont souvent des branches malades, il reste un problème d'élagage des regroupements proposés. On peut également se retrouver avec un espace de fragments qui sont difficiles à séparer, qui n'ont pas d'oppositions très discriminantes. Enfin, la partition résultante fait ressortir des contrastes entre des groupes de documents possédant des traits similaires. Les traits sélectionnés dépendent cependant de la collection de documents de départ. Ils peuvent refléter en effet des différences non seulement de thème, mais aussi de domaine de discours, d'origine, de registre. On dispose de catégories prédéterminées, d'un répartitoire, pour reprendre la terminologie de Damourette et Pichon : il s'agit de placer chaque item dans la catégorie qui lui convient. On parle alors de catégorisation. Les catégories étant fixées, il s'agit d'un apprentissage supervisé. L'optique est différente selon qu'on s'attache à attribuer à un mot donné, sur la base de l'ensemble de ses contextes, une classe sémantique (par exemple, animé, évènement, mouvement) ou selon qu'on souhaite, en fonction d'un inventaire préalable des sens d'un mot, attribuer à chaque occurrence en contexte l'un de ces sens (désambigüisation sémantique – Word Sense Disambiguation; par exemple, artère – « vaisseau sanguin » vs artère – « avenue »). Lorsque des classes sémantiques sont déjà fixées et que l'on connait un certain nombre de mots de ces classes, on peut répartir de nouveaux mots dans ces classes en se fondant sur les exemples dont on dispose. On cherche les exemples d'emploi (des mots) d'une classe qui sont le plus similaires des exemples d'emploi du mot-cible, la mesure de similarité étant ici encore à choisir parmi un large éventail. L'une des méthodes souvent employées est celle des plus proches voisins. Étant donné un ensemble de mots assortis d'une étiquette sémantique, on peut chercher quels sont les k mots étiquetés les plus proches d'un mot non étiqueté donné. L'étiquette inconnue est alors déterminée en fonction de celles de ses k plus proches voisins (par exemple, par vote chez Nazarenko et autres, 2001). Le nombre de mots déjà étiquetés peut être proche de la taille d'un dictionnaire de langue (une centaine de milliers de vedettes). Mais il peut s'agir aussi d'une poignée de mots pour chacune des classes du répartitoire. On parle dans ce cas -là de mots-amorces (seed words) (Riloff, Shepherd, 1997). La désambigüisation sémantique (Ide, Véronis, 1998; Manning, Schütze, 1999, chap. 7) pour un mot donné suppose de disposer d'une part d'un inventaire de ses sens possibles (par exemple, ceux d'un dictionnaire de langue), d'autre part d'un ensemble d'apprentissage, c'est-à-dire de contextes dans lesquels le mot a été manuellement étiqueté (on a indiqué le sens qu'il a dans ce contexte). La taille de ces contextes peut varier, de quelques mots à gauche et à droite à la phrase voire au paragraphe. La nature des traits extraits du contexte également (Leacock, Chodorow, 1998) : mots, lemmes, étiquettes morpho-syntaxiques… La tâche du classifieur automatique est double. Elle consiste dans un premier temps à extraire des contextes correspondant à chaque sens la configuration de traits (présence / absence, « poids » relatif, associations) qui les caractérisent. Dans un deuxième temps, face à un emploi où le mot-cible n'est pas étiqueté, le classifieur cherche la configuration de traits qui est la plus proche des traits employés dans le contexte examiné. Le sens correspondant peut alors être attribué. Les problèmes rencontrés en désambigüisation automatique sont de trois types (outre les incertitudes qu'un locuteur ne saurait lever). En premier lieu, le bien-fondé des étiquettes choisies. C'est en effet sur les distinctions de sens que les ouvrages de référence, les dictionnaires, divergent le plus. En second lieu, la création de contextes annotés destinés à l'entrainement du classifieur est couteuse. Enfin, les sens d'un mot sont souvent de probabilité très inégale : il est alors difficile de rassembler des contextes permettant d'entrainer le classifieur de manière fiable pour les sens rares. Désambigüisation sémantique et rattachement à une classe sémantique partagent certaines contraintes. D'abord, il faut disposer de suffisamment de contextes pour chaque sens ou pour chaque catégorie sémantique. En second lieu, plus le nombre de classes du répartitoire est élevé, plus difficile est la tâche de catégorisation. De nombreuses tâches pratiques reposent sur la détermination de la catégorie d'un (fragment de) document. L'objectif est généralement de répondre aux besoins d'informations personnalisées de chacun. Détecter des articles de presse qui traitent d'un thème donné permet de les router vers les personnes ayant affiché ce thème parmi leurs centres d'intérêt. À l'inverse, la caractérisation de thèmes indésirables est le ressort des logiciels anti-spam chargés de filtrer les messages importuns (le pourriel). Une fois fixée la représentation des documents, typiquement vectorielle, comme on l'a vu les méthodes sont similaires à celles employées en catégorisation de mots (section 4.1). On dispose d'un ensemble de documents déjà catégorisés (ensemble d'apprentissage : par exemple, dépêches Reuters déjà étiquetées, ou résumés scientifiques déjà catalogués dans le corpus OHSUMED; voir Hersh et autres, 1994). On entraine sur cet ensemble un classifieur automatique. On applique ce classifieur aux documents à catégoriser. Limites et contraintes sont également similaires : il est plus facile de décider entre deux catégories (SPAM vs non-SPAM) qu'entre 135 types d'articles (Reuters) ou encore que d'affecter un ou plusieurs des 20 000 mots clés du thesaurus MeSH (OHSUMED). Comme le montrent ces exemples, les catégories employées sont généralement liées aux besoins des utilisateurs. Même pour une tâche donnée, il peut y avoir extrêmement peu de recouvrement dans les catégories utilisées. Partitionner et répartir constituent deux activités distinctes mais souvent complémentaires. L'opposition et l'interaction entre les deux activités est analogue à celles de la botanique et de la zoologie entre mise au point de taxonomies (organiser les êtres vivants en espèces, genres… et détermination ou identification (trouver l'espèce, le genre, etc., dont relève une plante ou un animal). Le niveau du tronçon et celui du mot sont également liés. Ainsi, dans Sébillot (2002), les 9 500 paragraphes de 200 articles du Monde diplomatique entre 1987 et 1997 sont partitionnés par classification hiérarchique en 80 classes thématiques, dont 27 sont retenues, car jugées pertinentes par 4 évaluateurs sur un total de 5. Les noms de chaque sous-thème sont à leur tour partitionnés sur la base des adjectifs, noms et verbes avec lesquels ils cooccurrent dans un empan de plus ou moins 5 mots. L'enchainement de partitions au niveau du tronçon (le paragraphe dans ce cas) et au niveau du mot a pour visée d'assurer une meilleure homogénéité des contextes des mots. Distinguer les tâches – découper, partitionner, répartir –, leurs combinaisons éventuelles, les choix effectués pour la réalisation de chacune d'elles fournit une grille d'analyse pour les logiciels d'analyse textuelle disponibles. Par exemple, Alceste repose sur deux découpages. Les mots sont tronqués (forme de racinisation - stemming) pour faciliter les rapprochements (sans recourir à une lemmatisation reposant sur une analyse morphologique). Certaines suites de mots sont « soudées ». Des anti-dictionnaires (modifiables) éliminent des mots jugés vides. Les tronçons sont des « phrasettes » : des suites de mots ni trop longues ni trop petites qui s'affranchissent des limites initiales des phrases pour constituer des contextes de taille similaire donc plus facilement comparables. Une double classification hiérarchique des tronçons permet de constituer de grandes classes thématiques (on peut choisir le nombre de classes désiré). L'analyse factorielle des correspondances permet de visualiser les oppositions et rapprochements entre ces classes, les phrasettes et les mots caractéristiques de chaque classe permettent de les interpréter. Cordial assure une lemmatisation morphologique, un étiquetage morpho-syntaxique (et même sémantique), regroupe des suites de mots et découpe en « phrases ». À l'inverse, face à un besoin d'analyse sémantique « outillée », cette distinction découper / partitionner / répartir aide à formuler la nature fondamentale de la tâche ou des tâches à accomplir et à examiner les choix possibles pour chacune d'elles. La méthode distributionnelle de Harris (1991) repose sur l'étude des dépendances entre opérateurs et opérandes. Les analyseurs syntaxiques capables de traiter de gros volumes de textes dans leur état brut, avec leurs possibles scories et malformations, sont des analyseurs robustes qui produisent généralement une représentation de dépendances syntaxiques de surface, qui reste une approximation des dépendances harrissiennes. Les méthodes fondées sur la simple cooccurrence de mots dans une fenêtre donnée opèrent sur une approximation plus grossière encore. Que cette fenêtre soit définie par un nombre de mots à gauche et à droite (fenêtre « graphique ») ou par une unité textuelle (phrase, paragraphe, document), elle mène à une modélisation extrêmement appauvrissante. Il en est de même pour les représentations vectorielles de (tronçons de) documents. Cependant, la redondance des textes compense la pauvreté de cette approximation. La fréquence d'occurrence d'un mot est évidemment un point clé dans les différentes méthodes de collecte d'informations distributionnelles. Curran et Moens (2002) montrent que du moment que l'on est en mesure d'augmenter significativement la taille du corpus d'étude en lui adjoignant des données similaires, les méthodes les plus simples (cooccurrences) deviennent aussi performantes que des méthodes plus complexes (analyse syntaxique). Par commodité sans doute, les accès mesurés au sens privilégient des sens fixes, « immuables », en nombre limité pour un mot donné, et discrets, c'est-à-dire sans recoupement ni continuité. La tâche de répartition peut cependant se trouver contrariée par le « vieillissement » à la fois des catégories et des traits qui leur sont associés. En routage d'informations, par exemple, certaines catégories disparaissent, d'autres apparaissent, d'autres se transforment (les traits caractéristiques ont changé). Au rebours de l'hypothèse de sens fixes, les contextes caractéristiques d'un mot peuvent changer d'une partie d'un corpus à une autre. Si ces parties correspondent à de grands thèmes, ces changements peuvent donner accès aux sens propres à chaque domaine, comme dans Sébillot (2002). Si les parties correspondent à des acteurs sociaux distincts, ces changements peuvent conduire aux notions qui occasionnent des divergences. C'est par le biais des fluctuations significatives ou au contraire des stabilités, d'une partie à l'autre, des associations < mot, contexte > qu'on peut progresser vers le repérage automatique des mots qui font consensus relatif et de ceux qui au contraire témoignent de divergences. C'est la démarche suivie dans Habert et autres (1999). Le partitionnement de mots en fonction des proximités distributionnelles comme celui de tronçons débouche sur des regroupements qui nécessitent sans conteste possible un travail humain en aval : émondage et interprétation. Certaines « classes » constituent de simples artefacts à éliminer. Des intrus doivent être enlevés de certains groupes, par ailleurs cohérents. Il en va de même pour la répartition de mots ou de tronçons dans des catégories prédéfinies. L'examen des performances humaines sur ces deux tâches (Véronis, 2004) permet d'éviter l'illusion d'une sémantique entièrement automatisée. L'ajout d'étiquettes sémantiques au fil du texte en fonction d'un inventaire prédéfini manifeste les divergences entre annotateurs. L'accord sur la manière de regrouper les mots en fonction de leur emploi n'est guère meilleur. Au total, les accès mesurés au sens que nous avons présentés doivent être avant tout compris comme l'occasion d'une répartition du travail fructeuse entre dégrossissage machinal et affinage humain . | On rencontre un besoin croissant d'accès sémantique robuste à des données textuelles volumineuses et hétérogènes. Nous présentons ici en trois grands types les méthodes qui aident à obtenir cet accès, et qui s'appliquent aux mots comme aux textes: découper en unités porteuses de sens, partitionner pour obtenir des catégories thématiques ou sémantiques, et répartir dans des classes prédéfinies. | linguistique_524-05-10775_tei_406.xml |
termith-667-linguistique | Si la structure morpho-sémantique de il y a ne présente guère de difficulté, il n'en est pas de même de son statut sémantique : y avoir est-il un prédicat ou faut-il y voir un opérateur quantificationnel ? En classant il y a parmi les « présentatifs », les grammairiens laissent entendre que le verbe avoir n'a pas ici sa fonction ordinaire. Mais la question a agité surtout le débat philosophique et logique. Comme on sait, pour B. Russell, exister (et conséquemment y avoir en français) ne saurait être un prédicat : exister (ou y avoir) entre dans la formulation du quantificateur logique dit « existentiel ». Nous allons essayer de montrer que il y a, tout comme il existe, a en effet l'apparence d'un quantificateur. Mais, dans une approche linguistique, tout porte néanmoins à l'assimiler à un prédicat : même si l'existence est un prédicat à part de tous les autres, le traitement en termes de quantification paraît inapproprié pour de multiples raisons. La forme « ∃x Px » se lit ainsi : « Il existe/il y a (au moins) un x tel que le prédicat P est vérifié pour x » ou, sous une forme plus courte : « il existe/il y a (au moins) un x tel que Px ». La correspondance entre « ∃ » et il existe / il y a est incontestable : il existe ou il y a fournissent de l'opérateur de quantification existentielle une parfaite traduction. On observera tout de même d'entrée que la correspondance n'est pas exactement entre il existe ou il y a et « ∃ ». La traduction de « ∃ » est plutôt il existe un / il y a un et même il existe un… tel que / il y a un… tel que : Il existe un x tel que Px Il y a un x tel que Px C'est donc il existe un… tel que ou il y a un… tel que qui a l'apparence d'un quantificateur. Comme on sait, le quantificateur existentiel de la logique des prédicats est en relation avec le quantificateur universel selon les équivalences suivantes : ∃x Px ⇔ ~∀x ~Px ~∃x Px ⇔ ∀x ~Px ∀x Px ⇔ ~∃x ~Px ~∀x Px ⇔ ∃x ~Px. Ce rapprochement de « ∃ » et de « ∀ » donne à entendre que le quantificateur fonctionne comme une extraction sur la classe des x. Il en est tout à fait ainsi dans les formes il existe un… tel que et il y a un… tel que. – Dans le cas où l'existence est l'existence en soi, l'existence dans la réalité, dans le monde (allemand Sein), il y a est commutable avec il existe : Il y a une maladie qui…/Il existe une maladie qui…; l'extraction opère sur la classe des maladies; maladie est pris dans un sens générique et il y a une maladie telle que… réfère à une sorte de maladie. Ailleurs, l'extraction opère, non pas sur une classe de variétés, de sortes, mais sur une classe d'individus : Il y a une thèse sur…/Il existe une thèse sur…; ici thèse ne désigne pas un type, une sorte de thèses, mais un objet particulier et unique. Que l'extraction soit générique, comme dans le premier cas, ou spécifique, comme dans le second, le mécanisme quantificationnel est le même, et c'est il y a un… (tel que) ou il existe un… (tel que) qui l'opèrent. – Dans le cas où l'existence est non pas l'existence dans la réalité en général, mais l'existence occurrentielle, c'est-à-dire la simple présence ou la survenance dans une situation donnée (allemand Dasein), il y a un… tel que n'est pas commutable avec il existe un… tel que : Il y a un moustique qui vient de me piquer/ ? Il existe un moustique qui vient de me piquer. Mais le mécanisme de la quantification existentielle demeure : le moustique en cause est extrait sur la classe des moustiques; on dit de lui deux choses : qu'il est là (il y a un moustique) et qu'il me pique (qui vient de me piquer). Partout les apparences sont donc du côté de la quantification. À y regarder de plus près, le dernier cas (il y a un moustique qui…) oriente cependant dans une direction bien différente. Il y a un x tel que Px marque ici, outre la prédication P (« tel que P »), le « être -là » du moustique. Or cet « être -là » peut fort bien occuper tout le champ de la prédication : Il y a un moustique ! Cette phrase dit sans plus la présence de l'insecte indésirable. L' « occurrence », la « présence » est indifféremment celle d'un objet indéfini, non encore identifié, ou bien défini, déjà identifié : Il y a un chat dans le jardin Il y a le chat dans le jardin. Cette observation conduit tout naturellement à l'idée que dans il y a un… tel que, la quantification – c'est-à-dire l'extraction sur une classe – est opérée par un et que la fonction de il y a est autre : elle est de marquer l' « existence occurrentielle ». Dès lors, il nous faut revenir sur Il y a une maladie… / Il existe une maladie qui… et sur Il y a une thèse sur… / Il existe une thèse sur…. La fonction quantificationnelle n'est-elle pas, là aussi, assurée par le déterminant et non pas par il y a ou il existe ? Le rôle de il y a / il existe n'est-il pas de signifier ici l ' « existence en soi » ? Il n'est pas difficile de s'en convaincre. On se fondera là aussi sur des exemples où n'apparaît pas, dans la même proposition, la forme « Px », c'est-à-dire où il n'y a pas de prédication sur l'objet extrait, en sorte que il y a (comme il existe) a pour seule fonction de marquer l'existence en soi. Il en est ainsi dans le type C'est comme cela depuis qu'il y a des hommes : l'extraction y est opérée par des sur la classe virtuelle de tous les hommes (ceux qui existent, qui ont existé, qui existeront, qui pourraient ou qui auraient pu exister); mais pas de « Px » ici; il y a a pour fonction unique de signifier l'existence en soi. La même chose vaut pour Il y a un Dieu (et qui nous aime) ou bien S'il y a un Dieu (il nous faut l'aimer plus que toute créature), mais avec une difficulté supplémentaire : sur quelle classe de référence opère l'article un ? On rapprochera ces phrases de Dieu existe ou de Si Dieu existe. Exister, c'est être dans la réalité. Dieu existe signifie que Dieu n'est pas un être conçu par la seule pensée, un « objet conceptuel », mais un être qui a une réalité en soi, indépendante de la pensée qui conçoit Dieu. Julien Sorel a existé signifie que Julien Sorel n'est pas un être de fiction, un être imaginé par la pensée, mais une personne qui a effectivement vécu. Bien entendu, la « réalité » ne peut être autre chose que ce que nous croyons être la réalité; mais cette réalité est perçue comme distincte de ce que produit la seule pensée. Dire d'une chose qu'elle n'existe pas, c'est laisser entendre qu'elle n'a pas d'autre réalité que conceptuelle, qu'elle existe dans le discours, mais pas dans la réalité. Dire qu'elle existe, c'est affirmer au contraire qu'elle fait partie de la réalité, indépendamment de ce que nous en pensons ou des discours que nous en tenons. Un commentaire en tout point comparable vaut pour Il y a un Dieu, et qui nous aime/Il existe un Dieu, et qui nous aime ou pour S'il y a un Dieu/S'il existe un Dieu ou encore S'il existe un paradis/S'il y a un paradis … Partout il s'agit d'évoquer l'existence dans la réalité. Sur quoi opère la quantification au moyen de un ? La classe de référence est ici celle des « objets conceptuels », des « êtres » que l'on désigne par dieu ou par paradis. La prédication exister ou y avoir dit qu'un objet extrait par un sur cette classe a une existence dans la réalité – une existence effective et non pas seulement conceptuelle. Tout porte donc à croire que la fonction de il y a est de marquer ou bien l'existence en soi ou bien l'existence occurrentielle, c'est-à-dire de signifier des manières d'exister, ce qui est de l'ordre de la prédication, et que, dans la forme il y a un… tel que (ou il existe un… tel que), la fonction proprement quantificationnelle est le fait du déterminant. En d'autres termes, il y a n'a que l'apparence d'un quantificateur, mais il n'est pas réellement un quantificateur. On comprend du même coup que il y a (et même il existe) soit compatible avec le défini. Il a alors pour fonction d'activer discursivement un objet dont l'existence effective est présupposée. Cette existence est à nouveau l'existence en soi ou bien l'existence occurrentielle. – pour inviter à ne pas négliger ce qui existe, à ne pas l'oublier, à tirer les conséquences de ce qui est : Il y a aussi la peur (« n'oublions pas que la peur existe; il est impossible de faire comme si elle n'existait pas ») Et puis il y a la mort. Vous ne songez donc jamais à la mort, et que nous allons tous pourrir ? (J. Renard, Journal, 1910, p. 201); – pour opposer la chose activée à une autre : Il y a la bonne littérature et la mauvaise. Il y a la fausse modestie, mais il n'y a pas de faux orgueil. (J. Renard, Journal, 1910, p. 1228) Et dire qu'il y a la moitié des hommes comme toi… (Maupassant, Contes et nouvelles, t.1, p. 1061); – pour répondre à une question qui invite à identifier des existants : Quelles sont les planètes du système solaire ? Il y a Neptune, Mars, la Terre… Il s'agissait de déchaîner l'enthousiasme. N'y a -t-il pas des procédés ? Il y a la danse, l'autosuggestion, les narcotiques, comme l'opium et le haschich, la boisson. (Barrès, Mes Cahiers, 1923, p. 13). Dans tous ces emplois, il y a ne fait que rappeler l'existence d'un objet – l'existence effective. Il n'est pas en mesure de la poser, à cause de la description définie qui la présuppose. Il y a Dieu ou Il y a la liberté ne peut pas signifier que Dieu existe ou que la liberté existe, mais seulement qu'il faut tenir compte de l'existence, présupposée, de Dieu ou de la liberté. La présupposition existentielle est dans la « description définie », la réactivation existentielle dans il y a. On notera que il existe n'est pas exclu de tels emplois, à condition que l'article défini soit nettement générique. Il existe la bonne littérature et la mauvaise; Il existe heureusement en France la liberté de penser; Entre le joueur du matin et le joueur du soir, il existe la différence qui distingue le mari nonchalant de l'amant pâmé sous les fenêtres de la belle (Balzac, La Peau de chagrin, p. 5). 3.2. Dans le type Il y a le facteur, la fonction de il y a est double : il signifie une existence occurrentielle, et ce type se rapproche ainsi de Le facteur est là. Mais alors que dans Le facteur est là, l'objet identifiable Le facteur appartient à l'univers actuel du discours, dans Il y a le facteur, cet objet, également identifiable et qui existe, était précédemment hors du propos, c'est-à-dire transitoirement hors de la pensée active; il y a a à nouveau pour rôle de le réactiver. 3.3. Enfin, dans le type il y a que (Il y a que ce pauvre facteur a été victime d'un accident), il y a pose la réalité d'un contenu propositionnel. Tout paraît donc plaider en faveur de l'hypothèse que il y a (tout comme il existe) a fondamentalement pour fonction de poser ou de réactiver des formes d'existence : – l'existence dans la réalité (par opposition à l'existence purement conceptuelle) – l'existence occurrentielle (c'est-à-dire la présence ou la survenance). La quantification existentielle se situe du côté du déterminantet non pas de il y a, dont le rôle n'est autre que celui d'un prédicat. On ne s'étonnera pas ainsi que y avoir possède, linguistiquement, toutes les marques du prédicat. 4.1. Y avoir se conjugue à tous les temps et à tous les modes : il y a / il y avait / il y aura / il y aurait il y a eu / il y avait eu / il y aura eu / il y aurait eu [il faudrait] qu'il y ait / qu'il y eût qu'il y ait eu / qu'il y eût eu. Le verbe étant linguistiquement le prédicat par excellence, y compris dans la tournure impersonnelle (qui nierait à pleut dans il pleut le statut de prédicat ?), les présomptions sont fortes pour que y avoir soit un prédicat comme tous les verbes semblent l' être. 4.2. Y avoir est modalisable comme le sont tous les prédicats. – Il admet la négation : il n'y a pas de… / il n'y aura pas de… • au sens d ' « existence » Il n'y a pas de maladie qui… • au sens d' « occurrence » Il n'y a pas de moustique Il n'y a pas eu d'accident. Une difficulté notable concerne le type Il y a le facteur qui arrive, c'est-à-dire la tournure où l'objet activé (le facteur) est en même temps prédiqué (qui arrive). La négation peut y affecter cette prédication : Il y a le facteur qui n'arrive pas « Il y a ceci : le facteur n'arrive pas / n'arrive toujours pas », mais la négation de il y a ne s'opère qu'au prix d'une modification du déterminant : Il n'y a pas de facteur qui arrive ou bien, mais difficilement, par la négation de la phrase reprise en écho et immédiatement corrigée : ? Non, il n'y a pas le facteur qui passe, mais le médecin qui arrive. (on dirait évidemment bien mieux : Non, ce n'est pas le facteur qui passe, mais…). Ce type se rapproche de Il y a que le facteur a été victime d'un accident, où la négation de il y a que est carrément impossible. Cela se conçoit : il y a que ayant pour fonction de poser la réalité d'un contenu propositionnel, la négation aurait pour conséquence paradoxale de détruire cette fonction même. – Y avoir admet l'interrogation et l'hypothèse : • Est -ce qu'il y a une maladie qui… ? Est -ce qu'il y a un moustique ? Est -ce qu'il y a eu un accident ? • S'il y a une maladie qui… S'il y a un moustique… S'il y a un accident…. Mais impossible de dire : * Est -ce qu'il y a que… ? ou * S'il y a que… : ce serait à nouveau mettre en cause la fonction même qui est dévolue à il y a que. 4.3. Enfin, y avoir fonctionne comme n'importe quel prédicat impersonnel. Dans le tour impersonnel, la « personne d'univers » (il) sert d'ancrage à la prédication; celle -ci consiste avant toute chose à marquer une existence, en soi ou occurrentielle : Il broutait dans le pré un troupeau de vaches normandes, « il y avait dans le pré un troupeau de vaches normandes qui broutait ». La congruence est donc parfaite entre la prédication d'existence signifiée par il y a et la fonction dévolue à la tournure impersonnelle. On notera enfin qu'en tout état de cause il est impossible d'établir aucune correspondance bi-univoque entre « ∃x » et il y a un x. 5.1. Il y a un x est une paraphrase de « ∃x », mais parmi d'autres possibles. De même que « ∀x » se lit « pour tout x », « ∃x » peut se lire « pour (au moins) un x ». Quand la négation porte sur le quantificateur (~∀x), on lit « pas pour tout x »; cette lecture a son pendant du côté de l'existentiel (~∃x) : certes * « pas pour (au moins) un x » n'est pas acceptable, mais ce contenu n'est autre que celui de « pour aucun x ». Soit ∀x Px « pour tout x, Px » ~∀x Px « pas pour tout x, Px » ∃x Px « pour (au moins) un x, Px » ~∃x Px « pour aucun x, Px ». 5.2. Inversement, il est impossible de considérer que il y a un x représente, par excellence, la quantification existentielle du langage ordinaire. S'il en était ainsi, il y a un x figurerait implicitement sous toute occurrence du déterminant existentiel. Il n'en est évidemment rien. Il voudrait épouser une Portugaise blonde qui sache parfaitement le japonais : qui dit que cette Portugaise existe ? La classe des Portugaises n'est assurément pas vide, mais l'individu extrait sur cette classe virtuelle de Portugaises n'est d'aucune manière compatible avec il y a ou il existe, qui supposent l'existence dans la réalité. Il y a sous-jacent rendrait de tels emplois paradoxaux, puisque il y a marque une existence effective (en soi ou occurrentielle). Si donc il y a un était un quantificateur, ce serait seulement un quantificateur parmi d'autres, certainement pas le quantificateur existentiel en soi. En fait, la fonction de il y a est ailleurs : c'est un prédicat existentiel. Tout un faisceau d'arguments donne donc à penser que y avoir a le statut d'un prédicat. Le prédicat d'existence est certes un prédicat particulier : présupposé par tous les autres, il est étroitement lié aux déterminants et aux mécanismes référentiels; on ne s'étonne pas qu'il puisse apparaître dans la paraphrase du quantificateur existentiel. Mais ce n'est qu'une paraphrase parmi d'autres, et linguistiquement, y avoir, tout comme exister ou il existe, a toutes les caractéristiques du prédicat . | On sait que B. Russell considérait il existe (et conséquemment il y a) comme un quantificateur et non pas comme un prédicat. Il existe et il y a entrent aisément, en effet, dans la traduction du quantificateur logique dit existentiel. Mais il ne faut pas oublier le rôle que tient l'article (il existe / il y a un x, tel que...) : linguistiquement, toutes sortes d'arguments imposent de placer il existe et il y a du côté des prédicats. | linguistique_524-06-10560_tei_848.xml |
termith-668-linguistique | La linguistique romane et, vraisemblablement, celles qui s'occupent d'autres domaines ont été conditionnées par quelques principes et axiomes qui, à mon avis, rendent obscur l'accès aux deux problèmes majeurs de l'évolution des langues : le changement et la fragmentation. Dans cet article sera proposé un point de vue alternatif nous permettant d'observer les données d'un autre angle tout en restant neutres à propos des qualités ou défauts de telle ou telle approche théorique. S'il y a un principe apparemment à l'abri de toute révision c'est, sans aucun doute, le principe d'économie. Je parle, bien entendu, de « principe » dans la mesure où il existe indépendamment de la linguistique. Une de ses formulations (tacite et très répandue) est la notion de « moindre effort » qui a deux conséquences décisives concernant les idées linguistiques. Du point de vue de la compétence d'un locuteur, on présuppose que la grammaire qu'il intériorise tend à éviter toute situation de polymorphisme, c'est-à-dire l'existence de plusieurs formes pour une seule fonction (économie paradigmatique), ainsi qu' à construire des systèmes de relations les plus simples possibles (économie structurale). Du point de vue de la performance, on présuppose que la tendance au moindre effort va avoir une incidence cruciale sur la forme phonétique des énoncés, ce qui risque de déclencher une chaîne de processus morphosyntaxiques de longue portée (économie articulatoire). Le principe d'économie se prête à une interprétation synchronique et diachronique. Pour ce qui est de la synchronie, il est très courant d'appliquer mécaniquement comme méthodologie l'axiome « deux formes, deux fonctions ». Je parle d' « axiome » car seuls les résultats qu'il produit le justifient. Et ceci parfois en perdant de vue que ces résultats sont précisément le produit quelque peu forcé par l'axiome. Concernant la diachronie, le principe d'économie risque toujours de pousser le chercheur à adopter un point de vue téléologique, à attribuer soit aux locuteurs d'une langue soit à sa structure interne une capacité prospective capable de guider (justifier) les changements introduits. Point de vue assez lourd méthodologiquement puisqu'il nous oblige à trouver une explication causale à tout changement. Il me semble que tout ce qui découle du principe d'économie est donc critiquable dans deux sens : empiriquement, le risque est de négliger une richesse de formes qui va au-delà de l'explicable; conceptuellement, il est de nous empêcher de comprendre la dynamique, peut-être fort indéterminée, du changement et de la fragmentation. C'est pourquoi il peut être légitime de tenter une autre approche plus indéterministe mais aussi plus adaptée à la richesse des données. La généralisation proposée ici (assez triviale, d'ailleurs) comme arrière-plan de notre raisonnement est la suivante : Aucun locuteur n'utilise tout le potentiel génératif de sa grammaire interne. Cette généralisation prédit, tout simplement, que tout locuteur peut à tout moment produire, à partir des possibilités non exploitées de sa grammaire, une innovation à tous les niveaux. Nous allons voir dans les pages qui suivent les avantages de cette façon de voir les choses. Commençons pour clarifier le sens et la portée accordés aux termes qui vont sous-tendre les raisonnements ultérieurs. Avant tout, il est indispensable d'accorder un sens non ambigu au terme « évolution ». Autrement dit, savoir quel est le sens précis de la formule : X > (évolue vers) Y. Voici, à mon avis, la façon la plus neutre de l'interpréter (T = temps) : (1) X > Y : en T 1, il existe X et en T 2, il existe un Y là où il y avait X. La formulation (1) évite le problème posé par l'interprétation du signe > et, partant, de la notion d' « évolution ». En effet, selon la discipline concernée, > peut représenter une transformation ou une substitution. Si nous avons affaire à une évolution phonétique (par exemple, lat. caballu > fr. cheval) ou sémantique (par exemple, ancien français aucun ‘ quelque'> français moderne ‘ nul '), elle peut être facilement interprétée comme un processus de transformation; autrement dit, X et Y sont la même forme mais avec des « accidents » différents. Cependant, lorsqu'il s'agit d'une évolution morphologique (par exemple, dimes > disons) ou syntaxique (par exemple, moyen français vient Marie ? > français classique Marie vient-elle ?), nous penchons plutôt vers l'idée de substitution, autrement dit, il existe d'abord X, puis apparaît un concurrent Y, et enfin Y l'emporte sur X. Il convient pourtant de signaler qu'il est des cas difficiles, comme par exemple il ne vient pas > il vient pas, où l'on peut voir une transformation ou une substitution presque définitive dans le français spontané. Et cela ne va pas sans conséquences, dans la mesure où parler de transformation revient à dire que le ne « tombe » ou qu'il n'est pas réalisé phonétiquement, tandis que parler de substitution implique que les deux phrases sont le résultat de deux configurations différentes et en état de concurrence. La position (ou plutôt proposition) soutenue dans cet article défend l'idée que toute évolution (phonémique, morphosyntaxique ou sémantique) comporte un processus de substitution. Même pour le niveau phonémique, la notion de transformation a des effets indésirables, puisqu'elle ne peut pas rendre compte de la situation, très fréquente, où les formes ‘ évoluée ' et ‘ non évoluée ' coexistent. Il est ainsi commode de considérer, par exemple, que la formule lat./ k - /> fr./ ∫ / ne veut pas dire que/k-/se transforme en quoi que ce soit, mais que dans certains contextes l'un de ses allophones (d'origine régionale, sociolectale ou autre) est devenu la réalisation dominante. Ceci nous permettra de proposer un modèle valable pour tout type de changement, tout en gardant toujours à l'esprit qu'il ne s'agit pas d'expliquer pourquoi les choses arrivent mais comment elles ont pu arriver. Une dernière remarque : toute évolution peut entraîner un saut qualitatif local lorsque ce qui appartient à la grammaire externe d'une langue à un moment donné n'y appartient plus à un autre moment. Et j'entends ici par « grammaire » aussi bien la syntaxe que la phonologie, la morphologie flexionnelle ou constructionnelle et la sémantique. Lorsque nous avons affaire à une série large de sauts qualitatifs reliés entre eux, il peut se produire une « catastrophe » (un changement typologique, si l'on veut) comme cela a été le cas en français (cf. Eckert, 2004), en anglais (cf. Lightfoot, 1999, ainsi que Roberts, 1993 pour une comparaison entre les deux langues) et, bien entendu, en ce qui concerne le passage du latin aux langues romanes. Plus loin, nous verrons que le modèle ici proposé peut rendre aisément compte de ces sauts qualitatifs qui sont, par ailleurs, étroitement reliés aux processus de fragmentation, sans faire appel à des forces abstraites comme l'attraction paramétrique prônée par Lightfoot (1999). Dans cette section, nous utiliserons le terme « fonction » dans le sens le plus large. Ainsi (sans donner du terme une définition quelconque), nous pouvons dire qu'un phonème est une fonction pouvant être matérialisée de plusieurs façons. Il en va de même pour, par exemple, [participé passé] ou [négation ]. En effet, le participé passé du français peut être réalisé par plusieurs suffixes, de même que la négation peut être exprimée par des constructions différentes. Ceci étant dit, j'avancerai l'hypothèse selon laquelle, étant donné une fonction X, il est toujours possible qu'il existe, pour cette fonction, aussi bien des variantes invisibles que des variantes visibles à l'intérieur d'un même idiolecte. Et je me permets de souligner que ce qui nous intéresse ici, c'est la dimension idiolectale du phénomène, puisque que parler de l'existence de variantes « trans-idiolectales » ou dialectales est tout simplement trivial. Il est aussi important de remarquer que le fait qu'une langue soit fortement normée dans son registre soutenu (comme c'est le cas des langues romanes à tradition littéraire) n'empêche pas l'existence de variantes pour la même fonction. La différence entre variante invisible et variante visible peut être posée à partir de la première : une variante invisible existe lorsque le même locuteur peut produire, pour la fonction A, la variante a 1 ainsi que la variante a 2 (on pourrait même dire a n) sans être conscient de la variation (autrement dit, sans exercer aucun type de contrôle sur sa performance), sans que la situation y soit pour quelque chose et, surtout, sans que l'allocutaire arrive à s'en apercevoir. Deux exemples attestés en français normé peuvent illustrer ce type de situation : (2) « On dit homomorphe et non homomorphique, de même que non connexe et non pas inconnexe » (tiré d'un rapport de soutenance de thèse). Dans (2), le locuteur utilise d'abord non et ensuite non pas, variation que le lecteur ne perçoit pas si elle n'est pas signalée. Ceci veut dire que cet énoncé pourrait être réalisé de quatre façons, toutes les quatre incontrôlées : a.On dit homomorphe et non homomorphique, de même que non connexe et non inconnexe. b.On dit homomorphe et non homomorphique, de même que non connexe et non pas inconnexe. c.On dit homomorphe et non pas homomorphique, de même que non connexe et non pas inconnexe. d.On dit homomorphe et non pas homomorphique, de même que non connexe et non inconnexe. Il en va de même pour l'exemple suivant : (4) « Merci de ton message et pour ton travail [… ]. Tu as dû en principe recevoir une convoc » (mail d'un collègue). À nouveau, la variation merci de / merci pour ne semble pas être contrôlée par le locuteur, étant donné que les corrélations de… de, pour… pour sont possibles. L'espagnol offre une situation encore plus complexe dans la morphologie verbale et la syntaxe des clitiques. L'imparfait du subjonctif possède deux variantes incontrôlées. Il en va de même pour la position (avec ou sans montée) du clitique en périphrase ou avec complétive. La phrase suivante en est une illustration : (5)Me pidió que no volviera a hacerlo sin que yo le hubiese dicho que quería volverlo a hacer ‘ il m'a demandé de ne pas le faire à nouveau sans que je lui dise que je voulais le faire à nouveau ' Dans cet énoncé, volviera a hacerlo (lit. ‘ je tournasse à le faire), pourrait être volviese a hacerlo, lo volviera a hacer ou lo volviese a hacer. Hubiese dicho (lit. ‘ j'eusse dit') pourrait être hubiera hecho et volverlo a hacer pourrait être volver a hacerlo. Autrement dit, (5) n'est qu'une possibilité parmi seize et aucun locuteur ne peut expliquer le pourquoi de son « choix ». Remarquons aussi que ces deux paires de variantes coexistent en espagnol depuis des siècles. Nous avons affaire à une variante visible lorsque l'alternance est marquée. La cas le plus typique est celui où l'une des variantes est soit perçue comme « élevée » dans un registre non soutenu soit stigmatisée socialement dans un registre soutenu. Bien entendu, il y a des cas d'élévation dans tous les registres (par exemple, l'emploi de maint) ainsi que des cas de stigmatisation générale (cf. plus loin). Ainsi, concernant (3), la variante pas, dans (6), est visible (stigmatisée) dans le registre soutenu : (6)On dit homomorphe et non homomorphique, de même que non connexe et pas inconnexe. Voici d'autres exemples de variantes visibles : - Interrogatives et négatives en français : (7)a. Qu'est -ce qu'il a dit ?[non marquée] b. Qu'a -t-il dit ?[marquée « très élevée » en registre non soutenu] c. Il a dit quoi ?[stigmatisée en registre soutenu] (8)a. Il ne le fera pas.[non marquée] b. Il le fera pas.[stigmatisée en registre soutenu] - Complétives en espagnol (9)a. Insisto en que lo hagas[non marquée] lit. ‘ j'insiste en que tu le fasses ' b. Insisto que lo hagas [stigmatisée en registre soutenu] (10)a. Pienso que deberías hacerlo [non marquée] b. Pienso de que deberías hacerlo[stigmatisée en général] Ce que nous venons de voir se prête à une lecture dynamique. En effet, l'existence de l'élévation et de la stigmatisation générales ou partielles n'est que la manifestation des processus de changement en cours. Ainsi, nous pouvons envisager l'existence d'un patron que nous développerons et interpréterons plus loin. Pour l'instant, nous allons nous limiter à la constatation : (11)Variante invisible > variante visible partielle > variante visible générale > disparition de l'une des possibilités. Ce processus peut présenter des cas particuliers assez intéressants qui seront illustrés par les exemples qui suivent. Ainsi : (11')Opposition paradigmatique > variante invisible > variante visible partielle > variante visible générale > disparition de l'une des possibilités. (11'')Variante invisible > variante visible partielle ou générale > re-motivation de la variante. En effet, une variante peut procéder, mais pas nécessairement, d'une opposition paradigmatique (11 ') qui n'est plus interprétable par les locuteurs à un moment donné. Cette situation est relativement fréquente et nous allons en voir deux exemples tout de suite. La situation (11 ' '), que nous pourrions appeler « recyclage », est moins fréquente. Un exemple facile nous est fourni par l'adverbe plus du français. Nous pouvons supposer que la variante [plys]/[ply] a été invisible en général pendant une période, dans la mesure où elle l'est encore dans certains contextes (par exemple, dans il en faut exactement un kilo, pas moins, pas plus / ni plus ni moins les deux réalisations sont possibles sans que le sens change). Pourtant, en contexte verbal la variante a été réinterprétée comme opposition affirmatif/négatif (par exemple, dans il y en a plus, [plys] produit une interprétation affirmative et [ply] une interprétation négative). Nous allons voir à présent quelques exemples où nous trouvons, dans le même texte (autrement dit, dans le même idiolecte), des variantes invisibles au Moyen Âge dont l'une des possibilités a dû (et ceci est une hypothèse fondée sur la régression des occurrences), à un moment donné, devenir visible et a fini par disparaître. Il s'agit de changements non triviaux (sauts qualitatifs) dans la mesure où telle ou telle variante rend actuellement un énoncé agrammatical. - Imparfait en espagnol médiéval : (12)a Cid 19 : De las sus bocas todos dizian una razon (‘ ils disaient') b Cid 628 : Que a vno que dizien myo Cid Ruy Diaz de Biuar (‘ ils disaient') (13)a. Cid 276 : Legolas al coraçon, ca mucho las queria (‘ il aimait') b. Cid 2018 : Si non a estos caualleros que querie de coraçon(‘il aimait') La variante /-jé *(n)/ n'est que l'évolution phonétique de la variante /-ía *(n)/. Il n'est pas possible de trouver une motivation quelconque à l'apparition de l'une où de l'autre. Même les raisons métriques sont à écarter dans la mesure où cette variante apparaît aussi dans la prose. On peut supposer, eu égard à la régression des occurrences, que la variante /-jé(n)/ devient visible (stigmatisée) à partir du xv e siècle et définitivement agrammaticale au xvii e siècle. Remarquons que c'est la variante la plus évoluée qui disparaît. Le cas que nous venons de voir ne concerne que l'évolution d'une langue. Les cas suivants illustrent des processus de fragmentation romane. Autrement dit, des dialectes romans (devenus langues nationales dans certains cas) ont affiché des variantes invisibles qui sont devenues visibles donnant ainsi lieu à la disparition de l'une des possibilités. Conséquence logique : si la variante disparue dans deux dialectes n'est pas la même, nous assistons à un processus progressif de fragmentation pouvant avoir des conséquences typologiques, comme dans le cas des possessifs. En voici quelques exemples : - Article défini masculin : Italien médiéval (14)a. Novellino 3 : El greco avisò il cavallo… (‘ le grec ', ‘ le cheval ') b. Novellino 3 : Lo re mandò in Ispagna
(‘ le roi ') Portugais médiéval (15)a. HGP 4 (1265) : Et eu Johã Rodriguez, notario publico del Rey (‘ du Roi ') b. HGP 4 (1265) : et áá uoz do Rey (‘ du Roy ') Catalan médiéval (16) Llull 2/27-30 : Ave, Maria ! Saluda't lo teu servidor de part los àngels e els patriarques, e els profetes, e els màrtirs, e els confessors, e les vergens, e los vèrgens. (‘ les anges ', ‘ les patriarches ', ‘ les prophètes ', ‘ les martyres ', ‘ les confesseurs ', ‘ les chastes '). Dans ce cas, nous voyons que le même locuteur dans la même page, voire dans la même phrase, utilise deux formes (trois en italien) sans que l'on sache trouver une motivation. Nous avons affaire au patron (11 '). L'opposition casuelle latine ille (nominatif)/ illu(m) (accusatif) n'est plus interprétable et les résultats romans (sauf en occitan et en français médiévaux) constituent une variante d'abord invisible, puis visible dont l'un des termes fini par s'imposer : il en italien, o en portugais, el en catalan. - Démonstratifs : Catalan médiéval (17)a. Llull 17/18 : l'abat li donà regla (…) segons la forma d'estes paraules : - Lo Senyor dels angels…(‘ces mots ') b. Llull 2/25 : e dix aquestes paraules e moltes d'altres. (‘ ces mots ') (18)a. Sidrac 207/13 : E cells qui. ls conexen qu. éls són malvatz e an aquella sciència qui d'aquells hix, no la preen gayre per lur mal e per lur pecat (‘ ceux qui ') b. Sidrac 207/23 : La primera sí és aquell qui en Déu creu (‘ celui qui ') Espagnol médiéval (19) Faz 109 : Mala lo vio que por aquest peccado murio (…), y comian canes a Yzabel por este peccado (‘ ce péché ', ‘ ce péché ') Italien médiéval (20)a. Dante, Comm Inf 1/93 : se vuo'campar d'esto loco selvaggio (‘ ce lieu ') b. Dante, VNuova 1 : le parole le quali è moi intendimento d'assemplare in questo libello (‘ ce livre ') Occitan médiéval (21)a. Razons 15 : Per qu'ieu vuelh far aquest libre per far conóisser la parladura a cels que la sabon drecha e per ensenhar a cels que non la sabon (‘ ceux qui ', ‘ ceux qui ') b. Razons 14 : ad aquels que volràn apprendre (‘ ceux qui ') Pour ce qui est des démonstratifs, nous rencontrons le processus (11). Les variantes dépendent du type de renfort que reçoivent les démonstratifs latins iste ou ille ainsi que de l'existence ou non de renfort pour iste. Nous constatons à nouveau qu'aucune motivation ne saurait justifier le choix. La forme avec le renfort vélaire /(a)k-/ s'est imposée en catalan et en italien. L'espagnol garde, pour le dérivé de iste, uniquement la forme sans renfort. Quant à l'occitan, la situation n'est pas bien nette et, même dans les grammaires cherchant la normativisation, la variante apparaît. Ainsi, Martin et Moulin (1998 : 64) déclarent, à propos du provençal, que les variantes aquest(a) / est(a) sont équivalentes (donc, invisibles). - Possessifs Espagnol médiéval (23) Cid 1104 : Beuemos so uino et comemos el so pan (‘ son vin ', ‘ son pain ') (24)a. PCG 360/12a : allego luego su corte, et auido so conseio, saco luego muy grand hueste (‘ sa cour ', ‘ son conseil ') b. PCG 360/5b : « rey Ramiro, esfuerça en tu coraçon, et sey firme et fuerte en tus fechos » (‘ ton cœur ', ‘ tes faits ') Ancien français (25)a. Lancelot 4/1 : si quide l'en en maint lieu qu'il soit mors del duel de son frere anchois que de la soie maladie (‘ son frère ', ‘ sa maladie ') b. Lancelot 5/1 : si prist un sien neveu escuier et l'envoia a la roine (‘ l'un de ses neveux ') Italien médiéval (27)a. Novellino 46 : piu mi nuoce tuo nome che la tua prodezza (‘ ton nom', ' ton courage ') b. Novellino 2 : e direteli da la parte mi ache vi dica qual'è la migliore cosa del mondo; e le sue parole e risposta serberete, e viserete la corte sua e'costumi di quella (' ses mots ', sa cour ') La situation des possessifs au Moyen Âge est encore plus complexe. En espagnol, il y a une variante invisible morphologique et une variante syntaxique. Nous pouvons constater en (23) et (24a) que le possessif marque le genre (le paradigme singulier primitif étant mio, to, so pour le masculin; mi, tu, su pour le féminin), mais en suivant le patron (11 '), l'opposition de genre devient opaque et nous avons affaire à une variante invisible, comme le montrent tu coraçon et tus fechos (masculins) (24b) dans la même page, qui deviendra ultérieurement visible et disparaîtra. Du côté syntaxique, (23) montre que le possessif peut apparaître avec ou sans article sans que l'on puisse expliquer pourquoi, même si des tentatives peu convaincantes de le faire ne manquent pas. Même chose en français : du côté strictement morphologique, nous trouvons une variante non conditionnée syntaxiquement, car soie est la forme étymologique tandis que sien est la forme analogique innovatrice formée à partir de la première personne. Du côté syntaxique, nous observons dans la même phrase (25) que la construction sans article et comprenant possessif atone coexiste avec celle comprenant article et possessif tonique. Enfin, en italien nous trouvons dans la même phrase (27a) la construction avec ou sans article et en (27b) le possessif antéposé et postposé au nom. Cet état de variation a disparu ultérieurement et chaque langue est « partie » dans un sens différent. L'espagnol a gardé uniquement Poss (atone et sans genre au singulier) + N ainsi que Art + N + Poss (tonique et avec genre). Par exemple, mi casa, la-una casa mía. Il s'agit, par ailleurs, d'une variante conditionnée sémantiquement. Le français s'aligne configurationnellement sur l'espagnol avec aussi un conditionnement sémantique : Poss (atone, avec genre) + N ou Art + N + Poss (forme analogique, tonique, avec genre), cette dernière remplacée ultérieurement par Art + N + à + PronPers. Par exemple, ma maison / la-une maison mienne / une maison à moi. Les choses sont plus simples en italien, dans la mesure où les variantes sont uniquement syntaxiques. On trouve la construction sans ou avec article, la dernière pouvant apparaître avec le possessif antéposé ou postposé. Actuellement, seule la forme avec article est possible (sauf en contexte vocatif et certains contextes prépositionnels) et l'alternance antéposé/postposé est motivée. Une fois ces exemples examinés, nous devons retenir trois idées. En premier lieu, il est clair que la disparition des variantes invisibles est une force majeure dans la fragmentation des dialectes, au point qu'elle peut donner lieu à des différences typologiques, comme dans le cas des possessifs. En effet, concernant ces derniers, l'espagnol, le français et l'italien ne forment pas un type roman, mais appartiennent à des types différents, étant donné que chacun d'entre eux peut être inclus dans des groupes constitués par des langues non romanes (voir, à ce propos, Manzelli, 1990). En deuxième lieu, nous pouvons admettre que les différences qualitatives entre les langues et les dialectes romans (telle chose est possible ou impossible) peuvent être le résultat de différences quantitatives, à savoir, le fait que l'une ou l'autre des variantes s'impose et « élimine » les autres. Du coup, l'aspect quantitatif commence à avoir une place considérable dans le raisonnement, comme nous allons le voir dans la section suivante. En troisième lieu, nous constatons que les variantes innovatrices ne sont pas nécessairement celles qui s'imposent. L'imparfait (- ía s'impose à l'innovation - ié) et les démonstratifs de l'espagnol (este s'impose à l'innovation aqueste) ainsi que les possessifs en espagnol et en français (la construction sans article est plus proche du latin que celle avec article) en sont la preuve. Il y a donc lieu de douter empiriquement de la légitimité des approches téléologiques épaulées par le principe d'économie car elles nous placent devant des questions aussi embarrassantes que : « Si économie et téléologie guident l'évolution, comment expliquer l'émergence d'autant d'innovations “ratées” » ? Comme il a été dit plus haut, il vaut peut-être mieux voir dans les langues des systèmes dynamiques dont l'évolution est une propriété inhérente qui ne demande pas de justification. Et, surtout, renoncer à l'explication du pourquoi (on aimerait toujours répondre « pourquoi pas ? ») et se contenter d'un comment. Avant de proposer une formulation un peu plus formelle des idées avancées jusqu'ici, il sera utile d'en reprendre et d'en développer deux. Le première propose que, étant donné une fonction quelconque, il est toujours possible qu'il existe des variantes visibles ou invisibles. Rappelons -nous de même que le fait qu'une langue soit fortement normée ne la met pas à l'abri des variantes invisibles et que ces variantes peuvent apparaître à tous les niveaux, le phonémique étant, de par sa nature matérielle, le plus touché puisque, cela va de soi, aucun locuteur n'articule un son de la même manière. La seconde idée, juste ébauchée dans la section précédente, concerne le rôle de l'aspect quantitatif dans la dynamique des variantes. Il semblerait que la condition nécessaire (bien que non suffisante) pour qu'un processus de changement soit déclenché, c'est qu'il existe, à un moment donné, une hiérarchie quantitative (aussi bien individuelle que sociale) entre des variantes invisibles. Si le rapport entre variantes est stable, la situation peut stagner et durer des siècles. C'est notamment le cas de l'imparfait du subjonctif et de la position du pronom atone en espagnol tel que nous l'avons vu en (5). Bien que j'aie renoncé explicitement à l'approche causale du changement, j'aimerais faire ici une précision. Une chose est de parler des causes de l'apparition d'une variante dans une grammaire interne et une autre est de parler des causes de la diffusion ou régression dans la grammaire externe. Depuis son travail fondateur sur la motivation sociale du changement phonétique (cf. Labov, 1 963), Labov a bien prouvé qu'il est possible de trouver des conditions sociales expliquant la diffusion d'une innovation (grammaire externe). Mais je ne vois pas en quoi les conditions sociales pourront expliquer la forme de cette innovation (grammaire interne). Ceci étant dit, nous pouvons envisager le comment de l'évolution, lequel sera formulé de la façon suivante : (28)Conditions pour une évolution Une évolution potentielle apparaît, pour une fonction X, dans les conditions suivantes. Une variante peut : (a)Émerger : elle commence à avoir une présence quantitative considérable aussi bien dans les grammaires internes que dans les grammaires externes. (b)Être promue au rang le plus haut de la hiérarchie : sa présence quantitative augmente au point qu'elle devient le meilleur représentant de la fonction, autrement dit, elle est la variante non marquée. (c)Descendre et être marquée : lorsqu'une variante perd son rang elle peut soit être stigmatisée soit être élevée diastratiquement ou diatopiquement. (d)Disparaître ou rester dans la périphérie dans des contextes non productifs. Ensuite, nous pouvons proposer un modèle représentant la dynamique de l'évolution. Le choix de deux variantes (V) et de quatre coupures temporelles (T) est arbitraire car leur nombre peut varier pour chaque évolution donnée. J'ai retenu le cas le plus simple. Il faut garder à l'esprit que le modèle est potentiel car : a) la situation T 2 peut ne pas se produire; b) la situation T 2, lorsqu'elle se produit, peut stagner, comme dans le cas de l'imparfait du subjonctif en espagnol moderne; c) lorsque la situation T 2 ne stagne pas, elle n'entraîne pas nécessairement T 3, comme nous l'avons vu pour l'évolution de l'imparfait de l'indicatif et des démonstratifs en espagnol, ainsi que pour la structure (Art +) Poss + N en espagnol et en français; d) T 3 peut aussi stagner et T 4 ne pas se produire, comme dans le cas de maint ou nul. Ajoutons que le processus peut toujours être cyclique. Un exemple très élémentaire d'application dans l'état de (29) pourrait être l'évolution en cours du phonème /ε/ en français. Le voici : Ainsi, nous avons un premier moment où seul l'allophone /ε/ compte (il y a, bien entendu, n variantes idiolectales mais sans poids dans l'évolution. En T 2 émerge une variante invisible dans le sens où un large groupe de locuteurs peut commencer à l'utiliser sans en être conscients et sans que les allocutaires le remarquent (le lecteur est prié de garder à l'esprit que la plupart des locuteurs ne sont pas des linguistes). En T 3 la variante émergente devient le meilleur représentant de la fonction tandis que la primitive devient marquée (élevée, en l'occurrence), ce qui pourrait entraîner (le changement est en cours) la disparition de [ε] et, par conséquent, de l'opposition /e/-/ε/. Ce premier exemple a été choisi non seulement par sa simplicité, mais aussi parce qu'il ne saurait être justifié par des raisons structurales, étant donné que cette opposition phonologique possède une valeur distinctive même dans la morphologie verbale (cf. manger ou mangé v. mangeait ou mangeaient). Mais tout ce qui précède n'est qu'un cadre de raisonnement dont la portée heuristique reste à prouver. Il faut donc confronter le modèle (30), ainsi que la condition (11), à des cas où ils rendent compte des sauts qualitatifs plus complexes aussi bien en phonologie qu'en morphosyntaxe. Pour ce faire, nous pouvons proposer à nouveau un modèle abstrait dont la spécification peut varier d'un cas à l'autre. Imaginons une situation où, pour trois fonctions (A, B, C) différentes coexistent, pour une langue donnée (Lx), plusieurs variantes : (31)Lx A {a 1, a 2, a 3 … a n} B {b 1, b 2, b 3 … b p} C {c 1, c 2, c 3 … c q} Il va sans dire que les trois fonctions ne sont directement reliées par aucune fonction spécifique. Nous pouvons alors supposer qu'un saut qualitatif (changement non trivial) se produit dans les conditions suivantes : (32)Conditions pour un saut qualitatif Dans la situation (31) il peut se produire un saut qualitatif si : (a)Une nouvelle règle grammaticale β peut être obtenue grâce aux stimuli. (b)β relie une des variantes appartenant à A, B et C (ayant été promues) à partir de nouveaux traits (c)La nouvelle règle élimine certaines des variantes (voire toutes) de A, B et C Voici une représentation possible des changements potentiellement déclenchés par la situation (31) : Le terme « règle » est utilisé ici dans un sens informel. Il peut aussi bien désigner l'émergence d'un phonème (la règle serait tout simplement : « il existe le phonème X ») que d'une nouvelle configuration syntaxique. Voyons, comme première illustration, un cas de changement phonologique un peu plus complexe que celui vu en (30) : l'émergence du phonème \ɲ\ dans le dialecte castillan, devenu ultérieurement l'espagnol. En latin classique nous trouvons trois groupes de phonèmes n'étant pas reliés directement entre eux par une fonction spécifique quelconque, mis à part l'apparition du /-n-/ : /-nea/ (par exemple, vinea), /-gn-/ (par exemple, ligna), /-nn-/ (par exemple, annu). Nous pouvons accepter que chacun d'eux répond à une articulation spécifique différente pouvant varier d'un dialecte à l'autre. Cela va de soit pour les deux premiers, mais pas pour le dernier (on pourrait dire que son articulation était [n]). Cependant, il faut envisager l'existence d'une articulation géminée dans la mesure où il existe des paires minimales comme annus (‘ an ') / anus (‘ anus ') ou canna (‘ canne ') / cana (‘ blanche '). Ceci étant, nous avons affaire à une situation correspondant au modèle (31) : trois fonctions pouvant avoir plusieurs variantes invisibles, dont nous ne retiendrons que celles émergentes. Ainsi : (34) Lx : Latin hispanique (Castille) A/-nea/{a 1 [- ne. a ], a 2 [- nja ], a 3 [- ɲa]… a n} B/-gna-/{b 1 [- gna - ], b 2 [- gnja] b 3 [- nja ], b 4 [- ɲa]…b p} C/-nna-/{c 1 [- nna - ], c 2 [- na ], c 3 [- nnja ], c 4 [- nja ], c 5 [- ɲa]… c q} Cette situation permet aux locuteurs, notamment ceux qui sont en période d'acquisition, d'induire la nouvelle règle « il existe le phonème [ɲ] ». Cette règle étant acquise, la plupart des variantes sont éliminées (bien entendu, uniquement pour les entrées lexicales concernées). Nous nous retrouvons face à une spécification du modèle (33) : Jusqu' à présent nous sommes restés dans le domaine d'une seule langue. Comme il a été dit, ce modèle peut aussi rendre compte des processus de fragmentation. Il suffit d'envisager la possibilité que dans un espace donné deux régions différentes produisent deux règles différentes : β et θ. La règle β peut éliminer certaines variantes de A, B et C. La règle θ peut éliminer des variantes légitimées par β tout en en légitimant d'autres qui sont éliminées par β. Ainsi : Les cas (14-27), déjà commentés ne serait -ce que superficiellement, nous fournissent quelques exemples simples de (36). Nous verrons, dans la section suivante, un autre cas plus complexe de fragmentation syntaxique. Les exemples de changements phonologiques qui ont servi à illustrer jusqu'ici le modèle proposé dans cet article sont relativement simples, étant donné que la nouvelle règle apparue se borne à l'émergence d'un phonème. Nous allons à présent nous attaquer à des changements syntaxiques plus complexes. Les trois cas étudiés représentent autant de cas de figure différents. Le premier montre comment un locuteur donné peut produire une règle dans sa grammaire interne sans qu'elle ne se soit diffusée dans la grammaire externe (voir, à propos des conséquences méthodologiques de cette possibilité, Barra Jover, 2007). Le second nous montre un cas de saut qualitatif touchant la grammaire externe dans un domaine aussi large que celui de la subordination. Le troisième est un cas de fragmentation. Par ailleurs, il ne me semble pas nécessaire (mais plutôt encombrant) d'utiliser comme support, une fois qu'elles ont été explicitées dans la section précédente, les représentations schématiques du modèle. Les notions les sous-tendant suffiront. Le dialecte castillan présente, depuis ses origines, une variante invisible concernant, notamment, les clitiques d'objet direct. Lorsque l'objet est une personne au masculin, la forme étymologique illu > lo alterne avec la forme procédant du datif illi > le. Certains exemples nous permettent de supposer qu'il s'agit, au moins au départ, d'une variante invisible. En voici un : (37) Partida Segunda 120-121, e mostraron por derecho que el pueblo deve fazer al Rey sennaladamente çinco cosas; la primera conosçer le [‘ le connaître ' ], la segunda amar le [‘ l'aimer ], la terçera temer le [‘ le craindre ' ], la quarta onrrar le [‘ l'honorer ], la quinta guardar le [‘ le protéger '] : ca pues lo conosçieren [‘ le connurent' ], amar lo [‘ l'aimer '] an, e amando lo [‘ en l'aimant'] temer lo [‘ le craindre '] an, e temiendo lo [‘ en le craignant'] onrrar lo [‘ l'honorer '] an, e onrrando lo [‘ en l'honorant'] guardar lo [‘ le proteger '] an. En outre, la forme étymologique de l'objet direct féminin illam > la commence à se glisser, à partir du xiv e siècle, dans les contextes du datif le lorsque l'antécédent est féminin. Nous pouvons supposer que, tout au moins au départ, il s'agit d'une variante invisible comme semblent le montrer des exemples d'un texte du xv e siècle (La Célestine) où la variante apparaît, précisément, comme variante textuelle mais de façon irrégulière (autrement dit, les différentes éditions ne sont pas homogènes) (données apud Eberenz, 2000 : 240-241) : (38) Cel 167, Abre le [‘ ouvre lui '] y entre ella y buenos años (éds. A, C et F : abre la) (39) Cel 164, No le respondas [' ne lui réponds pas ], hijo (éds. C et F : no la respondas) (40) Cel 126, sino que los mesmos diablos le avian miedo (‘ (ils) lui avaient peur ', ils avaient peur d'elle) (éds. A, C, D et F : la avian miedo) Ces variantes (la COI, le COD) commencent à progresser quantitativement, au point qu'au xvii e siècle elles sont promues et deviennent visibles dans certaines régions et chez certains locuteurs (cf. Lapesa, 2000). Ce qui est remarquable est le fait que d'une région à l'autre, d'un locuteur à l'autre, elles peuvent être organisées en fonction de « règles » différentes, motivées par des traits différents (cf. Fernández Ordoñez, 2001 pour les différences dialectales). L'exemple ici retenu montre comment un locuteur peut rendre systématique (produire donc un saut qualitatif) une « règle » personnelle. En effet, Quevedo utilise : la(s) COD et COI féminins, le COD (personne, chose), los COD (persone, chose, masculin), les COI (masculin). Sa règle est donc motivée par les traits [Nombre, Genre ]. En voici quelques exemples (seule la partie essentielle pour la compréhension est traduite) : (41a) Buscón 174, que nos tenemos por desquitados con este mal que las hemos hecho [Personne] [Antécedent, les femmes] (‘ avec ce mal que nous leur avons fait') (41b) Buscón 196, y con las tijeras las hacemos la barba a las calzas [Chose] (‘ et avec les ciseaux nous leur faisons la barbe aux chausses ') (42a) Buscón 181, jurando que le había de matar porque hacía burla de él [Personne] (‘ en jurant qu'il le devait tuer ') (42b) Buscón 181, Sólo el don me ha quedado por vender, y soy tan desgraciado que no hallo nadie con necesidad dél, pues quien no le tiene por ante, le tiene por postre. [Chose] [Antécedent : le titre don] (‘ car qui ne l'a pas comme entrée, l'a comme dessert') (43a) Buscón 188, Yo que los vi que ya, en suma, multiplicaban, metí en paz la brega. [Personne] [Antécedent : des bagarreurs] (‘ moi, en les voyant ') (43b) Buscón 190, unos trescientos ducados que mi buen padre había ganado por sus puños y dejádo los en confianza de una buena mujer. [Chose] [Antécedent : Trois cents ‘ ducados '] (‘ qu'il avait gagnés avec ses poings et confiés à une femme bonne ') Cette règle, basée sur une opposition de nombre, n'a pas eu de diffusion. Par ailleurs, à partir du xviii e siècle, en espagnol normé, les variantes innovatrices le (COD), la (COI) se sont replacées. La COI est devenu une variante visible stigmatisée socialement, le COD personne est devenu une variante invisible, tandis que le COD chose est visible. Autrement dit, la règle qui s'est imposée est fondée sur le système étymologique avec la particularité d'avoir gardé une variante invisible pour les locuteurs (acceptée explicitement, par ailleurs, par l'Académie) : (44)Espagnol standard : COD masculin chose : lo(s), personne : lo(s) / le(s), COD féminin : la(s); COI : le(s). Traits guidant la règle : ±Personne, Cas. Nous pouvons retenir les points suivants : a) Le paradigme étymologique des clitiques objet du castillan présente, dans ses premières attestations, deux variantes invisibles : le datif le(s) à la place de l'accusatif masculin lo(s) et l'accusatif féminin la(s) à la place du datif le(s); b) Ces variantes deviennent visibles et donnent ainsi lieu à l'induction de la part des locuteurs de plusieurs règles même « personnelles »; c) La règle qui s'impose en espagnol standard n'admet que la variante le(s) à la place de lo(s) lorsqu'il s'agit d'une personne. Par exemple, le vi (a Pedro) ‘ je l'ai vu (Pierre) ' vs. lo vi (el accidente) ‘ je l'ai vu (l'accident) '. Les autres variantes sont visibles et stigmatisées. Nous allons à présent voir une évolution à portée plus large qui touche au passage du latin aux langues romanes dont l'espagnol ici n'est qu'un bon représentant. Le premier saut qualitatif qui nous intéresse concerne la différence entre le latin et les premières manifestations des dialectes romans. Nous pouvons admettre que le latin possédait un système de subordination fondé sur une seule configuration très simple où la phrase subordonnée était un adjoint de la phrase principale qui contenait un antécédent, explicite ou non, avec lequel le relatif conjonctif de la subordonnée forme une sorte de corrélation (cf. Juret, 1926 : 315-317) : (45)[V (X)] [relatif QU -] Cette configuration produit des subordonnées qui, d'un point de vue actuel, peuvent correspondre sémantiquement parlant aux adjectives, aux complétives ou aux adverbiales, mais sans posséder leur structure. Par exemple, (46) est sémantiquement une complétive, mais sa structure est celle de (45) et non celle d'une complétive romane moderne, comme le prouve la présence d'un démonstratif neutre nié qui sert d'antécédent au relatif : (46)Ciceron, Inv I, II, 15, Concessio est cum reus non id quod factum est defendit (apud Juret 1926 : 316). lit.‘Plaider coupable est quand [on est] l'accusé non cela que ce qui a été fait soit justifié ' Un accusé ne peut plaider coupable tout en justifiant ce qu'il a fait Autrement dit, (46) ne peut pas répondre à une configuration française comme (47) où la subordonnée est régie par le verbe. Seulement (48), autrement dit, une adjonction, est possible : (47)[plaider coupable [est [que…] ]] (48)[concessio est (non) id i] [quod i …] Lors du passage du latin aux dialectes romans, la disparition du cas morphologique entraîne, nécessairement, la perte de la flexion des relatifs conjonctifs, qui se réduisent majoritairement à une forme quod > que dont le contenu est uniquement anaphorique, le caractère nominal du relatif ayant disparu. Nous avons donc affaire à un que anaphorique qui, tout en répondant à la configuration latine, peut établir une chaîne de co-référentialité avec n'importe quel antécédent pouvant être saturé par un contenu propositionnel : (49)[V (X)] [ANAF que] Cette structure permet de produire, dans la période médiévale, des phrases n'ayant pas de correspondant direct avec celles d'une langue comme l'espagnol moderne. Il y en a deux types de cas. Voyons pour commencer ceux qui ont besoin, sans plus, d'une restructuration complète qui n'est pas facile à tourner comme subordination (l'effet produit en français par la traduction littérale est le même qu'en espagnol moderne) : (50) Cid 106-107, Rachel e Vidas, amos me dat las manos,/ Que no me descubrades a moros nin a christianos. lit.‘Rachel et Vidas, tous les deux donnez moi les mains,/ que vous ne me signaliez ni aux maures ni aux chretiens ' (51) FGonz 730ab, Enbio el buen conde a Leon mensajeros/ Que rogaba al Rey que le diese sus dineros. lit. ‘ Envoya le bon compte à Léon des messagers/ que (il) priait le Roi qu'il lui donne ses deniers ' Les autres cas peuvent être décrits comme ceux qui affichent une anomalie structurale face à l'espagnol moderne, anomalie pouvant être « résolue » avec une sorte d'enrichissement de la subordination ou de simplification de la principale. En voici quelques-uns parmi d'autres possibles (les traductions en italique appauvrissent, voire détournent irrémédiablement le sens primitif) : a) La subordonnée sature un verbe à contenu propositionnel mais intransitif : (52) Faz 139/7, e mintie que non lo mato el. lit. ‘ il mentait qu'il ne l'avait pas tué ' il mentait lorsqu'il disait qu'il ne l'avait pas tué b) La principale contient déjà un COD nominal pouvant être un pronom (53) ou même un DP monté par prolepse (55) : (53) Apol 277ab, Commo me lo podrja el coraçon sofrir / Que yo Atal Amiga pudiese Aborrir. lit. ‘ comment me le pourrait le cœur souffrir/ que moi une telle amie puisse detester ' comment pourrait mon cœur supporter que je déteste une amie pareille (54)Mil 337d, asmó bien esta cosa qe'l istrié a mal puerto. lit. ‘ et (il) pensa bien cette chose que (elle) l'amènerait à mauvais port'et il se rendit compte que cela l'amènerait au mauvais port c) La subordonnée est interprétée comme adjective sans l' être formellement : (55) Cid 916-917, De Castiella venido es Minaya,/ Dozientos con el, que todos çinen espadas lit. ‘ de Castille est venu Minaya,/deux cent avec lui, que tous portent des épées ' En même temps, il existe depuis les premiers textes des constructions qui correspondent aux trois types de subordonnées actuels où la subordonnée est « incrustée » dans la principale. Il s'agit, vraisemblablement, de variantes invisibles par rapport à des constructions comme (54) ou (55). Les deux premiers exemples (complétives et adjectives) peuvent aussi être générés par la configuration primitive (49). Autrement dit, (56) et (57) sont analysables de deux façons, celle héritée du latin et celle qui représente une innovation : (56) SMat 69/1-2, ¿O cuedas que non puedo rogar al mio Padre ? lit. ‘ ou penses (- tu) que (je) ne peux prier mon Père ? ' (57) Cid 624, Fizo enbiar por la tienda que dexara alla lit. ‘ (il) fit envoyer pour la tente qu'il avait laissée là-bas ' Pourtant, la subordonnée adverbiale (58) ne peut pas être générée par la configuration primitive (49) : (58) LRegum, 10/16-17, Est Iulius Cesar mato so suegro a Pompeus por que non lo quiso collir en la cibdath. lit. ‘ Ce Jules César tua son beau-père à Pompée parce que (il) ne voulut pas l'accueillir dans la ville '. Ce même J. C tua le beau-père de P… Il s'agit donc d'une innovation permise par le caractère anaphorique non relatif du que et elle devient une variante invisible des subordonnées à sens adverbial introduites uniquement par que (à nouveau les variantes des manuscrits le prouvent). Ce nouveau type de subordination progresse quantitativement à partir de la deuxième moitié du xiii e siècle. D'un côté, elle devient plus fréquente que la subordonnée primitive. D'un autre, elle commence à apparaître avec de plus en plus de prépositions et d'adverbes qui ne pouvaient la gouverner auparavant. Lorsque les variantes du type (56-58) s'imposent quantitativement, jusqu'au point de devenir visibles, les locuteurs peuvent induire une nouvelle règle reliant les trois : (59)Toute subordonnée doit être gouvernée par une tête lexicale. Cette règle légitime uniquement les variantes actuelles : (60)[V [que]] (61)[N [que]] (alignée avec les relatifs quien, el cual) (62)[Prép/Adv [que]] Parallèlement, son extension définitive devait éliminer la possibilité de produire des énoncés comme (50-55). Ceci est corroboré par le fait que les exemples comme (60-62) dominent massivement au xv e siècle, date à partir de laquelle les exemples produits par la configuration primitive disparaissent, tous genres confondus, de façon assez brusque. Nous verrons, pour finir, un exemple de fragmentation syntaxique dans le domaine galloroman. Il ne s'agit ici que d'une première esquisse destinée à explorer sommairement le potentiel du modèle (36). Nous partirons de la situation actuelle pour ensuite essayer de la comprendre en remontant jusqu'au Moyen Âge. Comme nous l'avons déjà vu dans les premières pages de cet article, le français présente, pour les fonctions [négation] et [interrogation ], plusieurs variantes que nous reprenons ici : (63)Négation a. Il ne le fera pas [ne V pas] b. Il le fera pas[V pas] (64)Interrogation : a.Qu'est -ce qu'il a dit ?[Q est -ce que SV] b.Qu'a -t-il dit (Pierre) ? [QVS] c.Il a dit quoi ?[SVQ] L'occitan standard ne présente pas, quant à lui, des variantes de poids. Pour la négation, nous avons affaire à l'emploi systématique de V pas (65). Pour l'interrogation, l'occitan suit le type roman que seul le français a relégué au registre soutenu, à savoir, l'ordre QVS (66) : (65) Bodon 35, Me deu pas aver vist il n'a pas dû me voir (66)a. Bodon 128, De qué se pensa aquel òme ? À quoi pense cet homme ? b. Bodon 130, Qué voliá dire al just la cançon d'aquel pòrc ? Que voulait dire au juste la chanson de ce porc ? On peut affirmer qu'il y a un lien en français, tout au moins au niveau du registre, entre les interrogatives SVQ (64c) et la négation Vpas. Ceci contraste avec l'occitan, étant donné que la négation, dans cette langue, semble être encore plus évoluée qu'en français, tandis que l'interrogation reste, pour ainsi dire, médiévale. Mais, comme il a été signalé dans Barra Jover (2004), il peut y avoir une erreur d'analyse lorsque l'on propose la convergence des deux langues dans une sorte de course vers la négation postverbale (cf. Bec, 1983 : 92; Schwegler, 1983; Zanuttini, 1997 : 12, parmi d'autres). Il y a une raison essentielle pour émettre ces réserves : le pas du français ne se comporte pas comme un simple marqueur de négation verbale, dans la mesure où la présence de n'importe quel autre terme négatif empêche son apparition. Ainsi (67) est, en principe, inacceptable : (67) *On n'y voit pas rien Pourtant, c'est la configuration normale en occitan standard, comme le montrent ces exemples issus d'un roman contemporain : (68)a. Bodon 36, I se vei pas res on n'y voit rien b. Bodon 53, Los Alemands prenon pas res pus les Allemands ne prendront plus rien c. Bodon 158, Mas me plangerai pas, plangerai pas degun mais je ne me plaindrai pas, ni plaindrai personne À ceci s'ajoute le fait que le pas français peut former un constituant négatif sans contrôle verbal (par exemple, pas de réponse jusqu' à présent), ce qui est, comme pour les marqueurs de négation verbale des autres langues romanes, impossible pour le pas occitan. Gardons pour l'instant l'idée que le parallélisme français-occitan peut être un leurre. Il se peut qu'un regard historique nous conforte aussi dans cette idée. Nous avons assez d'information sur l'histoire de la négation en français et je ne m'attarderai pas trop ici sur les détails. Il suffit de sélectionner les informations pouvant être comparées avec le peu que nous savons sur l'occitan. Dans les premiers textes domine le ne tout seul (69) bien qu'il existe quelques exemples de renfort, encore très fixé lexicalement (70). Il en va de même en occitan mais avec un retard de plus d'un siècle. La situation que nous trouvons dans Roland (xi e siècle) ressemble beaucoup à celle de Jaufre (xiii e siècle). Par exemple : (69) a. Roland 323, Ne l'amerai a trestut mun vivant je ne l'aimerai pas durant toute ma vie b. Jaufre 4406, Qe no ac alre qe traises car il n'avait pas autre chose à lancer (70)a. Roland 1027, Mis parrastre est, ne voeill que mot en suns c'est mon beau-père, je ne veut que tu en dises un mot b. Jaufre 4282, El estet, qe no sonet mot Il resta fixé, sans dire un mot Comme le signale Moignet (1973 : 278), la négation renforcée est déjà dominante dans la prose du xiii e siècle. Elle affiche en outre des contraintes qui devaient faire d'elle une variante visible. En occitan, elle commence à apparaître avec fréquence au xv e siècle. Par exemple : (71) a. Arle 25, et el non a point vogut et il n'a pas voulu b. Arle 27, jeu non mi sente pas trop ben je ne me sens pas trop bien c. Arle 33, car vous autres non ynoras pas que nous enfranchs en vostra cieutat car vous n'ignorez pas que nous avons la franchise dans votre ville Ajoutons à cela que le français littéraire connaît depuis le xii e siècle des cas, toujours sporadiques, de pas accompagné d'un autre terme négatif. Par exemple : (72)a. Eneas 3863, Ne m'en puez pas rien retolir [xii e] Tu ne peux rien m'en prendre b. CentNouv 26/549-51, il en saillit une lettre, dont il fut assez esbahy, car il ne luy souvenoit pas que nulles y en eüst bouté [xv e] c. Bossuet, Il n'y resta pas aucun vestige que cette ville eu jamais été [xvii e] (apud Haase 1898 : 256) Pour ce qui est de l'occitan, ce que nous pouvons affirmer, bien qu'avec prudence, c'est que la négation postverbale V pas domine déjà au xix e siècle, bien qu'il y ait des exemples sporadiques depuis le xvii e (cf. Schwegler, 1983). Autrement dit, l'occitan passe, entre le xiv e siècle et le xix e siècle, de (73) à (74) : (73)Jaufre 4449, Jamais del crit non deman ren que jamais il ne demande rien sur le cri (sur pourquoi on crie) (74)Bodon 36, I se vei pas res (= 68) Il y a lieu de se demander pourquoi le français, tout en présentant avant l'occitan tous les « germes » menant à la négation postverbale, reste bloqué dans une situation que l'on peut, tout au plus, qualifier au xix e siècle de « changement en cours ? » (cf. Ashby, 2001), tandis que l'occitan semble avoir précipité le processus au xix e au point de l'intégrer dans le registre littéraire. Et tout cela sans oublier les différences synchroniques signalées plus haut. Pour mieux répondre à la question, nous allons survoler l'évolution des interrogatives en français (il n'y a pas, comme il a été déjà dit, de changements configurationnels en occitan). Voici une chronologie sommaire : - ancien et moyen français : QVS - français classique : QVS/Q est -ce que SV/QSVClitique (inversion complexe) - français contemporain : - xix e siècle : Q est -ce que SV/QSVClitique sont bien implantés Premières occurrences de Q que SV - xx e siècle : progression de SVQ (in situ) et forte régression de QVS et QSVClitique dans le registre spontanée. Si nous retournons à présent à la chronologie de la négation en français, nous pouvons constater que, malgré les traces sporadiques de la variante V pas avant le xix e siècle, c'est à partir du xx e siècle que le phénomène est solidement implanté. Ce qui revient à dire que les négatives V pas et les interrogatives in situ sont reliées synchroniquement (au niveau du registre) ainsi que diachroniquement. Il nous reste à savoir s'il y a une raison interne expliquant ce lien. Mais, avant de la chercher, il faudrait dire un mot sur le germe pouvant être à l'origine des interrogatives SVQ. Bien qu'elles représentent en français un saut qualitatif, elles existent de façon périphérique dans d'autres langues romanes. Il s'agit de contextes très marqués où il existe toujours un arrière-plan d'interrogative écho. Pour en donner un exemple de l'espagnol (la langue pour laquelle j'ai des intuitions suffisamment fines), je ne peux pas dire ¿ llegas cuándo ? (‘ tu arrives quand ?) en tant que simple demande d'information. Mais si j'attends quelqu'un qui a du retard et que ce quelqu'un téléphone pour me dire qu'il est retenu par une réunion, je peux dire sí, vale, pero llegas ¿cuándo ? (‘ bon, d'accord, mais tu arrives quand ? '), avec, par ailleurs, une intonation très élévée à la fin. En réalité, plus qu'une demande d'information, c'est ma disposition par rapport à cette information qui est exprimée. Autrement dit, il s'agit d'une variante très marquée pragmatiquement qui existe potentiellement dans (toutes ?) les langues mais qui est, en français, en train de devenir, dans le discours spontané, la variante dominante pour n'importe quel type de demande d'information. Il nous reste à savoir comment, quel est le lien avec la négation et quelle est la différence avec l'occitan. Reprenons le modèle (36) de fragmentation : nous avons, pour deux fonctions non reliées directement, [négation] et [interrogation ], plusieurs variantes partagées par deux espaces langagiers L 1 et L 2. Le modèle prédit que si fragmentation il y a, c'est parce que les locuteurs de chacune des régions développent une nouvelle règle qui relie les deux fonctions tout en éliminant quelques-unes des variantes possibles. D'après ce que nous avons vu sur le français, nous pouvons envisager la règle suivante : (75)Règle émergente en français : seuls les constituants portent le trait [modalité ]. Les configurations possibles sont donc : a. [V] [Nég pas de voiture] (négation de constituant) b. [V] [Qu] (interrogative in situ) De son côté, celle de l'occitan serait : (76)Règle émergente en occitan : le verbe porte le trait [modalité] (marqueur postverbal pour la négation, mouvement Qu - pour l'interrogation). Les configurations possibles sont donc : a. [Nég [V [pas]] [plus …] b. [Qu [V]] Comme il a été dit, il ne s'agit ici que d'avancer une première ébauche afin de montrer les possibilités heuristiques du modèle des variantes et des sauts qualitatifs face à des problèmes de fragmentation assez complexes. L'objectif principal de cet article était d'envisager le changement linguistique autrement qu' à travers l'optique téléologique et sur-déterministe qui imprègne la plupart de nos réflexions. L'approche ici prônée est fondée sur une conception beaucoup plus indéterministe qui n'hésite pas à faire entrer le hasard comme une force et pas comme une sorte de scorie à ignorer. C'est pourquoi j'ai insisté à plusieurs reprises sur l'idée que nous pouvons peut-être expliquer comment les choses arrivent; tout au plus, pourquoi elles peuvent arriver. Mais jamais pourquoi elles arrivent. Comme tout modèle, celui ici proposé n'est pas falsifiable. Il s'agit d'un cadre de raisonnement (des lunettes à observer la dynamique du langage) plus ou moins fertile et acceptable. Ce sont les hypothèses qu'il oblige à émettre pour expliquer le déroulement de tel ou tel changement qui doivent être falsifiables, afin de ne pas tomber dans une application justificationiste et mécanique étayée par des données de deuxième main. Je n'ai fait ici qu'en ébaucher quelques-unes dont la dernière, encore fragile, sera convenablement développée ailleurs . | Cet article propose un modèle descriptif de l'émergence des changements phonémiques, morphosyntaxiques et lexico-sémantiques. Il s'agit d'un modèle alternatif dans la mesure où le principe d'économie et l'axiome « deux formes deux fonctions » sont mis en cause. L'alternative proposée (qui plaide pour le polymorphisme ainsi que pour l'indéterminisme des descriptions grammaticales) s'appuie sur la notion de variante invisible: un locuteur donné peut utiliser, pour une fonction donnée, des variantes non contrôlées et non perçues en tant que telles par l'allocutaire. Les variantes invisibles sont, dans cette démarche, considérées comme la source des changements qualitatifs dans l'histoire d'une langue ainsi que de la fragmentation ayant lieu dans un espace langagier donné. Les sauts qualitatifs (changement de grammaire) sont décrits comme l'intériorisation, par induction, de nouvelles règles par les locuteurs ; règles dont dérivent des variantes non reliées entre elles à l'origine. Ce modèle, illustré par quelques exemples concernant certains phonèmes, les clitiques, la subordination, les négatives et les interrogatives, permet de formuler des hypothèses falsifiables à propos des règles innovatrices. | linguistique_11-0409970_tei_479.xml |
termith-669-linguistique | Qu'il soit destiné à la famille, à l'entreprise ou à l'enseignement, le CD-Rom peut être considéré aujourd'hui comme un outil relativement familier. La conception et la réalisation de ce produit multimédia sont désormais parfaitement maîtrisées, grâce au travail coordonné de différents experts. En effet, les maisons spécialisées dans l'édition numérique font appel à des équipes de scénaristes, vidéastes professionnels et autres infographistes pour mettre en forme des partitions complexes associant texte, images et sons. Toutefois, il convient de noter que notre société vit toujours en partie sous l'emprise de l'écrit. Le livre est un support encore fort prisé, en particulier dans les domaines de la culture, de l'enseignement et de la recherche. Traditionnellement, le transfert du concept vers le sens s'est effectué sous forme phonique (dans les sociétés tribales) pour glisser vers une forme marquée par l'ascendance de la graphie et de l'écrit. La Renaissance, qui a vu l'apparition de l'imprimerie, a consacré ce que McLuhan a appelé bien plus tard la « galaxie Gutenberg », constellation dominée par la forme écrite. Jusqu' à la fin du XIX e siècle, le livre et la presse écrite ont régné quasiment sans partage sur notre planète médiatique, mais petit à petit, la photographie a remis l'image au goût du jour. D'autre part, le téléphone et la radio ont réintroduit des éléments phoniques dans les supports de communication de masse. Au XX e siècle, les formes électroniques du cinéma et de la télévision ont opéré la fusion d'éléments sonores, textuels et visuels destinés à la transmission du sens aux masses. Le « village global » (McLuhan : 1968) était né. Aujourd'hui, l'avènement de la forme numérique et le maillage planétaire du réseau Internet ont renforcé cette tendance du transfert du concept vers le sens par le biais du multimédia. Le CD-Rom est au nombre des supports numériques qui ont contribué à infléchir le rôle dominant du texte écrit en le fondant dans la masse des autres médias désormais fédérés. Dans cet article, notre propos n'est pas d'opposer systématiquement forme écrite et forme numérique, mais d'étudier la transposition d'un livre dont le but est de didactiser la communication orale en anglais scientifique (Carnet, Charpy & Creuzot-Garcher 2002) en un CD-Rom (Carnet, Charpy & Creuzot-Garcher 2003) ainsi que les adaptations qui en découlent. Pour cela, nous nous appuyons sur l'analyse comparée de quelques parties significatives du livre et des sections correspondantes transférées sous forme numérique. Nous postulons que le transfert de la forme écrite vers la forme numérique produit une plus-value précieuse. Il facilite la perception du sens grâce à des apports phonologiques et visuels majeurs et encourage l'interactivité qui, nous semble -t-il, est un des moteurs souvent négligés de l'acquisition de connaissances. Le travail conduit aussi bien en linguistique qu'en sociologie et, plus tard, en médiologie sur l'évolution de la forme phonique vers la forme écrite ainsi que sur la transition récente de la forme écrite vers la forme électronique, puis numérique pose la question de la flexibilité du langage dans son jeu sans cesse renouvelé avec les supports qui lui servent de véhicule. Dans les temps les plus reculés, les premiers discours spécialisés reposaient essentiellement sur l'image. Ainsi, les scènes de chasse étaient-elles représentées par le biais de pictogrammes sur les parois des grottes rupestres. Toutefois, il convient de noter que les hommes préhistoriques communiquaient déjà oralement. C'est d'ailleurs ce que souligne Benveniste dans le 2 e tome des Problèmes de linguistique générale. Les hommes qui, vers le XVème millénaire avant notre ère, décoraient les cavernes de Lascaux, étaient des gens qui parlaient. C'est évident. Il n'y a pas d'existence commune sans langue. (Benveniste 1974 : 23) Par la suite, alors que dans le cadre de la vie communautaire primitive les échanges communicationnels se faisaient principalement sous forme phonique, les premières formes écrites codifiées voyaient le jour. La première écriture connue a été mise au point en Basse-Mésopotamie vers la fin du 4 e millénaire avant notre ère. […] Il s'agit de l'écriture cunéiforme qui a aboli le réalisme des silhouettes primitives des pictogrammes. (Morini-Garcia 2000 : 563) Il semble donc que le passage de la forme phonique à la forme écrite se soit effectué au fil des siècles par l'intermédiaire de pictogrammes et d'idéogrammes. Petit à petit, le sens n'a plus été majoritairement transmis par des dessins représentant des concepts, mais par la forme écrite, reflet stylisé et simplifié des pictogrammes. Ces représentations de la réalité extra-mentale sont alors devenues des phonogrammes reflétant la langue parlée où chaque caractère a assumé une ou plusieurs valeurs phonétiques. Nous pouvons donc dire que dans les sociétés tribales, le transfert du concept vers le sens s'est effectué essentiellement par le biais de l'oral. Puis, l'apparition du signe graphique et phonétique a contribué à la création de l'alphabet et à l'influence grandissante de la forme écrite. Selon McLuhan, la culture orale originelle « tribale » (pour reprendre un des mots-clés de Understanding Media) met en œuvre des perceptions auditives et tactiles : elle encourage l'interaction entre les membres d'une même communauté. Cette interaction est susceptible de favoriser l'émergence de points de vue particuliers. Par contre, l'essor de l'imprimerie au XV e siècle et l'avènement progressif d'une culture écrite fondée sur l'imprimé ont privilégié la perception visuelle au détriment des autres sens, mais aussi la restriction des points de vue par l'imposition d'un modèle uniforme. La culture médiévale, tout comme la culture antique, est encore dominée par l'oralité et l'emprise de l'image. Les enluminures effectuées par les moines-copistes témoignent de cette rémanence des formes picturales dans la forme écrite. Avec l'avènement de la « galaxie Gutenberg », le vecteur du livre imprimé a consacré le règne du texte écrit comme support de transmission des connaissances au détriment des éléments phonologiques et non verbaux de la communication inter-personnelle. Ce modèle uniforme a privilégié l'appropriation individuelle du texte imprimé (le livre et plus tard la presse écrite, la publicité…). En effet, le lecteur maîtrise généralement les conditions de lecture d'un livre ou d'un journal et, bien que potentiellement influençable, son jugement demeure individuel : « La forme du livre n'est pas une mosaïque communautaire ou une image collective, mais une voix personnelle » (McLuhan 1968 : 236). Notons toutefois que cette analyse quelque peu réductrice de la portée du support imprimé par le théoricien canadien a été tempérée par l'approche plus sociologique d'un médiologue comme Régis Debray : Si donc, l'on entend par médium tout moyen de produire une opinion ou de transmettre un discours, c'est-à-dire de susciter ou de modifier une croyance collective, on comprend que le médium dominant d'une époque soit l'enjeu d'un rapport de forces politiques. (Debray 1991 : 313) L'imprimé, support privilégié de la forme écrite à la Renaissance, a été un instrument de pouvoir dont la fonction première n'a pas été exclusivement la transmission des connaissances, mais aussi celle des idéologies dominantes. Quoi qu'il en soit, nous pouvons constater que le médium du support papier est par définition figé. Si le récepteur du message peut le consulter à sa guise, il n'en demeure pas moins que la matière écrite est immuable, et que, même si elle peut intégrer des éléments graphiques ou visuels fixes, elle exclut totalement les éléments phoniques et visuels dynamiques de la communication inter-personnelle. C'est sans doute la raison pour laquelle la forme électronique a bouleversé l'univers de la communication de masse. Dans le « village global », l'essor de l'électronique, et plus tard du numérique, a sensiblement infléchi le rôle dominant joué par le texte écrit. Au XIX e siècle, Marey, Niepce et bien d'autres ont contribué à la naissance de la photographie en redonnant à l'image une place prépondérante. Dans le même temps, le téléphone et la radio ont apporté une dimension phonique à la communication de masse dans le domaine des relations inter-personnelles. Le règne sans partage de l'imprimé fondé sur le texte écrit figé était terminé. Au XX e siècle, la forme électronique s'est enrichie de l'apport de nouveaux médias comme le cinéma et la télévision en s'appuyant sur la fusion de l'image en mouvement et du son. Éléments visuels et sonores venaient enrichir la transmission du sens en ne prenant plus en compte exclusivement les aspects sémantiques du texte écrit, mais également les éléments sémiologiques de la communication : « Le mot, en tant que signe, désigne. L'image montre » (Vanoye 1989 : 87). Ainsi, le médium de l'image en mouvement était-il caractérisé par un glissement du texte et de l'image précédemment fixes vers un support dynamique combinant images, sons et, éventuellement, texte. Le spectateur/récepteur était conduit à réagir subjectivement, voire à interagir indirectement, car le montage des images et le mixage des sons l'incitait à prendre position. Le médium traditionnel du support écrit qui tendait à favoriser l'expression du jugement personnel limité était mis en concurrence avec les nouveaux médias électroniques qui encourageaient une certaine interaction impliquant une perspective plus globalisante, enrichie d'apports phonologiques et graphiques : Every medium has its own unique set of characteristics, but the codes which structure the language of television are much more like those of speech than writing (…) its logic is oral and visual. (Fiske & Hartley 1978 : 15) À notre époque, l'avènement de la forme numérique lié à la popularité sans cesse croissante de l'ordinateur et au développement tentaculaire du réseau Internet a favorisé la transmission du sens par le biais du multimédia. Par « multimédia », nous entendons le regroupement sur un support numérique unique de différents médias accessibles à tout instant de façon séquentielle ou aléatoire. (Charpy 1997 : 220) En raison des possibilités nouvelles d'intégration d'éléments sonores et visuels (images fixes ou en mouvement) offertes par la forme numérique associée à différents supports (CD-Rom, DVD, réseau Internet, téléphone portable…), la forme écrite s'est retrouvée fondue dans la masse des autres médias désormais fédérés. C'est ce que Michèle Catroux précise à propos de la presse écrite sur la page Web. Le développement de l'Internet restitue à la presse écrite sa place prépondérante dans le paysage médiatique mondial en l'intégrant au sein de réseaux véhiculant texte, son et image. Ces mutations techniques lui sont particulièrement bénéfiques en lui permettant de combler les déficits inhérents au support papier. Ainsi elle va pouvoir s'adapter de façon permanente à des publics toujours plus exigeants et plus diversifiés, en s'inscrivant dans la tradition de l'imprimé tout en mobilisant les attraits et les ressources de l'image. (Catroux 2000 : 364) Ainsi, la communication inter-personnelle, qu'elle soit téléphonique, télévisuelle ou épistolaire est en passe de devenir majoritairement numérique. Les formes phoniques, écrites et graphiques se complètent harmonieusement dans le creuset de la forme numérique dominante. L'émergence de cette nouvelle forme représente une véritable avancée basée sur l'interactivité accrue qu'elle engendre. Elle constitue un moyen d'expression original et un espace de créativité formatrice. Le livre sur lequel nous nous sommes appuyés pour réaliser cette étude a été écrit en collaboration avec un médecin dijonnais et publié en 2002. Il répond à une demande concrète et précise des enseignants-chercheurs qui doivent présenter leurs travaux en anglais lors de congrès scientifiques. En effet, bien des orateurs ont des difficultés à s'expliquer clairement car ils ne maîtrisent pas suffisamment le vocabulaire spécifique et les techniques de communication propres à cet exercice. Si un niveau minimum d'anglais général est nécessaire pour pouvoir s'exprimer, il convient d'acquérir en outre des expressions et termes spécialisés afin de se faire comprendre pleinement d'un public anglophone ou maîtrisant la langue anglaise. Dans un premier temps, nous avons retenu le médium du texte car il offre au lecteur-utilisateur le loisir de parcourir à sa guise les données de la forme écrite et de s'en faire une représentation personnelle. Daniel Bougnoux insiste sur cet avantage : En isolant le message de ses conditions d'énonciation, le médium du texte rend son contenu informationnel autonome, disponible sous le regard et selon le temps propre de chacun. (Bougnoux 1991 : 128) La communication orale scientifique est un exercice particulièrement difficile, régi par des codes bien précis. Ce livre cherche donc à apporter non pas des recettes mais quelques règles pratiques permettant à l'intervenant de ne pas être déstabilisé par l'usage d'une langue étrangère dans un cadre professionnel. Le livre est divisé en 24 chapitres abordant chacun un aspect particulier de la communication orale en situation. La première partie (chapitres 1 à 7) aborde les problèmes pratiques qui peuvent survenir avant ou pendant la communication et qui représentent une source de stress en cas de dysfonctionnement : comment se repérer, les problèmes liés au son, à l'éclairage, à l'utilisation de matériel particulier (ordinateur, vidéo, rétroprojecteur…). La deuxième partie (chapitres 8 à 20) présente les différentes étapes d'une communication type en suivant la démarche standard reposant sur une succession de diapositives (introduction, sources, matériels et méthodes, discussion et conclusion). La dernière partie (chapitres 21 à 24) est consacrée à la séance de questions-réponses qui suit toujours la communication, source fréquente d'inquiétude chez les orateurs non anglophones. Chaque chapitre s'organise en trois grandes étapes : (i) Un dialogue en situation présentant les déboires d'un chercheur français venu faire une communication orale lors d'un congrès international à Édimbourg. Il rencontre différents techniciens afin de résoudre divers problèmes techniques avant de prendre la parole. Sa communication, qui présente les effets positifs d'un régime alimentaire moutardé sur l'espérance de vie des éleveurs de lapins bourguignons est donnée in extenso. Ce thème atypique, qui est un pâle hommage à Georges Perec, n'est que prétexte à passer en revue les différentes étapes de toute communication orale bien structurée. (ii) Une liste de vocabulaire (lexique et expressions utiles et courantes) dont l'objectif est d'étoffer et d'enrichir le vocabulaire de base des orateurs potentiels. Tous les chapitres abordent des notions bien ciblées telles que cause, conséquence, statistiques, objectifs… Tout le vocabulaire utile et indispensable pour décrire divers schémas (courbes, histogrammes, tableaux…) est également proposé. (iii) Des exercices d'application lexicaux et grammaticaux systématiques permettant de réactiver les données précédentes sont accessibles. Les corrigés sont disponibles, accompagnés de quelques remarques grammaticales de base également fournies lorsqu'elles sont nécessaires (prétérit, present perfect, voix passive…) Destiné principalement à des orateurs qui ne maîtrisent pas l'anglais spécialisé, ce livre présente les règles générales de la communication orale en anglais scientifique. Il permet de voir à l' œuvre ces principes théoriques appliqués concrètement dans toutes les situations de l'exercice délicat qui consiste à présenter et défendre en langue anglaise l'état de ses travaux. Il peut être utilisé dans le cadre de formation initiale ou continue en présence d'un formateur, mais aussi en auto-formation. Bien que l'essentiel du livre repose sur la forme écrite, il est intéressant de noter que des éléments graphiques illustratifs (vignettes humoristiques en rapport avec le thème traité) et spécialisés (courbes, histogrammes, tableaux…) ont été intégrés à l'ensemble. En dépit des avantages pratiques offerts par le livre (souplesse d'utilisation, coût modéré, trace écrite …) il nous est apparu que, bien que permettant l'acquisition de structures fondamentales diversifiées, le support écrit n'autorisait pas la prise en compte des éléments phonologiques et communicationnels pourtant essentiels à la pratique orale. Nous avons donc décidé d'adapter et d'enrichir les données de la forme écrite en les transférant sur un support numérique, le CD-Rom, qui se prête particulièrement bien à cet exercice. Comme le fait remarquer Michel Agnola : Le type de consultation non linéaire offert par le CD-Rom est très certainement le plus prometteur, car il peut induire un échange véritablement actif et valorisant. (Agnola 1996 : 21) Afin de favoriser l'interactivité, nous avons réorganisé les données de base des 24 sections du CD-Rom en brisant la linéarité du support écrit initial. Ainsi, différents angles d'attaque permettent d'accéder aux éléments textuels. Par exemple, grâce au support numérique, il est possible d'étudier le lexique, les expressions utiles et courantes et quelques notions grammaticales conjointement aux dialogues, comme dans le livre, ou indépendamment d'eux. Tous les éléments écrits ont été transférés sous forme numérique en leur forme phonique correspondante, ce qui représente plus de 4000 fichiers sons. De plus, une partie phonologique permettant de prononcer des mots difficiles pris hors contexte a été ajoutée à la banque de données existantes. Afin de mettre en valeur les aspects verbaux et non verbaux de la communication orale, nous avons inclus 24 séquences vidéo correspondant à l'esprit, mais pas strictement au texte des 24 chapitres du livre. Nous avons ainsi voulu rendre les échanges communicationnels plus vivants. Ces vignettes audiovisuelles sont également accessibles conjointement aux 24 sections ou indépendamment d'elles. Prises en dehors du contexte de chaque section, elles permettent à l'utilisateur de s'imprégner de l'ambiance d'une véritable communication orale en congrès. Avant tout, l'utilisation de la vidéo inhérente au support numérique a contribué à la réintroduction des conditions d'énonciation initiales que le support écrit avait partiellement effacées. Enfin, par le biais de quelques animations graphiques dynamiques, nous avons tenté de donner cohérence à l'ensemble afin d'assurer le lien entre les différentes sections. Nous nous proposons maintenant de présenter la valeur ajoutée, mais aussi les difficultés rencontrées lors du transfert de la forme écrite à la forme numérique. Il va sans dire que l'adaptation s'est effectuée de façon progressive, parfois très pragmatique car la nature même du support numérique ne sous-entend pas un simple glissement d'une forme à l'autre, mais une création originale à partir des données initiales. Le support mobilisé ne constitue pas, pour un message médiatique, un simple véhicule, neutre et transparent. S'appropriant celui -ci, il lui impose ses propres formes et le dote d'effets de sens, tout aussi spécifiques. (Lochard & Boyer 1998 : 21) Tout d'abord, il est important d'indiquer que si la conception d'un livre peut être un acte essentiellement individuel ou le fruit du travail d'une petite équipe, la création d'un CD-Rom résulte nécessairement de la mise en synergie de plusieurs intervenants appartenant à des pôles spécialisés. La création multimédia rime avec multi-auteurs, multi-créateurs et multi-acteurs. Cette collaboration multiforme nous semble constituer un apport tout à fait enrichissant et productif. Ainsi, afin de pouvoir appréhender la complexité du support numérique, nous avons dû faire appel à des spécialistes de l'informatique, de la vidéo et du son (trois informaticiens, un réalisateur, un opérateur, des acteurs anglophones, un preneur de son). Du point de vue informatique, notre choix s'est porté sur le logiciel Flash MX, qui nous a permis d'intégrer vidéos, sons et animations autour des textes existants tout en donnant un grand dynamisme à l'ensemble. Les informaticiens ont travaillé à plein temps pendant trois mois sur la mise en forme numérique de ce projet. Nous avons mis en place une charte graphique et chromatique à partir de laquelle nous avons organisé les différentes données. Ainsi, à titre d'exemple, nous avons retenu trois couleurs dominantes permettant d'identifier les trois parties principales de la communication (bleu pour les problèmes techniques, vert pour le corps de la communication et jaune moutarde pour la séance de questions-réponses), ce qui est un point de repère conséquent par rapport au noir et blanc de notre livre. Nous avons retenu une interface générale permettant de faire des choix interactifs non séquentiels que n'autorise pas la table des matières du livre. Ceci nous a conduit à améliorer la lisibilité du contenu et à faciliter les choix de l'utilisateur. À partir de cette interface, nous avons également intégré des animations en relation directe avec le thème humoristique de la communication (lapins traversant l'écran, tapant du pied, accoudés sur un CD-Rom…) de manière à lier les menus et sous-menus de façon dynamique. Enfin, les vignettes humoristiques et illustratives du livre ont été transposées sur le CD-Rom. Leur impact visuel a été accru grâce à l'utilisation de couleurs dédiées et d'animations. Dans l'adaptation numérique, elles s'effacent également pour laisser place aux séquences vidéos lorsque celles -ci sont activées. Pour la réalisation des vidéos, nous avons contacté une équipe de professionnels qui a tourné et monté les différentes séquences en un mois. Il a fallu auparavant procéder à une réécriture conjointe des dialogues initiaux dans le cadre de notre collaboration avec le réalisateur de l'équipe. D'un accord commun, nous avons décidé de nous concentrer sur des séquences vidéo illustratives relativement courtes (environ une minute) dont les objectifs principaux, outre la mise en relief d'éléments sonores et visuels fondamentaux, sont de recréer l'atmosphère d'un véritable congrès et de donner envie à l'utilisateur d'entrer dans les différentes sections du CD-Rom. La mise en contexte des échanges dans un cadre authentique, la gestuelle non verbale liée au jeu des acteurs, l'importance du regard et les apports purement phonologiques viennent renforcer l'impact et l'intérêt des dialogues initiaux adaptés. Hormis les vidéos dont le son a été enregistré en direct, deux anglophones (l'un britannique, l'autre américaine) ont enregistré plus de 4 000 mots et expressions en studio. Un ingénieur du son les a numérisés et nos informaticiens ont intégré ces fichiers son aux différentes sections du CD-Rom. Il s'agit bien sûr, par rapport à la forme écrite du livre, d'un apport considérable dans le domaine phonologique qui répond à la demande de bien des utilisateurs déçus par les limites du support écrit. De plus, une section phonologique a été spécialement conçue afin de faciliter l'appréhension de mots difficiles à prononcer : nous les avons répertoriés d'après les erreurs récurrentes relevées chez nos étudiants de deuxième et troisième cycles, mais aussi chez les professionnels dans le cadre des cours dispensés en formation continue. Cela a permis de cibler les principales difficultés phonologiques liées au vocabulaire spécialisé. La partie textuelle du support écrit a été fidèlement transférée dans les 24 sections du CD-Rom, accompagnée systématiquement de ses fichiers son. Le support numérique a permis d'enrichir les exercices du livre en diversifiant les approches (accès direct au taux de réussite, au corrigé, accès sélectif aux remarques grammaticales afférentes…). Enfin, la conception des exercices est beaucoup plus visuelle et ludique que dans le livre grâce à la technique du glisser-déplacer, du ' combo box ', de la barre de défilement, des champs de saisie, des boutons interactifs… En dépit de certaines difficultés d'adaptation, dues, entre autres, à la gestion des exercices interactifs, à la taille des fichiers vidéos, et à la prise en compte des différentes configurations existantes, nous pensons que le support numérique a radicalement transformé la forme essentiellement écrite du livre de départ en la bonifiant grâce au rôle fédérateur du multimédia : « En ce sens, le multimédia est bien plus que l'addition de plusieurs médias, il relève plutôt de leur fusion grâce à l'informatique » (Agnola 1996 : 17). Dans la problématique du transfert de la forme écrite vers la forme numérique, il serait dangereux de vouloir opposer systématiquement le livre au CD-Rom ou de vouloir substituer l'un à l'autre. En fait, les deux peuvent être considérés comme des outils complémentaires. L'avantage principal du livre par rapport au CD-Rom réside dans le fait qu'il peut être glissé dans la poche ou dans une mallette et consulté à tout moment lors des nombreux voyages (train, avion…) effectués par les chercheurs, alors que le CD-Rom nécessite au minimum un ordinateur portable. Nous affirmons en revanche qu'en raison du volume des données textuelles, sonores et visuelles associées au support numérique, le CD-Rom offre des parcours de recherche interactifs et variés. En ce sens, le transfert de la forme écrite vers la forme numérique produit une plus-value précieuse. Loin d' être effacée, la forme écrite est intégrée à l'ensemble globalisant de la forme numérique tout en étant enrichie d'apports phonologiques et visuels majeurs. La fusion des différents supports rendue possible par le numérique fournit une interactivité extrêmement profitable du point de vue pédagogique, en particulier dans le domaine de l'apprentissage des langues vivantes où les situations de communication authentiques sont primordiales . | Cet article a pour objet de présenter, d'analyser et d'illustrer les conditions du transfert de données écrites et graphiques d'un livre sur la communication orale en anglais scientifique (Carnet, Charpy, Creuzot-Garcher, 2002) vers les données électroniques numériques d'un CD-Rom (Carnet, Charpy, Creuzot-Garcher, 2003). Le passage de la forme phonique à la forme écrite ainsi que l'emprise de l'imprimé sur l'oral jusqu'au siècle dernier sont soulignés. Avant tout, le glissement progressif vers la forme électronique, puis numérique sert principalement de contexte à cette étude. Il est postulé que, en raison même de la problématique posée par l'adaptation d'une forme figée en une forme multimédia, ce nouveau mode de transmission du langage et du sens est porteur d'une valeur ajoutée non négligeable. | linguistique_524-04-11631_tei_462.xml |
termith-670-linguistique | Dans cet article, je m'efforcerai de montrer le rôle primordial, sur plusieurs plans, que joue le concept de « genre » dans une approche relevant des sciences du langage que j'appelle « linguistique de discours comparative », de même que le rôle que joue la linguistique de discours comparative dans la description de différents genres ainsi que pour une meilleure compréhension de leur fonctionnement. Après avoir brièvement exposé le cadre théorico-méthodologique de cette approche, je ferai état des résultats de l'analyse comparative de cinq genres de l'écrit du point de vue des types de séquences textuelles et du discours rapporté. En linguistique de discours comparative telle que je la conçois, il s'agit de comparer différentes cultures discursives par l'intermédiaire des productions verbales qui en relèvent. Pour y parvenir, je mets en rapport les manifestations d'un même genre discursif dans au moins deux communautés ethnolinguistiques différentes, genre dont il s'agit alors de décrire les invariabilités (ou « stabilités ») et les variabilités (ou « instabilités »), aux niveaux compositionnel, énonciatif et sémantique. Les caractéristiques relevées sont ensuite reliées, dans un mouvement interprétatif, aux fonctions du genre et aux représentations (mentales) qui circulent parmi les locuteurs et les récepteurs. À leur tour et par l'interprétation de l'analyste, là encore, les fonctions et les représentations sont mises en relation avec des « causalités » institutionnelles, culturelles, etc. L'un des rôles du genre en linguistique de discours comparative est celui de tertium comparationis. Mais le genre ne rend pas seulement possible la comparaison, il est aussi l'entité qui constitue la fin – provisoire – de la description/interprétation. La raison pour laquelle la comparaison effective se situe au niveau des genres discursifs et non pas – immédiatement – à celui des communautés ethnolinguistiques, autrement dit la raison pour laquelle ce que j'ai appelé le « niveau de représentativité » de l'analyse en linguistique de discours comparative est le genre, est que, comme le dit Bakhtine (1984, p. 284), « [l]e vouloir-dire du locuteur se réalise avant tout dans le choix d'un genre du discours. /…/ Après quoi, le dessein discursif du locuteur, sans que celui -ci se départisse de son individualité et de sa subjectivité, s'adapte et s'ajuste au genre choisi, se compose et se développe dans la forme du genre donné. » Pour Rastier (1998, p. 101), « les structures textuelles dépendent moins du système fonctionnel de la langue que d'autres systèmes de normes (notamment les genres et les styles). » Ainsi le genre est-il une catégorie contraignant fortement la matérialité discursive, ce qui incite à rapporter les résultats de l'analyse au niveau de représentativité « genre », c'est-à-dire à les considérer comme représentatifs de ce niveau et non pas d'un niveau « supérieur » comme le « champ générique », le « discours », voire une langue-culture dans son ensemble. Toute généralisation de la portée des résultats d'analyse vers un niveau de représentativité « supérieur » est a priori abusive et ne pourra se fonder à terme que sur l'analyse d'un nombre important de genres. Aussi bien le statut de tertium comparationis que celui de niveau de représentativité (provisoire) posent une série de problèmes théorico-méthodologiques, que je me suis efforcée de résoudre, pour rendre la catégorie « genre » opératoire, en m'inspirant de différents travaux provenant de cadres théoriques divers. En amont de l'analyse, les différents genres – qui constituent des catégories prototypiques – sont difficiles à délimiter les uns par rapport aux autres, ce qui pose un problème d'établissement du corpus, d'une part, et l'aspect translangagier du genre ne peut pas être considéré comme acquis a priori, d'autre part, « tout phénomène de genre [étant] bien évidemment /…/ en lui -même fondamentalement dépendant d'une culture » (Bouquet 1998, p. 119). Il s'agit donc d'isoler, dans un premier temps et pour constituer le corpus, des catégories dont seule la description ultérieure peut prouver ou non le bien-fondé. Autrement dit, on se trouve face au dilemme de devoir disposer déjà d'un corpus représentatif pour pouvoir prendre une décision quant aux critères de classification devant mener justement à l'établissement du corpus. Pour construire néanmoins une conception opératoire du genre en linguistique de discours comparative, je me suis servie des notions d ' éticité et d ' émicité, empruntées à Pike (1967) : en choisissant des documents relevant de ce qu'on pense être un même genre, l'on aborde le genre dans une perspective étique; l'analyse met alors à la disposition du chercheur les critères linguistiques et extra-linguistiques pour définir le genre émique, concept qui permet de rejuger l'attribution étique du caractère générique à tel ensemble de documents, voire de reconsidérer la pertinence de l'analyse elle -même. Pour décider de l'existence d'un genre étique et de l'appartenance de tel document à ce même genre, on peut avoir recours aux désignations ordinaires, mais j'utilise également le critère de la macrofonction supposée, ainsi que les cinq paramètres que propose Maingueneau (1996, p. 44) pour définir un genre, à savoir le statut respectif des locuteurs et des récepteurs, les circonstances temporelles et locales de l'énonciation, le support et les modes de diffusion, les thèmes qui peuvent être introduits et, enfin, la longueur et le mode d'organisation. En ce qui concerne les « jugements de non-émicité » après analyse, on les réserve pour les cas où l'écart entre tel exemplaire ayant été inclus dans le corpus comme appartenant au « genre étique » et les autres exemplaires du même corpus s'avère extrêmement important ou encore pour les cas où les manifestations d'un même genre étique dans deux communautés ethnolinguistiques se distinguent fondamentalement. En dehors de ces cas extrêmes, il semble plus raisonnable, plutôt que de prendre une quelconque « décision d'émicité », de délimiter différentes zones : les caractéristiques translangagières du corpus relèvent alors du « noyau émique » du genre sur le plan translangagier alors que les traits qu'ont en commun la grande majorité des exemplaires d'un genre à l'intérieur d'une communauté ethnolinguistique constituent le « noyau émique » du genre sur un plan « unilangagier ». En aval de l'analyse, le problème méthodologique majeur qui se pose est la question de savoir lesquels parmi les résultats de l'analyse sont à considérer comme caractéristiques du niveau de représentativité visé, à savoir un genre donné, et lesquels se rapportent à d'autres niveaux de représentativité (langue, discours, production individuelle, etc.). Alors qu'un corpus représentatif doit permettre de cerner les niveaux de représentativité « au-dessous » du genre, comme un sous-genre (la brève ou le reportage, par exemple, à l'intérieur du genre « journal télévisé »), un sous-ensemble de documents (par exemple, les journaux télévisés des chaînes privées par opposition à ceux des chaînes publiques) ou encore une production individuelle, ce n'est qu'au terme d'un grand nombre d'analyses de genres fort divers, appartenant à différents « champs » et « discours », au sens de Rastier, qu'on pourra émettre un jugement un tant soit peu informé sur l'attribution de tel ou tel phénomène langagier à tel genre ou alors à un discours ou une langue-culture en général, voire à un ensemble de langues-cultures. En ce sens, ce qui est exposé infra est à comprendre comme se situant sur le chemin entre « l'étique » et « l'émique » : le cumul des descriptions/interprétations de différents genres discursifs me permet d'établir des hypothèses argumentées concernant le niveau de représentativité auquel j'attribue tels résultats d'analyse, hypothèses dont on ne peut cependant exclure la mise en cause par des analyses ultérieures. Ainsi, en linguistique de discours comparative, « le genre » en tant que concept est avant tout une catégorie opératoire et non l'objet de recherche, pas plus que ne l'est la description/interprétation des caractéristiques de tel ou tel genre, en fin de compte. Ces dernières constituent cependant un objet de recherche intermédiaire sans lequel l'objet à long terme, la description/interprétation de différentes cultures discursives relevant de communautés ethnolinguistiques diverses ne peut être atteint. Je mets donc en œuvre une méthodologie « bottom-up », si l'on veut, la description/interprétation d'une série de genres discursifs – série limitée car il s'agit d'une approche qualitative – devant mener à des connaissances sur différentes cultures discursives. Les phénomènes langagiers qui sont exposés infra font partie des résultats de l'analyse comparative des cinq corpus suivants, en trois langues : 1) 30 journaux télévisés français et allemands datant de 1993; 2) environ 6000 messages en français et en anglais postés sur des forums de discussion sur internet se rapportant au thème de l'environnement; 3) six manuels scolaires de français et d'allemand langue maternelle pour le niveau Cours Élémentaire 1, publiés entre 1994 et 2000; 4) onze manuels scolaires de français et d'allemand langue maternelle pour le niveau Troisième, publiés entre 1998 et 2003; 5) six livres de puériculture français et allemands, publiés entre 1973 et 2004, les éditions analysées se situant entre 2000 et 2004. Ces corpus se rapportent tous à des genres de l'écrit ou de ce qu'on peut appeler « écrit à oraliser », dans le cas du journal télévisé. Bakhtine définit le genre comme « un type d'énoncé donné, relativement stable du point de vue thématique, compositionnel et stylistique » (1984, p. 269). Les « unités compositionnelles » sont définies ainsi (ibid.) : « type de structuration et de fini d'un tout, type de rapport entre le locuteur et les autres partenaires de l'échange verbal (rapport à l'auditeur, ou au lecteur, à l'interlocuteur, au discours d'autrui, etc.). » Dans cet article, ce sont les « types de structuration d'un tout » et les « types de rapport au discours d'autrui » dont il sera question de façon centrale. Plus précisément, les catégories descriptives à l'aide desquelles on comparera les manifestations des différents genres mentionnés sont les types de séquences textuelles et le discours rapporté. Pour l'étude des types séquentiels, je me suis inspirée des travaux d'Adam (notamment 1992), tout en apportant des modifications substantielles à ses propositions. Les types séquentiels, qui sont de nature prototypique, se définissent par l'organisation de leurs énoncés (ou macro-propositions) entre eux, un texte consistant généralement en plusieurs séquences de types différents. On fera ici état des types narratif, descriptif, argumentatif, explicatif, procédural, prédictif et métatextuel (cf. von Münchow 2004a, pp. 73-91). S'agissant du discours rapporté, qui constitue la deuxième catégorie descriptive retenue, je le définis, en me référant aux travaux d'Authier-Revuz (notamment 2001), comme « opération métadiscursive de représentation d'un acte d'énonciation par un autre acte d'énonciation ». Parmi les types de base qui constituent le champ (cf. Authier-Revuz, op. cit., pp. 194-195), il sera ici essentiellement question des discours direct, indirect et bivocal. Combiner l'étude des types séquentiels et celle du discours rapporté permet d'exploiter, pour reprendre la terminologie de Courtine (1989, p. 12), l'axe « horizontal » (c'est-à-dire le « déroulement » intratextuel) aussi bien que l'axe « vertical » (à savoir les relations intertextuelles) d'un document, ce qui paraît constituer une approche d'ensemble faisant preuve d'une certaine complétude. En me fondant sur les cinq genres étudiés, je mettrai en évidence quelques-uns des traits constituant les « stabilités » relevées à différents niveaux de représentativité, chacun des niveaux participant à la mise au jour des caractéristiques spécifiquement génériques, que ce soit sur un plan translangagier ou unilangagier, de même qu' à la construction d'un savoir naissant sur le niveau de représentativité visé in fine par la linguistique de discours comparative : celui d'une culture discursive relevant d'une communauté ethnolinguistique. À chaque niveau, je proposerai des hypothèses interprétatives permettant d'expliquer les stabilités, interprétations qui seront reliées à des causalités linguistiques, techniques, institutionnelles, culturelles, etc. « La diversité fonctionnelle, se dira -t-on, fait que les traits communs à tous les genres du discours sont abstraits et inopérants », avance Bakhtine (1984, p. 266). En effet, la partie essentielle des « stabilités » observées lors de l'analyse des corpus que j'ai récoltés se situe au niveau générique translangagier ou unilangagier. On constate néanmoins, s'agissant de la distribution des différents types séquentiels dans les genres que j'ai analysés, l'omniprésence de la séquence descriptive. À moins de chercher la raison pour cet état de fait dans l'analyse même – la « faible caractérisation séquentielle » du type descriptif (Adam 2005, p. 146) pouvant favoriser un classement par défaut de tel élément textuel comme étant descriptif – on peut supposer que notamment le « décrire perceptuel », que Vogeleer (1992) oppose au « décrire épistémique », s'oppose à un type de séquence comme l'explication en ce qu'il n'implique pas l'instauration d'une hiérarchie cognitive entre locuteur et destinataire. En effet, tout en ayant un certain pouvoir, en tant que « maître de son plan » (Adam 1992, p. 77), celui qui décrit ne sait pas forcément plus que celui à qui est adressée la description : il voit (et/ou il entend) et il montre. Tout en supposant un « point de vue », la description est par ailleurs plus neutre que l'argumentation car elle ne sollicite pas de jugement de la part du locuteur ni du destinataire. Selon Bakhtine (1984, pp. 284-285), les genres sont « parfois standardisés et stéréotypés, parfois plus souples, plus plastiques et plus créatifs. » La « prescriptivité » est un critère qui permet, certes, d'opposer différents genres discursifs, mais une différence dans le « degré de prescriptivité » marque déjà le rapport entre les genres allemands et les genres français dans leur ensemble. En effet, tous les genres analysés se sont avérés plus homogènes en France qu'en Allemagne, constituant ainsi des catégories plus contraignantes. Autrement dit, le contexte générique se fait davantage ressentir dans un document individuel français que dans un texte allemand. Un deuxième type de stabilités transgénériques est à relier à des contraintes linguistiques à proprement parler. On constate en effet dans le corpus allemand une plus grande présence du discours indirect que dans le corpus français, distribution qu'on peut mettre en rapport avec la possibilité de clairement marquer le discours indirect à l'aide d'un subjonctif seulement – et donc sans introducteur ou modalisateur, ce qui constitue un facteur d'économie syntaxique considérable. Comme le constate déjà Guenther (1927, p. 70), cette possibilité semble mener à une utilisation plus étendue du discours indirect en allemand que dans les langues romanes. À l'opposé des deux niveaux abordés supra, on relève au niveau générique d'innombrables « stabilités », aussi bien sur le plan séquentiel que sur celui du discours rapporté, dont on exposera ici quelques-unes. Les différents genres peuvent être situés sur l'échelle suivante, allant d'une ritualisation maximale vers une prescriptivité minimale : manuel scolaire pour le niveau Cours Élémentaire 1, manuel scolaire pour le niveau Troisième, journal télévisé, livre de puériculture, forum de discussion. En dehors du genre « forum de discussion », qu'on peut considérer comme « conversationnel » (Maingueneau 2004, p. 110) et qui n'exerce que des contraintes (relativement) faibles sur la construction des documents y appartenant, on a affaire exclusivement à des genres que Maingueneau (op. cit., p. 112) classerait parmi les « genres institués de mode (2) ». Parmi les différentes catégories qu'il établit, « selon la relation qui s'établit entre ce [qu'il] appel[le] ‘ scène générique ' et ‘ scénographie ' » (op. cit., p. 111), autrement dit en se fondant essentiellement sur le critère de la ritualisation plus ou moins grande, les « genres institués de mode (2) » « suivent en général une scénographie préférentielle, attendue, mais ils tolèrent des écarts, c'est-à-dire le recours à des scénographies plus originales » (op. cit., p. 112). Les contraintes exercées par l'institution scolaire rendent néanmoins les manuels mentionnés bien plus homogènes que les journaux télévisés, ces derniers formant un ensemble moins hétérogène que les livres de puéri-culture, pour lesquels la notion d' « auteur » commence à prendre un véritable sens. La répartition des différents types séquentiels à l'intérieur d'un même genre est relativement stable, aussi bien sur le plan d'une seule langue-culture qu'au niveau translangagier : le journal télévisé comporte une majorité de séquences descriptives, mais aussi une part importante de séquences narratives et/ou argumentatives; l'explication est plus discrète, mais néanmoins présente, ainsi que le type prédictif; enfin, on relève un nombre important de séquences métatextuelles; dans le manuel scolaire, les éléments textuels autres que les textes « extérieurs » donnés à étudier et qui sont suffisamment longs pour pouvoir développer une séquentialité à proprement parler sont notamment descriptifs ou procéduraux; on relève également quelques narrations, l'argumentation étant rare, mais présente; dans les livres de puériculture, la description est accompagnée d'argumentations, d'explications et de séquences procédurales, les narrations étant rares; dans les forums de discussion, l'argumentation est majoritaire, la description étant également très présente, alors que la narration est plus rare et que l'explication se fait discrète; le type procédural peut également être relevé. Cette énumération confirme la nécessité, indiquée par Beacco (2004, p. 113), de « distinguer la consistance d'une régularité (sa masse linguistique quantifiable) et sa représentativité (son caractère de marqueur générique), puisque la présence importante d'un signe ou d'un ensemble de signes n'est pas nécessairement un trait distinctif générique. » Et c'est justement la comparaison des différents genres qui permet d'affirmer que malgré ou plutôt à cause de sa présence importante dans tous les genres, la séquentialité descriptive ne caractérise aucun genre. En revanche, un type présent en quantité faible, mais dont l'apparition est régulière dans les documents relevant de tel genre, peut être caractéristique de ce dernier, comme l'est la séquence métatextuelle dans le cas du journal télévisé. La régularité d'apparition de cette séquence souligne le fait qu'il ne s'agit pas seulement, dans le journal télévisé, d'informer le public, mais aussi, ou peut-être surtout, de mettre en valeur le travail journalistique accompli. Il est également important de vérifier quels types de séquences constituent des séquences principales (ou « enchâssantes »), des subordonnées (ou « enchâssées ») ou des dominantes. Les types fournissant de façon récurrente des dominantes dans un genre donné peuvent être considérés comme valorisants pour ce genre alors que la distribution préférentielle d'un type en subordonnée peut constituer un indice de sa non-légitimité. Dans le cadre du journal télévisé, par exemple, la narration fournit régulièrement des principales aussi bien que des subordonnées, mais rarement des dominantes, ce qui montre que son apparition est nécessaire et légitime, certes, mais non particulièrement valorisante. L'argumentation, en revanche, apparaît relativement souvent en dominante, sans pour autant être plus récurrente que la narration sur le plan quantitatif, ce qui indique que sa mise en évidence semble profiter à l'attrait du journal télévisé. On peut en effet supposer que l'argumentation propose au spectateur l'image valorisante d'une personne critique par rapport au monde, à égalité et en interaction avec le journaliste alors que la narration assigne peut-être une image trop passive au spectateur. S'agissant enfin de l'explication, elle semble indispensable dans le journal télévisé, vu la régularité de sa présence, mais ne peut le plus souvent se loger (ou « se cacher ») que dans des subordonnées, tant est désobligeante (du moins potentiellement) l'image d'un spectateur infériorisé par un journaliste qui connaît une certaine causalité et qui fait état de ce savoir. Le discours rapporté est présent dans tous les genres analysés, sa distribution étant la plus réduite dans le forum de discussion et la plus importante dans le journal télévisé et dans le livre de puériculture, qui en sont saturés. Ce qui caractérise surtout les différents genres du point de vue du discours rapporté, c'est le degré de marquage de ce dernier, ainsi que les « locuteurs rapportés ». Dans le journal télévisé, le discours rapporté est le plus souvent clairement marqué comme tel et les « locuteurs rapportés », à savoir majoritairement les acteurs de la politique et de l'économie, sont identifiés de façon univoque.Dans les livres de puériculture, en revanche, un discours rapporté clairement marqué dont les « locuteurs rapportés » sont les spécialistes (médecins, psychologues, éducateurs, etc.) de l'enfance côtoie de nombreuses occurrences de discours rapporté non ou peu marquées dont on a tendance à attribuer la prise en charge énonciative aux enfants, aux parents, à l'entourage des parents, etc. Dans les manuels scolaires, on rapporte, de façon clairement marquée, surtout la parole des auteurs dont les textes sont reproduits, mais aussi, de façon très récurrente, celle de l'élève : il s'agit alors généralement d'un discours rapporté sous forme d'injonction ou d'interrogation par lequel on demande à l'élève de produire du discours. Les proportions des différents types de discours rapporté, quant à elles, varient considérablement d'un document à l'autre, de même que d'une communauté ethno-linguistique à l'autre. Le seul type de base dont la distribution permet de caractériser les différents genres est celui qu'on appelle généralement discours indirect libre, mais qui paraît mieux nommé par la désignation discours bivocal. Le discours bivocal relève, « [c]ontrairement à l'unité du discours indirect et à la bipartition du discours direct /…/ d'un ‘ parler ensemble ' pour les deux voix, rapporteur et rapporté, qui, sans la hiérarchisation (base du rapporteur avec interférences) de la modalisation, apparaît comme un mode original de représentation d'un discours autre » (Authier-Revuz 2001, p. 201). À l'opposé des autres types, le discours bivocal se présente obligatoirement sans introducteur ni modalisateur et aucune séquence « énoncé rapporté » n'est délimitée (voire délimitable) à l'intérieur d'un énoncé englobant. Ce « type à part » de discours rapporté est très rare dans les genres que j'ai étudiés, voire absent, sauf dans le livre de puériculture, où il est extrêmement récurrent : Exemple 1. Le chat risque -t-il d'étouffer votre bébé dans son berceau ? [Antier, E. (1999), Élever mon enfant aujourd'hui, Paris, Robert Laffont, éd. 2003, p. 17] Pourquoi le nom « chat » est-il déterminé par l'article défini dans cet intertitre, alors qu'aucun chat n'a été précédemment évoqué ? Ce déterminant ne peut être considéré que comme se rapportant à une situation d'énonciation dans laquelle on n'a pas besoin de spécifier de quel chat il s'agit, étant donné qu'il n'y en a qu'un : c'est « le chat de la maison » appartenant à la lectrice, cette dernière étant responsable de la détermination, alors que le déictique « votre » est clairement assumé par l'auteure locuteur rapportant. La lectrice-mère étant également responsable de la prise en charge de la modalité de phrase interrogative, on a affaire à un mélange de voix qui véhicule l'impression que l'auteure partage l'intimité de sa lectrice. La création de cette relation de proximité semble être la principale finalité de l'emploi du discours bivocal dans le livre de puériculture. La comparaison des manifestations d'un même genre discursif aboutit aussi à la mise au jour d'un grand nombre de différences entre les communautés ethnolinguistiques, différences constituant à leur tour des « stabilités génériques unilangagières ». Je n'aborderai ici que la question du degré de marquage des énoncés comme relevant du discours rapporté dans les forums de discussion français et anglo-américains. Dans le forum français fr.soc.environnement, le discours rapporté se présente majoritairement sous forme d'allusions, dont certaines ne sont compréhensibles que pour les usagers du forum. Le message suivant s'inscrit dans une discussion qui s'est déplacée du problème du tabagisme passif vers la question de la légitimité des interdictions dans la société. Le locuteur répond à un autre locuteur en se référant ironiquement à la position précédemment exposée d'un troisième locuteur qui défendait les vertus de l'interdiction : Exemple 2. Extrait du fil de discussion « Tabagisme passif et droit des non fumeurs » (12/6/01 11:13). De : A /…/ (i) Le monsieur, il t'explique que l'humanité, ça se caractérise par l'interdiction, il l'a lu chez les anthropologues, (ii) faut vraiment etre un post-soixante-huitard drogué, chevelu et irresponsable pour aller contre cet argument d'autorité. L'interdiction devrait etre la norme, on ne le répètera jamais assez, de meme que la liberté, c'est l'esclavage. /…/ Après un discours indirect (i), on relève ici un discours direct libre (ii) – c'est-à-dire un discours direct sans introducteur – dont les locuteurs rapportés seraient les personnes défendant l'interdiction de fumer dans les lieux publics et plus généralement la nécessité de certaines interdictions dans la société. Les participants du forum reconnaîtront d'ailleurs l'énoncé « L'interdiction devrait être la norme » comme ayant effectivement été posté antérieurement dans le même fil de discussion. En effet, les nombreuses allusions du corpus relèvent généralement du discours rapporté « intra-forum » et sont le plus souvent puisées dans l'interdiscours que constituent divers discours « de gauche », écologistes et notamment « soixante-huitards », tantôt revendiqués, tantôt rejetés. À l'opposé du forum francophone, l'allusion n'est pas appréciée dans le forum anglophone talk.environment; le discours rapporté est le plus souvent clairement marqué. Par l'intermédiaire de discours indirects reformulant la parole des autres ou, très souvent, du locuteur même, les participants essaient de (faire) comprendre les différentes opinions énoncées : Exemple 3. Extrait du fil de discussion « Farmers Are Getting Angry over GE Crops » (16/4/01 14h35). De : B /…/ >>>>>> [B parle] /…/ It was (i) C's remark that ‘ folks live longer ' on GE human insulin. that struck me as odd. /…/ >>>>> [C parle] /…/ (ii) I should have said since human insulin result in better control of blood sugar less adverse events are encountered. /…/ >> [B parle] /…/ (iii) the poster your are referring to spelled out for you rather clearly, that he is not using human insulin. (( iv) he wrote that he is using a Humalog/Ultralente combination, both of which preparations have been modified to have other properties than human insulin). /…/ [/…/ >>>>>> [B parle] /…/ C'était (i) la remarque de C que ‘ les gars vivent plus longtemps ' avec de l'insuline humaine génétiquement modifiée que j'ai trouvée bizarre. /…/ >>>>> [C parle] /…/ (ii) J'aurais dû dire puisque l'insuline humaine entraîne un meilleur contrôle du sucre sanguin il arrive moins d'accidents malencontreux. /…/ >> [B parle] //…// (iii) le participant auquel tu te réfères te disait assez clairement qu'il n'utilise pas d'insuline humaine. (( iv) il disait qu'il utilisait une combinaison d'Humalog et d'Ultralente, les deux préparations ayant été modifiées pour présenter des propriétés autres que celles de l'insuline humaine). /…/] Dans cet échange entre B et C, le discours indirect (i), comportant un îlot textuel marqué par des guillemets simples, sert à rapporter un énoncé de C dont B met en question la validité. C réagit en énonçant, sous forme d'un discours indirect dont il est lui -même le « locuteur rapporté » hypothétique (ii), une reformulation plus complète du point de vue explicatif de son énoncé qui a été critiqué. Un échange plus tard, B revient à la charge en faisant remarquer, par l'intermédiaire des discours indirects (iii) et (iv), que certains éléments du discours auquel se réfère C sont en contradiction avec ce que ce dernier affirme. Dans l'ensemble, le discours rapporté indirect sert donc ici essentiellement à clarifier le cours de la discussion. À travers la compréhension des énoncés se construit celle des faits présentés, souvent très complexes sur talk.environment, forum dont l'objectif semble être essentiellement de nature cognitive alors que les locuteurs du forum français donnent l'impression de poursuivre un but communicatif, à savoir le fait de renforcer les liens entre les membres de leur communauté électronique « de connivence » à l'aide d'allusions ne pouvant être comprises que par eux. Les résultats de l'analyse des types séquentiels et du discours rapporté dans un genre permettent souvent d'opposer certains exemplaires du genre à d'autres, au niveau unilangagier ou translangagier. La nature des ensembles ainsi formés donne de précieux renseignements sur le genre en question et permet d'établir des hypothèses interprétatives qu'on peut souvent relier à des causalités de différents types. On constate ainsi une différence importante entre les journaux télévisés de chaînes publiques et de chaînes privées en Allemagne, alors qu'il ne pourrait être question que d'une différence légère en France. Les chaînes publiques et les chaînes privées constituent donc des configurations bien distinctes dans les deux pays, fait qu'on peut relier à la façon dont a été créé le secteur privé de part et d'autre du Rhin : en France, c'est la privatisation d'une chaîne publique qui a inauguré le processus de « dérégulation » alors que cette dérégulation s'est manifestée à travers la création progressive de nouvelles chaînes privées en Allemagne (cf. von Münchow 2004a, pp. 187-191). Parmi les livres de puériculture, les ouvrages allemands d'auteurs hommes s'opposent clairement à celui qui est écrit par une femme alors qu'on ne peut pas délimiter de sous-ensembles correspondants dans le corpus français. Les auteurs hommes allemands tiennent en effet de façon récurrente des propos à orientation « éthique ». L'un des procédés s'inscrivant dans cette orientation est l'argumentation fondée sur des prédictions concernant l'avenir de l'enfant, autrement dit l'emploi d'une séquence argumentative qui régit une subordonnée prédictive. C'est le cas dans l'extrait suivant, dont la conclusion argumentative (vii) est reconnaissable grâce à la modalité déontique (en italiques) : Exemple 4. (i) Ihr Kind empfindet seinen Körper als feindlich, (ii) wenn er ihm Unruhe, Unlustgefühle oder Schmerzen bereitet. Das ist der Fall, wenn es Hunger hat, schwitzt oder friert usw. (iii) Wenn Sie dann nicht zu Hilfe kommen, (iv) verfestigt sich diese Unzufriedenheit mit dem eigenen Körper. (v) Erlebt ein Kind häufig solche Enttäuschungen, (vi) dann kann es auch keine freundliche Einstellung zur Außenwelt (die ihm ja nicht hilft) entwickeln, es wird sich resigniert abwenden. (vii) Deshalb sollten Sie Ihr Kind besonders im ersten Lebensjahr, solange es noch nicht warten kann (also solange es noch nicht sicher ist, dass schon irgendjemand bald kommt), möglichst viele Erfahrungen machen lassen, die sein Vertrauen in die Welt wachsen lassen und ihm Erlebnisse ersparen, die zu Misstrauen führen. [Diekmeyer, U. (1973), Das Elternbuch 1. Unser Kind im ersten Lebensjahr, Reinbek, Rororo, éd. 2002, p. 251] [(i) Votre enfant ressent son corps comme lui étant hostile (ii) lorsqu'il lui procure de l'agitation, des sentiments d'ennui ou des douleurs. C'est le cas lorsqu'il a faim, lorsqu'il transpire ou qu'il a froid, etc. (iii) Si vous ne lui venez pas en aide à ces moments -là, (iv) l'insatisfaction face à son propre corps se renforce. (v) Si un enfant vit souvent ce genre de déceptions, (vi) il ne peut pas développer d'attitude amicale envers son entourage (puisque ce dernier ne l'aide pas), il se détournera avec résignation. (vii) C'est pour cela que vous devriez faire en sorte que votre enfant ait, notamment pendant sa première année, tant qu'il est encore incapable d'attendre (c'est-à-dire tant qu'il ne sait pas avec certitude que quelqu'un arrivera sûrement bientôt), autant d'expériences que possible qui fassent croître sa confiance en le monde et qui lui évitent des événements qui mènent à la méfiance.] Une première conséquence (i) précède la condition (ii) et entraîne une nouvelle condition (iii) déclenchant à son tour une conséquence (iv), à partir de laquelle est construite une troisième condition (v), de nouveau suivie d'une conséquence (vi). L'ensemble de la séquence prédictive sert alors d'argument pour la conclusion (vii). Pour résumer, l'auteur essaie de convaincre la mère, qui est le destinataire principal de l'ouvrage, de réparer très vite tous les désagréments auxquels son enfant de moins d'un an est soumis en lui prédisant que si elle ne le fait pas, son enfant ne pourra pas développer d'attitude positive envers son entourage et se réfugiera dans la résignation. Dans l'ensemble, ce type de séquences prédictives, fort récurrentes et dont la plupart correspondent à des scénarios-catastrophe, crée de l'inquiétude chez la mère, de même qu'un sentiment de culpabilité. Les auteurs n'essaient pas de rassurer la mère, comme c'est le cas dans tous les autres livres de puériculture, mais de la convaincre de « bien » faire en lui faisant peur. Cette tendance forte dans les livres d'auteurs hommes peut expliquer une particularité récurrente de l'ouvrage allemand écrit par une femme : l'argumentation prouvant l'inutilité, voire le caractère nocif d'un sentiment de culpabilité. Ainsi la description, dans l'extrait suivant, d'une situation d'énervement (i), description comportant un exemple tiré de l'expérience personnelle de l'auteure, est suivie d'un argument (ii), sans conclusion, dans lequel elle avance l'affirmation qu'un sentiment de culpabilité ne ferait qu'aggraver encore l'état des choses : Exemple 5. (i) Nichts bringt uns so an die Grenzen unserer Nervenkraft wie ein schreiendes Kind, und in den ersten Lebensmonaten passiert das ziemlich häufig. Ich selber habe dabei selten herausgehört, was meinem Kind wirklich fehlte und konnte es oft nicht beruhigen. Gerade beim ersten Kind verfolgte mich sein Geschrei bis in meine Träume. (ii) Doch ein schlechtes Gewissen, Gefühle des Versagens und Selbstvorwürfe belasten in dieser anstrengenden Zeit nur zusätzlich. [von Cramm, D. et Schmidt, E. (1995), Unser Baby. Das erste Jahr, Munich, Gräfe und Unzer, 12 e éd. 2003, p. 72] [(i) Rien ne nous pousse autant au bord de la crise de nerfs qu'un enfant qui crie et cela arrive assez souvent pendant les premiers mois de la vie. Moi -même, je n'ai que rarement été capable de comprendre ce que mon enfant avait vraiment et souvent je n'arrivais pas à le calmer. Surtout les cris du premier enfant me poursuivaient jusque dans mes rêves. (ii) Mais une mauvaise conscience, des sentiments d'échec et des reproches adressés à soi -même ne font que constituer un poids supplémentaire pendant cette période épuisante.] Cette particularité se situant au niveau des « stabilités de production individuelle » transcende en même temps ce niveau puisqu'elle s'inscrit, semble -t-il, dans un champ interdiscursif apparemment dominé par un discours créateur de culpabilité, discours contre lequel semble s'ériger l'auteure. Ainsi des caractéristiques « individuelles » sont tout à fait significatives pour l'analyse d'un genre en ce qu'elles permettent de mettre en évidence des tensions entre des positionnements majoritaires et minoritaires, voire de montrer une possible évolution du genre. Qui plus est, ce qui peut d'abord paraître une caractéristique individuelle indique parfois la nécessité d'élargir le corpus, élargissement permettant éventuellement de découvrir que le trait en question constitue en réalité une caractéristique s'inscrivant dans un sous-ensemble n'apparaissant pas dans le premier corpus, de taille trop réduite. Pour terminer, je m'efforcerai de donner une idée de l'objet à long terme de la linguistique de discours comparative. Il s'agit ici de montrer, sous forme d'esquisse hypothétique, comment on peut dépasser la simple juxtaposition des résultats de l'analyse des différents genres et aller vers une mise en réseau des descriptions et interprétations proposées. C'est par l'intermédiaire de la séquence explicative dans les genres français que j'aborderai brièvement ce sujet. Comme je l'ai déjà indiqué, l'emploi de la séquence explicative peut être délicat, sans doute à cause de la hiérarchie cognitive qu'elle instaure entre locuteur et récepteur, le premier apportant un savoir de type causal au deuxième. Ce problème ne se pose pas dans les livres de puériculture, dans lesquels la séquence explicative est très récurrente, en particulier dans le corpus français. En ce qui concerne les journaux télévisés, la séquence explicative est plus récurrente dans le corpus français que dans le corpus allemand, tout en restant minoritaire dans l'ensemble. Enfin, dans les forums de discussion français, son emploi est sanctionné de façon négative par les autres participants quasi systématiquement alors que les locuteurs du forum anglophone l'utilisent plus souvent et sans se le voir reprocher. L'hypothèse interprétative qu'on peut en tirer porte sur le rapport entre hiérarchie sociale et hiérarchie discursive dans les genres français : dans des genres dont les participants ont des statuts hiérarchiques différents, comme les journaux télévisés, cette hiérarchie peut (ou doit) se manifester aussi dans le discours, du moins discrètement; en revanche, dans les genres dont les participants ont un statut égal, comme le forum de discussion, aucun locuteur n'est censé « se hisser » au-dessus des autres par des moyens discursifs comme la séquence explicative. La comparaison aux autres communautés ethnolinguistiques n'est pas aisée, étant donné que toutes les recherches n'ont pas porté sur les mêmes communautés, mais le rapport entre hiérarchie extra-discursive et hiérarchie discursive semble moins étroit dans les communautés allemande et anglo-américaine, une situation institutionnellement hiérarchique n'entraînant pas nécessairement un « discours à effet hiérarchique » et une situation égalitaire n'empêchant pas les différents locuteurs d'assumer momentanément une position cognitive plus élevée que les autres, par exemple en énonçant une séquence explicative. Dans l'ensemble, je me suis efforcée de mettre en évidence le statut de tertium comparationis et de niveau de représentativité qu'a le genre discursif en linguistique de discours comparative ainsi que la valeur heuristique de la démarche comparative. J'ai montré que les « stabilités » qu'on peut constater sur le plan des types séquentiels et sur celui du discours rapporté dans cinq genres de l'écrit et dans trois communautés ethnolinguistiques se distribuent sur différents niveaux et contribuent ainsi à la description de chaque genre et à l'établissement d'hypothèses interprétatives concernant les fonctions du genre et les représentations (mentales) qui circulent parmi les locuteurs et les récepteurs, ainsi que les causalités institutionnelles, culturelles, etc. à mettre en relation avec les fonctions et les représentations en question . | Dans cet article, on s'efforce de montrer le rôle primordial, sur plusieurs plans, que joue le concept de « genre » dans une approche qu'on appelle « linguistique de discours comparative », de même que le rôle que joue la linguistique de discours comparative dans la description de différents genres ainsi que pour une meilleure compréhension de leur fonctionnement. En exposant quelques résultats de l'analyse comparative de cinq genres de l'écrit dans trois communautés ethnolinguistiques du point de vue des types de séquences textuelles et du discours rapporté, on met au jour des « stabilités » relevant de catégories aussi diverses que les niveaux translangagier ou « unilangagier » transgénérique ou générique, les sous-ensembles d'exemplaires d'un même genre et les actualisations individuelles. | linguistique_11-0197416_tei_688.xml |
termith-671-linguistique | La Lettonie a quitté la famille des républiques soviétiques en automne 1991. Depuis, le nouveau régime a pris le cap de la lettonisation comme axe principal de la construction d'un nouvel État. Effacer toute évocation de la présence russe durant plus de 250 ans, dans le cadre de l'Empire russe puis de l'URSS, était l'une des premières urgences après l'indépendance. Les plaques des noms de rues et des places, qui étaient à l'époque bilingues, ont été repeintes, le russe a été évincé de tous les secteurs publics et on assiste actuellement à la liquidation des écoles russes. Les inspirateurs de la reconstruction d'une Lettonie lettone expliquent la politique nationaliste de l' État par un besoin de sauver la langue et la culture lettones. Voici quelques-uns des arguments que les autorités lettones utilisent, en présentant la politique linguistique de la Lettonie à l'étranger : « Protéger le droit des Lettons à utiliser leur langue; la Lettonie est le seul endroit où l'on peut garantir l'existence du letton; inciter les résidents non naturalisés à parler la langue officielle; augmenter le prestige du nouvel État souverain. » La politique linguistique est souvent présentée comme une intégration, une promotion du letton, une valorisation de la langue officielle, un enseignement bilingue. Selon la communauté russophone, il s'agit d'une lettonisation du pays. Les premières tentatives de lettoniser l'ex-Livonie / Courlande remontent aux années 1930, pendant la dictature fasciste de K. Ulmanis qui interdit aux députés du Parlement d'intervenir en russe et en allemand. Les autorités lettones évinçaient les représentants d'autres origines ethniques, surtout les Juifs. La Lettonie de l'époque de Karlis Ulmanis était une Lettonie pour les Lettons. C'était un État nationaliste. La jeunesse [non lettone] se rendait compte que, malgré ses désirs et ses talents, elle n'aurait jamais la possibilité d'accéder à certaines sphères, notamment à la fonction publique et à l'administration militaire (A. Stranga, SM-segodnia, 8 mai 1995, p. 2). L'idée du sauvetage de la nation que prônent les leaders politiques est le prétexte à une vengeance contre les Russes et tout ce qui s'est passé durant le 20e siècle, en particulier de 1940 à 1953. La part belle de ces initiatives idéologiques appartient aux partis ultra-nationalistes : Tevzemei un Brivibai (Union de la Jeunesse), LNNK (Congrès des citoyens). Quotidiennement est agitée une propagande sur le thème : non-Letton, ennemi de la nation. Les radicaux s'unissent pour agir contre les « occupants » : « … il faut enregistrer les colonisateurs dans un seul but, trouver un délai pour les expulser » (Pilsonis, n° 38, SM-segodnia, 17 mars 1994, p. 1). L'éducation nationaliste de la population lettone provient non seulement des partis politiques, mais aussi de certaines institutions d' État, notamment le DCI (Département de citoyenneté et d'immigration) et des municipalités. Les cibles de ce processus sont les Russes comme ethnie et la Russie comme État qui sont la « personnification du mal absolu » (SM-segodnia, 6 octobre 1994, p. 3). Au niveau linguistique, les idéologues ultra-nationalistes utilisent toute une gamme de mots pour insulter et humilier la dignité des non-Lettons : « occupants, colonisateurs, immigrés, locataires, étrangers, invités, violeurs, parasites, etc. » L'une des dernières trouvailles est le mot negr (« nègre »), apocope du mot russe negrajdanin qui veut dire « non-citoyen ». Une remarque s'impose ici. Le nazisme letton au cours de la Deuxième Guerre mondiale a essuyé une défaite sans toutefois être éradiqué. Il s'est réfugié dans certains pays d'Europe, aux USA et en Australie. Cette idéologie s'est auto-développée. Après la restauration de l'indépendance, elle réapparait en Lettonie grâce à l'aide transocéanique; elle affiche son idéologie de revanche et de vengeance née après la défaite hitlérienne de 1945. Il existe maintenant un système cohérent d'idées politiques, philosophiques, judiciaires et d'institutions adéquates. Tous ceux qui se prononcent contre cette idéologie sont accusés de « trahison nationale » et traités de kangars (« traitres » en letton). Sans doute, le noyau de la lutte idéologique menée par les nationalistes est la russophobie. Elle influence la politique intérieure et extérieure de la Lettonie, sa doctrine militaire, les programmes et les activités de tous les partis politiques, l'opinion publique et les mœurs de la société. Le contenu de cette lutte est reflété par la question : « Quelle doit être la Lettonie : mononationale ou multinationale ? » Pour les nationalistes, la réponse est claire : « La Lettonie est seulement pour les Lettons ! » Autour de cette idée se sont créés des partis et des regroupements qui mènent une politique sur ces sujets. En ce qui concerne la stratégie, les règles du comportement des Lettons doivent assurer le caractère conscient du déroulement de l'activité russophobe en Europe et dans le monde. Le but de la lutte idéologique est « la délocalisation de tous les russophones du territoire de Lettonie » (Atmoda Atputai, 15 juin 1994, p. 2). Ses principes sont basés sur la reconnaissance des Russes comme ennemi absolu : « …notre ennemi principal représente presque un million de russophones » (Neatkariga Cina, 16 septembre 1994, p. 2). Toute tentative de défense des droits russes est présentée comme « la main de Moscou ». La formation de la conscience russophobe passe par de nombreux moyens : – persuasion, nécessité d'exprimer l'antipathie envers les Russes; – réprobation pour les Lettons qui soutiennent des rapports amicaux avec des Russes; – expérience personnelle : un officier de la gendarmerie est fier d'avoir élevé ses enfants dans la haine des Russes; il raconte : « Quand Uldis avait 13 ans, nous sommes allés à la frontière russe et, en se retournant vers la Lettonie – notre Patrie ! – mon fils a tiré, par-dessus son épaule, une salve de balles en direction de l'ennemi le plus atroce de toutes les époques » (SM-segodnia, 25 aout 1994., p. 4); – formes traditionnelles de l'activité idéologique : récit, conversation, cours, débat, « table ronde », manuels d'histoire, livres, articles de revues; – manifestations pratiques : défilés, meetings, réunions, expositions et excursions consacrées aux « exploits » de la Légion lettone SS, provocations lors des fêtes russes; – encouragement des activités russophobes : articles, émissions spéciales ou concours de lecteurs, par exemple : « Qui est le porc immigrant ? » organisé par le journal Pavalstnieks en octobre 1993; – publications des noms et adresses des « ennemis du peuple » dans Pavalstnieks sous la rubrique « Que la terre brule sous leurs pieds ! » – activité des fonctionnaires nationalistes de l'administration à plusieurs niveaux – du local au gouvernemental – qui n'appliquent pas les lois de la République et les décisions judiciaires; – suppression des chaines de télévision russes sur le réseau national et privé. On trouve également les rumeurs et les mythes eschatologiques (disparition de la nation lettone à cause des Russes) ou totémiques : …les Russes représentent un hybride, issu d'un ours à la fourrure bouffée par les mites et d'un coucou affamé qui a une voracité incomparable, dégageant de l'énergie négative. (Atmoda Atputai, 14 aout 1993, p. 2) Il existe un système bien planifié de scission entre les « bons » et « mauvais » à l'intérieur de la communauté russophone. Les « bons » sont une faible minorité de Russes ayant la citoyenneté de Lettonie, les « mauvais » sont des « colons », non-citoyens. L'antisémitisme occupe une place importante dans les activités nationalistes : – la presse lettone et les députés organisent régulièrement des débats sur le choix des mots permettant de nommer les Juifs : à la place de ebrejs (Juif), on emploie Šzi ds, mot péjoratif correspondant à « youpin »; – le journal Jaunais laiks (Nouveau temps), de l'Union de la Jeunesse, théorise souvent les notions de sang aryen et les moyens de se débarrasser des Juifs et des « masses russophones slaves »; – le musée d' État de Lettonie vénère la mémoire des bourreaux de l'Holocauste, en leur consacrant quelques salles et expositions; – après la projection du film La liste de Schindler, à Riga, un ex-détenu juif des camps de concentration, S. Chpouguine, ayant essayé d'intervenir en russe, a été hué et sifflé par le public (SM-segodnia, 25 novembre 1994, p. 3); – l'ex-président du Parlement de Lettonie, M. Gorbunovs, a suggéré de rechercher les coupables du génocide parmi les Juifs eux -mêmes (SM-segodnia, 19 février 1993, p. 2). Les médias nationalistes contribuent de façon active à la lutte acharnée contre les « occupants russes » : Il serait souhaitable d'éclaircir l'expression « victime du totalitarisme » … Parmi les personnes les plus lourdement discriminées, il faudrait exclure celles pour qui le russe est la langue maternelle. (V. Zarins, professeur émérite de philosophie à l'Université de Lettonie, Rousskij pout, 26 avril 1993, p. 1) Vous, les Russes, vous n' êtes même pas des citoyens de deuxième catégorie. Vous n' êtes personne ! (V. Lacis, président de LNNK, SM-segodnia, 17 octobre 1992, p. 3.) Chaque Russe présent sur le territoire letton est un clou dans le cercueil national du pays. (A. Slucis, Neatkariga Cina, 17 octobre 1992., p. 4) … si vous : Suédois, Danois, Allemands, Américains, vous vous faites des soucis pour ces non-citoyens, alors emmenez -les chez vous ! …et cette « Helsinki Watch », elle est financée par le KGB et les services de sécurité des États-Unis ! (M. Plavnieks, directeur du DCI, Rousskij pout, 15 novembre 1993, p. 5) Vous n' êtes pas victimes de répressions, vous êtes tout simplement d'anciens clochards et vagabonds. Et dites « merci » aux autorités allemandes [nazies] de s' être occupées de vous ! (Mme Albrehta, maire-adjoint de la préfecture de Kurzeme, aux ex-prisonniers du camp de concentration d'enfants de Salaspils, SM-segodnia, 19 février 1994, p. 2.) En 1995, le journal de l'Université de Lettonie Universitates Avize a proposé aux étudiants une enquête composée de 100 questions, par exemple : – De quoi les Lettons peuvent-ils être fiers : littérature, art, musique, économie, mentalité, courage, sport, justice, langue, façon de vivre, mode, télé ? – À votre avis, les Russes sont : des sales porcs, des ivrognes, feignants, gentils, disciplinés, à notre image, mangent notre pain ? En 2002, les Éditions Vieda ont proposé, à leur tour, aux lycéens et aux étudiants un concours de compositions sous le slogan : « Le chemin vers un monde nouveau, ou un nationalisme vrai et une culture authentique. » On trouvait parmi les sujets : « La réalisation de la justice de Dieu, ou la libération de la Lettonie de 700 000 colons, est l'objectif n° 1. » Il est intéressant de citer le discours du chef de l' État actuel, Mme V. Vike-Freiberga. Présentant à la télévision ses vœux pour l'an 2000, elle ne s'est adressée qu'aux Lettons. L'autre moitié de la population – les russophones – a été négligée. (Panorama Latviji, 02 janvier 2000) Ils [les russophones] sont venus du temps de l'Union soviétique, et cela a été une mauvaise surprise pour certains d'entre eux de se réveiller un jour dans un pays qui s'appelle la Lettonie, habité par des Lettons qui parlent le letton. (L'Express, 05 décembre 2002, p. 3) C'est un pays indépendant, la terre des Lettons et de leurs ancêtres, et c'est la langue lettone qui y règne. (Strana.ru, 1 er mai 2002) Il faut constater le succès de cette propagande nationaliste. Le clivage entre les deux communautés se creuse et menace la stabilité politique. Cette tendance est préoccupante pour la nouvelle génération, éduquée au sein des rumeurs russophobes. A. Prieditis, auteur d'un livre récent sur les erreurs de l'intégration, le souligne : Nous avons créé un culte de l'orgueil ethnique. En dix ans, les journaux lettons ont tant écrit contre les Russes, se sont tant moqués d'eux… (Vesti segodnia, 29 novembre 2002) Quant au contenu de la politique linguistique, il convient de signaler que la Lettonie, pour différentes raisons, est un conglomérat de plusieurs cultures, confessions et langues. La rivalité principale sur le marché linguistique réside toutefois dans le conflit entre le letton et le russe. Il faut dire que les minorités ethniques ne vivent pas en groupes compacts, mais qu'elles sont dispersées sur l'ensemble du territoire, à l'exception des grandes villes et des régions frontalières. Durant la période soviétique, la situation sociolinguistique a évolué en faveur des russophones, et leur nombre est passé de 18 % à 42 %. Ce phénomène s'expliquait par l'immigration intérieure : la Lettonie, comme d'autres républiques soviétiques, faisait partie de l'URSS et se soumettait à la planification économique commune. Dans les années d'après-guerre, l'économie de la Lettonie était pratiquement détruite et avait besoin d'une reconstruction. Dans les années 1960-1970, les autorités fédérées et républicaines ont pris la décision d'augmenter les capacités industrielles du pays. Pour cela, il y avait un besoin de main-d'œuvre et, surtout, de cadres techniques supérieurs. En conséquence, la situation sociolinguistique de la langue lettone s'est considérablement aggravée. L'utilisation du letton dans certains domaines, comme l'industrie, les forces armées ou la marine, était minimale. En même temps, le letton a conservé ses positions fortes dans la culture et l'enseignement – l' État assurait la formation en letton (école, collège, lycée, université), il y avait des théâtres lettons, et la littérature en langue de Raïnis était en progression constante. Certes, beaucoup de russophones ne parlaient pas le letton : nous sommes dans le cas où le groupe dominant n'a pas besoin d'apprendre et d'utiliser la langue du groupe dominé. Certes, l'apprentissage du letton au lycée russe laissait à désirer : deux cours par semaine et aucun examen de letton. Mais utiliser le terme de russification, serait incorrect, car il ne s'agissait pas d'une interdiction de l'usage du letton, comme c'est le cas pour le russe en Lettonie d'aujourd'hui, ni d'un passage au cyrillique comme ce fut le cas pour le moldave. Nul doute que si Staline et ses successeurs avaient voulu vraiment russifier la Lettonie, ils auraient trouvé des moyens plus efficaces que l'industrialisation. L'indépendance de la Lettonie, proclamée en 1991, a changé la situation au niveau démographique et sociolinguistique, en faveur des Lettons. Beaucoup de russophones, privés de citoyenneté et de nombreux droits, sont désormais considérés comme des étrangers. La langue russe a reçu le statut de langue étrangère. Plus de 200 000 personnes d'origine slave dont, en particulier, plusieurs milliers de militaires soviétiques, ainsi que de nombreux spécialistes de haut niveau, ont dû quitter le pays. Malgré les déchainements des ultra-nationalistes, une bonne partie des russophones n'envisage pas de quitter la Lettonie. Pour des raisons diverses : ancêtres, racines, mariages mixtes, manque de moyens, etc. La plupart d'entre eux considèrent la Lettonie comme leur pays natal, leurs enfants sont nés en Lettonie, et ils ne connaissent pas leur patrie ethnique – la Russie. Le renforcement des positions de la langue lettone a, sans doute, affaibli celles du russe : toute la correspondance officielle se fait uniquement en letton et même l'emploi du temps dans les lycées russes doit être affiché uniquement en letton; les noms doivent être écrits conformément à la grammaire lettone – à la fin du nom de famille s'ajoute un « s » qu'il faut prononcer –; tout affichage en russe dans des lieux publics est strictement interdit – par exemple, l'inscription « Attention, chien méchant ! » sur un portail, car il « donne sur la voie publique ». Le russe continue à jouer un rôle important sur le marché linguistique et fonctionne comme langue de communication interethnique. L'ancrage du letton est très fort dans l'administration, le secteur public, les médias. Le russe domine traditionnellement au sein des transports en commun et surtout dans les entreprises privées : suite à la politique nationaliste du gouvernement, beaucoup de Russes ont abandonné le secteur public et sont passés au secteur privé. Le contenu de la politique linguistique de la Lettonie contemporaine est déterminé par les objectifs de la politique générale. Notons au passage qu'il y a eu trois lois « linguistiques » en dix ans, sans compter de nombreux amendements. Cela prouve la finalité des projets glottopolitiques. Si la première loi offrait aux adultes et aux enfants la possibilité d'apprendre le letton, la deuxième prévoyait un examen de letton pour les non-Lettons, accompagné de sanctions immédiates. Chaque habitant, titulaire du bac russe, devait passer un examen de letton en fonction de son poste. Le règlement prévoyait trois niveaux de connaissance de la langue (actuellement, il y en a six). Si une connaissance insuffisante de la langue officielle ne permet pas à l'employé de remplir ses fonctions, le code du travail permet de mettre fin à son contrat. (I. Druviete, 1998, Terminogramme, Montréal, Publications du Québec, p. 107) L'application de cette loi concernait tous les russophones, sans exception, même les personnes âgées. Finalement, du 15 juin 1992 au 15 juin 1994, 211 000 non-Lettons sur environ 300 000 fonctionnaires et employés ont réussi l'examen et ont obtenu le fameux certificat de connaissance de la langue officielle; 20,6 % ont échoué; 12,4 % ne se sont pas présentés (SM-segodnia, 31 mai 1995, p. 3). Le gouvernement a fondé le Centre de la langue officielle, qui comprenait, à part des institutions purement linguistiques, des établissements ayant pour fonction le contrôle et les sanctions – le Service d'inspection de la langue officielle et la Commission de certification de la langue officielle. Le chef du Centre de la langue officielle, D. Hirsa, estime que le russe doit être interdit dans les transports en commun. Les inspecteurs de la langue vérifient les annonces, les dénominations, les programmes de la radio et de la télévision et surtout la correspondance dans les bureaux. Ils peuvent intervenir à tout moment et infliger une amende. Ainsi, en 2002, le Club de la jeunesse de Lettonie a été sanctionné d'une amende de 100 lats (130 euros) pour neuf erreurs de grammaire et d'orthographe. L'offensive contre le russe s'effectue dans tous les sens, notamment dans les médias. En 1999, le Parlement a interdit la diffusion de films d'enfants dans la langue des minorités ethniques; le 12 janvier 2000, la Lettonie a arrêté la diffusion de la première chaine télévisée de Russie ORT; enfin, en mars 2002, a été fermée la Radio russe, chaine privée. D'après les leaders nationalistes, cela peut aider les russophones à une meilleure adaptation dans la société lettone. I. Vaidere, Présidente de la commission des Affaires étrangères, a proposé d'interdire de montrer à la télévision tous ceux qui ne répondent pas aux questions des journalistes en letton, malgré la traduction simultanée. Le journal Vesti segodnia lui a rappelé que « son fauteuil est payé par les contribuables russes, eux aussi » (Vesti segodnia, 20 décembre 2002). Le processus d'assimilation de la communauté russophone se manifeste particulièrement dans l ' enseignement. Le gouvernement letton ne cesse de répéter aux organisations internationales que les mesures du ministère de l' Éducation nationale, notamment le passage des écoles et lycées russes à l'enseignement bilingue en 2004, ont comme objectif l ' intégration de la communauté russophone dans la société. En réalité, comme le souligne A. Hausen, professeur à l'Université Vrije de Bruxelles, « le but de l'enseignement bilingue en Lettonie est un passage au letton » (Tchas, 03 janvier 2003). En effet, à la différence des lycées russes, où le letton est obligatoire et où 60 % des matières doivent être enseignées dans cette langue, les établissements lettons proposent le russe comme une langue étrangère au choix parmi l'anglais, l'allemand ou le français. Rappelons que l'enseignement professionnel n'est plus offert qu'en letton et que les études supérieures financées par l' État sont assurées principalement en letton. Le ministère de l' Éducation nationale et les municipalités ont fermé un grand nombre d'écoles russes, en affectant les locaux à des établissements scolaires lettons. Il n'est guère étonnant que la peur pour le futur de leurs enfants pousse certains parents russes à choisir des écoles lettones. La propagande nationaliste fait tout pour inculquer aux russophones un sentiment de culpabilité. Nous assistons à un phénomène de plus en plus courant, où les Russes se sentent gênés de parler leur propre langue. À tel point que certains élèves ont honte d'avoir des parents russes. Les rapports « nationalisme / revendications linguistiques » se manifestent également dans les exigences linguistiques pour la naturalisation. Selon la loi sur la citoyenneté de 1994, sont citoyens lettons tous ceux qui vivaient en Lettonie avant le 17 juin 1940 ainsi que leurs descendants. Autrement dit, les personnes qui sont nées en Lettonie le lendemain du 18 juin 1940 et qui y ont vécu pendant plus de 50 ans, ont perdu leur citoyenneté. Du coup, plus de 900 000 personnes, soit 36 % de la population de Lettonie, ont dû demander à être naturalisées. À part différentes exigences à caractère politique et administratif, la procédure de naturalisation prévoit deux examens : examen de connaissance de la langue officielle et examen de la Constitution et de l'histoire de la Lettonie en letton. Selon les experts européens, ces exigences sont exagérées, et les examens servent à dissuader les russophones de demander leur naturalisation. D'autant plus qu'elle contient un critère ethnique : des exigences « allégées » pour les Estoniens ou Lituaniens. Finalement, 60 000 personnes seulement ont obtenu leur naturalisation depuis l'indépendance de la Lettonie, ce qui signifie un échec cuisant de la politique de naturalisation. Le gouvernement justifie ce chiffre devant l'opinion publique occidentale par la fainéantise des non-citoyens et leur conception « impérialiste ». Mme V. Vike-Freiberga leur a même proposé de quitter le pays : « …la frontière est ouverte » (Pravda.ru, 04 octobre 2002). En privant de nationalité de nombreux russophones et en leur laissant généreusement la citoyenneté d'ex-URSS ou un passeport d'étranger (Alien's passport), le nouveau régime a bien fait comprendre que leur présence en Lettonie est indésirable. Malgré le fait que l'accès à la citoyenneté sous la pression des institutions européennes a été récemment simplifié, les russophones ne se sont pas précipités dans les bras des services de naturalisation. Pourquoi ? Il ne s'agit pas uniquement des difficultés des examens mais aussi de considérations morales : la nouvelle vision de l'histoire veut que les candidats entonnent des dithyrambes en l'honneur des soldats des légions SS lettonnes. De plus, leur quotidien est loin d' être facile, leurs salaires sont souvent ridicules, et pour beaucoup d'entre eux, il s'agit de survivre. Mais la raison essentielle consiste en une rupture de confiance entre les Russes et les autorités lettones. C'est, sans doute, le résultat d'une politique russophobe, où les provocations et les déchainements nationalistes étaient au rendez -vous pratiquement tous les jours. Si au début des années 1990, les russophones en grande partie étaient prêts moralement à accepter le letton, aujourd'hui, ils ne font plus confiance à l' État de Lettonie qu'ils perçoivent comme un organe hostile. La plupart des russophones estiment que c'est l' État qui les a déclarés étrangers, que c'est lui qui a brisé la stabilité sociale et que c'est à lui d'assumer ses responsabilités dans cette situation. Au fond, la nouvelle politique linguistique pratique le revanchisme. Le ministre des Affaires étrangères, S. Kalniete, parle franchement d' « une revanche sur la géopolitique, sur l'histoire » (Le Monde, 14 décembre 2002, p. 5). Les russophones doivent choisir : apprentissage du letton ou perte de leur travail. Finalement, l'attitude des non-Lettons par rapport à la langue officielle est devenue répulsive. Et s'ils passent l'examen de letton, ils le font non par amour pour cette langue, mais par peur de perdre leurs moyens de survie ou pour obtenir leur naturalisation. L'idée de fonder un État binational a été rejetée au début de l'indépendance par les nationalistes. Malgré de réelles perspectives d'éviter des conflits interethniques et de créer une société saine, cette occasion a été négligée. Ainsi, le pouvoir a perdu la confiance de 40 % de la population. Toutes les mesures de protection de la langue lettone ont été interprétées par les russophones comme une manœuvre envers leur langue et leur culture, ce qui a renforcé la tension entre les deux communautés. Certes, l'usage de la langue officielle s'est amélioré : on entend parler le letton de plus en plus souvent, le travail de bureau se fait en letton, etc. Mais cela n'a pas assuré la pérennité du letton dans le futur, surtout à côté de son concurrent puissant, le russe. Nous constatons ainsi que les relations entre deux communautés sont loin d' être faciles. Leur normalisation dépend de nombreux facteurs intérieurs (stabilité politique et économique du pays, éventuel rapprochement interculturel), ainsi qu'extérieurs (position de la Russie, influence de l'Europe, etc.). Certes, la question ethnique n'est pas comparable à celle du Caucase ou de l'ex-Yougoslavie. Les relations interethniques, malgré toute leur complexité, ne dépassent pas les limites civilisées. Mais il existe un climat politique accablant, des tendances d'évolution de la société profondément différentes et contradictoires. Nul doute que les Lettons vivent mal les souvenirs hégémoniques du russe et la place modeste du letton au niveau international. Mais vu la spécificité de la répartition territoriale des minorités, il est clair que le principe de territorialité, comme en Suisse ou en Belgique, n'est pas possible. En termes pragmatiques, on peut prévoir deux variantes de l'évolution de la situation actuelle. L'amélioration de la situation politique et surtout économique de la Russie entrainerait des changements positifs en Lettonie. Cela suscitera, sans doute, le renforcement du statut de la langue russe à l'étranger. Et c'est là où le letton commencera à avoir de vrais problèmes. D'autant plus que la Lettonie a des frontières communes avec la Russie. Ses autres voisins – la Lituanie et l'Estonie – possèdent aussi de fortes communautés russophones, et l'échange entre les habitants des pays baltes s'effectue en russe. La deuxième variante est moins optimiste, mais elle est aussi moins probable. Le déchainement nationaliste ne cessera pas, et le gouvernement letton continuera à s'investir dans une lutte contre la langue russe. Cette variante n'aboutirait à rien. Premièrement, cela couterait cher. Deuxièmement, l'opinion publique lettone commence à changer. Les gens en ont assez d'écouter des discours fanatiques et les promesses vides des ultra-nationalistes. Les anciens « combattants » sont de moins en moins nombreux, et au fur et à mesure, il y aura de moins en moins de conflits induits par la dernière guerre. Tout cela à condition que la nouvelle génération ne soit pas trop contaminée par la propagande nationaliste. Il est à noter que le rôle des pays occidentaux dans ce conflit est capital. La Lettonie a besoin de l'Europe. Le gouvernement letton comprend que c'est une des seules possibilités d'obtenir certaines garanties contre une Russie imprévisible. Mais d'autre part, le nationalisme en Lettonie mérite plus d'attention et d'intervention, sinon, en 2004, l'Europe aura dans son sein un autre foyer de nationalisme radical. Certes, une partie de la population lettone ne cache pas sa joie à propos des performances actuelles des radicaux dans le domaine de la langue, de la citoyenneté et de l'enseignement. Mais cela reste tout de même une minorité, et il est pensable que ce nombre aille en diminuant. La seule solution qui nous parait inévitable consiste en une reconnaissance du russe comme deuxième langue officielle. Les autorités de Lettonie doivent renoncer à la politique russophobe et prendre le cap de la construction d'un État réellement bilingue. Cela pourrait changer l'attitude des russophones envers le letton. Certes, une partie de la population russophone ne parlera jamais letton, mais la majorité, surtout dans les nouvelles générations, possédera les deux langues. Les élèves russes seront obligés de l'apprendre à l'école. Les Lettons ne pourront pas, eux non plus, se passer du russe pour continuer leurs études ou pour pouvoir travailler dans le monde des affaires. Mais il serait naïf de penser que cette situation changera aussi vite qu'on veut le croire. Car les nationalistes se rendent compte qu'ils sont complètement discrédités et que si demain les non-citoyens russophones ont le droit de voter, ils perdront leur travail et leurs privilèges. Ils résisteront jusqu'au bout : il a suffi à Gérard Stoudmann, directeur de l'OSCE des droits de l'homme, de proposer aux autorités lettones d'examiner la possibilité de donner au russe le statut de deuxième langue officielle pour que le premier-ministre letton M. Berzins lui propose de démissionner. Quoi qu'il en soit, on peut constater que pour le moment, l'accord entre les deux communautés n'est pas encore trouvé et qu'il est encore tôt pour parler d'une certaine stabilisation dans la société, même si les apparences sont plutôt rassurantes . | La lettonie a quitté la famille des républiques soviétiques en automne 1991. La construction du nouvel état passe aussi par l'élimination de tout élément russe dans les secteurs publics. La politique linguistique veut promouvoir le letton, valoriser la langue officielle et l'enseignement bilingue. Cette politique nationaliste du gouvernement conduit les russes à abandonner le secteur public pour intégrer le secteur privé. L'attitude russophobe des autorités lettones pose problèmes et l'A. envisage la construction d'un état bilingue comme solution possible | linguistique_524-05-10792_tei_488.xml |
termith-672-linguistique | Le mécanisme de la langue – prise partout à un moment donné, ce qui est la seule manière d'en étudier le mécanisme – sera un jour, nous en sommes persuadé, réduit à des formules relativement simples. (. ..) Cette distinction, quand on arrive au détail, est tellement délicate qu'elle absorbe à elle seule une attention, même très soutenue, qu'elle sera probablement traitée de distinction subtile dans mille cas, prévus ou imprévus. Ferdinand de Saussure, De l'essence double du langage La diversité successive des combinaisons linguistiques (dites états de langue) (…) ou ne comporte rien, ou comporte une description et une appréciation mathématique, mais elle ne comporte pas de dissertations flottantes portant sur l'extérieur (…) Ferdinand de Saussure, Notes pour un article sur Whitney Cet article forme un triptyque avec ceux de Denise Malrieu et de Créola Thénault. Notre propos commun est d'illustrer une linguistique unissant inséparablement analyse de la langue et analyse de la parole, fondée sur le programme des textes saussuriens originaux redécouverts aujourd'hui. Cette démarche, selon nous, est propre à donner un contenu formel au projet bakhtinien d'une linguistique des genres. (Cf. introduction supra). Nous nous attacherons, dans cette perspective, à une étude du morphème clitique on. Ma contribution, relevant d'une linguistique de la langue, propose une grammaire sémiotique des valeurs de on dans le système du français. L'article de Denise Malrieu analyse, dans un corpus de textes de Marguerite Duras et de Stendhal, l'actualisation des valeurs de on mises en évidence par cette grammaire. L'article de Créola Thénault examine, dans un sous-ensemble du corpus de Denise Malrieu, la traduction du on français en roumain. Se cantonnant à une grammaire de langue, le présent article décrit des valeurs – des entités virtuelles d'un système synchronique – qui peuvent et doivent, selon le programme épistémologique de Saussure, être représentées sous la forme d'une algèbre. Il s'ensuit que l'essence de notre grammaire réside dans la désignation de ces valeurs par des numéros, considérés comme une littéralisation. La base binaire de notre numérotation rend compte du caractère strictement différentiel des valeurs en question, toute valeur « 1 » de nos arborescences renvoyant à la négation réciproque d'une valeur « 2 » de même niveau. Les valeurs de langue ainsi définies sont illustrées par des exemples, sans lesquels notre grammaire resterait peu lisible. Ces « exemples de grammaire », comme le veut le genre particulier auquel ils appartiennent, supposent de la part du lecteur une construction, plus ou moins consciente, de situations de parole. Conformément à la tradition gramma-ticale, ces situations de parole resteront passablement implicites à ce palier de description. Il n'en ira pas de même dans les contributions de Denise Malrieu et de Créola Thénault, qui mettront notre grammaire de langue à l'épreuve d'une grammaire de « valeurs de parole » fondée sur le même principe d'oppositivité (on appellera par commodité ces valeurs genres, mais ce vocable ne devra pas être référé à l'acception, passablement incertaine, qui est la sienne en linguistique aujourd'hui : il désigne pour nous, sans préjugé de substance, un simple « signifié suprasegmental » – un signifié s'étendant à la totalité d'une séquence de parole – noté en l'occurrence par un trait oppositif). Cette approche permettra d'établir une corrélation entre ce trait différentiel de genre et une valeur différentielle de on établie par notre grammaire de langue. Dans la perspective « galiléenne » où nous nous situons, cette corrélation s'entendra comme l'écriture formelle d'une « loi », appliquée aux valeurs différentielles de langue et de parole littéralisées par nos grammaires, et satisfaisant au critère de réfutabilité dans la mesure où cette loi s'oppose, par définition, à une autre loi (autrement dit : à une corrélation entre un autre trait de genre et une autre valeur différentielle de on )décrivant le sens différent d'une séquence de parole virtuelle, homonyme (cf. notre introduction supra). Dans la présente grammaire, les descripteurs des traits de signifié explicitant les valeurs différentielles ([ +/–IDX ], [+/–LOC ], [+/–SING ], etc.), quand bien même leur désignation fait-elle appel à des concepts grammaticaux largement partagés (« indexicalité », « locuteur », « singulier », etc.), ne doivent pas être considérés comme préexistants aux valeurs qu'il désignent, mais au contraire comme déterminés par la synchronie de la langue que cette grammaire fait apparaître. De fait, si l'on accepte l'ontologie négative qui sous-tend la notion saussurienne de « valeur pure », c'est l'existence implicite d'un grammaire différentielle dans la compétence des sujets parlants – attestable par le fait qu'elle peut faire l'objet d'une écriture algébrique explicite – qui est à l'origine desdits concepts grammaticaux. En outre, nous fondant sur une conception sémiotique du système de la langue, nous adoptons comme première subdivision de cette grammaire – et de toute gram-maire de langue – la trichotomie icône/indice/symbole proposée par Peirce pour définir le lien signe/sens. Dans la présente grammaire, l'iconicité, ne concernant que la position syntaxique commune à toutes les occurrences possibles de on, n'a pas de caractère différentiel. Notre subdivision initiale se limite donc à la subdivision du trait [–ICO] (iconicité) dans les traits [+IDX] (indexicalité) et [–IDX] (symbolisme). Si nos traits descriptifs se fondent essentiellement sur des notions grammaticales et sémiotiques largement partagées, nous y introduisons toutefois un concept moins courant, celui d' « empathie ». Comme on le verra, l'opposition des traits [+EMP] (empa-thie) et [–EMP] subdivise certaines valeurs de nos arborescences : celles de l'amplification des personnes du dialogue (arborescences II.b. et II.c), celles de l'anaphore associative (arborescence III.) et celles de la valeur nominale, dite ici symbolique (arborescence IV.). Le concept grammatical d' « empathie » a acquis – notamment avec les travaux de Susumu Kuno et, plus récemment, avec ceux de Robert Forest – ses lettres de noblesse en linguistique. Nous l'entendons toutefois dans une acception plus générale que ces auteurs : ce terme réfère, dans nos arborescences, à la valeur spécifique d'un morphème susceptible de régir la construction d'une « sphère » (ou classe) d'association autour d'un « centre » (s'agissant d'une construction de signifié, le « centre », tout comme les entités associées de la « sphère », seront des valeurs). Ainsi, par exemple, l'amplification du trait interlo-cutoire [+LOC]dans le nous ou le on, tout comme l'amplification du trait interlocutoire [–LOC] dans le vous ou le on, sont-elles traitées ici comme un cas particulier d'empa-thie linguistique, dans lequel le trait support de l'amplification désigne le centre d'empathie (respectivement les valeurs « standard » de je et de tu), et les valeurs de nous, vous, on ressortissent à une construction de sphère d'empathie autour de ce centre. Si l'on parle ici de construction, c'est pour rendre compte de ce que la sphère d'empathie, virtuelle, n'est pas fixée en elle -même par la valeur [+EMP] du morphème : cette valeur note simple-ment qu'une telle construction de sphère peut (et doit) avoir lieu. Si les constructions de sphères empathiques dont cette valeur note la possibilité sont en nombre indéfini, certaines n'en relèvent pas moins de régularités (ainsi qu'en témoigne, notamment, l'amplification du locuteur ou de l'allocutaire décrite dans nos arborescences II.b. et II.c.). L'unité de langue dont on présente ici une grammaire sémiotique ne sera spécifiée, hormis par sa forme phonologique, que de manière minimale. En effet, les préoccupations substantialistes qui sont habituellement celles des grammairiens – par exemple, leurs spéculations sur une valeur de on transversale à la diversité de ses emplois, ou encore sur sa nature grammaticale (pronom personnel ou pronom indéfini) – ne sont pas de mise dans la perspective strictement différentielle qui est la nôtre. Aussi s'en tiendra -t-on, quant à la délimitation de l'objet d'analyse – outre sa forme phonologique –, à une simple caractérisation syntaxique : le morphème on est un clitique verbal apparaissant en position argumentale sujet. De ce fait, on entretient des relations structurales avec d'autres morphèmes répondant à la même définition (notamment : je, tu, nous, vous, il, elle, ils, elles). Le morphème on, s'il porte toujours le trait [+humain ], manifeste, plus encore que les autres « pronoms personnels », une extrême plasticité : dans le langage oral ordinaire, il doit être considéré comme le morphème standard de la valeur « locuteur amplifié » (plus courant que le nous canoniquedes paradigmes de conjugaison qui en apparaît, synchroniquement, comme une variante hypercorrecte); on peut également, dans des usages souvent présentés comme « rhétoriques » par les grammairiens, prendre toutes les valeurs déictiques des autres « pronoms personnels » (correspondant, dans notre terminologie, tout comme la valeur « locuteur amplifié », à des valeurs d ' indexicalité extratextuelle); il est candidat à un grand nombre de valeurs anaphoriques (correspondant à nos valeurs d ' indexicalité intratextuelle); il apparaît enfin comme une actualisation privilégiée de la valeur « nominale » – non déictique et non anaphorique – d'un clitique verbal portant le trait [+humain] (dans notre terminologie, la valeur symbolique). Afin de décrire ces valeurs de on, nous reprendrons les grandes lignes d'une grammaire sémiotique du système des morphèmes clitiques français dits assez impro-prement « pronoms personnels » esquissée dans un précédent article. Notre grammaire distingue, sur une base strictement différentielle, 103 valeurs du morphème on. Pour en faciliter la lecture, ses arborescences binaires seront fractionnées en 6 sections, désignées par des chiffres romains : I. : Division initiale : valeur sémiotique vs. valeur non sémiotique II.a. : Subdivisions de la valeur déictique, hors amplification II.b. : Subdivisions de la valeur déictique : amplification du locuteur II.c. : Subdivisions de la valeur déictique : amplification de l'allocutaire III. : Subdivisions de la valeur anaphorique IV. : Subdivisions de la valeur symbolique De ce fait, à partir de la deuxième arborescence, la notation numérique des valeurs sera abrégée. Leur numérotation complète – reflétant leur caractère différentiel au sein de l'ensemble de la grammaire – peut être rétablie dans les subdivisions II.a. à IV., en ajoutant, à gauche de la numérotation des valeurs, la numérotation de la branche terminale inachevée de l'arborescence précédente (qui figure en italiques grasses) dominant ces subdivisions. Les numérotations et les compositions de traits descriptifs figurant en caractères romains gras sont celles actualisées par un morphème. Le niveau de détail auquel parviennent ces arborescences se justifie de l'existence, pour chaque composition terminale de traits, d'énoncés homonymes possibles dont ces traits permettent de différencier le sens – y compris quant aux éléments de sens dont répondent les accords en genre et en nombre au sein du groupe verbal. Pour des raisons de place, nous n'adopterons pas la schématisation en arbre. Notre division initiale est celle des traits [+IDX] (valeur indexicale) et [–IDX] noté encore [+SYM] (valeur non indexicale, ou symbolique). Le trait [+IDX] se subdivise en deux traits : le trait d'indexicalité extratextuelle ([ +EXT]), subsumant les valeurs dites classiquement de déixis; le trait d'indexicalité intratextuelle ([ –EXT ]) subsumant les valeurs dites classiquement d'anaphore. On réservera un traitement particulier à une valeur de on homologue, selon nous, de celle du clitique sujet il dans son emploi dit impersonnel – autrement dit une valeur sémiotiquement vide. En effet, tout comme le clitique il dans il faut, il se peut que, ou il pleut, le clitique on de l'expression on dirait et ses flexions – dans ses emplois synonymes del'expression il semble et ses flexions – peut être considéré, selon nous, comme « vide », c'est-à-dire comme ayant pour seule fonction sémantique d'occuper une place syntaxique au sein d'une locution figée. 1. : +SEM (valeur sémiotique « pleine ») 1.1. : +IDX 1.1.1. : +SEM /+ IDX/+EXT (déixis) [voir arborescences II.a., II.b., II.c.] 1.1.2. : +SEM +IDX/–EXT (anaphore) [voir arborescence III.] 1.2. : + SEM –IDX (valeur symbolique) [voir arborescence IV.] 2. : –SEM (valeur sémiotique « vide ») On dirait qu'il commence à pleuvoir. La déixis ou indexicalité extratextuelle peut, d'une manière générale, être interlocutoire, spatiale, temporelle ou ostensive. Seules sont pertinentes pour la grammaire du morphème on – tout comme pour la grammaire des « pronoms personnels » – les valeurs interlocutoires (notées ici [+ITL ]) et ostensives (notées ici [–ITL]). La valeur interlocutoire [+ITL] est la valeur standard de ce que les grammaires nomment ordinairement personnes du dialogue : cette valeur est subdivisée par les traits suivants : [+LOC/–EMP(AMP)] (locuteur non amplifié), sous lesquels se range la valeur standard de je; [+LOC/+EMP(AMP)] (locuteur amplifié), sous lesquels se range la valeur standard de nous; [–LOC/–EMP(AMP)] (allocutaire non amplifié), sous lesquels se range la valeur standard de tu; [–LOC/+EMP(AMP)] (allocutaire amplifié), sous lesquels se range la valeur standard de vous. Comme on l'a signalé, on peut prendre toutes ces valeurs. Les valeurs ostensives, dominées par le trait [–ITL] et subdivisées par des traits de nombre et de genre grammaticaux, décrivent le sens déictique que peuvent prendre les morphèmes il, ils, elle, et elles, et semblablement le morphème on. 1. : +ITL (déixis interlocutoire) 1.1. : +ITL/+LOC (déixis interlocutoire du locuteur) 1.1.1. : +ITL/+LOC/-EMP(AMP) (locuteur non amplifié) 1.1.1.1. : +ITL/+LOC/–EMP(AMP)/+MASC (Pierre se justifie, l'air gêné, devant Paul qui semble étonné de le voir manger goulûment :) On est affamé ! [on = je] 1.1.1.2. : +ITL/+LOC/–EMP(AMP)/–MASC (Marie se justifie, l'air gênée, devant Paul qui semble étonné de la voir manger goulûment :) On est affamée ! [on = je] 1.1.2. : +ITL/+LOC/+EMP(AMP) (locuteur amplifié) [voir arborescence IIb.] 1.2. : +ITL/–LOC (déixis interlocutoire de l'allocutaire) 1.2.1. : +ITL/–LOC/–EMP(AMP) (allocutaire non amplifié) 1.2.1.1. : +ITL/+LOC/–EMP(AMP)/+MASC (Paul se moque gentiment de Pierre qui mange goulûment :) Eh bé ! On est affamé ! [on = tu] 1.2.1.2. : +ITL/+ LOC /–EMP(AMP)/–MASC (Paul se moque gentiment de Marie qui mange goulûment :) Eh bé ! On est affamée ! [on = tu] 1.2.2. : +ITL/–LOC/+EMP(AMP) (allocutaire amplifié) [voir arborescence IIc.] 2. : –ITL (déixis non interlocutoire) 2.1. : –ITL/+SING (non-interlocuteur singulier) 2.1.1. : –ITL/+SING/–GE.DET (genre indéterminé)(Pierre dit à Paul, en lui montrant un bébé qui tète goulûment son biberon :) T'as vu ça ? On a faim ! [on = il (neutre)] 2.1.2. : –ITL/+SING/+GE.DET (genre déterminé) 2.1.2.1. : –ITL/+SING/+GE.DET / +MASC (Pierre dit à Paul, en lui montrant Jean qui mange goulûment :) T'as vu ça ? On est affamé ! [on = il] 2.1.2.2. : –ITL/+SING/+GE.DET /–MASC (Pierre dit à Paul, en lui montrant Marie qui mange goulûment :) T'as vu ça ? On a est affamée ! [on = elle] 2.2. : –ITL/–SING (non-interlocuteur pluriel) 2.2.1. : –ITL/–SING/–GE.DET (Pierre dit à Paul, en lui montrant Jean et Marie qui mangent goulûment :) T'as vu ça ? On est affamés ! [on = ils (neutre)] 2.2.2. : –ITL/ – SING/+GE.DET 2.2.2.1. : –ITL/–SING/+GE.DET /+MASC (Pierre dit à Paul, en lui montrant Jean et Jacques qui mangent goulûment :) T'as vu ça ? On est affamés ! [on = ils] 2.2.2.2. : –ITL/–SING/+GE.DET /–MASC (Pierre dit à Paul, en lui montrant Marie et Anne qui mangent goulûment :) T'as vu ça ? On est affamées ! [on = elles] L'amplification recouvre, dans son mécanisme sémiotique, de multiples organisations de signifié possibles, qui se laissent décrire comme des constructions de sphères d'empathie. Ainsi, un morphème comme nous ou son « synonyme » on, dont le centre d'empathie est noté dans notre arborescence par la valeur [+LOC] (locuteur : ‘ moi '), pourra, dans son amplification, équivaloir à ‘ moi + toi ', ‘ moi + lui ', ‘ moi + vous ', ‘ moi + eux ', etc. On décrira ici un palier de régularité de ces constructions : celui qui apparaît dans la composition de valeurs standard des « pronoms personnels » et qu'attestent les accords en genre et en nombre au sein du groupe verbal. Les non-interlocuteurs impliqués dans l'amplification peuvent relever d'une déixis ou d'une anaphore. Aussi, comme on le verra, le processus de l'amplification, lorsqu'il inclut des non-interlocuteurs, se montre -t-il susceptible de composer soit plusieurs types de valeurs déictiques (interlocutoires et non interlocutoires), soit des valeurs déictiques et des valeurs anaphoriques. 1. : +ALLO (amplification du locuteur à l'allocutaire) 1.1. : +ALLO/+SING (allocutaire singulier) 1.1.1. : +ALLO/+SING/+EXCL (exclusivement) (Pierre à Marie :) Si tu veux, on déjeune ensemble. [on = nous = moi + toi] 1.1.2. : +ALLO/+SING/–EXCL (non exclusivement) 1.1.2.1. : +ALLO/+SING/–EXCL/+TIERSING (incluant un tiers singulier) 1.1.2.1.1. : +ALLO/+SING/–EXCL/+TIERSING/+DEI (par déixis) 1.1.2.1.1.1. : +ALLO/+SING/–EXCL/+TIERSING/+DEI/–GE.DET (Pierre à Marie, voyant une silhouette se diriger vers eux :) On sera au moins trois à la réunion [on = nous = moi + toi + quelqu'un(neutre)] 1.1.2.1.1.2. : +ALLO/+SING/–EXCL/+TIERSING/+DEI/+GE.DET 1.1.2.1.1.2.1. : +ALLO/+SING/–EXCL/+TIERSING/ +DEI/ +GE.DET/+MASC (Pierre à Marie, reconnaissant Paul qui arrive :) On sera au moins trois à la réunion. [on = nous = moi + toi + lui] 1.1.2.1.1.2.2. : +ALLO/+SING/–EXCL/+TIERSING/+DEI/ +GE.DET/–MASC (Pierre à Marie, reconnaissant Julie qui arrive :) On sera au moins trois à la réunion. [on = nous = moi + toi + elle] 1.1.2.1.2. : +ALLO/+SING/–EXCL/+TIERSING/–DEI (par anaphore) 1.1.2.1.2.1. : +ALLO/+SING/–EXCL/+TIERSING/–DEI/–GE.DET (Pierre à Marie :) Ma secrétaire m'a dit que quelqu'un a téléphoné pour annoncer sa venue. On sera au moins trois à la réunion. [on = nous = moi + toi + quelqu'un(neutre)] 1.1.2.1.2.2. : +ALLO/+SING/–EXCL/+TIERSING/–DEI/+GE.DET 1.1.2.1.2.2.1. : +ALLO/+SING/–EXCL/+TIERSING/–DEI/+GE.DET/ +MASC (Pierre à Marie :) Paul m'a prévenu qu'il viendrait. On sera au moins trois à la réunion. [on = nous = moi + toi + lui] 1.1.2.1.2.2.2. : +ALLO/+SING/–EXCL/+TIERSING/–DEI/+GE.DET/ –MASC (Pierre à Marie :) Julie m'a prévenu qu'elle viendrait. On sera au moins trois à la réunion [on = nous = moi + toi + elle] 1.1.2.2. : +ALLO/+SING/–EXCL/–TIERSING (incluant plusieurs tiers) 1.1.2.2.1. : +ALLO/+SING/–EXCL/–TIERSING/+DEI (par déixis) 1.1.2.2.1.1. : +ALLO/+SING/–EXCL/–TIERSING/+DEI/–GE.DET (Pierre à Marie, voyant deux silhouettes se diriger vers eux :) On sera au moins quatre à la réunion [on = nous = moi + toi + eux (neutre)] 1.1.2.2.1.2. : +ALLO/+SING/–EXCL/–TIERSING/+DEI/+GE.DET 1.1.2.2.1.2.1. : +ALLO/+SING/–EXCL/–TIERSING/+DEI/ +GE.DET/+MASC (Pierre à Marie, reconnaissant Paul et Jacques qui arrivent :) On sera au moins quatre à la réunion. [on = nous = moi + toi + eux (masculin)] 1.1.2.2.1.2.2. : +ALLO/+SING/–EXCL/–TIERSING/+DEI/ +GE.DET/–MASC (Pierre à Marie, reconnaissant Julie et Anne qui arrivent :) On sera au moins trois à la réunion [on = nous = moi + toi + elles] 1.1.2.2.2. : +ALLO/+SING/–EXCL/–TIERSING/–DEI (par anaphore) 1.1.2.2.2.1. : +ALLO/+SING/–EXCL/–TIERSING/–DEI /–GE.DET (Pierre à Marie :) Ma secrétaire m'a dit que deux personnes ont téléphoné pour annoncer leur venue. On sera au moins quatre à la réunion. [on = nous = moi + toi + eux (neutre)] 1.1.2.2.2.2. : +ALLO/+SING/–EXCL/–TIERSING/–DEI /+GE.DET 1.1.2.2.2.2.1. : +ALLO/+SING/–EXCL/–TIERSING/–DEI /+GE.DET/+MASC (Pierre à Marie :) Paul et Jacques m'ont prévenu qu'ils viendraient. On sera au moins quatre à la réunion [on = nous = moi + toi + eux] 1.1.2.2.2.2.2. : +ALLO/+SING/–EXCL/–TIERSING/–DEI /+GE.DET/–MASC (Pierre à Marie :) Julie et Anne m'ont prévenu qu'elles viendraient. On sera au moins quatre à la réunion [on = nous = moi + toi + elles] 1.2. : +ALLO/–SING (amplification du locuteur à l'allocutaire pluriel) Cette section reprend l'intégralité de la section 1.1. de la présente arborescence, la valeur [+ALLO/–SING] remplaçant ici la valeur [+ALLO/+SING ]. [on = nous = moi + vous (+ lui/elle/eux/elles)] 2. : –ALLO (amplification du locuteur à un non-allocutaire) Cette section reprend l'intégralité de la section 1.1.2. de la présente arborescence, la valeur [–ALLO] remplaçant ici la valeur [+ALLO/+SING/–EXCL ]. [on = nous = moi + lui/elle/eux/elles] On pourrait encore complexifier cette arborescence en subdivisant la valeur [–TIERSING] dans les valeurs [+IDX.HOMO] (indexicalité homogène, subdivisée en [+DEI] ou [– DEI ]) – valeurs traitées dans la présente arborescence) et [–IDX.HOMO] (indexicalité hétérogène, composant anaphore et déixis – non traitée dans cette arborescence), pour rendre compte de valeurs comme celle de l'énoncé suivant : (Pierre à Marie, désignant Paul qui arrive :) Avec Jacques qui m'a prévenu qu'il viendrait, on sera au moins quatre à la réunion. Les divisions de l'arborescence II.b. permettent également de rendre compte de l'amplification de l'allocutaire (actualisée par vous et par son synonyme on –valeur « rhétorique »). Pour cela, on subdivisera les cinq traits différentiels de l'amplification de l'allocutaire ([ +IDX/+EXT/+ITL/–LOC/+EMP(AMP) ]) par les mêmes traits que ceux proposés pour les subdivisions de l'amplification du locuteur ([ +IDX/+EXT/ +ITL/+LOC/+EMP(AMP)]). Cette arborescence reprend l'intégralité de l'arborescence II.b. En l'occurrence, le remplacement de la valeur [+LOC] par la valeur [–LOC] aura pour effet de modifier comme suit les valeurs [+ALLO] et [–ALLO] de l'arborescence II.b. : 1. : +ALLO : amplification de l'allocutaire à un autre allocutaire 1.1. : +ALLO/+SING : amplification de l'allocutaire à un autre allocutaire singulier 1.2. : +ALLO/–SING : amplification de l'allocutaire à un autre allocutaire pluriel 2. : –ALLO : amplification de l'allocutaire à un non-allocutaire (singulier ou pluriel) Les traits [+IDX/–EXT] (indexicalité intratextuelle) dénotent les valeurs anaphoriquesde on (pouvant s'appliquer également à il, ils, elle, elles). Qu'elle relève d'une indexicalité exclusivement anaphorique, ou que cette dernière s'y compose avec les valeurs déictiques d'une amplification, l'anaphore peut prendre deux formes : (1) une anaphore stricte – notée [+IDX/–EXT/–EMP] –, rebaptisée dans notre terminologie anaphore non empathique (l'anaphorisé étant un morphème ou un groupe de morphèmes présent dans le co-texte de l'énoncé); le critère différentiel de cette anaphore non empathique est la commutation possible de on avec des pronoms dits « personnels » (il, elle, ils, elles) et sa non-commutation avec des « pronoms indéfinis » de quantification universelle (tous, chacun, tout un chacun, etc..) ou de quantification existentielle (quelqu'un, certains, d'aucuns, etc.); (2) une anaphore correspondant aux catégories dites classiquement « anaphore associative » ou « anaphore résomptive » – notée [+IDX/–EXT/+EMP] –, rebaptisée dans notre terminologie anaphore empathique (l'anaphorisé n'étant pas strictement un morphème ou un groupe de morphèmes présent dans le co-texte de l'énoncé, mais relevant d'une construction de sphère d'empathie); le critère différentiel de cette anaphore empathique est la non-commutation de on avec des pronoms dits « personnels » et sa commutation possible des « pronoms indéfinis » de quantification universelle ou existentielle. A la différence de l'anaphore stricte, l'anaphore empathique n'est pas le fait d'un pronom anaphorisant (catégorie [+PRO/+GN] de la grammaire générative) mais d'un groupe nominal (catégorie [–PRO/+GN] de la grammaire générative). En d'autres termes, cette anaphore se fonde sur une valeur « nominale » de on. C'est pourquoi sa description, dans la section 2. (anaphore empathique) de l'arborescence III., emprunte les traits de la valeur symbolique de on, décrits dans les sections 1.2. et 2. de l'arborescence IV. 1. : –EMP(anaphore non empathique) 1.1 : –EMP/+SING 1.1.1. : –EMP/+SING/–GE.DET J'ai vu son bébé ce matin. On n'a l'air en pleine forme ! 1.1.2. : –EMP/+SING/+GE.DET 1.1.2.1. : –EMP/+SING/+GE.DET /+MASC J'ai vu Pierre ce matin. On n'a pas l'air en forme ! 1.1.2.2. : –EMP/+SING/+GE.DET /–MASC J'ai vu Ségolène à la télé. Visiblement on fait des efforts pour paraître plus sérieuse. 1.2. : –EMP/–SING 1.2.1. : –EMP/–SING/–GE.DET J'ai vu les étudiants dans la rue. Visiblement on s'en donne à cœur joie ! 1.2.2. : –EMP/–SING/+GE.DET 1.2.2.1. : –EMP/–SING/+GE.DET /+MASC J'ai vu tes fils dans la rue. Visiblement on donne dans le style trash ! 1.2.2.2. : –EMP/–SING/+GE.DET /–MASC J'ai vu tes filles à la soirée. Visiblement on se prend pour des stars ! 2. : +EMP(anaphore empathique) [= arborescence IV., sections 1.2. et 2.] Le trait [–IDX] note une valeur non déictique et non anaphorique a priori. Cette valeur est dite ici symbolique, selon la terminologie de Peirce – et par commodité on remplacera le trait [–IDX] par son synonyme : [+SYM ]. A ce trait correspond une valeur syntaxique nominale ([ –PRO/+GN] dans la terminologie de la grammaire générative). Elle se laisse subdiviser en : (1) Une valeur universelle ([ +UNI]), correspondant à une quantification universelle, se subdivisant en : une valeur non empathique ou d'universalité stricte (on = quel que soit x appartenant à la classe[+HUM]),notée [+UNI/–EMP]; une valeur empathique ou d'universalité restreinte – construite par une sphère d'empathie à l'intérieur de la classe [+HUM] (on = quel que soit x appartenant à la sous-classe empathique X) –, notée [+UNI/+EMP ]. Dans ces deux versions de la valeur d'universalité, on peut être remplacé, peu ou prou, par des pronoms ou locutions comme tous, chacun, tout un chacun, n'importe qui, personne (dans un énoncé négatif), etc., s'entendant strictement ou dans une sphère restreinte. (2) Une valeur existentielle (correspondant à la quantification existentielle : on = il existe un x tel que …); dans cette valeur on peut être remplacé par quelqu'un, certains, d'aucuns, etc. Cette valeur, restrictive quant à la classe [+HUM ], implique la création d'une sphère d'empathie qui régit cette restriction. Le trait [+EMP] est donc inhérent à cette valeur – c'est d'ailleurs pour cette raison qu'il ne figure pas dans ses subdivisions, n'y jouant pas de rôle différentiel (au même titre que le trait [+HUM] dans l'ensemble de nos notations). Les valeurs d'universalité restreinte (valeur 1.2. de l'arborescence IV.) et existentielle (valeur 2. de l'arborescence IV.), tout en étant « nominales » – et parce qu'elles sont nominales – sont les valeurs supports de la valeur anaphorique empathique : c'est pourquoi elles apparaissent dans la section 2. de l'arborescence III (et, de fait, les exemples donnés pour ces valeurs dans l'arborescence IV. sont des exemples d'anaphores nominales). 1. : +UNI (valeur « universelle ») 1.1. : +UNI/–EMP (valeur d'universalité stricte) On a toujours besoin d'un plus petit que soi. 1.2. : +UNI/+EMP(valeur d'universalité restreinte) 1.2.1. : +UNI/+EMP/ – SING 1.2.1.1. : +UNI/+EMP/–SING/–GE.DET Dans ces nouveaux bus, on est ballottés dans tous les sens. 1.2.1.2. : +UNI/+EMP/ – SING/+GE.DET 1.2.1.2.1 : +UNI/+EMP/–SING/+GE.DET/+MASC Pendant la guerre, on se rasait une fois par semaine, on était crades. 1.2.1.2.2 : +UNI/+EMP/–SING/+GE.DET/–MASC Pendant la guerre, nous les infirmières, on était sommées de faire plaisir aux galonnés. 1.2.2. : +UNI/+EMP/+SING 1.2.2.1. : +UNI/+EMP/+SING/–GE.DET Tu sais comment se passe la vie d'étudiant… On prépare ses examens, on n'a plus le temps de voir ses amis 1.2.2.2. : +UNI/+EMP/+SING/+GE.DET 1.2.2.2.1 : +UNI/+EMP/+SING/+GE.DET/+MASC Quand on se rase le matin, en sifflant la chansonnette, en pensant à tout ce qu'on va faire 1.2.2.2.2 : +UNI/+EMP/+SING/+GE.DET/–MASC Après l'accouchement, on reste épuisée pendant plusieurs mois 2. : –UNI (valeur « existentielle ») 2.1. : –UNI/–NB.DET(nombre grammatical indéterminé) 2.1.1. : –UNI/–NB.DET/–GE.DET (genre grammatical indéterminé) A mon avis, on a déjà défendu cette opinion. 2.1.2. : –UNI/–NB.DET/+GE.DET(genre grammatical déterminé) 2.1.2.1. : –UNI/–NB.DET/+GE.DET/+MASC A la réunion des footballeurs, on a contesté le programme de cette année… 2.1.2.2. : –UNI/–NB.DET/+GE.DET/–MASC A la réunion des footballeuses, on a contesté le programme de cette année… 2.2. : –UNI/+NB.DET(nombre grammatical déterminé) 2.2.1. : –UNI/+NB.DET/+SING 2.2.1.1. : –UNI/+NB.DET/+SING/–GE.DET Regarde ces traces de pas. On est entré dans le jardin. 2.2.1.2. : –UNI/+NB.DET/+SING/+GE.DET 2.2.1.2.1. : –UNI/+NB.DET/+SING/+GE.DET/+MASC Hier, on a battu le record du 100 mètres masculin. 2.2.1.2.2 : –UNI/+NB.DET/+SING/+GE.DET/–MASC Hier, on a battu le record du 100 mètres féminin. 2.2.2. : –UNI/+NB.DET/–SING 2.2.2.1. : –UNI/+NB.DET/–SING/–GE.DET Tu entends ? On chante la Marseillaise dans le stade. 2.2.2.2. : –UNI/+NB.DET/–SING/+GE.DET 2.2.2.2.1. : –UNI/+NB.DET/–SING/+GE.DET/–MASC Si cette photo de moi est publiée, je suis sûr qu'on me demandera en mariage ! 2.2.2.2.2. : –UNI/+NB.DET/–SING/+GE.DET/+MASC Si cette photo de moi est publiée, je suis sûre qu'on me demandera en mariage ! Cette grammaire n'est qu'une esquisse, réalisée dans le cadre de travaux en cours. Dans la mesure où elle ne saurait suffire à analyser, dans tout le détail requis, les corrélations entre grammaire de langue et grammaire des genres, elle devra être complétée ultérieurement par des grammaires sémiotiques des signifiés verbaux avec lesquels on entre en relation de dépendance structurale : signifié de désinence (temps et mode verbaux) et d'auxiliarisation, signifié « lexical » du radical verbal. Une telle approche devrait faire apparaître, dans des grands corpus, des régularités dans les corrélations entre, d'une part, des traits de genre et, d'autre part, des configurations de traits de ces grammaires sémiotiques . | Cet article, constituant un triptyque avec ceux de Denise Malrieu et de Créola Thénault, entend contribuer au programme épistémologique qui se précise aujourd'hui à la lecture des textes saussuriens originaux: le programme d'une linguistique double, unissant dans un lien de complémentarité linguistique de la langue et linguistique de la parole. Dans cette perspective, le présent article propose une grammaire différentielle du morphème on; l'article de Denise Malrieu analyse l'actualisation des traits de cette grammaire différentielle dans un corpus de textes de Marguerite Duras et Stendhal (linguistique de la parole) et dont l'article de Créola Thénault étudie la traduction en roumain dans un sous-ensemble du corpus de Denise Malrieu (linguistique de la parole). | linguistique_11-0197418_tei_447.xml |
termith-673-linguistique | L'abondante littérature publiée ces dernières années dans le champ de l'analyse de la pratique en formation (voir Marcel et al., 2002; Relieu et al., 2004; Plazaola Giger et Stroumza, 2007) opère souvent, et non sans (bonnes) raisons, une distinction méthodologique entre l'observation des pratiques et l'étude des discours sur les pratiques. Si la première démarche revient généralement pour le chercheur à prêter attention aux comportements des acteurs en situation et à centrer les observations sur les dynamiques de l'action « située », la seconde s'applique à aménager des espaces discursifs et des temporalités spécifiques permettant un retour réflexif des acteurs sur leur activité. Des techniques d'entretien diverses et aujourd'hui abondamment pratiquées dans la recherche et la formation (l'entretien d'explicitation, l'instruction au sosie, l'entretien en auto-confrontation, etc.) relèvent clairement de cette seconde orientation. L'objectif de cette contribution est de remettre en question le caractère étanche de cette distinction et d'explorer quelques-unes des réalités discursives qui se déploient parfois à la marge des démarches ainsi opposées. En particulier, il s'agira de constater que, dans les démarches d'observation de la pratique telles qu'elles sont conduites par le chercheur dans son rapport avec les professionnels en activité, des formes spontanées et situées d'explicitation sont parfois proposées par les praticiens, en rapport avec les activités en cours d'accomplissement. Ce sont ces formes langagières qui seront désignées ici comme des « explicitations situées » et que nous proposons de considérer comme des formes particulières de discours professionnels. Ces formes situées de l'explicitation nous intéressent en ce qu'elles apportent un éclairage à propos de deux ordres de questionnements qui nous apparaissent comme des structurants majeurs de la recherche sur les processus de professionnalisation. Le premier ordre de questionnement est de nature épistémologique et a trait à la nature des savoirs qui fondent une pratique professionnelle, que celle -ci relève de l'enseignement en milieu scolaire ou de toute autre profession. Le second ordre de questionnement est de nature davantage méthodologique et concerne les conditions auxquelles ces savoirs peuvent être rendus visibles dans les discours produits par les professionnels eux -mêmes. De ce point de vue, cet article visera à éprouver empiriquement la valeur heuristique de ces explicitations situées de l'action en contribuant à éclairer les questions suivantes : quelles formes d'interprétation de leur agir les professionnels peuvent-ils produire en cours d'accomplissement de leur activité ? Quelles dimensions de l'activité ressortent de leurs discours et quelles sortes de savoirs sont rendues visibles à cette occasion ? Les formes situées de l'explicitation de l'action viennent-elles faciliter l'accès aux savoirs sous-jacents à la pratique professionnelle ? Quelles en sont les potentialités propres et les limites, pour une compréhension accrue des processus de professionnalisation ? Pour esquisser des éléments de réponse à ces questions, nous centrerons notre propos sur le champ de la formation professionnelle initiale portant sur des métiers techniques. Ce ne sont donc pas des discours d'enseignants en formation qui feront l'objet de notre analyse, mais des discours de formateurs d'apprentis, adressés à des chercheurs, et recueillis dans le déroulement même des activités de formation accomplies et observées. Ces réflexions s'adossent à un programme de recherche que nous conduisons depuis 2005 dans le champ de la formation professionnelle initiale en Suisse et dans lequel nous cherchons notamment à mieux connaitre les éléments de compétence sur lesquels s'organise l'activité des enseignants et des formateurs de la formation professionnelle (Filliettaz, de Saint-Georges et Duc, 2008, 2009, 2010). À cette fin, des méthodes ethnographiques d'orientation interactionnelle ont été mobilisées dans le but de mieux comprendre comment les formateurs mettent en circulation des savoirs à l'occasion d'interactions impliquant des apprentis. Dans un important corpus d'enregistrements audio-vidéo documentant des activités de formation authentiques accomplies en situation de formation et de travail, nous avons également entrepris récemment de repérer et d'étudier des séquences spécifiques durant lesquelles, en cours d'enregistrement, les formateurs s'adressent spontanément au chercheur-observateur dans le but de commenter certaines des propriétés des activités en cours d'accomplissement. Dans cet article, nous présentons, sous la forme d'une étude de cas, quelques-unes des séquences d'interaction ainsi recueillies avec un double objectif : celui d'abord de mettre en évidence des éléments de savoir qui sous-tendent l'activité des formateurs et tels qu'ils sont portés à l'attention du chercheur à l'occasion de ces explicitations spontanées; celui ensuite de réfléchir aux implications identitaires d'une telle explicitation de ces savoirs pour les formateurs eux -mêmes. Nous pensons ainsi pouvoir éclairer quelque peu la nature des rapports qui se tissent, chez ces formateurs, entre leur pratique professionnelle et les savoirs qui les sous-tendent. La formation professionnelle initiale telle qu'elle est organisée en Suisse prend généralement place dans une pluralité de lieux et d'institutions de formation : des écoles professionnelles, des places de travail en entreprise et des centres de formation (Dubs, 2006). Les apprentis y côtoient une vaste palette de professionnels, dont certains sont des enseignants professionnels et d'autres des travailleurs expérimentés endossant, occasionnellement ou sur une base régulière, une responsabilité d'encadrement ou de formation. C'est à cette seconde catégorie de formateurs qu'appartient le professionnel dont nous étudierons le discours dans les extraits ci-dessous. Ces extraits ont été enregistrés dans le contexte d'un centre de formation professionnelle d'une entreprise publique du canton de Genève, dont les apprentis engagés dans une formation technique disposent d'une initiation d'une durée de quatre mois, destinée à leur permettre de construire des aptitudes techniques de base avant d'effectuer divers stages au sein de l'entreprise. L'atelier dont il est question ici porte sur la mécanique générale. Il est animé et encadré par un employé, qui endosse ici ponctuellement un rôle de formateur, mais qui ne dispose pas d'une formation pédagogique particulière le préparant à ces tâches. Dans cet atelier de mécanique générale, les jeunes en formation apprennent à maitriser des techniques de base en lien avec la transformation du métal : le limage, le traçage, le perçage, le taraudage, etc. Après une initiation de sept semaines, le formateur en charge de cet atelier soumet les apprentis à une tâche inhabituelle, dont la consigne est de réaliser une pièce métallique selon un plan, et ce sans explication supplémentaire et sous contrainte de temps. Les apprentis ont une journée entière pour fabriquer cette pièce, qui combine l'ensemble des techniques apprises à ce jour (voir le produit final dans l'illustration 1 ci-dessous). Outre la réalisation de chanfreins, de trous et d'inscriptions, cette tâche comporte également une difficulté supplémentaire que les apprentis n'ont encore jamais rencontrée et pour laquelle ils doivent faire preuve de créativité. La difficulté consiste à réaliser une encoche arrondie dans la partie inférieure droite de la pièce. Le premier extrait prend place peu de temps après la distribution de la consigne. Il est encore tôt le matin, et les apprentis s'engagent rapidement dans la tâche de sorte à ne pas perdre de temps (voir l'image 2). Alors que les apprentis commencent par limer leur pièce pour la mettre à la cote, le formateur (FOR) s'approche du chercheur (CHE) et propose le commentaire suivant de l'activité en cours de réalisation. Cette séquence d'interaction est spontanément initiée par le formateur (« alors là aujourd'hui au fait ils vont faire beaucoup d'erreurs » [l. 1]). Elle met en lumière certains savoirs sous-jacents à la situation et qui portent sur différentes dimensions de cette activité collective. Ce sont d'abord des savoirs à caractère technique en lien avec l'activité en cours d'accomplissement qui sont rendus visibles dans le discours de ce formateur (« alors il faut mettre d'équerre la première face/ après on met d'équerre la deuxième face et deux longueurs en fait » [l. 5]). À cette occasion, le formateur porte à l'attention du chercheur l'organisation processuelle de la tâche et la séquence d'opérations que les apprentis doivent suivre pour la réaliser. Cette séquence permet ensuite de mettre en évidence une forme de capacité diagnostique du formateur dans la situation, centrée en particulier sur les comportements des apprentis et leur engagement dans la tâche. Le formateur mentionne premièrement l'état de tension apparent des apprentis, qu'il justifie à l'aide de prises d'informations dans l'environnement : « ils sont un petit peu stressés vu qu'ils ont un temps qui est donné » (l. 1), « donc là on voit qu'il sont sous pression parce qu'il y a des pièces qui tombent/ des positions qui sont pas justes/ » (l. 6). Ce sont également des erreurs dans le positionnement du corps lors de l'activité de limage qui sont relevées : « alors on peut déjà voir déjà certains qui : qui : qui sont pas corrects/ qui sont pas en bonne position » (l. 3). Enfin, ce sont des attitudes générales des apprentis à l'égard de la tâche qui font l'objet de commentaires : « puis en fait y a pas de réflexion avant de commencer la pièce\ qu'est -ce qu'il faut que je fasse/ pourquoi comment/ », « ils foncent dessus sans se poser la question » (l. 8). Cette séquence d'interaction se compose également de nombreux énoncés à caractère anticipatoire, dans lesquels le formateur fait des prédictions sur des états à venir de l'activité en cours d'accomplissement. Ces prédictions portent tantôt sur des propriétés générales du déroulement des activités collectives (« alors là aujourd'hui au fait ils vont faire beaucoup d'erreurs » [l. 1]), tantôt sur des spécificités de certains apprentis (« puis on verra certains d'ici cinq minutes ils vont se dire ah/ non il faut que je modifie il faut que je fasse comme ça comme ça comme ça\ » [l. 9]; « puis d'autres qui vont y voir quand ce sera trop tard\ » [l. 10]). C'est ainsi une forme de différenciation entre certaines catégories d'apprentis qui semble ici mise en œuvre, et qui anticipe des trajectoires variables dans la conduite de la tâche. Ces éléments de différenciation entre apprentis trouvent des formes d'expression plus précises dans la suite des échanges entre le formateur et le chercheur. La séquence retranscrite ci-dessous intervient environ une heure après la précédente. Les quatre apprentis présents dans l'atelier (Terry, Antoine, Brian, Daniel) ont avancé dans le limage de leur pièce métallique, mais des différences dans le rythme de travail commencent à se manifester. Dans l'extrait 2, c'est désormais le chercheur qui sollicite le formateur et qui l'interroge d'abord sur le rythme de progression des apprentis (« ils sont dans les temps/ » [l. 2]), puis sur les différences perceptibles entre ceux -ci (« y a pas trop de différence de/ de timing ils sont assez euh » [l. 4]). Cette nouvelle séquence d'interaction permet au formateur de rendre explicites des éléments de différenciation qu'il perçoit entre les apprentis. Ces éléments de différenciation prennent la forme de catégorisations successives, dans lesquelles les apprentis sont regroupés selon plusieurs caractéristiques. D'abord le degré de précision dans la conduite de l'activité de limage : « y a Terry on voit qu'il cherche beaucoup plus la petite bête que Brian ou Daniel » (l. 5). Ensuite les variations rythmiques dans la progression de la tâche : « donc Antoine je me fais pas trop de soucis parce qu'il est un petit peu plus rapide/ » (l. 5). Enfin des logiques d'influences qui s'exercent réciproquement entre des sous-groupes d'apprentis : « et en fait Antoine tire Brian/ et Terry lui il est tout seul je dirais il joue tout seul/ et puis en fait Daniel il regarde un petit peu ce qui se passe derrière pour rester un peu dans les temps\ » (l. 5). On notera à ce propos que l'agencement de l'espace et la disposition des apprentis dans l'atelier ne sont pas sans influences sur cette catégorisation. Comme le montre bien l'illustration 3 ci-dessus, Brian et Antoine travaillent côte à côte et partagent un même espace visuel, alors que Terry et Daniel occupent des établis distincts et d'où l'activité des autres apprentis n'est pas immédiatement accessible visuellement. Ce sont ainsi d'une certaine manière les effets de cette écologie spatiale qui sont rendus manifestes dans le discours du formateur. En résumé, on voit dans les deux séquences présentées ci-dessus comment les formes situées de l'explicitation de l'action ne thématisent pas seulement les dimensions techniques de l'activité en cours d'accomplissement, mais aussi ses dimensions proprement formatives. Ce sont en effet moins les gestes professionnels en tant que tels qui font l'objet de commentaires que l'activité des apprentis telle qu'elle se déploie dans un milieu configuré par le formateur à des fins d'apprentissage. À ce titre, les discours échangés avec le chercheur ne témoignent plus seulement d'une expertise professionnelle technique; ils mettent en œuvre une capacité réflexive, et partant une identité discursive, qui porte sur les dimensions didactiques de l'activité : la mise à disposition d'une consigne, la fixation de contraintes temporelles, la capacité de diagnostiquer des erreurs et d'interpréter des attitudes chez les apprentis, la catégorisation des apprentis selon leurs spécificités, l'anticipation des états futurs de l'activité et de la durée des étapes qui la constituent. L'analyse de ces productions discursives permet de souligner à la fois la complexité et l'hybridité des verbalisations produites par les formateurs dans ces contextes d'interaction particuliers. Dès lors qu'elles portent fréquemment sur les activités en cours d'accomplissement et qu'elles en proposent des formes interprétatives spécifiques, ces productions discursives mobilisent d'abord des aptitudes réflexives de la part des formateurs et configurent des espaces de parole dans lesquels la pratique devient un objet de pensée signifiant pour eux. Dans ce sens, ces verbalisations semblent bien réaliser des formes d'élaboration de l'action ou du moins des explicitations de l'expérience vécue, que celle -ci porte sur la pratique du métier (les gestes professionnels, l'organisation processuelle d'une technique, etc.) ou plus spécifiquement sur le rôle de formateur endossé en contexte par ces travailleurs (l'évaluation des conduites des apprentis, le repérage et l'anticipation des difficultés d'apprentissage, etc.). Mais d'un autre point de vue, ces espaces d'élaboration de l'expérience ne sont pas coupés des contextes d'action dont ils précisent la signification. Ils sont au contraire fortement « situés » dans les environnements à la fois pratiques et matériels dans lesquels ils se déploient. Cette accessibilité des ressources propres à l'accomplissement pratique de l'action génère d'abord des conduites spécifiques dans les interactions observées, comme par exemple la référence à des arrangements spatiaux mutuellement partagés (ex. la disposition des apprentis dans l'atelier). Elle implique également des logiques de synchronisation avec la conduite des activités réalisées, dont la nature et les conditions de déploiement peuvent favoriser ou au contraire inhiber des espaces potentiels d'explicitation. Dans les extraits présentés, c'est par exemple la nature même de la tâche proposée aux apprentis (i.e. la réalisation d'une pièce métallique de manière autonome et sans assistance) qui renforce la disponibilité du formateur pour des échanges avec le chercheur. Nous proposons donc de désigner ces formes hybrides de verbalisation de l'agir comme des « explicitations situées », de sorte à faire ressortir les deux ingrédients majeurs qui les constituent. Ces formes situées de l'explicitation procèdent d'une double contextualisation, dès lors qu'elles font référence à la fois à un engagement du formateur en direction des apprentis et à une orientation en direction du chercheur-observateur. Cette double logique d'organisation du discours qui sous-tend les formes situées de l'explicitation permet à nos yeux de dépasser les logiques d'opposition parfois tranchées qui caractérisent différentes approches possibles des productions discursives dans leur rapport aux savoirs professionnels. Pour les tenants de la perspective « située » d'orientation ethnométhodologique par exemple, la posture « naturaliste » de l'observation vise à reconstituer la signification des conduites à partir d'un point de vue endogène et dynamique, dans lequel les acteurs se signalent mutuellement la manière dont ils s'orientent dans l'activité collective (Goodwin, 2000). Dans cette perspective, les verbalisations échangées constituent des ressources de cette coordination située et les savoirs professionnels s'y trouvent incorporés en tant qu'ils sont rendus publiquement interprétables par les participants à l'interaction. Dans cette perspective également, la conduite d'entretiens rétrospectifs ne constitue ni une nécessité ni même une condition suffisante pour interpréter les pratiques professionnelles. Au contraire, elle revient à mettre en place une activité à part entière, dont les liens de continuité avec la première sont difficiles à établir, et dont les enjeux et les modes de rationalité obéissent à des logiques propres (Mondada, 2005, p. 26). Pour les représentants du courant francophone d'analyse de l'activité d'orientation ergonomique en revanche, l'activité de travail et les savoirs qui lui sont liés ne sont pas interprétables en-dehors des verbalisations à postériori proposées par les acteurs eux -mêmes (Clot, 1999; Saujat, 2009). Theureau (2004, p. 15) par exemple souligne les paradoxes constitutifs des thèses ethnométhodologiques, qui postulent l'accès par l'observateur à des réalités qui échapperaient à la rationalité des acteurs eux -mêmes. Et il développe, dans le cadre de la méthode du « cours d'action », une technique d'entretien visant à reconstituer des formes de verbalisation à la fois distinctes de l'effectuation de l'action, mais présentant elles -mêmes un caractère situé et incorporé. La sollicitation et l'analyse de formes situées de l'explicitation ne prétendent pas se substituer à l'une ou l'autre des positions en présence. Elles visent au contraire à souligner que des formes hybrides existent à l'intersection de ces approches, et que des discours professionnels peuvent être produits à la fois en action et à propos de celle -ci. Plus particulièrement, la démarche adoptée ici vise à montrer que la « mentalité analytique », propre aux approches interactionnelles, peut s'appliquer non plus seulement aux interactions didactiques elles -mêmes (Guernier, Durand-Guerrier et Sautot, 2006), mais également aux échanges spontanés ou provoqués impliquant le chercheur dans le cours de l'activité d'observation. Dans cette perspective, résolument interactionnelle, la démarche d'explicitation est elle -même vue comme un accomplissement pratique procédant d'une logique à la fois dynamique et collective. Comme le montrent les données étudiées, la mise en visibilité des savoirs d'action par les formateurs résulte d'une construction progressive, façonnée par le processus interactionnel lui -même et son ordonnancement séquentiel. Le chercheur n'est pas absent de cette élaboration. Il lui arrive de l'initier, de l'encourager, ou encore de la reproduire, comme par exemple dans les extraits 1 et 2, dans lesquels des catégories initialement proposées par le formateur (« ils sont un petit peu stressés vu qu'ils ont un temps qui est donné » [extrait 1, l. 1 ]) sont ensuite reprises par le chercheur à l'occasion d'un état ultérieur d'avancement de la tâche (« ils sont dans les temps/ » [extrait 2, l. 1]). C'est en ceci que les formes situées de l'explicitation gagnent à être envisagées non plus seulement comme des contenus verbalisés, mais aussi comme des processus d'accomplissement dynamiques qui rendent ces contenus accessibles à l'analyse. Dans cet article, nous avons porté notre attention sur des discours professionnels qui se déploient à la marge des démarches de recherche classiquement adoptées dans le champ des sciences du travail et de la formation. Au terme de ce parcours, il importe d'en questionner à la fois les potentialités et les limites. Les formes situées de l'explicitation de l'action relèvent-elles d'un écueil méthodologique dans lequel il faudrait éviter de tomber ou constituent-elles au contraire une ressource qu'il n'est pas inintéressant d'explorer, voire de reproduire, dans la recherche en formation professionnelle ? D'un point de vue méthodologique, l'hybridité manifeste dont relève l'explicitation située n'est pas sans dangers. Pour les tenants de la perspective ethnométhodologique conversationnelle, elle constitue sans doute un résidu manifeste d'une forme d'intrusion du chercheur dans les réalités qu'il observe et, partant, une concession de taille aux exigences d'une démarche « naturaliste » dans laquelle l'observateur cherche à minimiser autant que possible ses effets sur la situation. À l'inverse, pour les tenants de démarches plus cliniques ou sémiologiques en analyse de l'activité, les contingences propres à la réalisation du travail n'offrent pas les conditions favorables à la verbalisation, les temporalités de l'effectuation de l'activité étant peu propices aux élaborations rétrospectives. Dans cette mouvance, les techniques d'entretien classiquement employées dans ce champ (l'explicitation, l'instruction au sosie, l'auto-confrontation simple ou croisée) visent précisément un dépassement de ces limites et la mise en place de conditions qui permettent véritablement le développement de formes élaborées de telles explicitations. Ainsi donc, l'émergence de formes situées d'explicitations relèverait-elle davantage d'un métissage inclassable, voire d'un éclectisme méthodologique mal maitrisé. Pourtant, selon une logique alternative, les sortes de réalités empiriques que nous avons relevées et proposé d'étudier ici ne semblent pas sans intérêt dans le cadre d'une approche discursive des processus de professionnalisation. Et ce, pour deux raisons au moins, qui méritent d' être mentionnées. La première raison a trait aux possibilités qu'offrent les formes situées d'explicitation de mettre en visibilité la diversité et la complexité des savoirs professionnels qui sous-tendent les pratiques d'enseignement et de formation et, plus généralement, les rapports que les professionnels entretiennent avec ces savoirs. Dans une publication récente, Vanhulle (2009) identifie par exemple quatre catégories de savoirs en lien avec la professionnalisation des enseignants dans des dispositifs de formation : a) les savoirs académiques, qui se rapportent aux domaines scientifiques de référence et qui permettent de fonder la profession; b) les savoirs institutionnels, correspondant aux attentes sociales et aux réalités organisationnelles de l'enseignement; c) les savoirs de la pratique, mis à disposition par les membres experts de la profession; d) et enfin les savoirs expérientiels, que les acteurs se forgent dans leur parcours biographique propre. Or, il n'est pas inintéressant d'observer qu'en dépit du contexte éducatif singulier qui nous concerne ici, ce sont bien des savoirs en lien avec une pluralité de ces catégories qui semblent mis en circulation dans les discours produits par le formateur. Comme nous l'avons esquissé ici, ces verbalisations portent fréquemment sur les savoirs de référence en lien avec une pratique professionnelle (ex. comment mettre les longueurs d'une pièce à l'équerre). À d'autres moments, elles portent davantage sur les dimensions proprement didactiques de l'activité telles qu'elles se rapportent aux enjeux institutionnels liés à l'organisation d'un centre de formation (ex. le choix de la tâche et la nature des consignes mises à disposition). Enfin, ces verbalisations ne sont pas sans rapports avec l'expérience pratique accumulée par le formateur, et qui conduit ce dernier à diagnostiquer certaines difficultés d'apprentissage ou à anticiper des rythmes de progression dans l'activité des apprentis. C'est donc en ce qu'elles rendent à certains égards accessibles des savoirs à la fois techniques, institutionnels, pratiques et expérientiels que les formes de verbalisation étudiées ici nous semblent constituer, au-delà de leur hybridité constitutive, une réelle valeur heuristique pour la recherche en formation professionnelle. La deuxième raison pour laquelle l'étude des formes situées de l'explicitation semble prometteuse réside dans la possibilité qu'elle offre de verbaliser l'expérience dans un cadre communicationnel certes influencé par la présence du chercheur, mais qui ne se coupe pas des conditions réelles d'effectuation du travail. Dans les données constituées et analysées ici, le chercheur endosse en effet une posture bien particulière. Il se positionne comme une instance d'observation qui ne se dissout ni dans le point de vue radicalement endogène des membres, ni dans celui d'une expertise exogène, visant à prescrire ou évaluer les pratiques attestées au nom de savoirs issus de la recherche. Cette posture nous parait particulièrement propice à la sollicitation et à l'accompagnement d'une démarche réflexive, dès lors qu'elle invite les formateurs à rendre leur activité interprétable dans un contexte à la fois distinct de leur environnement de travail habituel, mais qui en constitue une forme d'expérience proche. Cette proximité n'est sans doute pas étrangère au caractère souvent spontané des démarches réflexives observées. Elle pourrait contribuer à dépasser ce qui constitue un écueil maintes fois relevé dans les démarches d'analyse de l'activité d'inspiration ergonomique à propos des professions techniques (Boutet, 1995) : la difficile verbalisation du travail et l'absence de mots et de genres de discours constitués pour dessiner dans ses subtiles nuances les contours de l'expérience professionnelle. Dans cette perspective, l'aménagement de tels espaces discursifs peut être vu comme une opportunité de développement professionnel des formateurs, et une occasion pour eux d'endosser des identités complexes, à l'intersection d'une compétence technique et d'une compétence didactique. Ces espaces discursifs sont certes difficilement transposables à l'ensemble des contextes éducatifs, mais ils nous semblent constituer un outil particulièrement adapté aux réalités de l'activité des formateurs de la formation professionnelle initiale . | Dans les démarches d'observation de la pratique telles qu'elles sont conduites par le chercheur dans son rapport avec les professionnels, des formes spontanées et situées d'explicitation sont parfois proposées par les praticiens, en rapport avec les activités en cours d'accomplissement. Ces formes spontanées de l'explicitation nous intéressent en ce qu'elles rendent visibles des rapports aux savoirs issus de la pratique. Dans cet article, des données empiriques consistant en des échanges spontanés entre chercheurs et formateurs dans le champ de la mécanique permettent de mettre en évidence la diversité des savoirs mobilisés par les formateurs et la manière dont ceux-ci se positionnent à l'égard d'une professionnalité à la fois technique et didactique. | linguistique_12-0173334_tei_485.xml |
termith-674-linguistique | Parmi la pluralité des formes prises par l'activité critique au cours de l'histoire (libelle, diatribe, satire, censure politique, condamnation morale, etc.), le pamphlet constitue, en tant qu'écrit violent et traditionnellement court visant une personne, un groupe, une institution ou un système d'idées et de représentations, l'une des modalités littéraires d'accès à la dénonciation publique d'un état du monde. Avant de considérer le pamphlet lui -même dans sa dimension théorique, nous souhaiterions revenir brièvement à sa source, c'est-à-dire à l'exercice social de la critique. Dans son acception courante, cette dernière désigne une opération prise en charge par un individu en situation d'extériorité, en vue d'établir un jugement sur des œuvres (actions, productions) ou des êtres, par l'intermédiaire d'une mise en procès justifiée du fait d'un arrachement, revendiqué par le critique, aux cadres ordinaires de la pensée. Elle prend, derrière le jugement porté, le tour d'une « plainte » (Walzer, 1996, p. 15-21), d'une déploration qui s'exerce à l'égard d'une « grandeur » sociale, laquelle se trouve dès lors dégradée sous l'effet de la prise de parole. Aussi, une opération de ce type se propose -t-elle de révéler l'espace qui sépare l' être, forcément défaillant ou malin, du devoir être, en mettant « l'accent sur l'écart entre un idéal normatif et des situations où cet idéal est bafoué » (Boltanski, Claverie, 2007, p. 414), dévoyé, négligé. Cette opération s'énonce sur le mode de l'agression verbale et ambitionne, dans la vectorisation qui la caractérise, de faire ressortir par contraste les fautes, les défauts ou les carences de ce qui, soumis à l'investigation, fait l'objet d'un « libre » passage au crible ouvrant sur une hiérarchie particulière des normes et des préférences, que le discours vise à imposer. De fait, un tel discours se trouve généralement conçu comme « blâme » – c'est d'ailleurs ce que souligne Émile Littré dans son Dictionnaire de la langue française : la critique, c'est le « blâme qu'on déverse sur autrui » (Littré, 1873, p. 903). La violence dans les mots, au moins comme potentialité, ne saurait donc être à la marge de la critique, dans la mesure où l'attaque et le reproche demeurent au centre, ou mieux à la racine de cette entreprise de la parole propre à blesser, qui soutient la construction de soi dans la déconstruction, sinon la destruction de l'autre – qu'il s'agisse ici d'une personne physique ou d'une idée. En s'en prenant à ce qui fait l'objet d'une « reconnaissance », la critique sociale se pose et même s'impose comme une remise en cause des catégories communes de perception et de définition des êtres et des choses. Elle forme une modalité discursive de première personne, au champ d'extension très vaste, fondée sur le principe de l ' agôn, du combat – que signale l'adoption d'une posture d'opposition, l'exhibition du discours comme contre-discours. C'est pourquoi il semble difficile d'établir en son sein des limites qui interdiraient à un énoncé, y compris extrême, voire de mauvaise foi, d'accéder au rang de critique. La critique sera sans doute, dans de tels cas, peu éclairée, hâtive, infondée, elle n'en demeurera pas moins une « critique », en d'autres termes un jugement porté sur un évènement du monde (au sens large), un avis évaluatif relatif à un état de choses et témoignant d'un certain rapport à celui -ci. Le pamphlet, inscrit de plein droit dans l'écriture agonique, correspond bien à une procédure de mise en accusation par laquelle une instance singulière prend la plume pour contester avec véhémence et à grand renfort de pathos la qualification d'une partie circonscrite du monde empirique : cette justice n'est pas une justice, ce héros n'est pas un héros, cette démocratie n'est pas une démocratie… Les apparences sont trompeuses, le « faux » s'est substitué au « vrai », il faut dénoncer l'imposture avec force afin de rétablir l' être véritable non réalisé dans ses qualités propres, qualités dont la réalité atteste de l'insoutenable détournement. Dans son Pamphlet des pamphlets, Paul-Louis Courier donne une des premières définitions de ces « petits écrits éphémères, ces papiers » (Courier, 1824, p. 9) caractérisés par leur mobilité et les circonstances de leur production, et confirme, au besoin, la mauvaise réputation, mais aussi le gout populaire pour un tel exercice de style : Qui dit pamphlet dit un écrit tout plein de poison. De poison ? Oui, Monsieur, et de plus détestable, sans quoi on ne le lirait pas. On ne le lirait pas, s'il n'y avait du poison ? Non, le monde est ainsi fait; on aime le poison dans tout ce qui s'imprime. (Courier, 1824, p. 7) Le poison, le fiel, l'amertume, la haine, le ressentiment, voilà les composantes d'un discours corporellement enraciné, témoin d'un monde en ruine, au nom duquel un critique solitaire porté par l'évidence d'une « vérité à ses yeux aveuglante, […] animé d'un impératif de for intérieur » (Angenot, 2005, p. 38-39) ferait entendre sa voix supposée inaccessible à une communauté dont il arbore comme un emblème, une marque de fabrique, l'immanquable rejet. Depuis l'étude inaugurale de Marc Angenot, remarquable pour son érudition et l'essai typologique qu'elle propose, étude à laquelle les travaux publiés depuis lors sont éminemment redevables, une confusion importante et largement diffusée demeure, à notre avis, quant à la distinction du pamphlétaire et du polémique comme registres de discours. En effet, malgré l'effort d'analyse fourni pour différencier la satire, la polémique et le pamphlet, il nous semble que l'inscription de ce dernier dans l'univers du polemos conduit à brouiller ce qui détermine en propre deux rapports au sens, mais aussi deux projets langagiers extrêmement différents. Le flou induit par cette méprise première sur l'identité de l'un comme de l'autre a tendance à compliquer l'identification même du pamphlet au sein de la « littérature de combat ». Notre ambition n'est certes pas de régler le problème une fois pour toutes, ni surtout d'épuiser un débat qui se doit d'avoir lieu, mais d'éclairer un certain nombre de points théoriques autant que méthodologiques, afin de mieux comprendre – et c'est l'hypothèse que nous formulons – ce qui se joue, ou plutôt, ce qui s'est joué massivement jusqu' à ce que la « topique » des droits de l'homme, topique post-deuxième guerre mondiale, devienne dominante et rende impossible, dans une large mesure, la pratique du pamphlet en tant que tel. Lorsque l'idée nouvelle de « dignité », héritée du désastre, a supplanté celle de « liberté » issue des Lumières, le pamphlétaire – pour des raisons dépassant l'évolution des dispositions strictement légales – s'est trouvé exclu du champ même de la parole, obligé, lui aussi, de reconstruire, de recomposer son verbe amputé, soupçonné de collaboration (parfois à juste titre) sur les cendres de la catastrophe. Pour autant, notre propos n'est nullement de proclamer la mort du pamphlet, ni bien sûr d'adopter une démarche normative pour condamner cet usage des mots ou la posture qui le supporte, mais, au contraire, de montrer en quoi il a pu constituer une tentative historiquement circonscrite – trouvant son apogée à la fin du 19 e siècle – visant à renouveler dans ses formes la critique sociale, et dont la stabilisation rhétorique, déjà problématique, s'est trouvée fondamentalement mise en échec par le remplacement de la topique dominante. Après avoir précisé, dans une première partie, la séparation essentielle entre le polémique et le pamphlétaire, puis considéré toute l'ambigüité des motivations épidictiques de ce dernier, nous nous attacherons, dans une seconde partie, à analyser, tout particulièrement dans le cas français, l'intenable perpétuation du registre pamphlétaire dans l'ère des droits de l'homme en l'illustrant par le cas de Jacques Vergès. Comme le fait remarquer Aristote au premier livre de sa Rhétorique, il est finalement plus honteux de ne pas savoir se défendre par la parole que par le corps, car l'usage de ce dernier à des fins défensives est moins propre à l'homme que celui des mots (Aristote, 1991, p. 75). Ainsi établit-il une hiérarchie stricte entre la violence physique et la violence verbale, laquelle fonctionne dès lors comme alternative ou substitut à la première – qui se trouve dégradée par le fait qu'elle déborde le champ de l'humain –, lorsqu'il s'agit, d'une part, de résister à l'agression d'un « adversaire armé qu'il faut frapper et repousser », et d'autre part d'accuser, c'est-à-dire de prendre l'initiative de l'attaque en inaugurant le combat. S'engager par la parole et miser sur les capacités persuasives de celle -ci, c'est remplacer le corps à corps par le mot à mot, accepter les contraintes autant que l'efficace pouvoir du dire et déplacer le différend originel en un lieu où le pouvoir des mains serait inefficace. Aussi nous parait-il légitime d'affirmer que l'art rhétorique gère les conditions d'exercice de l'affrontement verbal ou, pour l'expliquer autrement, qu'il rend possible la rencontre de deux antagonistes sur un terrain commun où les arguments de chacun (parfois outranciers, abusifs ou, justement, discutables) se trouvent mis à l'épreuve. Nous serions donc tentés d'affirmer que le phénomène polémique réside au fondement de cette pratique discursive, ce que vient notamment confirmer sa généalogie, selon laquelle la rhétorique est apparue initialement comme un moyen de transporter les conflits de personnes dans le monde du droit, où pouvait désormais s'exercer la force par les mots. Il convient de souligner ici, afin de clarifier le débat, que si toute guerre (polemos) est un combat, tout combat, en revanche, ne peut être considéré comme polémique. C'est sur cette apparente contradiction que nous souhaiterions à présent resserrer notre développement. Si le pamphlet est bien une modalité agonique du verbe, il ne saurait être qualifié de polémique, notamment parce qu'il refuse de se plier aux exigences et aux principes de l'interaction guerrière (Kerbrat-Orecchioni, 1980). En effet, la divergence majeure entre ces deux régimes de parole – que sont le polémique et le pamphlétaire – repose sur une approche différenciée de la « limite », ou en d'autres termes sur la reconnaissance, ou au contraire l'ignorance (volontaire), de frontières qu'on ne saurait transgresser sans risquer de compromettre la poursuite de l'échange au sein duquel s'inscrivent les réponses réciproques aux allégations d'autrui. La parole polémique se présente comme une oscillation permanente entre soi et cet autre, l'adversaire, ou mieux, comme un espace partagé où se construit, dans la recherche de l'argument imparable, un rapport de force à la fois accepté et révocable à tout instant. Le fondement de la polémique réside bien dans la tension qui pèse sur un dispositif de parole qui mêle ensemble opposition et reconnaissance de l'opposition comme condition de son existence même, et se place dans un « entre-deux » où l'affrontement verbal se fait grammaire commune. Le but d'une entreprise rhétorique de ce type est précisément d'éviter d'en arriver à la révocation du « contrat » tacite, d'en venir (ou revenir) aux mains, et ceci en laissant au contradicteur la possibilité de la réplique, de la riposte, jusqu' à ce que l'un ou l'autre des protagonistes soit pris de court, incapable d'opposer la réponse ultime, et donc indubitablement réduit au silence. Comme nous l'avons dit, la virulence du verbe, mais aussi la vitupération, prennent place dans un tel registre de discours; pour autant, et c'est ce qui caractérise celui -ci dans son essence, tous les « coups » ne sauraient être permis pour gagner et remporter la mise. En conséquence de quoi, il nous parait impossible d'identifier le polémique hors des positionnements stratégiques qu'il suppose, c'est-à-dire sans postuler au départ l'existence d'une conscience partagée de ce qui demeure « au-delà » du dire acceptable. L'ambition première des interactants, à savoir la victoire personnelle, s'appuie donc sur un échange de « coups » rationnels par lesquels chacun s'applique à respecter, mais aussi à repousser les limites de l'acceptabilité discursive, tout en veillant à ne pas s'exclure du lieu, à s'exiler de cette communauté du verbe et se retrouver en situation d'atopie disqualifiante. Comme l'écrit Thomas Schelling dans La stratégie du conflit (ouvrage qui traite de cette question spécialement dans le cadre des relations internationales) : Le « meilleur » choix de chacun des participants dépend de sa perception de l'attitude de son vis-à-vis, le comportement stratégique consist[e] notamment à influencer les choix de l'adversaire en jouant sur son appréciation de l'attitude que l'on adoptera soi -même. (Schelling, 1986, p. 30) Aussi cela revient-il à se mettre dans la peau de l'autre pour prévenir et déjouer ses « coups ». Approcher le polémique de la sorte, c'est considérer ce phénomène conflictuel sous l'angle de la négociation, en posant comme principe que les opposants ont infiniment plus à perdre en outrepassant les cadres du registre qu'en se conformant aux prescriptions, sociales et linguistiques, qui lui sont attachées. C'est pourquoi, lorsque Louis-Ferdinand Céline publie en 1948 À l'agité du bocal, pamphlet dirigé contre Jean-Paul Sartre – qu'il appelle, délibérément semble -t-il, Jean-Baptiste Sartre, J.-B. S. – en réponse au Portrait d'un antisémite paru en 1945, il transgresse ouvertement toutes les limites, piétine volontairement des codes et des normes implicites qu'il ne reconnait pas, dans la mesure où son ambition textuelle est d'abord de contrarier toute velléité responsive, d'empêcher qu'une riposte par les mots soit possible et même acceptable, c'est-à-dire que le « jeu » (l'enjeu même) puisse valoir le « coup ». Le pamphlet, geste antirhétorique en quelque sorte, mise à l'écart, distanciation radicale, se présente – à l'inverse du polémique qui vise la pérennisation de la « rencontre » dans l'espace collaboratif du verbe – comme une provocation, une incitation propre à déplacer le combat dans la sphère de la violence physique à laquelle le pamphlétaire voudrait réduire un adversaire interdit de parole. En investissant le monde par le fait d'une discursivité qui prétend saturer l'univers du dicible, en refusant par avance tout droit à la réponse, le pamphlet se donne comme texte plein, excessif, qui, par définition, refoule d'un lieu dont il est le seul occupant, l'impossible contradicteur. Aussi, nous ne saurions affirmer qu'il se condamne à une errance « sans stratégie heureuse » (Angenot, 2005, p. 39), puisqu'il a délibérément renoncé à toute autre stratégie (au sens de Schelling) que celle de ne pas en avoir. Cependant, cette renonciation, qui témoigne d'une rupture stricte avec les codes du polémique et s'effectue sur le mode d'une suspension de la norme – norme retournée contre elle -même (Danblon, 2008) –, n'en reste pas moins une tactique assumée qui vient soutenir et même renforcer l'auto-exclusion de l'énonciateur, lequel, justement, tire son statut éthique de cette exhibition positionnelle. Le pamphlétaire, indifférent à tout effet de seuil, hors champ, prend place dans un « jeu » de langage à somme nulle et à coup unique (le sien), où il conserve la certitude d' être, quoi qu'il advienne, l'unique gagnant. À partir de ces propositions, nous souhaiterions brièvement montrer en quoi le pamphlet peut être, en un certain sens, rapproché du genre épidictique (tout en le détournant de sa finalité propre) – ce qu'envisage d'ailleurs Emmanuelle Danblon lorsqu'elle considère les caractères communs que celui -ci partage avec le « discours de propagande » (Danblon, 2005, p. 52-53; 2008, p. 100). Une telle hypothèse peut sembler paradoxale à plus d'un titre, car si le genre épidictique (Cassin, 1991; Dominicy, Frédéric, 1993; Nicolas, 2009) par le biais de l'éloge (et plus marginalement du blâme) fait fond sur les « lieux communs » d'une société donnée, ses topoï, et vise à revivifier les valeurs et les principes fondamentaux de celle -ci, le pamphlétaire, opposant plus qu'adjuvant, apparait dès lors « comme une menace pour le groupe », ou, pour le dire autrement, comme la figure discordante d'un individu « sans lieu, c'est-à-dire aussi sans lieu commun » (Danblon, 2005, p. 53). Cependant, le pamphlet, portrait dépréciatif et incendiaire (d'un être, d'une chose, d'une idée, etc.), fonctionne bien sur la part sombre de l'épidictique, à savoir le blâme, dont il a fait, contre les instructions des anciens rhéteurs, qui voyaient là le risque d'un délitement, d'une dislocation du corps social et politique, le cœur de son propre discours. Par conséquent, il n'est pas polémique, dans la mesure où son propos n'aspire nullement à persuader la société de ce qu'il dénonce ou condamne, société à laquelle le pamphlétaire – isolé dans son refus des autres, dans son rejet du monde, forcément incompris – ne s'adresse d'ailleurs pas vraiment. Au contraire, son dessein est de resserrer, en des circonstances particulières (le kairos rhétorique, l'opportune occasion), les rangs des partisans – eux qui sont déjà acquis à la cause – autour des valeurs qu'il proclame et qui, pour ces derniers, relèvent d'une évidence qu'il assure aveuglante. En tout état de cause, la posture récurrente de la « bouteille à la mer » n'est jamais qu'une posture, un simulacre en « comme-si », et ne doit pas dissimuler la finalité réelle de la prise de parole, à savoir confirmer un état du monde – en attester l'existence – et qualifier par contraste, derrière l'exhibition de la figure honnie (le juif, le socialiste, le capitaliste, l'étranger, etc.), l'idéal à atteindre. Une telle formation langagière, forcément problématique du point de vue rhétorique, s'apparente, somme toute, à un « rite d'institution » (Bourdieu, 1975), lequel consacre, par l'assignation d'un nom et l'exemplification d'un objet de valeur, des frontières symboliques au sein de l'ordre social. Chaque pamphlet, morceau de bravoure littéraire, tout à la fois critique et acritique, cherchant à se dérober par effet d'évidence au champ du réfutable, se fait donc acte inaugural d'un rapport au sens – « contresens » plutôt – qui ait valeur actuelle. Il autorise, dans le renforcement et l'actualisation d'une homonoia (concorde) fragmentaire, celle des convaincus, la stabilisation identitaire de ce qui est même par la discrimination de ce qui est radicalement autre, et se met dès lors en porte-à-faux à l'égard d'une société, abandonnée à elle -même, en quête de valeurs susceptibles de la faire à nouveau communier tout entière. L'entreprise qui nous occupe depuis le début de cet article se propose de reconsidérer la nature profonde du pamphlet et de poser les bases d'une réflexion sur ses critères définitoires. Il s'agit pour nous de mettre à l'épreuve deux hypothèses de travail : soit le pamphlet peut s'analyser comme une catégorie de discours particulière et transhistorique, auquel cas il obéirait à des régularités rhétoriques observables à toutes les époques; soit le discours pamphlétaire s'inscrit dans un temps historique et a émergé en raison d'un contexte sociopolitique spécifique, ce qui laisserait supposer que l'identification de pamphlets en tant que tels ne saurait déborder certaines périodes de l'histoire bien déterminées. Nous pouvons, à la lumière des travaux récents, faire état d'une série d'indices qui militent en faveur de la deuxième hypothèse : l'émergence et le développement du pamphlet comme genre textuel après la Révolution française, son apogée à la fin du 19 e siècle et son confinement aujourd'hui à des sphères très limitées de l'expression publique. Il nous semble donc légitime de suivre Marc Angenot lorsqu'il affirme que l'apparition du pamphlet demeure liée à une conjoncture idéologique qui a favorisé son avènement dans l'espace politique : En ce qui concerne les postulats de la recherche génologique, nous posons l'identité de la notion de genre avec celle de configuration idéologique. Autrement dit, nous ne considérons pas le genre « pamphlet » (et les genres contigus [… ]) comme des formes transhistoriques et idéologiquement neutres que, d'une œuvre à l'autre, les contenus politiques ou esthétiques variés viendraient actualiser. Les constantes que nous présenterons […] portent de façon immanente, un sens politique. (Angenot, 2005, p. 11) Pour Angenot, l'essor du discours pamphlétaire peut être confondu avec la période qui a suivi le moment révolutionnaire : c'est après la Commune qu'il aurait acquis son statut formel autant que fonctionnel, ainsi qu'une certaine reconnaissance comme modalité légitime de la critique sociale. Pour autant, un nombre important de discours « critiques » des 20 e et 21 e siècles – dépassant donc la période initialement considérée – semblent, en première analyse, présenter les caractéristiques du registre pamphlétaire même s'ils ne revendiquent pas toujours, et parfois même récusent cette désignation. On retrouve ainsi aujourd'hui, dans la rhétorique de certains orateurs, une tendance à franchir délibérément les limites, à condamner, de manière extrême ou virulente, la société dans son ensemble. S'agit-il de pamphlets pour autant ? Les critères sont flous : la typologie d'Angenot, si elle reste la plus complète et la plus détaillée sur la question, possède, en effet, le défaut notable de se présenter comme une description cumulative des caractéristiques du pamphlet – tout à la fois forme littéraire et acte politique – sans hiérarchisation particulière entre ses spécificités. Dès lors, pour déterminer l'éventuelle dimension pamphlétaire d'un texte, nous sommes confrontés à deux options également disqualifiables : soit on en vient à donner le nom de pamphlet à tout texte critique qui exhiberait plusieurs propriétés essentielles de la description inaugurale; soit on abandonne définitivement cette dénomination pour ne garder que la notion vague de « posture pamphlétaire » qui s'appliquerait à certains textes plus critiques ou plus violents que d'autres. Afin de tenter une délimitation plus tranchée des critères qui constituent ce type de discours, il convient, selon nous, de reprendre la question du pamphlet en son noyau central, c'est-à-dire de repenser le rapport qu'entretient celui -ci avec les lieux communs et les valeurs de la société dans laquelle s'exprime l'énoncé critique. En effet, le discours pamphlétaire ne se situe jamais totalement en dehors des topoï (Danblon, 2008) de la communauté à laquelle il s'attaque – soit directement, soit par le biais d'un de ses représentants, qu'il soit homme ou idée –, bien qu'il affirme conventionnellement le contraire. Dans une société qui prône l'égalité, il dénoncera l'inégalité généralisée supposée gangrener celle -ci; il fera donc appel à un principe général et premier, ici l' « égalité », pour provoquer l'indignation devant la violation évidente du principe fondateur dont la société se réclame. Il semble, en fait, que l'interaction du pamphlet avec la topique constitue un point crucial et même définitoire de celui‑ci : le pamphlétaire s'approprie seul les valeurs de la société qu'il critique et se place ainsi en position d'atopie par rapport à un groupe qu'il ne reconnait pas, mais dont il revendique paradoxalement le privilège de représentation des fondements ultimes. Cette atopie, le pamphlétaire va l'endosser dans son ethos et son logos : il renverra dos à dos tous les partis, toutes les idées, pour se garantir une posture d'exceptionnalité dans l'espace public et politique. De fait, c'est cette position marginale, qui, à notre avis, caractérise le discours pamphlétaire dans son essence, car elle fonctionne comme condition de possibilité de l'auto-exclusion du pamphlétaire de la communauté – dont il s'érige finalement en unique « émissaire » authentique –, et entraine corollairement une impossibilité de réfutation du discours, discours qui se fonde sur des principes fixes et intangibles auxquels le pamphlétaire prétend être le seul à adhérer. Notre hypothèse, adaptée de Marc Angenot, qui pose l'apparition du pamphlet dans des conditions idéologiques particulières, nous pousse alors à interroger les valeurs et la conjoncture topique qui rendaient possible l'émergence de cette nouvelle modalité de la critique à un moment déterminé de l'histoire. Or, comme le pamphlet s'est essentiellement développé ou, pour le dire autrement, formalisé à partir de la Révolution française, il faudrait postuler que les valeurs propres aux Lumières, fondées sur le triptyque « liberté-égalité-fraternité », se prêtaient particulièrement bien à la naissance d'un tel type de discours. Il semble que nous puissions effectivement analyser le phénomène de la sorte : la liberté et l'égalité constituent des valeurs positives – expérimentables individuellement – incarnant un « devoir être », dont la non-application dans la société qui les reconnait peut susciter une critique virulente fondée sur l'identification d'une divergence inacceptable entre l'état du monde et un idéal inaccompli. La « liberté » et l' « égalité » – y compris lorsqu'elles font elles -mêmes l'objet d'une critique et se voient investies négativement par des penseurs d'extrême droite, par exemple – permettent, plus que d'autres valeurs (le sens du devoir, la justice ou le respect), d'adopter, par une représentation mentale qui restreint le rapport à l'autre, une position solitaire, et donc précisément atopique. En effet, le sentiment d'une liberté personnelle exclusive, ou l'absolutisation des différences à partir d'un principe égalitaire, rend possible la désignation d'un ennemi tout à la fois unique et infiniment ajustable. Du coup, des catégories d'individus ou des courants de pensée hétérogènes, voire, pour certains d'entre eux, antagonistes : peuple, bourgeois, prolétaires, francs-maçons, religieux, athées, juifs, socialisme, capitalisme, se retrouvent ensemble, dans l'esprit du pamphlétaire héritier (parfois malgré ou contre lui) des Lumières et de la Révolution, parties prenantes du même système d'oppression ou de domination, et, d'une certaine manière, indistinctement complices de celui -ci par leur participation supposée à l'inévitable entreprise de dégradation sociale. On comprend alors qu'une telle distribution des rôles et des places fonctionne sur le mode d'un retranchement radical du pamphlétaire qui condamne l'humanité restante (tous les autres) à une errance et une cécité éternelles la rendant définitivement inéligible au monde idéal qu'il s'est approprié tout entier. Après la deuxième guerre mondiale, cependant, un bouleversement majeur est survenu dans la topique. En effet, après la découverte des horreurs de la guerre et des camps, le concept de « dignité » de l' être humain émergea comme une réponse nécessaire et obligée à l'indicible, remplaçant ainsi le fondement républicain de liberté dans la conception des droits de l'homme (Kretzmer, Klein, 2002). On peut trouver un indice très fort de ce bouleversement conceptuel dans une comparaison des deux déclarations des droits de l'homme, qui définissent et expriment, chacune à leur manière, le paradigme philosophique, éthique et politique dans lequel la société évolue. Ainsi la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 commence -t-elle par une mise en avant de l'égalité et de la liberté comme principes fondateurs de la Cité : Article 1 : Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. Article 2 : Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression. La réécriture de l'article 1 de la précédente Déclaration dans l'article 1 de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 (Verdoodt, 1964) laisse apparaitre que les principes de dignité et de fraternité entre les êtres humains supplantent très clairement – bien que l'un et l'autre continuent à coexister dans les grands discours de société – les valeurs de liberté et d'égalité portées par 1789 : Article 1 : Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. [C'est nous qui soulignons] L'article 2 proclame quant à lui les nouvelles conditions d'appartenance à la communauté : Article 2 : 1. Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. Ce renversement a une conséquence notable dans l'espace politique : l'insertion dans la communauté se trouve à présent liée à l'appartenance au genre humain universel, et ne saurait être soumise à une quelconque citoyenneté politique fondée sur un principe d'exclusion. Or, à partir du moment où les valeurs et les conditions d'appartenance à la Cité changent, la rhétorique au sein de la communauté change forcément. Le pamphlet, qui se définissait par l'atopie réelle ou mise en scène par le discours, subit lui aussi cette transformation radicale. Alors que dans la topique issue de 1789, être à la marge signifiait être en dehors de la société politique, dans la topique héritée de 1948 – que nous avons proposé d'appeler ailleurs « topique des droits de l'homme » (de Jonge, 2008) –, cela veut dire être en dehors de l'humanité et de la communauté des hommes, c'est-à-dire, au figuré, être une sorte de « bourreau », un être sans dignité, incapable de compassion. Position difficile à tenir s'il en est d'un point de vue rhétorique, puisqu'elle supposerait une auto-exclusion du pamphlétaire de la possibilité même de prendre la parole. Le terme atopos se rapprocherait, dans un paradigme de ce type, davantage de sa signification littérale (telle qu'on la trouve dans les Topiques d'Aristote), à savoir le « monstre », ou plus exactement le « fou », celui qui ne saurait être qualifié d'humain – privé (a -) du lieu géographique (topos) de coexistence avec les autres qui l'excluent du fait de sa radicale étrangeté –, que de sa signification figurée, celui qui est à la marge des topoï, c'est-à-dire des lieux communs qui fondent et structurent l'espace social et politique (Goyet, 1996, p. 207-209). Celui qui veut prendre une posture pamphlétaire à l'époque contemporaine se trouve donc obligé de choisir entre deux voies : – soit il reste tout de même pamphlétaire, en respectant la tradition et l'héritage révolutionnaires, et s'abstrait par conséquent de la communauté des hommes. Mais dans le paradigme contemporain, celui de 1948, il doit rejeter ensemble le racisme et l'antiracisme, la discrimination et l'antidiscrimination, la victime et le bourreau, les droits de l'homme et l'absence de droits de l'homme. Avec les valeurs déterminantes d'humanité et de dignité, faire une critique absolue de la société après la deuxième guerre mondiale, c'est renvoyer dos à dos des classes d'humains (victimes et bourreaux) plutôt que des classes sociales (bourgeois et prolétaires); – soit, pour garantir une force rhétorique à son discours, l'orateur virulent à tendance pamphlétaire se positionne dans la dialectique bourreau/victime et s'associe idéologiquement à un des groupes appartenant à la communauté politique et sociale. Plutôt que de maintenir la posture solitaire de l' « homme seul face à la masse », l'orateur contemporain adoptera une position solidaire : il défendra, au nom des droits de l'homme ou de la dignité de l'individu, un camp supposé maltraité ou humilié par un autre. Mais son discours risque alors de perdre un des critères essentiels et définitoires du pamphlet tel qu'il a été envisagé précédemment, à savoir l'atopie. Sans atopie, le pamphlétaire s'insère inévitablement dans le champ de la critique argumentative, c'est-à-dire dans l'univers de la rhétorique et du polemos. Il choisit un camp et un positionnement pour dénoncer l'autre, au nom de valeurs communes. Ainsi ruine -t-il son exceptionnalité au niveau éthique autant que logique, et accepte, de fait, l'existence d'un contre-discours susceptible de venir s'opposer au sien. Fondé sur une division en deux camps, le discours virulent « au nom » des droits de l'homme entrera alors dans le registre traditionnel et codifié de la dénonciation. Nous avons choisi d'illustrer notre propos par deux extraits de l'ouvrage de Jacques Vergès, Dictionnaire amoureux de la justice, dans lequel l'avocat, célèbre notamment pour avoir défendu Klaus Barbie, critique, sur un ton qui se rapproche du pamphlet, les droits de l'homme et les démocraties occidentales. L'ouvrage est structuré comme un dictionnaire, avec à chaque terme sa définition et un commentaire de l'auteur. Le premier extrait est issu de l'entrée « dignité » du dictionnaire : Dans le monde d'aujourd'hui, le temps de la Révolution est passé. La vie quotidienne reprend ses droits. J'ai laissé le battle-dress du soldat et la vareuse du militant. J'ai endossé la robe de l'avocat et, paradoxalement, l'exercice de la profession comble mon mauvais penchant car le nombre des humiliés augmente chaque jour. J'entretiens, avec ceux qui sont mes clients, et ceux qui auraient pu l' être, un dialogue sans fin, comme l'attestent ces vieilles pages que j'arrache à mon journal [… ]. J'y ai noté certains malheurs qui m'ont été confiés, des faits divers, choisis dans la presse, des extraits de lettres de Français et de Françaises désespérés et parfois, en contrepoint, les commentaires dérisoires de la presse bien-pensante sur le mal de notre société. De ces malheurs -là, les organisations de défense des droits de l'homme se moquent, ils sont trop mesquins. Elles préfèrent dénoncer ce qui se passe ailleurs, en Chine ou en Iran. C'est plus commode, c'est loin et on ne risque pas de représailles financières. Ce sont ces malheurs -là, moi, qui me fendent le cœur car, citoyen, j'en porte une part de responsabilité : l'immigré que l'on tue dans l'indifférence générale, si le drame n'est pas susceptible d'une exploitation politique immédiate, le notaire que les magistrats progressistes font mourir à petit feu, parce que c'est un bourgeois, mais surtout un bourgeois sans défense. (Vergès, 2002, p. 92) Nous pouvons identifier ici plusieurs caractéristiques du registre pamphlétaire : l'appel à l'indignation (« le nombre des humiliés augmente chaque jour »), un système manichéen injuste à la base (« la presse bien-pensante », « les organisations des droits de l'homme se moquent », « l'indifférence générale »), une parole violente dans les accents ironiques qu'elle adopte (Danblon, 2008), un ethos apparemment construit comme extérieur à la communauté, c'est-à-dire radicalement autre. Cependant, deux critères essentiels manquent indubitablement : d'une part, l'atopie constitutive du registre pamphlétaire, puisque Jacques Vergès ne se met pas en situation d' être hors de la Cité, il est du côté des opprimés, il prend parti; de l'autre, le renversement du postulat – toujours présent dans les pamphlets post-Révolution française – selon lequel la vérité ne se trouve jamais dans l'opinion de la masse, du plus grand nombre. Cette prétention à parler « au nom de ceux qui n'ont pas la parole » n'est pas, en soi, une spécificité propre aux pamphlets contemporains, mais, contrairement aux périodes antérieures, il ne s'agit plus seulement d'une posture, d'un simulacre visant à masquer la solitude du pamphlétaire, à la fois assumée et difficile à tenir jusqu'au bout. Les « sans-voix » sont identifiés, nommés, exhibés comme des garants du discours, des témoignages irréfutables d'un monde authentique, moins perverti que le monde du pouvoir perdu dans son indifférence. On constate donc une identification de l' « orateur » à une communauté particulière qui ouvre sur la disqualification critique des valeurs dégradées du camp adverse. L'énoncé de Vergès s'insère bien dans un registre et une démarche argumentatifs typiques de la pensée moderne : l'auteur n'assène pas des vérités à propos du monde, même si son discours en prend la forme, il étaye son point de vue par des arguments potentiellement ouverts à la réfutation. Le second extrait, plus virulent du point de vue de la forme, est contenu sous l'entrée « liberté interdite »; il traite de la loi Gayssot et de la liberté de la presse : N'avouez jamais que vous aimez Céline, vous serez traité d'antisémite par une bande d'humanistes incultes. La critique intelligente, autrefois spécialité française, laisse la place aux lanceurs d'anathèmes. Tocqueville cède la sienne à M. Vidal-Naquet. Dire que telle héroïne de la Résistance a des trous d'air dans son autobiographie, c'est insulter la Résistance tout entière, vue comme une immense franc-maçonnerie. Dire d'un ennemi d'hier qu'il n'est pas le monstre absolu qu'on prétend, c'est faire preuve de révisionnisme; que la traite négrière et le travail forcé étaient des crimes contre l'humanité, c'est mettre en cause Auschwitz. […] [R]appelez que l'Union générale des israélites de France fut créée à l'initiative de la SS, et vous ferez preuve de racisme. Le droit-de-l'hommisme est devenu la religion séculière. (Vergès, 2002, p. 245-346) Cette attaque contre la topique dite dominante exhibe là aussi des caractéristiques du pamphlet, notamment l'invective (« humanistes incultes », « lanceurs d'anathèmes », « droit-de-l'hommisme ») et l'appel à l'indignation contre une présumée injustice. Cet extrait semble plus proche, du point de vue de la relation avec la topique, du pamphlet traditionnel : Vergès se met en porte-à-faux par rapport aux figures et « lieux communs » de la société d'après 1948, que sont Auschwitz, les crimes contre l'humanité, les victimes juives, la Résistance, etc.; il inverse leur mouvement, leur fonction émotionnelle en les construisant en figures illégitimes invoquées par la classe honnie des « privilégiés ». Au niveau de son ethos, il se rapproche en les convoquant des figures que la société contemporaine considère, dans une certaine mesure, comme extérieures à l'humanité, et donc a-topos : les antisémites, l'ennemi d'hier (le monstre, dont on peut imaginer qu'il s'agisse de la figure du nazi), les SS, Céline, l'Iran, etc. Dès lors, ce discours est davantage proche du registre pamphlétaire, mais sans pour autant que l'auteur puisse, nous semble -t-il, s'exclure totalement de la société qu'il critique : il est obligé de s'associer (et ce n'est plus seulement ici une mise en scène) à une classe de victimes selon lui négligée par le groupe, en récupérant de cette façon le principe de respect de la « dignité » supporté par la topique dominante. Cet extrait témoigne bien, selon nous, de la grande difficulté pour un discours contemporain d'intégrer les qualités propres au registre pamphlétaire traditionnel, et par suite, de perpétuer la grande tradition politico-discursive dont il se revendique, laquelle semble avoir perdu un des principes essentiels de sa constitution. Au terme de ce parcours – qui nous a permis de montrer dans quelle mesure les registres polémique et pamphlétaire fonctionnaient inversement l'un de l'autre, et qu'il demeurait, en conséquence, nécessaire de préciser, pour des questions aussi bien méthodologiques qu'épistémologiques, leur radicale séparation –, il nous parait possible de considérer à présent le pamphlet en tant que tel, sinon comme un évènement, du moins comme un phénomène attesté, lié à une certaine conjoncture politique et sociale, plutôt que de l'identifier à une pratique rhétorique stabilisée et transhistorique. La topique contemporaine, héritée de la deuxième guerre mondiale, semble avoir rendu cet exercice discursif difficile à tenir en raison des nouveaux cadres rhétoriques (et argumentatifs) qu'elle supporte et auxquels les « orateurs » (au sens large) doivent nécessairement s'adapter. Nous proposons de refermer cette réflexion par une référence au Sublime du « lieu commun » de Francis Goyet, qui, à l'image de la coupure entre le polémique et le pamphlétaire, distingue clairement le « bon furor » – la flamme, l'enthousiasme –, furor guerrier, supérieur et constructif, du « mauvais furor qui se perd dans [la] destruction de la Cité et de lui -même » (Goyet, 1996, p. 284), incapable qu'il est d'effectuer l'indispensable et salutaire retour sur ses fins propres et les moyens d'y parvenir . | Le propos de cet article est double. Il s'agit d'abord de renouveler la définition du pamphlet en précisant ses fondements théoriques, mais aussi de mettre en lumière les modalités spécifiques de sa mise en pratique, dans le but d'établir son autonomie discursive face au polémique, avec lequel il est trop souvent confondu. L'autre volet de cette enquête invite à analyser les conséquences rhétoriques de l'avènement des droits de l'homme, comme topique dominante, sur le registre pamphlétaire, et s'efforce de montrer en quoi l'introduction du concept de «dignité» a profondément transformé la place autant que la figure du dénonciateur solitaire. | linguistique_11-0368544_tei_750.xml |
termith-675-linguistique | Le discours patronal est-il un discours économique ? Lors de nos travaux précédents sur le discours de quinze grands patrons français (Garric, Léglise, 2003 et 2005a), nous avons décrit ce dernier comme essentiellement traversé de thématiques financières et défendu l'hypothèse qu'il relevait d'un (sous)-genre, le « discours patronal » partageant avec les discours de propagande (Charaudeau, 1984) des caractéristiques lexicales, énonciatives et argumentatives. Pour répondre de manière non triviale à la question posée, et avec les outils d'analyse de discours dont nous nous servons, il faut faire l'hypothèse qu'il existe un genre préalablement décrit, « le discours économique », qui présente certaines caractéristiques auxquelles il s'agirait de comparer celles du discours patronal. Or, à notre connaissance, fort peu de travaux ont abordé les aspects linguistiques et discursifs du discours économique. Après avoir présenté ces travaux, nous verrons dans quelle mesure les discours des grands patrons français partagent les caractéristiques de ce discours économique. Puis, nous déclinerons la question selon différents angles : comment ce discours patronal se situe -t-il vis-à-vis des thématiques économiques ? Dans quelle mesure donne -t-il à voir une vision de l'économie ? Cette vision est-elle implicite ou explicitée ? à quels experts économiques le discours patronal renvoie -t-il ? Pour cela, nous revisiterons, à l'aune d'une interrogation « économique », un sous-ensemble des corpus que nous avions préalablement analysés. Nous verrons que postuler l'existence d'un discours économique offre un nouveau poste d'observation de régularités formelles, qui permet notamment de préciser la place sociale du sujet dans l'organisation des pratiques institutionnelles et, partant, qui construit probablement un nouvel objet de connaissance en convoquant un nouveau champ interprétatif. Socialement, il y a en effet une grande différence entre parler de discours de « patron » et parler de « discours économique ». Nous nous questionnerons d'abord sur ce qu'il convient d'appeler, du point de vue d'une analyse de discours, le « discours économique ». – Une première solution est d'adopter un point de vue thématique : est économique un discours qui traite d'économie. Pour tautologique qu'elle soit, cette définition n'en masque pas moins deux positions distinctes selon que c'est l'analyste ou bien son corpus qui « décide » quel est le thème des propos. Si l'analyste se place « en collègue » par rapport aux propos tenus, toute production verbale relevant selon lui du thème de l'économie est susceptible d' être reconnue comme discours économique. Par exemple, dans le domaine de la critique littéraire, Mauricio Segura et al. (2003) cherchent des traces de ce discours dans la littérature. Un autre exemple concerne des sociologues (Bourque et Duchastel, 1988) qui s'intéressent aux thèmes économiques dans les discours d'un homme politique. C'est dans cette perspective également que Luc Boltanski et è ve Chiapello (1999) étudient comment se sont modifiées les idéologies liées aux activités économiques, et en particulier le capitalisme. Si l'analyste prend un point de vue « en corpus », il peut adopter également une entrée thématique en s'intéressant à des productions auto-désignées comme économiques – par exemple rubrique économique, rapport économique et social, manuel d'économie, etc. On peut citer ici le travail de Pierre Lejeune (2004) sur la rubrique économique du Monde. – Une solution alternative consiste à mettre en avant des caractéristiques situationnelles du dispositif d'énonciation et à définir le discours économique comme celui produit par ceux que le discours commun reconnait comme acteurs économiques ou politiques (économistes, politiques, associations altermondialistes, etc.). C'est la position de Bernard Maris (2002a), spécialiste de sciences économiques : « Le terme de “discours économique” et non de “science économique” a été choisi pour élargir notre réflexion aux utilisateurs du discours économique : savants, experts, médias ou hommes politiques. » Cette solution induit une posture de l'analyste « en collègue », capable de définir qui peut produire ce type de discours, ce qui nous semble nécessiter des compétences non strictement linguistiques. Une analyse plus sociologique peut permettre d'évoquer ces logiques économiques tenant à la fois de la compétence du locuteur et de la place énonciative du texte par rapport aux acteurs – gouvernement, chefs d'entreprise, etc. (Achard, 1984). – Une dernière solution est de considérer, à titre d'hypothèse de travail, le discours économique comme un registre discursif – en admettant que différents genres peuvent entretenir un rapport avec ce registre ayant lui -même certaines caractéristiques linguistiques et discursives susceptibles de le définir comme genre spécifique. C'est la dernière solution que nous adopterons. Nous ne considérerons donc pas a priori le discours produit par les dirigeants comme du discours économique parce qu'il traiterait de certaines thématiques ni parce qu'il serait issu d'acteurs parfois désignés comme économiques mais parce qu'il constitue « une zone de pratiques suffisamment voisines et cohérentes pour partager une même indexicalité régulée par une répartition institutionnelle des rôles sociaux » (Achard, 1995b, p. 8). Nous discuterons de certaines de ses caractéristiques (notamment énonciatives et lexicales), au regard de celles présentées dans la littérature pour le discours économique, afin de conclure sur leur éventuelle accointance avec le « genre économique ». Ici, la notion de genre est à la fois inséparable de celle de registre et constitutive de l'approche linguistique adoptée. Parmi ses multiples définitions en analyse de discours, nous renvoyons à une conception du genre agissant comme ensemble de contraintes dans l'utilisation de formes langagières – complexifiée par son rapport à des registres dont on fait l'hypothèse (ici économique). On est en droit de s'attendre à ce que ces contraintes institutionnelles se traduisent par des contraintes non arbitraires sur l'usage des marques linguistiques, et notamment sur celles dont le fonctionnement est le plus tributaire de l'indexicalité, à savoir les déictiques. On appellera genre discursif cet ensemble de contraintes non arbitraires. (Achard, 1995b, p. 9) Si un certain nombre de disciplines s'intéressent à l'économie et, dans une certaine mesure, à la mise en mots de ses thématiques propres et de ses idéologies, les travaux consacrés aux textes économiques sont peu fréquents dans les recherches linguistiques en analyse de discours. Ils portent essentiellement sur des extraits de manuels d'économie, à l'exception du corpus médiatique (journaux et émissions dédiés à des questions économiques, sous la responsabilité d'un journaliste spécialisé)de Achard, Leimdorfer et Tessoneau (1984). Pierre Achard (1978, 1984) envisage les textes économiques comme actualisation de l' « économie politique » en tant que discipline universitaire et, donc, discours scientifique. Ainsi, il parle (1993, 100) de la « science économique » tout en insistant sur la concurrence de cette dénomination avec celle d' « économie politique ». Son caractère politique est « justement ce qui gêne » : alors que d'autres disciplines s'appuient sur une légitimité scientifique interne, l'économie, pour gagner cette légitimité, doit construire discursivement sa scientificité. Les problèmes de légitimité se traduisent donc par des contraintes du genre. Se définissant comme scientifique, l'économiste est donc source de norme pour les comportements économiques quotidiens. L'objet de l'économie est une norme : non pas simple discours justificateur de pratiques marchandes ayant leurs propres logiques, mais source de définition opérante d'une rationalité tentant de couper le lien “irrationnel” entre les mots et les choses. (Achard, 1993, p. 104) Lieselotte Ihle-Schmidt (1983, p. 22-24) et Janine Gallais-Hamonno (1982) abordent les textes économiques sous l'angle de la « langue de spécialité », et a priori comme « discours scientifique ». Gallais-Hamono isole par ailleurs dans ces textes trois types de discours (scientifique, pédagogique, personnel) en fonction du degré de spécialisation de l'auditoire. L'ensemble des auteurs consultés s'accorde à définir le discours économique comme une énonciation objective visant la neutralité par une « prétention à parler au nom de la nature » (Achard, 1978, p. 17), mais qui n'élimine pas la prise en charge du dire à l'aide de formes personnelles et de modaux. Ainsi, alors que Pierre Achard (1993, p. 101) identifie comme indice d'une énonciation débrayée la forte fréquence des formes auxiliées, du présent de l'indicatif et du passif, il souligne l'occurrence remarquable, caractéristique d'une énonciation embrayée, du nous d'auteur et du on. Ihle Schmidt (1983, p. 22) note quant à elle la très faible fréquence des marques de première et deuxième personnes et des modalités axiologiques. Pour Janine Gallais-Hamono (1982, p. 183), une autre caractéristique réside dans le rejet du jargon favorisé par l'utilisation d'un « procédé unique de création de syntagmes nouveaux par dérivation », signe d'une « simplicité lexicale et syntaxique ». Ces caractéristiques révèleraient la clarté et la concision du discours, comme le remarque également Liselotte Ihle-Schmidt : une « tendance à éviter l'ambiguïté et à chercher la monosémie, la concision et l'économie linguistique ». En revanche, cette dernière souligne une « tendance à la plus haute précision possible dans une langue de spécialité ». D'autres traditions de recherche en analyse de discours ont abordé, sans jamais s'y attarder, le discours économique. Il s'agit, d'une part, des travaux sur la vulgarisation scientifique et, d'autre part, des travaux sur le discours médiatique qui envisagent la relation entre sciences et médias. L'analyse des textes économiques pourrait en effet se poser en termes de vulgarisation, nous renvoyant par là à un ensemble de discours largement étudié, le « discours de vulgarisation scientifique » ou « discours de transmission des connaissances ». Certains des travaux réalisés dans ce cadre envisagent les textes scientifiques comme un continuum dont l'une des extrémités serait marquée par une forte spécialisation – les textes des revues scientifiques – et l'autre par une faible spécialisation – les textes scientifiques médiatiques. Ainsi Jean-Claude Beacco et Sophie Moirand (1995, p. 33) proposent dans le cadre plus large de la « didacticité », d'isoler une forme de vulgarisation identifiée dans des textes « dont les déterminations sont floues ». Ces derniers appartiennent aux discours ordinaires, leur finalité discursive prioritaire ne résidant pas dans la transmission des connaissances. à propos des disciplines dites à forte diffusion extérieure, comme l'économie, Beacco observe par ailleurs (2000, p. 21) : Cette forme ordinaire de diffusion concernant le grand public fait probablement intervenir des formes d'écriture journalistique qui se fondent sur les attentes discursives des lecteurs […] davantage que sur le souci de transmettre des connaissances de manière scientifiquement irréprochable. Les finalités du discours médiatique et du discours de transmission de connaissances ont été rapprochées par un certain nombre d'auteurs. Jean-Claude Beacco et Sophie Moirand (1995, p. 43) opposent sur un continuum un « pôle informatif » et un « pôle didactique » ou encore les visées de « faire savoir » et « faire comprendre ». Dans Rencontres discursives entre sciences et politiques dans les médias (Cusin-Berche, 2000), différents « événements de santé publique » sont rappelés avec leurs incidences politiques, sociales et économiques. Pour Yves Jeanneret (2000), la reconnaissance scientifique de ces textes médiatiques suppose, en raison des nouveaux acteurs qu'ils convoquent, des aménagements (ou révisions) théoriques et méthodologiques. L'analyse de ces discours doit se libérer de la définition du discours de vulgarisation comme simple transformation ou traduction de textes antérieurs et adopter une conception plurielle de la science et de la communication scientifique. Dans l'objectif d'une typologie discursive, on note que les différents auteurs qui se sont penchés sur le discours économique insistent sur l'énonciation objective de ces textes, visant la neutralité et la naturalité des choses (caractéristiques attribuées au « discours scientifique »). D'autre part, les travaux sur les « discours de vulgarisation » et les « discours médiatiques » évoquent parfois le discours économique comme mode d'expression scientifique. à ce titre, ce discours pourrait apparaitre comme un sous-genre du discours de vulgarisation ou du discours médiatique. Ces différents travaux ne sont que difficilement comparables. Pourtant, Achard, Leimdorfer et Tessoneau (1984), dans leur étude consacrée au discours économique dans des émissions radiophoniques, suggèrent le même rapprochement. Ils soulignent que ce discours, parce qu'il est déployé dans la presse d'information, met en œuvre des phénomènes de déplacement des instances énonciatives qui construisent « un énonciataire décalé » et un dire qui « ne sera plus strictement économique ». Ainsi pourrait-on faire l'hypothèse d'un mode de communication scientifique caractérisé par la mixité de ses indices linguistiques de genre. Il serait apparenté au discours de vulgarisation mais probablement situé vers le pôle négatif du continuum. Hypothèse qui, toutefois, doit tenir compte de la complexité attachée à la pluralisation du terme science depuis son entrée dans l'espace public. Cette vulgarisation scientifique ou cette « médiatisation des discours sur la science » (Moirand) est prise dans le jeu complexe de quatre acteurs : la science, la politique, la communication et les publics (Wolton, 1997). Il nous paraît dès lors possible de penser autrement les interventions de dirigeants que nous avions rapprochées du genre propagandiste. L'un des ressorts de ce dernier pourrait consister à abuser d'une légitimation de scientifique spécialiste en économie (construite discursivement). Une autre possibilité serait de produire un dire qui, s'estimant à l'abri de toute contestation scientifique du fait de l'absence d ' ethos (ou légitimité) préconstruit, revendique une autorité autre, une autorité absolue à déterminer. Dans tous les cas, Achard le souligne (1993, p. 101), « les problèmes de légitimité se traduisent comme des contraintes du genre » nous amenant à nous demander si cette oscillation entre le « je », le « nous » et l'autre, identifiée dans le discours patronal, ne serait pas symptomatique de ces problèmesou d'un discours de type propagandiste. La suite de ce texte interrogera donc des interventions de dirigeants français, au regard de leurs caractéristiques médiatiques, d'une part, et économiques de l'autre. L'analyse d'un corpus de 220 000 occurrences d'interventions de quinze patrons français entre 2000 et 2002 nous a amenées (Garric, Léglise, 2003) à identifier un discours avant tout financier et commercial, l'univers économique intervenant beaucoup plus tardivement dans la hiérarchie. Il en résulte un dire centré sur la situation et les opérations financières des entreprises, sur les marchés, caractérisé par de très nombreux chiffres indiquant des localisations temporelles et des estimations ou résultats. Derrière le scientisme mathématique apparent, le discours se fait profusion et accumulation de données. Centrés sur l'acteur dominant qu'est l'entreprise, ces interventions se consacrent aux métiers et à la santé de l'entreprise, à l'environnement et aux risques financiers, qui définissent une vision micro-économique. Elles construisent prioritairement un interlocuteur financier en privilégiant le client au détriment du salarié, de la société, des individus et avant même l'actionnaire. Un relevé lexicométrique montre que ce corpus se caractérise par la présence d'un nous, très majoritaire, suivi du pronom je puis de on. La prise en charge du dire est en outre marquée par la forte occurrence, pour certains locuteurs, de verbes de modalité déontique, aléthique et épistémique. Il compte en outre des indices d'une énonciation délocutive avec de nombreux impersonnels, des périphrases adjectivales d'évidence et d'obligation morale, ou encore le recours à des constructions passives souvent incomplètes, des nominalisations et des constructions pronominales de sens passif. Enfin, il s'agit de textes foncièrement hyperboliques qui utilisent l'intensité et la comparaison, des procédés de structuration thématique, l'addition et la surenchère pour définir le patron et son entreprise comme un idéal dans son secteur d'activité. La justification des dires procède de manière singulière par accumulation et généralisation illustrées par des techniques telles que l'extrapolation ou encore l'exemplification. Le locuteur adopte ainsi une énonciation subjective dans laquelle sa conviction vise à emporter l'adhésion; il s'affiche comme une entité collective professionnalisée dont le jugement, présenté comme certitude, a force d'argument. Il adopte, sinon, une énonciation objectivante dans laquelle les données quantitatives et les procès dépersonnalisés proclament la vérité du dire. Reconnaissant dans ces caractéristiques des indices de ce que Patrick Sériot (1986) définit en termes de « langue de bois » produisant, selon Patrick Charaudeau (1992), un « effet d'aveuglement », nous avons rapproché ces discours des textes de propagande. Ce corpus était constitué de textes dont le locuteur se présente comme le représentant d'une entreprise, qu'il soit le fait du PDG lui -même ou d'un expert en communication, qu'il soit émis par le patron lui -même ou par un porte-parole. Nous n'avons pas distingué ces différentes manifestations. Par ailleurs, le corpus regroupe des textes appartenant à deux situations de communication différentes que nous avons distinguées pour cette nouvelle étude : – sous-corpus 1 : des supports de communication propres au monde entrepreneurial mais à diffusion externe (bilans annuels, lettres aux actionnaires, discours d'assemblée générale). La situation de communication présente un schéma classique à deux actants : le patron et l'ensemble des destinataires (actionnaires, clients, collaborateurs, employés, sans exclure néanmoins les « simples citoyens »); – sous-corpus 2 : des interviews extraites de la presse écrite, radiophonique ou télévisuelle. Une situation triangulaire est établie entre patron, journaliste et auditeur-cible. Les questions formulées par le journaliste ne participent pas au traitement quantitatif. Il n'existe pas de corpus identifié comme discours économique, disponible dans la littérature, auquel nous pourrions comparer le nôtre. Toutefois, la partie médiatique de celui -ci (sous-corpus 2) nous semble mériter un traitement particulier. Ses 140 000 occurrences concernent des textes provenant, d'une part, de la presse écrite généraliste (Le Monde, Le Figaro …)et d'émissions radiophoniques ou télévisuelles généralistes elles aussi (Europe 1, LCI), d'autre part de périodiques spécialisés( Capital, Investir, Les é chos, Le Journal des Finances, La Tribune) et de stations proposant une rubrique dédiée à l'information économique (BFM, Radio classique). Nous avons également intégré Bloomberg, chaine de télévision thématique. Si l'on suit la proposition de Charaudeau (1994, 15), selon laquelle l'instance médiatique structure l'information en fonction de « domaines d'expérience correspondant aux différentes activités sociales qui ont à voir avec l'organisation de l'espace public : le politique, le religieux, l'économique, le scientifique […] », la mise en mots dans les différents espaces (supports généralistes ou spécialisés, rubriques générales ou spécialisées) obéit à différentes configurations discursives plus ou moins contraintes par des déterminations externes attachées notamment au dispositif, aux interactants, à la finalité actionnelle et aux représentations sociales de l'objet discursif. On considère donc que les différents supports constituent des espaces de contraintes différents, ce qui a justifié la partition de notre sous-corpus 2 en 12 entités (représentant ces 12 supports). Par ailleurs, Jean-Claude Beacco (2000, p. 21), qui propose une typologie des communautés discursives fondée sur le bien produit, identifie deux communautés distinctes : l'une à dominante économique et l'autre à dominante médiatique. Pour l'auteur, leurs différentes caractéristiques constituent des paramètres extradiscursifs susceptibles d'expliquer la variété des textes. Il nous semble ainsi que les textes non médiatisés de notre corpus (sous-corpus 1 « interne »), échappant aux contraintes du discours médiatique, peuvent servir d'outil privilégié – avec les précautions nécessaires au regard du statut de notre objet – et de référentiel de comparaison pour atteindre les caractéristiques du discours économique qui seraient éventuellement contenues dans le reste. Face à la discipline « économie » et aux « experts économistes », on peut enfin envisager au moins deux positions de la part des dirigeants : – certains se rapportent au discours de quelques experts de la discipline pour justifier leurs actions. Ils posent ainsi une autorité scientifique de fait, à laquelle ils se réfèrent, comme argument d'autorité; – d'autres ignorent cette discipline et ses experts pour mieux construire discursivement leur propre autorité en tant qu'acteurs économiques de la nation et véritables spécialistes en la matière. Adoptant une analyse qualitative médiée par des allers-retours quantitatifs avec le texte (Garric, Léglise, 2005b) au travers d'un traitement lexicométrique mené à l'aide du logiciel Lexico3, nous avons retenu comme clé de partition le support de publication en distinguant autant de sous-corpus que d'organes de diffusion, soit 12. Toutes les productions propres à l'entreprise ont été regroupées dans un seul sous-corpus (Interne / « Int », qui apparait sur les graphes ci-dessous en 13 e position). Une autre clé a été utilisée : elle correspond aux deux situations de communication décrites plus haut avec une précision apportée à la première divisée en deux sous-corpus selon que les productions émanent de la presse écrite ou de la presse radiophonique. Partant de ce matériau, il s'est agi, d'une part, d'interroger certaines des caractéristiques que nous avions isolées dans la définition du discours patronal au regard de la nouvelle partition appliquée au corpus; d'autre part, d'interroger, par le biais de différentes marques linguistiques, certaines des caractéristiques inventoriées par la littérature et dites représentatives du discours économique. En abordant explicitement le thème de l'économie, les chefs d'entreprise – peu prolifiques sur cette dimension – posent l'existence d'un univers de référence donné comme une réalité mais finalement jamais défini. – Avec la contagion de la nouvelle économie, tout le monde avait fini par trouver normal que les cours doublent tous les six mois, sans connexion avec l'économie réelle. On est revenu sur terre aujourd'hui. – Nous sommes passés d'une économie réelle à une économie financière, puis à une économie spéculative devenue à son tour une économie virtuelle jusqu' à l'éclatement… – Il n'y avait plus d ' économie locomotive [… ]. Seule la consommation tirait l ' économie. Il existe donc une réalité qui fonctionne comme référentiel et dont l'autorité de fait joue le rôle d'un argument. Les dirigeants d'entreprise n'en proposent pas de vision, ils la constatent seulement en termes de réalités économiques, contexte économique, signification économique, conjoncture économique. – La mondialisation n'est pas une idéologie, c'est une réalité. – L'évidence européenne est inscrite dans les faits. L'autorité de cette réalité est confirmée par la présence caractéristique, pour la majorité des locuteurs, des adverbes dits assertifs ou de modalisation de l'assertion, tout particulièrement en situation oralisée (cinq premières entités sur les graphes présentés ci-dessous). Ces adverbes (effectivement, certainement, sans doute, naturellement, bien sûr, regroupés pour le graphe 1) disposent de certaines propriétés distinctives : ils échappent à la portée de la négation, ne peuvent constituer le focus d'une phrase clivée et fonctionnent comme mot-phrase répondant à une interrogation absolue. Ces adverbes portent sur la valeur de vérité du dire en indiquant sa coïncidence avec les données de la réalité – forme d ' épistémè ou de savoir –connue du locuteur sans que nous identifiions une corrélation systématique avec la référence à l'économie. La très forte occurrence de la modalité déontique impersonnelle, en opposition à celle du modal pouvoir, témoigne de la nature contraignante de ce réel fonctionnant ainsi comme un ordre absolu et souverain. Par son biais, les dirigeants ne cessent de promouvoirdes comportements dotés quasiment d'un statut de loi. Ainsi, comme le souligne Serge Halimi (2001) citant Alain Minc (1995), « La réalité économique, c'est comme la loi de la pesanteur. Jusqu' à nouvel ordre, on ne s'est pas émancipé de la loi de Newton. » La référence explicite à la science économique est relativement faible, mais apparaît à travers quelques occurrences : études économiques, modèle économique, les fondamentaux macro-économiques démontrent, les théories économiques. à la différence des travaux d'Achard (1978), dans la situation médiatique qui nous occupe, la référence à la discipline est inopérante, construisant le dirigeant en seul expert des données, comme prescripteur, prêcheur ou propagandiste. L'expression de l'obligation se manifeste également sous la forme du modal devoir par lequel les patrons rappellent que leur entreprise est soumise à certaines contraintes externes – appartenant à cet ordre souverain – dont ils se font l'écho. – Une entreprise doit créer de la valeur pour ses actionnaires, mais aussi assurer son propre avenir et celui de ses salariés. – Le manager doit se dire que le marché a toujours raison. – Nous devons réconcilier la croissance, la solidité, la transparence à long terme avec les attentes du marché. – Nous nous devons d'assurer notre pérennité et notre croissance rentable par d'autres moyens. – Nous devons faire à la fois de la croissance externe, de la croissance interne et améliorer la rentabilité. Ces normes économiques que véhiculent les dirigeants d'entreprise ne sont pas présentées comme coercitives, elles s'imposent comme allant de soi. Elles sont avancées comme un référentiel auquel ils se conforment, mais en même temps ils les assènent pour fonder leur discours. Ces quelques exemples laissent percevoir la nature de cette norme et sa logique : loi du marché, rentabilité et efficacité sont ici omniprésents. Il est bien question d'un positionnement idéologique, même s'il – et d'autant plus parce qu'il – procède par le biais d'une prétendue obligation. C'est au même ordre que nous rattachons l'ensemble de ces formes et structures produisant une dépersonnalisation du dire et construisant des énoncés de l'ordre de la vérité générale : Il [le locuteur] utilise le modal falloir (faut 400) ou des périphrases adjectivales impersonnelles (il est nécessaire, il est évident par exemple) plutôt que devoir (doit 142, devons 67, dois 13) et un ensemble de constructions – nominalisation, passivation incomplète, pronominalisation notamment – qui permettent selon Sériot (1985) de transformer les prédications en « objets qu'on constate sans avoir à prendre en charge la relation entre le sujet et le prédicat. La responsabilité, la source de la relation prédicative sont effacées ». Le propos s'impose en tant que tel et relevant de l'obligation externe ou de l'évidence, il ne saurait être réfuté ou douteux. Le résultat est un discours qui impose une certaine vue et qui refuse le questionnement. (Garric et Léglise, 2005, p. 142) à travers ces formes d'énonciation délocutive, nous reconnaissons un discours qui, comme le discours politique analysé par Charaudeau (2005, p. 154), « cherche à ériger en norme universelle relevant de la connaissance ce qui n'est que norme morale relevant de la croyance : il cherche à faire confondre une vérité de croyance avec une vérité de connaissance ». Si l'on s'intéresse à la façon dont les patrons se construisent discursivement, et en particulier aux termes dans lesquels ils évoquent leur rôle, on remarque que ces considérations sont exceptionnellement rares. La construction des concordances de patron, chef, dirigeant, fonction permet toutefois d'extraire quelques énoncés. – Bien sûr, le premier rôle d'une entreprise c'est de faire bien son métier je dirais, mais au-delà, c'est aussi de participer, surtout dans le cas d'un distributeur comme nous, à la vie de la cité, de s'intéresser, donc, à la société autour. Eh oui, ça fait partie de notre rôle de prendre une partie des résultats pour intervenir donc dans l'humanitaire [… ]. – Je pense que les patrons ont à donner leur opinion, en dehors de considérations politiques, à donner leur avis pour éclairer le débat politique, et c'est ce que je m'efforce de faire de temps en temps. – Nous obéissons à la loi du client et faisons tout ce qui est nécessaire pour répondre à ses besoins, notamment quand le pays traverse des difficultés. Avec le discount, nous distribuons du pouvoir d'achat et luttons contre l'inflation. Dans le même temps, nous remplissons notre rôle, qui est de créer de la richesse pour rémunérer nos salariés et nos actionnaires. – Je pense aussi que la solidarité entre le Nord et le Sud, entre les pays riches et les pays pauvres, va se développer. Les entreprises privées auront dans ce domaine un rôle à jouer. Elles ne peuvent en être les moteurs, ce n'est pas leur vocation, mais elles doivent inscrire leur stratégie dans ce mouvement, qui vise le développement équilibré et durable de la planète. Les dirigeants disent assumer un rôle de moteur économique vis-à-vis des entreprises, des économies nationale et surtout mondiale en créant de la valeur et de la richesse et en favorisant les échanges. Ils conçoivent ce rôle économique comme ayant des résonances sociales, politiques et écologiques. En parlant d'eux -mêmes, ils se définissent donc comme des acteurs économiques participant à la vie de la cité, au débat démocratique. Ces considérations, développées en situation médiatique, permettent au locuteur de rappeler selon quelle légitimité il participe à l'échange. Et cette légitimité semble bien tenir à un statut – affiché, voire revendiqué – de spécialiste, d'expert en économie. Ce statut, de nouveau, ne résulte pas d'une quelconque référence à un domaine de légitimité scientifique. Dans l'extrait suivant, un grand patron discrédite les hommes politiques venus se mêler de faits économiques – en d'autres termes, venus empiéter sur la liberté des entrepreneurs : Journaliste : Avez -vous été surpris par la déferlante des plans sociaux, de Marks & Spencer à LU, et par la riposte des hommes politiques appelant au boycott ? Francis Mer : Je suis atterré par leur réaction. On a vraiment l'impression d' être revenu vingt ans en arrière. Les hommes politiques devraient s'occuper d'autre chose, ils ne sont pas là pour ça. Leur rôle, que je sache, est d'aider la collectivité. […] En revanche, leur intervention dans d'autres domaines est apparemment bienvenue : La culture n'est pas un « bien » ordinaire. Le rôle de l ' é tat et d'une autorité de régulation y est donc parfaitement légitime. Les énonciateurs construisent deux univers référentiels (politique = biens collectifs, univers de la cité; économique = domaine réservé, profit) constitués par des systèmes de croyances avec chacun leur légitimité de fait et leur idéologie. Nous sommes « dans un processus dialogique au sens de Bakhtine – l'affrontement pour les mots et le sens des mots est aussi un affrontement de groupes et une occasion pour les groupes de se définir, se légitimer » (Achard, 1993, p. 103). On pourrait également parler de processus d'idéologisation, ces processus « qui construisent un ensemble de croyances plus ou moins théorisées sur l'activité sociale, et ont pour effet de discriminer des identités sociales » (Charaudeau, 2005, p. 156). Nous avions remarqué que les discours des dirigeants visent à exhiber – par des données financières et comptables, mais également par leur statut de leader sur le marché – des preuves plus ou moins quantifiables de leur croissance. Ce statut de leader se trouve en outre hypertrophié par la spectacularisation attachée à la situation médiatique, en lien avec l'héroïsation (Halimi, 1999) des grands patrons, de sorte que certaines régularités observées peuvent être rattachées aux spécificités d'un dispositif énonciatif médiatique. C'est le cas notamment des marques énonciatives, le pronom on et les modaux croire et penser étant particulièrement discriminants. Dans notre corpus de presse écrite (entités 6 à 12 ci-dessus), on est très nettement sous-employé. Il ne commute pas avec nous, pourtant très représentatif de ce sous-corpus, et ne désigne donc qu'exceptionnellement l'entreprise. Il recouvre une instance plus large, cette instance-tiers précédemment identifiée, désignant des sujets compétents et acteurs dans le champ de l'économie. Dans les communications internes (13), on est tout simplement absent. Il est en revanche très représentatif des interviews radiophoniques ou télévisuelles (1 à 5) dans lesquelles il désigne fréquemment l'entreprise, ou encore un locuteur représentant l'opinion publique associant le nous et le vous. En outre, ces corpus sont également les plus marqués par la présence de je et l'expression de la conviction. Autrement dit, l'instance souveraine et universelle prend avec les dispositifs radiophoniques et télévisuels une incarnation en la personne du dirigeant, et nous assistons de fait non à un processus de légitimation mais d'autolégitimation, au sens de Maris (2002b). Rappelons qu'Achard (1995a, p. 89) observait pourtant dans son corpus d'économie de l'éducation la fréquence du pronom on qui représentait « la position courante de la discipline ». A contrario, les textes internes illustrent une énonciation débrayée dans laquelle les acteurs sont mis en scène à la troisième personne – les formes entreprise, groupe, client, actionnaire sont toutes sur-employées – comme objet d'un dire désincarné. Dans ces productions, le référentiel ainsi construit prend la figure d'un « expert non savant ». Le patron s'y définit et est reconnu par les siens comme expert, indépendamment de toute reconnaissance scientifique. En témoignent entre autres, dans ces productions, les formes régulières de structuration chronologique de l'information proches de celles de l'écrit scientifique. à l'issue de cette analyse, il nous apparaît que le discours patronal partage des contraintes de genre avec le discours économique, en ce qui concerne la question de la légitimité et la prétention à parler au nom de la nature. En revanche, la légitimation joue différemment dans le discours économique produit par la science économique – et généralement étudié dans les travaux d'analyse de discours – et dans le discours patronal. C'est la constance d'une légitimation par une instance-tiers à travers les différents supports qui fonctionne ici comme indice de reconnaissance du registre. Ces supports déterminent différents acteurs, même si l'interlocuteur reste toujours l ' é tat-nation dont le statut actualise en discours diverses instances de légitimation : une légitimation par l'ordre des choses, une auto-légitimation et une légitimation « communautaire » au sens où elle est construite sur les croyances propres à un groupe d'individus. Ces formes de légitimation déterminent la scène énonciative dans le sens où elles construisent différemment l'énonciateur en imposant un seul point de vue – le tout économique. La légitimité disciplinaire n'est, elle, tout simplement pas convoquée. Charaudeau (2004), selon qui les discours prennent sens par rapport à des imaginaires socio-discursifs – ces méta-énonciateurs porteurs de savoirs construits en systèmes de connaissance objectivants ou en systèmes de jugements subjectivants – distingue un « il-vrai » d'un « on-vrai ». Dans le premier cas, c'est « la science qui parle à propos du monde » et joue le rôle de « vérificateur », alors que dans le second, le savoir « est dans le sujet et il n'est point vérifiable ». Notre analyse, révélant une réalité économique de l'ordre de la naturalité des choses, parait, sans convoquer le savoir scientifique, se rattacher à ce il-vrai qui produit un discours objectivant. En effet, selon l'auteur, le il-vrai peut également introduire dans le dire un méta-énonciateur impersonnel et indéterminé identifiable comme l'ordre des choses. On pourrait toutefois aussi rattacher le méta-énonciateur des discours économiques à un on-vrai, d'autant plus que Charaudeau souligne que certains énoncés doctrinaux (ou idéologiques) peuvent s'autojustifier en se référant à un on-vrai qui se donne comme un il-vrai. Ce cas serait notamment observable dans notre corpus lorsque la naturalité des choses prend forme en la personne du patron, sous l'influence, en particulier, des visées spécifiques du discours médiatique. Nous avançons finalement que ces textes participent discursivement à la construction de l'économie. Ils ne sont pas économiques en raison des thématiques abordées, non plus qu'en regard de l'appel qu'ils feraient à des arguments d'autorité provenant d'experts de la discipline économique. Mais, en raison de l'idéologie qui les sous-tend et qu'ils participent à diffuser, notamment au travers d'interventions médiatiques, ils sont économiques au sens où ils construisent l'économie par du discours sur leurs propres actes en érigeant l'ordre économique en ordre des choses. Ces textes contribuent donc à la fois à donner à voir une « réalité économique » et à construire activement l'économie qu'ils présupposent . | Pour répondre à la question de savoir si le discours patronal constitue un exemple de discours économique, nous devons d'abord poser l'hypothèse qu'il existe un genre, le « discours économique », qui possède certaines caractéristiques linguistiques auxquelles nous pourrons comparer celles du discours patronal. Après avoir présenté les travaux existant sur le discours économique, nous nous demandons comment les discours des grands patrons français se situent sur le plan thématique, dans quelle mesure ils expriment une vision de l'économie, si cette vision est explicitée et à quels experts économiques ils renvoient. | linguistique_11-0173555_tei_684.xml |
termith-676-linguistique | Les articles de Vadet (« Contribution à l'histoire de la métrique arabe ») et de Blachère (« Seconde contribution à l'histoire de la métrique arabe : notes sur la terminologie primitive »), publiés dans la revue Arabica en 1955 et 1959 respectivement, datent d'un demi-siècle déjà et les arabisants français, si l'on excepte Bohas, ont depuis lors presque totalement délaissé l'étude de la métrique arabe et, en particulier, de son histoire, laquelle constitue pourtant un élément important, voire essentiel, de l'histoire littéraire des Arabes. L'approche privilégiée par Vadet était une approche statistique diachronique, tandis que celle de Blachère était d'ordre philologique. Le premier examina l'usage qui est fait des différents mètres et modèles de vers à différentes époques; le second étudia un certain nombre de termes techniques attestés chez les Arabes avant la seconde moitié du ii e / viii e siècle, époque à laquelle fut élaborée la théorie classique de la métrique, et qui laissent à penser que celle -ci aurait recouvert une terminologie plus ancienne. Cette « nouvelle contribution » a pour objectif d'approfondir l'analyse terminologique et l'analyse statistique, en les replaçant en contexte, dans leurs rapports avec le répertoire métrique déduit de l'analyse empirique de près de 38 000 vers attribués à cent poètes ayant vécu entre 450 et 670 de l'ère chrétienne, analyse à laquelle j'avais procédé dans ma thèse de doctorat, dont une version remaniée vient de paraître (P aoli 2008a). Afin d'éviter toute ambiguïté, il convient d'abord de rappeler que la métrique arabe est une métrique purement quantitative, où les modèles de vers reposent sur une alternance codée entre des positions métriques de longueur variable (x = une syllabe brève ou une syllabe longue; et X = une syllabe longue ou deux syllabes brèves) et des positions de longueur fixe, syllabes longues ou brèves. Le tableau de la page 79 dresse la liste des modèles de vers employés par les poètes arabes anciens entre 450 et 670 de l'ère chrétienne. L'usage qu'ont fait ces poètes des seize mètres inventoriés par les métriciens arabes classiques est extrêmement variable : ainsi, plus des trois quarts des vers attribués à des poètes de cette époque sont composés suivant les mètres ṭawīl, basīṭ, wāfir et kāmil et, en dépit de l'emploi de plus en plus fréquent, par les poètes postérieurs, de mètres plus courts comme le ramal, le ẖafīf, le sarī ‘ ou le kāmil maǧzū ' ,la prépondérance de ce groupe de mètres ne s'est jamais démentie par la suite. Le ṭawīl est le plus fréquent (38,69 %), suivi du wāfir (14,03 %), du kāmil (12,2 %) et du basīṭ (11,89 %). Viennent ensuite le mutaqārib (6,5 %),le ẖafīf (4,39 %), le raǧaz (3,55 %), le ramal (2,23 %), le kāmil majzū ' (1,86 %), le sarī ' (1,8 %), le munsariḥ (1,47 %), le hazaǧ (0,48 %) et le basīṭ majzū ' (0,31 %). Les modèles de vers restants sont extrêmement rares, et certains ne sont guère attestés que par quelques vers. C'est notamment le cas du wāfir majzū ' (Wm), du kāmil - 2b (K-2b), du kāmil simple (Ks), du ramal majzū ' - 2 (Rm-2), du ẖafīf simple (Xs) et du mutaqārib - 2 (Mt-2). Enfin, quatre des mètres inventoriés par la théorie classique, le muǧtaṯṯ, le muḍāri ‘, le muqtaḍab et le mutadārak, ne sont jamais employés par les poètes de cette époque. Il apparaît que presque tous les modèles de vers partagent certaines contraintes structurelles. Si nous laissons de côté les fins de vers et d'hémistiche, nous constatons que tous, à l'exception des modèles du raǧaz (Rj), qui constituent une classe métrique spécifique, et du rare et controversé basīṭ majzū ' (Bm), reposent sur une alternance binaire entre positions variables (x = ∪ ou − et X = − ou ∪∪) et groupes stables. Si l'on excepte les fins de vers et d'hémistiche, les groupes stables sont de trois types : [∪ − ], [∪ − −] et [− ∪ − ]. Dans la grande majorité des modèles de vers, l'alternance entre groupes stables et positions variables est strictement binaire. En d'autres termes, on ne trouve jamais deux groupes stables successifs, sauf dans les modèles du basīṭ - 2 et du mutaqārib; et deux positions variables ne peuvent se suivre immédiatement, sauf au début de l'hémistiche, quelques modèles (basīṭ - 2, sarī ' et munsariḥ) débutant par deux positions variables liées (x^x), c'est-à-dire ne pouvant être simultanément réalisées comme des syllabes brèves. C'est la raison pour laquelle j'ai appelé « pied » tout ensemble constitué d'un groupe stable et d'une position variable, dans cet ordre ou dans l'ordre inverse. D'après les auteurs classiques, les anciens Arabes auraient divisé la poésie en au moins trois catégories ou genres métriques, qaṣīd, ramal et raǧaz. Cette organisation tripartite est par exemple évoquée par al-Aẖfaš al-Awsaṭ dans son traité sur la rime, dans les termes suivants : « J'ai entendu de nombreux Arabes affirmer que l'ensemble de la poésie [est subdivisé en] qaṣīd, ramal et raǧaz. On nomme qaṣīd ce qui est sur les mètres ṭawīl, basīṭ, kāmil, madīd, wāfir et raǧaz complets. C'est là tout ce que chantent (taġannä bi-hi) les caravaniers (rukbān). Nous ne les avons pas entendu chanter sur d'autres structures (abniya) que celles -ci. Certains affirment [cependant] qu'ils chantent aussi sur le mètre ẖafīf. Le ramal est tout ce qui ne ressort ni du qaṣīd, ni du raǧaz. Quant au raǧaz, selon les Arabes, il regroupe tout ce qui comporte trois pieds et est utilisé pour chanter en travaillant, en menant [les troupeaux] et en encourageant les chameaux à avancer. » Quant à Ibn Rašīq, il consacre un chapitre à l'opposition entre raǧaz et qaṣīd dans lequel il donne de ces deux termes la définition suivante : « On désigne par le terme raǧaz le mašṭūr [vers simples de trois pieds ], le manhūk [vers simples de deux pieds] et ce qui leur ressemble; et par qaṣīd, [ce qui est composé] de vers étendus. » Si l'on se fie à cette définition, le raǧaz est un terme générique désignant l'ensemble des modèles de vers simples, constitués d'un seul hémistiche, de trois pieds (mašṭūr) ou de deux pieds (manhūk). La liste de ces modèles, telle que l'inventaire de la poésie ancienne nous a permis de la dresser, est la suivante : Les modèles de vers simples que la théorie des cercles inventorie comme des variantes du sarī ‘, que j'ai renommés raǧaz - 2a et raǧaz - 2b, doivent sans aucun doute être considérés comme du raǧaz. Les traités de métrique classique ont inventorié trois processus de ziḥāfa s'appliquant aux pieds du mètre sarī ‘ : le ẖabn, qui efface le second ḥarf des pieds mustaf‘ilun, maf‘uwlun et maf‘uwla"n, qui sont respectivement transformés en mafa"‘ilun (∪ − [∪ −]), fa‘uwlun (∪ − −) et fa‘uwla"n (∪ − —); le ṭayy, qui efface le quatrième ḥarf des pieds de type mustaf‘ilun, soit mufta‘ilun (− ∪ [∪ − ]); et le ẖabl, combinaison du ẖabn et du ṭayy, qui transforme mustaf‘ilun (− − ∪ −) en fa‘alatun (∪∪∪ −). Si ces processus sont donc les mêmes que ceux qui s'appliquent aux modèles de vers du raǧaz, les choses sont bien différentes dans la réalité. Le cas des formes simples est identique à celui de l'ensemble des modèles de vers du raǧaz. En effet, tous les processus de ziḥāfa inventoriés y sont applicables. Autrement dit, chacun des pieds de type mustaf‘ilun peut être réalisé, dans un vers donné, de quatre manières différentes : − − [∪ − ], ∪ − [∪ − ], − ∪ [∪ −] ou ∪ ∪ [∪ − ], sans que ne semblent intervenir de contraintes particulières. Ces deux modèles peuvent donc être représentés comme suit en termes de groupes stables et de positions variables : Ces modèles catalectiques font pendant au modèle acatalectique du raǧaz simple à trois pieds (raǧaz - 1), et il n'y a aucune raison de les considérer comme autre chose que des variantes de raǧaz simple. C'est d'ailleurs l'avis de certains métriciens, qui considèrent ces deux formes courtes comme des modèles de raǧaz. Ainsi, al-Ǧawharī cite comme exemple de raǧaz mašṭūr maqṭū ‘ le même vers qui illustre, dans les traités classiques, le modèle du ‘ arūḍ - 4 du sarī ‘. Quant au ‘ arūḍ - 3, il figure également dans le chapitre qu'il consacre au raǧaz. Les éditeurs de poésie classent d'ailleurs presque toujours les poèmes composés suivant ces modèles de vers parmi les urǧūza - s (pl. arāǧīz) ou « poèmes en raǧaz ». Par contre, tandis que les modèles du raǧaz comptent cinq à six positions variables par vers (équivalant à un hémistiche isolé), le sarī ‘ double n'en compte que trois par hémistiche, les deux premières étant de plus liées. En effet, le ẖabn et le ṭayy ne s'appliquent jamais simultanément au premier pied de l'hémistiche. Dans les quatre premiers des cinq modèles de sarī ‘ attestés (S-1, - 2, - 3 et - 4a), le premier de ces deux processus ne s'applique pas au second pied. Dans le dernier (S-4b), c'est le ṭayy qui ne s'applique pas. Autrement dit, ces modèles sont plutôt apparentés au munsariḥ, au madīd, au ramal et au ẖafīf d'une part, et au basīṭ d'autre part, comme ne le verrons plus loin en détail. De la même manière, les modèles du munsariḥ simple, qui comptent deux pieds seulement, doivent eux aussi être considérés comme des variétés de raǧaz. Le premier, le ‘ arūḍ - 2 des traités classiques, compte deux pieds, avec une syllabe finale surlongue. Il est dit manhūk mawqūf. Le second pied y a donc la forme maf‘uwla"t (−−—). Le second, le ‘ arūḍ - 3, est dit manhūk, c'est-à-dire qu'il ne comporte lui aussi qu'un seul hémistiche de deux pieds; et makšūf, le second pied étant de la forme maf‘uwlun (−−−). Ces modèles catalectiques font donc pendant au modèle acatalectique du raǧaz simple à deux pieds (raǧaz - 3a) et, comme c'est le cas pour les vers de sarī ‘ simple, il n'y a aucune raison de les considérer comme autre chose que des variétés de raǧaz, d'autant qu'il existe entre leur structure interne et celle du munsariḥ double la même différence qu'entre sarī ‘ simple et sarī ‘ double. Je les ai donc respectivement rebaptisés raǧaz - 3b et raǧaz - 3c. Le raǧaz étant défini comme l'ensemble des modèles de vers simples, constitués d'un seul hémistiche (maǧzū ') et comportant deux pieds (manhūk) ou trois pieds (mašṭūr), il faut probablement entendre par « vers étendus » — littéralement, « [la poésie] dont les vers durent » — l'ensemble des modèles de vers doubles, constitués de deux hémistiches et comportant donc de quatre (deux fois deux) à huit pieds (deux fois quatre). L'opposition entre le raǧaz, qui englobe le manhūk et le mašṭūr, et le qaṣīd serait donc celle entre vers simples et vers doubles. Il se trouve que cette distinction portant sur la forme extérieure du vers est renforcée par une opposition très nette du point de vue de la structure interne : comme je l'ai déjà dit, tous les modèles de vers doubles, à l'exception du raǧaz double et des trois variantes du basīṭ maǧzū ', sont organisés suivant une alternance de groupes stables, éventuellement trisyllabiques, et de positions variables. Mais, mis à part certains modèles qui peuvent débuter par deux variables liées (x^x), l'alternance est strictement binaire et on ne trouve jamais deux positions variables consécutives à l'intérieur d'un modèle. Dans les modèles du raǧaz, l'alternance est au contraire de type « ternaire » : deux positions variables « libres », ou non liées, suivies d'un groupe stable dissyllabique ([ ∪ −]), et ceci deux ou trois fois selon les modèles. Autrement dit, la structure quantitative des premiers est comparativement beaucoup plus stable et régulière que celle des seconds, qui laissent davantage de liberté. L'opposition entre vers simples et vers doubles ne tient donc pas seulement au type de période et à la forme extérieure du vers mais aussi à sa structure interne et aux limites assignées à la variation quantitative. L'idée que le raǧaz est un mètre particulièrement souple, laissant une liberté plus grande au poète et, partant, plus propre à l'improvisation, intuitivement admise de longue date, trouve ici une justification empirique : le nombre de positions variables d'un vers de raǧaz, que l'on peut métriquement considérer comme un « hémistiche isolé », est en moyenne deux fois plus important que dans un hémistiche de l'un ou l'autre des modèles de vers doubles. Si les modèles du qaṣīd sont tous des vers doubles, à deux hémistiches, tous les modèles de vers doubles ne sont pas pour autant nécessairement du qaṣīd. En effet, outre le raǧaz et le qaṣīd, les auteurs classiques mentionnent généralement une troisième catégorie, nommée ramal, dont ils donnent l'une ou l'autre des trois définitions suivantes, voire deux d'entre elles successivement ou même, pour certains, les trois : Ce qui n'est ni qaṣīd ni raǧaz. Tout ce qui est lacunaire (fī-hi nuqṣān) par rapport au schème de base (al-'aṣl), ou toute poésie dont il manque [au mètre] des pieds (ġayr tāmm al-'aǧzā '), c'est-à-dire les modèles de vers maǧzū ', ou encore, selon certains « la majeure partie du maǧzū ' », qu'il soit à quatre ou à six pieds. Toute poésie dont la structure est instable (ġayr mu'talif al-binā '). Ces trois définitions se trouvent par exemple réunies dans ce passage du Lisān al-‘arab : « [Selon] Ibn Sīda, le ramal désigne toute poésie inconsistante (mahzūlin) et de structure instable [incertaine]( ġayr mu'talif al-binā '); c'est là l'une des dénominations qu'emploient les Arabes sans y associer [un contenu] précis, comme par exemple [basīṭ maǧzū '] : Malḥūb a été abandonnée par ses occupants, ainsi qu'al-Quṭabiyyāt et al-Ǧanūb. ' aqfara min ' ahlihī Malḥūbu fa-l-Quṭabiyyātu fa-ǧ-Ǧanūbu − ∪ [∪ −] # − [∪ −] # − − − ## − ∪ [∪ −] #− [∪ −] # − − − Ou encore [hazaǧ] : Quelle merveille, mon Dieu, que cette tribu née de la descendance de la sœur des Banū Sahm ! ' a-lā li-llāhi qawmun wa - - ladat uẖtu Banī Sahmi [∪ −] − − # [∪ −] − − ## [∪ −] − − # [∪ −] − − Il dit aussi : ils placent la majeure partie du maǧzū ' [amputé d'un pied par hémistiche] dans [la catégorie du] ramal. Ainsi a -t-il été entendu dire par les Arabes. Ibn Ǧinnī dit : lorsqu'il dit que « c'est un terme employé par les Arabes », étant donné que tous les termes et dénominations employés par les métriciens appartiennent au discours des Arabes, il faut comprendre qu'ils l'ont employé dans le même contexte où l'emploient les métriciens, et pas en dehors de celui -ci, que ce soit comme nom propre ou métaphoriquement. Ne vois -tu pas que le ‘ arūḍ, le miṣrā ‘, le qabd, le ‘ aql et d'autres termes employés par les artisans de cette science [la métrique] étaient en usage chez les Arabes ? Mais ce n'était pas dans le contexte (sens) que leur attribuent les [métriciens] : le ‘ arūḍ désigne pour eux la pièce de bois qui soutient le centre de la tente; et le miṣrā ‘ est l'un des deux battants d'une porte; ces termes, ainsi que d'autres, ont donc été transposés métaphoriquement (tašbīhan). Quant au ramal, les Arabes ont utilisé le terme lui -même [c. à. d. non-métaphoriquement] pour désigner toute poésie dont la structure est instable (iḍṭirāb al-binā ') et lacunaire (nuqṣān) par rapport au schème de base (al-'aṣl). Les métriciens l'emploient dans le même sens, sans l'avoir transposé comme nom propre ou métaphoriquement. Il dit encore : en un mot, le ramal désigne toute poésie qui n'est ni du qaṣīd, ni du raǧaz. » J'avais, dans un précédent article (P aoli 2007), proposé une analyse de ces textes-témoins et des rapports existant entre ces trois définitions; et montré que, loin d' être incompatibles, elles étaient au contraire complémentaires : le ramal est une catégorie intermédiaire entre le raǧaz et le qaṣīd, regroupant les modèles de vers maǧzū ', constitués de deux hémistiches, mais de moindre longueur que ceux du qaṣīd; et il est possible d'imaginer que ces mètres aient d'abord été ressenti comme « instables » ou « irréguliers » du fait de leur nouveauté, étant vraisemblablement apparus à une époque ou le raǧaz et le qaṣīd étaient déjà entrés dans l'usage et pratiqués de longue date. Seuls deux auteurs, al-Aẖfaš et al-Ǧawharī, dressent une liste des modèles de vers du qaṣīd, et seul le second donne des exemples de ceux qui appartiennent au ramal, les autres auteurs se contentant de définir cette dernière catégorie de manière purement négative (ce qui n'est ni raǧaz ni qaṣīd) ou simplement évasive (tout ou partie du maǧzū '). Ce faisant, ils font explicitement du qaṣīd, du ramal et du raǧaz des catégories proprement métriques, regroupant chacune un ensemble de modèles de vers qui sont désignés sous leur appellation classique ẖalīlienne. L'inventaire d'al-Aẖfaš et d'al-Ǧawharī est le suivant : qaṣīd : al-ṭawīl, al-madīd al-tāmm(chez al-Aẖfaš seulement), al-basīṭ al-tāmm, al-wāfir al-tāmm, al-kāmil al-tāmm, al-raǧaz al-tāmm, [certains disent al-ẖafīf al-tāmm ]. ramal : maǧzū ' al-madīd, maǧzū ' al-basīṭ, maǧzū ' al-wāfir, maǧzū ' al-kāmil, « et autres ». L'intérêt de l'énumération des mètres du qaṣīd à laquelle procèdent les deux auteurs réside d'abord dans le fait qu'ils prennent soin, pour chacun des mètres cités, de préciser qu'il s'agit du modèle complet, c'est-à-dire comportant le même nombre de pieds que dans la formule circulaire. Seul le ṭawīl ne fait pas l'objet d'une telle spécification, pour la bonne raison que les trois modèles dérivés de sa formule circulaire sont complets : il n'existe pas de « ṭawīl maǧzū ' ». Pour le reste, al-Aẖfaš et al-Ǧawharī excluent donc de l'inventaire du qaṣīd, l'un implicitement et l'autre explicitement, les formes courtes des mètres cités : le basīṭ maǧzū ', le wāfir maǧzū ', le kāmil maǧzū ' et le « madīd maǧzū ' », qui appartiennent donc à la catégorie du ramal. Le cas du madīd est cependant problématique. En effet, le modèle complet de ce mètre, comportant quatre pieds par hémistiche, n'est pas attesté. Comme le disent les métriciens, le madīd muṯamman (« madīd à huit pieds ») est une innovation des modernes et elle n'est donc pas admise à figurer dans l'inventaire des modèles de la théorie classique. Le madīd est toujours maǧzū '. L'expression de « madīd tāmm » employée par al-Aẖfaš est donc ambiguë et peut être interprétée de deux manières. Dans la première hypothèse, elle désigne effectivement le madīd à huit pieds; mais al-Aẖfaš, qui était un éminent métricien, ne pouvait ignorer que ce modèle était inusité (muhmal). Il aurait bien sûr été intéressant de savoir ce qu'al-Aẖfaš disait du madīd dans son Kitāb al-‘arūḍ. Malheureusement, la partie consacrée aux mètres du premier cercle est perdue. Dans la seconde hypothèse, l'expression désignerait un madīd à six pieds (musaddas), ce qui paraît encore moins probable, un tel modèle n'étant jamais ainsi dénommé par les métriciens ultérieurs. La première hypothèse est donc la plus plausible. Il est d'ailleurs fort possible qu'un copiste l'ait lui -même ajouté à l'inventaire d'al-Aẖfaš, de sorte qu'y figure l'ensemble des mètres des premier et deuxième cercles. Quoi qu'il en soit, il semble donc que le madīd tāmm doive être supprimé de la liste. Quant aux modèles du madīd musaddas (maǧzū '), c'est-à-dire les quatre modèles inventoriés dans le tableau ci-dessus, ils doivent être rangés dans la même catégorie que les formes courtes du kāmil, du wāfir et du basīṭ. Ces modèles, qui sont exclus de la catégorie du qaṣīd et qui ne sont pas non plus du raǧaz au sens générique défini plus haut, doivent finalement, en toute logique, appartenir au genre du ramal, qui est défini comme ce qui n'est ni raǧaz ni qaṣīd. Quant au raǧaz complet (tāmm), c'est-à-dire constitué de deux hémistiches de trois pieds chacun (Rjd), il appartiendrait à la classe du qaṣīd, de même que le ẖafīf, d'après certains. Le cas du raǧaz double ne peut être considéré comme réellement représentatif. Il n'est en effet attesté, dans le corpus considéré, que par deux exemples. Les libertés métriques observables dans ces deux spécimens sont les mêmes que celles caractéristiques des modèles de raǧaz simple. Mais la présence du raǧaz double dans cet inventaire est peut-être, comme celle du madīd tāmm, plus théorique que réelle et ne semble pas de nature à remettre en cause les différentes modalités de l'opposition entre qaṣīd et raǧaz et, en particulier, celle qui concerne la structure interne des modèles de vers. Enfin, le cas du ẖafīf est beaucoup plus embarrassant. Son affiliation éventuelle à la catégorie du qaṣīd pose notamment le problème de savoir quel est alors le statut des modèles du ramal, du sarī ‘ et du munsariḥ complets, qui présentent des ressemblances structurelles évidentes avec les modèles du ẖafīf tāmm. Si l'on s'en tient aux définitions des auteurs classiques, les modèles de vers du ramal et du ẖafīf complets, du sarī ‘, du munsariḥ et du mutaqārib doivent donc être rangés dans la catégorie du qaṣīd, puisqu'ils sont complets, comportant autant de pieds que la formule circulaire abstraite dont ils sont dérivés. Par contre, les quatre modèles du madīd et les trois modèles du basīṭ maǧzū ' appartiendraient à la catégorie du ramal. Ce choix ne va pourtant pas sans poser certains problèmes. Tous ces modèles, à l'exception du ceux du mutaqārib, comptent trois pieds par hémistiche, tous comme ceux du kāmil et du wāfir complets, qui appartiennent au qaṣīd. Ceci démontre clairement que le nombre de pieds ẖalīliens n'est pas le seul critère ou trait classificatoire du système générique étudié. C'est la raison pour laquelle Stoetzer (1989, p. 61-72) suppose, à juste titre, que le nombre de syllabes par hémistiche doit aussi être pour quelque chose dans cette catégorisation. Il divise alors le ramal en deux sous-catégories : le ramal - A, qui regroupe les modèles dont l'hémistiche comporte trois pieds et dix à onze syllabes, madīd - 1a, - 1b, - 2a, - 2b (Md-1a, Md-1b, Md-2a, Md-2b), basīṭ maǧzū ' - 1, - 2, - 3 (Bm-1, Bm-2, Bm-3); et le ramal - B, qui regroupe les modèles qui comportent deux pieds par hémistiche, soit huit à dix syllabes, wāfir maǧzū ' (Wm), kāmil maǧzū ' - 1, - 2 (Km-1, Km-2), hazaǧ (H), ramal maǧzū ' - 1, - 2 (Rm-1, Rm-2), ẖafīf maǧzū ' (Xm). Mais les limites qu'il assigne à chaque classe se révèlent bien perméables. Le second hémistiche du kāmil - 3 peut ne comporter que dix syllabes, alors que Stoetzer considère qu'un hémistiche de qaṣīd en compte au minimum onze. Il en va de même des hémistiches du sarī ‘ - 4a et du sarī ‘ - 4b. A cet égard, il n'y a pas de raison de séparer ces modèles de ceux du madīd - 1, puisque tous quatre comptent dix à onze syllabes par hémistiche. Le madīd - 2b, affilié au ramal - A, a un second hémistiche de neuf syllabes, contre un minimum de dix attendu pour un modèle de cette catégorie. Enfin, le kāmil maǧzū ' - 1, dit muraffal dans les traités classiques, peut compter jusqu' à onze syllabes au second hémistiche, soit autant que les modèles du ramal - A alors qu'il est lui -même affilié au ramal - B. Certaines de ces ambiguïtés ou contradictions pourraient être résolues en se référant au nombre de positions métriques plutôt qu'au nombre de syllabes. Un second hémistiche de kāmil maǧzū ' - 1 peut effectivement compter jusqu' à onze syllabes lorsque les deux positions X sont chacune associées à deux syllabes brèves; mais cet hémistiche ne compte jamais que neuf positions métriques, conformément aux prédictions de Stoetzer, qui estime la variation du nombre de syllabes d'un hémistiche de ramal - B de huit à dix syllabes. Or le second hémistiche du kāmil - 3 compte toujours dix positions métriques. Ces observations conduisent à penser que le nombre de syllabes ou de positions métriques, même associé au nombre de pieds, ne constitue pas non plus un critère suffisant pour délimiter précisément les limites de chaque catégorie. Il existe entre les modèles du ramal complet (n°30 à 32), du ẖafīf complet (n°41 et 42) et du madīd - 1 (n°4 et 5) des similitudes « structurelles » ou « séquentielles » importantes. Si l'on excepte la variante [− − −] qui est propre au dernier pied de l'hémistiche et du vers du modèle du ẖafīf - 1, ces trois mètres ont chacun une variante à finale [∪ − −] et une autre à finale [∪ − ]. Pour le reste, ils ne diffèrent que par la nature du groupe stable du pied médian de l'hémistiche : [∪ −] pour le madīd, [∪ − −] pour le ramal et [− ∪ −] pour le ẖafīf. Enfin, ces modèles, à l'exception du second hémistiche du madīd - 2b, comptent tous entre dix et douze syllabes ou positions métriques par hémistiche. De même, les cinq modèles du sarī ‘ (n°35 à 39) et l'unique modèle du munsariḥ (n°40), qui ont tous eux aussi de dix à douze syllabes par hémistiche, sont très semblables : le munsariḥ diffère des quatre premiers modèles du sarī ‘ (S-1, - 2, - 3 et - 4a) par le groupe stable du deuxième pied ([ − ∪ −] pour [∪ − ]) et la fin d'hémistiche et de vers ([ ∪∪ −] pour [− ∪ − ], [− ∪ —] ou X [− ]); et du dernier (S-4b) par le groupe stable du premier pied ([ ∪ − −] pour [∪ − ]) et la diérèse obligatoire à la fin du vers et de l'hémistiche ([ ∪∪ −] pour X [−]). Des rapports croisés peuvent également être observés entre différents modèles de ces deux groupes : le madīd - 1 et les quatre premiers modèles du sarī ‘, dont les deux premiers groupes stables de l'hémistiche sont [∪ − −] et [∪ −]; le madīd - 2 et le sarī ‘ - 4b, dont les deux premiers groupes stables sont [∪ −] et [− ∪ −]; et le munsariḥ et le ẖafīf, où ces mêmes unités sont [∪ − −] et [− ∪ − ]. Ces rapports sont représentés dans les trois tableaux ci-dessous : Enfin, certains de ces modèles de vers peuvent à juste titre être considérés comme des formes abrégées de ceux du basīṭ long. C'est le cas, par exemple, du madīd - 2 (n°6 et 7), qui a la même structure métrique que le basīṭ - 1 (n°8 et 9), mais avec le premier pied (x [− ∪ − ]) en moins. De même, le sarī ‘ - 4b (n°39) peut être considéré comme une version abrégée du basīṭ - 2 (n°10 et 11), amputé du second groupe stable ([ ∪ − −]). La seule différence entre les deux tient à la fin d'hémistiche et de vers, fixe dans les modèles du basīṭ ([ ∪∪ −] deux fois pour le basīṭ - 2a; [∪∪ −] et [− −] pour le basīṭ - 2b); et variable pour le sarī ‘ (X [− ], soit indifféremment [− −] ou [∪ ∪ −]). L'ensemble de ces observations nous incite à penser que les modèles de vers du madīd, du sarī ‘, du munsariḥ, du ramal long et du ẖafīf long doivent être, du fait de leurs similitudes numériques (le nombre syllabique) et structurelles (la séquence des unités métriques), inventoriés dans une seule et même catégorie. Etant donné les rapports existant entre certains de ces modèles et les formes longues du basīṭ, il y a également tout lieu de supposer que cette catégorie constitue une classe distincte de celle du qaṣīd, intermédiaire entre celle -ci et la catégorie du ramal - B, qui contient les modèles de vers doubles comportant huit à neuf positions par hémistiche. Faute d'étiquette plus adéquate, je conserverai l'appellation adoptée par Stoetzer (1989) et sa distinction entre ramal - A et ramal - B. L'inventaire des modèles de vers appartenant à ces deux catégories est récapitulé dans les deux tableaux ci-dessous : Les modèles de vers doubles restants, exception faite du raǧaz double (n°29) et du basīṭ maǧzū ' (n°12 à 14), dont j'ai évoqué les particularités ailleurs (P aoli 2007), appartiennent à la catégorie du qaṣīd. Il ne fait guère de doute que le mutaqārib, qui ne figure jamais parmi les exemples cités par les auteurs arabes pour illustrer la définition de telle ou telle classe, doit être rangé dans le premier groupe, le qaṣīd. En effet, les trois modèles qui sont dérivés de la formule circulaire (n°45 à 47) comportent, comme celle -ci, quatre pieds par hémistiche, soit onze à douze syllabes et, comme ceux du ṭawīl, débutent par la même séquence de deux pieds de type [∪ −] x [∪ −] x. L'ensemble des modèles de vers du qaṣīd, tel qu'il se présente donc dans son état actuel, est représenté dans le tableau ci-dessous. Étant donné que nous ne connaissons ni le contenu détaillé des catégories mentionnées par les auteurs arabes, qaṣīd, raǧaz et ramal, ni le ou les principes sur lesquels reposent le classement des modèles de vers attestés à l'intérieur de ces catégories, toute tentative de reconstruction de ce système, vraisemblablement ancien, ne peut valoir qu' à titre d'hypothèse. J'ai moi -même tenu compte, dans le classement qui vient d' être proposé, de la structure interne des modèles de vers, et non de la seule longueur du vers, m'éloignant finalement des quelques indications fournies par les auteurs arabes. Mais quoi qu'il en soit des nombreuses inconnues qui subsistent, le système décrit doit vraisemblablement être considéré comme ancien, assurément antérieur à l'élaboration de la théorie ẖalīlienne, laquelle contient une grande part d'innovation et constitue visiblement une rupture considérable avec la « poétique » ancienne, rupture qui concerne également la répartition et la dénomination des mètres : les mêmes termes sont en partie repris de l'ancien vocabulaire en usage, mais dans des acceptions différentes. Malheureusement, la pauvreté des sources dont nous disposons à ce jour ne permet pas d'accéder à une connaissance précise et satisfaisante du système ancien, si ce n'est par pure spéculation théorique. Dans le tableau dressé ci-dessous figurent, pour chaque modèle ou groupe de modèles de vers, le nombre de vers recensés dans le corpus, tous poètes et toutes périodes confondues, et le pourcentage que ces vers représentent par rapport au nombre total des vers recensés. Ce pourcentage est calculé d'après le nombre de vers plutôt que d'après le nombre de pièces et de fragments. Ce choix n'est pas neutre. S'il pourrait paraître discutable dans le cas de poètes plus tardifs, dont les poèmes ont été mieux préservés et nous ont le plus souvent été transmis complets, il est par contre totalement justifié dans le cas des poètes anciens, dont les œuvres nous sont parvenues par bribes, souvent incomplètes ou éparpillées à travers plusieurs recensions ou citations. Tous ces poèmes sont de dimensions très inégales et les fragments de quelques vers ou les vers isolés sont très nombreux. Or, bien qu'il n'existe pas de certitudes en la matière, nombre de ces vers isolés, de même mètre et de même rime, semblent souvent avoir appartenu, à l'origine, à une seule et même pièce. Dans une telle situation, il est donc préférable de tenir le compte des vers plutôt que des poèmes ou numéros d'entrée des dīwān - s. J'ai aussi fait figurer dans ce tableau les statistiques concernant les groupes de modèles de vers, qaṣīd, ramal - A, ramal - B, raǧaz et raǧaz double (englobant le raǧaz double proprement dit et les trois modèles du basīṭ maǧzū ') tels qu'ils ont été reconstitués, à titre d'hypothèse, dans ce qui précède. Parmi les poètes les plus anciens du corpus poétique ayant servi de base à cette recherche, lesquels ont vécu, au plus tard, durant la première moitié du vi e siècle, nombreux sont ceux qui sont issus des deux principaux groupes tribaux de l'est de la Péninsule arabique, Bakr et Taġlib. Au premier des deux appartiennent Sa‘d b. Mālik (mort vers 530), ‘ Amr b. Qamī'a (mort vers 540), Muraqqiš al-Akbar (mort vers 550) et al-Find (mort vers 540). Les trois premiers de ces quatre poètes sont de la tribu des Qays b. Ṯa‘laba. Sa‘d b. Mālik est le père de Muraqqiš al-Akbar, lui -même oncle de ‘ Amr b. Qamī'a et de Muraqqiš al-Aṣġar (mort vers 570), ce dernier étant l'oncle de Ṭarafa (mort vers 560). Quant au groupe des Taġlib, il ne s'en trouve qu'un seul poète, Muhalhil, mort vers 530. A tous ceux qui viennent d' être cités, il faut ajouter un poète citadin d'al-Ḥīra, Abū Du'ād (mort vers 550) et un poète itinérant, ‘ Abīd b. al-Abraṣ (mort vers 550), qui subit vraisemblablement l'attraction de la cour des Laẖmides d'al-Ḥīra. Par contraste, les poètes nomades d'Arabie centrale et occidentale sont sous-représentés : un seul poète pour chacune de ces deux zones, Ṭufayl b. ‘ Awf et Bašāma b. al-Ġadīr respectivement, tous deux morts aux environs de 550. Pour ce qui est des poètes de la génération suivante, la proportion des poètes d'Arabie orientale demeure très forte, soit huit poètes sur dix-huit, dont six appartiennent au groupe Bakr : Ṭarafa et Muraqqiš al-Aṣġar, déjà mentionnés, al-Musayyab (mort vers 570), al-Ḥāriṯ b. Ḥilliza (mort entre 570 et 580), al-Ḫirniq, sœur de Ṭarafa, et al-Mutalammis (tous deux morts vers 580). Le septième, al-Mumazzaq (mort vers 570), appartient, quant à lui, au groupe ‘ Abd al-Qays; et le dernier, Laqīṭ b. Ya‘mur (mort vers 580), à la même tribu qu'Abū Du'ād, les Iyād. La plupart de ces poètes semblent par ailleurs avoir subi l'attraction de la cour d'al-Ḥīra, comme l'attestent les œuvres qui leur sont attribuées, panégyriques dédiés aux souverains laẖmides notamment, et les anecdotes qui nous sont rapportées à leur sujet. Il reste à savoir si ce constat est réellement pertinent et si cette dominante orientale est réellement significative ou, au contraire, le seul fruit du hasard et des vicissitudes de la transmission et de la recension de la poésie ancienne. Le développement des sciences philologiques, durant les premiers siècles de l'islam, aboutit rapidement à la définition d'une norme linguistique, dont certains groupes tribaux furent considérés comme les dépositaires : l'appellation de fuṣaḥā ' al-‘arab (« Arabes parlant une langue pure ») semble s' être appliquée préférentiellement aux groupes Tamīm, Kilāb et Asad. Et la définition d'une telle norme linguistique n'a pu manquer d'influencer en retour la recension de la poésie ancienne. La collecte de vers ayant pour premier objectif d'étayer ou de discuter des points de grammaire et des problèmes de langue, la poésie attribuée à des membres de ces tribus au parler correct fut probablement mieux préservée que celle de tribus n'appartenant pas à l'aire délimitée, comme les Kalb et les Quḍā‘a au nord, dont les vestiges littéraires sont très réduits. Ceci n'exclut bien sûr pas d'autres facteurs plus ou moins aléatoires comme celui de la proximité géographique des groupes tribaux par rapport aux centres urbains de Kūfa et Baṣra où les philologues étaient basés. Il est donc fort possible que la vision que nous avons de la situation soit totalement faussée, les témoins que nous possédons de la pratique poétique au vi e siècle n'étant en somme que le résultat d'une sélection opérée par les philologues médiévaux dans la masse des données qui leur étaient transmises, sélection qui ne peut être considérée comme représentative de la pratique poétique ancienne. Cette éventualité interdirait donc de déduire de cette prédominance des poètes nomades d'Arabie orientale et citadins d'al-Ḥīra une quelconque antériorité historique et de faire l'hypothèse que le berceau de la poésie arabe se trouve dans cette région. La même remarque vaudrait aussi pour les poètes des générations suivantes. Bakr et Taġlib disparaissent totalement de la situation, au profit des poètes nomades d'Arabie centrale et occidentale et des poètes des cités du Ḥiǧāz, Médine, La Mecque et Ṭā'if. Encore une fois, ce déplacement de l'activité poétique de l'est à l'ouest de la Péninsule, à l'évidence lié à des facteurs historiques (fin du royaume laẖmide d'al-Ḥīra et avènement de l'islam à Médine et à La Mecque), n'est peut-être qu'une apparence trompeuse. Autrement dit, le fait que ces poètes soient en quelque sorte placés sous les feux de l'histoire, à laquelle ils participent souvent activement (et verbalement), aurait favorisé la conservation de leur poésie. Au contraire, au début du vii e siècle, les groupes Bakr et Taġlib, et avec eux leurs poètes, tombent dans les oubliettes de l'histoire et, partant, de l'histoire littéraire. Le cas de la poésie cultivée par les nomades de la Péninsule, occultée, depuis l'époque abbasside et de longs siècles durant, par la poésie citadine, et qui refit surface à la fin du xix e siècle grâce au zèle de quelques voyageurs et orientalistes européens, est aussi très représentatif d'un tel phénomène. La remarquable permanence des techniques poétiques, et des mètres en particulier, laisse pourtant supposer qu'il n'y a pas eu de rupture, et que la tradition poétique « bédouine » s'est perpétuée jusqu' à nos jours à l'ombre de la poésie classique citadine des Abū Nuwās, al-Mutanabbī et autres Šawqī, non certes sans quelques modifications, essentiellement conditionnées par l'évolution de la langue elle -même. Absence de témoignages ne veut donc pas dire absence de poésie ou de poètes, et les circonstances historiques sont pour beaucoup dans l'image qui nous est donnée de l'histoire littéraire. Au bout du compte, toutes ces observations sont de nature à nous inciter à utiliser les textes disponibles avec une prudence redoublée. Mais il n'en reste pas moins que les poèmes qui nous ont été transmis attestent à l'évidence d'une « tradition poétique » extrêmement vivace, tout au long du vi e siècle, en Arabie orientale et dans la cité d'al-Ḥīra, laquelle en est le principal, sinon le seul, pôle d'attraction. Par ailleurs, dans la mesure où la langue des Tamīm est considérée par les philologues classiques comme l'une des plus conformes à la norme linguistique, qu'ils ont eux -mêmes définie, la logique voudrait que la poésie attribuée aux poètes de ce groupe tribal soit particulièrement bien représentée dans les recensions médiévales et dans le corpus des textes qui nous sont parvenus. C'est effectivement le cas pour ce qui concerne la seconde moitié du vi e siècle et le vii e siècle. Par contraste, le fait que nous n'ayons aucun poète tamīmite avant 550 peut donc être considéré comme un fait relativement significatif : il laisse à penser que la pratique de la poésie, au moins pour ce qui concerne le qaṣīd et le ramal, serait plus tardive en Arabie centrale qu'en Arabie orientale. Je reviendrai bientôt en détail sur les différences notables entre les usages métriques propres aux poètes de ces deux zones géographiques. L'évolution de l'emploi des différents mètres durant les deux siècles qui nous intéressent appelle également quelques premières observations. Comme je l'ai déjà dit, environ quatre cinquièmes des vers inventoriés, toutes périodes confondues, sont composés suivant les modèles de vers du qaṣīd. Leur proportion est pourtant bien inférieure à cette moyenne durant la première moitié du vi e siècle (72, 32 %); et elle augmente ensuite considérablement, notamment au vii e siècle, où elle atteint près de 87 %. Corrélativement, la proportion des modèles de vers que j'ai rangés dans les catégories du ramal - A et du ramal - B est beaucoup plus importante chez les poètes de la première moitié du vi e siècle. Il est fort probable, comme nous le verrons bientôt, au moment d'examiner le répertoire des modèles de vers région par région, que ces faits doivent être mis en rapport avec la prédominance des poètes d'Arabie orientale dans les trois premiers quarts du vi e siècle. Les deux seuls poètes que l'on puisse à proprement parler qualifier de poètes citadins d'al-Ḥīra sont Abū Du'ād et ‘ Adī b. Zayd, tous les autres étant, avant tout, des poètes itinérants ou des poètes tribaux de passage, ayant séjourné à al-Ḥīra de manière épisodique seulement. Les œuvres qui sont attribuées à Abū Du'ād et ‘ Adī b. Zayd méritent donc, comme l'a bien montré Grünebaum, qu'on leur accorde un intérêt tout particulier. Les philologues arabes considéraient la langue de ces deux poètes comme « non-naǧdienne », c'est-à-dire non conforme à la koyné poétique employée par la grande majorité des poètes anciens. L'examen de leurs vers ne permet pourtant de déceler que quelques rares déviations, le plus souvent limitées au lexique, concernant quelques mots d'origine iranienne notamment, ou des mots rares que l'on retrouve chez l'un et chez l'autre, voire chez un autre poète d'al-Ḥīra ou de sa région. Il n'y a donc là rien qui justifie le jugement émis par les érudits médiévaux : sous ses aspects morphologique, syntaxique et formulaire, la langue de ces poètes paraît tout à fait conforme à la norme. Par contre, l'examen des modèles de vers dont ils font usage va nous fournir quelques indications intéressantes concernant un éventuel particularisme régional propre aux poètes d'al-Ḥīra. Disons tout d'abord que le répertoire métrique d'Abū Du'ād et de ‘ Adī est extrêmement riche et varié. Le premier emploie douze mètres différents, soit plus que la plupart de ses contemporains et des poètes des générations ultérieures. L'inventaire des modèles de vers suivant lesquels sont composés les poèmes qui leur sont attribués est reporté dans le tableau dressé ci-dessous. La proportion des modèles de vers du qaṣīd (42,76 %) est deux fois moindre que la moyenne, qui se situe, je le rappelle, au-dessus des 80 %. Corrélativement, les modèles du ramal - A sont beaucoup plus employés qu'ailleurs : leur proportion est même plus importante que celle du qaṣīd. Mais, parmi ces modèles, ce sont surtout le ẖafīf et le ramal qui sont privilégiés. Le sarī ‘, le munsariḥ et le madīd sont par contre, à peu de choses près, employés dans les mêmes proportions que chez le reste des poètes considérés. Quant au ramal - B, il est également en faveur : le hazaǧ et le kāmil maǧzū ' y sont beaucoup plus courants que la moyenne (6 % à eux deux, contre 2,5 % sur la totalité du corpus). ‘ Adī b. Zayd est aussi l'un des seuls poètes anciens à faire usage du ramal maǧzū ' et du ẖafīf maǧzū ', attestés chacun par un unique fragment de deux vers. Cette prédilection pour le ramal et le ẖafīf avaient bien été remarquée par Grünebaum pour ce qui concerne Abū Du'ād et généralisée à l'ensemble des poètes ayant subi l'influence de la cour d'al-Ḥīra. Mais son affirmation selon laquelle le ramal, au sens ẖalīlien du terme, n'aurait pas été employé ailleurs que chez ces poètes, à l'exception, dit-il, d'Imru ' al-Qays, doit être corrigée. En effet, dès le milieu du vi e siècle, ce mètre est employé par des poètes bédouins d'Arabie centrale ou occidentale, comme ‘ Alqama, Ḫidāš b. Zuhayr, al-Afwah al-Awdī, Zuhayr b. Abī Sulmä et ‘ Antara. L'école d'al-Ḥīra n'a donc pas l'exclusivité de l'usage du ramal, loin s'en faut. Et l'hypothèse avancée par Grünebaum selon laquelle ce mètre serait « une adaptation aux exigences de la métrique arabe du vers octosyllabe pehlevi », qui ne repose d'ailleurs sur aucun argument sérieux, ne se justifie pas dans les faits tels qu'ils se présentent à nous. Selon Grünebaum, la probabilité d'une influence persane sur la technique poétique arabe est forte, dans les régions limitrophes de la Perse au moins. Cette idée est effectivement tentante et n'a pas manqué d'orienter la réflexion des spécialistes de la littérature iranienne. C'est notamment le cas de Benveniste (1930), qui a tenté de trouver une solution de continuité entre la littérature iranienne préislamique et la littérature persane classique par la démonstration, peu convaincante au demeurant, que le mutaqārib épique persan est dérivé du vers hendécasyllabe pehlevi. J'y reviendrai bientôt au moment d'évoquer le cas de ce mètre dans la poésie arabe ancienne. Pour revenir au ramal, il est donc employé de bonne heure par des poètes de l'intérieur de la Péninsule, et l'examen des vers attribués aux poètes ayant séjourné à al-Ḥīra et des poètes nomades d'Arabie orientale va réveler une situation qui est beaucoup plus complexe que ne le laisse croire Grünebaum. Les poètes ayant fréquenté al-Ḥīra sont en grande majorité originaires d'Arabie orientale, ce qui s'explique par la proximité entre al-Ḥīra et les lieux où ils avaient coutume de nomadiser. Cinq d'entre eux appartiennent au groupe Bakr : Ṭarafa, al-Musayyab, al-Mutalammis, al-Ḥāriṯ b. Ḥilliza et, le plus tardif de tous, al-A‘šä al-Kabīr. ‘ Amr b. Kulṯūm appartient à la tribu des Taġlib, tandis que deux autres, al-Mumazzaq, al-Muṯaqqib, appartiennent au groupe des ‘ Abd al-Qays. Laqīṭ b. Ya‘mur est, comme Abū Du'ād, un membre de la tribu des Iyād. Enfin, les quatre poètes restants sont considérés comme des poètes itinérants, n'ayant probablement jamais joué le rôle de poètes de tribu mais ayant au contraire parcouru la Péninsule à la recherche de protecteurs et de mécènes, d'où leur présence à la cour d'al-Ḥīra à un moment ou à un autre du vi e siècle. Ces poètes sont ‘ Abīd b. al-Abraṣ, Aws b. Ḥaǧar, al-A‘šä Nahšal et al-Nābiġa al-Ḏubyānī. La proportion des modèles de vers du qaṣīd est beaucoup plus proche de la moyenne dans les vers attribués à ces poètes que chez ceux d'al-Ḥīra (77, 31 %) : près d'un tiers des vers recensés sont notamment composés suivant l'un ou l'autre des modèles du ṭawīl. Mais ceux du ramal - A et du ramal - B restent toutefois bien attestés : 14, 76 % et 5, 06 % respectivement. Le ẖafīf et le ramal sont cependant loin de jouir de la même faveur que chez Abū Du'ād et ‘ Adī b. Zayd. Seuls quatre des treize poètes pris en considération emploient le ramal de manière significative, tandis que le taux relativement élevé de ẖafīf est dû, pour moitié, à un long poème de quatre-vingt-quinze vers attribué à al-Ḥāriṯ b. Ḥilliza et figurant parmi les Mu‘allaqāt. Sa longueur et son style trahissent sûrement, comme le dit Blachère (1964, p. 252), « l' œuvre d'un pasticheur épris de termes rares et animé de sentiments pro-bakrites ». Quoi qu'il en soit de l'authenticité de cette pièce, les tendances très marquées observées chez les poètes d'al-Ḥīra ne se retrouvent pas vraiment chez ces « hôtes » occasionnels. Si l'on divise les poètes nomades appartenant à des groupes tribaux d'Arabie orientale en deux catégories, selon qu'ils ont ou non fréquenté la cour des rois laẖmides d'al-Ḥīra, la comparaison du répertoire métrique de ces deux catégories aboutit à un résultat en un sens paradoxal. En effet, c'est chez les poètes n'ayant vraisemblablement pas fréquenté la cour d'al-Ḥīra que l'on retrouve les tendances observées chez Abū Du'ād et ‘ Adī b. Zayd. La proportion des mètres ẖafīf, ramal et hazaǧ y est très élevée. Du coup, le ramal - A représente plus du quart des vers recensés, tandis que la proportion des modèles de vers courts du ramal - B est plus élevée encore que chez les poètes d'al-Ḥīra. Si tant est que ces estimations statistiques puissent réellement être considérées comme significatives, elles laisseraient donc à penser que ce n'est pas à al-Ḥīra ou dans la poésie iranienne préislamique qu'il faut rechercher l'origine de ces mètres, mais bel et bien dans une tradition propre aux tribus arabes de l'est de la Péninsule. L'opinion de Grünebaum (1952) et de Blachère (1964) concernant le rôle central joué par al-Ḥīra dans l'élaboration et l'évolution de la tradition poétique arabe doit donc probablement être atténuée, même si, bien sûr, d'autres aspects que la métrique entrent en ligne de compte comme, par exemple, les premiers développements d'un genre bachique autonome. Je ne discuterai pas ici l'idée évoquée par Blachère d'un rapport entre ces mètres (ramal et ẖafīf) et la musique. Les témoignages concernant une activité musicale préislamique manquent cruellement. L'affirmation de Blachère ne repose en fait que sur l'extrapolation de faits mieux connus propres à la période omeyyade. A cette époque, en effet, se développe, dans les villes du Ḥiǧāz, une tradition musicale étroitement liée au mouvement littéraire que l'on a coutume d'appeler « ḥiǧāzisme » et dont les principaux représentants sont ‘ Umar b. Abī Rabī‘a, al-‘Arǧī, al-Aḥwaṣ, Kuṯayyir et Nuṣayb. Les préoccupations musicales semblent avoir joué là un rôle important dans la création poétique. Et il se trouve que tous ces poètes emploient, de préférence aux modèles de vers longs du qaṣīd, des mètres plus courts, notamment le ẖafīf, suivant lequel sont composés près du quart des poèmes de ‘ Umar b. Abī Rabī‘a, mais aussi, à un degré moindre, le ramal, le sarī ‘, le hazaǧ ou encore le kāmil maǧzū '. Cette prédilection se retrouve, à l'époque abbasside, chez des poètes comme Baššār b. Burd, Abū Nuwās et Abū Tammām. Cette continuité apparente est évidemment troublante. Mais l'idée de l'existence d'une « école poétique d'al-Ḥīra », celle de rapports, dans ce milieu et à cette époque, entre certains types de mètres et le chant et la musique et, enfin, celle d'une influence iranienne sur l'élaboration de la tradition propre à cette école, bien que séduisantes et tentantes, manquent de fondements sûrs. La conclusion de Blachère concernant le particularisme d'al-Ḥīra reste d'ailleurs très prudente. Il évoque l'existence d'une tradition vraisemblablement caractérisée par des dominantes bachiques, élégiaques et religieuses avant d'affirmer qu'il est difficile d'étayer cette impression. Il n'est pas de mon ressort de discuter de l'aspect thématique dont il est fait état ici. J'observerai seulement que des tendances élégiaques très nettes sont également présentes chez certains poètes appartenant à des groupes nomades d'Arabie orientale qui n'ont vraisemblablement pas fréquenté la cour d'al-Ḥīra, comme Muraqqiš al-Akbar et, surtout, Muraqqiš al-Aṣġar. Selon Blachère toujours, le ġazal, ou poème d'amour, dont les poètes « ḥiǧāziens » se sont fait une spécialité, est un genre également attesté dans la poésie spontanée ancienne et, en particulier, dans la mélopée chamelière (ḥidā ') Il est bien sûr tout à fait possible que l'influence d'al-Ḥīra, s'il en est une, remonte à des temps plus reculés dont nous ne savons malheureusement rien, auquel cas ces influences auraient déjà été totalement assimilées au début du vi e siècle. Mais les ressemblances évidentes entre le répertoire métrique des poètes d'al-Ḥīra et des poètes nomades d'Arabie orientale restés en tribu d'une part, et le contraste entre ceux -ci et ceux qui ont fréquenté la cour des laẖmides d'autre part, semblent remettre en cause l'idée d'une tradition propre à al-Ḥīra. Dans l'état actuel de nos connaissances, il n'est pas possible, dans le domaine métrique tout au moins, de parler d'autre chose que d'une prédilection très marquée des poètes de l'est de la Péninsule, de l'Euphrate au Ḥasā ' en passant par al-Ḥīra, pour les modèles de vers que j'ai rangés dans les deux catégories du ramal - A et du ramal - B. Le contraste avec les poètes d'Arabie centrale et occidentale est très marqué : ces derniers ont une nette prédilection pour les mètres longs, ṭawīl, basīṭ, wāfir, kāmil et mutaqārib, et la proportion des mètres du qaṣīd dépasse toujours les 90 %, pour atteindre un maximum de plus de 93 % chez les poètes qui sont membres des tribus Huḏayl et Tamīm. Au contraire, les vers composés suivant des modèles appartenant aux catégories du ramal - A et du ramal - B sont relativement sous-représentés. Parmi les vingt-quatre poètes d'Arabie centrale de notre corpus, seuls cinq font usage de modèles de vers courts, hazaǧ ou kāmil maǧzū '; et huit d'entre eux, tous tamīmites, n'emploient pas non plus les modèles du ramal - A. Pour ce qui est des poètes d'Arabie occidentale, seuls quatre d'entre eux, sur un total de vingt-et-un, font usage de modèles du ramal - B, hazaǧ, kāmil maǧzū ', mais aussi ramal maǧzū ', lequel est attesté par un poème de dix-sept vers attribué à ‘ Antara (mort en 615 ?). Comme dans le cas des poètes du centre de la Péninsule, il s'en trouve aussi huit pour ne pas non plus employer les modèles du ramal - A. Le cas des six poètes de la tribu des Huḏayl qui figurent dans mon corpus est exemplaire : tous emploient exclusivement les modèles de vers du qaṣīd et du raǧaz. Enfin, parmi les poètes ṣu‘lūks, il n'en est qu'un, Ta'abbaṭa Šarran (mort vers 550), pour employer un modèle court, en l'occurrence le kāmil maǧzū ', dans un court fragment de trois vers, et cinq de ces neuf poètes ne composent jamais, au vu des vers conservés, qu'en qaṣīd ou en raǧaz. Il faut cependant remarquer que les mètres ramal, ẖafīf, sarī ‘, munsariḥ et madīd, bien que rares, sont tous employés par l'un ou l'autre de ces poètes d'Arabie centrale ou occidentale, de même que les modèles du hazaǧ et du kāmil maǧzū '. Mais la tendance à la normalisation dont témoignent les vers qui leurs sont attribués est toutefois remarquable. Les vers rares occasionnellement employés par les poètes d'Arabie orientale et d'al-Ḥīra au vi e siècle, à l'exception de la pièce en ramal maǧzū ' que l'on attribue à ‘ Antara, ne sont pas du tout attestés. Ce phénomène d'uniformisation et de normalisation du répertoire métrique, commun aux poètes nomades d'Arabie centrale et occidentale, pose un problème intéressant auquel les recherches à venir pourront peut-être apporter une réponse plus précise. Comme le dit Blachère (1964 : 362) : « L'hypothèse d'une métrique en perpétuelle voie de transformation, de disparition et de résurgence, est certes à retenir; elle conduit à poser que le poète du vi e siècle a fort bien pu utiliser des mètres dont l'existence est seulement attestée par quelques spécimens irréductibles aux types « classiques ». Tel paraît bien être le cas de quelques rythmes adoptés dans des pièces mises sous le nom d'Imru ' al-Qays et de ‘ Abīd [b.] al-Abraṣ; la difficulté consiste, ajoute -t-il, à rechercher la cause de ces raretés rythmiques; peut-être faut-il en découvrir la source dans l'esprit de système des théoriciens de Bassora, poussés par leur refus d'accorder toute leur place, dans leur quête, à ces aberrations prosodiques. » Il faut enfin rectifier le constat inexact, fait par un certain nombre d'orientalistes, selon lequel le mutaqārib serait rarement employé par les poètes anciens, et notamment par les poètes nomades d'Arabie centrale et occidentale, de même qu'il est nécessaire de récuser l'idée que ce mètre aurait une origine étrangère. Les vers de mutaqārib ne représentent pas moins de 6,5 % du total des vers du corpus, toutes périodes confondues. Les deux tiers des cent poètes pris en compte en font usage et près du tiers de tous ces vers sont attribués à des poètes nomades d'Arabie centrale ou occidentale. L'emploi ancien et fréquent du mutaqārib chez les poètes d'Arabie centrale ne milite donc pas en faveur de l'interprétation qu'a donné Grünebaum de l'hypothèse de Benveniste (1930, 1932), et selon laquelle ce mètre serait d'origine iranienne. D'après Benveniste, qui n'évoque jamais le cas de la poésie arabe, le mutaqārib épique de la poésie néo-persane serait le descendant direct du mètre hendécasyllabe dont il a retrouvé les traces dans des textes pehlevis. C'est notamment le cas du Draxt Asūrīk u buz (« L'arbre assyrien et le bouc »), texte pehlevi arsacide rapportant la joute oratoire mettant en scène l'arbre et le bouc, qui aurait originellement été composé en vers, ce que le texte qui nous a été transmis ne laisse plus paraître : bien des passages restent corrompus, grossis d'additions ou de mots inconnus, de gloses. Benveniste, soumettant le texte à une critique serrée, y décèle un grand nombre de vers de six et, surtout, de onze syllabes à césure médiane (5+6 ou 6+5). De la même manière, l'emploi de l'hendécasyllabe est relevé dans des textes variés, un hymne zervanite, un fabliau arsacide, un poème manichéen sassanide, ce qui, selon Benveniste, ne peut être le seul effet du hasard. D'après lui (1930 : 225), « la versification épique persane prend sa source dans un vaste courant poétique, qui s'est alimenté à diverses inspirations, mazdéenne ou manichéenne ». Il faut bien entendu préciser, pour comprendre cette hypothèse, que la forme la plus courante du mutaqārib, en poésie persane comme en poésie arabe, comporte onze syllabes par hémistiche : cette forme, par comparaison avec la formule circulaire dodécasyllabique, peut être qualifiée de catalectique. Si l'hypothèse d'un substrat iranien, d'une influence de la tradition littéraire de l'Iran préislamique sur la poésie persane classique, voire d'une certaine continuité de l'une à l'autre, paraît en soi valable, confirmée qu'elle est par certaines ressemblances frappantes qui concernent surtout les formes, les genres et les thèmes, son application au domaine de la métrique semble on ne peut plus hasardeuse. Dans le cas du mutaqārib, le modèle employé par les poètes persans classiques semble bien être une adaptation de son homologue arabe, lequel, au vu de la fréquence de son emploi et de son profond enracinement dans la tradition métrique des poètes nomades des vi e et vii e siècles, n'est probablement pas d'origine étrangère. Ces constatations, enfin, paraissent apporter une justification supplémentaire à la catégorisation de ce mètre parmi les modèles de vers du qaṣīd. L'ensemble des résultats et des conclusions présentés ici concerne exclusivement la métrique externe, qui consiste dans l'analyse des schémas métriques pris isolément, sans se préoccuper du contour verbal des vers analysés, lequel fait pour sa part l'objet de la métrique interne. Celle -ci, complémentaire de celle -là, concerne les rapports entre la structure métrique du vers et sa structure linguistique, aux niveaux phonétique, morphologique, lexical, syntaxique et sémantique. Elle est, en un sens, l'étude du rythme du vers, conçu lui -même comme la mise en mouvement par la langue d'une structure périodique codée définie par le mètre et la rime. Les résultats obtenus ici doivent donc être replacés dans un contexte plus vaste et servir de base à l'analyse métrique interne, des schémas accentuels aux séquences thématiques, en passant par le style formulaire, l'organisation morphosyntaxique et les figures de style. La poétique, comprise comme l'étude des formes et techniques poétiques et de leur évolution, et englobant l'ensemble des aspects de l'analyse métrique interne, amènera sans aucun doute à affiner ou à réviser certaines des conclusions qui ont été formulées ici concernant, d'une part, la structure et l'organisation des genres métriques anciens dont témoignent les résidus subsistant d'une terminologie métrique antérieure à al-Ḫalīl et, d'autre part, l'évolution dans le temps et dans l'espace de l'emploi des modèles de vers, groupes de modèles de vers et genres métriques par les poètes arabes anciens . | Tout laisse à penser que la typologie et la taxinomie des mètres de la théorie d'alalīl, et non uniquement la théorie elle-même dans son organisation et son fonctionnement, sont en grande partie originales et en rupture avec les conceptions, les catégories et la terminologie métriques des Arabes avant l'islam. Un certain nombre d'auteurs classiques nous disent que les Arabes divisaient la poésie en au moins trois catégories: le qd, le rağaz et le ramal. La tentative de reconstitution de ce système permet notamment de montrer que la distinction entre vers simples (rağaz) et vers doubles (qīd et ramal) ne tient pas seulement à la forme extérieure du vers mais aussi à sa structure interne et aux limites assignées à la variation quantitative ; et l'examen des mètres en usage dans les différentes régions du monde arabe entre 450 et 670, d'observer une nette différence entre poètes d'Arabie orientale et d'al-, maîtres du ramal, et poètes d'Arabie centrale et occidentale, « spécialistes » du q. | linguistique_12-0078214_tei_769.xml |
termith-677-linguistique | « La finalité assignée socialement à l'enseignement-apprentissage des langues-cultures en contexte scolaire, sous l'impulsion de l'intégration européenne et de la mondialisation des échanges de tous ordres, consiste à préparer les élèves à « travailler collectivement avecdes étrangers tout autant dans le cadre de [leurs] études que dans [leur] vie professionnelle » (Puren, 2004, p. 20). Cela implique que le sujet n'est plus seulement considéré comme un communicateur mais avant tout comme un acteur social qui doit être en mesure d'accomplir des actions dans un contexte donné, comme l'expliquent les auteurs du Cadre européen commun de référence dans leur définition de ce qu'ils nomment la « perspective actionnelle » (Conseil de l'Europe, 2001, p. 15). D'après Christian Puren, cet objectif social de référence, si l'on admet le principe de l'homologie entre la fin et les moyens, oriente la didactique des langues-cultures vers une perspective co-actionnelle (les élèves apprennent à agir avec les autres c'est à dire à co-agir (« dans le sens d'actions communes à finalités collectives ») et co-culturelle (ils apprennent à « élaborer et mettre en œuvre une culture d'action commune dans le sens d'un ensemble cohérent de conceptions partagées ») (2002, p. 55-71). Il s'agit donc de développer chez les élèves des capacités de collaboration, notamment avec des élèves qui possèdent une langue première et une culture différentes de la leur, dans le cadre de projets précis. Une telle perspective met en jeu, à plusieurs niveaux, la relation à l'altérité des acteurs. Elle pose également la question de savoir comment l'enseignant œuvre à la dynamique relationnelle nécessaire à la culture de l'agir dans l'optique d'une construction sociale collective et commune. Dans son principe, cette approche n'est pas éloignée de celle de la pédagogie de projet, connue à l'école. Cependant, l'envisager dans un contexte plurilingue et pluriculturel génère des problématiques inédites et soulève la question des compétences adéquates, et donc d'une formation appropriée. D'après le référentiel qui définit les dix compétences de l'enseignant (MEN, 2007), la sixième exige de « prendre en compte la diversité des élèves » et le professeur « amène chaque élève à porter un regard positif sur l'autre et sur les différences dans le respect de valeurs et de règles communes et républicaines ». Par ailleurs, il doit avoir « la capacité à favoriser l'ouverture culturelle des élèves ». Au-delà donc des compétences linguistiques, didactiques et pédagogiques, ces exigences appellent des compétences d'ordre culturel et interculturel. Elles relèvent de connaissances indispensables, mais propres à la personne et son profil personnel dans la construction d'une identité professionnelle, donc difficiles à construire et travailler en formation. La réflexion que nous menons ici, en nous appuyant sur un travail de recherche sur le professionnalisme des enseignants du primaire concernant l'enseignement des langues-cultures (Cachet, 2007) et qui s'inscrit dans le paradigme de la complexité défini par Edgar Morin (1990), se propose d'interroger la notion de compétences dans le développement professionnel de l'enseignant aujourd'hui. Nous invitons là à un renouvèlement du regard porté sur les compétences à travers une modélisation conceptuelle en cohérence avec la complexité de l'agir de l'enseignant-acteur social aujourd'hui. L'article présente dans un premier temps le modèle théorique. Ensuite, ce modèle sert à « lire » et analyser certaines pratiques d'enseignants observées sur le terrain, faisant émerger leurs difficultés, des dysfonctionnements et des lacunes qui renvoient aux questions de formation. Enfin, le modèle sert à appréhender quelques expériences innovantes qui confirment l'intérêt de cette nouvelle conception des compétences et de l'agir-enseignant. On notera que la recherche sur laquelle se fonde la réflexion ici se proposait d'appréhender le professionnalisme des enseignants du primaire en langues-cultures, à travers une analyse systémique et non parcellaire, qui incluait dans le champ d'investigation les dimensions professionnelles et personnelles des enseignants et le contexte dans lequel ils évoluaient. Le terrain d'investigation comprend plusieurs niveaux institutionnels, ceux : d'une école publique de grande taille (14 classes) située en milieu urbain (Villeurbanne), montrant une certaine stabilité de l'équipe enseignante et une population scolaire assez équilibrée sur le plan socioculturel; de l'IUFM de Lyon; de la circonscription dans laquelle l'école est située et de l'Académie du Rhône. Des données essentiellement qualitatives ont été récoltées sur le terrain à l'aide : d'entretiens semi-directifs avec des enseignants, des formateurs et des responsables institutionnels; d'analyse de documents officiels français, de textes européens et de documents didactiques; d'observations directes de classes. Nous avons opéré une sélection de quelques données pertinentes, eu égard à la problématique de cet article. L'enseignement des langues-cultures au primaire est intrinsèquement complexe. En effet, dans le cadre du paradigme de la complexité défini par Morin (1990), on peut reconnaitre un milieu complexe aux caractéristiques suivantes : les éléments qui le composent sont multiples, divers, hétérogènes, variables, inter-reliés, instables, sensibles au contexte, contradictoires et non totalement objectivables puisque la présence d'un observateur influe sur le système (Galisson et Puren, 1999, p. 117). Or, si l'on considère le comportement d'apprentissage et affectif des élèves d'une classe de langue-culture au primaire, nous retrouvons bien ces différentes caractéristiques. Cette complexité inhérente au terrain se combine avec d'autres problématiques qui s'inscrivent dans le champ de la didactique des langues-cultures : celles qui sont liées aux processus d'enseignement et d'apprentissage, aux rapports entre ces deux perspectives, à la langue, à la (/aux) culture(s) dans laquelle (/lesquelles) cette langue est parlée, etc. Nous savons que la prise en compte de la complexité invalide d'emblée toute méthodologie d'enseignement-apprentissage d'une langue à prétention universelle et incite les enseignants à l'éclectisme méthodologique (Puren, 1994). L'enseignement-apprentissage culturel est aussi directement en prise avec des problématiques complexes : une même langue peut renvoyer à plusieurs cultures différentes; une culture particulière présente des phénomènes de métissage, des variations internes régionales, sociales, etc. Il est vrai que la complexité déjà considérable de cet assemblage s'accroit encore dans le cadre d'une approche plurilingue et pluriculturelle, puisque de nouvelles problématiques y interfèrent alors avec les précédentes : celles qui proviennent des acteurs et leur rapport aux langues/cultures, des objets d'enseignement-apprentissage eux -mêmes, les différents systèmes linguistiques et culturels en présence, et celles qui naissent de leur mise en contact. Force est de constater que l'enseignant de langue-culture au primaire est, comme ses collègues du secondaire, confronté à une complexité prodigieuse. Comment peut-il faire face à ce défi et éviter l'écueil d'une perplexité paralysante ? On voit aisément que le concept traditionnel de « compétence professionnelle », appréhendé en termes de savoir, savoir-faire et savoir-être, somme toute comme une addition de savoirs distincts de différentes natures, ne peut répondre à cette complexité. Trop parcellaire et installant de fortes disjonctions entre les types de savoirs, il ne permet pas de saisir les dynamiques en jeu dans l'action, alors qu'en milieu complexe, nous soutenons avec Bonnet et Bonnet (2005, p. 128) que « la problématique de la compétence » abordée « en terme de processus de relation au réel » serait plus efficiente. Dans cette perspective, la conception de la compétence que propose Guy Le Boterf, me parait plus adaptée au professionnalisme en milieu complexe. Elle est résolument tournée vers l'action : Les compétences peuvent être considérées comme une résultante des trois facteurs : le savoir-agir qui suppose de savoir combiner et mobiliser des ressources pertinentes (connaissance, savoir-faire, réseau…); le vouloir-agir qui se réfère à la motivation personnelle de l'individu et au contexte plus ou moins incitatif dans lequel il intervient; le pouvoir-agir qui renvoie à l'existence d'un contexte, d'une organisation du travail [… ], de conditions sociales qui rendent possibles et légitimes la prise de responsabilité et la prise de risques de l'individu. (Le Boterf, 2005, p. 60, je souligne) Cette proposition conceptuelle globalisante et dynamique de la compétence professionnelle, intègre non seulement des composantes individuelles, leurs combinaisons entre elles et avec des ressources externes, mais également certaines dimensions personnelles du professionnel et le contexte dans lequel ce dernier évolue. Elle permet de formuler ainsi une définition de la compétence professionnelle comme étant la possibilité, la volonté et la capacité d'un enseignant à mobiliser et à combiner ses ressources internes et des ressources externes pour agir de la façon la plus adéquate possible dans une situation donnée d'enseignement d'une langue-culture, ainsi que la possibilité, la volonté et la capacité d'un enseignant d'avoir un regard distancié et critique sur ces mêmes actions d'enseignement (Cachet, 2007, p. 26). Le modèle élaboré peut être schématisé de la façon suivante : Nous voici donc sortis d'une vision statique des compétences au profit d'une conceptualisation dynamique de l'agir où chacun des trois pôles (savoir-agir, vouloir-agir et pouvoir-agir) conditionne l'émergence d'une action compétente, susceptible d'influencer les deux autres, tout en étant le théâtre de combinaisons entre diverses composantes. Enfin, l'action elle -même est susceptible de rétroactions sur les pôles qui déterminent sa production. La rétroaction entre l'action compétente et le « savoir-agir » inscrit cette conception de la compétence dans le cadre du modèle de praticien réflexif que décrit Wallace (1991) et qui implique un rapport dialogique entre pratique et réflexion. Nous souhaitons focaliser à présent sur le « savoir-agir » en particulier, parce qu'il est directement en lien avec la formation et parce que c'est sur ce pôle qu'il nous semble le plus urgent d'intervenir. Nous ne nous attarderons pas ici sur les ressources internes nécessaires à l'enseignant de langue-culture au primaire qui sont relativement bien connues (les composantes linguistique(s), culturelle(s), didactique et pédagogique), même si ces composantes peuvent parfois être insuffisamment développées en formation initiale. Par contre, l'apparition dans la modélisation d'une nouvelle composante, notamment la capacité d'accès aux ressources externes ou de leur activation, mérite explicitation et réflexion. Dans l'acception large des ressources externes à laquelle nous nous référons ici, cette capacité d'accès fait intervenir des aptitudes particulières de l'enseignant (relations interpersonnelles adéquates, maitrise des nouvelles technologies, recherche documentaire…), mais elle dépend également d'un environnement plus ou moins favorable (centre de documentation accessible, rencontres opportunes, etc.). En effet, l'enseignant doit parfois savoir activer un réseau professionnel ou personnel, que ce soit pour obtenir du matériel ou un soutien, comme nous le montrent les trois exemples extraits de notre corpus ci-dessous (Cachet, 2007, p. 51) : – Il y a une copine qui m'a prêté des livres d'enfants en espagnol. (V. P., 2006) – J'ai demandé aussi à rencontrer l'enseignante d'allemand qui intervient en allemand en CM2. Elle m'a dit que c'était utopique, que je voulais aborder trop de choses et qu'il fallait y aller doucement avec les enfants. Elle m'a aussi passé quelques petits supports : ce sont des petits jeux allemands pas faciles à trouver. (S. K., 2006) – J'avais discuté avec une collègue qui en faisait dans sa classe [qui enseignait une langue/culture] et qui n'était pas dans mon école. Elle m'a dit : tu peux essayer avec ce bouquin qui n'est pas mal, tu peux essayer des choses simples. (R. D., 2006) Ce qui émerge de ces témoignages, c'est toute l'importance des relations interpersonnelles, permettant de formuler une demande d'aide ou de matériel adressée à autrui pour suppléer aux manques, pour combler des lacunes, ou tout simplement pour solliciter des conseils pédagogiques. Ces échanges interpersonnels et inter-professionnels se fondent sur la relation à l'altérité et donnent lieu à ce que l'on pouvait appeler « le métissage des cultures pédagogiques », une plus-value pour tout professionnel en exercice. Toutefois, l'activation du réseau d'aide professionnel ne se fait pas forcément au moment où les besoins apparaissent, mais plutôt au gré des circonstances, comme par exemple à l'occasion de stages de formation continue, comme l'exprime cette enseignante : Lors de mon dernier stage de trois semaines, on avait environ deux semaines de linguistique et une semaine de didactique et là, on avait des maitres-ressources qui nous ont donné beaucoup d'outils. Mais en dehors des stages, je ne fais pas appel à eux. (P. M., 2006) Considérons à présent le rôle central de certaines des composantes du « savoir-agir » à dimension transversale, car elles se retrouvent dans toutes les situations de classe et qu'elles permettent l'activation adéquate des autres ressources. Ce sont à la fois l'aptitude pédagogique, qui a pour objet la gestion du groupe classe dans ses dimensions affective et éducative (champ de recherche qui relève des Sciences de l' Éducation), et l'aptitude didactique qui permet l'activation adaptée et la régulation des composantes linguistiques et culturelles ainsi qu'une exploitation adéquate des ressources externes. On notera par ailleurs que la composante didactique a une importance fondamentale dans l'analyse réflexive de l'enseignant puisqu'elle lui permet d'interroger tous les aspects du champ didactique (les modèles théoriques, les objectifs et les contenus, le matériel, l'évaluation, les pratiques et l'environnement) pour adapter son action méthodologique dans le temps, selon les besoins et contraintes du terrain, et selon les objectifs visés. Elle joue donc un rôle central dans l'adaptation des pratiques au terrain complexe décrit plus haut. Cette réflexivité est non seulement nécessaire à l'enseignant pour qu'il puisse réguler son action d'enseignement mais elle peut aussi lui permettre d'identifier ses besoins en termes de formation et de construire des « schèmes opératoires » efficaces en situation. Ce modèle dynamique de la compétence professionnelle appréhende donc le « savoir-agir » comme une combinaison complexe de ressources inter-reliées et interactives, mobilisées volontairement ou activées involontairement par l'enseignant en réponse à différentes situations didactiques et pédagogiques. Dans la perspective ouverte par la conceptualisation systémique des compétences, le modèle permet un dépistage de quelques limites au niveau de la formation. En partant de l'hypothèse que les formations initiale et continue devraient contribuer au développement du « savoir-agir » et, en partie, du « vouloir-agir », pointons quelques failles. On peut regretter, par exemple, que l'année de préparation au concours de recrutement ne puisse pas être mise à profit pour le développement de la composante didactique en langues-cultures puisque l'épreuve du concours évacue cette dimension. D'autre part, les formations initiale et continue destinées à préparer les enseignants pour l'habilitation à enseigner une langue-culture en France, restent centrées sur la connaissance des textes officiels et sur les pratiques de classe, occultant la connaissance des « références didactiques » : le niveau requis d'un enseignant du premier degré pour obtenir l'habilitation à enseigner une langue-culture consiste à connaitre « les idées-force, les objectifs » et à savoir « les relier à une situation » (Ministère de l' Éducation nationale, 2001). La connaissance des « références didactiques » est envisagée comme un niveau supérieur, certes intéressant mais non indispensable. Ces dispositions freinent le développement de compétences adéquates. À ceci s'ajoute une autre raison qui contrarie la combinaison appropriée dans l'action des différentes ressources de l'enseignant. En effet, selon Philippe Perrenoud, si l'enseignement reste une « semi-profession » (Etzioni, 1969), c'est notamment en raison de « la faiblesse des dispositifs de formation d'un habitus professionnel » (Perrenoud, 1999, p. 151). Le témoignage suivant d'un formateur de l'IUFM de Lyon montre une disjonction préoccupante entre savoirs transmis et savoirs d'expérience, qui rend aléatoire la construction par les enseignants-stagiaires de schèmes opératoires appropriés : On peut le faire [développer une analyse réflexive sur les pratiques] mais en même temps, ça dépend des stages, ça dépend du niveau des stages. Je vais prendre un exemple tout simple mais mes cours de didactique cette année, je les ai eus jusqu' à la Toussaint et la plupart de mes stagiaires revenaient de stages en Maternelle, donc difficile de gérer ça. […] J'ai des stagiaires qui ont tenté leur chance en enseignant les langues dans leurs stages. Il me parait fondamental d'avoir un retour sur cette pratique -là, comme pour toutes les autres matières d'enseignement et là, on est vraiment dans le manque [concernant les] horaires : 20 heures de plus, ça serait bien. (J. M. B., 2006) Dès lors, le passage de la compétence requise à la compétence réelle n'est pas garanti en formation initiale. Il faut souligner que, telles qu'elles sont conçues aujourd'hui, les formations initiales et continues des enseignants ne sauraient répondre, à elles seules, aux besoins. Dans la « société cognitive » vers laquelle on semble s'engager, « la construction des compétences n'est plus considérée comme relevant de la seule formation, mais résultant de parcours professionnels incluant le passage par des situations de formation et des situations de travail rendues professionnalisantes » (Le Boterf, 2005, p. 151). Un exemple réussi de mise en œuvre d'une compétence collective qui se nourrit des compétences individuelles et en exploite les complémentarités est celui de projets européens mis en œuvre par Robert Girerd, Inspecteur de l' Éducation nationale, dans sa circonscription de Lyon. Plusieurs écoles situées dans divers pays y participent, fournissant un dispositif novateur en matière de développement de compétences professionnelles interculturelles. Les enfants français doivent co-agir sur des projets précis avec des enfants de diverses nationalités et sont donc confrontés aux langues-cultures des participants, qu'ils soient anglais, allemands, espagnols, italiens ou encore polonais ou portugais, sollicitant fortement leur relation à l'altérité et le développement de compétences interculturelles. Cette approche s'inscrit bel et bien dans une perspective co-actionnelle et co-culturelle, et vise le développement du plurilinguisme à travers la mise en contact de plusieurs cultures. Dans un article portant sur cette expérience, Girerd (2003, p. 66-73) explique que les objectifs sont variables selon les langues considérées : par exemple, avec des langues voisines du français, il exploite le bilinguisme de réception. Il insiste sur le fait qu'il est parfois nécessaire pour traduire de faire appel à des personnes ressources autres que les enseignants eux -mêmes : un parent d'élève, une assistante maternelle, etc., élargissant le réseau relationnel. Ce projet, axé sur la dimension collective, est intéressant à plus d'un titre. Tout d'abord, il illustre une possibilité de mise en œuvre concrète malgré la complexité de la situation présentée plus haut. Ensuite, il montre certaines conditions indispensables à une gestion efficace de cette complexité. De par sa fonction et son statut de responsable institutionnel, Robert Girerd est en mesure de générer une dynamique et un contexte qui sont favorables à l'expression de ces diverses compétences grâce au contexte incitatif. Ainsi, nous voyons que cette démarche fait intervenir non un ou des enseignant(s) isolé(s), mais un collectif incluant même des non-enseignants. Si les différentes composantes du « savoir-agir » ne peuvent pas se compenser l'une et l'autre chez un même individu, il en est tout autrement au sein d'un collectif. Or, cette interaction dynamique des compétences individuelles, assez exceptionnelle à un tel degré, ne se décrète pas avec des réunions ou des projets d'école imposés. Elle nécessite de la part des acteurs des aptitudes et des procédures qui leur permettent non seulement de travailler en collaboration avec des partenaires français mais également avec des étrangers. Comme l'exprime si bien Levy (1994, p. 104), « avant d'ensemencer le ciel immanent de la pensée commune, la participation à l'intelligence collective commence […] par une ouverture à l'altérité humaine, par un accueil horizontal de la diversité ». Il y aurait donc un processus récursif entre, d'une part, les compétences nécessaires aux différents acteurs pour la mise en œuvre d'un tel projet et, d'autre part, les compétences que ce projet développe, à la fois chez les élèves mais aussi chez les acteurs éducatifs eux -mêmes. C'est-à-dire, au minimum, des compétences relationnelles et interculturelles, et l'aptitude à élaborer des valeurs, des procédures, des projets communs et des règles de fonctionnement communément admises. Dans cette perspective, les formations initiale et continue ont un rôle fondamental à jouer bien sûr, parce qu'elles peuvent aider les enseignants à s'approprier des attitudes professionnelles, des outils et des procédures favorisant la coopération. À ce propos, il est particulièrement intéressant de se pencher sur les recherches menées en Intelligence Collective. La finalité de ces travaux consiste à développer des outils permettant d'augmenter les capacités de collaboration d'un groupe, en particulier dans le domaine intellectuel. Il s'agit donc d'augmenter les capacités cognitives communes : la mémoire commune, la recherche dans cette mémoire commune, les capacités de délibération, de décision, de représentation de situations et de phénomènes complexes, les capacités de raisonnement, etc. (Levy, 2006). En terme de « savoir-agir », une telle collaboration faciliterait la mutualisation des savoirs théorique et d'expérience, l'analyse réflexive sur les pratiques, la représentation de la complexité de l'enseignement-apprentissage des langues-cultures par la multiplicité des perspectives qu'elle permettrait de croiser. De cette façon, la compétence professionnelle serait à la fois partiellement productrice de ces interactions et produite par elles. Une nouvelle recherche-action susceptible de mettre en œuvre les outils et procédures relatifs à l'activation de compétences complexes comme celles présentées ci-dessus, se construit actuellement à l'école primaire du Lycée français de Bogota dans le cadre de l'élaboration d'une thèse de doctorat. Il s'agira, dans le contexte d'une école française de l'étranger, d'enrichir le professionnalisme des enseignants de français langue seconde, de générer une culture professionnelle commune et des conceptions partagées, de créer des conditions propices à la réalisation de projets, de développer les interactions entre acteurs et de créer du lien social à travers le savoir partagé. Nous souhaitons ainsi mieux tirer parti, au niveau collectif, des différences individuelles (de statut, de formation et de culture) des acteurs qui sont, par ailleurs, très nombreux et qui ont des fonctions très diversifiées (48 enseignants, 6 professeurs d'espagnol, 4 bibliothécaires, des intervenants en musique, arts visuels, danse, sport, 15 assistantes maternelles…). Cependant, il nous faut gérer ce projet avec prudence et humilité car nous sommes bien conscient que ce nouveau contexte qui présente un nombre élevé de personnes concernées et des différences importantes entre elles peuvent constituer autant d'obstacles à une interaction dynamique et efficace des compétences individuelles. Sans entrer dans le détail, il semble intéressant à ce point d'évoquer quelques pistes qui vont dans le sens du renouvèlement des compétences par des dispositifs collectifs. Premièrement, les « arbres de connaissances » d'Authier et Levy (1999), déjà utilisés dans certaines organisations, constituent une approche intéressante pour recenser les compétences réelles présentes dans un collectif, sans tenir compte des statuts ou des diplômes des différents acteurs. Le fait de cartographier ainsi les compétences les rend plus visibles et favorise les interactions entre différents acteurs à l'occasion de tel ou tel projet. Deuxièmement, on pourrait imaginer aussi la mise en place de sites collaboratifs permettant non seulement de croiser les perspectives qu'ont les acteurs de problématiques complexes et d'aider à établir des conceptions partagées, mais aussi de développer une mémoire commune. Troisièmement, des procédures permettant de mutualiser les compétences des enseignants mériteraient réflexion. Mettre en place, par exemple, des visites de classe mutuelles, entre enseignants, afin qu'ils puissent observer un pair en action, serait pour l'observateur une occasion d'enrichir son répertoire de schèmes opératoires. Enfin, on pourrait envisager des moments de co-formation sur des compétences précises entre enseignants. Par exemple, un enseignant expérimenté dans l'enseignement d'une langue-culture peut aider un enseignant débutant sur le plan didactique ou dans l'exploitation de certaines ressources et peut, en retour, être initié aux nouvelles technologies. À l'heure en France, mais aussi dans d'autres pays européens, de la réforme de la formation des enseignants, il est à espérer que cette approche de la compétence professionnelle, dans sa conception dynamique et interactive, puisse nourrir réflexions, programmes de formation et dispositifs de professionnalisation. Elle implique une éthique professionnelle telle que Perrenoud (1996) la décrit dans le cadre du professionnalisme général d'un enseignant, une éthique « interdisant les pratiques contraires aux intérêts des usagers ou de la collectivité ». Profondément ancrée dans l'humain, elle repose sur les attitudes face à l'altérité. Il s'agirait, dans le cadre d'un collectif, de puiser dans l'ensemble de ressources didactiques et pédagogiques, mais surtout d'interpréter les pratiques « autres » afin de pouvoir éventuellement les faire siennes. Dans cette perspective, le fait d'inventer des collectifs capables de valoriser et de développer les richesses humaines des individus qui les constituent, dans l'intérêt à la fois de chacun mais aussi du groupe, constitue un objectif motivant pour l'action éducative. Des collectifs de ce type sont susceptibles d'améliorer le professionnalisme des enseignants et permettent aussi la gestion de projets complexes qui serait inaccessible à un individu isolé. À ce titre, le projet de l'inspecteur Girerd, mais aussi à plus grande échelle encore l'ampleur de la mise en œuvre au Val d'Aoste et documentée par Matthey et Cavalli (infra), montrent que c'est possible, mais qu'il y a bon nombre d'obstacles à surmonter. L'aventure collective que j'appelle de mes vœux semble donc une prospective à long terme. Il ne s'agit pourtant que de tirer les conséquences de l'affirmation, évidente en langues-cultures comme ailleurs, selon laquelle « tout le monde sait quelque chose et personne ne sait tout » . | Cette contribution portant sur le professionnalisme des enseignants de langue(s)-culture(s) offre une vision systémique de l’agir professionnel et plaide en faveur de dispositifs collectifs de formation. Ancrée dans le paradigme de complexité, elle invite à une redéfinition de la notion de compétences, appréhendées dans leur aspect interactif, dynamique et changeant, grâce à une conceptualisation théorique sous forme de modèle. Celui-ci sert de « grille de lecture » : il permet un dépistage sur le terrain de certaines difficultés et lacunes dans les pratiques d’enseignants, renvoyant aux questions de formation et de compétences ; il ouvre la voie pour sortir de certaines impasses, en mettant au jour les apports de dispositifs novateurs qui valorisent et développent des ressources d’individus en interaction dans un dispositif collectif. | linguistique_11-0353957_tei_792.xml |
termith-678-linguistique | Un colloque récent a de nouveau attiré l'attention sur l'autonymie, phénomène bien connu des philosophes du langage et longuement analysé, du point de vue linguistique, par J. Rey-Debove (1978) et J. Authier-Revuz (1995). Rappelons -en la définition : il s'agit d'emplois dits « opaques » où le signe ne renvoie pas à un référent extralinguistique, mais à lui -même (souvent en tant que signifiant, notons -le, ce qui le distingue de la sui-référence benvenistienne, où le signe se désigne comme occurrence). Aussi la synonymie est-elle bloquée. Mais il existe aussi des cas où le signe a, simultanément, un emploi autonymique et un emploi référentiel. On parle alors de modalisations autonymiques : employé normalement dans le discours (emploi « en usage »), le commentaire méta-discursif qui l'accompagne le transforme en autonyme (emploi « en mention »). Authier-Revuz (1995) produit un corpus moderne impressionnant de ces « boucles réflexives », largement emprunté à la presse et à l'oral : il semble que ces modes d'expression réellement ou mimétiquement spontanés soient particulièrement favorables aux retours méta-discursifs sur un terme « qui n'allait pas de soi »; il semble aussi que l'élévation du niveau général de connaissance sur la langue ne soit pas, non plus, étranger au caractère très fréquemment métalinguistique de ces retours. Il est alors loisible de s'interroger sur l'existence de pareils emplois dans les premiers textes français, dans les débuts de l'expression en langue vernaculaires. 1. Cependant, dès le plus évident des types d'emplois autonymiques rencontrés dans ces textes des XII e et XIII e siècles : les titres d'ouvrages, la question de leur identification en tant qu'autonymes se pose. Soit les cas suivants, pour lesquels, comme le font les manuscrits du moyen âge, nous avons maintenu, dans le texte original, l'absence de toute typographie moderne, c'est à dire ni guillemets, ni mise en italique, ni majuscule – que l'on retrouve, en revanche, dans la traduction : seul (3) n'est pas ambigu, avec un effectif blocage de la synonymie. En (4), en revanche, une interprétation comme ‘ il reçut le nom des deux amants ' n'est pas impossible, c'est à dire (bien que Marie de Charrette n'ait pas donné dans son lai les noms de ses personnages), qu'il aurait pu recevoir, en fait, le nom d ' Aucassin et Blancheflor ou de Jehan et Nicolette ou de Floire et Blonde. .. En (1) et (2), le sens de de en ancien français, n'interdit pas de comprendre « le conte qui porte sur le Graal », « le livre à propos du chevalier à la charrete ». Le fait que ces titres soient effectivement ceux des ouvrages tel que nous les connaissons n'est pas pertinent : en effet, en général, les manuscrits ne comportent pas de titres et la règle est que celui que leur donnent les éditeurs modernes soit tiré de ces indications du texte – même quand un autre titre aurait tendance à s'imposer à nous, comme par exemple Yvain plutôt que Le chevalier au lion. 2. Un second bloc d'emplois autonymiques est plus facilement repérable, parce qu'il fait l'objet d'un marquage lexical (le non de, avoir (à) nom, appeler ou être appelé, nommer ou être nommé, clamer ou être clamé) : On remarquera que les traducteurs réintroduisent (6) ou non (5) les guillemets. Mais dans l'exemple suivant (8), c'est dans le texte même que l'éditrice s'est vue obligée de réintroduire majuscule et guillemets pour rendre l'emploi en mention intelligible : l'indice d'autonymie est un substantif, le nom, postposé, qui est à lui seul une marque d'autonymie presque insuffisante pour nous – malgré sa présence, le texte sans marque typographique d'autonymie, serait peu compréhensible, comme le montre notre traduction mot à mot : (L'éditrice, L. Harf Lancner, a corrigé ainsi le texte du manuscrit Al premier chief trova « Milun ».) Il en découle que la seule présence de ces expressions invite à interpréter l'occurrence comme une mention. Ainsi, en (9), pucelle en mention, s'oppose à l'indéfini dame, en d'autres termes, il y a d'une part, perte d'une désignation et d'autre part, classement dans une catégorie sociale nouvelle (l'opposition dame/jeune fille est aussi au moyen âge une opposition sociale) : Dans tous ces cas, le signe réfère à lui -même en tant que signifiant (qui peut faire l'objet d'un jugement de valeur, comme parole tant belle et tant douce en (7), par exemple), comme dans la définition première de l'autonymie. 3. Les emplois autonymiques complexes, de nature polyphonique, où la mise en mention s'opère parce que le terme appartient à un discours autre, sont en revanche extrêmement rares. Je n'en ai, de fait, relevé qu'un : il s'agit de la reprise par le narrateur d'un terme que vient d'utiliser l'un de ses personnages. Le marquage comme autonyme du mot « charretier » par le traducteur (Ch. Méla) relève d'une bonne interprétation du texte. En effet, l'histoire montre comment un véritable chevalier amoureux peut accepter et tourner à honneur l'infamie d' être charretier, quand il l'a choisie par amour. De ce fait, le terme méprisant de « charretier » ne peut être assumé par le narrateur, qui, lui, valorise son héros : on se trouve là en présence d'un cas typique de dissociation de l'énonciateur et du locuteur au sens que Ducrot donne à ces termes. Cette forme d'autonymie, encore si rare, connaît aujourd'hui une fortune considérable dans la presse écrite ou orale (effet-guillemets, remplacés à l'oral par le marquage « je cite »). 4. On rencontre parfois – mais assez rarement aussi – des commentaires méta-linguistiques; constatation d'adéquation du mot à la chose en général dans le cas des prénoms : constat de non-adéquation ailleurs : Il faut cependant noter que ces commentaires se distinguent des commentaires modernes du type X, comme son nom l'indique, X le bien nommé, X, le mot est trop faible, X au plein sens du terme etc. où le mot est employé à la fois en usage et en mention, avec opacification a posteriori. Dans nos exemples, il y a dissociation des deux emplois, seule la seconde occurrence est en mention tandis que la première est en usage. 5. On constatera enfin que ces commentaires sur la non-adéquation du dire sont souvent à mettre en rapport avec l'autodialogisme. Les premiers monologues ont en effet été élaborés à partir des formes du dialogue (Petit, 1985, Perret, 2001), façon à nos yeux encore un peu raide, maladroite, de donner à voir le flux de la pensée : La délibération amoureuse, où plutôt la constatation que le locuteur est en proie aux ravages de l'amour est imaginée ici comme une discussion pied à pied entre deux énonciateurs monologiques – ce qui est, aux yeux d'un lecteur moderne, aussi naïf qu'artificiel. Mais le moyen âge n'ignore pas cette forme plus subtile d'autodialogisme qui consiste pour un locuteur à se reprendre, à revenir sur un mot qui, pour reprendre l'expression ici particulièrement heureuse d'Authier-Revuz ne semble plus « aller de soi ». Il s'agit du procédé, bien connu des médiévistes, de la correctio (cf. Raynaud de Lage 1960 – Authier-Revuz 1995 parle, elle, de « rature montrée »), procédé extrêmement fréquent puisque j'en ai, au fil de dépouillements portant sur quelques textes seulement, relevé plus d'une centaine : Le procédé est parfois réitéré, l'énoncé rectificateur étant lui -même corrigé : et il s'ébauche dès les premiers « romans » (mise en langue « romane » de grands récits de l'antiquité gréco-latine) : Le caractère dialogique est incontestable. Ces reprises correctives peuvent en effet être rapprochées de dialogues attestés : exemple où l'on remarque que la seconde occurrence de garde ,en mention, est de nature polyphonique : L 2 reprend les termes de L 1 pour les contester. Dans les monologues, il faut considérer que, malgré un locuteur unique, un énonciateur dédoublé E ' ' cite sans l'asserter un terme de E '. E ' rectifie alors ses dires, ce que l'on peut représenter ainsi : 15 – E ' : Et cil li ra le suen[son cuer] promis. E ' ' : Promis ? E ' : Mais doné quitement. E ' ' : Doné ? E ' : Non, par foi, je mens, Car nus son cuer doner ne puet. .. (Cligès, 2772-5) Le procédé est finalement assez simple : un mot est repris en mention par un dédoublement de l'énonciateur E ' ', puis corrigé par E ' qui porte alors sur lui -même un jugement de véridicité. Dans des cas moins élaborés (14,15,17), ce peut être E” qui apporte lui -même des éléments d'autocorrection. Ailleurs, on peut supposer que la correction est apportée par une reprise de E ' : On remarquera cependant qu'il n'y a pas dans ces exemples de changements de personne comme en (15) : l'autodialogisme se fait déjà plus discret. Quant aux rectifications, elles sont de trois types : dans le cas le moins marquant, une simple ratiocination de E ' (14,15) : mourra -t-il donc ? n'est-il pas vrai que je ne le hais pas ? Dans la majorité des occurrences, j'ai cependant rencontré un jugement de vérité comme dans la seconde partie de (16) : oui en vérité; je mens; je ne mens pas; folle, tu mens etc. Dans certains cas, enfin, un véritable travail d'élaboration linguistique est fait, puisque la reprise autodialogique aboutit à une correction, un terme plus proche de l'adéquation à l'extra discursif étant proposé : ~ donné, promis (16), ~ folle, traîtresse et cruelle (19). Cependant, dans tous les exemples que j'ai collationnés, j'ai constaté la même dissociation entre l'emploi en usage et l'emploi en mention, sauf dans un cas qui est aussi l'exemple le plus proche des commentaires méta-énonciatifs intégrés dans un continu monologique (sans dissociation E'/E ' ') relevés par Authier-Revuz (1995) : C'est une occurrence assez tardive : elle date du XIII e siècle et non, comme les autres, du XII e. On remarquera qu'elle comporte un véritable commentaire métalinguistique, constatation de la non-adéquation du mot à la chose, correction et définition en creux du sens du mot : puisque pour employer le mot amie, il faut qu'il y ait réciprocité dans l'amour. La réflexivité est une propriété des langues naturelles. Il n'y a rien donc d'étonnant à constater l'attestation du fait autonymique dans ces premiers textes en langue vernaculaire, l'absence de marques typologiques – soulignements, italiques, guillemets, majuscules – le rendant tout au plus, parfois, plus difficile à déceler. En revanche, la rareté des emplois polyphoniques, la dissociation, dans les emplois les plus proches de la modalisation autonymique, de l'occurrence en mention et de celle en usage, l'utilisation d'un autodialogisme simple où les énonciateurs sont nettement différenciés est à rattacher, plus qu' à une difficulté à manier certaines formes discursives, à une caractéristique déjà reconnue (Cerquiglini 1981) de l'écriture de ces textes : une certaine répugnance à la complexité énonciative . | On constate la présence du fait autonymique dans ces premiers textes en langue vernaculaire, l'absence de marques typologiques - soulignements, italiques, guillemets, majuscules - le rendant tout au plus, parfois, plus difficile à déceler. En revanche, on note la rareté des emplois polyphoniques, la dissociation, dans les emplois les plus proches de la modalisation autonymique, de l'occurrence en mention et de celle en langue, l'utilisation d'un autodialogisme simple où les énonciateurs sont nettement différenciés. | linguistique_524-06-10558_tei_530.xml |
termith-679-linguistique | La plupart des travaux linguistiques proposant des éléments de réflexion sur le verbe paraître abordent l'étude du verbe dans le cadre de la description d'un champ de valeurs spécifique. Paraître est ainsi pris en compte d'une part comme verbe de modalité épistémique, et d'autre part comme verbe « médiatif », c'est-à-dire permettant, selon la formule de Z. Guentchéva et al., « de marquer l'attitude de distanciation et de non-engagement que manifeste l'énonciateur à l'égard des faits qu'il présente ». Il n'est pas question pour nous de nier l'apport de ces travaux, mais de souligner que la perspective qu'ils adoptent a pour effet de morceler l'identité de paraître. En n'abordant l'étude du verbe que dans le cadre d'un champ notionnel, elles transforment les différentes acceptions de paraître en autant de verbes homonymes. En outre, l'étude de paraître dans le cadre de la description d'un champ notionnel revient à situer le travail d'analyse en un point où le sens serait déjà constitué. Les descriptions de paraître dans le cadre de l'étude de la modalité épistémique, ou de la catégorie de l' « évidentialité » présentent en effet la caractéristique commune de poser, dès le départ, le verbe comme verbe modal ou évidentiel, et ne peuvent entreprendre de déterminer ce qui le rend à même d'engendrer ce type de valeurs. Nous considérons au contraire que seule une caractérisation unitaire de l'unité, formulant ce qui constitue la contribution régulière du verbe aux énoncés, permet de retracer les mécanismes de création des valeurs constatées, c'est-à-dire, par exemple, de déterminer comment paraître rend possible un effet de modalisation de l'énoncé attributif dans lequel il apparaît. Le propos de cet article sera ainsi de montrer que la diversité des valeurs associables aux énoncés dans lesquels figure le verbe paraître peut être décrite en fonction d'un schéma abstrait unique, dont on postule que le verbe est la trace matérielle. Il s'agira de formuler une hypothèse unitaire permettant de circonscrire ce qui, de la diversité des effets de sens qui lui sont associés, ressortit en propre à ce verbe. Après une brève revue de travaux consacrés à paraître et, plus généralement, aux verbes renvoyant à une problématique de la perception, on formulera une hypothèse de caractérisation générale du verbe paraître, que l'on mettra en œuvre dans la description de quatre acceptions du verbe. Ces différentes acceptions, représentatives de la diversité des valeurs associées au verbe, présentent en outre l'intérêt de relever de l'une ou l'autre des quatre constructions syntaxiques qu'admet paraître. Seront ainsi pris en compte 1) les emplois intransitifs du type Le soleil parut, qui marquent l'arrivée, l'entrée, le surgissement d'un élément en un lieu; 2) les emplois causatifs tels que Il ne laissa rien paraître de son chagrin, qui renvoient à la manifestation de quelque chose, a priori soustrait à la vue; 3) les emplois attributifs de la forme Cela lui parut bon, qui renvoient à un jugement d'un sujet relativement à un état de choses; et 4) les emplois impersonnels tels que Il paraît qu'il est venu, qui indiquent qu'un fait est rapporté, porté à la connaissance de quelqu'un. L'élucidation de ce qui fonde l'unicité d'un verbe tel que paraître, par-delà la diversité de ses emplois, peut être envisagée selon différentes approches. Nous proposons d'examiner dans cette section une démarche selon laquelle la définition du lexème est donnée comme la transcription en langue d'une image mentale. L'étude de P. Ouellet et al. intitulée La représentation des actes de perception : le cas de « paraître », se fonde sur le postulat d'un isomorphisme entre le fonctionnement des langues et les processus perceptifs dont découlent nos représentations. Les auteurs posent en effet qu'il existe une relation étroite entre les structures morpho-lexicales et morpho-syntaxiques des langues naturelles et l'activité sensori-motrice des sujets, qui, selon les auteurs, « contraint ou détermine une bonne part des structures topologiques et gestaltiques de notre “imagerie mentale” ». En conséquence, les auteurs considèrent que l'identification du contenu sémantique d'un lexème tel que paraître, doit nécessairement prendre en compte les dimensions phénoménologiques d'un acte de perception. Cette vision des « verbes de perception » comme reflets de l'activité humaine de perception est partagée par Ch. Dupas, qui, dans son livre Perception et langage : étude linguistique du fonctionnement des verbes de perception auditive et visuelle en anglais et en français, indique que son intention de découvrir un modèle du fonctionnement des verbes de perception auditive et visuelle « est habitée par le projet d'établir une corrélation entre les différents fonctionnements linguistiques et les différentes modalités de l'expérience perceptive ». Le modèle qu'élabore l'auteur a ainsi pour but de mimer, à l'intérieur des opérations de langage, les opérations perceptives, la structure du fonctionnement des verbes de perception étant vue comme un reflet parfait de la structure des actes perceptifs. Cette vision de la langue comme icône, ou comme reflet, amène les auteurs à poser un rapport de motivation de la langue par l'extralinguistique. Ainsi pour P. Ouellet et al., le « verbe paraître en français garde (. ..) la trace, dans sa structure lexico-sémantique, d'une complexité phénoménologique de l'acte même de paraître (. ..) ». Selon les auteurs, ce sont des contraintes perceptives qui régissent non seulement l'aperception du sens ou de l' « image mentale » de paraître, mais aussi la formation même des lexèmes qui les symbolisent, ceux -ci reproduisant « iconiquement » l'acte auquel ils renvoient. Si la pratique d'intégration de faits extralinguistiques dans l'analyse des phénomènes linguistiques peut apparaître comme une évidence, elle se heurte cependant à un certain nombre de difficultés. Outre le fait qu'il est difficile, dans une optique mentaliste, de valider ou d'invalider les hypothèses concernant des entités qui, parce que mentales, sont par définition inaccessibles, le problème essentiel que posent les définitions fondées sur un rapport de motivation extralinguistique des unités lexicales est qu'elles font fréquemment intervenir des critères de plausibilité mondaine, qui sont nécessairement subjectifs, et directement liés aux représentations du linguiste. Pour ne prendre qu'un exemple, Cl. Vandeloise pose un contraste entre les énoncés suivants : [a.] L'oiseau est à l'extérieur de la cage. [b.] ?Le couteau est à l'extérieur de la cage. et précise : « par ces phrases et ces dessins, je veux montrer que l'objet de la relation à l'extérieur doit être pragmatiquement lié à son sujet. Ainsi la phrase [b] est-elle moins acceptable que la phrase [a ], parce que les couteaux ont moins de relation avec les cages que les oiseaux. C'est du moins ce qui résulte de notre connaissance du monde normal. Ceci n'exclut pas l'existence possible d'un vieil excentrique qui aime mettre les oiseaux dans des tiroirs et les couteaux dans des cages. Si la cage ci-dessous était la sienne, le jugement devrait être inversé. Quelle que soit l'étendue de l'imagination du lecteur, je le prierai cependant de bien vouloir m'épargner ce type d'interprétations ». On voit donc que le degré d'acceptabilité des phrases est posé comme étant fonction de la plus ou moins grande imagination du lecteur. Étant donné le caractère subjectif, et donc non répétable, d'un jugement concernant la plausibilité d'un événement extralinguistique, divers auteurs ont insisté, au contraire, sur la nécessité de conserver une différence nette entre la plausibilité d'un énoncé et sa grammaticalité. Par ailleurs, dans une optique où les formes linguistiques sont vues comme des transcriptions d'images mentales ou d'une activité de conceptualisation du monde, le risque est grand de voir la linguistique devenir une discipline dépendante d'autres disciplines, telles que la psychologie. L'objet d'étude se trouve, de fait, déplacé dans de nombreux travaux d'obédience cognitiviste : dans cette perspective il s'agit souvent moins, pour le linguiste, de collecter et d'interpréter les phénomènes formels livrés par l'observation d'une langue, que de scruter le fonctionnement de l'esprit du sujet-locuteur. P. Ouellet pose ainsi que les processus de signification « ont bien sûr à voir » avec les contraintes formelles des langues naturelles, mais qu'ils s'appuient d'abord sur le fonctionnement de la conscience des sujets. On mesure le risque de réduction de l'élaboration métalinguistique à une description hypothétique des mécanismes mentaux, dans les travaux qui, plus ou moins explicitement, posent une assimilation entre les données linguistiques et les faits psychologiques. Ch. Dupas considère ainsi que dans les cas où l'activité de « voir » ne présente pas de différence avec l'activité de « regarder », les verbes voir et regarder sont synonymes. On trouve une approche similaire dans une étude de P. Ouellet sur d'autres verbes de perception, tels qu ' observer ou apercevoir. La démarche mise en œuvre dans l'article consiste à inventorier de façon intuitive les actes extralinguistiques auxquels renvoient, dans certaines conditions, des mots tels qu ' observer, contempler, etc. On donne ensuite à cette description le statut de représentation mentale, puis on assimile la signification du mot à cette représentation. Ainsi, P. Ouellet indique -t-il que l'on peut « difficilement apercevoir un objet pendant de très longues heures et l ' observer pendant seulement une fraction de secondes : observer et examiner font voir plus en détail l'objet perçu et durent, par conséquent, plus longtemps qu ' apercevoir ou entrevoir (. ..) ». Puis il conclut : « il semble donc que la grandeur, de l'objet ou de l'acte même de perception, soit un paramètre essentiel pour la discrimination des différentes valeurs du lexique verbal renvoyant au champ perceptuel ». On voit que ce type d'approches peut aboutir à donner à l'analyse spécifique des phénomènes langagiers un rôle secondaire, et à fonder l'étude d'un lexème sur des hypothèses concernant le comportement cognitif des locuteurs. La définition du verbe paraître que proposent P. Ouellet et al. en fournit un bon exemple : constatant que, dans leur corpus, « il y a souvent un VOIR avant PARAÎTRE et que ce dernier est généralement suivi d'un COMME dénotant une interprétation ou d'un PENSER », les auteurs font l'hypothèse que paraître renvoie à une valeur intermédiaire sur le spectre qui va de l'extéro - à l'intéro-ception dans le champ complet de l'expérience perceptive. La définition proposée se fonde ainsi sur la conception que possèdent les auteurs des interactions des sujets avec la réalité mondaine : ce qui permet de considérer que paraître est une valeur intermédiaire entre voir et penser répond à l'idée qu'un sujet commence par percevoir la réalité qui l'entoure, ce qui donne lieu dans un deuxième temps à une activité de pensée. Paraître, dans cette perspective, nomme un processus occupant une position intermédiaire dans ce continuum d'actes mentaux. La démarche que nous allons mettre en œuvre dans la suite de cet étude se distingue assez radicalement de celle que nous venons de présenter : dans la perspective adoptée ici, les données linguistiques correspondent à la fois à un point de départ de l'analyse et à un point d'arrivée, puisque les raisonnements métalinguistiques ont pour seul but d'éclairer le comportement sémantique et distributionnel de l'unité étudiée. La caractérisation du lexème prend la forme d'un schéma, articulant des paramètres, qui correspond à un principe dynamique d'interaction du verbe avec son environnement. Ce schéma peut ne pas avoir systématiquement de répondant lexical dans l'énoncé; cependant, dans le cas où ne figure textuellement qu'une partie des paramètres, il faut pouvoir en identifier une trace, sous forme de contraintes de co-occurrence de paraître avec certains lexèmes, ou inversement, de tendances relevées sur les combinaisons de certains lexèmes avec paraître, ou enfin de contraintes interprétatives (par contrainte, on entend que l'interprétation doit être régulière). Notre hypothèse, que la description des énoncés permettra d'expliciter, est que paraître marque qu'une entité X est en elle -même hors d'atteinte, mais qu'elle se trouve appréhendée par un sujet de perception S, par l'intermédiaire d'une autre entité (notée X '), seconde par rapport à X. Précisons que l'on entend par « second » la qualité d'une chose « qui dérive d'une chose première, primitive »; comme on le verra, ce caractère second de X ' se révèle dans le fait que X ' correspond, selon les cas, à une représentation de X, un signe, un symptôme de X, une impression de X. Ce qui est perçu n'est donc pas X directement, mais X ', X restant en lui -même inaccessible. Cette formulation suppose qu'il existe un écart, une distance entre X et X ', cet écart pouvant être plus ou moins accentué, souligné, et donnant lieu à une gamme de mises en relation entre X et X ', d'où, comme on le verra, l'apparition dans les énoncés de problématiques de l'illusion, ou de la dissimulation de X. La propriété sémantique qu'il nous semble crucial de relever dans des énoncés tels que : Soudain, il paraît sur le seuil. Le soleil parut enfin. est qu'ils inscrivent les protagonistes dans une « mise en scène » d'un événement : ces énoncés renvoient à une entrée en scène d'un personnage, ou d'un objet. La problématique du « visuel », dont la pertinence est unanimement reconnue dans la définition de paraître, est réelle, mais insuffisante à dire toute la spécificité de l'effet induit par paraître sur la valeur de l'énoncé. Paraître induit une « théâtralisation » des événements, comme l'indique bien le Littré, qui glose le verbe dans l'énoncé : Les mahométans parurent, conquirent et se divisèrent. (Montesquieu, cité par Littré) par « venir sur le théâtre du monde ». Pour étayer cette intuition d'une « théâtralisation » de l'événement auquel renvoie paraître, on dispose d'un ensemble d'arguments distributionnels, dont le plus évident est le nombre particulièrement élevé de co-occurrences du verbe avec le mot scène. Celui -ci représente en effet à lui seul 51 % des Y dans les énoncés en X paraît en Y, avec un X animé humain et un syntagme prépositionnel (désormais noté SP) s'interprétant comme un lieu (autrement dit, quand une personne paraît en un lieu, une fois sur deux, ce lieu est une scène). D'autre part, dans les énoncés intransitifs de la forme X paraît dans Y, avec un X animé humain, plus du tiers des lieux où X paraît correspond à des pièces de théâtre, ou des spectacles, comme dans : Par exemple, ne voulut-il pas une fois me forcer à paraître dans Monsieur De Pourceaugnac, à la scène des enfants ? (P. Léautaud, In Memoriam, 1905) alors que ce type de SP ne représente, pour surgir, se présenter, se montrer, apparaître, selon les cas, que de 0 à 2 % des occurrences. On observe par ailleurs la récurrence du mot public en position de Y, dans les énoncés de la forme X paraît en Y : public représente en effet à lui seul 40 % de la classe des SP interprétables comme des circonstants de paraître. On a des énoncés du type : La fiancée, ne devant pas paraître en public avant le jour du mariage, demeurait en haut dans les chambres de sa grand-mère, (…). (Z. Oldenbourg, Les cités charnelles ou l'histoire de Roger de Montbrun, 1961) Paraître est donc particulièrement compatible avec l'expression de la présence de spectateurs de l'événement. Inversement, si l'on indique explicitement dans l'énoncé que l'événement a lieu sans témoins, un énoncé avec paraître est bizarre : ? ? Il parut dans la pièce sans que personne ne s'en aperçoive. alors qu'on pourra avoir : Il entra + arriva dans la pièce sans que personne ne s'en aperçoive. On notera à ce propos que dans le corpus Frantext, tous les énoncés de la forme qqn voit paraître X (soit 138 occurrences) sont à la forme affirmative; il y aurait une contradiction à « ne pas voir paraître X »; en revanche, on relève des énoncés tels que : Nous étions seuls, on ne m'avait pas vu venir et l'endroit était isolé. (L. Bloy, Exégèse des lieux communs, 1902) où la substitution de paraître à venir donnerait un énoncé peu acceptable : ? ? Nous étions seuls, on ne m'avait pas vu paraître et l'endroit était isolé. De même, dans un énoncé tel que : Le chat des Méricant surgit sous la table et sauta sur les genoux de Berthe. (J. Chardonne, L'Epithalame, 1921) où le syntagme prépositionnel sous la table s'interprète comme quelque chose qui empêche de voir X, on peut difficilement substituer paraître à surgir : ? ? Le chat des Méricant parut sous la table et sauta sur les genoux de Berthe. Cependant, ce dernier énoncé n'est pas strictement impossible. Pour le rendre acceptable, il faut fabriquer un contexte dans lequel sous la table ne constitue pas un obstacle à la perception de X (le chat), en imaginant par exemple que quelqu'un se trouve lui -même sous la table. Autrement dit, pour rendre l'énoncé acceptable, il faut imaginer que l'on place un spectateur dans une position lui permettant de percevoir l'arrivée de X. On a vu que la spécificité interprétative des énoncés avec paraître, est qu'ils renvoient à une « entrée en scène » d'un objet ou d'une personne. Une scène, comme l'indique T. Gallèpe, auteur de l'ouvrage Didascalies. Les mots de la mise en scène, possède deux caractéristiques principales. D'une part la radicale séparation entre deux « mondes », celui de la scène, et celui de la salle, des spectateurs; et d'autre part le fait que la scène est un lieu où se déploie un monde représenté (une recréation d'événements), de telle manière qu'un public puisse assister à cette recréation .On peut donc soutenir que dans les énoncés décrits ci-dessus, ce qui est perçu par une instance subjective (notée S), correspond à une construction, une représentation (notée X '), produite à partir d'une personne ou d'un objet réel (noté X), mais qui ne se confond pas avec lui, et qui est, par rapport à lui, seconde. Cette formulation nous semble pouvoir rendre compte assez facilement de deux types d'occurrences de paraître, que l'on peut considérer comme des emplois prototypiques du verbe. On peut d'une part expliquer la valeur de ce que les grammaires et les dictionnaires nomment l'emploi absolu de paraître, dans lesquels le verbe est complément d'objet direct de verbes de visée ou d'intentionnalité, tels que falloir, s'occuper de, vouloir, chercher à, ou complément de noms tels que souci, besoin, rage, désir, comme dans : Mais il savait qu'il trouverait à l'intérieur un public plus choisi, et en majorité féminin; donc mieux assorti à son propre désir de paraître, et à la couleur de ses pensées (. ..) (J. Romain, Les hommes de bonne volonté, 1932) « Celui qui aime paraître » est une personne qui se crée un personnage, qui se met en scène (Le Petit Robert glose ces emplois par « se donner en spectacle »). L'interprétation péjorative provient du fait que celui qui aime paraître fonde tout son mode d' être sur le personnage qu'il donne à voir (X '), d'où une problématique de la dissimulation de « l' être vrai » d'une personne, sans que S puisse avoir accès à la réalité de la personne (c'est-à-dire X) : le « personnage » construit s'oppose à la personne réelle, authentique. Bref, celui qui aime paraître ne se laisse appréhender que par l'image qu'il donne de lui, comme l'énoncé suivant, extrait du corpus Frantext, le montre bien : Mais cette fois, le geste était naturel. Il ne semblait dicté par aucun souci de paraître, de jouer, et ce fut juste quand Verdier évoqua cette rencontre de l'été, que le rapprochement devint inévitable. (M. Droit, Le Retour, 1964) D'autre part, notre hypothèse permet de rendre compte de contraintes pesant sur les énoncés du type : Son livre + son ouvrage + la revue est paru(e). Dans ces emplois, paraître est synonyme de publier, ce qui se comprend aisément, puisque ce dernier verbe signifie littéralement « rendre public ». On note cependant que, à la différence de publier, paraître exige, en position sujet, des lexèmes renvoyant à des objets ayant vocation à être diffusés : on fait paraître un livre, mais ? faire paraître un manuscrit est bizarre, alors qu'on peut très bien publier un manuscrit. De même, on fait paraître un ouvrage, un article, mais on publie et non * fait paraître ses travaux ou ses recherches. On peut en outre faire paraître un traité (« ouvrage didactique »), une nouvelle (« roman court »), mais non * faire paraître un traité (« un accord entre pays »), ni une nouvelle (« un scoop »), alors que l'on peut publier ces derniers. Bref, dans ces emplois, paraître n'est compatible qu'avec des lexèmes renvoyant à des objets en eux -mêmes destinés à un public. Il s'agira ici de vérifier que l'on retrouve les différents éléments du schéma métalinguistique formulé plus haut, dans les énoncés où paraître est combiné avec un marqueur causatif, comme dans : Suarès ne laisse que malgré lui paraître son ignorance. (A. Gide, Journal : 1889-1939, 1939) On remarque tout d'abord que paraître, dans ces énoncés, est associé à deux types de lexèmes : on a d'une part des mots renvoyant à un état interne d'un sujet, a priori non partageable. Dans le corpus Frantext, les lexèmes de ce type les plus fréquents sont les suivants : douleur; détresse; lassitude; émotion; inquiétude; sentiments; soulagement; agacement; impatience; intérêt; curiosité; dépit; surprise; déception; exaltation; trouble; crainte; impressions; embarras; confusion; dépression; désir. On relève d'autre part une série de lexèmes qui s'interprètent comme des caractéristiques d'un sujet ou d'un objet, mais qui présentent la particularité d' être structurellement inaccessibles. Il peut s'agir d'un attribut d'un objet, comme dans : Ce n'est pas que j'attachasse grande importance au costume, mais au contact de la grâce et de l'aisance de Sara, et par l'effet d'une extrême sympathie qui me fit voir avec ses yeux à elle notre intérieur, ce milieu dans lequel j'avais vécu jusqu'alors laissa paraître son insignifiance et sa conventionnelle banalité. (A. Gide, Geneviève ou la Confidence inachevée, 1936) ou d'un sujet, comme dans : M. De Charlus ne laissait pas seulement paraître une finesse de sentiment que montrent en effet rarement les hommes; sa voix elle -même (. ..) (M. Proust, La Recherche du temps perdu. À l'ombre des jeunes filles en fleur, 1918) Dans tous les cas, le verbe paraître n'est pas compatible avec des mots renvoyant à des entités possédant des caractéristiques directement perceptibles, alors que se voir ou être visible ne présentent pas cette contrainte. Ainsi dans l'énoncé suivant, paraître est impossible : Elle ne laissait rien voir (*paraître), du dehors, de ses cours intérieures et de ses jardins, mais Nicolas reconnut aussitôt la demeure qu'il n'avait jamais vue. (J. d'Ormesson, Le Vent du soir, 1985) Par contre, on pourra avoir : Si notre brusque arrivée l'avait troublée, du moins sut-elle n'en laisser rien voir (+ paraître). (A. Gide, La Porte étroite, 1909) Naturellement, j'en souffris beaucoup, mais voulus m'appliquer à n'en laisser rien voir (+ paraître). (A. Maurois, Climats, 1928) De même, on peut laisser paraître sa surprise, au sens de « étonnement », « stupeur », « stupéfaction », mais pas au sens de « mauvaise surprise », ou de « cadeau » (que l'on pourrait pourtant chercher à dissimuler) : il faut que la surprise soit éprouvée par quelqu'un. On peut aussi avoir Il fait paraître la structure réelle de qch + la structure profonde de qch, mais non : *Il fait paraître la structure d'accueil, alors qu'il est tout à fait possible de faire voir une structure d'accueil. De même, s'il est possible de faire paraître sa joie + son allégresse + sa bonne humeur + son entrain, ou sa gaieté, comme dans : Les enfants eux -mêmes, qui avaient goûté le cachiri avant que fût tari le sein maternel, faisaient paraître une gaieté qu'ils semblaient ignorer jusqu'alors. (J. Perret, Roucou, 1936) en revanche, on n'aura pas : *Les enfants faisaient paraître une hilarité. .., parce que l'hilarité, contrairement à la joie, la bonne humeur, etc., est manifeste. Pour la même raison, on pourra avoir Il a laissé paraître son amusement, mais non * Il a laissé paraître son rire. Notons également la possibilité d'avoir : Il ne laisse pas paraître son irritation + sa colère + son agacement + sa contrariété + son exaspération + son mécontentement. opposée à l'impossibilité d'avoir l'énoncé *Il ne laisse pas paraître son emportement, emportement renvoyant à un comportement ostensible. On a vu que le lexème en position de complément du groupe verbal laisser / faire paraître ne pouvait renvoyer à une entité directement perceptible. On l'assimilera donc, dans le schéma proposé plus haut, à l'élément X, qui correspond à un élément en lui -même inaccessible. Par ailleurs, la pertinence d'un paramètre X ' se manifeste, selon nous, dans le fait que l'on relève, dans ces énoncés, une problématique du déchiffrement, de l'interprétation de signes attestant de l'existence d'un état intérieur d'un personnage. Autrement dit, l'existence de X est révélée par la présence d'indices, de marques. Par exemple, l'énoncé suivant : (…) elle escamotait prestement la précédente, le tout d'une manière mécanique, l'air absent, ne laissant paraître ni agacement, ni impatience, ni intérêt, ni pour ce qu'elle faisait ni pour les acheteurs, pas plus que n'aurait pu manifester une machine à sous ou un distributeur automatique. (Cl. Simon, L'Acacia, 1989) s'interprète comme « elle ne donnait aucun signe d'agacement, d'impatience » : ne rien laisser paraître, est mis en parallèle, via la tournure participiale, à « avoir l'air absent », « agir de manière mécanique ». Les indices de X peuvent être inférés, mais ils sont souvent explicités dans le contexte immédiat, comme dans l'énoncé ci-dessous : Mais, de nouveau maître de lui, il ne laissait paraître son émotion qu' à l'irrépressible titillement d'un petit muscle de sa joue. (A. Gide, Isabelle, 1911) ou bien dans un contexte plus large, comme dans les deux énoncés suivants : Sitôt donc que la porte se fut refermée sur ses gens, M. De Pinamonte laissa paraître tout le trouble dont il était agité. Baissant les yeux, se frottant rageusement les tempes, toussant, soufflant et maugréant dans le même temps, il m'entraîna dans la galerie. (O. Milosz, L'Amoureuse initiation, 1910) Si le succès de la pièce justifiait cette sentence et surtout si le succès menaçait de s'éterniser, Éric Vidame laissait alors paraître une certaine inquiétude. Il disait à ses familiers : « la pièce est bonne, sans aucun doute, puisque nous l'avons jouée. C'est bon, mais n'exagérons pas ». (G. Duhamel, Chronique des Pasquier. Suzanne et les jeunes hommes, 1941) La nature a priori cachée, intime, de X, et l'existence d'indices à déchiffrer (X '), explicités ou inférés, ont pour conséquence que les énoncés avec paraître renvoient fréquemment à un scénario de contrôle de son comportement. Il s'agit, pour le personnage, de ne pas se trahir par ses gestes, son attitude, ses paroles, son visage, bref de ne pas laisser voir de manifestations de son état intérieur, comme par exemple dans les énoncés suivants : (…) rarement il avait vu des yeux aussi secs et aussi ardents tout ensemble, un homme aussi maître de ses nerfs, aussi capable de ne rien laisser paraître de ses sentiments. (G. Simenon, Les Vacances de Maigret) Tour à tour, deux par deux, les femmes se levaient, les unes strictement voilées, les autres la figure découverte, et plus impénétrables encore tant elles mettaient d'application à ne rien laisser paraître de leurs sentiments sur leurs visages. (Jer. Tharaud, J. Tharaud, La Fête arabe, 1912) La volonté de ne pas fournir d'indices de ce qui est ressenti peut déboucher sur une volonté de dissimulation, d'où une problématique de la duplicité, comme dans : Seulement il semblait qu'un mur avait été dressé entre Lucie-maîtresse et Lucie-mère, car Sophie s'appliquait visiblement à ne rien laisser paraître du lien de parenté qui l'unissait à sa « maîtresse », et elle ne lui parlait qu'en l'appelant, comme nous autres, « Madame ». (M. Tournier, Le Médianoche amoureux, 1989) (…) surtout, je m'appliquais à ne rien laisser paraître de mes sentiments, à n'avoir l'air étonné de rien, choqué de rien. (G. Duhamel, La Confession de minuit, 1920) On a vu que paraître renvoyait dans ces énoncés à la perception de signes (X ') d'un X en lui -même hors d'atteinte. On peut opposer sur ce point paraître et apparaître, avec lequel la perception de la présence de X est de l'ordre du constat. Il est attaché aux énoncés comportant apparaître une nuance de clarté, d'évidence, d'univocité, qui leur est spécifique, comme en : Ce fut, pour elle, ce moment d'angoisse où soudain l'adulte se trahit, laisse apparaître sa faiblesse, se sent un roi nu dans les yeux attentifs de l'enfant. (A. Makine, Le testament français, 1995) Dans le même ordre d'idées, on notera que dans l'énoncé ci-dessous, X (la haine) s'interprète comme un stigmate : (…) et nous, nous pleurions de joie de voir la haine enfin apparaître sur ce corps, restreinte d'abord comme le bouton d'Alep, mais qui allait bientôt mordre et s'épanouir comme le cancer du soleil. (J. Giraudoux, Judith, 1931) Avec apparaître, on peut interpréter « la haine » comme ce qui résulte de sévices, c'est-à-dire des marques laissées par la haine d'autres protagonistes. Si on remplace apparaître par paraître, la haine est celle qu'éprouve le personnage : et nous, nous pleurions de joie de voir la haine enfin paraître sur ce corps, restreinte d'abord comme le bouton d'Alep, mais qui allait bientôt mordre et s'épanouir comme le cancer du soleil. Avec paraître, la haine s'interprète donc non pas comme un stigmate, mais comme un symptôme. On notera d'ailleurs que, dans Frantext, dans tous les énoncés en faire/laisser paraître, combinés à un syntagme en par Y, Y s'interprète comme un révélateur de X, comme dans : C'était à qui témoignerait de plus grandes admirations après l'avoir ouï. Qui les faisait paraître par des soupirs; qui, par une joie extraordinaire, laquelle se lisait sur les visages; qui, par un silence nécessaire et par une impuissance d'en dire ses sentiments. (H. Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion jusqu' à nos jours, t. 3, 1921) Le fait que X ne soit accessible que par l'intermédiaire de signes ou de marques explique aussi que, dans le corpus Frantext, la totalité des énoncés de la forme il n'y paraît(ra) plus renvoient à un effacement de traces, de séquelles. On peut toujours, même lorsque X ne figure pas explicitement dans l'énoncé, rétablir un événement détrimental, qui a occasionné une altération de l'état normal (maladie, désordre, etc.). Lorsque l'énoncé est au futur, la situation typique est celle d'un médecin ou d'un garde-malade, pronostiquant un retour à l'état normal (souhaité), comme dans : À huit heures, Mme Petiot lui apporta une infusion. Elle lui tâta le pouls en disant : – Ce ne sera rien. C'est demain mardi. Vous resterez couché, et mercredi il n'y paraîtra plus. (B. Clavel, La Maison des autres, 1962) L'interprétation de ces énoncés, comme renvoyant à un effacement des traces, est spécifique des énoncés avec paraître. Dans les énoncés en ça ne se voit + verra plus, on interprète plutôt l'invisibilité comme une perte, comme dans : Sans doute notre lampe faiblit, car, en dehors de ces choses proches, la magnificence du lieu ne se voit presque plus, s'indique plutôt à notre souvenir - par la silhouette rare de quelque vase de cinq cents ans, par le reflet de quelque inimitable soierie (. ..) (P. Loti, Les Derniers jours de Pékin, 1902) On a essayé de montrer que les énoncés en laisser / faire paraître renvoyaient à une problématique de l'appréhension de quelque chose grâce à des symptômes, ou des signes de ce quelque chose, qui sont perçus par un sujet. En d'autres termes, ces énoncés renvoient à un processus de perception de signes (X ') de X, c'est-à-dire d'entités secondes par rapport à X, X étant en lui -même inaccessible (X est de l'ordre de l'intime, ou correspond à une caractéristique invisible). On propose maintenant d'analyser les emplois où, pour reprendre la terminologie traditionnelle, paraître correspond à un auxiliaire de modalité épistémique, les énoncés exprimant un jugement sur la vérité de l'énoncé, ou sur la réalité d'un état de choses. Notre objectif, dans cette section, sera d'une part d'identifier plus précisément la valeur des emplois modaux de paraître, à l'aide d'une comparaison avec un proche synonyme, le verbe sembler, et d'autre part de montrer que les effets de sens spécifiques de paraître dans ces emplois sont cohérents avec les caractéristiques des énoncés que l'on a décrits dans les deux premières sections. Il faudra enfin rendre compte de la valeur globale des énoncés, c'est-à-dire rendre compte de la modalisation qu'induit paraître, en fonction du schéma proposé plus haut. On trouve, dans la littérature consacrée à paraître et sembler, peu d'indications précises sur la valeur des énoncés comportant paraître, qui sont le plus souvent définis de manière circulaire, en termes d' « apparence ». On va s'attacher à montrer que la spécificité interprétative des énoncés avec paraître est qu'ils renvoient à une explicitation des impressions, des sensations, a priori irréductibles et indicibles d'un sujet, alors que les énoncés avec sembler correspondent à des conjectures, des hypothèses. On peut dans un premier temps illustrer ceci à l'aide d'une opposition telle que : Elle paraît plus jeune que sa voisine. Elle semble plus jeune que sa voisine. Avec paraître, il s'agit de transcrire l'impression qu ' elle donne, l'effet qu ' elle produit, alors qu'avec sembler, c'est une conjecture. Le second énoncé signifie « je pose qu'elle est plus jeune que sa voisine, mais je ne suis pas sûr ». On notera à ce propos que si on peut avoir : Même il paraissait plus jeune encore que la première fois que l'avait rencontré Julius. (A. Gide, Les Caves du Vatican, 1914) en revanche, il serait peu plausible de rencontrer un tel énoncé avec le verbe sembler, puisqu'on peut difficilement faire l'hypothèse que quelqu'un est plus jeune qu' à un autre moment, si ce moment est antérieur. Avec paraître, il n'y a pas de contradiction, parce que l'on parle des impressions, de l'effet que fait quelqu'un sur un sujet. Une des particularités de paraître est ainsi de permettre une autonomie des perceptions d'un sujet par rapport à la réalité, les impressions d'un sujet n'ayant pas nécessairement à être conformes à la réalité pour exister. Un locuteur peut ainsi dire, sans contradiction, que quelque chose a telle qualité, et prédiquer une qualité contraire, comme dans l'énoncé ci-dessous, où l'on oppose la représentation d'un sujet (impression de précision, due à l'ivresse) et ce que le sujet sait par ailleurs être réel : « Demain, oui pas plus tard que demain, je vais téléphoner à Ben. Il sera mon Patricia, Ben, et il me guérira de Patricia. » Un défilé de phrases floues qui me paraissaient bougrement précises. Rien de tel que les boissons alcoolisées pour vous donner l'impression que l'on frôle la vérité et que l'on a du génie. (B. Groult, Fl. Groult, Il était deux fois, 1968) Cette différence entre une explicitation des impressions d'un sujet avec paraître, et l'expression d'une conjecture ou d'une hypothèse avec sembler, se révèle également dans des énoncés tels que : Dans ce pays, l'eau paraissait plus vive et plus puissante que partout ailleurs. Comme les chats, elle se lave peu, mais elle paraît toujours propre. qui renvoient à des sensations, dont la véracité n'est pas pertinente, et où sembler pourrait difficilement être substitué à paraître. Comme on l'a vu, la valeur des énoncés comportant paraître peut être décrite en termes d'impressions d'un sujet, ou d'effet produit par quelque chose sur un sujet. On retrouve ici les caractéristiques des X ' que l'on avait mises au jour pour les autres emplois, puisque ce qui est perçu correspond à une entité seconde par rapport à un X : une impression est en effet une marque, trace, laissée par quelque chose sur une autre chose. L'hypothèse selon laquelle paraître renvoie régulièrement à une mise en relation d'un X en lui -même hors d'atteinte et un X ' perçu, second par rapport à X, permet de rendre compte de la modalisation associée à paraître : les énoncés renvoient à une mise en relation entre une qualité prédiquée d'un objet de manière absolue, que l'on pourrait noter à l'aide de la copule être, et une impression. Dans Ça (me) paraît bon, on a une mise en relation entre un X « c'est bon », posé dans l'absolu (ce que c'est), et un X ', qui correspond à une impression de « c'est bon » perçue par un sujet. On obtient ainsi une relativisation de la prédication, puisque paraître marque qu'une chose ne peut être appréhendée que par l'impression qu'elle procure. Selon cette hypothèse, il demeure toujours, avec paraître, un écart entre ce qu'est une chose (en soi inaccessible) et l'impression qu'elle produit; on peut noter à ce propos que le fait de poser explicitement X dans l'énoncé, à la forme négative, comme par exemple dans : Il n'est pas aussi idiot qu'il le paraît. a pour effet de souligner l'écart irréductible qui existe entre X et X ', d'où une interprétation globale de discordance entre “ce qui est” et l'impression perçue. La distance entre X et X ' peut donc faire émerger une problématique de l'illusion, du caractère trompeur de X ', ce que l'on peut rapprocher de la dissimulation des sentiments que l'on observait dans les emplois du type il ne laissa rien paraître de sa joie, et de la duplicité de celui qui aime paraître : à chaque fois, c'est l'écart entre X et X ' qui autorise l'apparition de ce type d'interprétations. On conclura en vérifiant que le schéma proposé en 2. permet de rendre compte de la valeur des emplois dits « évidentiels », ou « médiatifs » de paraître, dont la valeur est traditionnellement décrite en termes de « rumeur », de « bruit qui court », ou de « ouï-dire ». Ces énoncés renvoient à la transmission d'une information à un public (noté S), et indiquent qu'il s'agit nécessairement d'une information de seconde main : le locuteur d'un énoncé en il paraît que ne peut, en effet, avoir été le témoin direct de l'événement qu'il relate, d'où le fait que ce locuteur soit posé comme ne garantissant pas la véracité de l'information qu'il transmet. En d'autres termes, on a affaire, dans ces énoncés, à un événement en lui -même inaccessible (que l'on note donc X), mais qui se trouve appréhendé grâce à un récit de cet événement (c'est-à-dire par le biais d'une entité seconde par rapport à X, notée X '). On retrouve donc un X qui reste hors d'atteinte, mais qui se trouve appréhendé par S par le biais d'un X ', second par rapport à X . | On propose dans cet article une caractérisation du verbe paraître, fondée sur l'interprétation de contraintes pesant sur l'emploi du verbe dans différents contextes. L'hypothèse développée est que toutes les occurrences de paraître peuvent être décrites à l'aide d'un schéma dans lequel une entité X, inaccessible en elle-même, est appréhendée par un sujet S, par l'intermédiaire d'un élément X', second par rapport à X. Cette hypothèse est testée sur différentes acceptions du verbe, dont les emplois intransitifs du type Il parut en haut de l'escalier, les emplois causatifs tels que Il ne laissa rien paraître de son trouble, les emplois attributifs et impersonnels tels que Il paraissait sûr de lui et Il paraît qu'il a fait faillite. | linguistique_524-06-10748_tei_706.xml |
termith-680-linguistique | Que les constructions comparatives soient sujettes aux ellipses, au même titre que les constructions coordonnées, est un fait bien admis. On pourrait s'attendre à ce que les formes et les propriétés des ellipses soient identiques quel que soit le contexte dans lequel elles apparaissent. Or, tel n'est pas le cas. Nous montrons dans cet article que les ellipses des comparatives en comme satisfont, comme attendu, les contraintes syntaxiques et sémantiques générales du phénomène, mais qu'elles présentent, en revanche, des propriétés particulières qui les distinguent, entre autres, des ellipses des constructions coordonnées. La comparative en comme a une distribution similaire à celle d'un adverbe de manière en – ment (Moline 2001, Desmets 2001). Elle connaît deux grands emplois : soit elle porte sur un constituant d'une phrase matrice (qu'elle modifie ou dont elle est complément), soit elle porte sur l'ensemble de cette phrase (à la manière d'un adverbe de phrase). Dans ses emplois comparatifs, comme introduit une séquence de forme phrastique ou une séquence de (un ou plusieurs) constituants ne formant pas syntaxiquement une phrase complète; ce que l'on nommera une séquence fragmentaire. Dans ce dernier cas, cependant, il n'y a pas lieu de postuler l'existence d'un autre type de construction comparative en comme puisque distributions et interprétations sont identiques quelle que soit la forme des séquences réalisées. Les séquences fragmentaires ou phrastiques en comme connaissent la même distribution. Elles se rencontrent en fonction d'ajout modifieur de Adj/SA (1), de V/SV (2), ou de complément de manière d'un V (3) : (1) a. il était donc convenable qu'il y eût des canaux et des ruisseaux visibles pour apporter ces grâces à chacun en particulier, visibles comme avait été visible la personne de l'homme-dieu. DICT. DE THEOLOGIE CATH. T.14 / 1938 : 537 b. tu seras laide comme les quatorze péchés capitaux ! COLETTE.G / CLAUDINE A L'ECOLE / 1900 (2) a. Mais Ladourd retombe sur sa chaise, secoue la tête comme le taureau qui compte ses banderilles, mugit son indignation. BAZIN.H / LA MORT DU PETIT CHEVAL / 1950 : 105 / XIII b. ... brave homme, très serviable. .. C'est drôle, mais quand j'entends ce mot dans la bouche de l'un des nôtres, il sonne exactementcomme le mot serviette et donne l'impression d' être aussi facile à jeter dans le sac à linge sale. BAZIN.H / LA MORT DU PETIT CHEVAL / 1950 : 69 / VII (3) a. Il le traita comme il aurait fait de ses propres enfants. b. 25 avril—J'apprends que les danois, dans les rues de leurs villes, se comportent exactement comme les voitures dans les rues de Paris. BLOY.L / JOURNAL T.1 / 1900 : 320 / MON JOURNAL Elles peuvent également être ajout modifieurs (i.e., épithète) de N/SN (4), ou attribut (5) : (4) a. ... dans ce trou de province, avec une pimbêche comme est ma nouvelle maîtresse, je n'ai pas à rêver de pareilles aubaines, ni espérer de semblables distractions. .. je ferai du ménage embêtant. .. de la couture qui m'assomme. .. rien d'autre. .. ah ! MIRBEAU.O / JOURNAL D'UNE FEMME DE CHAMBRE / 1900 : 54 / b. Je regrette la bague comme avait mon amie Maud. HAMP.P / MAREE FRAICHE VIN DE CHAMPAGNE / 1909 : 231 / VIN DE CHAMPAGNE 1909 c. Avec des yeux comme les tiens, on ne prend pas de rubans bleus, ça fait grincer des dents. (exemple modifié, d'après COLETTE.G / CLAUDINE A L'ECOLE / 1900 : 255) (5) a. Paul est bien comme était ton père au même âge : toujours à lambiner. b. vous êtes comme Achille, qui s'emporte contre la gloire, et comme le père Malebranche, dont l'imagination brillante écrivait contre l'imagination. GUEHENNO.J / JEAN-JACQUES T.2 / Les comparatives ont toujours la possibilité d' être modifiées par un adverbe de manière (6a), ou d' être coordonnées à un autre ajout de manière (6b), et ce, quelle que soit leur forme : (6) a. Il m'aime, celui -là, précisément comme le chacal aime la panthère : pour les charognes qu'elle lui abandonne. BAZIN.H / LA MORT DU PETIT CHEVAL / 1950 : 257 / XXXI b. … un petit bonnet de linge fin. .. par exemple, des dessous riches : ça oui. .. mais écoutez bien. .. signez -moi un engagement de trois mois. .. et je vous donne un trousseau d ' amour, tout ce qu ' il y a de mieux, et comme les soubrettes du théâtre-français n ' en ont jamais eu. .. ça, je vous en réponds. .. MIRBEAU.O / JOURNAL D'UNE FEMME DE CHAMBRE / 1900 : 293 / En fonction adverbe de phrase, on observe les deux types de séquence. Le cas d'un ajout à la phrase, sémantiquement parenthétique et prosodiquement incident (au sens de Bonami et al. 2004), est illustré en (7) par une comparative dite « d'analogie » (qui met en relation deux propositions); on note la mobilité dans la phrase caractéristique des adverbes de phrase : d. La répartition des importations par origine révèle en 1937, comme pour les années précédentes, la part prépondérante des pays étrangers INDUSTRIE CONSERVES EN FRANCE / L'interprétation de la séquence introduite par comme comparatif est toujours propositionnelle, qu'il s'agisse syntaxiquement d'une phrase ou d'une séquence fragmentaire. Au niveau de la construction comparative, la sémantique de comme est constante. Il s'agit d'un opérateur qui prend deux arguments : (1) la sémantique de l'item auquel le syntagme en comme se combine (en (8), l'adjectif souligné) et (2) une proposition, interprétée à partir de la séquence introduite par comme (entre crochets dans les exemples (8)). La relation sémantique dénotée par comme, c'est-à-dire la relation de comparaison, établit un rapport d'identité ou de similitude entre deux propriétés ou deux ensembles de propriétés : propriété(s) de l'argument (1) et propriété(s) de l'argument (2). (8) a. Marie est belle comme [sa sœur au même âge ]. b. Marie est belle comme [sa sœur était (x)belle au même âge ]. Dans cette relation, la proposition interprétée à partir de la séquence introduite par comme fournit la propriété ou l'ensemble de propriétés à comparer; on abstrait la propriété en question. Dans les formes pleines, cette propriété correspond à un constituant extrait (un adverbe, représenté par x en (8)). Son interprétation n'est pas explicite, elle est construite à partir du type sémantique de son argument (propriété ou événement) et de la sémantique lexicale de cet argument. Ce qui explique que l'on obtienne de la manière (parler comme un poète), de l'intensité (bleu comme l'azur) ou bien du degré (grand comme Marie). Dans le cas de la comparative d'analogie, ajout à une phrase, on peut penser que la comparaison examine une propriété commune aux deux propositions (tout comme Paul va au foot le mercredi soir, Marie va au tennis tous les samedis) qui correspond à la valeur de vérité, ou à la « satisfiabilité » (cf. Mouret & Desmets, ce numéro). Les phrases elliptiques sont des phrases dont le verbe tête est absent, qui réalisent un certain nombre d'éléments, appelés éléments résiduels, et dont l'interprétation et la forme dépendent d'une phrase complète présente dans le contexte immédiat. L'ellipse est un phénomène d'interface qui met en jeu des contraintes de parallélisme syntaxiques, sémantiques et pragmatiques. Ce phénomène apparaît dans plusieurs contextes syntaxiques, mais nous portons ici notre attention sur les phrases elliptiques des constructions comparatives et des constructions coordonnées. L'apparition de l'ellipse est conditionnée par un environnement sémantique et pragmatique particulier. Minimalement, deux propositions, P et Q, sont associées par une certaine relation sémantique (coordination, comparaison), voire par une certaine relation discursive (en particulier pour la coordination ou la juxtaposition : cause-effet, aboutissement narratif, etc., cf. Kehler 2002). P et Q présentent un certain nombre d'éléments similaires, en particulier, le prédicat tête (i.e., la relation sémantique principale) de Q est le même qu'un des prédicats de P. L'ellipse intervient dans la séquence dénotant Q et permet de ne pas réaliser les éléments déjà présents dans P. Aussi, peut-on dire que la phrase contenant P fournit le contexte linguistique permettant l'interprétation des éléments non réalisés dans la séquence elliptique (Q). On appelle la phrase qui contient P, phrase antécédent ou phrase source, et phrase cible, la séquence elliptique (Q) : (9) a. P [Jean est brun] et Q [Marie est blonde ]. b. P [Jean aime autant le bricolage] que Q [Marie aime la décoration ]. c. P [Jean aime le bricolage ], comme Q [Marie aime la décoration ]. Du fait que sémantiquement le prédicat reconstruit de la phrase cible est identique à celui de la phrase source, les éléments de la valence syntaxique du verbe absent ne peuvent être que catégoriellement identiques ou très similaires; ce qui contribue à l'effet de parallélisme. On verra plus bas que d'autres contraintes de bonne formation syntaxiques sont à respecter. Le phénomène de l'ellipse est tenu pour être syntaxiquement optionnel (cf. Chomsky, 1977). Dans cette perspective, seules les conditions pragmatiques et les stratégies discursives liées à la répétition détermineraient la possibilité de son effectuation, et, le cas échéant, le locuteur aurait la possibilité de réaliser des éléments d'information similaires. (10) a. P [Jean est brun ], Q [Marie est blonde ]. b. P [Jean est plus brun] que Q [Marie n'est blonde ]. c. P [Marie est belle] comme Q [était belle sa sœur au même âge ]. Dans le cas général, il est vrai, le locuteur ne réalise en Q que l'information minimale et différente de P – information pertinente au sens où elle fournit des arguments distingués dans le calcul sémantique de la coordination ou de la comparaison (Amsili & Desmets, 2008a). Ceci ne va pas sans entraîner de possibles ambiguïtés sémantiques, en général levées par le contexte pragmatique. Toutefois, la répétition à l'identique peut être syntaxiquement impossible, lorsqu'elle bloquée, par exemple, par la forme du pronom personnel sujet : (11) Paul fera la vaisselle lundi, comme moi *ferai la lessive mardi. De la même façon, la reconstruction syntaxique du verbe peut être interdite pour des raisons lexicales. Par exemple, la conjonction de coordination ainsi que n'admet pas de verbe fini : (12) Paul viendra, ainsi que Marie *viendra. Ces deux arguments montrent que l'ellipse n'est pas un phénomène syntaxiquement optionnel. Inversement, ainsi que l'a repéré Zribi-Hertz (1986), il ne suffit pas que deux propositions soit associées pour permettre une ellipse. Le phénomène est exclu dans d'autres subordonnées ajouts et n'est pas possible dans toutes les coordinations : (13) Jean boit du thé *quand / *si/*parce que/*car Marie du café. Par conséquent, la phrase elliptique n'est pas seulement subordonnée à des conditions sémantiques et pragmatiques, elle connaît également des contraintes syntaxiques. Dans les cas que nous étudions, l'ellipse intervient minimalement mais obligatoirement sur le verbe tête de la séquence fragmentaire (Q) : (14) *Jean mange des pommes et Marie mange (des pommes). Ce n'est pas la catégorie verbale en soi qui est sensible au phénomène, mais la fonction tête. Ainsi, dans le cas d'un verbe à un temps composé, l'auxiliaire peut seul être omis : (15) a. P [Jean a bu un fond de champagne] et Q [mangé le gâteau qui restait ]. b. P [Jean a plus aimé la pièce] que Q [détesté ]. c. P [Jean a grimpé ], comme Q [descendu les pentes à vive allure ]. De même, lorsque le verbe tête de Q sous-catégorise un complément verbal à l'infinitif, ce dernier peut être réalisé si la tête verbale, elle, ne l'est pas (16a,c,e); en revanche, si la tête verbale est réalisée, son verbe infinitif complément, lui, ne peut pas être ellipsé (16b,d,f) : (16) a. Marie se débrouille pour aller au marché le mercredi et Pierre pour y aller le samedi. b. *Marie se débrouille pour aller au marché le mercredi et Pierre se débrouille le samedi. c. Marie aime plus aller au marché le mercredi que Pierre y aller le samedi. d. *Marie aime plus aller au marché le mercredi que Pierre aime le samedi. e. Marie aime aller au marché le mercredi, tout comme Pierre y aller le samedi. f. *Marie aime aller au marché le mercredi, tout comme Pierre aime le samedi. Une conséquence de l'absence obligatoire du verbe tête de Q est que l'ellipse ne peut apparaître dans une phrase enchâssée à l'intérieur de Q : (17) a. *Marie va au marché le mercredi et Q [je crois que [Pierre le samedi] ]. b. *Marie va plus souvent au marché le mercredi que Q [je crois que [Pierre le samedi] ]. c. *Marie va souvent au marché le mercredi, tout comme Q [je crois que [Pierre le samedi] ]. Il peut y avoir plus d'un constituant résiduel dans les phrases elliptiques, et les catégories réalisées sont diverses : syntagmes nominaux, prépositionnels, adjectivaux, adverbiaux, et verbes non tensés. Les pronoms personnels faibles sont évidemment exclus. Il s'agit d'éléments clitiques nécessitant la présence contiguë d'un verbe; à la place figurent des pronoms forts. (17) a. Nous sommes allés au cinéma, Paul et *je/moi. b. J'aime plus repasser que *tu/toi. c. J'adore aller au cinéma, comme *il/lui. Des liens syntaxiques sont actifs dans la séquence elliptique : la fonction des éléments résiduels s'interprète comme s'il s'agissait d'une séquence verbale finie : en (18a), sujet et complément direct; en (18b), sujet et complément oblique; en (18c), complément direct et SP oblique et SP ajout; en (18d), sujet et SN ajout; en (18e), sujet et N ' quantifié complément direct; en (18f,g), sujet et attribut; circonstancielles ajouts en (19). (18) a. et je l'ai obtenue contre une boule de pain, une bougie, et une pièce de vingt sous neuve dont la clarté a dissipé, comme le soleil un brouillard, les hésitations dernières de la vieille. GENEVOIX.M b.Cette année, Jean a plus souvent rendu visite à Marie à Paris que Pierre à Bologne. c. Cette année, les gens pourront voir l'exposition à Rome en juillet comme à Paris en septembre. d. Celle qui court le long de votre vie comme le feu le long d'un cordon Bickford, qui ne sait allumer que des coups de tête, de pauvres et bruyants pétards ? BAZIN.H / LA MORT DU PETIT CHEVAL / 1950 : 24 / II e. Jean gagne plus de coupes que Pierre de médailles. f. Jean est plus agréable que Marie serviable. g. Jean est agréable comme intelligent, et serviable par dessus tout. (19) a. Il m'a parlé comme si c'était la première fois. b. Ferme la porte comme quand tu pars en vacances. c. Pierre était autant embarrassé que si on lui avait découvert une maîtresse. d. Pierre était autant gêné que quand on l'a rencontré chez Claire l'autre jour. L'ordre linéaire (20a,b), la catégorie (20c,d), le nombre exact des constituants (20e,f) ne sont pas obligatoirement identiques à ceux des constituants de la phrase antécédent. Abeillé & Godard (1996), puis Mouret (2006) l'ont montré pour la coordination; il en est de même pour les constructions comparatives : f. Paul a écrit des petits mots doux à sa mère, comme des poèmes de grande valeur. En revanche, les constituants réalisés doivent correspondre à une valence possible du verbe antécédent. (21) a. *Paul pratique autant le golf que Marie faire les magasins. (Mouret) b. *Paul pratique le golf comme Marie faire les magasins. Ainsi, les séquences elliptiques de (21) sont rejetées parce que le V antécédent pratiquer ne sous-catégorise pas de SV infinitif complément; les phrases obtenues en réalisant le matériel manquant seraient agrammaticales. Il existe un certain nombre de points communs entre les constructions comparatives et les constructions coordonnées. Les contraintes de parallélisme sémantique et syntaxique sont les plus notables, elles expliquent que l'ellipse soit présente dans les deux cas. Toutefois, il s'agit de deux constructions syntaxiquement bien distinctes, comme le montre l'examen des propriétés des phrases elliptiques. Dans le cas de la coordination de propositions, le parallélisme constructionnel provient d'une part de la sororité syntagmatique des constituants (i. e., ils sont structurellement au même niveau), d'autre part de la sémantique : lorsque des propositions sont coordonnées on obtient l'abstraction d'une archi-propriété à partir d'un ensemble d'alternatives ne se distinguant potentiellement que par une différence minimale. Dans le cas de la comparaison, la réitération d'éléments de la phrase source, laquelle contribue à l'effet de parallélisme, est liée à la sémantique de la construction (cf. Amsili et al., à paraître). La comparaison discrimine deux éléments, qu'elle examine sous l'angle d'une de leurs qualités ou propriétés respectives. Ce qui donne lieu à une relation d'ordre (inférieur/supérieur/égalité pour la comparaison scalaire) ou à une relation d'égalité ou de similarité (pour la comparaison de qualité en comme). Pour que l'opération soit menée à bien, il faut satisfaire certaines conditions, entre autres, s'assurer que les deux éléments sont propres à la comparaison : ils doivent présenter un minimum de traits communs (mais peuvent en présenter un maximum; logiquement, une différence suffit), en particulier, ils doivent avoir le même type sémantique (deux propriétés, deux événements, deux états, deux entités, etc.). Excepté si la comparaison porte sur le procès lui -même (ce qui n'engendre pas d'ellipse), la relation prédicative principale de la comparative est identique à celle de la phrase source (qui construit la description de l'élément comparé). Les comparatives en comme possèdent en propre des contraintes de parallélisme qui proviennent directement de leur structure syntaxique. Ces dernières s'analysent, en effet, comme des relatives sans antécédent (Desmets 2001, ou « intégratives » pour Le Goffic 1991). Il s'agit d'une structure à dépendance non bornée qui enregistre l'extraction d'un adverbe (de type manière), arrêtée par comme, adverbe qu -. Comme assume deux rôles, celui de borne pour la dépendance et celui de tête d'un syntagme adverbial. Le parallélisme provient d'une tendance bien connue des relatives sans antécédent, qu'on nomme « coïncidence fonctionnelle » (Bresnan & Grimshaw 1978), et qui s'exprime ici par le fait que l'adverbe manquant (extrait) a en général une fonction similaire à (ou en correspondance avec) la fonction de la relative dans son ensemble. La répétition du même lexème assure cette similarité fonctionnelle. (22) a. Chez Marie, Paul se comporte comme un éléphant (se comporterait_) dans une boutique de porcelaine. b. ?Chez Marie, Paul se comporte comme un éléphant marcherait_ dans une boutique de porcelaine. c. Dans cette situation, Jean est gêné comme parfois les gens sont ?embarrassés/gênés_ devant trop de générosité. d. */??Dans cette situation, Jean est gêné comme parfois les gens se comportent_ devant trop de générosité. En (22), les phrases dans lesquelles la coïncidence fonctionnelle n'est pas respectée (22b,d) ont une acceptabilité dégradée par rapport à celles où la coïncidence est là : comparative complément de V avec extraction d'un adverbe complément de V en (22a) et comparative ajout modifieur d'A avec extraction d'un adverbe modifieur d'A en (22c). Bien qu'elles offrent toutes deux la possibilité d'une séquence elliptique, les constructions comparatives ne sont pas des constructions coordonnées, contrairement à ce qui est parfois admis. Elles montrent des différences syntaxiques importantes, concernant l'ordre des mots et les conditions sur l'extraction, qui modifie la distribution de leurs phrases elliptiques. En coordination, la séquence fragmentaire ne peut précéder la phrase source; cette contrainte ne s'applique pas dans le cas d'une construction comparative : (23) a. *Jean une pomme et Marie mange une poire b. Comme Paul les jours de pluie, Marie se décide à mettre des bottes aujourd'hui. c. Le monde social est parsemé de rappels à l'ordre qui ne fonctionnent comme tels que pour les individus prédisposés à les apercevoir, et qui, comme le feu rouge le freinage, déclenchent des dispositions corporelles. Bourdieu (Méditations pascaliennes : 210) La place de la séquence elliptique dépend du type de construction dans lequel elle apparaît. Dans une coordination, la phrase source est obligatoirement dans le premier conjoint. En revanche, la relation syntaxique entre l'ajout comparatif adverbe de phrase et la phrase hôte autorise une interprétation ‘ à rebours '. Selon Marandin (1999), les ajouts sont, en effet, mobiles dans le domaine syntagmatique auquel ils s'adjoignent, ce qu'on vérifie dans le cas des comparatives, mais ils ne peuvent être réalisés en dehors. Les comparatives en comme adverbes de phrase peuvent être antéposées à la phrase hôte (comme en 23b, ou en 24a), un ajout modifieur de SV peut être mobile à l'intérieur du SV (24b), mais un ajout modifieur d'A ne peut être réalisé en dehors du SA, comme en (24c) : (24) a. Comme son frère, Paul est grand. b. et je l'ai obtenue contre une boule de pain, une bougie, et une pièce de vingt sous neuve dont la clarté a dissipé, comme le soleil un brouillard, les hésitations dernières de la vieille. GENEVOIX.M / CEUX DE 14 / 1950 : 211 / LIVRE II NUITS DE GUERRE 1917, II NOTRE PATELIN : MONT-SOUS-LES-CôTES c. (Paul est grand comme son frère.) *Comme son frère Paul est grand. Parmi les contraintes de parallélisme syntaxique repérées en structures coordonnées figure la généralisation de Wasow (Ross 1967, Pullum et Zwicky 1986) qui impose, en particulier, à chaque conjoint de respecter des contraintes d'extraction (i.e., s'il y a extraction dans l'un des conjoints, il y a obligatoirement extraction dans l'autre; la contrainte est dite across the board) : (25) a. En ce moment, la Bible et le roman de cet auteur se vendent bien. b. *Voilà un auteur dont la Bible et le roman_ se vendent bien. c. Voilà un auteur dont l'essai_ et le roman_ se vendent bien. Les comparatives n'observent pas la même contrainte. Il est possible d'extraire un constituant de la phrase matrice sans extraire obligatoirement un constituant correspondant de la phrase comparative : (26) a. Voilà un auteur dont les romans_ se vendent mieux que la Bible. b. Voilà un auteur dont les romans_ se vendent comme la Bible. c. Voilà un auteur dont les romans_ se vendent bien, mieux que la Bible. d. Voilà un auteur dont les romans_ se vendent bien, comme la Bible. Les comparatives montrent une dissymétrie que n'autorisent pas les coordinations. On observe, en revanche, un autre phénomène. On ne peut extraire de constituant de la séquence introduite par que comparatif ou par comme sans qu'un constituant correspondant dans la phrase matrice ne soit lui -même extrait. Les syntagmes comparatifs ajouts à V/SV en (27-28) et ajouts à P (parenthétiques) en (29-30) que nous testons ici présentent le même comportement : (27) a. Voilà un auteur dont le dernier roman_ s'est vendu comme les nouvelles_ qu'il a publiées l'année passée. b. *Voilà un auteur dont la Bible se vend comme les romans_. (28) a. Voilà un auteur dont le dernier roman_ s'est mieux vendu que les nouvelles_ qu'il a publiées l'année passée. b. *Voilà un auteur dont la Bible se vend mieux que les romans_. (29) a. Voilà un auteur dont le dernier roman_ s'est bien vendu, comme les nouvelles_ qu'il a publiées l'année passée. d. *Voilà un auteur dont la Bible se vend bien, comme les romans_. (30) a. Voilà un auteur dont le dernier roman_ s'est bien vendu, mieux que les nouvelles_ qu'il a publiées l'année passée. b. *Voilà un auteur dont la Bible se vend bien, mieux que les romans_. En français, les comparatives (en que ou en comme) sont des îlots pour l'extraction (i.e., a priori, on ne peut pas extraire de constituant en dehors de ces constructions, cf. Desmets, à paraître). Mais, cette contrainte est levée dans les cas limités où un constituant extrait est en relation avec un constituant manquant de la phrase matrice, c'est-à-dire, dans les cas d'une extraction parasite (parasitic gap). Contrairement à l'anglais, l'extraction parasite est assez restreinte en français. Elle donne lieu à des jugements variables selon les locuteurs avec des infinitives (cf. 31a,b); mais elle est habituellement interdite (pour tous les locuteurs) lorsque l'ajout contient une phrase finie (cf. 31c,d) : (31) a. %C'est un livre qu'il a soigneusement rangé_ après avoir lu_. b. %Voici un homme dont la femme_ est partie sans prévenir_. c. *C'est un livre qu'il a soigneusement rangé_ après qu'il a lu -. d. *Voici un homme dont la femme_ est partie sans qu'elle prévienne_. L'extraction parasite dans les comparatives fragmentaires est un argument en faveur de l'hypothèse qu'une phrase elliptique ne contient pas de verbe (vide) dans sa structure syntaxique, et qu'il ne s'agit donc pas d'une phrase finie – ce que nous soutenons. Elle donne de mauvais résultats lorsque la comparative ajout présente une phrase finie : (32) a. ??Voilà un auteur dont le dernier roman_ s'est vendu comme les nouvelles_ qu'il a publiées l'année passée s'étaient vendu, c'est-à-dire absolument pas. b. Voici un vieillard dont le teint_ est blanc comme (*sont) les cheveux_. c. Un couteau dont la lame_ est coupante comme (*est) la pointe_. On a distingué traditionnellement, à l'origine dans le cadre des structures coordonnées, plusieurs formes de phrases elliptiques, selon le nombre et le type d'éléments résiduels réalisés. Généralement, on retrouve les même formes dans plusieurs contextes syntaxiques (coordinations, comparaisons, fragments dialogiques – par exemple, les réponses courtes). On distingue, en particulier, les constructions « trouées » (gapping) qui présentent au moins deux constituants dont l'un est interprété comme sujet (Paul est allé au marché, Marie au cinéma); et les fragments unaires (stripping) qui réalisent un constituant, interprété comme un valent (sujet ou complément) ou comme un ajout du verbe, parfois accompagné d'un adverbe (Paul est venu hier, mais pas Marie). L'examen détaillé montre que ces deux types de phrases elliptiques n'ont pas tout à fait les mêmes propriétés en constructions comparatives et en coordonnées, ce qui confirme à nouveau la différence entre les deux types de constructions. Nous commençons par montrer que les séquences fragmentaires dont les constituants résiduels s'interprètent comme des dépendants du verbe (compléments ou ajouts) ne peuvent être ramenées à une réduction de structures conjointes, que l'on trouve en coordonnées. Puis nous abordons le cas des phrases trouées, et celui des fragments unaires. La réduction de structures conjointes, encore appelée coordination de séquences (ou Argument Cluster Coordination, dorénavant ACC), est une séquence dans laquelle le verbe est absent et où les constituants résiduels s'interprètent comme des dépendants, le plus souvent compléments ou ajouts (ou un mélange des deux), du V/SV du premier conjoint. Pour Mouret (2006), à la suite de Zribi-Hertz (1986) et de Gardent (1991), il s'agit d'une coordination de constituants sœurs partageant le même verbe. L'analyse conclut donc qu'il n'y a pas d'ellipse phrastique dans cette séquence de constituants. Les constituants résiduels d'une ACC correspondent obligatoirement à des constituants sœurs du verbe antécédent (i.e., de même niveau syntagmatique), mais ne sont pas obligatoirement des constituants dits « majeurs » de la phrase source, c'est-à-dire immédiatement dominés par le nœud phrase, par le SV racine ou par un SV lui -même immédiatement dominé par le SV racine (contrainte de constituance repérée par Hankhamer 1971). En (33a) les constituants résiduels sont majeurs, non en (33b) : (33) a. Jean dit de rester chez elle à Marie et ??(de rester) ici à Paul. (Abeillé & Godard 2002) b. Paul a donné les jouets de sa fille à Marie et *(les jouets) de son fils à Jean. (Mouret 2006) Dans les constructions comparatives fragmentaires qui présentent des constituants résiduels s'interprétant comme des dépendants du verbe absent, la sororité des syntagmes n'est pas contrainte : (34) a. J'ai plus souvent essayé de réviser l'Histoire avec Paul que la Géo avec sa sœur. b. J'ai souvent essayé de réviser l'Histoire avec Paul, comme la Géo avec sa sœur. En interprétant la séquence elliptique en (34) avec le prédicat révisé (que je n'ai révisé la Géo avec sa sœur), les constituants la Géo et avec sa sœur sont moins enchâssés que ne le sont leurs correspondants dans la phrase matrice avec le prédicat essayé de réviser; les constituants parallèles ne sont donc pas sœurs, ils ne ‘ partagent'pas le même prédicat. Les exemples (34) montrent qu'il n'y a pas de structure réduite en comparatives. Les phrases trouées sont une forme de phrase elliptique, que l'on nomme traditionnellement gapping, qui réalise au moins deux éléments résiduels, dont l'un s'interprète comme le sujet du verbe syntaxiquement absent. Hankhamer (1971), puis Gardent (1991), montrent que les éléments résiduels d'une phrase trouée en structure coordonnée doivent correspondre à des constituants majeurs de la phrase source, comme en (cf. 35a). En (35b), en revanche, le constituant de Pierre n'est pas un constituant majeur au sens défini plus haut. (35) a. Paul a promis d'essayer d'apprendre le latin et Marie le grec. b. Paul admire le courage de Marie, et Jean *(le courage) de Pierre. (Mouret 2006) Les constituants résiduels de la phrase trouée, s'ils doivent être majeurs, ne sont en revanche pas obligatoirement sœurs, ainsi en (35a), on peut interpréter l'ellipse verbale comme étant a promis d'apprendre, les constituants le latin et le grec ne sont alors pas sœurs puisqu'ils sont régis par des prédicats distincts (Marie est moins enchâssé que le grec). En comparatives, l'ellipse des phrases trouées présente la même contrainte que celle repérée en coordinations : lorsqu'un sujet est réalisé, les éléments résiduels sont obligatoirement majeurs, comme l'illustrent les mauvais résultats de (36) : (36) a. *Paul a plus souvent donné les jouets de sa fille à Marie que Pierre de son fils à Jean. b. *Le président a rejeté des propositions du ministre de la justice, comme le vice-président du ministre de l'économie. De façon intéressante, cette contrainte est également active lorsque seuls des dépendants de V (compléments ou ajouts) sont réalisés (cf. 37) : (37) a. *Paul a plus souvent donné les jouets de sa fille à Marie que de son fils à Jean. b. ??Il y a eu plus de propositions du ministre de la justice que de l'économie qui ont été rejetées. c. *Paul a souvent donné les jouets de sa fille à Marie, comme de son fils à Jean. b. ??Il y a eu des propositions du ministre de la justice, comme de l'économie qui ont été rejetées. Là aussi, les constituants résiduels ne correspondent pas obligatoirement aux constituants sœurs d'un V de la phrase source; ce qui est attendu dans le cas où un sujet est réalisé, comme en (38), (38) a. Jean dit qu'il voit plus souvent sa mère que Paul la sienne. b. Jean dit qu'il voit souvent sa mère, comme Paul la sienne. Ainsi qu'il a été signalé par Tassin (1998), le gapping en construction coordonnée n'autorise pas l'antécédent d'un constituant résiduel à être un pronom clitique (39a). Une telle contrainte ne s'observe pas en constructions comparatives (39c-e) : (39) a. Il y a des pommes sur la table. *Paul les mange et Marie les poires. b. Le paysage le pénétrait comme le soleil cette eau. (Grevisse 12 ème éd. : 170) c. Gaston, je lui ai parlé aussi souvent que Marie à Paul. d. Je lui ai plus souvent parlé que Marie à Paul. e. Paul a acheté des grany, il les aime plus que Marie les golden. Une différence supplémentaire entre comparatives et coordonnées concerne la reprise ou non de la négation. Alors que la négation n'est pas interprétée dans la phrase trouée des comparatives (40a), elle demande à être reprise dans le second conjoint de la coordination, ce qui, par ailleurs, demande la réalisation de la conjonction ni : (40) a. Marie ne va pas à la piscine comme Paul à la pêche. (tous les jours, facilement, etc.) b. ?Marie ne va pas à la piscine et Paul à la pêche. Les fragments unaires forment un type d'ellipse, appelé stripping ou constructions différées, ne réalisant qu'un constituant résiduel correspondant à un constituant de la phrase source. Il peut être interprété comme un valent du verbe (sujet ou complément) ou bien comme un ajout. En structure coordonnée, le résiduel a la particularité d' être accompagné le plus souvent d'un adverbe (par exemple, pas, même, ou bien, aussi). Le conjoint fragmentaire est mobile dans la phrase source, c'est pourquoi il est analysé comme un ajout incident, plutôt que comme une coordination (Abeillé 2005). (41) a. Paul viendra, ou (bien) Marie. b. Paul aime beaucoup, mais pas Marie, ce genre de roman à l'eau de rose. Dans le cas des constructions comparatives, il n'y a pas de réalisation nécessaire d'un adverbe en plus du constituant résiduel. Le fragment unaire n'est pas limité aux comparatives ajouts, il peut apparaître avec des comparatives compléments ou attributs : (42) a. Paul ne se comporte plus comme un enfant de trois ans. b. Marie est comme toi. En conclusion, nous avons observé que les comparatives en comme présentent des phrases elliptiques à trouées ou bien unaires. Bien qu'elles reposent sur des conditions de parallélisme relativement similaires, la distribution des ellipses comparatives leur est propre et ne peut être assimilée à celle des constructions coordonnées. Les propriétés structurelles (ordre des phrases, conditions sur l'extraction) des deux types de constructions en témoignent. Dans cette section, nous considérons les enjeux théoriques et les difficultés empiriques à rendre compte de l'ellipse. Nous abordons les difficultés de l'appariement entre phrase source et phrase cible (§3.1), puis nous évoquons les problèmes qu'une approche par reconstruction syntaxique rencontre à traiter les disparités entre source et cible (§3.2.). Enfin (§3.3), nous exposons les avantages d'un modèle non dérivationnel et l'intérêt d'une approche par fragments. L'ellipse est un phénomène complexe qui crucialement met en jeu plusieurs niveaux de représentation linguistiques. Pour les besoins de l'exposé, nous rappelons les formes les plus fréquentes : omission du verbe (43a), du V et de ses dépendants (43b), du sujet et du verbe (43c). (43) a. La clarté dissipe les hésitations dernières de la vieille, comme le soleil dissipe un brouillard. b. Marie se décide à mettre des bottes aujourd'hui, comme Paul se décide à mettre des bottes aujourd'hui. c. Paul aime les longues soirées entre amis, comme Paul aime les heures à méditer en pleine nature, d'ailleurs. Une grande part des difficultés de traitement de l'ellipse est constituée par l'identification puis l'appariement entre le matériel linguistique de la phrase source utilisé pour interpréter la phrase cible et le matériel fourni par la séquence elliptique (i.e., les constituants résiduels). Syntaxiquement, il faut pouvoir rendre compte de la combinatoire des éléments résiduels (leur linéarisation), leur attribuer une identité fonctionnelle, vérifier qu'ils correspondent (catégoriellement) à une réalisation possible de la valence du verbe omis et s'assurer que les constituants omis et les résiduels sont compatibles. Sémantiquement, il faut construire une proposition en utilisant une relation sémantique verbale associée à un des lexèmes V fournis par la phrase matrice qui soit compatible avec la sémantique des constituants résiduels. Il faut également avoir accès aux arguments du verbe antécédent qui seront utilisés dans les cas où (cf. b,c) sujet ou dépendants sont absents. Pragmatiquement, pour respecter le sens global associé à la construction elle -même (coordination, comparaison, etc.), il faut identifier les informations pertinentes données par la phrase antécédent (i.e., les informations anciennes) et les associer aux informations nouvelles données par les résiduels. Une autre source de difficultés pour modéliser le phénomène provient de l'absence du verbe tête. Les langues dans lesquelles l'ellipse a été le plus étudiée sont largement configurationnelles (au sens de Bresnan 2000) et endocentriques. Or, le phénomène viole les règles d'organisation canoniques, puisque certaines informations liées à la constituance sont conservées (par exemple, la fonction des résiduels, ou le fait que seuls des constituants majeurs sont résiduels) alors que le recteur principal (la tête verbale) est obligatoirement absent. Enfin, l'appariement est rendu plus délicat encore lorsque le parallélisme structurel (ou linéaire), catégoriel et/ou morphosyntaxique entre les termes des phrases source et cible n'est pas strictement observé. Face aux ellipses de type gapping l'approche de la Grammaire Générative et transformationnelle depuis (Hudson 1976, Ross 1967) jusqu' à Kennedy & Merchant (2000) et Merchant (2004) est de postuler l'existence en structure profonde d'une structure phrastique dont certains constituants n'ont pas de réalisation en surface; la structure de la phrase elliptique est obtenue par dérivations successives à partir d'une copie de la structure de la phrase source et effacement des constituants non phonétiquement réalisés dans la phrase cible. Bien que l'idée qu'elle met en œuvre soit assez conforme à l'intuition, ce type d'approche pose des problèmes théoriques et empiriques. Tout d'abord, il est gênant de postuler une structure syntagmatique verbale vide. D'une part, la phrase elliptique se comporte comme une catégorie non finie (cf. l'omission obligatoire du verbe tête, et le résultat de l'extraction parasite). D'autre part, du point de vue théorique, on justifie mal que deux types de phénomènes bien distincts que sont les ellipses (qui ne correspondent pas à un vide sous-catégorisé) et les vides syntaxiquement obligatoires (l'extraction d'un constituant, par exemple) reçoivent la même représentation. En outre, la copie de la phrase source est problématique. Historiquement, les études portant sur l'ellipse ont majoritairement concerné les structures coordonnées, et, étant donné les contraintes de parallélisme de ces constructions, plus fortes qu'en comparatives, on comprend le recours à la copie. Cependant, l'opération suppose l'intégrité formelle des constituants et de la structure (i.e., de la configuration syntagmatique) à recopier, alors que les données que nous observons ne montrent pas forcément d'identité formelle avec le matériel de la phrase source. Le seul recours dans ce type de cadre théorique pour traiter la disparité des réalisations de surface est une multiplication des cycles de dérivations sémantiques, morphologiques et syntaxiques, ce qui, en plus d' être coûteux, entraîne potentiellement des incohérences théoriques. La gestion de l'appariement entre phrase source et phrase cible est un enjeu pour tous les modèles. Dans cette section nous rassemblons les aspects empiriques les plus problématiques. Les données qui suivent montrent en particulier qu'on ne peut inscrire structurellement cette répétition, ni envisager une duplication des formes instanciées dans la phrase antécédent car les propriétés morphosyntaxiques ne sont pas toujours conservées. Ainsi que nous avons pu l'observer, il arrive que les constituants résiduels et leurs correspondants dans la phrase source n'aient pas de propriétés syntaxiques identiques. Par conséquent, on ne peut pas s'appuyer sur la structure syntaxique de la première phrase pour générer celle de la séquence elliptique (cf. Culicover & Jackendoff 2005, pour l'anglais). Ci-après, nous rappelons les faits. Tout d'abord, la catégorie des constituants mis en parallèle peut ne pas être la même; comme ici un SN et un SV compléments (44). (44) Paul aime les longues soirées entre amis comme passer des heures à méditer en pleine nature. Les propriétés structurelles des constituants peuvent être distinctes, comme ici, lorsque le verbe antécédent enregistre l'extraction d'un complément du N du SN objet sans qu'il y ait d'extraction correspondante dans la phrase cible (si l'on devait la reconstruire syntaxiquement) : (45) a. Un auteur dont on vend mieux les romans __que la Bible. (qu'on ne vend la Bible de cet auteur) b. Un auteur dont les romans_ se vendent comme la Bible. (de cet auteur se vend) L'ordre des constituants résiduels peut être différent de celui des constituants correspondants de la phrase source; SN objet – SP locatif /SP locatif – SN objet en (46a); SN sujet – SP locatif / SP locatif – SN sujet (46b) : (46) a. On a plus promu la voiture à Paris qu' à Londres les transports en commun b. Le dynamisme des entreprises attire les investissements à Londres, comme à Paris l'industrie du luxe. Le nombre des constituants peut être différent, les valences peuvent ne pas être identiques; SN objet – SP à complément/ SN objet (47) : (47) a. Paul a écrit des petits mots doux à sa mère, comme des poèmes de grande valeur. b. Paul a plus souvent écrit des petits mots doux à sa mère que des poèmes de grande valeur. Les constituants mis en correspondance peuvent être sous-catégorisés par des prédicats structurellement différents : en (48), le prédicat antécédent est a promis d'essayer d'apprendre le latin alors qu'on pourrait reconstruire la phrase comparative avec le prédicat a promis d'apprendre le grec. (48) a. Paul a plus souvent promis d'essayer d'apprendre le latin que Marie le grec. b. Paul a souvent promis d'essayer d'apprendre le latin, comme Marie le grec. Enfin, la mobilité de la comparative d'analogie dans la matrice pose une difficulté supplémentaire aux modèles qui ne dissocient pas constituance et linéarisation des constituants. Non seulement il faut pouvoir traiter les cas d'antéposition, comme en (49a), mais encore, il faut autoriser les cas de ‘ scramble ', c'est-à-dire d'insertion incidente, comme en (49b) : (49) a. Tout comme son frère, Paul est grand. b. Paul, comme son frère, va être très grand. Il n'y a pas toujours identité de forme entre le verbe antécédent et celui qui serait réalisé, dans l'hypothèse d'un effacement ultérieur, dans la séquence elliptique. Un modèle dérivationnel se trouve face à un problème d'indécision, qui ne peut être résolu pour chaque cas de figure que nous citons, que par une multiplication de règles particulières pour obtenir la forme verbale cible attendue. Ainsi, dans les constructions comparatives suivantes, le mode des verbes peut être différent. En (50a,b) la présence de l'ajout hypothétique impose un verbe tête au conditionnel. En (50c,d), la séquence manquante est soit au présent générique soit au conditionnel, et peut même présenter une modalité (pouvoir, avoir l'habitude, etc.) qui n'était pas présente en phrase source : d. Manger comme un cochon, ça ne lui ressemble vraiment pas. comme un cochon mange / mangerait / pourrait manger, etc. D'une part, il n'y a pas duplication du verbe tel qu'il est instancié dans la phrase pleine, d'autre part, l'idée même d'une reconstruction syntaxique se heurte à l'aléatoire de la forme que peut prendre le verbe; il n'est pas possible de prédire quelles/toutes les modalités réalisables dans cet environnement. Le temps grammatical du verbe, également, peut varier, modulo certaines contraintes pragmatiques qui doivent être satisfaites pour motiver l'association entre les situations décrites dans la phrase source et la phrase cible. En (51a-c), le temps grammatical est imposé par la présence d'un adverbe temporel; en (51d,e), il est pragmatiquement justifié parce que le comparant véhicule une vérité établie ou une connaissance générale : (51) a. (Amy n'a pas assez répété son examen) – Rassure -toi, Amy travaillera plus longtemps chez elle demain que chez toi hier. b. Paul va de mieux en mieux, demain, il mangera comme avant. c. L'aptitude de l'ancêtre à grimper dans les arbres devait le mettre à l'abri, comme aujourd'hui les singes, des grands prédateurs. Le monde : 08/02/01 : 25 d. La salle entière chavira sous ses yeux, glissant avec lenteur de droite à gauche comme le pont d'un navire sur une mer démontée. GREEN.J / MOIRA / 1950 : 42 / PREMIÈRE PARTIE e. Tu seras laide comme les quatorze péchés capitaux ! En structures coordonnées, comme en comparatives, on assiste à une neutralisation des phénomènes d'accord; le verbe de la séquence source et celui que l'on restituerait dans la séquence elliptique ne portent pas obligatoirement le même nombre : (52) a. Demain au restaurant, Paul mangera des lasagnes et les enfants des panini. b. Demain au restaurant, Paul mangera autant de lasagnes que les enfants de panini. c. Demain au restaurant, Paul mangera des lasagnes, comme les enfants des panini. Quel que soit le modèle, il faut pouvoir associer (ou générer) des verbes dont la réalisation morphosyntaxique en termes de valence présente des différences. En imaginant que l'on reconstruise le verbe manquant, on observe en (53) une forme verbale ‘ prodrop ' (impératif) ou une forme non finie (infinitif) dans la phrase matrice et une forme avec un pronom personnel sujet (clitique) dans la comparative : (53) a. Ferme la porte comme *( tu) fermes la porte quand tu pars en vacances. b. J'ai essayé de danser comme toi tu danses, ça ne marche pas. En (53b) la forme du constituant résiduel, un pronom personnel fort, empêche tout simplement la reconstruction littérale d'une phrase finie. La seule façon d'en reconstruire une syntaxiquement est de postuler une dislocation du pronom fort et une forme verbale avec clitique correspondant. Le cas est identique en (54) : (54) a. Paul aime faire la vaisselle comme *moi aime faire la lessive b. Paul aime faire la vaisselle comme moi j'aime faire la lessive A l'inverse, ainsi que signalé plus haut, une forme verbale cliticisée (55a), ou bien encore, une forme verbale ne réalisant pas un constituant (i.e., une forme ‘ gapée ') (55b) dans la phrase matrice peut être mise en parallèle avec une forme verbale réalisant syntagmatiquement le constituant correspondant : (55) Le paysage le pénétrait comme le soleil cette eau. A leurs yeux, l'absolue domination sur le golf mondial de celui qui multiplie les victoires comme d'autres les pains, parfois miraculeusement il faut le reconnaître, est une preuve irréfutable de sa nature divine. (Le Monde portail web du 11/04/2008) En guise de conclusion, on ajoutera les deux exemples suivants plusieurs fois problématiques. En (56), il faut résoudre le problème posé par l'insertion incidente (les informations à utiliser se trouvant de part et d'autre), et, sachant qu'on peut avoir des inversions de sujet SN, s'assurer de la bonne analyse fonctionnelle des éléments résiduels SN-SN. (56) Le monde social est parsemé de rappels à l'ordre qui ne fonctionnent comme tels que pour les individus prédisposés à les apercevoir, et qui, comme le feu rouge le freinage, déclenchent des dispositions corporelles. Bourdieu (Méditations pascaliennes : 210) (57) L'aptitude de l'ancêtre à grimper dans les arbres devait le mettre à l'abri, comme aujourd'hui les singes, des grands prédateurs. Le monde : 08/02/01 : 25 En (57), en restituant l'ordre des phrases, en procédant à la copie et au remplacement par les éléments résiduels on obtient (58). Signalons que la simple copie ne suffit pas puisqu'il faut aussi substituer l'ancêtre par des(de -les) singes dans le complément du N aptitude. (58) L'aptitude de l'ancêtre à grimper dans les arbres devait le mettre à l'abri des grands prédateurs, comme aujourd'hui l'aptitude des singes à grimper dans les arbres les mettent à l'abri des grands prédateurs. Les données exposées montrent des disparités telles qu'on ne peut envisager de procédures simples de type copie+effacement. Il faut disposer d'un modèle qui, au minimum, organise sur des plans distincts les informations liées à la constituance et celles relatives à la linéarisation. Des travaux plus récents ont été menés dans un cadre non dérivationnel, en HPSG en particulier. Ce type de cadre est a priori plus adapté pour rendre compte du phénomène de l'ellipse dans sa globalité. Il permet d'articuler des niveaux de représentations respectivement associés à un type d'information linguistique (linéarité, fonction, sémantique, pragmatique) au moyen de traits. On peut ainsi sélectionner et associer certaines informations, et pas d'autres. Les opérations se font simultanément en prenant la forme de contraintes de bonne formation sur des types d'objets linguistiques. Les représentations ne rendent compte que des réalisations de surface, il est impossible de construire des syntagmes vides. Dans le champ des travaux sur l'ellipse, nous choisissons de retenir la proposition de Ginzburg & Sag (2001) qui autorise, sous certaines conditions, l'existence de catégories syntagmatiques fragmentaires. Ceci ouvre la possibilité, contre l'idée même d'une reconstruction syntaxique, qu'une séquence elliptique puisse être intégrée comme une catégorie syntaxique à part entière, bien que très contrainte et présentant une constituance non canonique. La mise en œuvre de fragments est rendue possible grâce à l'approche constructionnelle que le modèle intègre qui brise l'univocité stricte entre les niveaux d'analyse linguistique. On peut dès lors envisager qu'une séquence non phrastique possède une sémantique propositionnelle. Un certain nombre d'arguments montrent la nécessité de postuler l'existence de fragments dans la grammaire des langues comme le français. Tout d'abord, considérant le statut du vide que représente l'ellipse, on constate que la séquence manquante n'est pas un vide « sous-catégorisé », puisqu'elle touche la tête même de la phrase, contrairement aux constituants syntaxiquement contraints à une non-réalisation, comme le constituant manquant d'une dépendance non bornée ou bien le sujet non réalisé des SV infinitifs. En d'autres termes, il s'agit d'un autre type de vide : une absence de structure. D'autre part, les séquences fragmentaires ne sont pas syntaxiquement autonomes, elles ne peuvent figurer seules (en dehors des réponses, cf. ex. 59b), elles n'apparaissent que dans des constructions particulières et sont soumises aux contraintes propres de ces constructions. En outre, elles ne peuvent être interprétées que dans l'environnement d'une phrase antécédent qui fournit le contexte source. Enfin, il existe plusieurs environnements syntaxiques où l'on observe l'apparition de fragments; en plus des comparatives et des constructions coordonnées (ou juxtaposées), ils sont aussi possibles dans une phrase enchâssée avec un adverbe polaire (59), et dans les réponses. (59) a. Paul viendra mais je pense/crois que Marie pas/non. b. A-Qu'est -ce que tu écoutes ? B - la radio Par conséquent, la notion de fragment comme catégorie syntagmatique est justifiée. Nous avançons, à la suite de Ginzburg & Sag (2001) et Culicover & Jackendoff (2005), que les séquences elliptiques ne comportent pas de verbe, elles ne résultent pas d'un effacement de matériel. Suivant plus précisément Mouret (2006), on a affaire à une forme syntaxique particulière constituée de fragments, avec une catégorie qui domine exhaustivement le syntagme. Il n'y a pas de tête vide, ce qui se traduit par le fait que les séquences fragmentaires sont des syntagmes sans tête qui donnent lieu à des séquences (ou listes) de n fragments. Abeillé et al. (2008) développent une analyse de ce type pour le gapping en structures coordonnées en français et en roumain. Les fragments ne sont pas considérés comme des constituants de la séquence (ce qui est indépendant du fait qu'ils soient eux mêmes structurés), mais comme une réalisation linéaire (via un trait ‘ Domaine d'ordre ' dédié à l'ordre des mots). Les informations concernant l'interprétation sémantique ne proviennent pas des mécanismes habituels utilisés pour les syntagmes comportant une tête. Ils reposent sur des règles propres au caractère elliptique de la sous-construction qu'ils forment. A titre d'illustration, nous reproduisons (figure 1) la représentation (simplifiée) de la séquence fragmentaire Marie des pommes dans le contexte de la phrase Jean mange des bananes et Marie des pommes. Le point crucial du traitement réside dans les contraintes d'appariement entre les constituants résiduels - les fragments -, et des constituants de la phrase source. Ces contraintes garantissent la bonne formation du calcul sémantique du syntagme fragmentaire. Un trait gérant les informations contextuelles (salient-utterance) permet d'accéder aux constituants de la phrase source (précédente) et une règle de substitution associée au domaine d'ordre du syntagme (domain order) permet d'apparier la structure sémantique du verbe capté avec la sémantique des constituants résiduels. Dans un trait dédié à la structure informationnelle les fragments sont repérés comme étant contrastifs, ce qui permet de mettre en parallèle les éléments de la phrase antécédent qui peuvent faire l'objet d'une substitution. A priori le traitement proposé par Abeillé et al. (2008) utilise principalement les informations sémantiques pour identifier et vérifier la compatibilité des résiduels avec une relation verbale de la phrase antécédent, ce qui présente l'avantage de ne pas avoir à gérer les disparités formelles (catégorielles). On regrette toutefois que le détail de la règle d'appariement ne soit pas donné. En particulier, que se passe -t-il lorsque le nombre des arguments dans la phrase cible est différent de celui de la phrase source ? Pour l'essentiel, un traitement du même ordre peut être développé pour les séquences fragmentaires des comparatives en comme, modulo certains aménagements pour intégrer les contraintes propres à la construction. Le traitement de l'ellipse par fragment peut être intégré de façon cohérente à l'analyse HPSG des comparatives en comme et à celle des relatives sans antécédent. Ceci étant, les comparatives présentent des particularités et des variétés qui rendent le traitement sémantique des fragments plus complexe que ne l'est celui des coordinations de propositions. Plusieurs remarques peuvent être faites à ce sujet. Une première observation est que les éléments de la phrase source qui permettent l'interprétation de la proposition cible varient selon le type de comparative, ou plus précisément, selon l'élément avec lequel la comparative en comme se combine. On distingue ainsi les comparatives qui se combinent avec un constituant à tête verbale, autrement dit une phrase, dans le cas d'un ajout d'analogie, ou un V/SV dans le cas d'un modifieur ou d'un complément de V, des comparatives prédicatives, qui se combinent avec un adjectif (A/SA) ou avec un nom (N/SN). Dans le premier cas, à l'instar de ce qui se passe avec les ellipses en coordonnées, la proposition de la séquence fragmentaire se construit en utilisant une relation verbale (assortie de ses arguments si nécessaire) fournie par la phrase source. En ce qui concerne l'ajout d'analogie (60), il n'y a pas d'indication syntaxique du verbe qui doit être utilisé. En revanche, les comparatives modifieurs ou compléments de V (61) utilisent la relation sémantique du V avec lequel elles se combinent. Afin de rendre compte de l'interprétation, nous transcrivons en petits caractères le verbe et les arguments manquants –dont l'adverbe de manière extrait–; mais, il ne s'agit en aucun cas de reconstruction syntaxique. (60) a. Paul adore la peinture, tout comme sa femme adore la peinture d'ailleurs. b. Paul adore la peinture, tout comme Paul adore les arts en général. c. Paul adore la peinture, tout comme sa femme adore les arts en général. d. Paul a souvent promis d'essayer d'apprendre le latin, comme Marie a promis d'apprendre le grec. (61) a. Il sonne exactementcomme le mot serviette sonne d'une x manière. b. Celle qui court le long de votre vie comme le feu court d'une x manière le long d'un cordon Bickford. c. Ma voisine parle aux gens comme ma voisine parle d'une x manière à son chien. Le cas des comparatives prédicatives, modifieurs de A/SA ou de N/SN, est remarquable en ce que l'interprétation de la séquence fragmentaire est toujours une structure d'attribution, et qu'aucune relation sémantique verbale propre n'est fournie par la phrase source. Les comparatives modifieur d'adjectif (ou de SA) présentent deux types de séquences fragmentaires : ou bien, la séquence ne contient qu'un fragment qui correspond (toujours) au sujet (cf. 62a,b,c), ou bien, moins fréquemment, elle contient un fragment sujet et un fragment qui correspond à un attribut (cf. 62d,e). Dans tous les cas, la relation sémantique à reconstituer est une prédication simple; intuitivement, on utilise le verbe copule pour l'interprétation de la séquence fragmentaire, et ce, indépendamment du verbe utilisé dans la phrase matrice. Lorsque seul un fragment sujet est réalisé, l'attribut manquant correspond à celui utilisé dans la phrase source, le constituant même qui se combine avec l'ajout comparatif. L'adverbe de manière extrait est un modifieur de l'attribut. (62) a. Tu sera laide comme les quatorze pêchers capitaux sont x laids. b. Je l'ai trouvé intelligent comme son frère est x intelligent. c. Un homme honnête comme toi tu es x honnête ne peut pas mentir. d. Jean est intelligent comme Paul est x adroit. e. J'ai trouvé Jean intelligent comme Paul est x adroit. Les séquences qui sont constituées d'un unique fragment s'interprétant comme un attribut ne relèvent pas de la même analyse. Ou bien, on a affaire à une coordination d'attributs (cf. Mouret & Desmets, ce numéro), comme en (63a), dans laquelle il n'y a pas de restitution possible de la phrase pleine. Ou bien, on est face à une comparative d'analogie qui utilise l'ensemble de la relation sémantique du verbe de la phrase source (cf.63b) (63) a. J'ai toujours aimé cet homme intelligent comme bien élevé b. Je l'ai trouvé intelligent, comme je l'ai trouvé maladroit L'interprétation des comparatives fragmentaires modifieurs de N/SN ne s'appuie pas non plus sur un verbe réalisé dans la phrase source. Dans tous les cas, il s'agit d'une attribution de propriété simple (avec une copule, s'il fallait reconstruire un verbe) et le N modifié est utilisé comme un des éléments de la relation prédicative. Soit il fournit l'attribut, et l'adverbe extrait s'interprète alors comme un spécifieur du N attribut, comme en (64a,b); soit le N modifié fournit le sujet de l'attribution et l'adverbe extrait s'interprète comme l'attribut (64c,d). (64) a. Paul adorerait avoir une voiture comme la tienne est une x voiture. b. Marion a de la chance d'avoir une amie comme Agnès est une x amie. c. J'ai trouvé des pâtisseries comme les pâtisseries sont x chez Mazet. d. J'ai mangé un ragoût comme les ragoûts sont x chez la cousine Aline. Une autre particularité des comparatives en comme, et qui peut être problématique pour le traitement tel qu'il est proposé par Abeillé et al. (2008), concerne une possibilité liée à leur fonction : la mobilité. (65) a. Le monde social est parsemé de rappels à l'ordre qui ne fonctionnent comme tels que pour les individus prédisposés à les apercevoir, et qui, comme le feu rouge le freinage, déclenchent des dispositions corporelles. Bourdieu (Méditations pascaliennes : 210) b. L'aptitude de l'ancêtre à grimper dans les arbres devait le mettre à l'abri, comme aujourd'hui les singes, des grands prédateurs. Le monde : 08/02/01 : 25 c. Dans la nôtre la société, et même si ces dessins danois sont d'une navrante platitude, la caricature est un art ancestral, issu des grotesques, des gargouilles et des masques médiévaux, et un art du peuple, conquis, comme le journal, de haute lutte. (LM - portail web du 11/04/2008) d. Comme Paul les jours de pluie, Marie se décide à mettre des bottes aujourd'hui. Les cas d'insertion et d'antéposition illustrés en (65) montrent que le calcul sémantique de la séquence fragmentaire est résolu une fois que l'ensemble de l'énoncé est effectué. Autrement dit, la liste des éléments du domaine de la phrase matrice (du trait salient-utterance) qui est utilisée pour opérer la substitution ne doit pas être limitée aux éléments précédemment énoncés. L'appariement doit être réalisé au niveau du nœud mère du syntagme tête-ajout(parenthétique) pour avoir accès à l'ensemble des éléments à substituer. Enfin, la dernière remarque porte sur la catégorie avec laquelle comme comparatif se combine. Les exemples (70) montrent que la comparative n'accepte pas l'ellipse du sujet. (66) a. *Jean écoute la radio, comme lit le journal d'ailleurs. b. *Ces dessins déstabilisent, tout comme désavouent la suprématie du pouvoir religieux d'ailleurs. On peut en déduire deux choses. D'une part, lorsque la comparative est finie, elle l'est au sens stricte, c'est-à-dire qu'elle comporte un verbe tête conjugué qui réalise obligatoirement un sujet syntaxique ou clitique (pronom personnel). D'autre part, on confirme le fait que si la phrase est elliptique, elle omet obligatoirement le verbe tête, c'est-à-dire qu'elle doit être strictement sans tête, soit non finie. On pourrait faire l'hypothèse que lexicalement comme comparatif se combine toujours avec un constituant de catégorie Phrase, même lorsque la réalisation de cette dernière est fragmentaire. Le problème est qu'une catégorie phrase possède obligatoirement une tête. Pour Abeillé et al (2008), fragment est une valeur catégorielle (une valeur pour le trait head). Il faut donc spécifier au niveau de la construction comparative que la catégorie avec laquelle comme se combine est soit une phrase (finie) – ce que propose Desmets (2002) –, soit un fragment. Par ailleurs on peut ajouter, suivant une des dimensions d'organisation des syntagmes en HPSG, que les fragments de type gapping sont des clauses, en ce qu'ils possèdent le même type de sémantique que les phrases finies. En étudiant les séquences fragmentaires des comparatives en comme, nous avons pu confirmer que l'ellipse est un phénomène trans-constructionnel, qui n'altère pas (ou peu) les propriétés externes des constructions dans lesquelles elle apparaît. Sa présence est un corollaire à la redondance informationnelle, laquelle résulte de parallélismes sémantiques et syntaxiques; cependant le phénomène n'est pas toujours optionnel. L'ellipse est sensible à l'environnement syntaxique dans lequel elle apparaît (ce qui peut expliquer la proximité de l'ellipse des constructions comparatives en comme et celle des comparatives scalaires), ce dont témoigne la comparaison avec l'ellipse en structures coordonnées. Enfin, le phénomène est difficile à modéliser, pour des raisons tant empiriques que théoriques et la réponse théorique la plus adaptée à ce jour semble être une approche par fragment. La phrase elliptique est vue comme une phrase fragmentaire, syntaxiquement non finie, dont la sémantique propositionnelle est reconstruite à partir de la phrase source. Cette approche répond favorablement aux propriétés de l'ellipse des comparatives en comme que nous avons étudiées. La formalisation d'une telle analyse, intégrant les observations du présent article, constituera l'objet d'un travail ultérieur . | La construction comparative en comme présente tantôt une phrase pleine, tantôt une phrase elliptique, mais cette variation interne ne change ni sa distribution (fonctions et placements dans la phrase matrice) ni sa sémantique. Bien qu'elles connaissent des contraintes de parallélisme syntaxiques et sémantiques similaires, les phrases elliptiques des constructions comparatives, montrent des propriétés distinctes de celles des constructions coordonnées. Enfin, contre une approche par copie et effacement, qui se révèle inadéquate, nous montrons que les contraintes liées à la résolution de l'ellipse nécessitent un traitement qui dissocie les informations fonctionnelles, catégorielles et sémantiques, et qui autorise des syntagmes phrastiques constitués de syntagmes fragmentaires, aboutissant ainsi à la linéarisation requise. | linguistique_11-0204053_tei_504.xml |
termith-681-linguistique | Si on consulte la littérature scientifique, francophone (e.a. Gaatone 1997, Gonzalez Rey 2002, G. Gross 1996, M. Gross 1982, 1984, 1988, Gülich & Krafft 1997, Klein à paraître, Klein et Lamiroy 1994, 1995 et à paraître, Lamiroy 2003 et à paraître, Mejri 1997, 2003, Schapira 1999, Svensson 2004, Tollis 2001) ou anglophone (e.a. Everaert 1995, Hudson 1998, Hunston & Francis 2000, Moon 1998, Nunberg et al. 1994, Tomasello 1998, Wray 2002), consacrée à la question du figement, on constate que les linguistes qui se sont penchés sur le problème sont d'accord sur un nombre de points que nous résumons ci-dessous : 1° le figement constitue un phénomène essentiel dans le fonctionnement du langage au point qu'on peut se demander s'il existe des assemblages vraiment libres. Dannell (1992 : 18) considère qu'environ 30 % d'un texte est constitué d'expressions figées, ce qui correspond à l'observation de Senellart (1998) selon laquelle une phrase sur trois contient une expression figée. 2° le figement est un phénomène extrêmement complexe, polyfactoriel, ce qui explique pourquoi il échappe à toute tentative d'en fournir une définition simple et univoque. 3 les critères du figement invoqués par les spécialistes sont multiples, mais tournent tous autour d'une série de notions centrales telles que : opacité sémantique ou non-compositionnalité du sens, expressions non motivées, sens figuratif, conventionnalité, préfabrication, restrictions syntaxiques inattendues, blocage des propriétés transformationnelles, blocage de la variation paradigmatique. 4 d'autres critères moins généraux, plus accessoires, sont parfois mentionnés, comme les traces de langue ancienne (ex. chercher noise), la non-actualisation d'un élément (ex. absence du déterminant, plier bagage), les restrictions sélectionnelles (ex. avoir avalé son parapluie) ou l'impossibilité de traduire dans une autre langue (ex. angl. to kick the bucket ' mourir ' et non pas * renverser le seau). 5 le figement est une question de gradation : il s'ensuit qu'on parle d'expressions plus ou moins prototypiques, de ressemblance de familleet de conditions nécessaires et suffisantes (Svensson 2004 : 49); nous avons suggéré ailleurs (Klein & Lamiroy à paraître) qu'une des raisons du caractère scalaire des expressions figées est que les critères apparaissent, selon le cas, simultanément ou séparément. Ainsi, pour ne donner que cet exemple, le blocage de la transformation négative (et son contraire) caractérise un certain nombre d'expressions (1), mais pas toutes (2) : (1) a. Les bras m'en tombent b. *Les bras ne m'en tombent pas c. Elle n'y va pas de main-morte d. *Elle y va de main-morte (2) a. Léa va abaisser ses cartes b. Léa ne va jamais abaisser ses cartes c. Luc nous a donné carte blanche d. Luc ne nous a pas donné carte blanche Par là -même il devient impossible de déterminer des conditions qui seraient ' suffisantes ' de manière générale pour qu'une séquence soit étiquetée comme ' figée '. 6° la difficulté de décider du caractère figé d'une expression provient de son caractère graduel, en particulier dans la zone des figements minimaux où se situent les cas moins prototypiques : le véritable problème ne correspond pas à la limite supérieure mais à la limite inférieure du figement, c'est-à-dire non pas aux expressions fortement figées dont personne ne remet en cause le caractère idiomatique (ex. porter le chapeau, vendre la mèche), mais en revanche aux expressions peu figées ou semi-figées (ex. je vous avoue que, attirer les foudres de qqn, se dessiner à l'horizon, etc.). 7° le figement est à la fois une notion diachronique, comme son nom l'indique (on parle plutôt d'expressions figées que d'expressions ' fixes '), et synchronique. Devant l'incapacité des linguistes de définir un trait commun qui serait partagé par toutes les séquences regroupées dans la catégorie des expressions figées, certains finissent par considérer l'intuition comme le meilleur critère de reconnaissance de ce qui est figé dans la langue (Misri 1987, Danell 1992, Achard & Fiala 1997). Grunig (1997 : 235) avance l'idée que le trait définitoire serait en effet plutôt de type psycholinguistique que linguistique, et en particulier mémoriel : toute séquence serait susceptible d'acquérir le statut d'expression figée « à condition d'avoir un statut social solidaire d'une inscription mémorielle ». Hudson (1998 : 161) abonde dans le même sens quand il dit que le seul facteur commun sous-jacent à toutes les locutions figées est d'ordre conceptuel. Moon (1998) souligne, de même, l'importance de l'institutionnalisation. Ainsi, la notion de figement serait plutôt une catégorie cognitive existant dans la mémoire des locuteurs, qu'une notion proprement linguistique. Notons que Bally (1963 : 70) avait déjà évoqué cet aspect en caractérisant les expressions figées d'une « impression de déjà vu ». Si ce critère est difficile à prouver dans l'état actuel des connaissances neurolinguistiques, on peut néanmoins le tester en partie en recourant à ce qui en est le revers au niveau de la production, à savoir la prédictibilité : dans une suite mémorielle, un élément de l'ensemble suggère le tout. Misri (1987, cité par Svensson 2004 : 47) avait ainsi mis au point un test où il s'agit de remplacer les mots en schtroumpf par le mot approprié. Les informateurs, en effet, n'avaient eu aucun problème à résoudre des phrases du genre : (3) a. Schtroumpf-qui-peut ! b. Je vais me schtroumpfer dans un coin et piquer un petit schtroumpf c. Schtroumpfons à la courte schtroumpf d. Il nous la faut [la mouche] schtroumpf que schtroumpf Toutefois, nous allons montrer dans cet article que si l'inscription mémorielle est en effet un ingrédient essentiel du figement, le nœud du problème consiste dans le fait que cette notion est elle -même une notion dynamique. Une expression peut effectivement être semi-figée parce que l'inscription mémorielle n'est pas accomplie et est en train de se mettre en place. Si Bolinger (1976) à très juste titre avait remarqué que la langue tient en équilibre entre mémoire et production – la langue est en partie automatique et en partie le produit d'un engendrement « libre » d'unités linguistiques –, le problème du figement réside dans le fait qu'on se trouve souvent à la frontière de ces deux aspects et que la séparation n'est pas étanche. Ce qui est automatique, mémorisé ou figé ne l'est en effet que « post factum », ayant été un jour engendré comme une production libre. Il suffit ainsi de remonter à des stades plus anciens de la langue pour y trouver des versions « libres » de ce qui de nos jours est figé. En effet, l'anaphore de raison dans (4a), la relative modifiant visite dans (4b) et la prédication seconde de perdre la boule en (4c) seraient actuellement inacceptables : (4) a. Il me semble que vous avez raison; et cependant il est vrai que vous ne l'avez pas (Molière, cité Fournier 1998 : 187) b. Le Roi alla rendre visite à Monsieur et à Madame, qui se passa fort tristement (Saint Simon, cité Fournier 1998 : 187) c. J'avais la boule complètement perdue quand nous nous sommes retrouvés au commencement de février (Flaubert, Correspondances) Malgré l'importance que nous accordons également à l'intuition, nous ne pensons pas, contrairement à Svensson (2004 : 45), que « personne ne semble hésiter lorsqu'il s'agit de dresser des listes de différents types d'expressions figées ». Travaillant depuis environ cinq ans au recensement de toutes les expressions figées du français, y inclus celles de Belgique, du Québec et de Suisse (le projet BFQS), notre équipe (voir les noms des membres, sous 2) rencontre précisément comme principale pierre d'achoppement la difficulté de trancher au moment de retenir, ou non, telle ou telle séquence « dans la liste » des locutions figées. L'objet de cet article étant le semi-figement, nous allons essayer de mettre le doigt sur les raisons pour lesquelles nous avons écarté une série d'expressions retenues dans la banque de données établie par M. Gross et que nous avons codées informellement PTF, c'est-à-dire « pas très figées ». Une analyse de ces cas montre, une fois de plus, que différents facteurs sont à la base de ce tri et que l'éloignement de certaines expressions de notre corpus peut être dû à des raisons fort différentes. Nous les présenterons de façon détaillée dans la section 4. Avant cela, nous donnons un bref descriptif du projet BFQS (section 2) ainsi que des critères de figement avec lesquels nous opérons lors de la constitution de notre base de données (section 3). Ce projet, auquel collaborent actuellement Jean René Klein (UCLouvain), Jacques Labelle (Université du Québec à Montréal), Béatrice Lamiroy (KULeuven), Christian Leclère (CNRS, Université de Marne-la-Vallée), Annie Meunier (Université de Paris 8) et Corinne Rossari (Université de Fribourg), a été conçu à partir des travaux du « lexique-grammaire », établi au LADL (Laboratoire d'Automatique Documentaire et Linguistique) par Maurice Gross. Ce modèle, rappelons -le, s'applique à décrire l'ensemble des types de phrases en fonction des items lexicaux qui conditionnent leur syntaxe (Lamiroy 1998). Cette vaste recherche, consacrée au départ à la classification des constructions françaises à verbe simple (Boons, Guillet & Leclère 1976, Gross 1975, Guillet & Leclère 1992), a été complétée depuis les années 80 par l'étude de milliers de combinaisons verbales considérées comme figées (M. Gross 1982, 1988). L'ensemble des expressions répertoriées par M. Gross appartient au « français de France ». Le projet B(elgique)F(France)Q(Québec)S(Suisse) propose d'élargir la description à une grande partie de la francophonie. Les variantes géographiques du français, le plus souvent décrites de façon sporadique tant dans les dictionnaires que dans les ouvrages spécialisés, font ici l'objet d'un inventaire et d'un classement systématiques qui s'inspirent du modèle conçu au départ pour les expressions appartenant au français hexagonal. Pour recenser les expressions, nous avons suivi une double démarche. Nous avons commencé par séparer, à partir de la liste d'environ 45 000 expressions figées établie par M. Gross, les expressions communes à toutes les variétés (notées BQFS). La grande majorité des expressions sont en effet connues à travers les quatre variétés et constituent le véritable tronc commun des expressions figées du français. Les estimations faites à partir du travail réalisé jusqu' à maintenant laissent supposer qu'il s'agit de 75 à 80 % des expressions. En voici quelques exemples : (5) a. Luc est au septième ciel b. Max est allé un peu vite en besogne c. Ce sac m'a coûté les yeux de la tête d. Le travail lui casse les pieds e. Va au diable ! Dans la même liste de départ, nous avons identifié les expressions qui ressortissent soit au français de France uniquement soit à plusieurs variétés, sans être communes à toutes, par ex. (6) a. (F) Ces gens -là pètent dans la soie ' être très riche ' b. (F) Tu es tombé du lit ce matin ! ' se lever très tôt'c. (BFS) Il l ' aurait bouffé tout cru ' s'adresser à qq d'un air menaçant'd. (FQ) Léa a attrapé mal ' attraper un refroidissement'e. (FS) Va te faire lanlaire ! ' se faire rabrouer ' Dans l'état actuel des travaux, tout le corpus a été trié et codé en fonction des quatre variétés. L'élaboration de la lettre A a permis de mettre au point la méthodologie très complexe de la description et d'établir un protocole qui devra être appliqué au reste de l'alphabet. Le protocole élaboré est le résultat d'un travail considérable portant sur la question du figement (c'est-à-dire le tri des expressions, cf. ci-dessous § 4), l'analyse syntaxique des expressions, l'harmonisation des définitions, la recherche d'exemples significatifs ainsi que l'établissement des expressions synonymes appartenant à des variétés géographiques différentes. La description du sous-ensemble F, n'ayant à notre connaissance jamais été entreprise auparavant, constitue sans doute un des résultats les plus originaux du projet et montre qu'il ne faut pas confondre, comme on le fait souvent, français commun et français de France. En outre, la connaissance précise des diverses intersections des variétés géographiques respectives correspond également à un aspect innovateur de ce projet. Dans un deuxième moment, les équipes belge, québécoise et suisse ont établi chacune une liste aussi complète que possible des expressions propres à leur communauté linguistique. Toutes sortes de sources ont été exploitées : répertoires publiés (par ex. Bal et al. 1994, Massion 1987 pour les belgicismes, Meney 1999 pour les québecismes, Thibault & Knecht 1997 pour les helvétismes), journaux, littérature régionale, langage parlé, moteurs de recherche (Google), etc. Ainsi on trouve pour les expressions communes coûter les yeux de la tête ou aller au diable un équivalent dans chacune des variétés : (7) a. Cette voiture coûte les yeux de la tête (BFQS) b. Cette voiture coûte un os/pont (B) c. Cette voiture coûte bonbon (F) d. Cette voiture coûte un bras (Q) e. Cette voiture coûte le lard du chat/un saladier (S) (8) a. Va au diable ! (BFQS) b. Va te faire enrager ! (B) c. Va te faire lanlaire ! (FS) d. Va chez le bonhomme ! (Q) Les données rassemblées ont donc fourni des belgicismes, des francismes, des helvétismes et des québecismes qui ont été ajoutés au corpus initial. Ces expressions ont ensuite été comparées systématiquement, chaque équipe portant un jugement sur la présence de ces expressions dans son propre domaine géographique. Ce travail fournit de nouvelles intersections, par ex. (9) a. attendre de midi à quatorze heures (QS) ' attendre longtemps ' b. avoir encore qqc de bon (BS) ' avoir encore droit à qqc ' Il va de soi que les jugements, bien que fondés sur l'intuition des linguistes ainsi que sur une base documentaire constituant un important moyen de vérification, n'ont pas de valeur absolue, pour plusieurs raisons. Premièrement parce que la notion même de variante diatopique couvre en fait plusieurs sous-types, comme Goosse (1977) l'a démontré pour les belgicismes. En outre, même de solides enquêtes sociolinguistiques ne pourraient rendre compte de la variation en fonction de l' âge, l'appartenance sociale, le degré d'instruction, le milieu de travail, etc. des locuteurs. Et enfin, nous sommes tout à fait conscients qu' à l'intérieur d'un même domaine de la francophonie, de multiples variations régionales internes coexistent. Pour certains domaines comme la France et la Suisse, elles ont été recensées dans les excellents ouvrages de Rézeau (2001) et de Thibault et Knecht (1997) respectivement. Ainsi, une expression telle que avoir facile/difficile (Goosse 1992), bien que caractéristique du français de Belgique, est connue aussi en France, surtout en Lorraine et dans le Nord. Notons que la variation notée pour chacune des expressions porte non seulement sur la variation lexicale mais aussi sur des aspects mineurs. En effet, on observe parfois une légère différence quant à la préposition (7), au nombre (8) ou au déterminant (9) : (10) a. travailler au noir (BFQS) b. travailler en noir (B) (11) a. annoncer la couleur (BFS) ' dévoiler ses intentions ' b. annoncer les/ses couleurs (Q) (12) a. attendre famille (B) ' être enceinte ' b. attendre la famille (Q) c. attendre de la famille (S) Le schéma qui suit, réalisé par C. Leclère (Lamiroy et al. 2003), résume les différents cas de figure liés à la variation diatopique. Soit l'expression est commune et donc BFQS, soit elle n'appartient qu' à un des domaines (B, F, Q ou S) ou à plusieurs d'entre eux (par ex., BF, BFQ, QS, etc.). Du point de vue théorique, le but du projet BFQS est donc double : d'une part constituer un véritable thesaurus des expressions figées du français et d'autre part, rendre compte de la variation à travers la francophonie, en Belgique, en France, au Québec et en Suisse. Par ailleurs, grâce à une analyse syntaxique systématique de toutes les expressions recensées, une série de produits dérivés deviennent envisageables à partir des résultats descriptifs obtenus, allant de manuels pour allophones aux outils servant à la traduction automatique d'une variété géographique à une autre ou à la neutralisation de textes régionaux par transposition en français ‘ commun '. Ce dictionnaire consacré aux expressions verbales figées dans quatre domaines de la francophonie repose bien entendu sur la notion, à la fois cruciale et extrêmement difficile à définir, du figement. Nous développons brièvement ci-dessous le point de vue adopté dans le projet BFQS par rapport à cette question. Précisons d'emblée que le figement phraséologique envisagé ici est lié à la polylexicalité, soit la présence de plus d'une unité lexicale ou « mot », sans quoi tous les phénomènes de lexicalisation tels que les noms composés, les métaphores lexicalisées (ex. étoile pour ‘ vedette ') pourraient être assimilés à des figements. Par exemple nous n'avons pas retenu les cas illustrés en (13a-b) : (13) a. Purée ! b. On l'a jeté dans un cul-de-basse-fosse parce que le premier est un mot simple et que cul-de-basse-fosse est un nom composé figé qui ne constitue pas une expression verbale avec le verbe jeter : il peut apparaître, dans le même sens, avec toutes sortes de verbes et dans toutes sortes de positions syntaxiques, ex. Ce cul-de-basse-fosse date du Moyen-Age, On a visité le cul-de-basse-fosse de ce vieux château, etc. Dans le cas des expressions verbales figées que nous avons retenues, ce qui constitue la principale différence avec la syntaxe des verbes simples, est qu'un argument au moins est figé, au sens où il est irremplaçable ou fait partie d'un choix restreint, en plus du verbe : (14) a. le sujet : les dés sont jetés ‘ il n'y a plus que le sort qui décide ' b. l'objet : prendre la plume ‘ écrire ' c. un complément prépositionnel : cracher au bassinet ‘ payer ce qu'on doit'd. un complément adverbial : y aller gaiement De ce fait, les contraintes dues à la seule valence verbale sont exclues du domaine des expressions figées (Lamiroy 2003). Intuitivement, dans une séquence figée, tout usager perçoit aisément l'opacité sémantique. En effet, très souvent, le sens n'est pas le produit de la somme des sens des éléments lexicaux individuels : on a beau connaître le sens de avaler et celui de couleuvre, on n'atteint pas le sens ' supporter des affronts sans rien dire '. Il en va de même pour le belgicisme aller à la moutarde qui veut dire ' se faire rabrouer ', l'helvétisme aller sur Soleure qui a le sens de ' se soûler ', ou pour le québecisme attendre les sauvages signifiant'être enceinte '. A ce titre -là, ces unités polylexicales fonctionnent en effet comme les mots simples : ce sont des dénominations (Kleiber 1989) dont le sens est figé par convention. Ce critère vaut, a priori en quelque sorte, pour les locutions qui contiennent des mots fossiles qui n'apparaissent plus qu' à l'intérieur de l'expression. Le cas n'est pas inusuel, peut-être moins qu'on ne le pense : en voici quelques exemples, de type verbal (10a) ou adverbial (10b) : (15) a. avoir maille à partir, y avoir maldonne, sans coup férir, battre la chamade, cherch0065r noise, rester coi, hocher la tête, conter fleurette, se mettre martel en tête, aller à vau-l'eau, en savoir gré à qqn, faire la nique à qqn, prendre la poudre d'escampette, briller comme des escarboucles, tomber dans l'escarcelle, prêter main-forte à qqn, avoir la berlue, damer le pion à qqn, la bailler belle, etc. b. à la sauvette, à la bonne franquette, à contrecoeur, à la queue leu leu, au gré de, d'emblée, au fur et à mesure, il y a belle lurette, à tire-larigot, à l'improviste, tout de go, à bon escient, sur ces entrefaites, en guise de, en tapinois, etc. Ce critère, suffisant peut-être pour le locuteur natif et ' naïf ', ne suffit toutefois pas pour le linguiste. Pas mal de travaux, dont ceux cités plus haut, ont ainsi proposé une critériologie du figement fondée à la fois sur la syntaxe, le lexique et la sémantique, sans définir ce qui est hiérarchiquement dominant. En effet, non seulement le sens d'une expression est non compositionnel, mais les éléments constitutifs de l'expression subissent également un figement formel. Celui -ci se révèle le plus clairement par deux propriétés, l'une lexicale et l'autre morphosyntaxique. En effet, les expressions entrent dans des paradigmes limités où la variation lexicale habituelle de la syntaxe libre fait défaut : (16) a. prendre ses jambes à son cou b. *prendre ses pieds à sa nuque c. *prendre les jambes au cou (17) a. ne pas bouger le petit doigt b. *ne pas bouger l'index c. *ne pas plier le petit doigt Et d'autre part ils sont sujets à des contraintes de type morphosyntaxique : (18) a. porter le chapeau vs *porter un/ce chapeau b. il a vendu la mèche vs *la mèche a été vendue c. les carottes sont cuites vs * les carottes qui ont été cuites Un point sur lequel on ne peut insister suffisamment est que nous considérons la question du figement comme une notion foncièrement graduelle. En effet, lorsqu'on applique les critères usuels à des ensembles très vastes d'expressions comme nous le faisons dans le projet BFQS, on s'aperçoit qu'ils manifestent des degrés variables de pertinence. Le problème se pose particulièrement pour des expressions interprétables analytiquement, mais sujettes à des restrictions paradigmatiques ou à des contraintes morphosyntaxiques. Ainsi, le sens d'une expression comme garder sous le coude est plus aisément accessible que celui de avaler des couleuvres, outre que certaines variantes verbales sont possibles, telles rester ou tenir sous le coude. L'expression est donc moins figée que avaler des couleuvres dont le sens est opaque et qui ne connait pas de variante verbale. La même observation s'applique évidemment aux expressions qui n'appartiennent pas au français commun, par ex. parmi les belgicismes, faire de son nez ' protester ' est sans doute ressenti comme plus figé que faire le fou avec qqn ' se moquer de qqn '. Si une représentation scalaire permet sûrement de mieux rendre compte des phénomènes de figement, la difficulté de trancher se situe dans la zone des figements minimaux, où se situent les cas moins « prototypiques » et au-delà de laquelle on quitte la zone de la syntaxe figée. Les cas les plus compliqués sont des expressions où le figement est moins spectaculaire parce que les critères ne se manifestent pas tous à la fois. Il arrive effectivement assez souvent que le sens soit relativement transparent, mais que des contraintes lexicales et/ou morphosyntaxiques soient présentes, par ex. arriver à bon port a été retenu dans le corpus BFQS comme expression malgré son sens relativement analytique à cause de la limitation paradigmatique * arriver à mauvais port, ou aller de soi, à cause de la contrainte morphosyntaxique * aller de lui. De même, des séquences apparemment libres telles que aller à l'école ont été retenues parce que l'interprétation locative, littérale n'est pas la seule possible. Dans il n'est pas allé à l'école, la séquence peut signifier ‘ il n'a reçu aucune instruction '. A ce stade très ténu du figement, un corpus d'expressions verbales figées prendra donc des proportions très variables, selon que l'on prendra en compte certains indices à première vue peu spectaculaires de figement ou non. Poussant le raisonnement jusqu'au bout, on pourrait aller jusqu' à considérer la syntaxe libre comme un degré minimal de figement puisque, si l'on tient compte des traits de sélection, pratiquement aucun verbe ne se construit avec n'importe quel argument. Or les contraintes dues à la seule valence verbale sont bien sûr exclues du domaine des expressions figées. Un cas limite entre figement et valence est celui des « classes d'objets », notion proposée par G. Gross (1996), pour désigner des paradigmes qui rassemblent les objets possibles ressortissant à une catégorie sémantique identifiable. Ainsi, un verbe tel que prendre prend un sens différent selon qu'il se combine avec un des paradigmes suivants : (19) a. prendre un train/ un avion/ un bus, etc. ‘ utiliser un moyen de transport'b. prendre un verre/ un repas/ un apéritif, etc. ‘ ingérer, absorber ' c. prendre un chemin/ une route/ une rue, etc. ‘ s'engager dans une voie ' Comme il s'agit de classes limitées, nous avons retenu ce genre d'expressions verbales dans notre corpus BFQS, par ex. (20) a. apprendre pour médecin/infirmière/institutrice. .. (B) b. ne pas venir à x francs/minutes/jours. .. (B) En résumant, nous avons retenu comme expression verbale figée trois types majeurs d'expressions. 1° Celui des expressions non compositionnelles, franchement opaques du point de vue sémantique : (21) a. adorer le veau d'or (BFQS) ' vénérer l'argent'b. faire des ruses à qqn (B) ' causer des ennuis ' c. ambitionner sur le pain bénit (Q) ' abuser d'une situation ' d. être l'heure de police (S) ' être l'heure d'aller se coucher ' e. danser devant le buffet (F) ' avoir faim'Il est évident que l'opacité sémantique va de pair avec des contraintes d'ordre lexical et morphosyntaxique : (22) a. *adorer la vache d'or b. *faire une ruse à qqn c. *danser devant ce buffet 2 Un deuxième type concerne des expressions qui ne manifestent pas nécessairement d'opacité sémantique, mais sont contraintes du point de vue morphosyntaxique. On entend par -là des restrictions soit au niveau des transformations syntaxiques soit au niveau des alternances morphologiques. Ainsi prendre la fuite (BFQS) manifeste, malgré sa transparence, un haut degré de figement syntaxique (Martin 1997) : (23) a. *c'est la fuite qu'il a prise b. *la fuite a été prise c. *qu'est ce qu'il a pris ? la fuite Une contrainte morphosyntaxique peut justifier également qu'on retienne une expression comme locution figée, sans qu'il y ait nécessairement opacité sémantique, par ex. (24) a. prendre ses désirs pour des réalités (BFQS) b. *prendre des désirs pour de la réalité (25) a. faire des chatouilles (B) ' chatouiller ' b. *faire une chatouille (26) a. aller en commissions (S) ' aller faire les achats quotidiens ' b. *aller à commission 3°Pour certaines expressions intuitivement transparentes et qu'on pourrait caractériser de peu figées à première vue, nous avons considéré que le figement est cependant présent : seulement, il ne se caractérise que par des limitations paradigmatiques de certains arguments. L'absence de variation paradigmatique peut affecter toutes les fonctions syntaxiques, qu'il s'agisse de sujet (27), du complément d'objet (28), d'un complément adverbial (29), etc. : (27) a. le vent chasse (B) ' il y a un courant d'air ' b.*l'air chasse (28) a. prendre son mal en patience (BFQS) b. *prendre sa souffrance en patience (29) a. y aller gaiement (BFQS) b. *y aller tristement Au-delà de ce stade se trouvent les constructions libres, qui, rappelons -le, impliquent toutefois, elles aussi, un minimum de contrainte, tant sur le plan sémantique que sur le plan formel. En effet, même les phrases dites libres possèdent toujours un certain degré de contrainte ne fût -ce que par le fait qu'elles sont conditionnées par leur valence (Lamiroy 2003). Ainsi, on ne pourra jamais manger que ce qui est mangeable, prendre ce qui est « prenable », etc. : manger un train en chocolat vs *manger un train (Lamiroy 2003). Il est intéressant de souligner que les expressions figées, contrairement à ce qu'on pourrait croire, abondent dans la langue technique, comme le montrent les quelques exemples donnés ci-dessous. Nous les avons écartées de notre base de données parce que le dictionnaire que nous envisageons est consacré à la langue générale. (30) a. langue des sports et des jeux remporter aux points [boxe ], faire le breack [tennis ], virer au cabestan, remonter au vent [voile ], se recevoir sur une jambe/main/un pied [athlétisme ], pêcher au gros [pêche ], rien ne va plus [roulette] b. langue juridique arrêter au nom de la loi, lever la grosse, passer en simple police, intenter une action en justice, appeler à la barre des témoins c. téléphonie appeler à frais virés, appeler à charges renversées d. secteur automobile aligner les roues e. langue de l'administration radier du rôle de N, présenter à la signature de N f. langage militaire verser dans la réserve g. langue littéraire en accepter l'augure, recevoir sous la Coupole h. langue de l'économie atteindre son plafond/son plancher etc. Il va de soi que les variantes géographiques du français peuvent présenter le même genre d'expressions, ainsi on trouve en (B) faire la géométrie, qui signifie ' aligner les roues d'une voiture ', ou en (F) rouler sur trois pattes ' rouler sur trois cylindres '. En conclusion, notre position au sein du projet BFQS tend à retenir un maximum de locutions verbales figées, puisque nous accueillons toute une série de séquences contraintes du point de vue paradigmatique et/ou (morpho)syntaxique. Autrement dit, nous étendons, à la suite de M. Gross, la notion de figement au-delà de la seule non-compositionnalité sémantique. D'autre part, nous excluons, tout comme Maurice Gross, les contraintes dues à la valence, sauf pour certaines classes d'objet qui se trouvent à la limite entre la valence et le domaine du figement. Toutefois, nous avons écarté toute une série d'expressions verbales semi-figées ou figées en apparence qui figurent dans la base de données originale de M. Gross pour des raisons diverses que nous allons détailler ci-dessous. Ainsi, notre position, tout en étant assez large dans la mesure où nous refusons de nous limiter à l'opacité idiomatique comme seul critère de figement, est malgré tout moins maximaliste que celle de M. Gross. Parmi les expressions que nous avons écartées, on peut distinguer plusieurs sous-types, de nature assez diverse d'ailleurs. Le premier englobe les cas de type pragmatique (4.1), le deuxième regroupe des expressions que nous avons refusées parce qu'elles représentent des variantes verbales peu naturelles des véritables expressions. Un troisième groupe (4.3) correspond à des éléments figés qui sont des expressions verbales en apparence seulement : en fait les structures contiennent des adverbes figés (composés). Un quatrième type réunit tous les cas où on peut croire à première vue à des variétés figées de type géographique, alors qu'il s'agit en fait de structures contenant des unités lexicales seulement (4.4). Le dernier type enfin, représente véritablement des cas de semi-figement, bien que ceux -ci puissent encore appartenir à deux catégories distinctes, à savoir les collocations, d'une part, et les emplois métaphoriques, d'autre part (4.5). Il s'agit de combinaisons figurant dans la base de données de M. Gross, dont le sens est compositionnel et la morphosyntaxe libre, mais qui entraînent une inférence pragmatique particulière, par ex. (31) a. prendre un pull ' prévoir qu'il fera froid ' b. prendre un parapluie ' prévoir une menace de pluie ' Nous n'avons pas retenu ce type de séquences, car rien ne permet de prédire si leur sens inférentiel se lexicalisera un jour ou non. Une deuxième catégorie regroupe les cas des variantes « forcées » des expressions. Si le propre de beaucoup d'expressions est de disposer de variantes, que nous indiquons sous l'entrée même de l'expression, certaines variantes nous ont semblé artificielles ou peu courantes. Ces séquences, retenues dans la base de données de M. Gross, ont été codées EXTAB (« extensions abusives ») et ont été écartées. La variation peut concerner le verbe de l'entrée ou un des arguments, nominal ou prépositionnel. Nous donnons en (32) des exemples de variantes qui ont été retenues parce qu'elles nous ont semblé naturelles, tandis que (33) illustre des cas de pseudo-variantes qui, elles, n'ont pas été retenues. Il est évident que la frontière entre les deux est parfois délicate à tracer, les variantes étant forcément sujettes à des fluctuations d'usage : (32) a. accrocher une casserole à la queue de qqn var. attacher b. marcher sur les brisées de qqn var. aller c. abîmer le portrait à qqn var. arranger d. en venir au fait var. en arriver e. s'activer le cul var. se magner f. en apprendre de(s) belles/bonnes sur var. entendre (33) a. perdre le sommeil var. ? ? repos b. prendre le taureau par les cornes var. ? ? attraper c. cela reste à voir var. ? ? demeurer d. se pourlécher les babines var. ? ? les lèvres/les doigts e. voir qq à l' œuvre var. ? ? regarder f. lire entre les lignes var. ? ? lire derrière les mots g. faire obstacle var. ? ? mettre Notons que le phénomène des variantes se produit également pour des expressions appartenant au français non commun, par ex. (34) a. s'asseoir sur son steack (Q) ' ne plus rien entreprendre ' var. rester b. arriver comme des figues après Pâques (B) ' arriver trop tard ' var. venir Certaines expressions qui à première vue peuvent sembler figées ne le sont pas quand on les analyse de plus près : en effet, il s'agit non pas d'expressions verbales mais d'adverbes figés. La nature figée de l'adverbe peut créer l'illusion qu'on a affaire à une locution verbale, alors qu'en réalité le verbe est variable, par ex. (35) a. se montrer sous son vrai jour aussi : apparaître, se présenter, etc. b. appeler de toute son âme aussi : désirer, souhaiter, etc. c. s'arrêter pile aussi : tomber, arriver, etc. d. arriver à brûle-pourpoint aussi : venir, se présenter, demander, etc. e. atteindre de plein fouet aussi : heurter, frapper, etc. f. ne pas avancer d'un poil aussi : bouger, reculer, etc. g. arriver à point nommé aussi : survenir, intervenir, etc. h. travailler pour des clous/prunes/haricots/nèfles aussi : faire qqc, se fatiguer, etc. i. coûter dans ces eaux -là aussi : valoir, se situer, etc. j. avancer à vue d' œil aussi : vieillir, grossir, maigrir, etc. Cette observation vaut évidemment également pour toutes les variantes du français. Ainsi partir en stoemelings (B), signifiant ' partir à l'anglaise ' n'a pas été retenue en tant qu'expression parce que c'est le complément adverbial qui est figé, et non la locution entière (cf. arriver en stoemelings, faire qqc en stoemelings, s'approprier qqc en stoemelings, etc.) Une autre catégorie encore, particulière au recensement des variantes géographiques du français, correspond à des séquences contenant un élément à spécificité géographique et donc opaques aux yeux du locuteur du français commun. Or, ici également, la combinaison d'un tel élément avec certains verbes peut faire croire qu'on se trouve devant une expression figée, alors qu'il s'agit d'une variation purement lexicale (Klein & Rossari 2003). Ainsi, la série suivante prend les apparences d'un paradigme « figé » à variation diatopique. Or ce ne sont que les substantifs qui ont un sens particulier parce que régional : (36) a. boire un péquet (B) ' boire un alcool fort'b. boire une petite bleue (S) ' boire un alcool fort'c. boire une verte (F) ' boire un alcool fort'd. boire une liqueur (Q) ' boire une boisson gazeuse ' Il en va de même pour des séquences telles que (37) a. éteindre/allumer le robinet (S) ' fermer/ouvrir ' b. prendre un dix heures (BS) ' prendre une collation à dix heures du matin ' c. peser sur un bouton (S) ' appuyer sur un bouton ' De la même façon qu'il y a deux aspects constitutifs de la nature figée d'une expression (formel et sémantique), les facteurs à la base de ce qu'on pourrait considérer comme des séquences semi-figées seraient également de double nature. C'est précisément en examinant de plus près ces locutions quasi ou presque figées qu'on se rend compte des mécanismes qui sont à l'origine du processus du figement. Il se trouve qu'il y en a deux essentiellement, de nature fondamentalement différente. D'une part, il y aurait la tendance universelle pour certains éléments de la langue à apparaitre volontiers ensemble, au point où ces combinaisons peuvent finir par être institutionnalisées : c'est le cas des collocations, associations préférentielles mais non contraignantes. Le figement, qui résulte d'une fréquence d'emploi, concerne avant tout la forme, sans affecter nécessairement le sens des éléments constituants, par ex. (38) a. accepter avec plaisir b. abuser du temps/de la bonté/de la gentillesse de qqn c. n'avoir rien à ajouter/dire de plus d. ça va passer e. attendre son tour/sa chance f. avancer sur son temps/âge g. ça tient à peu de chose h. on n'aurait jamais cru/dit/pensé/imaginé ça i. ça appelle une remarque D'autre part, il y a un mécanisme d'ordre sémantique, mais tout aussi général, à savoir l'exploitation de la polysémie des mots, et en particulier le recours à la métaphore. Or comme d'autres l'ont souligné (Svensson 2004 : 140), la métaphore à elle seule ne garantit pas le figement : les œuvres littéraires (la poésie en particulier) en abondent, sans qu'on attribue à ces séquences le statut d'expressions figées : (39) a. Les sanglots longs des violons de l'automne blessent mon cœur d'une langueur monotone (Verlaine, Chanson d'automne) b. Je suis un cimetière abhorré de la lune (. ..) Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées (Baudelaire, Spleen) L'exemple des textes littéraires montre bien à quel point la « locutionalité » (Achard & Fiala 1997) est conditionnée par l'institutionalisation de la séquence. La tendance (et la tentation) à considérer quelque chose comme figé sera d'autant plus grande que les deux facteurs sont en place simultanément. Or l'un et l'autre ne suffisent pas à eux seuls à conférer à une suite de mots, le statut d'expression figée. Ci-dessous figurent des exemples de locutions verbales contenant une métaphore (verbale ou nominale) qui apparaissent dans la base de données de M. Gross et que nous n'avons pourtant pas retenues sur la base du principe que métaphore ne vaut pas figement, du moins pas nécessairement. Bien que les métaphores illustrées ci-dessous apparaissent souvent dans les combinaisons données, celles -ci ne sont pas exclusives : (40) a. attirer les foudres de qqn (aussi : susciter, provoquer) b. mijoter dans son jus (aussi : crever, mariner) c. atteindre des sommets, le summum (aussi : arriver à) d. éclater au grand jour (aussi : à la lumière du jour) e. se dessiner à l'horizon (aussi : se profiler) f. ne pas s'arrêter en si bon chemin (aussi : en si beau chemin) g. acheter le silence de qqn (aussi : le vote de qqn) h. s'aérer les idées (aussi : se changer) i. accompagner dans la tombe (aussi : dans l'autre monde, dans son dernier voyage) j. s'attendre à des miracles (aussi : à des merveilles) Comme nous l'avons suggéré au début de l'article, l'expérience du projet BFQS qui nous amène à prendre en considération un très grand nombre de locutions, allant du très figé à du très peu figé, nous a confrontés au problème extrêmement complexe de la définition de ce que c'est qu'une expression figée. La difficulté du problème tient essentiellement à deux facteurs : d'une part le fait que le phénomène du figement est polyfactoriel et, partant, scalaire, dans la mesure où tous les traits définitoires ne se présentent pas toujours simultanément et d'autre part, le fait qu'il s'agit d'un processus foncièrement dynamique. Comme tout phénomène de type diachronique qu'on veut appréhender, l'éclairage qu'on peut y apporter est fatalement une « lumière qu'on porte sur le dos » (Toynbee), c'est-à-dire qu'une définition n'est possible que lorsque le processus est accompli. Autrement dit, le semi-figement est bien le problème central du figement parce que tous les cas où un figement potentiel est en cours, que ce soient pour des raisons formelles ou sémantiques, échappent provisoirement à une catégorisation définitive. Cela dit, on peut essayer, comme nous l'avons fait ici, de mettre le doigt sur un certain nombre de mécanismes divers qui jouent chacun un rôle dans ce processus, très complexe mais fascinant, du figement . | Cet article dresse le bilan de tous les critères de figement invoqués dans la littérature, ceux généralement admis comme l’opacité sémantique (ex. porter le chapeau) et d’autres moins souvent appliqués, tels la défectivité de certaines formes, l’infraction des restrictions sélectionnelles ou des contraintes lexicales et morpho-syntaxiques (ex. avoir avalé son parapluie). On y analyse de plus près l’idée que le figement est un concept graduel pour insister sur le fait (1) que le véritable problème ne correspond pas à la limite supérieure mais à la limite inférieure du figement, c'est-à-dire les expressions semi-figées (2), que le problème provient de ce que le figement est un phénomène à la fois synchronique et diachronique et (3) que la gradation est due à ce que les critères peuvent s’appliquer simultanément ou séparément. La présentation d’une base de données qui réunit environ 45000 expressions figées du français commun et des variétés belge, française, québécoise et suisse, appelée BFQS, permet de discuter différents cas de figure de figement et de semi-figement. | linguistique_11-0058884_tei_699.xml |
termith-682-linguistique | Par ses sens et par son intelligence, l'Homme ne peut appréhender qu'une partie du monde réel. Il lui faut donc construire une stratégie qui lui permette de rendre intelligibles, l'origine, la constitution et le devenir de ce qui est. Selon les philosophes grecs classiques, cela doit être l'ambition majeure de la pensée humaine. Partant de l'affirmation de Platon dans le Timée selon laquelle « tout ce qui naît naît nécessairement d'une cause », cette stratégie passe nécessairement par la recherche des causes. Au cours du temps, cette dernière a fait l'objet de nombreuses critiques, certaines pouvant laisser croire qu'il convenait de l'abandonner. Mais il convient d'en distinguer différents types et si l'on en exclut certains, la recherche de la causalité demeure essentielle à la démarche scientifique. Le sujet de la « cause » doit donc nous interpeller, en tant que chercheurs, chacun dans son champ disciplinaire, sur ses pratiques, ses méthodes… Dans un premier temps, je ferai quelques rappels généraux au travers d'une brève histoire de la notion de « causalité » pour, dans un deuxième temps, recentrer mon propos sur les sciences sociales avant de me focaliser, pour terminer, sur la science économique, ma propre discipline. La première conception de la causalité, celle que l'on doit à Platon et à ses successeurs, relève de la métaphysique. En effet, les philosophes grecs classiques lient l'idée de « cause » à l'origine des choses. La « cause » est le principe d'explication de la création. Il s'agit donc d'une cause première, celle -ci pouvant être, selon les auteurs, de nature divine. Bien entendu, la démarche scientifique exclut ce type de causalité. Les sciences partent de l'hypothèse selon laquelle les constituants du monde matériel existent, et qu'elles ont à en étudier les propriétés et les transformations. Et ces transformations ne peuvent être dues à une intervention divine, mais à des causes nécessaires, mécaniques, « errantes ». Enfin si les sciences partent du principe que « tout ce qui naît, naît nécessairement d'une cause », elles en tirent le corollaire selon lequel le monde est gouverné par des lois telles que « lorsque les mêmes conditions sont réalisées à deux instants différents, en deux lieux différents de l'espace, les même phénomènes se reproduisent transposés seulement dans le temps et dans l'espace ». C'est dans la mécanique newtonienne puis, plus généralement, dans la physique classique que l'explication causale scientifique s'impose au XVII e siècle. Mais simultanément apparaissent les premières critiques. Elles viennent de Malebranche (1638-1715) : « Si Dieu est liberté et que ses volontés soient inscrutables par la raison humaine, nos causes ne sont que des fictions forgées par notre esprit… Certes, nous observons un parallélisme entre les lois mathématiques et des vérités d'expérience… Cette cohérence entre l'ordre des déductions mathématiques et celui des observations empiriques peut être voulue et instituée par Dieu sans exprimer pour autant une affinité ou une identité entre l'ordre de nos idées et celui des choses ». Cette objection sera reprise par David Hume en 1748 dans L'enquête sur l'entendement humain. Pour lui, les relations causales existent, mais elles relèvent d'une observation ou d'une expérience récurrente et non d'une relation rationnelle et nécessaire entre cause et effet telle que définie précédemment. C'est Emmanuel Kant, dans la Critique de la raison pure parue en 1781 qui réhabilite l'idée de « cause » en expliquant que si la connaissance commence avec l'expérience elle ne dérive pas nécessairement de celle -ci. De nouvelles critiques apparaissent à partir du XIX e siècle. Du côté des sciences sociales, Auguste Comte, puis ceux qui se réclament de sa pensée reprennent et développent les critiques énoncées par David Hume. Du côté des sciences physiques, elles sont liées au développement des probabilités, mais elles ne portent pas tant sur le principe de causalité que sur l'usage qui en est fait en vue de réaliser des prédictions. Cet usage ne serait possible que si deux conditions sont réunies. La première est l'existence d'un outil mathématique et de calcul apte à réaliser ces prédictions. La seconde est la connaissance entière des conditions initiales du phénomène décrit par la relation causale. Aujourd'hui, si l'on suit Karl Popper (1902 - 1994), « nous ne devons jamais renoncer à nos essais en vue d'expliquer par un lien causal toute espèce d'évènement que nous pouvons décrire ». Toutefois il convient de préciser la notion de « causalité scientifique ». Comme nous l'avons vu, nous devons exclure la cause première, mais aussi la causalité substantielle, toutes les deux étant en opposition avec le principe de réfutabilité au sens de Popper. Mais il convient également d'exclure d'autres formes de causalité comme la causalité circulaire qui explique un phénomène par un autre et ce dernier par le premier. Refuser les causalités circulaires signifie que l'on accepte que l'explication d'un phénomène initial ne soit pas donnée par la science. Ce phénomène initial devient un présupposé. Partant de celui -ci, nous avons une chaîne de causalités : A est la cause de B qui est lui -même la cause de C et ainsi de suite. Dans une telle chaîne, pour admettre scientifiquement que A est la cause de B, il est d'abord nécessaire de rendre intelligible le cheminement qui conduit du premier au second puis de pouvoir le reproduire. Cette nécessité de le reproduire, au moins par l'esprit, suppose la cohérence du raisonnement qui conduit du premier au second. Cette cohérence peut être assurée par le recours aux mathématiques, cohérentes en elles -mêmes et de ce fait supérieures dans cette mission à un discours littéraire. Toutefois, le fait de ne pas pouvoir recourir à un discours formel n'empêche pas la recherche de relations causales. C'est le cas dans de nombreux domaines des sciences sociales. Le rapport qu'entretiennent les sciences sociales avec la notion de « cause » est ambigu. D'une part, celles -ci refusent la notion de « cause » s'inscrivant dans la continuité des critiques posées par David Hume et reprises par Auguste Comte. Mais d'autre part, le développement des recherches empiriques s'est opéré par le recours à un langage causal et par le développement d'instruments d'analyse causale rigoureux. Le refus de la notion de « cause » telle qu'elle est utilisée dans les sciences de la nature et en particulier dans les sciences physiques a deux origines. La première tient au caractère spécifique de l'objet étudié par les sciences sociales, qui exclut le déterminisme. En effet, les évènements qui surviennent dans l'espace social sont au moins partiellement le fait d'acteurs capables de décider, d'anticiper, de réagir, etc. - acteurs ayant donc un libre arbitre. Or il ne peut y avoir libre arbitre et déterminisme strict. Cet argument est d'ailleurs défendu par Emmanuel Kant dans la Critique de la raison pratique. La seconde tient au fait que ce sont des relations statistiques qui sont mises en évidence ou observées. Ces relations peuvent-elles être pour autant des relations de cause à effet ? La réponse a priori est non puisque d'une relation statistique on peut aussi bien déduire que A est la cause de B ou que B est la cause de A. Si l'idée de « cause » ne peut être appliquée dans les sciences sociales, il faut donc recourir à d'autres modes d'explication. Le premier possible est le fonctionnalisme. Il part de l'hypothèse que la société est une totalité et que ses composantes ne peuvent être étudiées que dans leurs rapports à cette totalité, c'est-à-dire par leur fonction. Le second est la compréhension, puisque les phénomènes sociaux contrairement aux phénomènes naturels sont immédiatement signifiants. C'est Émile Durkheim (1858-1917) qui dans Les Règles de la méthode sociologique ouvrage publié en 1895, pose les principes de l'utilisation des relations causales en sciences sociales. Tout d'abord, les faits sociaux doivent être considérés par ceux qui les étudient comme des objets dont ils sont extérieurs. Ensuite, compte tenu du fait que l'action d'un phénomène social A sur un autre phénomène social B se confond avec les actions de nombreux autres phénomènes sociaux sur ce même phénomène social B, il est difficile d'obtenir directement une explication du phénomène social B. Il faut donc adopter une démarche déductive comme dans les sciences de la nature. Cela implique de construire des relations causales dans lesquelles la cause d'un fait social est toujours un autre fait social. Ces relations causales sont des hypothèses qui doivent être ensuite vérifiées. Cela peut passer par le recours à la statistique et aux méthodes mathématiques d'analyse causale. Dans les sciences sociales, les sciences économiques occupent une place particulière. D'une part, elles se sont développées de façon autonome, avant les autres sciences sociales, demeurées étroitement liées à la philosophie. D'autre part, elles ont revendiqué très tôt leur développement sur le modèle des sciences physiques. C'est à partir du XVIIe siècle que la pensée économique connaît un développement important, stimulée par les nouveaux courants de la pensée philosophique. Francis Bacon (1561-1626) est le premier auteur qui sépare clairement les sciences de la religion et qui contribue à leur donner un espace avec des règles qui leur soient propres. Selon lui, la nature est régie par des lois et l'objectif ultime de la recherche scientifique est la découverte de ces lois, qui doivent être exprimées sous la forme de relations causales. De plus, cette recherche passe par l'induction et l'expérimentation. Mais les principes dégagés pour l'étude de la nature peuvent également s'appliquer à l'analyse des problèmes éthiques, psychologiques et sociaux. Le premier philosophe à essayer d'appliquer la méthode prônée par Francis Bacon à l'analyse des faits sociaux est Thomas Hobbes (1623-1687) dans L e Léviathan publié en 1651. Selon lui, les besoins et la peur sont les causes premières du comportement humain. Le désir d' être en sécurité amène les hommes à accepter un contrat social. Ainsi, selon lui, c'est un objectif utilitaire qui fonde la vie en communauté. Il définit alors la raison comme l'instrument qui permet de créer les moyens propres à atteindre les objectifs utilitaires et donne ainsi une première forme au comportement rationnel. Enfin, il redéfinit les « lois de la nature » comme les lois qui régissent les actions d'un être idéalement raisonnable. C'est le début de la philosophie utilitariste dont se réclamera Adam Smith (1723-1790), philosophe anglais présenté très souvent comme le « père » de la science économique. Cependant, le premier économiste qui cherche à appliquer les principes de Francis Bacon est William Petty (1623-1687). Cela le conduit à une formulation des problèmes économiques en termes de relations entre des grandeurs mesurables. Il est à ce titre l'un des précurseurs de l'économie quantitative. A partir de ce moment, l'établissement de relations mathématiques entre des grandeurs économiques mesurables semble permettre de découvrir des propositions fiables basées sur l'expérience et l'observation. Une nouvelle étape est franchie en particulier avec Dudley North (1641-1691) qui centre l'étude des phénomènes économiques sur ceux qui peuvent être interprétés en termes de mécanismes d'autorégulation. La pensée économique anglaise se développe alors selon une conception libérale, l' État n'ayant pas à intervenir dans l'économie puisque celle -ci peut s'autoréguler. En revanche, sur le continent, la pensée mercantiliste continue de prédominer. Il faut attendre les physiocrates français au XVIII e siècle pour découvrir une première version du libéralisme. Celui -ci triomphe avec la diffusion de l'économie utilitariste à la fin du XVIII e et tout au long du XIX e siècle. La méthodologie utilitariste telle qu'elle est employée par les sciences économiques est élaborée par Jeremy Bentham (1748-1832), philosophe anglais contemporain d'Adam Smith. Suivant Thomas Hobbes, il précise que pour apprécier la valeur d'une action il faut en étudier les conséquences en termes de plaisir et de douleur. Il va plus loin en mesurant l'utilité d'une action par le supplément de bonheur ou la réduction de douleur qu'elle apporte dans le système d'échanges des plaisirs et des douleurs tel qu'il existait avant cette action. Toutefois, peut-on effectivement mesurer objectivement ces quantités qui relèvent du subjectif ? Selon lui cette question est similaire à celle qui se pose à la physique qui doit mesurer objectivement des grandeurs qui sont d'abord perçues sous une forme qualitative comme la chaleur ou la vitesse. La même réponse peut lui être apportée. Cela a deux conséquences. Premièrement, il n'y a pas lieu de distinguer les méthodes employées par les sciences sociales de celles auxquelles recourent les sciences de la nature. Deuxièmement, il est possible d'introduire en économie les méthodes évoluées du raisonnement hypothétique. Le premier auteur à avoir appliqué à l'économie les méthodes de l'utilitarisme énoncées par Jeremy Bentham est David Ricardo (1772-1823), même s'il n'a jamais explicité ses méthodes d'analyse. D'abord, il suppose que les relations sociales montrent une régularité comparable aux lois de causalité découvertes par les sciences de la nature. Ensuite, il considère que l'on ne peut compter sur la raison pour établir et perpétuer un ordre satisfaisant dans les relations économiques. On ne peut pas davantage compter sur des forces métaphysiques comme la main invisible d'Adam Smith. Cet ordre ne peut venir que du jeu de certaines forces qui aboutissent à coordonner le nombre infini des décisions humaines. Ces forces sont celles de la concurrence qui jouent dans l'économie un rôle similaire à celui des forces mécaniques dans le monde cosmique. L'étude du fonctionnement de l'économie peut donc être séparée de toute considération politique, morale ou sociologique. Comme dans le modèle newtonien, il est fait abstraction du temps. Comme dans le modèle newtonien, le système englobe des corps qui sont des agrégats d'unités élémentaires invisibles, l'unité de valeur d'échange. Les corps peuvent alors être décrits en un dénominateur commun permettant l'emploi des mathématiques pour l'analyse du comportement du système. Cette approche de l'économie va dominer en Angleterre pendant tout le XIX e siècle. Sur le continent, et en particulier en France, les économistes refusent la démarche ricardienne et préfèrent s'inscrire dans une démarche plus « baconienne » fondée sur l'observation et l'expérience. De même refusent-ils d'appliquer les méthodes mathématiques. Cependant, dans le même temps, des mathématiciens s'intéressent aux questions économiques comme Antoine Augustin Cournot (1801-1877). Il sera l'un des précurseurs de l'économie mathématique. Les méthodes hypothétiques sont également rejetées par les auteurs allemands encore sous l'influence de la philosophie d'Emmanuel Kant. Ceux -ci utilisent des procédés plus intuitifs pour définir leurs thèses et leurs concepts. A partir du début du XIX e siècle se développe l'école historique allemande. Influencée par la philosophie de Hegel, elle critique à la suite de Bruno Hildebrand (1812-1878) l'immuabilité des lois naturelles et préconise leur remplacement par des lois de développement social, lois mises en évidence selon une démarche inductive. Certains de ses membres iront même plus loin en limitant le rôle de l'économiste à la simple description de cadres historiques. Cette opposition de l'école historique allemande aux méthodes hypothétiques aboutit en 1883 « au conflit des méthodes » avec la publication de l'ouvrage de Karl Menger (1840-1921) Recherche sur la méthode des sciences sociales et de l'économie politique en particulier. Selon ce dernier, l'économie conçue comme une science exacte a pour mission de mettre en évidence certaines régularités de séquences et cela ne peut se faire qu'en réduisant les phénomènes sociaux à quelques éléments quantitatifs simples mesurés selon des normes appropriées. Il faut donc avoir une image générale et abstraite des relations causales entre quelques grandeurs économiques. L'économie peut même employer des concepts très abstraits n'ayant pas nécessairement de contrepartie dans la réalité, mais qui peuvent être associés les uns aux autres par une logique appropriée. A la fin du XIX e siècle et au début du XX e siècle deux conceptions vont à nouveau s'affronter. D'un côté, on retrouve les tenants d'un raisonnement hypothétique évolué, certains avec des hypothèses très abstraites dans la lignée des économistes mathématiciens de l'école de Lausanne ou des marginalistes américains comme John Bates Clark (1847-1938), d'autres les refusant comme Alfred Marshall (1842-1924) en Angleterre. De l'autre côté, des économistes, influencés par Durkheim, essentiellement français comme François Simiand (1873-1935), insistent sur la nécessité d'introduire des éléments de sociologie dans l'analyse économique. Cette dernière tendance débouche sur la sociologie économique qui définit des relations causales entre des ensembles bien circonscrits de phénomènes économiques et les évènements sociaux concomitants. Cette opposition existe toujours, elle s'est même renforcée. Les tenants de la première approche constituent ce que l'on peut appeler « l'école orthodoxe » et ceux de la seconde ce que l'on peut appeler « l'école hétérodoxe ». Si l'on excepte l'école historique allemande et la sociologie économique, les sciences économiques se sont développées selon le modèle des sciences physiques. On peut alors se demander si les relations causales en économie sont équivalentes aux relations causales en physique. La réponse est plutôt négative pour cinq raisons : les concepts ne sont pas toujours parfaitement définis, si bien que la cause et l'effet d'une relation ne le sont pas non plus; si le pouvoir prédictif d'une relation causale n'est pas réfuté, il n'en demeure pas moins qu'en raison de l'irréalisme des hypothèses sur laquelle elle repose, elle ne permet pas d'expliquer le phénomène étudié; les lois que traduisent les relations causales dans les faits sont datées; certaines des causalités sont circulaires; enfin, les représentations de l'économie qu'ont les agents déterminent leurs actions et donc modifient la réalité économique . | L’A. part de l’affirmation de Platon « tout ce qui naît naît nécessairement d’une cause ». Dans un premier temps, l’A. fait quelques rappels généraux au travers d’une brève histoire de la notion de « causalité » pour, dans un deuxième temps, recentrer son propos sur les sciences sociales avant de se focaliser, pour terminer, sur la science économique, sa propre discipline. | linguistique_11-0080462_tei_414.xml |
termith-683-linguistique | À la croisée de la sémiologie, des discours médiatiques (Boyer, 2008) et de l'analyse des structures et des fonctionnements de l'imaginaire ethnosocioculturel collectif (Boyer, 2003), les observations exposées ici s'inscrivent dans le cadre d'une réflexion sur les phénomènes de figement représentationnel (stéréotypage, emblématisation, mythification), dont on peut considérer que les discours médiatiques sont aujourd'hui les principaux artisans. Ils s'appuient sur une recherche (Kotsyuba Ugryn, 2008) ayant pour objet la médiatisation, dans un corpus d'articles de trois quotidiens et de deux hebdomadaires français, de l'ex-Première ministre d'Ukraine devenue leader de l'opposition, Ioulia Timochenko, actrice de premier plan de la « Révolution orange » (2004). Par ailleurs, ces observations se focalisent sur un pseudonyme (celui d'une figure légendaire de la Guerre civile espagnole : Dolores Ibarruri) devenu par excès d'antonomase, pourrait-on dire, un pur cliché rédactionnel pour journalistes en mal d ' empathie, après avoir fait l'objet d'un fulgurant processus de symbolisation, bien au-delà de son lieu et moment d'émergence : la Pasionaria. C'est donc à une brève mise en perspective transdisciplinaire, à prolonger, que nous soumettons la désignation en question, après en avoir analysé l'utilisation médiatique exemplaire en France dans une période récente, à propos d'une « femme politique » (Sourd, 2005; Coulomb-Gully éd., 2009) ukrainienne devenue l'icône d'un processus révolutionnaire. Dans Femmes. Le Pouvoir impossible, Marie-Joseph Bertini insiste à juste titre sur « le rôle crucial des médias » (titre de son premier chapitre) dans la promotion des cinq « représentations archétypales des femmes » que son enquête met en évidence : Pasionaria, Égérie, Muse, Madone, Mère, cinq « Figures de la Femme […] utilisées avec cette allégresse coupable qui anime la plume des journalistes de presse » (Bertini, 2002, p. 21). Elle constate « l'incroyable fréquence médiatique de la formule “Pasionaria” qui [peut] s'appliquer sans coup férir à tous les registres possibles de l'action des femmes » (ibid., p. 59) : ainsi, il peut être aussi bien question de « Pasionaria de l'archivage électronique » que de « Pasionaria des anti-Pacs » (Christine Boutin, évidemment) ou de « Pasionaria de la pellicule » … Le nom est tantôt précédé de l'article « la », voire « une », tantôt utilisé sans article; dans les deux cas de figure, il y a utilisation ou non de la majuscule : (La) Pasionaria / (la) pasionaria. Quand on examine le traitement médiatique en France de la figure de Ioulia Timochenko, la « pasionaria ukrainienne », on constate que si le recours à ce désignant hispanique n'est certes pas majoritaire, il est très important et que par ailleurs, sa fréquence varie selon l'organe de presse interrogé et la date de publication, comme en témoignent les données présentées ci-dessous (graphiques 1 et 2), issues du traitement lexicométrique de notre corpus : Le corpus de notre enquête est constitué d'environ 1 300 articles de la presse nationale de référence, à savoir Le Figaro, Le Monde, Libération, L'Express et Le Nouvel Observateur, publiés dans des rubriques différentes, des brèves aux dossiers d'actualité en passant par les pages internationales. La période analysée s'étend de novembre 2004 à mai 2009. Il nous a paru évident de choisir comme point de départ novembre 2004, date à laquelle les Français ont (re)découvert l'Ukraine grâce à une abondante couverture médiatique des manifestations contre les élections présidentielles frauduleuses qui y ont marqué la vie politique. Le choix de 2009 s'explique par des raisons purement pratiques : une période de cinq ans nous a paru suffisante, et suffisamment maniable, pour dégager les premiers résultats significatifs. Pourquoi l' « étiquette » de Pasionaria a -t-elle pu fonctionner lors de la médiatisation en France de l'ex-Première ministre d'Ukraine Ioulia Timochenko ? Il nous semble possible d'expliquer ce phénomène par des raisons d'ordre historique. Ayant fait partie de l'Empire russe d'abord et de l'URSS ensuite, l'Ukraine a longtemps été considérée comme indissociable de la Russie, par le « frère aîné » en premier lieu. Les raisons d' être d'une telle vision des choses sont diverses et fort complexes, nous ne nous y attarderons donc pas. Ce qui nous intéresse ici, c'est l'image spécifique de l'Ukraine qu'une telle conjoncture politique a engendrée dans la communauté internationale. Ainsi, dans l'imaginaire collectif des Français, l'Ukraine, il n'y a pas si longtemps, c'était encore la Russie. Il semble que l'effondrement de l'URSS et l'accès de l'Ukraine à son indépendance en 1991 n'aient pas bouleversé cette perception. Il a donc fallu attendre la « Révolution orange » pour que l'Europe et le monde entier « (re)découvrent » l'Ukraine : les événements de novembre-décembre 2004 sont ainsi devenus en quelque sorte le point de départ de la construction d'un nouvel imaginaire autour de cette jeune démocratie qu'est l'Ukraine aujourd'hui. Ainsi, la sémiotisation médiatique de Ioulia Timochenko, cas de figure qui nous intéresse ici, est passée par l'exploitation des figures féminines traditionnelles en la matière, partagées par la plupart des Français, se traduisant au niveau discursif par des unités lexicales figées (Kotsyuba Ugryn, 2008). Dans une telle perspective, il n'est guère étonnant que Ioulia Timochenko, personnage auparavant inconnu en France, soit qualifiée de Pasionaria et que cette représentation persiste dans le discours médiatique autour de sa figure : « Il est vrai que l'opposition ukrainienne compte une pasionaria, ancienne responsable de secteur du gaz au milieu des années 1990, Ioulia Timochenko », diront en 2004 les journalistes du Monde pour l'introduire dans les pages de leur quotidien. Comme nous l'avons montré plus haut, le recours à cette figure au sein de notre corpus ne se répartit ni de manière homogène ni de manière stable. Le désignant n'est pas du tout exploité par les journalistes de L'Express, tandis que Le Nouvel Observateur le mobilise une seule fois : Et quand Viktor Iouchtchenko apparaît sur le podium pour s'adresser à la foule qui s'époumone en scandant son nom, chacun pense lire sur son visage, déformé par un mystérieux empoisonnement, la trace des procédés soviétiques dont les Ukrainiens ne veulent plus. […] L'ingénieur tranquille, l'ancien directeur de la banque centrale et ex-Premier ministre gestionnaire est devenu un leader pugnace et déterminé. Mais la pasionaria, c'est Ioulia Timochenko. Une femme d'affaires de 42 ans, menue, charmante et millionnaire, qui électrise les foules. (Le Nouvel Observateur, 2 décembre 2004; nous soulignons.) Ioulia Timochenko est ici décrite comme une femme qui milite pour une cause révolutionnaire et dont l'agir est fortement politisé. À côté d'un leader modéré, c'est elle qui incarne la passion et agite les émotions, telle la Pasionaria. Parmi les trois quotidiens analysés, c'est Libération qui en fait l'usage le plus restreint avec seulement une occurrence, relevée dans un article du 24 janvier 2005 consacré au choix du Premier ministre ukrainien. De toute évidence, le terme pasionaria y est utilisé comme un cliché dans le dessein de mettre en contraste Ioulia Timochenko, la candidate passionnée, mais aussi dangereuse à cause de cette passion, et Alexandre Moroz, le dirigeant du parti socialiste connu pour sa modération : À l'heure actuelle, il [Viktor Iouchtchenko] hésite entre la pasionaria libérale Ioulia Timochenko que Moscou honnit, et Alexandre Moroz, le leader du parti socialiste ukrainien, plus modéré dans ses velléités réformistes. (Libération, 24 janvier 2005; nous soulignons.) Dans les pages du Monde également, cette figure figée tient une place modeste avec un total de 11 références dont la plupart datent de 2004, ce qui s'explique sans doute par le contexte général de la Révolution orange, très propice à ce type de médiatisation. En 2005, la figure de la Pasionaria présente moins d'occurrences; elle va être remplacée, en 2006, par celle de l ' Égérie qui semble plus convenable aux journalistes du quotidien en question. Il faut, par ailleurs, noter que les références à la « pasionaria (ukrainienne / de la Révolution orange) » viennent accompagner les citations des discours faits par Ioulia Timochenko de 2004 à 2006, comme dans ces exemples : Dans son tailleur orange aux couleurs de l'opposition, cette pasionaria ukrainienne appela ses compatriotes « à mettre leur travail et leurs occupations de côté pour faire leur devoir de citoyens, pour ne pas laisser le pouvoir – leur – voler cette victoire ». (Le Monde, 23 novembre 2004) « Nous l'avons dit et redit : cette élection portait sur le choix du premier ministre, et le peuple a parlé », a déclaré la pasionaria de la « révolution orange » lors d'une conférence de presse. (Le Monde, 28 mars 2006) De toute évidence, Madame Timochenko, « cette femme au verbe haut », inspire et enflamme les foules par ses « discours imagés »; elle est la « porte-parole de la mobilisation ukrainienne ». D'où les expressions du type « la pasionaria de la “révolution orange” », « la pasionaria de l'opposition » ou encore « la pasionaria de la place de l'Indépendance », haut lieu de la Révolution orange. Reste, enfin, Le Figaro où la figure de la Pasionaria revêt toute son importance avec trente-six références en cinq ans. La particularité de ce quotidien réside aussi dans l'exploitation constante de cette image tout au long de la période analysée. Le repérage que nous avons réalisé démontre qu'une Pasionaria, c'est, tout d'abord, une femme qui maîtrise la parole publique : ses « discours imagés [. ..] musclaient [ses] prestations » sur la place de l'Indépendance en 2004; elle « électrise les auditoires » et « lorsque Ioulia Timochenko, la pasionaria du mouvement, prend le micro, c'est de l'hystérie ». Mais c'est aussi un personnage « charismatique ». Les journalistes du Figaro, par exemple, n'hésitent pas à souligner sa féminité en se référant à son physique : En Ukraine, Iulia Timochenko fut la blonde pasionaria de la révolution orange. (Le Figaro, 29 mars 2005; nous soulignons.) Cette pasionaria pro-occidentale, dont la tresse blonde roulée autour des oreilles est devenue emblématique, revient la tête haute aux commandes du gouvernement ukrainien. (Le Figaro, 20 décembre 2007; nous soulignons.) Cette pasionaria de 44 ans, moitié dame de fer - moitié Heidi (dont ses pairs ukrainiens disent qu'elle est le seul homme de l'Assemblée), les aurait achetées [sa veste et sa jupe] elle -même à la boutique de Moscou, assure -t-on chez YSL. (Le Figaro, 17 juin 2005; nous soulignons.) Notons que ce dernier exemple, spectaculaire du point de vue du nombre de stéréotypes qu'il exploite, est tiré d'un article consacré à la première visite de Ioulia Timochenko en France en qualité de chef du gouvernement ukrainien. Mais il faut revenir au sémantisme émotionnel inhérent à l'utilisation du mot Pasionaria, dont la présence dans les pages du Figaro connaît une évolution chronologique. Ainsi, pendant la Révolution orange de 2004, « la pasionaria ukrainienne » est représentée comme quelqu'un d'impatient qui n'hésiterait pas à « utiliser “l'arme de la foule” pour précipiter les choses ». En 2005, elle reste « la flamboyante pasionaria ». En 2006, le « pasionarisme » [sic] de Ioulia Timochenko est décrit sous un angle différent : envahie par les émotions, « Ioulia la pasionaria suscite la méfiance des milieux d'affaires étrangers ». Deux ans plus tard, en 2008, encore une volte-face : la Première ministre ukrainienne fait preuve de modération dans ses déclarations sur l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN. Mais tout en évoquant sa « grande prudence », le journaliste du Figaro la qualifie d' « ancienne pasionaria orange », ce qui permet de dire que cette symbolisation fait partie des éléments centraux de la représentation médiatique de Ioulia Timochenko en France, singulièrement dans le segment de l'opinion publique à laquelle s'adresse Le Figaro. Cette utilisation de Pasionaria / pasionaria, conforme à une tendance avérée des médias à promouvoir le figement représentationnel, est intéressante en ce qu'elle éclaire un processus sémioculturel de nos sociétés médiatisées qui conduit à la promotion de stéréotypes, emblèmes et mythes dont les discours « informatifs » sont les principaux vecteurs aujourd'hui (Verón, 1991; Macé, 2006). Nous avons proposé (Boyer, 2003, 2008) d'articuler le paradigme des modes de figements représentationnels dont il vient d' être question à deux types de cognition sociale : la catégorisation et la symbolisation. La première relève de l'identification, du classement, de l' « étiquetage », la seconde de la distinction. Catégorisation et symbolisation font subir, en particulier par l'efficace de la sémiotisation médiatique (au sein d'une société précisément ultramédiatisée), un traitement de l'ordre du figement aux représentations partagées, sur lesquelles les deux types de cognition sociale s'appuient. Si le figement est de l'ordre du stéréotypage pour ce qui concerne la catégorisation (Moliner, Vidal, 2003), il est de l'ordre de l ' emblématisation et de la mythification pour ce qui concerne la symbolisation. C'est-à-dire que sur le même plan interdiscursif fonctionnent trois types de figements : le stéréotype, l ' emblème, le mythe. Tous trois habitent les mises en discours et les mises en scène médiatiques sous des formes plus ou moins spécifiques, selon la modalité du figement. Dans le cas du stéréotype, la diversité et la complexité des objets sociaux catégorisés sont neutralisées par une opération de simplification drastique. Le contenu du stéréotype est compact : l'indissociabilité de ses composants cognitifs, (d'ailleurs en nombre limité) est totale, ce qui le distingue de la représentation. Et le stéréotypage, processus de figement représentationnel dont le stéréotype est le produit, semble bien être un processus sociocognitif inéluctable au sein des communautés humaines. Économe, stable, consensuel : autant de qualités qui rendent le stéréotype communicationnellement rentable. Il est évident que sa pertinence tient largement à son immersion dans la pensée sociale. C'est du reste ce qui explique que les médias en font un usage immodéré, singulièrement dans les sociétés médiatisées. Si, comme on l'a indiqué, les médias ne créent pas de toutes pièces les stéréotypes, ils contribuent largement au processus de stéréotypage (Boyer éd., 2007). Qu'on songe au stéréotypage négatif dont a été victime « la banlieue » dans les années 1980-1990 (Boyer, Lochard, 1998). L ' emblème relève également du figement représentationnel et opère aussi bien sur des acteurs (Zinedine Zidane = « Zizou ») que sur des produits culturels (par exemple, une chanson – Douce France –, un lieu – le Larzac – ou encore une formule – « Paris vaut bien une messe »). L'emblématisation s'applique à un singulier tellement notoire et représentatif qu'il incarne le général (l'intégration réussie; la France rurale, paisible, unie autour de ses clochers; la résistance collective victorieuse des citoyens contre le fait du Prince; la raison d' État). Le mythe opère sur un singulier hors-norme, non seulement saisi par une exemplarité indiscutable mais surtout transcendé par l'Histoire. Comme le souligne Ruth Amossy, le personnage d'exception mythifié est l'objet d'une « valorisation positive quasi inconditionnelle » (Amossy, 1991, p. 101), d'une sublimation et le plus souvent d'un authentique culte. D'autres objets que des héros (Jean Moulin par exemple) peuvent être mythifiés : un lieu et son toponyme (Verdun), un événement fondateur dans l'histoire intellectuelle de la France (l'Affaire Dreyfus et la formule (Krieg-Planque, 2009) métonymique qui lui est associée : « J'accuse », titre du célèbre article d' Émile Zola dans L'Aurore). Alors qu'avec l ' emblématisation on reste dans le cadre d'une représentativité notoire (par exemple, « Poitiers » comme haut lieu et symbole de la lutte victorieuse contre une invasion étrangère), avec la mythification on passe dans l'ordre d'une exemplarité sublimée (« Jeanne d'Arc » comme héroïne de la libération du territoire et martyre). Aux critères de permanence et d'unanimité au sein de la communauté culturelle concernée, la mythification ajoute souvent la nature tragique de la geste dont le personnage mythifié est le héros. L'aventure sémioculturelle de Pasionaria est à cet égard singulière en ce qu'elle révèle comme un continuum dans le figement représentationnel que subit la nomination, entre mythe, emblème et stéréotype. En effet, il est indéniable que le point de départ de l'aventure en question est une emblématisation : Dolores Ibarruri, « la » Pasionaria de la Guerre civile espagnole, est l'emblème de l'engagement révolutionnaire total et fervent pour la liberté et contre les forces totalitaires, ainsi que pour l'émancipation des femmes. Il est tout aussi évident que cet emblème, servi par un charisme inédit dans le mouvement ouvrier espagnol, celui d'une femme issue du peuple, devenue l'un des leaders du combat contre le soulèvement militaire et célébrée à l'intérieur et à l'extérieur de l'Espagne républicaine, ne pouvait pas ne pas revêtir une dimension mythique. Le mythe s'est vu renforcé évidemment par l'issue tragique du combat, puis l'exil massif et la répression menée par la dictature victorieuse, sous les espèces du pseudonyme désormais notoire et des « formules » qui lui sont associées : « ¡No pasarán ! » et « Plutôt mourir debout que vivre à genoux ». Cependant, même si le temps semble avoir conservé aux éléments de la construction mythologique toute leur vigueur sémioculturelle en discours, il semble que ce soit de manière éclatée, autonomisée pour ainsi dire (No pasarán pouvant être utilisé dans d'autres univers de discours que politique ou militaire). Et il semble également (ce que devrait permettre de vérifier une enquête approfondie) que la fréquence du recours à l'antonomase dont le substantif Pasionaria a été l'objet (une Pasionaria / la pasionaria de N) ait conduit ce qui, à l'origine, était un pseudonyme emblématisé, puis mythifié, à n' être plus qu'un stéréotype de genre parmi d'autres. On peut se demander si là n'est pas le danger (?) qui guette tout emblème, voire tout mythe, victime d'une saturation de sollicitations en discours . | Le présent article s'inscrit dans le cadre des réflexions sur les phénomènes de figement représentationnel (stéréotypage, emblématisation, mythification), dont les discours médiatiques sont aujourd'hui les principaux promoteurs. Il s'appuie sur une recherche ayant pour objet la médiatisation de l'ex-Première ministre d'Ukraine loulia Timochenko, à travers un corpus d'articles de trois quotidiens et de deux hebdomadaires français, et se focalise sur sa désignation de Pasionaria. | linguistique_13-0088787_tei_773.xml |
termith-684-linguistique | Les phénomènes de grammaticalisation et de lexicalisation ont donné lieu à des travaux désormais nombreux, tant du côté de la description des faits relevant de l'un ou l'autre de ces processus que du point de vue théorique. Les rapports que ces deux processus entretiennent entre eux, de même qu'avec la « dégrammaticalisation », n'en demeurent pas moins complexes, et sont loin de susciter le consensus, comme en témoignent plusieurs parutions récentes. La présente étude vise à clarifier quelque peu ces relations, en envisageant certains des points de rencontre et de divergence entre les différents processus, ainsi que certaines des approches qui tentent de les appréhender, séparément ou dans leur interaction. Nous aborderons tout d'abord la question du point de vue de la grammaticalisation, domaine désormais assez bien décrit, même si certains aspects restent trop peu explorés ou soulèvent des discussions. Nous envisagerons ensuite les rapports qu'entretient la dégrammaticalisation tant avec la lexicalisation qu'avec la grammaticalisation, avant de nous pencher sur les complexes relations entre lexicalisation et grammaticalisation. Le terme de grammaticalisation désigne d'une part un processus et son résultat et d'autre part un cadre d'analyse, voire une théorie. Si les discussions restent d'actualité quant à ces deux questions — la grammaticalisation est-elle un processus spécifique et peut-elle par ailleurs prétendre au statut de théorie ? —, nous nous intéresserons prioritairement ici au processus, qui consiste en l'évolution d'une forme lexicale vers une forme grammaticale, ou en celle d'une forme grammaticale vers une forme d'un statut plus grammatical. Parmi les nombreuses définitions qui ont été proposées, nous retiendrons plus spécifiquement celle de Traugott (1996 : 183) : « Grammaticalization […] is that subset of linguistic changes whereby lexical material in highly constrained pragmatic and morphosyntactic contextes becomes grammatical, and grammatical material becomes more grammatical ». D'une part cette définition insiste sur l'importance des constructions et des contextes — une forme n'évolue pas de manière isolée —, point qui est souligné par beaucoup. D'autre part, elle permet d'inclure l'approche initiée par les travaux de Givón, qui envisage la grammaticalisation comme une fixation des stratégies discursives dans les structures morphosyntaxiques. Une telle position ne fait pas l'unanimité, et elle exige de bien circonscrire les faits de syntaxe susceptibles d' être analysés comme des cas de grammaticalisation. Aussi bien la définition retenue ici que toutes celles que l'on rencontre par ailleurs posent d'emblée la question de savoir ce qu'est une forme grammaticale, par opposition à une forme lexicale, de même que celle du rapport entre grammaire et lexique. Nous reviendrons sur cette question plus loin. Caractérisée par sa définition, la grammaticalisation l'est aussi par un certain nombre de mécanismes. Ceux -ci relèvent de différents domaines (phonétique, syntaxique, sémantique…) et entretiennent des relations de partielle consécutivité. Pour une présentation exhaustive et récente de ces différents mécanismes (qui néanmoins ne font pas l'unanimité…), nous renvoyons à Hopper & Traugott (2003). Nous ne ferons ici que mentionner les principaux d'entre eux, relativement consensuels. Avant les mécanismes eux -mêmes, il convient de rappeler certains des pré-requis nécessaires au déclenchement d'un processus de grammaticalisation : pour qu'une forme puisse se grammaticaliser, elle doit être d'un sémantisme assez général (par exemple, « avoir » s'est grammaticalisé en auxiliaire, mais pas « posséder »), assez fréquente, et apte à susciter des inférences pragmatiques, les trois critères étant d'ailleurs partiellement liés. En ce qui concerne les mécanismes, en dépit d'une certaine variabilité selon les auteurs, il existe néanmoins une sorte de « fond commun ». On citera tout d'abord la réanalyse, considérée par beaucoup comme un mécanisme primaire dans la grammaticalisation. Modification de la structure sous-jacente, elle peut entraîner un re-parenthésage. Abrupte selon certains, elle est non visible, et c'est l'extension qui va permettre de la percevoir. Celle -ci est au contraire progressive : la réanalyse a d'abord lieu dans des contextes discursifs très localisés, spécifiques, puis peu à peu, par extension, des contextes moins « typés » sont affectés. Différents phénomènes morphosyntaxiques sont associés à la réanalyse. Parmi eux, on mentionnera la recatégorisation, qui correspond à un changement de catégorie (majeure > mineure, ou mineure > plus mineure). La décatégorialisation, elle, implique une perte des marqueurs de catégorialité et des privilèges syntaxiques des catégories majeures : inaptitude à référer, perte de l'article, des désinences verbales…. Deux autres phénomènes sont à signaler : le premier est la perte de liberté, qui se traduit par une hausse de la liaison structurelle et par des phénomènes de coalescence. Par exemple, un mot devient clitique puis possiblement affixe, ou bien un ex-complément se soude à son radical, comme on l'observe dans la formation des adverbes en - ment. Le second phénomène est la fixation de la position, avec, souvent, une réduction de la portée (bien que les avis soient désormais assez partagés sur ce point — voir en particulier Traugott 2003). La grammaticalisation se caractérise aussi par des mécanismes sémantiques. On évoque souvent la désémantisation (« blanchiment »), mais celle -ci est partiellement compensée, au démarrage, par un renforcement sur le plan pragmatique, et au final, par l'acquisition d'un sens grammatical. On constate par ailleurs une hausse dans l'abstraction, liée au passage à un sens grammatical, et en outre propre à la métaphore souvent à l' œuvre dans le processus de grammaticalisation. Beaucoup pensent cependant que c'est davantage la métonymie qui intervient. Il s'agit là d'une question qui continue de diviser la communauté, mais que nous ne développerons pas ici, considérant simplement métaphore et métonymie comme deux processus complémentaires (la métonymie agirait comme une force motrice : initialement pragmatiques et associatifs, les changements ont lieu dans le flux du discours; on a sémantisation/ conventionalisation, par usage fréquent, d'implicatures conversationnelles. Par exemple, dans le cas de puisque, il y a inférence causale à partir de la valeur de succession). Un autre phénomène, lié à la hausse de l'abstraction et aux processus métonymiques, a désormais acquis sa place dans la description du processus de grammaticalisation, en particulier à la suite des travaux de Traugott (1995 entre autres) : il s'agit de la subjectification, mouvement vers une interprétation abstraite et subjective du monde (en termes de langage). Enfin, la grammaticalisation se caractérise souvent par des phénomènes phonétiques d'érosion et de réduction. Ceci est en grande partie dû à la hausse de la fréquence des formes, et lié aux phénomènes de coalescence (formation du futur en français par exemple). La question qui demeure est de savoir si certains de ces mécanismes sont indispensables, et si c'est le cas, lesquels. Les avis sur ce point sont très divergents. La réponse est d'autant moins aisée que la « pente » de la grammaticalité, qui peut conduire à un effacement total, n'est que rarement parcourue jusqu'au bout : du coup, certains mécanismes n'interviennent pas. Cette difficulté à cerner les mécanismes indispensables, et, surtout, le fait qu'aucun ne soit spécifique à la grammaticalisation, conduisent certains (voir en particulier Campbell 2001 et Newmeyer 2001) à dénier toute spécificité au processus de grammaticalisation. Mais comme nous l'avons défendu ailleurs (Prévost 2003), la convergence d'un certain nombre de mécanismes, elle, est bien spécifique. Une position similaire est soutenue, entre autres, par Heine (2003 : 579). Outre la définition et les mécanismes de la grammaticalisation, il convient de considérer ses motivations : que les conditions pré-requises (voir 1.2.) soient réunies ne suffit pas pour qu'un processus de grammaticalisation se déclenche. Ces motivations demeurent encore difficiles à évaluer et il convient d' être prudent en ce domaine, en particulier pour l'adoption d'explications téléologiques, dans la mesure où, parfois, toutes les conditions favorables et toutes les motivations apparentes étant réunies, le processus de grammaticalisation ne se produit pas. Beaucoup admettent cependant le rôle essentiel des « nécessités » communicationnelles et plus précisément du désir d'expressivité. L'idée est celle d'un développement en spirale avec un jeu constant entre innovation et conventionalisation. Une autre question demeure, à notre connaissance, encore peu traitée : faut-il parler de LA grammaticalisation ou DES grammaticalisations ? Assurément il serait souhaitable d'envisager un classement des grammaticalisations, s'appuyant sur des critères bien définis. Marchello-Nizia (2006 chap. 2) vient d'apporter une contribution notable dans ce domaine, en proposant des « éléments d'une typologie des changements linguistiques », fondée sur les paramètres suivants : causes, mécanismes, résultats et conséquences pour le système. Il reste enfin à aborder une question qui nous conduira naturellement à évoquer à sa suite dégrammaticalisation et lexicalisation : l'unidirectionnalité, largement débattue parmi les linguistes. Nous -même l'avons déjà assez longuement discutée (Prévost 2003). Rappelons simplement que nous considérons la question comme mal posée : si l'unidirectionnalité ne concerne que la grammaticalisation, il n'est pas pertinent de l'envisager, dans la mesure où elle est inscrite dans la définition même de celle -ci. Si l'évolution d'une expression va dans un autre sens (par exemple grammatical → lexical, ou plus grammatical → moins grammatical), il s'agit d'un autre type de changement (que l'on qualifiera de dégrammaticalisation, de lexicalisation…). La notion d'unidirectionnalité a cependant une certaine pertinence si on l'envisage au niveau des mécanismes (qui, eux, ne sont pas « définitoires » de la grammaticalisation) : globalement, dans tous les domaines (phonétique, syntaxique, sémantique…), on observe que les changements vont dans le même sens : ainsi, on a toujours réduction phonétique, et non l'inverse. Mais il est vrai que le mouvement même, vers un statut plus grammatical, implique plus ou moins une directionnalité des changements concomitants. Si la question de l'unidirectionnalité n'est pas vraiment pertinente concernant la seule grammaticalisation, en revanche celle de la réversibilité du processus l'est tout à fait (à condition qu'elle ne soit pas conçue comme un strict retour à la forme d'origine, qui a peu de chances de se produire, en particulier si sont intervenus des phénomènes de réduction phonétique) : il est en effet tout à fait concevable que, une fois grammaticalisée, une forme entame un mouvement inverse, vers un statut moins — ou pas — grammatical. Phénomène certes moins fréquent que la grammaticalisation, ce type d'évolution existe cependant bel et bien, comme en témoignent les classiques exemples brandis — à tort selon nous — comme contre-exemples à l'unidirectionnalité de la grammaticalisation. Autant la question de l'unidirectionnalité n'est que peu pertinente si elle est envisagée pour la seule grammaticalisation, autant elle l'est pleinement si elle l'est pour le changement linguistique en général : tous les changements vont-ils dans le même sens, en l'occurrence vers le (plus) grammatical ? Les cas d'évolution vers une forme moins grammaticale ou lexicale, ou bien les changements non directionnels, prouvent que non. Si la tendance dominante semble être en faveur des changements de type « grammaticalisation », il reste néanmoins à évaluer de manière précise, et pour le plus de langues possible, la part exacte des différents types de changement, afin de voir si, effectivement, les grammaticalisations l'emportent. La tâche est certes ardue, d'autant que, comme on va le voir, l'interprétation de certains changements comme des grammaticalisations n'est pas consensuelle. Marchello-Nizia (2006, chap. 3) s'est néanmoins attaquée à la tâche, en considérant non pas l'ensemble des changements intervenant dans une langue (le français), mais en essayant de déterminer — ce qui est déjà considérable — l'importance relative des grammaticalisations dans la constitution de la grammaire. La question de l' (uni)directionnalité des changements dans la langue nous conduit à évoquer d'autres types d'évolutions, la dégrammaticalisation et la lexicalisation, dont il convient d'essayer de préciser les relations avec la grammaticalisation. Nous nous pencherons tout d'abord sur la relation entre dégrammaticalisation et lexicalisation. Du point de vue terminologique et conceptuel, la dégrammaticalisation est davantage liée à la grammaticalisation que la lexicalisation : le seul fait d'envisager la dégrammaticalisation suppose en effet d'évoquer la grammaticalisation, vis-à-vis de laquelle elle constituerait un mouvement contredirectionnel. C'est différent pour la lexicalisation : souvent évoquée en relation avec la grammaticalisation, elle jouit néanmoins d'une certaine autonomie, et correspond d'ailleurs à des concepts et à des approches assez variés. Il existe une autre différence importante entre les deux notions : la dégrammaticalisation se concentre sur la forme de départ — grammaticale — et sur un processus — acquisition d'un statut moins grammatical —, mais elle ne dit rien de la forme résultante, grammaticale ou lexicale. À l'inverse, le terme de lexicalisation met davantage l'accent sur la forme cible, lexicale, sans présumer de la forme d'origine, lexicale ou grammaticale, ni même du processus (si la forme de départ est lexicale, la forme d'arrivée n'est pas nécessairement « plus » lexicale). On constate donc qu'un certain flou entoure les deux notions, qui explique qu'elles puissent facilement se recouper : la dégrammaticalisation d'une forme grammaticale peut aboutir à une forme lexicale, et donc correspondre à une lexicalisation. Certains d'ailleurs assimilent les deux. Ainsi Ramat (1992 : 550), s'appuyant sur certains suffixes (- bus, - ism), formants grammaticaux vidés de leur fonction grammaticale et qui acquièrent leur propre sens lexical, concret et autonome, estime que « lexicalization is thus an aspect of degrammaticalization — or more exactly : degrammaticalization processes may lead to new lexemes ». Van der Auwera (2002 : 20) envisage aussi le caractère éventuellement coextensif des deux processus, mais souligne qu'une lexicalisation, si elle n'a pas comme origine une forme grammaticale, n'est pas une dégrammaticalisation, et qu'une dégrammaticalisation, si elle n'aboutit pas à une forme lexicale, n'est pas une lexicalisation. Dans cette perspective, on peut distinguer une dégrammaticalisation « large », coextensive de la lexicalisation, d'une dégrammaticalisation étroite, évolution d'une forme grammaticale vers une forme moins grammaticale. Une telle distinction nous semble fondée et opératoire. Il en existe d'autres : par exemple, selon Lehmann (2002), lexicalisation et dégrammaticalisation diffèrent du fait que la première exige la coalescence entre formes, alors que ce n'est pas le cas pour la seconde. Nous ne développerons pas les différents arguments retenus par les uns et les autres pour discriminer lexicalisation et dégrammaticalisation (nous renvoyons pour cela à Brinton & Traugott (2005 : 83-86)), mais nous arrêterons simplement sur l'un d'eux, le caractère plus ou moins graduel du processus. Le critère de la gradualité du processus a été mis en avant, entre autres, par Norde (2001). Rappelons que Norde établit une distinction entre les changements non-directionnels (conversions latérales), qui opèrent sur un même niveau de grammaticalité ou de lexicalité, et ceux qui sont contre-directionnels, tels que la dégrammaticalisation et la lexicalisation des items grammaticaux. Comme exemples de lexicalisation, Norde cite les cas de passage du statut de suffixe à celui de nom (que d'autres qualifient de dégrammaticalisation…), mais rappelle que, si la lexicalisation est dans ce cas « contre-directionnelle », elle reste essentiellement non directionnelle, tout matériau linguistique pouvant servir d'entrée. Surtout, la lexicalisation présente un caractère brutal : « From the examples of the lexicalization of affixes, it becomes evident that lexicalization is not simply ‘ grammaticalization reversed '. Instead of gradually shifting from right to left, passing through intermediate stages, they ‘ jump ' directly to the level of lexicality. » (2001 : 236). En ce qui concerne la dégrammaticalisation, Norde propose de la définir comme le type de changement qui consiste en un déplacement de la droite vers la gauche sur la pente de la grammaticalité (ainsi du s de flexion en germanique, qui a acquis un statut de clitique en anglais, suédois, danois et norvégien). La dégrammaticalisation se distingue donc de la grammaticalisation en ce qu'elle correspond à un mouvement vers un statut moins grammatical, et de la lexicalisation des items grammaticaux en ce qu'elle est un changement graduel. Il nous semble que trois critères permettent de mettre au jour la complexité des relations entre dégrammaticalisation, lexicalisation et grammaticalisation, dans la mesure où ils font apparaître des relations à géométrie variable entre ces trois processus. Le premier concerne le caractère directionnel ou non du changement : grammaticalisation et dégrammaticalisation correspondent à des changements directionnels (vers une forme plus grammaticale ou moins grammaticale). Certaines lexicalisations le sont, celles par exemple qui ont pour point de départ un élément grammatical, ou bien celles qui aboutissent à un élément plus lexical — si l'on admet qu'il existe une pente de la lexicalité. D'autres lexicalisations ne le sont pas, par exemple lorsqu'il y a passage d'un nom à un verbe, ou d'un adjectif à un nom. Le second critère concerne le caractère contraint ou non de la forme de départ et/ou d'arrivée. Pour la dégrammaticalisation, la forme de départ est contrainte, celle d'arrivée ne l'est pas, alors que c'est l'inverse pour la lexicalisation. De ce point de vue la grammaticalisation s'apparente à la lexicalisation : la forme de départ peut être grammaticale ou lexicale, seule est contrainte la forme d'arrivée, grammaticale. Le troisième critère, enfin, concerne le caractère graduel ou non du processus. La grammaticalisation est un changement qui se produit de manière progressive. En ce qui concerne la lexicalisation et la dégrammaticalisation, nous adopterons une position moins stricte que celle de Norde : une lexicalisation peut être brutale, mais elle peut aussi être graduelle. Ainsi, une dégrammaticalisation, progressive, qui aboutit à une forme lexicale est selon nous une lexicalisation. À l'inverse, certaines dégrammaticalisations peuvent être brutales. Nous proposons donc de faire du caractère graduel, non pas un critère d'opposition entre lexicalisation et dégrammaticalisation, mais un paramètre de spécification de ces deux changements. Cela permet d'éviter un conflit avec le second critère : une forme grammaticale qui évolue vers une forme lexicale est à la fois une lexicalisation et une dégrammaticalisation (au sens large, pour reprendre la nuance proposée par Van der Auwera) : ainsi des suffixes qui acquièrent un statut de nom. Il faudrait d'ailleurs compléter ce critère de la gradualité par la prise en compte du caractère plus ou moins conscient, délibéré, et institutionnalisé du changement. Les critères présentés ci-dessus montrent que la dégrammaticalisation, si elle est progressive, peut effectivement être considérée comme un processus inverse à celui de la grammaticalisation. Mais rappelons que « processus inverse » ne signifie nullement image-miroir avec retour à la case départ : une dégrammaticalisation ne peut aboutir à la forme d'origine de la forme grammaticalisée. Il convient maintenant d'envisager les relations entre lexicalisation et grammaticalisation, en laissant de côté la dégrammaticalisation. Si celle -ci reste intimement liée à la lexicalisation, cette dernière présente néanmoins un caractère plus autonome et des aspects spécifiques qui font qu'il est pertinent — et nécessaire — de la confronter de manière individuelle à la grammaticalisation. Chemin faisant, nous rencontrerons nécessairement de temps en temps la dégrammaticalisation… La relation entre lexicalisation et grammaticalisation suscite des positions très diverses, en partie liées d'ailleurs à la manière dont est conçu le rapport entre lexicalisation et dégrammaticalisation. Ainsi selon Ramat (1992), la lexicalisation (un aspect de la dégrammaticalisation) est l'inverse de la grammaticalisation. Selon Moreno-Cabrera (1998), il s'agit de deux processus complémentaires du changement linguistique : la grammaticalisation est « syntactotélique » (changement qui va du lexique à la syntaxe), tandis que la lexicalisation est « lexicotélique » (changement qui va de la syntaxe au lexique). De son côté, Himmelmann (2004) envisage les deux types de changements comme orthogonaux plutôt qu'opposés. Enfin, pour Lehmann (2002), il s'agit de deux processus qui peuvent intervenir de manière successive, et même conjointement. La lexicalisation, qui s'oppose à l'étymologie populaire (« folk etymology »), est conçue comme un aspect de la grammaticalisation, elle peut en constituer une phase préparatoire. Malgré cette difficulté à s'entendre sur la relation exacte entre grammaticalisation et lexicalisation, beaucoup admettent désormais que les deux processus ne doivent pas être envisagés de manière strictement opposée, mais selon des rapports plus complexes : « we would do best to view the two processes as related, yet separate, and not necessarily in opposition to one another » (Lightfoot 2005 : 606). Preuve de l'absence de consensus, l'émergence d'une même forme peut être analysée par certains comme résultant d'une grammaticalisation, par d'autres comme issue d'une lexicalisation. Brinton & Traugott (2005 : 6367) citent plusieurs exemples de ce type. Nous retiendrons le cas de la formation en français des adverbes en ment. Selon Hopper & Traugott (1993), il s'agit d'une grammaticalisation car l'on obtient un formant grammatical à partir d'un mot autonome (mens / mente en latin). En revanche, Antilla (1989) considère que l'on a affaire à une lexicalisation car la forme cible doit être apprise séparément du nom d'origine dans le lexique : le suffixe permet de créer des lexèmes. De toute évidence, il n'est pas question de la même chose, l'obtention du suffixe dans le premier cas, la fonction ultérieure de ce suffixe dans le second. L'exemple est particulièrement intéressant car il met en jeu deux des difficultés selon nous majeures : d'une part le niveau d'analyse considéré (soit l'une des composantes impliquées — en l'occurrence le substantif qui acquiert un statut de suffixe dérivationnel —, soit la forme résultante — un adverbe de manière), et d'autre part la nature de la forme résultante. Cette dernière renvoie à la distinction entre formes lexicales et formes grammaticales, tandis que la question du niveau d'analyse comprend deux aspects distincts, même s'ils sont liés : d'un côté la prise en compte de l'une des composantes ou au contraire de la forme résultante, de l'autre le processus, qui regroupe un certain nombre de mécanismes qui affectent les différentes composantes. Formulées en des termes quelque peu différents, on retrouve les deux approches évoquées par Himmelmann (2004) : « box approach » et « process approach ». S'il ne suffit pas que la forme résultante soit lexicale pour que l'on ait affaire à une lexicalisation, cela reste un préalable indispensable. Il convient donc de déterminer ce qu'est une forme lexicale, question qui renvoie à l'extension plus ou moins large que l'on donne à la notion de lexique. Celui -ci peut être conçu de manière très large, englobant toutes les formes de la langue, et la distinction « grammatical » / « lexical » lui est interne. On préfèrera parler dans ce cas d' « inventaire des formes », réservant le terme de lexique à l'ensemble des seules formes lexicales, c'est-à-dire ayant un sens concret et spécifique, par « opposition » aux formes grammaticales. Comme le soulignent Brinton & Traugott (2005 : 90), une telle distinction permet de considérer deux types de processus : « lexicalisation » dans un sens étroit, à mettre en relation avec la grammaticalisation, et « lexicalisation » dans un sens large, qui correspond à l'adoption dans l'inventaire, et comprend donc les cas de lexicalisation au sens étroit et de grammaticalisation, selon la fonction de la forme résultante. Nous privilégierons ici l'approche restreinte des notions de lexique, forme lexicale et lexicalisation. Se pose évidemment la question de la frontière entre catégories lexicales et grammaticales, ou, formulée en d'autres termes, entre catégories majeures et mineures, entre classes ouvertes et fermées (même si les trois oppositions ne se recouvrent pas exactement). Sans entrer dans le détail d'un débat qui dépasse largement la problématique lexicalisation/grammaticalisation, nous rappellerons simplement que beaucoup admettent l'idée d'un continuum entre classes, plutôt que celle d'une frontière nette. En effet, si certaines catégories se placent assez facilement du côté lexical (les noms par exemple) ou grammaticales (les conjonctions), d'autres sont plus difficiles à étiqueter. C'est le cas des adverbes : ne penche du côté grammatical, mais les adverbes de manière en - ment inclinent plutôt du côté lexical. Il en va de même pour les verbes : un auxiliaire est-il « lexical » au même titre qu'un verbe plein, ou est-il plutôt « grammatical » ? Faut-il créer deux catégories ? De toute évidence certaines catégories sont mixtes, ce qui signifie que le continuum qui relie les différentes classes s'accompagne d'un effet de gradience au sein des catégories. On peut aussi envisager la question dans le cadre d'une approche prototypique : les items d'une classe affichent plus ou moins des traits définitoires de cette classe, traits qui permettent de distinguer classes lexicales et grammaticales (en particulier pour ce qui est du caractère concret/ abstrait). La distinction entre classes lexicales et grammaticales devient plus difficile encore lorsque l'on considère les expressions complexes. Le fait qu'elles soient composées de formes lexicales rend moins évident leur classement du côté « grammatical », même si elles s'apparentent, par exemple, à la catégorie préposition, comme à l'intérieur de, au lieu de … Les difficultés sont encore accrues pour certaines formations : bien que se rattachant du point de vue formel et distributionnel à l'une des catégories traditionnelles, elles n'en ont pas moins un statut fonctionnel spécifique. Nous pensons plus précisément aux « marqueurs de topicalisation », expressions du type au regard de, en ce qui concerne… (formellement des locutions prépositionnelles) : faut-il en faire une nouvelle catégorie ? Sont-elles plutôt lexicales ? grammaticales ? Les expressions complexes sont assurément au cœur de la problématique « lexical » / « grammatical », tant du point de vue de la forme même que de son processus de formation, comme nous allons le voir maintenant. De même que toute émergence d'une forme grammaticale n'est pas une grammaticalisation, toute émergence d'une forme lexicale n'est pas une lexicalisation. Envisageant les différents processus de formation des mots, Brinton & Traugott (2005 : 3344) retiennent comme cas de lexicalisations les dérivations et les compositions, car elles mettent en jeu un phénomène de fusion avec effacement des limites et baisse de la compositionnalité. Les conversions (qui dans les langues à faible inflection se traduisent par une dérivation zéro : up → to up the prices) ne sont retenues que s'il y a passage d'une catégorie mineure à une catégorie majeure, comme dans l'exemple ci-dessus (c'est dans ce cas le critère de la forme résultante — gain en lexicalité—qui l'emporte). Brinton & Traugott rappellent néanmoins que Lehmann exclut des lexicalisations les cas de conversions, car il n'y a pas unification de morphèmes. Cette unification (fusion, coalescence, « univerbation » ….) avec effacement des limites est au cœur du processus de lexicalisation, et même considérée par certains comme LE mécanisme caractéristique de la lexicalisation : pour Lehmann (2002 : 13), il est ainsi proprement inhérent à cette dernière si bien que « the coalescence of two grammatical morphemes must be called lexicalization ». Il cite comme exemple la formation du pronom indéfini anglais « himself ». Précisons pour la clarté de l'exposé que Lehmann (2002 : 15) conçoit la lexicalisation comme le processus selon lequel quelque chose devient lexical au sens large du terme, c'est-à-dire appartenant à l'inventaire des formes. Si l'unification est au cœur de la lexicalisation, elle est par ailleurs caractéristique de la grammaticalisation : « One area in which the linking of lexicalization and grammaticalization is especially apparent is in work on fusion, including what has been called freezing, univerbation, or bonding, depending on the type of item that undergœs boundary loss » (Brinton & Traugott 2005 : 62). Il est d'autres mécanismes qui peuvent intervenir dans les deux processus : réduction phonétique, réanalyse syntaxique, fossilisation, conventionalisation. Brinton & Traugott (2005 : 105109) établissent une liste des parallèles forts et des parallèles faibles entre grammaticalisation et lexicalisation. Parmi les premiers, ils mentionnent la fusion, la coalescence, la démotivation, la métaphorisation et la métonymisation. Parmi les seconds, ils citent la décatégorialisation, le blanchiment sémantique, la subjectification, la hausse de productivité et de fréquence, et la généralité typologique, phénomènes qui, tous, tendent à accompagner la grammaticalisation mais non la lexicalisation. De son côté, Himmelmann (2004 : 31-35) considère que lexicalisation et grammaticalisation diffèrent quant aux types d'expansion de contextes, et s'opposent sur le plan de la généralité lexicale, différence essentielle entre les deux. Lehmann (1989), qui considère que les deux sont des processus de réduction, précise que le phénomène n'intervient pas au même niveau : la grammaticalisation réduit l'autonomie d'une unité, tandis que la lexicalisation réduit sa structure interne. En outre, la lexicalisation agit dans le sens d'un degré plus élevé dans le caractère non analysable, irrégulier, de même qu'elle suppose une approche globale de la forme. À l'inverse la grammaticalisation conduit à plus de transparence, de régularité et de composition. On ne peut que constater combien les vues sont partagées en ce qui concerne la relation entre grammaticalisation et lexicalisation ainsi que les critères sur lesquels s'appuie l'évaluation. Il est d'ailleurs remarquable que, alors que Lehmann (2002) considère qu'une lexicalisation (sens large) peut conduire à une grammaticalisation, en constituer une phase préparatoire, comme dans le cas des prépositions complexes, Giacalone Ramat (1998 : 121-122) considère que, dans les stades finaux de la grammaticalisation, on observe divers cas de lexicalisation. D'une manière générale, les divergences tiennent à des vues différentes en ce qui concerne la nature des expressions résultantes (et plus généralement la notion de lexique), ainsi qu' à une appréciation variable des phénomènes qui sont communs ou non aux deux processus. Assurément cet article n'a pas proposé les clés pour classer sans hésitation l'évolution de telle forme du côté de la grammaticalisation, de la lexicalisation ou de la dégrammaticalisation. Ce n'était pas son but, et il n'est d'ailleurs pas sûr que l'on puisse y parvenir : les diverses approches, dont nous n'avons fourni qu'un aperçu, sont défendables, et les divergences résultent souvent de la pluralité des perspectives, ou de conceptions différentes du lexique (et de la grammaire). Nous espérons en revanche avoir mis au jour quelques points de rencontre, ou au contraire de séparation, entre les divers processus, et pointé quelques-unes des raisons pour lesquelles leurs relations sont complexes et difficiles à appréhender, ne se réduisant pas à une pure opposition et/ou à un simple recouvrement . | Prenant comme point de départ la grammaticalisation, l'article vise à éclaircir les rapports complexes qu'entretiennent la grammaticalisation, la lexicalisation et la dégrammaticalisation. On envisage pour cela les points de rencontre et de séparation entre ces différents processus, ainsi que certaines des approches qui tentent de les appréhender, et dont les divergences tiennent souvent à la pluralité des perspectives et des critères d'analyse. Il est montré que les relations entre les trois processus ne se réduisent assurément pas à une simple opposition et/ou recouvrement. | linguistique_10-0146691_tei_542.xml |
termith-685-linguistique | Les notions de généricité, de phrase générique et de syntagme générique n'ont pas bonne réputation en linguistique. On les voit généralement comme la manifestation d'une passion exagérée pour la formalisation et la « logique » des langues naturelles, et donc comme un phénomène marginal. Il est vrai que, bien souvent, leur étude s'est bornée aux phrases analytiques stricto sensu, et qui plus est, à sujet générique. Ce qui permettait en outre de rapprocher l'article défini qui y figurait du quantificateur universel ∀. Bien peu de linguistes, à ma connaissance, se sont penchés sur la place effective qu'occupent la généricité et les phrases génériques dans l'édifice langagier. La première section du présent travail examine brièvement les propriétés basiques des phrases génériques de bon aloi, et reprend une distinction classique entre différents types de généricité. La seconde section examine un cas de phrase générique non répertorié, lequel met en évidence la non nécessité d'un syntagme générique en position sujet. Dans la troisième section enfin, j'aborderai le rôle que jouent les phrases génériques en morpho-sémantique. La plupart des problèmes étudiés ici nécessiteraient clairement des développements plus importants. Mon seul but est d'attirer l'attention sur des phénomènes qui me paraissent non marginaux comme on l'a longtemps cru, mais centraux en sémantique. Les énoncés suivants : (1) Les chats chassent les souris. (2) Les éléphants sont rancuniers. (3) Les chimpanzés sont des singes. (4) Aucun célibataire n'est marié. (5) Les baleines sont des mammifères (6) Les enfants aiment les bonbons. (7) Les chats sont affectueux. (8) Les singes mangent des bananes. « classiques » de la « littérature » sur la généricité, illustrent de façon exemplaire la conception traditionnelle : est générique une phrase qui : a) Est vraie (en un sens qui reste à préciser); b) N'est pas événementielle; c) Possède un syntagme sujet générique, habituellement de la forme les N. Les points a) et b) sont des lieux communs des études sur la généricité, et tous les auteurs ayant abordé ce sujet – ainsi [Carlson, 1982 ], [Dahl, 1985 ], [Galmiche, 1985 ], [Kleiber, 1978 ], [Kuroda, 1973],...etc., ont insisté sur le fait que les phrases génériques ne concernent pas des événements spécifiques, mais des états de choses généraux et habituels. Les phrases génériques ne sont pas événementielles, mais dénotent des vérités générales : elles sont gnomiques .Pour ce qui est de c) – le sujet grammatical est un syntagme générique, c'est une des vulgates les plus diffusées, par exemple [Carlson, 1982 ], [Jackendoff, 1985 ], [Jespersen, 1971 ], [Mc Cawley, 1981] ,. .. etc. Ont pu contribuer à cet état de choses une certaine tradition syllogistique, ainsi que l'analyse des déterminants en termes de quantificateurs logiques. Quoi qu'il en soit, sera pour l'instant générique toute phrase possédant les traits a), b), et c). Je vais maintenant mettre en évidence les propriétés linguistiques de ces phrases génériques. Sur la base de ces propriétés, je proposerai une classification. Je montrerai ensuite que certaines phrases ne possédant que les traits a) et b), mais non c) manifestent cependant des propriétés analogues, et qu'on doit donc aussi les considérer comme génériques. Je me bornerai dorénavant à l'étude des phrases génériques vraies (ou présentées comme telles). Je rappelle qu'on distingue habituellement, parmi les phrases vraies ou valides, les phrases vraies a priori, et les phrases synthétiques. Est phrase vraie a priori tout phrase dont la valeur de vérité est indépendante de toute vérification empirique, et phrase synthétique celle dont la valeur de vérité n'est déterminable que par comparaison avec l'empiriquement vrai. Des deux énoncés Les chats ont quatre pattes et Colomb découvrit l'Amérique en 1492, seul le premier est a priori, le second étant synthétique. Les phrases vraies a priori se divisent à leur tour en phrases nécessairement vraies, généralement vraies et vraies par convention. Voici un exemple de chaque type respectivement : (9) Les autruches sont des oiseaux. (10) Les avions ont des ailes. (11) 2579 est un nombre premier. Les phrases comme (9) et (10) sont valides en vertu de la seule signification des mots qui les composent : ce sont respectivement les phrases analytiques et les phrases typifiantes a priori. Pour ce qui est de (11), sa valeur de vérité se fonde non sur une compétence linguistique, comme c'est le cas pour (9) et (10), mais sur une compétence mathématique, i.e. sur des conventions. Je laisserai de côté ici les phrases vraies par convention, et me bornerai de plus aux phrases génériques. Ce qui nous donne la classe des phrases génériques vraies a priori, laquelle se subdivise en phrases génériques nécessairement vraies (les analytiques, type A), les génériques généralement vraies (les typifiantes a priori, type B) et les génériques synthétiques (les typifiantes locales, type C). Voici un exemple de chaque type : (3) Les chimpanzés sont des singes (type A). (8) Les singes mangent des bananes (type B). (12) Les singes sont amusants (type C). Rappelons brièvement quelques unes des propriétés linguistiques les plus connues permettant de différencier ces trois types. Voici quelques-unes des différences les plus saillantes entre ces trois types de phrases génériques. (G 1) Déduction syllogistique et raisonnement in absentia : seul le type A permet des syllogismes logiquement valides. Les types B et C ne permettent que des raisonnements valides in absentia. En effet, alors que le syllogisme suivant est impeccable : (13) 1. Les chimpanzés sont des singes. 2. Cheetah est un chimpanzé. 3. (Donc) Cheetah est un singe. le raisonnement suivant semble moins assuré : (14) 1. Les singes sont amusants. 2. Cheetah est un singe. 3. (Donc) Cheetah est amusante. La différence est en fait une différence de nature. Alors que (13) est une authentique déduction, (14) n'est qu'un raisonnement conclusif, et qui paraît forcé si on tient à y voir une déduction. Ce que dit (14), c'est que les singes sont amusants, et que si aucune contre-indication factuelle ou situationnelle ne s'y oppose, il est probable que le singe Cheetah est amusant. Une conclusion plus acceptable serait, dans le cas de (14), quelque chose comme Il est vraisemblable que Cheetah est amusante. L'origine de cette différence apparaît clairement au vu de la propriété suivante : (G 2) Les phrases génériques de type B ou C admettent des exceptions sans perdre leur généricité, les phrases génériques de type A n'admettent aucune exception. On le vérifie sans peine sur les exemples suivants : (15) * Cheetah est un chimpanzé, mais ce n'est pas un singe. (16) Cheetah est un singe, mais elle ne mange pas de bananes. (17) Cheetah est un singe, mais elle n'est pas amusante. qui renvoient respectivement à (3), (8), et (12). (18) * C'est un canard, mais ce n'est pas un palmipède. (19) C'est un canard, mais il ne vole pas. (20) C'est un canard, mais il n'a pas de belles plumes. exemples qui renvoient cette fois à Les canards sont des palmipèdes (analytique), Les canards volent (typifiante a priori), Les canards ont de belles plumes (typifiante locale). On voit ainsi que, contrairement aux phrases analytiques (le type A), les phrases typifiantes (types B et C) présentent une généralité comme n'étant que probable, que de l'ordre du vraisemblable, et ne pouvant donc présenter que des conclusions valables in absentia, i.e. uniquement probables. Les phrases analytiques possèdent la stricte rationnalité du discours scientifique, alors que les phrases typifiantes ne permettent que le raisonnement discursif. Un discours fondé sur des phrases analytiques est logique, et non argumentatif. A l'inverse, un discours fondé sur des phrases typifiantes est argumentatif, mais ne peut être logique, puisqu'il laisse la porte ouverte à de possibles exceptions. (G 3) Les phrases génériques de type B et C se combinent généralement (!) avec des expressions adverbiales comme généralement, normalement, habituellement, en général, d'une façon générale. Cette combinaison est refusée par les phrases génériques du type A. (21) * (Généralement + habituellement + en général), les chimpanzés sont des singes. (22) (Généralement + normalement + d'une façon générale), les voitures ont quatre roues. (23) (Généralement + habituellement + d'une façon générale), les linguistes sont ennuyeux. On peut remarquer que ce critère semble être une conséquence prévisible du précédent, dans la mesure où les types B et C expriment une tendance simplement majoritaire d'une classe d'entités, alors que le type A présente une stricte quantification universelle, incompatible avec la vision sommairement globaliste des deux autres types. Nous y reviendrons plus loin. (G 4) La possibilité de SN spécifiques : seules les phrases typifiantes locales admettent les SN spécifiques, les types A et B ne les admettant pas. Je rappelle qu'une phrase générique du type Les SN sont P admet des SN spécifiques si un locuteur admettant cette généricité trouve sémantiquement acceptable la phrase Ce SN est P. La signification exacte de cette curieuse propriété apparaîtra plus loin. Dans le cas des phrases analytiques, elle signifie que dans une communauté linguistique pour laquelle Les chimpanzés sont des singes est générique, on trouvera bizarre d'asserter Ce chimpanzé est un singe. Plaçons -nous maintenant que dans notre monde occidental actuel, où Les voitures ont quatre roues est générique. Il s'agit alors d'une typifiante a priori (elle admet des exceptions). Supposons que j'apprenne à mon ami Georges que je viens d'acheter une voiture neuve, et qu'il me demande comment est cette voiture : je ne pourrai lui dire – sauf volonté d'ironie ou de moquerie – Cette voiture a quatre roues. Mais un SN spécifique sera tout à fait possible s'il s'agit de manifester une anormalité par rapport à la phrase générique correspondante, ainsi Cette voiture a six roues, c'est une tout-terrain. En revanche, dans le cas d'une phrase typifiante locale, par exemple Les éléphants sont rancuniers, rien n'empêche d'affirmer que Cet éléphant est rancunier, par exemple de la façon suivante : Les éléphants sont rancuniers, et celui -ci n'échappe pas à la tradition, il est rancunier. Le paragraphe précédent, partant de phrases considérées comme sans conteste génériques, et devant apparemment leur généricité à un syntagme générique (sujet en l'occurrence), établissait les propriétés des trois types de phrases génériques envisagés dans cette étude. Je procèderai maintenant à l'inverse : je montrerai que certaines phrases en certains possèdent les propriétés que nous avons dégagées, et doivent donc être considérées comme étant elles aussi génériques. Je partirai d'exemples comme : (24) Certains intellectuels sont d'extrême-droite. (25) Certains intellectuels sont aigris. (26) Certaines voitures ont trois roues. (27) Certaines voitures sont chères. Notons tout d'abord que si la phrase de base Les x sont P est générique, Certains x sont P n'est pas assertable. En d'autres termes, Certains chimpanzés sont des singes n'est pas une phrase sémantiquement bien formée. Plus, ce phénomène n'est pas dû à l'analycité de la phrase considérée. Toute personne considérant comme valide Les voitures ont quatre roues, ne peut cependant asserter Les voitures – enfin certaines voitures – ont quatre roues et conserver la généricité de Les voitures ont quatre roues. Or les phrases du type de (24) à (27) satisfont en fait à beaucoup des critères de la généricité. On notera qu'elles se présentent comme vraies, et qu'elles permettent au moins une interprétation non événementielle : elles représentent une propriété. Il y a plus : de façon surprenante, les phrases en Certains x. .. permettent une espèce de raisonnement in absentia (critère G 1). Supposons qu'on me demande mon avis sur Max, l'intellectuel bien connu. L'enchaînement ci-après constitue sans surprise une réponse tout à fait valide, reposant en fait sur un tel raisonnement in absentia : (28) Max est certainement aigri, certains intellectuels le sont. Ou encore, on me somme de caractériser la voiture révolutionnaire du prochain salon, à propos de laquelle je pourrai formuler, de façon analogue, le jugement suivant : (29) Elle a peut-être trois roues, certaines voitures ont trois roues. Bien sûr, le raisonnement est moins concluant avec Certains x. .. qu'avec par exemple Tous les x. .. Rien d'étonnant à cela : ce que l'on appelle raisonnement in absentia n'est tout bien considéré qu'une argumentation. Et dans ce domaine, Tous les x. .. est un argument supérieur à Certains x. .. comme le montre l'enchaînement par même : (30) Certains intellectuels, et même tous les intellectuels, sont aigris. On aura noté au passage une surprenante propriété de la langue. Dire d'une classe C d'entités, au moyen d'une phrase telle que celles qui viennent d' être vues, que certaines d'entre elles ont la propriété P, revient d'une certaine façon à qualifier la classe C tout entière. En effet, la généricité de la phrase en Certains. .. fait de l'appartenance à C un argument plausible pour la possession de P, et la teinte en quelque sorte de P-itude. C'est ce qui fait qu'une phrase comme Certains chiens attaquent l'homme, qui ne concerne en apparence qu'une sous-classe des chiens, peut cependant être avancée pour justifier une méfiance étendue à l'intégralité de la classe : Méfie -toi des chiens : certains attaquent l'homme. Passons maintenant au problème des éventuelles exceptions, i.e. à l'examen du critère (G 2). Remarquons que le problème n'est pas de montrer que dans la classe des entités x dont on prédit que Certains x sont P, il y a des x qui ne sont pas P, car il s'agit là d'un pur truisme. Ce qu'il faut en fait montrer, c'est que, dans le cas où ces certains x qui sont P renvoient à une classe par ailleurs identifiable, l'existence d'éventuelles exceptions n'invalide pas la phrase en Certains… Il en est ainsi en particulier chaque fois qu' à ces certains est associée une dénomination. Supposons en effet que les x qui sont P soient habituellement dénommés des y. A la phrase Certains x sont P est par conséquent associée la phrase cette fois à syntagme générique Les y sont P. On est alors en droit de s'attendre à une étroite parenté entre Certains x sont P et Les y sont P pour ce qui est des propriétés linguistiques. En voici un premier exemple. Considérons la phrase : (31) Certains entiers n'ont pas d'autres diviseurs qu'eux -mêmes et l'unité. De tels entiers sont bien connus : ce sont les fameux nombres premiers. A cette phrase correspond donc la phrase générique « standard » : (32) Les entiers premiers n'ont pas d'autres diviseurs qu'eux -mêmes et l'unité. Or (32) est analytique, et n'admet pas d'exceptions : on est alors conduit à voir également dans (31) une phrase analytique, et qui comme telle, n'admet pas d'exceptions. On ne peut pas être un entier premier et admettre d'autres diviseurs que soi -même et l'unité. Passons maintenant à des caractérisations qui induisent des phrases non pas analytiques, mais simplement typifiantes, que ce soit localement ou a priori. Considérons à ce titre : (33) Certaines voitures de cette série ont la direction assistée. (34) Certaines voitures de cette gamme consomment beaucoup. phrases auxquelles correspondent les versions génériques « standard » : (35) Les voitures X de cette série ont la direction assistée. (36) Les voitures Y de cette gamme consomment beaucoup. respectivement typifiante a priori et locale, avec possibilités d'exceptions : Or ce qui est tout à fait remarquable en l'occurrence, c'est que ces mêmes éventuelles exceptions sont possibles avec les versions en certains, comme on peut le constater sur : (39) Certaines voitures de cette série ont la direction assistée, sauf celles achetées à crédit. (40) Certaines voitures de cette gamme consomment beaucoup, sauf si elles marchent au fuel. En revanche, les phrases en Certains x ...ne satisfont pas le critère (G 3) : (41) ? ? (Généralement + habituellement), certains enfants aiment les bonbons. (42) ? ? (Normalement + d'une façon générale), certains mensonges ont leur utilité. (43) (*Généralement + *d'une façon générale + ??normalement), certains ouvrages sont reliés plein cuir. Examinons ce phénomène pour tenter d'en rendre compte. Notons que l'explication qui y verrait une incompatibilité entre généralement qui ne renverrait qu' à un phénomène général sur une classe, et certains qui ne mettrait en jeu qu'une propriété d'une partie de cette même classe, est par trop simpliste. On peut en effet remarquer que tous ne se combine pas non plus avec généralement, bien qu'il dise d'un phénomène qu'il est général sur toute une classe : (44) ? ? Généralement, tous les enfants aiment les bonbons. Pour résoudre ce problème, je ferai un détour par les phrases habituelles et leurs propriétés, étudiées entre autres par Carlson; 1982, Guericolas; 1987 et Kleiber; 1987. Étudiant les différences entre des phrases comme : (45) Max va au lycée (habituelle dispositionnelle). (46) Max va au lycée à pied (habituelle fréquentative). ces auteurs remarquent : a) que les habituelles dispositionnelles comme (45) admettent une pseudo-paraphrase par une structure attributive nominale, mais non les habituelles fréquentatives comme (46) : (45a) Max est lycéen. (46a) * Max est lycéen à pied. Et : b) que les habituelles fréquentatives admettent une paraphrase en Quand p, q impossible avec les habituelles dispositionnelles : (45b) * Quand Max va, c'est au lycée. (46b) Quand Max va au lycée, il le fait à pied. Or, fait extrêmement intéressant, seules les habituelles fréquentatives admettent la combinaison avec des adverbes comme généralement, habituellement, normalement : (45c) * (Généralement + habituellement + normalement), Max va au lycée. (46c) (Généralement + habituellement + normalement), Max va au lycée à pied. Je vais m'inspirer de ce qui précède pour traiter le problème qui nous occupe. A cet effet, je considèrerai les trois phrases : (47) Les castors construisent des barrages. (48) Certains castors mangent des carottes. (49) Certains castors construisent des barrages en pierre. La combinaison avec généralement – la seule que j'examinerai ici – conduit aux observation suivantes : (47a) Généralement, les castors construisent des barrages. (47b) Les castors construisent généralement des barrages. (48a) * Généralement, certains castors mangent des carottes. (48b) ? ? Certains castors mangent généralement des carottes. (49a) * Généralement, certains castors construisent des barrages en pierre. (49b) Certains castors construisent des barrages généralement en pierre. Ces exemples conduisent à deux remarques : d'une part, et assez visiblement pour des questions de portée, la combinaison de (47), (48), et (49), avec généralement dépend de la place de cet adverbe dans la phrase. D'autre part, ces trois phrases admettent la paraphrase par une structure attributive nominale : (47c) Les castors sont des constructeurs de barrages. (48c) Certains castors sont des mangeurs de carottes. (49c) Certains castors sont des constructeurs de barrages en pierre. Ce qui tendrait à les rapprocher des habituelles dispositionnelles. Il est en fait erroné de considérer que la combinaison avec généralement a quelque chose à voir avec le caractère dispositionnel. En effet, selon les critères énoncés plus haut, Max aime le chocolat est une phrase dispositionnelle, non combinable avec généralement. Mais une phrase comme Les enfants aiment le chocolat est tout aussi dispositionnelle que la précédente, et se combine cependant avec l'adverbe en question. En fait, généralement n'est possible qu'avec des structures paraphrasables en si p, q – le si pouvant être temporel dans le cas par exemple des habituelles fréquentatives. L'adverbe commente alors le caractère générique du lien entre p et q : si on a p, c'est généralement le cas qu'on ait q. (47) admet une telle paraphrase : « Si x est un castor, x construit des barrages », mais non (48), on le constate immédiatement. En revanche, on a pour (49) : « Si certains castors construisent des barrages, ceux -ci sont en pierre ». D'où les phénomènes signalés : (47) se combinera avec l'adverbe, de même que (49), mais non (48). Pour ce qui est de la place, la règle semble être que généralement peut « monter » jusqu' à occuper la place qui précède directement le segment quantifié sur lequel il porte. D'où la convergence entre (47a) et (47b), et la divergence entre (49a) et (49b). On voit ainsi que le critère de la combinabilité avec généralement n'est pas un critère simple de généricité. Tout ce que permet de dire ce critère, c'est que sa satisfaction ne peut être due à la présence d'un syntagme en certains. Naturellement, on est amené à se poser la question du type de généricité des phrases en Certains x. .. Nous avons vu qu'elles peuvent être analytiques.Lorsqu'elles ne le sont pas,il reste à déterminer si elles appartiennent au type B (typifiantes a priori) ou du type C (typifiantes locales). C'est ainsi qu'on peut penser à appliquer le critère (G 4) relatifs aux SN spécifiques. On obtient : (50) Certains enfants aiment les bonbons. (51) Cet enfant aime les bonbons. (52) Certains livres sont luxueusement reliés. (53) Ce livre est luxueusement relié. Ce qui semblerait prouver que les phrases en Certains x sont P sont des génériques typifiantes locales. Cette conclusion (provisoire) ne laisse pas de surprendre, et invite à examiner le phénomène de plus près. Soit en effet les deux phrases : (54) Certains Français sont blonds. (55) Certaines voitures ont six roues. Or [Kleiber, 1978] observe qu'on ne peut interroger que les phrases génériques typifiantes locales, jamais les a priori, qu'elles soient d'ailleurs analytiques ou seulement typifiantes. Ce qu'illustrent les exemples ci-après : (56) * Est -ce que les chimpanzés sont des singes ? (57) * Est -ce que les castors construisent des barrages ? (58) Est -ce que les linguistes sont sympathiques ? Appliquons ce critère à nos exemples, on obtient le curieux résultat suivant : (59) * Est -ce que certains français sont blonds ? (60) Est -ce que certaines voitures ont six roues ? C'est qu'en fait (54) et (55) présentent une différence fondamentale qui n'est pas immédiatement perceptible. Elle réside en ce que connaître le sens du mot voiture c'est admettre l'existence d'une phrase générique valide Les voitures ont quatre roues attachée à ce terme, phrase typifiante a priori. Une telle phrase est susceptible d'admettre des exceptions : c'est précisément à de telles exceptions que renvoie Certaines voitures ont six roues. Rien de tel en revanche dans le cas de (54). Car connaître le sens du mot Français, c'est être capable d'attacher à ce terme des phrases comme Certains Français sont blonds, bruns, roux, …etc. Mais il n'existe pas, comme pour (54), de phrase en Les Français sont C, où C serait une couleur de cheveux stéréotypique du français, couleur par rapport à laquelle être blond constituerait une éventuelle exception. Appelons extensive une phrase générique de type Les N sont P, et partitive une phrase générique de type Certains x sont P. Les critères habituels distinguant les divers types de généricité montrent donc que dans le cas des phrases partitives comme dans celui des extensives, il y a des partitives analytiques (Certains entiers n'ont pas d'autres diviseurs qu'eux -mêmes et l'unité); des partitives typifiantes a priori, lorsque Certains x sont P s'oppose à d'autres partitives Certains x sont Q; et des partitives typifiantes locales, lorsque Certains x sont P dénote une exception par rapport à Les x sont Q. Au vu de ce qui précède, le concept de généricité n'est pas sans poser quelques problèmes. Il est en effet habituel de décrire les génériques du type Les x sont P comme attribuant à la classe C des x la détention de la propriété P. Dans le cas d'une analytique, cette analyse ne pose guère de problème. La simple appartenance à C confère à une entité x la propriété P, selon le mécanisme logique bien connu. Mais dans le cas d'une typifiante, le problème est plus complexe, puisque l'existence d'éventuelles exceptions oblige à dire de P qu'elle n'est que majoritaire. Mais on peut encore parler de P comme qualifiant « globalement » la classe C. Que dire alors d'une générique partitive en Certains. .. ? Quel mécanisme bizarre lui confère une généricité que sa forme superficielle semble démentir d'entrée ? Est-il possible, dans de telles conditions, de donner une définition unique de la généricité ? Pour répondre à ces différentes questions, je reprendrai une étude déjà ancienne de [Geach, 1967 ], reprise par [Ducrot, 1970 ], dans laquelle Geach étudie des énoncés du type de Certains amis sont venus me voir ou Quelques chats sont blancs. Geach y critique la doctrine de la distribution selon laquelle, dans de tels énoncés, les syntagmes nominaux Certains amis, Quelques chats ,...etc., réfèrent, i.e. ont pour fonction sémantique de désigner certains éléments de l'univers du discours, de délimiter l'extension d'un concept. En disant Certains amis sont venus me voir, je vous parle de certains de mes amis à propos desquels je prédique qu'ils sont venus me voir, selon une analyse en sujet-prédicat tout à fait parallèle à celle de Pierre est venu me voir. Or cette analyse échoue à rendre compte de phénomènes comme la divergence de comportement entre : (61) Mon ami r a vu ce film et il r l'a aimé. (62) Mon ami r a vu ce film et mon ami r l'a aimé. (63) Certains amis r ont vu ce film et ils r l'ont aimé (Ducrot; 1970). (64) Certains amis r ont vu ce film et certains amis s l'ont aimé. Alors que dans (61) Mon ami et il co-réfèrent, ainsi que Mon ami et mon ami dans (62), (63) et (64) divergent. Certains amis et ils co-réfèrent dans (63), alors que les deux occurrences de Certains amis de (64) ne sont pas co-référentielles. A l'inverse, Geach analyse un énoncé comme Certains amis sont venus me voir comme référant fondamentalement à la classe de mes amis, dont je dis que certains sont venus me voir (ou des amis qui sont venus me voir, dont je prédique que ce sont certains). On peut remarquer que certaines propriétés linguistiques vont dans le sens de Geach. Selon son analyse en effet, les phrases en Certains x. .. ont la classe des x comme thème, et Certains ...comme propos. On constate effectivement que certains – mais également beaucoup – sont possibles dans les positions correspondant à un tel découpage, mais n'aiment guère le découpage inverse : (65) (Certains + beaucoup) de ces verbes possèdent une propriété caractéristique. (66) Quant à ces verbes, (certains + beaucoup) possèdent une propriété caractéristique. (67) * Quant à (certains + beaucoup), ces verbes possèdent une propriété caractéristique. Enfin, on peut reprendre Certains x par anaphore pronominale, mais aussi x seul, comme illustré sur : (59) [Certains [éléphants] r] s vivent centenaires, et alors ils r meurent d'un seul coup. (60) [Certains [éléphants] r] s vivent centenaires, mais en général, ils s vivent moins longtemps. On voit donc, à la lumière de l'analyse de Geach, le mécanisme qui concourt à la généricité des phrases Certains x sont P. De telles phrases attribuent à la classe des x la propriété [certains sont P ]. Mais cela seul ne suffit pas à assurer la généricité, si du moins nous voulons caractériser non seulement la classe dans son ensemble, mais aussi chacun de ses éléments. Nous y parviendrons en fait en établissant entre la généricité et le raisonnement conclusif le lien suivant : (Déf) Une phrase G est générique si : G est présentée comme valide. G n'est pas événementielle, mais est une phrase-propriété (stative). G fait intervenir une classe C d'entités et une propriété P telles que l'appartenance d'une entité x à la classe C est un argument pour que x possède la propriété P. De ce point de vue, les génériques analytiques sont bien des génériques, mais d'un type particulier : elles ne correspondent en effet pas à une argumentation, mais à une implication. D'après cette définition, les phrases Certains x sont P – mais sans doute également La plupart des x sont P, Tous les x sont P, Beaucoup de x sont P – ont autant droit que Les x sont P à l'appellation de « phrase générique ». On en déduit que dans de telles phrases, le syntagme nominal n'est pas à proprement parler un marqueur de généricité, mais un marqueur de type de généricité, ainsi qu'un indicateur de force argumentative. Certaines phrase génériques fournissent un argument plus fort que d'autres également génériques. Avant d'examiner quelques problèmes de morpho-sémantique, je ferai tout d'abord le lien entre certains types de propriété et la généricité. Reprenant et précisant des distinctions que j'ai fréquemment utilisées, je distinguerai et opposerai : a) Les propriétés essentielles et les propriétés accidentelles : on considère habituellement que P est une propriété essentielle de la classse C si elle est commune aux éléments de C, et qu'elle est accidentelle si elle n'est partagée que par les éléments d'une sous-classe de C. De ce point de vue, « respirer l'oxygène de l'air » est une propriété essentielle de la classe des humains, et « faire de la pêche sous-marine » une propriété accidentelle de la même classe. Or cette « définition » est en fait problématique. Considérons en effet un chat quelconque : on ne s'étonnera pas qu'il ait quatre pattes, il s'agit donc d'une propriété intrinsèque essentielle de la classe des chats. Supposons que ce même chat perde une patte dans un accident : non seulement il ne perd pas son statut de chat, mais l'existence d'un tel chat à trois pattes ne remet pas en question le caractère constitutif que constitue la possession pour un chat de quatre pattes en bonne et due forme. On voit immédiatement que la définition de essentiel/accidentel passe par les phrases génériques, ce qui donne : (Déf) P est une propriété essentielle d'une classe C si Les x sont P est une phrase générique valide. P est une propriété accidentelle de C si Certains x sont P est générique valide, Les x sont P n'étant évidemment pas valide. b) Les propriétés intrinsèques et les propriétés extrinsèques : est propriété intrinsèque d'une entité toute propriété qui en est constitutive. Une propriété qui n'est pas intrinsèque sera extrinsèque. C'est par exemple une propriété intrinsèque d'un livre qu'il ait des pages, mais c'est en revanche une propriété extrinsèque qu'un livre soit relié plein cuir ou ait une reliure en carton. Or il est clair qu'on ne remet pas en question la possession par une entité d'une propriété intrinsèque. C'est pourquoi on ne dira jamais des choses comme Max est maladif, mais l'est-il aujourd'hui ?. Dans le cas de classes ou de sous-classes, cette remarque nous mène à la définition de intrinsèque/extrinsèque suivante : (Déf) P est une propriété intrinsèque d'une classe C si la phrase reliant C à P est typifiante a priori. Si cette phrase est typifiante locale, la propriété est extrinsèque. Il y a donc une correspondance parfaite entre les propriétés et les phrases génériques : les propriétés intrinsèques essentielles sont représentées par des génériques extensives typifiantes a priori (Les voitures ont quatre roues), les intrinsèques accidentelles par des génériques partitives typifiantes a priori (Certains Français sont blonds), les extrinsèques essentielles par des génériques extensives typifiantes locales (Les chats sont affectueux), et les extrinsèques accidentelles par des génériques partitives typifiantes locales (Certains voitures ont six roues). Nous allons maintenant traiter quelques problèmes de morpho-sémantique précisément par le biais des phrases génériques et des définitions ci-dessus. La morphologie fait souvent figure de parent pauvre dans la plupart des grammaires. Ainsi la Grammaire française de [Togeby, 1985] – pourtant excellente sous bien des rapports – expédie en quelques lignes le problème de la formation et de l'existence d'adjectifs à préfixe négatif in - : « ...Les deux préfixes négatifs in - et anti - s'ajoutent uniquement à des noms (substantifs ou adjectifs). .. in - se joint surtout à des adjectifs...Il existe aussi des adjectifs simples qui admettent le préfixe in - : indigne, inégal ,. .. » (p. 15). Or cette explication non seulement n'explique rien, mais est partiellement fausse. Il y a, en effet, certains « trous lexicaux » relatifs à cette préfixation négative en in -. Ainsi – ce qui pose les limites de la conception classique de la morphologie comme passage formel d'un mot à un autre – il y a une liste non négligeable de mots à préfixe négatif in - et pour lesquels cependant la contre-partie positive n'existe pas. Par exemple la série : (* colore, incolore), (* forme, informe), (* mense, immense), (* odore, inodore), (* sapide, insipide). Notons que de tels adjectifs s'appliquent – ou s'appliqueraient – à des objets. Or un objet n'est appréhendé comme tel qu'au travers de nos cinq sens, i.e. si et seulement si il possède une couleur, une dimension, une forme, une odeur, une saveur. En d'autres termes, les phrases condensées dans : (61) Les objets ont une (couleur + forme + dimension + odeur + saveur). sont des phrases génériques extensives, et elles représentent des propriétés essentielles intrinsèques.Vu qu'il existe des objets sans forme précise, ou sans couleur, ce sont des phrases typifiantes a priori, qui admettent donc des exceptions. Or l'étude que nous avons menée des phrases génériques nous conduit à deux règles : (R 1) On ne peut prédiquer d'une entité une propriété intrinsèque essentielle, i.e. qui vient d'une phrase générique extensive typifiante a priori, puisque de telles phrases ne permettent pas les SN spécifiques. (R 2) Dans le cas de phrases génériques typifiantes, on peut dire d'une entité qu'elle s'écarte de la norme de sa classe d'appartenance, qu'elle est une exception. En d'autres termes, les phrases condensées en : (62) Certains objets n'ont pas de (couleur + dimension + forme + odeur + saveur). sont des génériques partitives typifiantes locales. Elles définissent dans le monde des objets des propriétés accidentelles, que rien n'empêche, on l'a vu, de prédire d'entités particulières : les génériques partitives admettent les SN spécifiques. Concluons : (R 1) fait qu'un objet ne peut être ni colore, ni forme, ni mense, ni odeur, ni sapide, mais (R 2) autorise une objet à être exceptionnel, anormal, et à être donc incolore, informe, imense, inodore, ou insipide. Une fois ces règles mises en évidence, on s'aperçoit qu'elles permettent d'expliquer d'autres cas non moins insolites, ainsi par exemple des doublets atypiques comme (taché, * intaché) versus (maculé, immaculé). Supposons que intaché existe : il signifierait alors le contraire de taché, i.e. « qui n'est pas souillé par des taches ». Mais nous avons des choses une conception que l'on pourrait qualifier de virginale : si nous parlons de maisons en général ou de voitures, il s'agit naturellement de maisons en bon état et de voitures intactes. C'est l'idée banale de la pureté originelle. En bref, la phrase générique : (63) Les choses sont intachées (= « pures »). non seulement est valide (et extensive), mais dénote une propriété intrinsèque, et est donc typifiante a priori. Elle n'autorise donc pas l'usage de intaché puisqu'elle n'admet pas les SN spécifiques (règle (R 1)). On ne dit pas intaché parce qu'il s'agit là de l'état normal des choses de ce monde, au yeux de la langue du moins. Comment se fait-il alors que l'on ait immaculé ? En effet, maculé est très proche par le sens de taché, et l'application de (R 1), qui interdisait intaché devrait de la même façon empêcher immaculé. En fait, immaculé ne signifie pas exactement « sans tache », mais plutôt « sans absolument aucune tache ». Ce n'est donc pas (R 1) qui s'applique au travers de la générique extensive Les choses sont pures, mais (R 2) via cette fois la générique partitive Certaines choses sont plus pures que d'autres : laquelle admet bien sûr, les SN spécifiques. Les grammaires ne voient habituellement pas de problème particulier dans la formation des noms d'agent en – eur. Ainsi, Grevisse affirme du suffixe - eur qu'il « ...s'ajoute aux verbes et aux noms et donne maintenant des noms d'agent. .. » (Le bon usage, 1980, p. 104). On remarque immédiatement que, en se bornant aux verbes, le dérivé n'a de chances d'exister que si le verbe est agentif. On n'a ni alleur, ni veneur, ni boiteur, ni tombeur, et encore moins frissonneur ou transpireur. Ce qui ne nous tire pas d'affaire pour autant. Il est usuel de définir un V-eur comme quelqu'un « qui a la propriété de V-er ». Cette définition s'applique certes dans un nombre important de cas, ainsi : travailleur à mi-temps = « qui travaille à mi-temps », nageur = « qui nage », prêteur sur gages = « qui prête sur gages » ,...etc. Mais beaucoup d'exemples s'écartent de cette norme : soit le dérivé n'existe pas seul (* parleur / beau parleur), soit le sens n'est pas celui qui est attendu. Ainsi voyeur, qui ne signifie jamais « qui voit », ou faiseur, dont le sens n'est pas « qui fait ». C'est à quelques uns de ces cas que je vais me consacrer à présent. Un premier cas sera l'impossibilité d'énoncés comme Mon fils est un mangeur alors qu'on a très bien en revanche Mon fils est un gros mangeur. A la lumière du paragraphe précédent, on voit ce qui se passe. L'énoncé : (64) Les hommes mangent. avec manger = « ingérer des aliments », est une phrase générique extensive typifiante a priori, dénotant une propriété intrinsèque essentielle. Il est dans la nature même du genre humain qu'il ait à se nourrir. A ce titre, et selon (R 1), elle n'admet pas les SN spécifiques. On ne peut dire Mon fils mange, et donc Mon fils est mangeur – qui en est la transposition directe – est également exclu. En revanche, des phrases comme : (65) Certains hommes mangent beacoup. (66) Certains hommes mangent (des frites + des grenouilles + de la choucroute). sont également génériques mais cette fois partitives, les extensives correspondantes n'étant pas valides. Elles admettent les SN spécifiques, à savoir gros mangeur et mangeur de (frites + grenouilles + choucroute). On a un phénomène analogue pour buveur. Boire est en effet ambigu entre boire 1 = « ingérer des liquides », et boire 2 = « ingérer de l'alcool ». L'homme devant boire 1 par nature, buveur ne signifiera donc jamais, en vertu de (R 1), « qui ingère des liquides ». On aura en revanche buveur (d'eau + de lait), selon (R 2), puisque cette spécialisation de boire 1 correspond à des phrases génériques partitives. De la même façon, on aura un (gros) buveur = « qui boit 2 (beaucoup) », puisqu' à boire 2 correspond la phrase partitive Certains hommes boivent 2 (beaucoup). Généralisons : un nom d'agent de type V ‑ eur correspond : A une interprétation agentive du verbe V de base. A une interprétation de V issue d'une phrase générique partitive, i.e. renvoyant à une propriété accidentelle. Lorsque ces deux propriétés ne sont pas remplies, le nom d'agent n'existe pas. On comprend alors pourquoi un voyeur ne sera jamais quelqu'un qui possède la vue, mais nécessairement une personne qui est agent de sa vision, donc qui regarde; et qui regarde certaines choses que d'autres ne regardent pas. Soit maintenant le cas de pleurer. Dans son sens normal, il s'agit d'un verbe ergatif, et le nom d'agent n'existe pas. Une phrase comme Ce bébé est un gros pleureur est étrange. Mais on a bel et bien pleureuse pour désigner la profession (caractère agentif et intrinsèque) peu courante (phrase générique partitive) qui consiste à être rémunéré pour pleurer dans les enterrements. Dernier point : j'ai dit que ces noms d'agent désignaient des propriétés accidentelles. Or, pour reprendre une remarque antérieure, ces propriétés peuvent être aussi bien intrinsèques qu'extrinsèques. Ainsi danseur désigne aussi bien l'aptitude à danser (propriété intrinsèque) – d'où son utilisation pour désigner la profession – que celui qui danse occasionnellement (propriété extrinsèque) . | Cet article se propose de remettre en question l'hypothèse généralement implicite de la nécessité de la présence d'un syntagme générique (la plupart du temps en position sujet) pour assurer la généricité d'une phrase. Après avoir mis en évidence les principales propriétés des phrases génériques habituelles, l'article examine en détail les caractéristiques des phrases gnomiques de la forme Certains x sont P, et montre qu'elles satisfont en fait les mêmes critères que ceux évoqués pour les phrases génériques standards. De telles phrases sont donc également génériques, et amènent donc à reconsidérer les définitions habituelles de la généricité, et la classification des différents types de généricité. Dans un dernier paragraphe enfin, l'article montre le rôle joué par les phrases génériques en général dans les problèmes de morpho-sémantique, ainsi le préfixe négatif in- du français, et les noms d'agent en -eur. | linguistique_524-06-10555_tei_643.xml |
termith-686-linguistique | Je ne suis pas spécialiste de Molière. Je n'appartiens même pas à la glorieuse cohorte des « littéraires ». C'est donc à mes risques et périls que je me hasarde timidement sur un terrain qui n'est, en principe, pas le mien. Les risques ? Ils sont réels : le principal est lié à la connaissance insuffisante de la bibliographie. Il y a, me dit un spécialiste reconnu, plus de 10 000 travaux consacrés à Molière. Il n'est pas impossible que les petites rêveries auxquelles je me suis laissé aller aient déjà été faites par tel thésard de l'Arkansas (ou de Besançon…) ou dans tel articulet d'une revue néo-zélandaise (ou poitevine…). J'ai pris quelques précautions, certes : les éminents spécialistes que j'ai consultés m'ont fait part – non sans les précautions d'usage – de l'absence assez générale de curiosité pour l'onomastique moliéresque. L'article de Jean Serroy (2000) – à ma connaissance le seul parmi les productions récentes à prendre pour objet spécifique et exclusif quelques noms propres moliéresques – ne cite que les éditions, leurs notes (souvent bien décevantes), les dictionnaires de l'époque et quelques textes littéraires, contemporains, antérieurs ou postérieurs. Les quelques sondages que j'ai faits sur différents sites Internet m'ont pour l'essentiel laissé sur ma faim. Mais le risque subsiste, sournois. À vrai dire, mes curiosités étaient au départ très limitées : quelques-uns des noms propres de trois pièces : Le Misantrope, George Dandin, Le Bourgeois gentilhomme. Toutefois, dans l'espoir de trouver quelques éléments de confirmation à mes modestes spéculations, j'ai fait l'effort de constituer un inventaire exhaustif – au moins dans mes intentions – des noms de personnages de l'ensemble des pièces de Molière. Faute de place, cet inventaire ne peut être reproduit ici. Je dois l'avouer : la consultation de cette longue liste n'a apporté à mes hypothèses de départ sur les noms que j'avais retenus ni confirmation nette, ni infirmation décisive. Tout au plus, sur deux points – j'y reviendrai – l'ombre d'une indication. Cependant, l'inventaire en lui -même donne lieu à quelques remarques qui, pour être faciles, n'en sont pas moins intéressantes. Voici celles qui me paraissent les moins négligeables. 1. L'inventaire des noms propres moliéresques est assez peu abondant : 282 formes différentes pour 33 pièces. Mais qu'on y prenne garde : cet inventaire des noms propres ne correspond pas à celui des personnages. D'une part certains personnages – généralement très fugitifs – ne bénéficient pas d'un nom propre : ils n'apparaissent pas dans mon inventaire. On constate d'autre part que 34 noms sont communs à des personnages apparaissant dans des pièces différentes : s'il n'y a que deux Anselme, Ariste et Dorimène, il y a trois Angélique comme trois Cléante, quatre Clitandre et même sept Sganarelle et autant de Valère. En sorte que le nombre des personnages s'élève finalement à 340 – ce qui est plus compatible avec le nombre des pièces : elles ont en effet un peu plus de 10 personnages (précisément 10,3) en moyenne. Il serait naturellement intéressant de poser la question des éventuels traits communs entre les personnages qui, dans des pièces différentes, portent le même nom. Travail que je laisse à d'autres, non sans soupçonner que les résultats seraient assez différents selon les noms. On pourrait par exemple se demander s'il n'y a pas un seul nom Sganarelle porté par le même (?) personnage revenant dans plusieurs pièces. Inversement, la pluralité des sept Valère – ou de tel nombre d'entre eux – serait peut-être retenue. 2. Il est aisé de faire un classement sommaire des noms propres de l'inventaire. Ils se répartissent assez commodément entre les classes suivantes : 2.1. Accèdent au statut de noms propres un certain nombre de noms communs déterminés par l'article défini. Encore faut-il distinguer entre plusieurs cas. Et commencer par éliminer de cette classe les noms tels que La Flèche, La Grange, La Merluche, La Montagne, La Ramée, La Rapière, La Rivière, La T(h)orillière, La Violette et L'Espine. Pour ceux -là, l'article est intégré au nom propre, comme pour les noms de villes tels que Le Mans ou Le Havre (dont le comportement morpho-syntaxique n'est pourtant pas exactement identique). La Grange a une variante De la Grange, qui indique clairement l'intégration totale de l'article au nom propre. L'ensemble de ces noms doit donc être versé dans la classe 2. 3. 2, qui se caractérise par son apparence patronymique. On sait d'ailleurs que deux d'entre eux au moins (La T(h)orillière et (de) La Grange )ont été dans l'univers mondain d'authentiques patronymes : ceux de comédiens de la troupe de Molière. – Un détail au passage, que je livre sans commentaire : dans cette sous-classe de noms propres, le genre féminin est le seul à être représenté, même si tous les personnages désignés sont des hommes… Restent les cas où l'article défini fonctionne bien comme tel. On l'observe dans les conditions suivantes : 2.1.1. Accèdent au statut de personnage des entités dont l'humanisation est dûment signalée par un nom qui, introduit par l'article défini et muni d'une majuscule, prend le statut de nom propre : c'est le cas pour La Comédie, La Musique et Le Ballet dans L'Amour médecin, L'Amour dans Psiché et La Nuit dans Amphitryon. Le Zéphire et Le Dieu d'un fleuve de Psiché ainsi que La Statue du Commandeur de Dom Juan représentent des cas voisins. 2.1.2. Plusieurs titres prennent, toujours sous l'effet de l'article défini, le statut de nom propre. Sauf dans les deux cas de La Princesse d' Élide et de La Comtesse d'Escarbagnas dans les pièces dont elles sont les éponymes, le titre déterminé par l'article constitue à lui seul le nom propre du personnage, dont le patronyme ou la désignation nobiliaire restent non dits. C'est le cas pour Le Commissaire dans L'Avare, Le Comte et Le Vicomte dans La Comtesse d'Escarbagnas, Le Marquis dans la Critique de l' École des femmes, L'Opérateur dans L'amour médecin, Le Roy dans Psiché, Le Sénateur dans Le Sicilien. 2.2. Prend également le statut de nom propre le nom Maistre, sans article, dans deux types de distributions et avec deux sens différents. Dans L'Avare il introduit un prénom : Maistre Jacques et Maistre Simon. Dame, dans l'unique Dame Claude, est son équivalent féminin. Dans Le Bourgeois gentilhomme, il désigne les praticiens de différents métiers, transformant en nom propre l'énonciation de leur profession : Maistre à dancer, Maistre d'armes, Maistre de musique, Maistre de philosophie, Maistre Tailleur. 2.3. Certains noms propres moliéresques présentent une ressemblance plus ou moins forte avec les noms propres de l'univers mondain de l'époque. On distingue les cas suivants : 2.3.1. Le nom propre se trouve réduit au seul prénom. Il est le plus souvent bien français, avec pas mal d'hypocoristiques morphologiquement divers. Mais il y a aussi plusieurs prénoms d'origine étrangère, espagnole ou italienne, voire arabe. Je les énumère, sans faire ces distinctions à peu près évidentes, par ordre alphabétique. On rencontre ainsi Agnès, Alain, Albert, André, Angélique, Anselme, Armande, Carle, Cathau et Cathos, Charlotte, Claudine, Colin, Corine, Dorine, Élise, Elvire, Enrique, Flipote, Francisque, Georgette, Géronimo, Gros-René, Gusman, Hali, Henriette, Hiacinte (qui, dans Les Fourberies de Scapin, est une femme : cas non unique de prénom épicène), Horace, Hypolite (personnage féminin de L' Étourdi), Ignès, Isabelle, Isidore (encore une femme, dans Le Sicilien), Jacqueline, Jeannot, Julie, Julien, Léonor, Lisette et Lysette, Louison, Lucas, Lucette, Lucile, Magdelon, Mariane, Marinette, Marotte, Martine, Mathurine, Nicole, Octave, Périn, Pierrot, Sabine, Silvestre, Thibaud, Toinette et Zerbinette. Pernelle est le seul prénom – s'il est authentiquement tel – à être présenté par le titre Madame. Les prénoms espagnols – francisés ou non – Alonse, Alphonse, Carlos, Juan, Louis et Pedre sont précédés par le titre Dom. 2.3.2. Le nom se réduit à un patronyme. J'entends par là une forme susceptible d' être interprétée comme un patronyme vraisemblable. On observe d'une part les cas de Béjart et Brécourt (noms de comédiens de la troupe de Molière), d'autre part les noms en La signalés au début de la rubrique 2.1, ainsi qu'un certain nombre d'autres noms : Du Bois, Du Croisy, Jodelet, Molière (qui, on s'en souvient, est un personnage de L'Impromptu de Versailles). On peut ajouter à cette liste les noms de Mascarille, Tartuffe, Trissotin, Trufaldin et Vadius, que leur aspect formel et leur étymologie plus ou moins transparente peuvent faire tenir pour des sobriquets diversement désobligeants. Mais n'est -ce pas le cas pour un grand nombre de patronymes, eux aussi originellement sobriquets ? On peut aussi songer à les renvoyer à la classe 2.4. 2.3.3. Toujours réduit au patronyme, le nom est précédé selon le sexe et, pour les femmes, selon l' âge ou le statut social par les titres Monsieur, Madame et Mademoiselle. Si on ne dénombre pas moins de vingt Monsieur + patronyme, il n'y a que deux Madame + patronyme (le patronyme est dans les deux cas – Madame de Sotenville et Madame Jourdain – celui de l'époux). Les Mademoiselle + patronyme sont au nombre de six.Ces six noms sont d'authentiques noms propres mondains. On peut ajouter à cette liste les trois Dom introduisant un nom propre qui semble être plutôt un patronyme qu'un prénom : Dom Alvar, Dom Garcie et Dom Lopes. 2.3.4. Restent deux cas : ceux de George Dandin et de Thomas Diafoirus. Ils constituent une exception remarquable dans l'onomastique moliéresque : l'énonciation cumulée du prénom et du patronyme. C'est dire l'intérêt que présentent ces deux noms, et surtout le premier, qui donne son titre à la pièce où il apparaît. 2.4. Un grand nombre de noms appartiennent à un inventaire spécifique, réservé aux personnages de théâtre. Ces noms ont la particularité d'échapper aux règles de l'onomastique mondaine : ils ne sont ni prénoms, ni patronymes, mais désignations uniques du personnage. Celui -ci peut d'ailleurs, dans son éventuelle existence mondaine en dehors de la pièce, porter un autre nom, conforme aux règles habituelles. Le cas d'une telle évocation, à vrai dire très paradoxale, est à ma connaissance unique dans l‘œuvre de Molière. On la trouve dans la bouche de Lubin à propos du Clitandre de George Dandin : C'est le Seigneur de nostre pays, Monsieur le Vicomte de chose… Foin je ne me souviens jamais comment diantre ils baragouynent ce nom là, Monsieur Cli… Clitande (sic) (I, 2, p. 26). Ainsi Clitandre n'est que le nom du personnage sur la scène. Il a dans la vie « réelle » qui lui est ici fugitivement prêtée un autre nom : « le Vicomte de chose », où chose n'est pas le substitut de Clitandre – *le Vicomte de Clitandre est une expression totalement impossible dans le discours théâtral de l'époque –mais du nom nobiliaire du personnage, qui ne sera jamais énoncé. On remarquera qu'on ne sait pas trop quel est, de ces deux noms, celui dont le pauvre Lubin dit ne pas se souvenir : car il a oublié les deux, le premier totalement, le second partiellement. Appartiennent à cette classe un grand nombre de noms moliéresques. Pour quelques-uns on peut hésiter entre les classes 2.3.1 ou 2.3.2 et la classe 2.4. Plusieurs critères peuvent intervenir. La pièce dans laquelle ils apparaissent lève parfois l'ambiguïté : l ' Arsinoé et l ' Éliante du Misantrope ne peuvent guère être – compte tenu du statut des autres noms propres de la pièce – que des noms spécifiquement théâtraux, même s'il n'est pas impossible que ces noms aient pu être à l'époque utilisés comme prénoms. On se souvient d'ailleurs qu ' Arsinoé, nom de plusieurs princesses macédoniennes et égyptiennes, est aussi celui de la « seconde femme de Prusias » dans le Nicomède de Corneille, qui date de 1651 et a été joué par la troupe de Molière en 1658. Béline ni Bélise pas plus que Nérine ne sont des prénoms très vraisemblables. Criquet, Galopin et Basque (selon le nom de sa province d'origine) sont des sobriquets traditionnellement donnés à des laquais. Covielle a évidemment perdu le statut de diminutif qu'avait en italien son étymon Jacoviello. Mais Lubin est, dans le Francion de Sorel (p. 167), le nom (sans doute le prénom, car il y a un Saint Lubin…) d'un paysan chapardeur et naïf qui ressemble fort à son homonyme de George Dandin. Dans des registres différents, Gorgibus – dont le sort, dans La Jalousie du Barbouillé, évoque celui de George Dandin – et Marphurius tout comme les trois formations italianoïdes en S + consonne : Sbrigani, Scapin, Sganarelle semblent échapper à la fois au statut du prénom et à celui du patronyme. Il est hors de question d'étudier ici en détail tous ces noms. Je me contente de formuler deux remarques : 2.4.1. Un grand nombre d'entre eux affichent plus ou moins clairement une étymologie latine (Célie, Lélie – le premier féminin, le second masculin dans L' Étourdi, décidément riche en cas d'ambiguïté sexuelle –, Lucinde, Valère) et, surtout, grecque. Beaucoup de ces derniers sont motivés de façon transparente – pour qui sait le grec – par rapport au personnage qu'ils désignent : dans des directions différentes, on peut citer du côté positif Ariste (« l'excellent »), Philinte (« l'amical ») et Clitandre (« l'homme illustre »), du côté négatif Harpagon (« le pillard ») ou la série très désobligeante des noms des médecins de L'Amour médecin. Certains sont rétifs à toute étymologie vraisemblable : en quoi Oronte – qui est le nom d'un personnage de Xénophon – est-il spécialement « voyeur » ? D'autres noms ont pour étymons des personnages plus ou moins illustres de la mythologie, de l'histoire ancienne ou, plus rarement, médiévale : ainsi Pandolfe a été le nom, aux alentours de l'an mil, de plusieurs princes successifs de Bénévent et de Capoue. 2.4.2. De façon peut-être un peu moins patente, quelques noms de cette classe sont d'origine ou d'apparence arabe. Le plus évident est l ' Almanzor des Précieuses ridicules. Passé par un roman de G omberville, Polexandre, ce nom – qui signifie en arabe « le victorieux » – a été porté, lui aussi aux alentours de l'an mil, par un prince musulman d'Andalousie. Il est donné, par antiphrase, à un petit laquais qui se contente, dans la pièce, d'énoncer un obéissant « Madame » adressé à Magdelon. Alcantor dans Le Mariage forcé et Alcidor dans Les Fascheux peuvent au moins être pris pour araboïdes, en raison de leur Al - initial, de leur finale en or et, pour le second, de l'élément –cid -, qui ne peut manquer de faire penser au héros cornélien, dont on connaît l'étymon. Quant à Hali, il a déjà été recensé en tant que prénom. Me laisserai -je aller, après ce bref effort de classification, à quelques interrogations diversement aventureuses ? En voici quelques-unes. 1. Se pourrait-il que s'observent dans cet inventaire de noms propres certaines régularités morphologiques ? Je ne fais que poser une question, qui porte de la même façon sur quatre séries de faits : l'élément S - devant consonne, commun, on l'a vu plus haut, aux trois noms Sbrigani, Scapin et Sganarelle fonctionne -t-il dans le lexique étudié comme son homophone le préfixe s - de l'italien ? Autrement dit, cet élément commun aux trois noms marque -t-il un trait commun aux trois personnages ? Et lequel ? La même question se pose pour l'élément - olphe/olfe, commun à Arnolphe et Pandolfe, pour l'élément - ine, qui apparaît dans dix noms féminins (Béline, Claudine, Corine, Dorine, Frosine, Jacqueline, Martine, Mathurine, Nérine, Sabine) et son pendant masculin –in, qu'on trouve dans treize noms masculins (Colin, Galopin, George Dandin, Lubin, Monsieur Filerin, Monsieur Harpin, Ormin, Périn, Ragotin, Scapin, Trissotin, Trufaldin, Villebrequin, sans parler d ' Alain ni de Monsieur Jourdain). Autrement dit, ces éléments fonctionnent-ils dans les noms qu'ils affectent comme des suffixes, marques de traits communs aux personnages désignés ? 2. Se pourrait-il qu'aient un sens – et lequel ? – les diverses bizarreries qu'on a notées quant aux relations entre genre des noms et sexe des personnages ? Ainsi on a vu que tous les personnages désignés par un patronyme en La sont des hommes. On observe d'autre part de nombreux cas de prénoms généralement masculins appliqués à des femmes : ainsi Hiacinte, Hypolite et Isidore sont des femmes. De très nombreux noms ne laissent rien prévoir du sexe de la personne désignée : Aglante, Aglaure, Ægiale, Cidippe et Phaène sont des femmes. Inversement Lélie et Cléomène sont des hommes. – On a compris que je réserve un examen spécifique au plus spectaculaire de ces cas : le nom d ' Alceste, attribué à un homme en dépit d'une illustre et très ancienne tradition. 3. N'est-il pas possible, devant certains noms en Al -, d'hésiter entre une origine grecque et un étymon arabe ? Dans certains cas, la décision est possible. Ainsi Alcidas est grec : c'est la forme dorienne d ' Alcidès, c'est-à-dire Héraclès. Mais on a vu qu ' Alcidor présente les traits – au moins moliéresques – de l'arabité. En tout cas on ne connaît dans la Grèce antique aucun Alcidor. Alcandre est, entre autres, un personnage de Plutarque. Mais aucun Alcantor n'est connu en Grèce. La forme du mot évoque de façon précise certains noms propres arabes hispanisés (par exemple la ville d ' Alcantara). – On a sans doute compris que j'en viens à me poser la question pour Alceste : son nom, décidément bien problématique, est-il aussi assurément grec que le répètent les notes de toutes les éditions ? Après ces remarques générales, j'aborde maintenant les questions spécifiques qui m'ont incité à entreprendre cette recherche. Ce n'est pas le patronyme qui m'intéresse le plus. Il a pour étymon peu discutable l'adjectif dandin, qui recevra dans le Dictionnaire de Richelet – en 1680 – les définitions suivantes : « Sorte de sot et de niais qui va regardant çà et là », puis « manière de benet et de lourdaud qui a un air languissant et innocent ». Mais dès 1606 Nicot donnait, si j'ose dire, une définition de même tabac : « Celui qui baye çà et là par sottise et badaudise sans avoir contenance arrestée ». On sait que ce patronyme avait déjà connu, avant Molière, la fortune littéraire : dans le Tiers Livre de Rabelais, le chapitre XLI met en scène « l'appointeur de procès » Perrin Dendin (sic). Quelques mois après George, Perrin resurgira dans Les Plaideurs de Racine. Et La Fontaine le fera réapparaître, en 1671, dans la fable de « L'huître et les plaideurs ». Dans la pièce de Molière, le nom est pompeusement anobli sous la forme de la Dandinière. Type de manipulation du patronyme qui n'est pas sans exemple dans l'onomastique mondaine de l'époque. En dépit des apparences, c'est sans doute le prénom qui est le plus intéressant. On peut, certes, en rappeler, avec Bernadette Rey-Flaud l'étymon rural, qui s'accorde pleinement avec l'origine paysanne de George : il la rappelle à diverses reprises, notamment dès le monologue inaugural de la première scène. Mais on n'a – en tout cas dans ce que j'ai lu – point aperçu la structure à la fois phonique et graphique de ce prénom : l'élément - OR - sépare deux occurrences du phonème /z/ marqué par le digramme GE. L'absence de l ' - s finale – conforme, j'en conviens aux mœurs de l'époque – rend cette structure parfaitement visible, c'est-à-dire lisible : GE - OR - GE En somme, George, c'est le sujet – le je qui parle, enfin, qui essaie de parler – divisé, au sens le plus matériellement littéral du mot, par l ' or. Car c'est la possession de l'or qui a entraîné son mariage avec la très antiphrastique Angélique et, par là, les horribles problèmes que rencontre le triste George. Il en vient à douter de sa propre identité : est-il devenu noble, comme semble l'indiquer la ridicule expansion de Dandin en de la Dandinière ? Ou est-il resté paysan ? L'interrogation le perturbe de façon constante. Le je qui parle, ai -je dit ? Mais précisément George a des difficultés avec le je. Difficultés spécifiques : c'est un fait que les problèmes de désignation liés à sa situation sociale et familiale sont pour lui toujours ardus. Madame de Sotenville est-elle « sa belle-mère » ? Que non pas ! Elle le lui fait remarquer avec sévérité : Ne vous déferez -vous jamais avec moy de la familiarité de ce mot de ma belle-mère, & ne sauriez -vous vous accoustumer à me dire Madame [?] (I,4, p. 30). Question plus grave encore : Angélique est-elle « sa femme » ? Cette fois, c'est M. de Sotenville – le beau-père – qui lui interdit de désigner Angélique par l'expression ma femme : Tout beau ! Aprenez aussi que vous ne devez pas dire ma femme quand vous parlez de nostre fille. D'où la colère stupéfaite de George : J'enrage. Comment, ma femme n'est pas ma femme ? (I, 4, p. 31-32). Conformément aux habitudes typographiques de l'époque, la différence n'est pas marquée entre l'usage mondain de l'expression et sa mention autonymique. C'est bien pourtant, de toute évidence, ce problème qui est posé à George : comment doit-il désigner la personne qu'il a épousée ? Et quel est au fait, dans l'expression proscrite, l'élément qui détermine l'interdiction ? La désignation à laquelle recourt le beau-père – nostre fille – montre que, plutôt que l'innocent substantif femme, c'est le possessif de première personne ma qui est interdit. C'est en effet avec la première personne, c'est-à-dire sa propre désignation par je que Ge – Or – Ge a les plus graves problèmes. Aussi en vient-il très souvent à renoncer à l'effort de parvenir jusqu' à ce je difficile d'accès. Il se contente d'un vous cérémonieux, qui apparaît immédiatement après l'occurrence redoublée de son nom, comme si le je interdit – au même titre que le ma de ma femme – était à la fois compensé et rappelé par la répétition vide de sens de son propre signifiant, écartelé par la mention de l ' or : George Dandin, George Dandin, vous avez fait une sotise (sic) la plus grande du monde (I, 1, p. 22; voir aussi les monologues qui constituent, pp. 28-29, puis 49, les scènes 3 et 7 de l'Acte I). En un point du texte le vous fait place à un tu plus familier. Dans des conditions spectaculaires : Dandin passe du tu au vous dans la même réplique, avant de parvenir enfin à un laborieux je : Ah, George Dandin, où t'es -tu fourré ? Et de grâce, mettez pour un moment vostre gentilhommerie à costé, & souffrez que je vous parle maintenant comme je pourray. Au diantre soit la tyrannie de toutes ces histoires -là ! Je vous dy donc que je suis mal satisfait de mon mariage (I, 4, p. 32). On vient d'apercevoir que George Dandin est le sujet divisé par l ' or. Qu'en est-il donc des personnages qui, dans Le Bourgeois gentilhomme, portent aussi un nom où s'affiche l ' or ? 2.1. Pour D-or-ante et D-or-imène, peu de difficultés : les deux personnages ne pensent qu' à l'or, n'agissent que pour le conquérir. C'est ce qui est signifié de la façon la plus explicite par la scène II de l'Acte V. Leur nom est donc constitué par lui. Dorante lui confère la forme d'un participe actif, Dorimène celle d'un participe passif : c'est du moins ce que livre la plus élémentaire des grammaires grecques. Et c'est ce qui correspond au rôle des deux personnages : Dorante essaie – activement, oh ! combien ! – d'acquérir l'or, Dorimène en est, passivement, la destinataire. À moins, naturellement, qu'on ne songe qu'elle paie par son mariage avec Dorante l'or qu'il a – enfin, qu'elle croit ou feint de croire qu'il a : J'ay veu là des aprests magnifiques, & ce sont des choses, Dorante, que je ne puis plus souffrir. Oüy, je veux enfin vous empécher vos profusions; & pour rompre le cours à toutes les dépenses que je vous voy faire pour moy, j'ai résolu de me marier promptement avec vous. C'en est le vrai secret, & toutes ces choses finissent avec le Mariage (V, 2, p. 258). On le voit, au sens le plus littéral du terme : le nom de Dorimène peut aussi se lire D – OR – HYMEN. Une confirmation de cette analyse pourrait sans doute être fournie par l'autre Dorimène, celle – précisément – du Mariage forcé : pour rassurer son amant Lycaste, qui s'inquiète de la voir épouser Sganarelle, la jeune personne ne s'embarrasse pas de précautions inutiles : […] ce Mariage ne doit point vous inquiéter. C'est un Homme que je n'épouse point par amour; & sa seule richesse me fait résoudre à l'accepter. Je n'ay point de bien. Vous n'en avez point aussi; & vous sçavez que sans cela on passe mal le temps au Monde, & qu' à quelque prix que ce soit, il faut tâcher d'en avoir (sc. 7, p. 108). Un peu plus brutale encore, un peu plus cynique s'il se peut, cette première Dorimène – car Le Mariage forcé est antérieur de six ans au Bourgeois gentilhomme – présente tous les traits de la seconde, et mérite autant qu'elle son nom. 2.2. Pour Monsieur Jourdain, les données littérales sont un peu moins transparentes. Il convient d'abord, après Serroy, 2000, p. 14, de noter que son patronyme rime avec celui de George Dandin. Et on peut tomber d'accord avec Serroy pour noter qu ' » en matière de patronyme et de prétention sociale il est exactement à [son] opposé ». C'est vrai : Dandin regrette son accès – à vrai dire imparfait – à la « gentilhommerie », Jourdain fait porter tout son désir vers cet accès. Mais il est un point commun entre les deux personnages : la possession de l'or, seul moyen de parvenir au statut convoité ou redouté sitôt acquis. Se pourrait-il qu'il fût absent du nom de Monsieur Jourdain ? Il faut ici prendre garde au fait que Jourdain – s'il n'a pas de prénom – a un autre nom : Jordina. Il le dit lui -même, quand il fait à son épouse le récit de la Cérémonie Turque qui l'a élevé au rang de Mamamouchi : Monsieur Jourdain. – Mahameta per Jordina. Madame Jourdain. – Qu'est -ce que cela veut dire ? Monsieur Jourdain. – Jordina, c'est-à-dire Jourdain (V, 1, p. 256) On le remarque : Jourdain adopte comme sien le nom Jordina etcorrige la forme inexacte que le Mufti a donnée à son nom, dans la Cérémonie Turque qui vient de s'achever : « Mahameta per Giourdina ». Son vrai nom, ce n'est pas Giourdina, c'est bien J or dina. Et l'on constate alors que son nom se lit J – OR – DINA, avec la même infixation du segment –or - que dans le prénom de GE – OR – GE. La différence entre les deux personnages tient dans le fait que le pronom je reste, pour le « PalaDIN » qu'est devenu J– OR – DINA, intact. Il est même majestueusement étoffé par l'expansion doublement prestigieuse – l'OR et la dignité de PalaDIN – qui lui est conférée. Aussi voit-on que Jourdain n'éprouve nullement les difficultés de Dandin pour accéder au statut de sujet : il dit je, constamment. Ici les problèmes se compliquent. Et les solutions que j'envisage risquent, j'en conviens, de paraître quelque peu alambiquées. Elles reposent, de la même façon que celles qui viennent d' être envisagées, sur l'hypothèse que le nom propre moliéresque est signifiant non seulement dans son ensemble, mais aussi par ses segments. Pas nécessairement tous ses segments : sa grammaire interne n'est pas exactement celle de la langue. On a vu par exemple que dans Dorimène, le D - initial reste, sans doute, non signifiant, à la différence des deux autres éléments. Quoi qu'il en soit, cette signifiance est souvent occultée par le fait que le nom propre conserve sa fonction habituelle de désignateur apparemment arbitraire. De ce fait on oublie souvent de le lire comme le texte – le texte en miniature – qu'il est aussi. Je commence par le moins opaque de ces microtextes : autant que dans Dorimène, il y a de l ' hymen dans Célimène. Comme plusieurs critiques l'ont aperçu, son nom condense ceux de la Célie de L' Étourdi et de la Climène du Sicilien. C'est cette condensation qui fait apparaître l ' hymen dans son nom. Hasard de la répartition des finales entre les personnages féminins ? Célimène elle -même nous détrompe, dans un passage décisif de la pièce. Il faut le lire à la lettre, au sens le plus littéral du mot lettre. Au moment où, dans la dernière scène, se précise le projet d'Alceste de se retirer dans son « Désert », elle consent, pour l'en détourner, à lui proposer le mariage, mais un mariage tel qu'il n'entraîne point pour elle la « Solitude » absolue qu'envisage son Amant : Si le Don de ma main peut contenter vos vœux, Je pourrai me résoudre à serrer de tels Nœuds; Et l'Hymen… Alceste ne la laisse même pas terminer sa phrase : Non, mon Cœur, à présent vous déteste, Et ce refus, luy seul, fait plus que tout le reste. (V, 4, vers 1178-1181, p. 26). Qu'en est-il exactement de cette brutale rebuffade, qui entraîne immédiatement le départ de Célimène ? Elle est d'une rigueur extrême : car elle n'entend pas, littéralement, ce qu'il y a de positif dans la réponse de Célimène : l'acceptation, mieux, la proposition du mariage. Non, Alceste n'entend qu'une chose : Célimène vient d'énoncer son propre nom, amputé, il est vrai, de son premier phonème : son Et l'hymen, c'est Célimène le C - en moins, ou le /s/ si l'on tient à l'aspect phonique. Il y a donc un manque dans sa proposition, manque littéral qui, sitôt reconnu, entraîne le refus absolu d'Alceste. Célimène, Alceste la veut toute, comme femme et comme nom. Et la perte que subit son nom répète, de façon insupportable, ce qu'a d'incomplet sa proposition désormais détestable. D'autant que la lettre perdue apparaît aussi dans son propre nom : le - c -, alias /s/, est également présent dans AL – C – ESTE. J'entends l'objection : il n'y est point dans la même position. Voire ! C'est ici qu'il faut reprendre le problème de l'étymon du nom d'Alceste. Comme on sait, ce nom est originellement féminin dans la tradition dramatique : Alceste est dans le mythe antique et dans la tragédie d'Euripide le nom de la femme d'Admète. Elle accepte de mourir à sa place, avant d' être opportunément ramenée des Enfers par Héraclès. Quel rapport entre le sort de cette femme et celui du Misantrope ? Faut-il essayer de trouver à l'Alceste de Molière des traits féminins ? Et spécifiquement des traits alcestiens, au sens tragique du terme ? J'avoue que j'ai été tenté d'y songer. Mais j'ai renoncé : il faudrait des trésors d'ingéniosité pour repérer quoi que ce soit de féminin et plus encore d'euripidien dans le personnage. À ma connaissance, personne n'a entrepris cet effort inutile. Serait -ce alors que tout souvenir de l'Alceste d'Euripide est effacé du Misantrope ? Que non pas. Pour une raison textuellement irréfutable. Un Acaste, « marquis » de son état, apparaît dans la pièce : jusqu'au dénouement, il n'est guère qu'une pâle réplique du prestigieux Clitandre. Mais il prend une place déterminante dans la dernière scène : c'est lui qui donne lecture du très désobligeant billet de Célimène, dont la révélation va précipiter le dénouement. Or il se trouve qu'Acaste est, dans le mythe antique le frère d'Alceste. Dans la tragédie, il n'apparaît pas comme personnage, mais est cité par Phérès, père d'Admète, qui regrette qu'il ne semble point songer à venger la mort de sa sœur. Quelle peut être la fonction dans le Misantrope de cette rencontre onomastique du frère et de la sœur ? On ne peut guère l'envisager que de façon négative : la présence d'Acaste – et son intervention déterminante lors du dénouement de la pièce – rappellent à la fois l'existence du mythe d'Alceste et sa non-pertinence à l'égard du personnage qui porte son nom. Faut-il donc renoncer à l'étymologie grecque d'Alceste ? Les annotateurs ne s'y résolvent généralement pas, et vont exhumer l'adjectif alkestès, hapax signifiant « fort », chez l'obscur et très tardif Oppien. Pour ma part, je me résoudrais volontiers à cet abandon. Mais qu'on se rassure : je n'ai pas dans ma manche un étymon substitutif arabe. Je remarque simplement que l'élément Al -, du seul fait de sa fréquence à l'initiale dans les noms moliéresques, peut sans difficulté s'isoler de la suite du nom qu'il préfixe, comme l'article qu'il est étymologiquement peut s'effacer du nom de l'Alcoran, qui est explicitement cité, sous cette forme, dans la « Cérémonie turque » du Bourgeois gentilhomme (IV, 5, p. 252). Reste donc, pour notre personnage dépouillé de son Al - initial, l'élément - ceste. Rien ne permet d'affecter raisonnablement un sens à ce segment - ceste. Le mot existe, certes : c'est le gantelet de cuir utilisé par les athlètes antiques dans le pugilat. Trop brutal, tout de même, pour Alceste, dont les diverses foucades restent – non sans effort de sa part : qu'on songe à la fin de la scène du sonnet, où il s'en faut de peu qu'il n'en vienne aux mains avec Oronte – verbales. - ceste fait donc sans doute partie de ces éléments non signifiants qui, on l'a aperçu, se rencontrent dans plusieurs noms propres moliéresques. Non signifiant ? Peut-être. Mais non dépourvu de fonction. Il exhibe à son initiale la lettre c -, celle -là même qu'il a en commun avec C-élimène. Et c'est, on l'a vu, l'effacement de cette lettre – le seul trait qu'il ait en commun avec elle – par Célimène elle -même qui détermine son retrait définitif, tout juste précédé par le départ de la femme aimée. Les noms propres moliéresques ont une spécificité – qu'ils partagent, sans doute, avec de nombreux noms propres littéraires : ils ne se contentent pas de désigner, ils signifient. Mais selon des modes spécifiques : un peu à la façon dont les mots signifient dans le rêve. C'est dire la difficulté de leur analyse. Et les doutes dont s'accompagnent les spéculations littérales auxquelles on vient de se livrer . | Les noms propres dans un corpus littéraire n'ont pas le même statut que dans la vie quotidienne : au-delà de leur aspect apparemment arbitraire, ils constituent en réalité des micro-textes qui s'offrent au déchiffrement. Tel est le postulat qui guide cet examen de quelques-uns des noms propres des pièces de Molière. Après un inventaire voulu exhaustif de ces noms propres, l'article prend spécialement en considération le prénom de George Dandin, le nom de Monsieur Jourdain (notamment sous sa variante Jordina) et ceux de Dorimène et Dorante : dans tous ces noms se lit le mot or, qui, de façon différente pour chacun, structure - ou déstructure - les personnages. Un essai un peu plus aventureux est tenté pour Célimène - où, comme chez Dorimène, se lit le mot hymen -, et pour Alceste. | linguistique_524-06-10559_tei_778.xml |
termith-687-linguistique | Cette étude est consacrée à quelques aspects de l'utilisation exclamative de la proforme qu - de manière comme. Dans la première section, les emplois exclamatifs de comme seront comparés à ceux des autres morphèmes exclamatifs qu -, à savoir que, combien, ce que, qu'est -ce que, comment et quel, ce qui permettra d'en dégager les spécificités. Dans la deuxième section, je replacerai comme dans le contexte plus général des proformes qu -, qui apparaissent dans différentes constructions, parmi lesquelles les constructions exclamatives. En effet, comme et comment constituent, dans certains de leurs emplois tout au moins, deux réalisations de la proforme qu - de manière, et l'interprétation sémantique relève à la fois de mécanismes communs à tous les emplois de la proforme de manière (intégratif, interrogatif et exclamatif notamment) et de paramètres spécifiques à chacun d'entre eux. Dans la troisième section, je m'attacherai plus spécifiquement à l'interprétation sémantique de comme exclamatif incident à un prédicat verbal. Je montrerai que l'interprétation strictement qualifiante du morphème est en fait beaucoup plus répandue que ne le laissent supposer les quelques exemples régulièrement cités dans la littérature. En effet, s'il a été bien noté qu'un degré particulièrement (i. e. anormalement) élevé est susceptible de provoquer une exclamation, le fait qu'une « manière remarquable » (Fuchs & Le Goffic 2005, p. 285) parce qu'inhabituelle et/ ou inattendue permet tout aussi bien de s'exclamer est généralement passé inaperçu. Je montrerai également en quoi les propriétés syntaxico-sémantiques du prédicat verbal auquel comme est incident contraignent les interprétations possibles du morphème. La majorité des exemples utilisés dans cet article relève de l'exclamation directe, ce qui résulte du fait qu'en construction indirecte, les interprétations exclamative, interrogative, voire simplement indéfinie, ne sont pas toujours aisément dissociables. Je proposerai dans cette section un aperçu des points communs et des différences de comme en regard des autres marqueurs exclamatifs situés en tête de phrase, à savoir que, combien, ce que, qu'est -ce que, auxquels il faut ajouter comment, dont l'emploi exclamatif, qui n'est signalé ni dans les grammaires, ni dans les travaux récents sur l'exclamation, est en pleine expansion en français contemporain. Il n'y a pas à proprement parler consensus parmi les auteurs sur les spécificités de chacun de ces morphèmes, ce qui provient en grande partie de l'espace qui leur est consacré, qui ne saurait être identique dans une grammaire ou dans un ouvrage consacré à la question. Je me contenterai donc d'un panorama assez général et consensuel, sachant que seule l'étude précise de chacun de ces termes et des contextes dans lesquels ils apparaissent permettrait une réelle comparaison. Selon Grevisse (1986, p. 661), ces marqueurs sont des « adverbes de degré » et correspondent à des registres de langage différents : combien est qualifié de « plus recherché », ce que de « familier » et qu'est -ce que de « très familier ». Aucun qualificatif n'est attribué à comme ou à que, ce qui tend à indiquer que ces deux termes constituent, selon l'auteur, l'usage non marqué. Comme les autres marqueurs exclamatifs, comme peut apparaître dans le contexte d'adjectifs (cf. (1)) et d'adverbes (cf. (2)) qui admettent le degré (compatibles avec très) : [1] a. Comme vous êtes dure, de lui causer tant de peine ! (Zola, Au bonheur des dames) b. Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !/ Que l'espace est profond ! Que le cœur est puissant ! (Baudelaire, cit. Riegel et al. 1994, p. 404) c. Ce que c'est gentil ! d. Qu'est -ce que c'est beau ! e. Combien il se sentait petit, débile, écrasé ! (Barrès, cit. Grevisse 1986, p. 661) f. Comment c'est bon, ce truc ! [2] a. Ah ! brave cœur ! comme tu luttes énergiquement ! (Zola, Le docteur Pascal) b. Qu'il parle rapidement ! c. Ce que tu parles sérieusement ! d. Qu'est -ce qu'il parle rapidement ! e. Combien il écrit élégamment ! f. Comment ça m'a fait mal ! ainsi que de verbes qui admettent le degré (compatibles avec beaucoup), qu'il s'agisse d'un degré de quantité (cf. (3)) ou d'un degré d'intensité (cf. (4)) : [3] a. Comme je vous ai attendue, depuis hier ! (Zola, Au Bonheur des dames) b. Que j'ai attendu cet instant ! c. Ce que cela tombe ! (Proust, cit. Grevisse 1986, p. 661) d. Qu'est -ce qu'elle a dû pleurer quand elle a appris la mort de son garçon ! (Proust, cit. Grevisse 1986, p. 661) e. Mais combien la linguistique française s'était-elle enrichie depuis l'apparition de ce volume en 1887 ! (Dauzat, cit. Grevisse 1986, p. 666) f. Comment j'ai dormi, ce week end ! [4] a. Comme il regrettait aujourd'hui son désintéressement ! (Zola, Le docteur Pascal) b. Que l'attente me fatigue ! (Gide, cit. Riegel et al. 1994, p. 404) c. Ce que je regrette cette époque ! d. Qu'est -ce qu'il regrette son attitude passée ! e. […] ils ne se doutaient pas eux -mêmes combien leur inaction effrayait l'armée punique. (Flaubert, Salammbô) f. Comment ça brûle ! A la différence des autres marqueurs exclamatifs, comme et comment sont susceptibles d'apparaître en emploi attributif : [5] a. Comme il est ! (cit. Bacha 2000, p. 200) b. * (Que + Ce que + Qu'est ce que + Combien) tu es ! c. Comment t'es, toi ! ainsi qu'avec des prédicats verbaux qui n'admettent aucune forme de quantification, et qui se construisent nécessairement avec un complément de manière : [6] a. Comme tu me traites ! (cit. Milner 1978, p. 266) b. * (Combien + Qu ' + Ce que + Qu'est -ce que) tu me traites ! c. Comment il s'est comporté, celui -là ! Cette caractéristique a été diversement interprétée : Rys 2006 considère qu'il s'agit d'un emploi résiduel; Milner 1978 distingue deux marqueurs homophones, caractérisés par la présence ou l'absence d'un trait /±Quantité/; Bacha 2000 analyse comme exclamatif comme étant fondamentalement un adverbe de manière. La plupart des auteurs signalent que comme, à la différence de que et de combien n'est pas susceptible de quantifier un nom : [7] a. Combien n'ai -je pas écrit de récits à cette époque ! (Green, cit. Grevisse 1986, p. 662) b. Que j'ai perdu de forces ! c. Ce que j'ai dépensé ainsi de forces, d'éloquence inutile ! (Daudet, cit. Grevisse 1986, p. 666) Bien que « rarissime » (Grevisse 1986, p. 662), cette construction existe : [8] Comme on perd de trésors dans sa jeunesse ! (Flaubert, cit. Grevisse 1986, p. 662) La présence de comme dans ce contexte est facilitée par la quantification à distance : [9] a. Combien de misérables ont recouru à celui -là ! (Flaubert, Bouvard et Pécuchet). b. Que de souvenirs tout à coup surgissent !… (Chaleil, Le sang des justes) c. * Comme de trésors on perd dans sa jeunesse ! Enfin, les noms massifs apparaissent bien plus facilement que les noms comptables dans les exclamatives en comme : [10] a. Comme il a (de la chance + du courage) ! b. Comme vous me donnez du bonheur ! (Bedel, cit. Gérard 1980, p 36) [11] a. Comment il a de la chance ! b. Comment il a du fric ! Comme ne connaît pas d'emploi « pronominal » (Combien voudraient être à votre place !, cit. Grevisse 1986, p. 662 vs * Comme voudraient être à votre place !), ni d'emplois non propositionnels (Ensuite, ils glorifièrent les avantages des sciences : que de choses à connaître ! que de recherches _ si on avait le temps !, Flaubert, Bouvard et Pécuchet vs * Comme de choses à connaître !; * Comme de recherches _ si on avait le temps !), ce qui n'est guère surprenant puisque ceux -ci sont fortement corrélés à la quantification nominale (Combien de N voudraient être à votre place, Que de N !). A la différence de combien, comme ne peut être immédiatement suivi par le terme graduable ou quantifiable support de l'exclamation : [12] a. Combien facilement la vie se reforme, se referme ! (Gide, cit. Grevisse 1986, p. 661) b. ?* Comme facilement la vie se reforme, se referme ! [13] a. Combien naïves et paysannes en comparaison semblaient les églantines […] (Proust, cit. Grevisse 1986, p. 661) c. ?* Comme naïves et paysannes en comparaison semblaient les églantines ! De plus, Gérard (1980, p. 37), Bacha (2000, p. 69) et Rys (2006, p. 218) indiquent que les exclamatives en comme ne permettent pas l'inversion du sujet. Enfin, comme étant essentiellement un adverbe, il n'est pas susceptible d'entrer en relation paradigmatique avec quel (Quel remord vous vous prépareriez !, Montherlant, cit. Grevisse (1986, p. 661); De quelles vertus elles ont enrichi le capital moral des hommes, De Gaule, (Ibid., p. 661); Quel idiot !). Comme exclamatif partage donc avec comment certaines caractéristiques qui distinguent ces deux morphèmes des autres marqueurs exclamatifs situés en tête de phrase. A la suite de Bacha 2000, comme exclamatif sera analysé ici comme étant un adverbe de manière. Bacha 2000 utilise deux arguments pour étayer cette hypothèse : d'une part, les emplois spécifiques de comme dans les constructions attributives (cf. (5)) et avec des verbes qui sous-catégorisent un complément de manière (cf. (6)), d'autre part, la quasi-impossibilité de quantifier un N comptable (cf. (8) et (9)). A ces arguments, on peut ajouter que l'interprétation strictement qualifiante de comme exclamatif est relativement fréquente (cf. infra 4.), et que le comportement du morphème est très proche de celui de l'adverbe bien, qui outre ses emplois d'adverbial de manière stricto sensu (Il travaille bien) est tout à fait susceptible, en fonction des propriétés syntaxico-sémantiques du terme auquel il est incident, de recevoir une interprétation intensive (Il est bien gentil), voire quantifiante (Je vous souhaite bien du courage). Les proformes qu - ont fait l'objet de très nombreuses travaux ces dernières années, qu'il s'agisse d'études globales (cf. notamment Milner 1974; 1977; 1978, Le Goffic 1994; 2002; 2007; 2008,, Pierrard 1998; 2005; 2006), ou centrées autour d'un morphème (cf. Hadermann 1993, Benzitoun 2006, Lefeuvre 2006). Elles constituent une classe de mots, caractérisés par une parenté morphologique, des propriétés sémantiques, des spécificités fonctionnelles et des particularités distributionnelles. La parenté morphologique des proformes qu - provient de leur étymon commun, le radical indo-européen * k W u - (cf. Meillet & Vendryès 1960; Meillet 1964). Sur le plan sémantique, elles se caractérisent par une indéfinition fondamentale (cf. Meillet & Vendryès 1960, § 888; Le Goffic 1994, p. 32), et correspondent à des variables dans des domaines ontologiques spécifiques (cf. Jakendoff 1983; Haspelmath 1997), l'animé pour qui, l'inanimé pour quoi, le lieu pour où, le temps pour quand. La manière fait partie de ces catégories ontologiques (cf. Haspelmath 1997, p. 21). Sur le plan fonctionnel, elles obéissent à un même principe : elles remplissent dans l'objet P en tête duquel elles se situent un rôle fonctionnel, bien que la position occupée ne corresponde pas à celle habituellement dévolue à la fonction en question (cf. Milner 1974, pp. 79-80). Enfin, les proformes qu - connaissent différents types d'emplois, en particulier des emplois relatifs, interrogatifs, exclamatifs et concessifs. Ces emplois sont régis par des principes communs et des spécificités propres (cf. par exemple Milner 1974 pour les différences entre que interrogatif et que exclamatif). Du point de vue morphologique, comme et comment ressortissent à la catégorie des proformes qu -, comme en atteste leur étymon commun quomodo, adverbe interrogatif, relatif (Gaffiot 1934, p. 1307) et exclamatif (DHLI 1995, p. 453; Aslanov, à par.), lui -même issu de quo modo. Conformément aux descriptions de la genèse des mots en qu - proposées par Le Goffic (1994; 2002; 2007; 2008), l'emploi intégratif est issu de l'emploi percontatif. Cette évolution n'est guère perceptible en synchronie, dans la mesure où elle concerne l'étymon latin quomodo, qui, après des emplois interrogatifs puis exclamatifs en latin classique a connu des emplois intégratifs en latin très tardif. A la différence de Fuchs & Le Goffic 2005, je défendrai l'hypothèse d'une conception homophonique de comme et, dans une moindre mesure, de comment : ces deux morphèmes correspondent à la proforme qu - de manière dans une partie seulement de leurs emplois. A l'heure actuelle, les deux proformes connaissent des emplois spécifiques – seul comment est susceptible d'apparaître en tête d'une interrogative directe (cf. (14)), tandis que seul comme est utilisé en construction intégrative (cf. (15)) –, et apparaissent toutes les deux dans les autres cas de figure, i. e. dans les exclamatives directes (cf. les exemples donnés supra), les concessives (cf. (16)) et en position argumentale, ces dernières constructions étant susceptibles de donner lieu à différentes interprétations, (cf. (17) et (18)) : [14] Comment vas -tu ? * Comme vas -tu ? [15] Il chante comme un canard. * Il chante comment un canard. [16] a. Comment qu'on joue, quoi qu'on joue, c'est toujours le salut qui perd. (Péguy, Myst. de la charité de J. d'Arc, Grevisse 1986, p. 1676) b. Comme qu'on retourne le problème, seul le oui permet de sauvegarder l'unité.( Le Jura Libre, 12 Juin 1974, Ibid., p. 1676) [17] a. il eut une curiosité passionnée de savoir comme serait son visage si elle cédait (Montherlant, Le songe) b. Se sachant de connivence, elle aurait affiché une froide indifférence tandis qu'il n'aurait pas ignoré, lui, et lui seul, comme cette attitude glacée et feinte cachait une sensualité propre à s'embraser. (Fajardie, Quadrige) c. Elle remarqua comme ce sergent, qu'elle voyait de dos, rattrapait une situation délicate, et le trouva intelligent (Fajardie, Un pont sur la Loire) d. Voilà comme on succombe lorsque le cœur n'est pas armé pour se défendre des passions abruptes ! (Fajardie, Confidence pour confidence) [18] a. J'ignore comment je suis arrivé ici […] (Fajardie, Adieu Alice, Sweatheart) b. Tu as vu comment ils sont tous sapés ? ricana Arkady. On pourrait les envoyer dès maintenant creuser des tranchées, si les Allemands revenaient, ou droit dans les camps, ils n'auraient même pas besoin de se changer. (Makine, La femme qui attendait) c. Caro, tu ne sauras jamais comment ça m'a fait mal de te voir partir. (Oppel, Réveillez le président) d. Voilà comment il avait été élu. (Fajardie, Square des 13-Mais) Les emplois des deux termes fluctuent au cours du temps. Ainsi, comme a -t-il été utilisé dans les interrogatives directes jusqu' à la fin du XVII e siècle : [19] Las ! comme me doy je conduire ? (Viel Testament, cit. Martin & Wilmet 1980, p. 40) De même, comment a connu des emplois intégratifs : [20] Et, à la porte du moustier, l'evesque du Don les print par les mains et les espousa comment il les avoit fiancez. (Jouvencel, cit. Martin & Wilmet 1980, p. 240-241) Les emplois exclamatifs de comment, attestés en Moyen-Français : [21] a. Comment nous serons festoyez de noz femmes, quand nous retournerons a l'ostel ! … (Les cent nouvelles nouvelles, cit Martin & Wilmet 1980, p. 39) b. Comment vous criez ! (La farce de Maistre Pathelin, Ibid., p. 39) c. Comment il a esté mouché ! (La farce de Maistre Pathelin, Ibid., p. 39) et sortis de l'usage pendant quelques siècles, reviennent en force en français contemporain. De nos jours, se développe également un emploi indéfini de comment, préféré semble -t-il à une structure perçue comme plus complexe, glosable par « la (manière + façon) dont » : [22] a. La notion de référentiel permet entre autres de montrer comment certains événements situés dans un référentiel autre que le REN sont aspectualisés par le présent comme processus au moment de la synchronisation entre les deux référentiels, et comment l'énonciateur présente ainsi, en employant le présent de l'indicatif, les procès énoncés comme “actuels” et encore en cours de réalisation dans son discours. (Provôt, Desclés & Vinzerich, « Invariant sémantique du présent de l'indicatif en français », Cahiers Chronos, 21) b. Les questions qui suivent portent sur comment vous vous êtes senti au cours de ces quatre dernières semaines (Questionnaire INSERM, Janvier 2008) Enfin, les constructions relatives à antécédent nominal, qui ont existé dans des stades antérieurs de la langue, ont aujourd'hui disparu : [23] a. Aies memoire que, che ne fust par eulx, tu ne fusses pas, et leur rend en la maniere comme ilz ont fait a toi. (J. Daudin, De la érudition, 1360, cit. Kuyumcuyan 2006, p. 117) b. Mais de trouver la manière comment ilz se pourroient conjoindre bien amoureusement ensemble fut difficile, … (Les cent nouvelles nouvelles, cit. Martin & Wilmet 1980, p. 37) Comme et comment assument donc bien l'ensemble des fonctions habituellement attribuées aux proformes qu -. A la différence d'autres langues romanes qui ne possèdent qu'un seul terme (cf. come en italien, cómo en espagnol, ou encore como en portugais), le français présente la particularité de connaître deux proformes de manière, comme et comment. La répartition des emplois spécifiques de chaque proforme (comme dans les constructions intégratives et comment en interrogative directe) n'est pas sans évoquer l'opposition soulignée par Le Goffic 1994 entre l'utilisation de la forme faible et celle de la forme forte des pronoms indéfinis/ interrogatifs dans les langues anciennes. Dès lors, il est tentant de considérer que la proforme qu - de manière se réalise en français sous une forme forte (comment) et sous une forme faible (comme). Plusieurs arguments permettent d'étayer cette hypothèse. En effet, comment possède certaines propriétés caractéristiques non pas des interrogatifs, mais des formes fortes de l'interrogatif, par exemple la possibilité d'occuper une position in situ (Tu as fait comment ?), d' être employé isolément (Comment ?), de permettre la nominalisation (Je songe à quitter cette Sibérie mais je ne suis pas encore décidé sur le quand et le comment, Mérimée, Lettres à la famille Delessert, cit. TLFI) ou encore le renforcement par que dans des constructions interrogatives (Alors, demande Moûlu, comment que ça va à Nancy ? C'est pas trop détruit ? ,Sartre, La Mort dans l' âme, cit. TLFI), ou exclamatives (Comment qu'ils nous ont eu !, Sartre, cit. Grevisse 1986, p. 661). Dans le même ordre d'idée, n'importe se construit exclusivement avec la forme forte d'une proforme qu -. Ces contraintes sont identiques à celles qui régissent l'utilisation de l'indéfini/ interrogatif que/ quoi. Conformément à l'étymon quomodo, comme et comment sont d'abord et avant tout des adverbiaux de manière, c'est-à-dire des adverbes intraprédicatifs, des « épithètes du verbe », selon l'analyse proposée par Golay 1959, ce qui est particulièrement clair lorsqu'ils sont incidents à un prédicat verbal : [24] a. Denise, qui écoutait comme on écoute un conte de fées, eut un léger frisson. (Zola, Au bonheur des dames) b. Comme elle écouta, les premières fois, la lamentation sonore des mélancolies romantiques se répétant à tous les échos de la terre et de l'éternité ! (Flaubert, Madame Bovary) c. Comment il a henni, mon cheval ! d. Comment as -tu fait ? Geuder (2000; 2006) a montré la corrélation entre la structure conceptuelle du prédicat verbal et les adverbiaux de manière susceptibles de modifier ce prédicat. Selon cet auteur en effet, un adverbial de manière active un argument (sémantique) de la structure sémantique du prédicat verbal. Les adverbiaux de manière qu -, en raison de leur indéfinition fondamentale, ont semble -t-il, moins de latitudes que les adverbes en – ment, et ne peuvent activer que les types de manière les plus saillants associés au prédicat en question. Les possibilités combinatoires des prédicats verbaux interviennent donc de manière cruciale dans l'interprétation de comme et de comment. Par exemple, mourir est une situation télique non reproductible, d'où l'interprétation nécessairement qualifiante de Il est mort comme on ne meurt plus, tandis que chanter un refrain est une situation télique reproductible, d'où la possibilité d'une interprétation itérative de Comme il a chanté ce refrain l'été dernier !. Dans le même ordre d'idées, les interprétations « manière » (Comment s'est passé ton séjour ?) ou « moyen » (Comment as -tu fixé l'étagère ?) de comment interrogatif sont étroitement corrélées aux propriétés sémantiques du prédicat verbal. De même, l'interprétation nécessairement quantifiante de Comment ça coûte ?, formule tout à fait habituelle en français québécois, est fortement contrainte par la sémantique du prédicat. L'interprétation sémantique de comme et comment relèvent de mécanismes communs aux constructions intégratives, exclamatives, interrogatives, et aussi de contraintes spécifiques à chacune de ces constructions. Par exemple, si les verbes de sentiment à degré d'intensité sont compatibles avec l'exclamation, laquelle peut porter aussi bien sur le degré d'intensité que sur le ressenti de l'experiencer (Comme il regrettait aujourd'hui son désintéressement !, Zola, Le docteur Pascal, Comme il souffre !), ces mêmes verbes ne sont pas compatibles avec l'interrogation, ni sur le degré d'intensité, ni sur le ressenti de l'experiencer (* Comment le regrette -t-il ?; * Comment souffre -t-il ?). En sus de ces emplois d'adverbiaux de manière stricto sensu, comme et comment connaissent des emplois attributifs : [25] a. Je suis comme je suis b. Tu es comme ton père. c. Comment tu es, toi ! d. Il est comment, le nouveau ? Les adverbes de manière en – ment ne connaissent pas de tels emplois, à la différence d'adverbes de manière comme bien ou ainsi. Dans ces constructions, comme et comment reçoivent nécessairement une interprétation qualifiante. Comme bien et comme certains adverbes en – ment, comme et comment peuvent également être incident à un adjectif : [26] a. Les pupilles de ses yeux gris étaient minces comme celle d'une chatte arrivant du plein jour. (Zola, Au bonheur des dames) b. Elle est belle comme sont tentantes les illusions. (Khahra, Les agneaux du Seigneur) c. Comme je vais être belle ! Comme je vais être belle ! (Zola, Le docteur Pascal) d. Comment c'est lourd ! e. – Est -ce que tu me trouves beau ? – Oui. – Mais beau comment ? – Ecoute, Boris, je ne sais pas, moi ! Très très beau. (Schreiber, Un silence d'environ une demi-heure) f. – Maman, la croissance dure jusqu' à quel âge ? – Elle peut durer jusqu' à vingt-huit ans. – Tu crois que j'atteindrai la taille de Tchérépennikoff ? – Il est grand comment ? (Schreiber, Un silence d'environ une demi-heure) Dans ce cas, même si comme l'a montré Fohlin (2006; 2008) un adverbe de manière peut modifier un adjectif en conservant son sens intrinsèque (cf. Il avait l'air si sincèrement triste que j'aurais presque pu jurer qu'il l'était, cit. Fohlin 2006, p. 2), comme et comment sont plutôt interprétés comme portant sur le degré de l'adjectif. Malgré tout, certaines nuances sémantiques demeurent entre Comme c'est gentil ! et Qu'est -ce que c'est gentil ! En construction exclamative, et plus rarement en construction interrogative, comme et comment peuvent être incidents à un adverbe : [27] a. Ce pauvre Raymond, comme il l'aurait embrassé volontiers ! (Zola, Le docteur Pascal) b. La consigne devrait être : faire différemment; différemment de la version longue (et de la version brève aussi, cela va sans dire). Différemment comment ? (Roubaud, La Bibliothèque de Warburg : version mixte) Comme précédemment, comme et comment seront plutôt interprétés comme portant sur le degré de l'adverbe, même si, comme l'a également montré Fohlin (2006, 2007), un adverbe de manière en – ment peut modifier un autre adverbe de manière sans nécessairement perdre sa valeur intrinsèque (cf. Ils entrèrent volontairement lentement, cit. Fohlin 2006, p 4). Enfin, dans les constructions dites comparatives et dans une moindre mesure en construction exclamative ou interrogative, comme et comment peuvent être incidents à un syntagme nominal : [28] a. Les hommes portaient des redingotes dont la couleur était devenue problématique, des chaussures comme il s'en jette au coin des bornes dans les quartiers élégants, du linge élimé, des vêtements qui n'avaient plus que l' âme (Balzac, Le père Goriot) b. Comme tu as de la chance ! c. Comment il a du fric ! d. – Qu'est -ce qu'il a volé ? – Sans doute pas grand-chose : il avait juste un petit paquet dans les mains. – Un paquet comment ? – Un sac en plastique jaune à rayures noires. (Dorin, Les vendanges tardives) Comme et comment ont une valeur qualifiante dans les constructions comparatives et interrogatives, quantifiante dans les constructions exclamatives. A eux deux, les morphèmes comme et comment remplissent donc l'ensemble des fonctions caractéristiques des proformes qu -, et sont analysables comme deux réalisations de la proforme qu - de manière. Leur interprétation relève à la fois de mécanismes généraux, corrélés notamment aux propriétés syntaxico-sémantiques du terme auquel le morphème est incident, et spécifiques à chaque type de constructions. Je m'intéresserai ici exclusivement à l'interprétation de comme incident à un prédicat verbal. Le morphème est susceptible de construire des effets de sens variés, et les propriétés syntaxico-sémantiques du prédicat verbal interviennent de façon cruciale pour lever au moins partiellement l'indéfinition de la proforme qu - de manière. L'insuffisance de la notion de quantification pour décrire ce cas de figure a été montré par Bacha (2000, p 191-234). Ayant constaté que « la corrélation établie entre degré et exclamation ne permet pas de prévoir les possibilités et impossibilités » (Ibid., p. 191), l'auteur soutient l'hypothèse selon laquelle que « le marqueur [exclamatif] active un sème du verbe » (Ibid., p. 209), ce qui rejoint les hypothèses formulées par Geuder 2000 à propos des adverbes de manière. Différents paramètres interviennent dans la possibilité de construire une exclamative en comme, parmi lesquels la présence ou l'absence d'un argument interne (Comme il gagne ! vs * Comme il (gagne + a gagné) ce concours !), le type d'argument( Comme il gagne son cœur !), le degré d'agentivité du sujet syntaxique (Comme il écoute ! vs ?* Comme il entend !), et la catégorie à laquelle ressortit le prédicat verbal. Comme exclamatif réfère fondamentalement à une manière remarquable (cf. Fuchs & Le Goffic 2005, p. 285) parce qu'inhabituelle ou inattendue. Le type de manière en jeu, bien que contraint par la sémantique du prédicat verbal, reste largement sous-déterminé, et le rôle du contexte (situationnel ou linguistique) est restreint : il permet le cas échéant d'éliminer certaines interprétations en l'occurrence non pertinentes, mais qui auraient pu l' être dans d'autres circonstances. Dans les pages qui suivent, je traiterai rapidement des verbes qui se construisent nécessairement avec un complément de manière, puis je montrerai en quoi les catégories de procès établies par Vendler 1967 constituent un paramètre pertinent pour l'interprétation de comme exclamatif. Ces verbes étant incompatibles avec un quantifieur adverbial (cf. Nojgaard 1995, p. 12-13), comme exclamatif reçoit alors une interprétation nécessairement qualifiante : [29] Comme tu me traites ! (repris de Milner 1978, p. 266) En raison de la neutralité de comme du point de vue axiologique, seul le contexte situationnel permet de déterminer l'orientation de l'échelle axiologique (Tu me traites remarquablement bien ou Tu me traites remarquablement mal). Mélis 1983 a noté que certains emplois non spatiaux du verbe aller imposent la présence d'un complément de manière. Tel est le cas en (30) : [30] Voyons… Ne t'emporte pas ainsi… Eh bien, oui. .. j'ai eu tort… J'aurais dû le voir tout de suite, ce corset… Ce très joli corset… Comment ne l'ai -je pas vu, tout de suite ?… Je n'y comprends rien !… Regarde-moi… Souris-moi… Dieu, qu'il est joli !… Et comme il te va !… (Mirbeau, Le Journal d'une femme de chambre) dans lequel le co-texte permet d'inférer ce corset te va remarquablement bien. L'exemple (31) est légèrement différent : [31] Comme vous y allez, cher Monsieur ! se contenta de répondre le baron Hartmann. Quelle imagination ! (Zola, Au Bonheur des dames) Il existe en effet peu d'adverbiaux de manière compatibles avec y aller : y aller fort, y aller doucement, voire les plus récents y aller mollo et y aller mou. Le co-texte permet de choisir parmi ces différentes valeurs : Vous y allez remarquablement fort. Enfin, certains verbes essentiellement attributifs (être et devenir) sont compatibles avec une exclamative en comme : [32] a. Comme tu es ! b. Comme tu deviens ! tandis que d'autres (rester, demeurer, avoir l'air, sembler, paraître) ne le sont pas : [33] a. * Comme tu (restes + demeures) ! b. * Comme tu (sembles + parais + a l'air) ! En position attributive, comme exclamatif réfère également à la manière, et le contexte permet l'interprétation de l'orientation axiologique. Les activités constituent le type de prédicats le plus aisément compatible avec un adverbial de manière, ce qui résulte de différents paramètres, parmi lesquels la fréquente agentivité du sujet syntaxique, ou encore les traits « dynamique » et « non ponctuel » qui rendent possible la qualification du déroulement du procès. De plus, ces prédicats peuvent sans difficulté être quantifiés. Par conséquent, dans ce contexte, comme peut recevoir une interprétation qualifiante ou quantifiante. Le champ des manières possibles, quoique contraint par le sémantisme du verbe, reste largement ouvert, et hors contexte, l'interprétation précise du type de manière en question s'avère à peu près impossible. De plus, associé à une situation atélique, un quantifieur reçoit une interprétation massive (cf. Borillo 1989). Par conséquent, les interprétations qualifiante et quantifiante de comme exclamatif ne sont pas clairement dissociables (Comme il dort !; Comme il mange !; Comme il travaille !). Certains contextes permettent d'exclure l'interprétation quantifiante. En (34) et en (35) par exemple : [34] Escartefigue ([ …] allume un ninas, puis il regarde dormir César. César ronfle. Escartefigue siffle. Le dormeur cesse de ronfler) : Comme il dort, ton père ! (Pagnol, Marius) [35] Fernand : Oh ! mais dites, qu'est -ce que je vous ai fait ? Pourquoi me parlez -vous sur ce ton ? Césariot : C'est le ton qui convient pour parler à une crapule de votre espèce […] Escartefigue, scandalisé : Oh ! mais dîtes ! Comme il vous parle ! (Pagnol, César) bien que les verbes dormir et parler se construisent sans difficulté avec un quantifieur (dormir beaucoup, parler beaucoup), une interprétation quantifiante de comme semble inappropriée. Dans les deux cas, le morphème exclamatif reçoit une interprétation qualifiante, correspondant vraisemblablement (mais pas nécessairement) à la qualité de réalisation du procès. Le contexte permet d'inférer quelque chose comme « il dort remarquablement bien (i. e. profondément) » en (34), « il vous parle remarquablement mal » en (35). Le contexte permet donc de lever partiellement l'indéfinition, en éliminant certaines interprétations. Autre exemple : un verbe comme marcher est compatible avec un quantifieur (marcher peu + beaucoup), avec un adverbe référent à la vitesse (marcher (rapidement + lentement)) et avec toutes sortes d'adverbiaux de manière qualifiant différents aspects du procès (marcher avec difficulté + en zigzaguant + silencieusement + tristement + etc.). En (36) : [36] – Tiens ! dit-elle, la tête toujours à la portière, M. Lhomme, là-bas… comme il marche ! – Il a son cor, ajouta Pauline qui s'était penchée. (Zola, Au Bonheur des dames) le contexte permet d'écarter certaines interprétations non pertinentes, en l'occurrence une interprétation quantifiante (glosable par « il marche beaucoup ») ou une des valeurs ayant trait à la vitesse (en l'occurrence, « il marche rapidement »), lesquelles seraient possibles dans d'autres circonstances. Comme peut correspondre à un degré de vitesse remarquablement faible (« il marche très lentement »), mais cette interprétation n'est pas la seule possible : il peut s'agir tout aussi bien d'une autre « manière de marcher » (par exemple « en boitillant »), présentée comme remarquable parce qu'inhabituelle et donc inattendue. Il est souvent difficile de choisir entre plusieurs interprétations possibles. En (37) : [37] – Vous voilà donc !… comme je vous ai attendue, depuis hier ! (Zola, Au Bonheur des dames) le prédicat ayant trait au domaine temporel, une interprétation quantifiante (glosable par « longtemps ») semble pertinente. Cependant, d'autres interprétations sont également possibles (glosables par « impatiemment », « fébrilement », « désespérément », « avec inquiétude », « avec ferveur », etc.), et rien ne permet d'établir avec certitude quelle pourrait être LA bonne interprétation. L'aspect lié au temps grammatical peut infléchir l'interprétation : avec un aspect imperfectif (Comme je t'attends !), le procès est présenté comme étant en cours de déroulement, et donc l'interprétation quantifiante semble peu probable, tandis qu'avec un aspect perfectif (Comme je t'ai attendu !), le procès est présenté comme ayant eu lieu, et il s'agit d'une des interprétations possibles. Enfin, des facteurs pragmatiques extralinguistiques peuvent intervenir. Si un verbe comme pleuvoir admet aussi bien un quantifieur (pleuvoir beaucoup) qu'un adverbial de manière (pleuvoir (tristement + silencieusement)), la quantification est pragmatiquement plus pertinente, et donc plus saillante, ce qui explique l'interprétation quantifiante de comme en (38) : [38] Comme il pleut ! Comme il est attendu dans le cas de l'exclamation, l'interprétation quantifiante réfère à une quantité importante. Les accomplissements partagent avec les activités les traits « dynamique » et « non ponctuel » ainsi qu'un sujet fréquemment agentif : ils admettent donc sans difficulté d' être qualifié par un adverbial de manière. De plus, dans certaines conditions rappelées ci-dessous, ils sont compatibles avec un quantifieur. Or, associé à une situation télique, un quantifieur reçoit nécessairement une interprétation comptable, i. e. itérative (cf. Borillo 1989). Par conséquent, les interprétations quantifiante (cf. (39)) et qualifiante (cf. (40)) seront clairement dissociées : [39] a. Comme il a écouté ce disque ! b. Comme il a chanté ce refrain ! [40] a. Comme elle écouta, les premières fois, la lamentation sonore des mélancolies romantiques se répétant à tous les échos de la terre et de l'éternité ! (Flaubert, Madame Bovary) b. Comme elle chassait les chèvres qui venaient marcher sur son linge étendu sur le sol ! (Musset, cit. Riegel et al. 1994, p. 404) Dans ce dernier cas, la valeur exacte de comme reste largement indéterminée, et correspond à une manière remarquable parce qu'inattendue Borillo 1989 a décrit les conditions dans lesquelles la quantification d'un accomplissement est possible : « une situation peut être soumise à la répétition si elle manifeste le trait de reproductibilité » (Il a beaucoup joué cette pièce; Il a beaucoup écouté ce disque; Il a beaucoup chanté ce refrain, Ibid, p. 228). En revanche, « si l'objet disparaît ou s'il est substantiellement modifié au cours de l'action, il est pratiquement impossible de répéter la situation avec le même objet » (Ibid., p. 228), ce qui se produit lorsque « l'argument représente un objet dont l'existence même est liée à l'action exprimée par le verbe » (Ibid., p. 226), ce qui est le cas de « verbes comme fabriquer, produire, créer, construire … […] consommer, détruire, anéantir … » (Ibid., p. 226), ou encore « manger un N, écrire un N, supprimer un N […] fumer une cigarette, éteindre un incendie, peindre un portrait » (Ibid., p. 226). Ces prédicats ne donc pas compatibles avec un quantifieur (* Il a beaucoup produit ce film, * Il a beaucoup supprimé toute concurrence, * Il a beaucoup éteint l'incendie), et les énoncés du type Il a beaucoup mangé cette pomme, Il a beaucoup tricoté ce pull, Il a beaucoup fumé cette cigarette ne sont acceptables que si l'argument interne désigne non pas un objet, mais un type d'objet (Ibid., p. 226), en l'occurrence une variété de pommes, un modèle de pull ou une marque de cigarette. Comme exclamatif à valeur quantifiante est compatible avec les accomplissements dans les mêmes conditions (cf. Comme il a joué cette pièce !; Comme il a écouté ce disque !; Comme il a chanté ce refrain ! vs * Comme il a produit ce film ! * Comme il a éteint l'incendie; ? Comme il a mangé cette pomme !; ? Comme il a tricoté ce pull !; ? Comme il a fumé cette cigarette !). Une interprétation qualifiante est également tout à fait possible (( Tu as vu) comme il a éteint l'incendie; (Tu as vu) comme il a fumé cette cigarette; (Tu as entendu) comme il a chanté cet air). Enfin, les accomplissements qui décrivent un processus (vieillir, grossir, maigrir, grandir, changer, pousser, fondre, etc. )se construisent sans difficulté avec comme exclamatif : [41] a. Comme il grandit ! b. Comme il a grandi ! L'aspect lié au temps grammatical a alors une incidence sur l'interprétation : du fait de l'aspect accompli qui lui est associé, le passé composé met davantage l'accent sur le résultat, tend à induire une lecture quantifiante (Il a beaucoup grandi), tandis qu'en raison de son aspect inaccompli, le présent souligne davantage le processus et comme est plutôt interprété comme référant à la vitesse (Il grandit rapidement). Ces deux notions sont d'ailleurs très proches, la vitesse pouvant être interprétée comme un forme de quantification dans le temps (vite = beaucoup en peu de temps). Les états étant des procès « non dynamiques » et « non bornés », ils décrivent une situation qui se maintient dans le temps, mais qui, à proprement parler, ne se déroule pas dans le temps. De plus, le sujet syntaxique peut difficilement être qualifié d'agentif. Par conséquent, il n'est guère surprenant que les états soient peu compatibles avec un adverbial de manière. En fait, les états ne se comportent pas de façon homogène quant à la compatibilité tant avec un adverbial de manière qu'avec un adverbe quantifieur. Certains états, notamment les habituels, sont incompatibles avec ces deux types de modification adverbiale. D'autres états sont incompatibles avec un quantifieur (cf. La fenêtre donne sur la cour, * La fenêtre donne beaucoup sur la cour; Le repas consiste en un seul plat, * Le repas consiste beaucoup en un seul plat, la maison domine la plaine, * ? La maison domine beaucoup la plaine) et compatibles avec des adverbes en – ment dont le statut d'adverbe de manière ne va pas de soi (La fenêtre donne (royalement + partiellement) sur la cour, Le repas consiste généreusement en un seul plat, La maison domine (magistralement + largement) la plaine). Ces prédicats semblent peu compatibles avec comme exclamatif (cf. * Comme la fenêtre donne sur la cour !; * Comme le repas consiste en un seul plat !). D'autres états qui ne sont compatibles ni avec un adverbial de manière ni avec un quantifieur, se construisent néanmoins avec comme exclamatif. Tel est le cas notamment d ' avoir raison (cf. * avoir sincèrement raison et * avoir (beaucoup + très) raison) dans l'exemple (42) : [42] Et comme tu as raison de dire que l'unique bonheur est l'effort continu ! car, désormais, le repos dans l'ignorance est impossible. (Zola, Le docteur Pascal) Dans ce cas, comme peut être interprété comme un « adverbe de complétude » (Moliner & Lévrier 2000, p. 209-214), proche de entièrement (avoir entièrement raison), lesquels « accompagnent des verbes et des adjectifs non gradables » (Ibid., p. 189). D'autres encore, comme connaître, sont compatibles avec un adverbe de manière (bien connaître) mais pas avec un quantifieur (* connaître beaucoup). Comme exclamatif ne peut alors recevoir qu'une interprétation qualifiante : [43] Comme ce gaillard -là connaît les filles de Paris !, dit Arnoux. (Flaubert, L'éducation sentimentale) Enfin, les verbes de sentiment à degré d'intensité (aimer, plaindre, regretter, souffrir, etc.) admettent aussi bien un adverbial de manière qui qualifie le ressenti de l'experiencer (aimer passionnément, regretter sincèrement) qu'un quantifieur portant sur le degré d'intensité (souffrir beaucoup). Ces prédicats sont pleinement compatibles avec comme exclamatif : [44] A. Mais comme il était lâche et comme elle le méprisait maintenant ! (Zola, Au bonheur des dames) b. Hein, ce pauvre Maurice, comme je le plains, dans ce Paris sans gaz, sans bois, sans pain peut-être !… (Zola, La débâcle) c. Comme il regrettait aujourd'hui son désintéressement ! (Zola, Le docteur Pascal) d. Mais ce besoin du bonheur, ce besoin d' être heureuse, tout de suite, d'avoir une certitude, comme j'en ai souffert ! (Zola, Le docteur Pascal) L'interprétation de comme reste alors largement indéterminée, ce qui provient de l'interprétation nécessairement massive d'un quantifieur associé à un prédicat atélique, et par conséquent de la difficulté à distinguer clairement les interprétations qualifiantes et quantifiante de comme exclamatif. Les achèvements sont réputés peu compatibles avec les adverbes de manière en – ment qualifiant le déroulement du procès, ce qui résulte de leur trait « ponctuel ». Ils se construisent néanmoins régulièrement avec de tels adverbes (Il a rapidement trouvé la solution) ainsi qu'avec divers adverbiaux de manière (Il a atteint le sommet (en boitillant + sans hâte)). Dans ce cas, d'aucuns considèrent que ce n'est pas le procès lui -même qui est qualifié, mais les événements qui ont conduit à sa réalisation. Associé à un achèvement, comme exclamatif peut recevoir une interprétation qualifiante (( Regarde) comme il tombe; (Tu as vu) comme il a (atteint le sommet + trouvé la solution)), laquelle reste largement indéterminée, quoique contrainte par le sémantisme du prédicat verbal (les différentes « manières d'atteindre un sommet » ne sont pas identiques aux différentes « manières de trouver une solution »). Comme exclamatif peut également recevoir une interprétation quantifiante (Comme il est tombé pendant cette période !), laquelle, en raison du caractère télique des achèvements, est nécessairement itérative (cf. Borillo 1989). Comme dans le cas des accomplissements, la possibilité de quantifier un achèvement est corrélée au caractère reproductible de la situation décrite (cf. Il est beaucoup tombé vs * Il est beaucoup mort; * Il a beaucoup atteint un sommet). Du fait de l'interprétation nécessairement comptable du quantifieur, les deux interprétations possibles de comme exclamatif sont clairement distinctes. L'analyse de comme exclamatif comme étant fondamentalement un adverbe de manière permet de rendre compte des spécificités du morphème en regard des autres marqueurs exclamatifs qu - (combien, que, ce que, qu'est -ce que, quel), ainsi que de l'emploi de plus en plus répandu en français contemporain de comment exclamatif. Loin d' être résiduelle, l'interprétation « manière » de comme exclamatif est en fait largement répandue. Quoique contrainte par les propriétés sémantiques du prédicat verbal auquel le morphème est incident, elle reste largement sous-déterminée, et le contexte permet non pas d'identifier LA bonne interprétation, mais seulement d'éliminer certaines interprétations, non pertinentes en l'occurrence, mais qui auraient pu l' être dans d'autres circonstances. Cette valeur fondamentale de comme, conforme à l'étymologie du morphème, est analogue dans tous les emplois de la proforme qu - de manière, à savoir dans les emplois dits « comparatifs » de comme, les emplois exclamatifs et concessifs de comme et de comment, ainsi que les emplois interrogatifs de comment . | Cette étude est consacrée à comme exclamatif, en regard des autres morphèmes qu- exclamatifs (section 1) d'une part, des autres proformes qu- d'autre part (section 2). L'exclamation peut être provoquée par un degré anormalement élevé, ou par une « manière de faire » inhabituelle et/ ou inattendue. Dans ce dernier cas, les propriétés syntaxico-sémantiques du prédicat verbal auquel comme est incident contraignent les interprétations possibles du morphème (section 3). | linguistique_11-0201948_tei_575.xml |
termith-688-linguistique | La parole désigne la réalité humaine telle qu'elle se fait jour dans l'expression par le biais de l'expressivité. Cette notion de parole regroupe d'une part les règles syntaxiques, la grammaire et le lexique qui constituent l'expression et d'autre part les intonations, les rythmes et la gestuelle qui constituent l'expressivité (Figure 1). C'est la combinaison de l'expression et de l'expressivité qui permet l'existence de la véritable communication. Les modalités de la communication sont représentées par la somme des modalités verbales et non-verbales, ces deux composantes étant tout aussi importantes l'une que l'autre dans la communication langagière. Il apparaît très clairement que beaucoup de courants linguistiques traitent de l'expression sans faire aucunement référence à l'expressivité. En d'autres termes, ces études portent sur la langue et non pas sur la parole. Bon nombre de linguistes considèrent la forme écrite « statique » de la langue, en occultant le fait que, derrière tout acte de communication, il existe préalablement un sujet pensant et parlant. En faisant abstraction de ce sujet, ces recherches font de ce fait abstraction des modalités non-verbales. La théorie de l'information, le structuralisme saussurien, les linguistiques structuralistes de 1950 à 1970, les courants distributionnalistes et chomskyen, la statistique ont largement contribué à mieux faire connaître l'ossature structurale extérieure des langues. Cependant, l'organisation formelle de la langue dans de tels systèmes est plus importante que la fonction significative et expressive du langage. Dans ces concepts, toute analyse est basée sur la continuité horizontale des mots dans une phrase et représente en somme une structure à une dimension. Selon Gubérina (1984), l'étude de la parole doit être conçue sur la base des rapports réciproques et permanents entre société et individu et doit englober à la fois la cohérence des mots (modalités verbales) et les valeurs de la langue parlée (modalités non-verbales). Une telle structure apparaît comme étant pluridimensionnelle : elle est en même temps horizontale (les mots) et verticale car les mots ont pour support le rythme, l'intonation, etc., c'est-à-dire toutes les composantes des valeurs de la langue parlée. « La parole n'est pas une addition pure et simple de plusieurs composantes limitées en nombre, mais une qualité dynamique qui ne rend notre expression ni horizontale, ni linéaire, mais verticale » (Gubérina, in Robergé 1984). « Toute étude de notre expression devrait inclure l'ensemble des moyens dont nous nous servons en parlant » (Gubérina 1984) (Figure 2). Toutes les caractéristiques de la parole ne s'additionnent pas les unes aux autres comme à l'écrit, car ces composantes de la parole ont un caractère de non-linéarité qui est la condition sine qua non de l'existence de la parole dans le temps et dans l'espace. La parole est perçue et produite de façon globale : la signification intellectuelle (contenu de l'expression) et la signification affective (contenu de l'expressivité) sont perçues en même temps. Cette structure tridimensionnelle se forme donc en fonction de la communication, un équilibre dynamique (et non-statique puisqu'il existe une mouvance permanente) s'établit entre l'individuel et le social. Tous les éléments de communication (éléments structurants) ne sont pas tous toujours présents au même niveau. La structure mobile s'établit en « fonctionnant », c'est-à-dire que le sujet parlant choisit les éléments qui lui paraissent optimaux pour donner forme à la structure linguistique. C'est donc de l'état affectif du sujet parlant que dépend la réalisation linguistique communicationnelle. Ainsi que le montrent les figures 1 et 2, la parole comprend l'ensemble des procédés qui interviennent dans l'utilisation du langage, à savoir : (i) les modalités verbales : le système lexicologique et grammatical (phonétique, morphologique et syntaxique); (ii) les modalités non-verbales qui peuvent être divisées en trois catégories : les valeurs acoustiques : rythme, intonation, intensité, tension, pause, tempo de l'énoncé; les valeurs visuelles : le rôle du corps, position du corps et états tensionnels, et plus particulièrement la position envers autrui et la tension corporelle des co-énonciateurs, mimiques, gestes; les valeurs psychologiques : les aspects psychologiques de la parole, les mobiles de l'énonciateur où l'affectivité intervient dans l'élaboration de la forme d'expression, la situation, le contexte, l'ambiance sociale, constamment présents dans toute communication langagière. Ces valeurs apparaissent le plus clairement dans la langue parlée et font référence à des procédés qui, en situation de communication, ne sont pas constitués par les mots proprement dits. Les mots exprimés sont toujours pénétrés par diverses intonations, accompagnées de gestes, qui les rendent ainsi vivants, compréhensibles et expressifs. Que ce soit dans l'utilisation du mot ou des phrases, les modalités non verbales contribuent directement à la valeur sémantique et syntaxique de l'expression langagière. Le matériel lexicologique n'est qu'une partie de l'expression, partie qui, par ailleurs, traduit le moins les sentiments qui accompagnent les idées exprimées : « 90 % au moins des messages affectifs sont non verbaux » (Goleman 1997). Ce n'est pas le sens lexicologique du mot qui détermine son sens, mais « l'intégration de ce mot parmi les valeurs de la langue parlée » (Gubérina 1984). La production de la parole se traduit par des événements acoustiques déclenchés par des activités physiologiques spécifiques. L'énergie nécessaire à la production de la parole est fournie par le courant d'air expulsé par les poumons sous l'effet du muscle intercostal externe et des muscles abdominaux. L'air non sonorisé ainsi projeté met en mouvement les cordes vocales, situées dans le larynx, qui s'ouvrent et se ferment rapidement. Le courant d'air interrompu par le rapprochement des cordes vocales, puis libéré par leur éloignement, se transforme en une succession de bouffées chargées d'énergie acoustique sonorisée. Ces vibrations des cordes vocales, activité physiologique, se traduisent par la production d'une énergie acoustique sonore correspondant à la fréquence fondamentale, notée F0. Cette fréquence de base est en fait le nombre d'ouvertures et de fermetures des cordes vocales produit en une seconde. Ensuite, la qualité du son produit évolue en fonction des modifications de la configuration du pharynx, la voix devenant parole au niveau de la cavité buccale grâce à l'action finale du voile du palais, de la langue et des lèvres, organes participant aux changements de formes du circuit (Figure 3). En acoustique, les sons se définissent comme étant des modifications de pression qui se propagent dans l'air, sous la forme d'un mouvement vibratoire, à la vitesse de 340 millisecondes (ms). Les sons purs sont dits simples car ils ne comportent qu'une seule fréquence de vibration. À l'exception de ceux produits par le diapason ou le générateur de fréquences, tous les sons peuvent être définis comme complexes : ils proviennent de l'émission simultanée de multiples fréquences. La parole se distingue des autres sons par des caractéristiques acoustiques qui ont leur origine dans les mécanismes de production (Renard 1983). Décrire le processus de production de parole en vue de spécifier le résultat acoustique ainsi produit nécessite l'acquisition d'un certain nombre de connaissances liées à la complexité du processus de génération et à ses difficultés de mesure (Calliope 1989) : le signal de parole est essentiellement évolutif : l'analyse centiseconde est généralement reconnue comme constituant un ordre de grandeur raisonnable; de nombreuses différences anatomiques existent entre les locuteurs et les stratégies articulatoires présentent de grandes variations intra et inter-locuteurs; le conduit vocal est un « tuyau » tridimensionnel de volume variable difficilement accessible; la source vocale qui excite ce tube acoustique que représente le larynx, est très difficile d'accès et sa fréquence peut évoluer très rapidement (dans une gamme d'une octave autour de 110 Hz environ pour les hommes et de 210 Hz pour les femmes); le processus de production peut se résumer à une source qui excite un ensemble de cavités; or l'on ne dispose que du signal produit et non du signal d'excitation (très difficile à évaluer directement); le système étudié (paramètres de source + fonction de transfert du conduit vocal) présente de ce fait plus d'inconnues que de données. Les progrès de ces dernières années en informatique, ont permis l'élaboration de logiciels d'analyse de parole plus sophistiqués rendant plus précises la distinction et les mesures des différents aspects d'un son. Ainsi, les analyseurs électroniques présentent une représentation tridimensionnelle (temps, fréquence, amplitude) des sons de parole. Le temps est noté en abscisse, les fréquences en ordonnée et l'amplitude, de manière qualitative seulement, par le degré de noirceur du tracé. La partie 1 (Figure 4) représente l'évolution du contour mélodique en Hz. Les phonèmes voisés sont produits par la mise en vibrations des cordes vocales (celles -ci se fermant et s'ouvrant à une certaine vitesse). Tout phonème voisé présente donc des variations de fréquences en fonction de sa durée : ce sont ces variations de F0 qui apparaissent dans cette première partie et qui représentent la courbe mélodique spécifique à chaque énoncé et à chaque locuteur. Les cordes vocales ne vibrant pas lors de la production des sons non-voisés, les variations de fréquences n'existent pas. La hauteur d'un son dépend de sa fréquence fondamentale (F0). Si la F0 est basse, le son sera perçu grave, si la F0 est élevée, le son sera perçu aigu. La partie 2 représente l'énergie (ou intensité) mesurée en décibel (Db). D'un point de vue acoustique, l'intensité d'un son résulte de l'amplitude du mouvement vibratoire. L'intensité de la voix est essentiellement due à l'amplitude des vibrations des cordes vocales et à la pression subglottique exercée par l'air pulmonaire. La partie 3 représente le spectre acoustique de 0 à 8 kHz. Le timbre des sons de parole dépend des cavités supraglottiques faisant office de résonateurs. En fonction de la plus ou moins grande densité des fréquences basses par rapport aux fréquences hautes, l'on distinguera le timbre sombre (dominantes basses [u ], [v ]) du timbre clair (dominantes hautes [i ], [s]). Le timbre étant perçu globalement représente forcément une perception subjective. La partie 4 représente le signal ou l'oscillogramme (forme de l'onde). Certains sons complexes présentent une périodicité (sons voisés). D'autres sons complexes sont apériodiques (sons nonvoisés). S'ils possèdent une certaine durée, ils seront appelés bruits (consonnes fricatives et affriquées non-voisées). S'ils sont très brefs, ils seront appelés impulsions (consonnes occlusives non-voisées). Les sons apériodiques ne possèdent pas de hauteur, puisque la hauteur est liée à la fréquence. Toutes les réalisations acoustiques apparaissant sur le spectre trouvent leurs origines dans l'articulation des phonèmes. Plusieurs catégories sont à distinguer. Les phonèmes voisés présentent tous une barre de voisement (F1 ou murmure vocal) qui correspond aux vibrations des cordes vocales et se concrétise par une concentration d'énergie dans les fréquences très graves (Figure 5). Les voyelles sont caractérisées par des formants (partie stable) ayant une certaine durée (souvent supérieure à 150 ms) (Figure 5). On appelle indice acoustique un paramètre physique du signal de parole dont les variations font changer l'identité phonétique des sons perçus. Les indices les plus significatifs sont ceux dont les variations changent le plus efficacement l'identité des sons perçus, mais qui varient le moins pour un phonème donné, en fonction du contexte et du locuteur. Des études perceptives ont montré que les unités phonétiques n'étaient pas en correspondance biunivoque avec des segments du signal de parole. Ainsi, même une bouffée de bruit centrée sur 1400 Hz peut être perçue comme un [p] devant un [i] et comme un [k] devant un [a] (Liberman et al. 1952). De même, une même transition de formant peut contribuer à la perception d'un [d] ou d'un [n] suivant le contexte acoustique. C'est pourquoi, l'identification des unités phonétiques peut nécessiter la prise en compte de plusieurs indices acoustiques répartis dans un contexte temporel plus ou moins large. L'étude des erreurs d'identification des sons de parole dans le bruit montre que certaines distinctions phonétiques sont plus résistantes que d'autres. Pour les consonnes en contexte vocalique, les distinctions de nasalité et de voisement sont plus résistantes (Miller & Nicely 1955). Viennent ensuite les distinctions entre occlusives et fricatives. Les distinctions de lieu d'articulation ([ p] / [t] par exemple) sont celles qui sont le plus affectées par le bruit. « Cette sensibilité différentielle des sons de parole au bruit peut être considérée comme une validation perceptive de la notion de trait distinctif, les confusions se faisant entre les consonnes ayant le plus de traits en commun » (Calliope 1989). Les premières études sur la perception du voisement ont montré que le délai entre le début du bruit d'explosion et l'établissement du voisement (Voice Onset Time – VOT – ou Délai d' Établissement du Voisement) était un indice essentiel pour la classification perceptive des occlusives voisées / non-voisées (Liberman et al. 1958). Ce délai de voisement représente l'intervalle entre le relâchement de l'air bloqué par le conduit vocal avant l'ouverture de la bouche et le déclenchement des vibrations des cordes vocales. Les VOT peuvent être positifs (voisement commençant après le relâchement de l'air bloqué dans le tractus vocal, [ph] anglais) ou négatifs (voisement commençant avant le relâchement de l'air, [b] français). Les durées du VOT diffèrent en fonction des langues (Figure 6), par exemple, le [p] français a un VOT situé aux alentours de 20 ms, le [ph] anglais présente un VOT d'une durée de 60 ms. Le [b] français se situe aux alentours de –100 ms, le {b] anglais, vers –20 ms. Ces données théoriques prennent toute leur importance en ce qui concerne les difficultés perceptives et productives pour les apprenants de langues étrangères. Un cerveau humain, représentant un quarantième du poids de l'individu, est formé de deux hémisphères accolés par leur face interne et séparés par une longue et profonde scissure inter-hémisphérique. Au fond de cette scissure se trouve une masse de fibres blanches appelée le corps calleux unissant entre eux les deux hémisphères. Ce corps calleux est constitué de fibres unissant les régions corticales homologues de chacun des hémisphères. Il existe d'autres voies de communication, moins importantes, entre les deux hémisphères (commissure de l'hippocampe et commissure antérieure). Le grand axe du cerveau s'étend du pôle frontal, en avant, au pôle occipital, en arrière. À la surface, de nombreuses fissures constituent un complexe réseau de circonvolutions. Les plus nettement marquées sont la scissure de Sylvius et la scissure de Rolando, qui permettent de différencier quatre lobes pour chaque hémisphère : lobe frontal, lobe pariétal, lobe temporal et lobe occipital. L'hémisphère droit se caractérise par des zones plus importantes de cortex associatif (aires qui n'ont pas de projections hors du cerveau et dont les neurones communiquent entre eux et avec d'autres neurones du cortex), tandis que l'hémisphère gauche se caractérise par des zones motrices et sensorielles plus importantes (Gil 1996). Le planum temporale, situé à la surface supérieure du lobe temporal, et qui fait partie intégrante de la zone corticale postérieure du langage dite Zone de Wernicke, est plus développé à gauche qu' à droite (en moyenne un tiers plus long). L'aire dite Tpt, (temporo-pariétale), qui occupe la partie postérieure du planum temporale, est plus volumineuse à gauche qu' à droite. Or des données pathologiques suggèrent que cette région du cerveau joue un rôle important dans la fonction langagière : une lésion de l'aire Tpt entraîne en effet une agnosie auditive : amusie en cas de lésion droite, surdité verbale en cas de lésion gauche (Habib 1989). Les asymétries morphologiques ont pour corrélats des asymétries fonctionnelles qui ont pu être observées chez des sujets pathologiques et chez des sujets sains en utilisant différentes techniques permettant d'isoler certaines fonctions spécifiques à chacun des deux hémisphères (Luria 1970). Le test d'écoute dichotique consiste à adresser un signal sonore différent à chaque oreille par l'intermédiaire d'écouteurs, provoquant ainsi une compétition entre chaque oreille et de ce fait entre chaque hémisphère cérébral, chaque oreille étant reliée préférentiellement à l'hémisphère cérébral opposé (Kimura 1967). Le test tachistoscopique consiste à adresser un signal visuel différent à chaque œil, donc à chaque hémisphère cérébral, chaque œil étant relié préférentiellement, dans les conditions du test, à l'hémisphère cérébral opposé (Sperry 1968). Le test de Wada (mis au point par Wada en 1949) consiste à endormir sélectivement un hémisphère cérébral par injection d'amytal de sodium dans la carotide ipsilatérale, afin de le désactiver, ce qui permet d'observer le fonctionnement de l'autre hémisphère en isolation. L ' électrochoc appliqué sélectivement à l'un ou l'autre hémisphère entraîne la désactivation d'un des deux hémisphères et permet de mettre en évidence leurs différences fonctionnelles (Cannicott in Deglin 1976). L'observation des cérébro-lésés fournit des informations importantes sur les capacités langagières de chaque hémisphère. Les lésions droites entraînent en général des dysprosodies (pertes ou perturbations de l'intonation affective et du rythme). Les lésions gauches entraînent en général des aphasies, de la mutité totale à diverses perturbations de la production de la parole ou de la compréhension en fonction de l'emplacement de la lésion, Wernicke, Broca (Cambier 1998). L'observation de sujets commissurotomisés (dont les connexions entre les deux hémisphères – corps calleux, commissure antérieure et commissure de l'hippocampe – ont été supprimées, permet d'étudier chaque hémisphère fonctionnant en isolation (Sperry 1968; Gazzaniga et a l. 1975). L'observation de sujets hémisphérectomisés (ablation chirurgicale d'un hémisphère) permet d'étudier le fonctionnement d'un hémisphère isolé (Smith 1977). Tous ces moyens d'observations chez les sujets sains et pathologiques apportent des informations concordantes sur les spécificités fonctionnelles de chaque hémisphère cérébral. Le tableau 1 résume les compétences spécifiques de chaque hémisphère cérébral en isolation : la colonne de gauche présente un inventaire d'activités mentales gérées par le cerveau total, la colonne du milieu indique les compétences et les incompétences de l'hémisphère gauche en isolation, c'est-à-dire fonctionnant sans connexions avec son homologue droit. La colonne de droite indique de même les compétences et les incompétences de l'hémisphère droit en isolation. Bien entendu, ce tableau est une compilation théorique du fonctionnement des deux hémisphères obtenue par les différentes techniques d'investigation sur des sujets sains et cérébro-lésés; en effet les deux hémisphères cérébraux ne fonctionnent pas de manière isolée mais en collaboration. En ce qui concerne la perception de la parole, la répétition est facile pour l'hémisphère gauche isolé (la répétition correcte étant la preuve d'une perception correcte), la reconnaissance des voix et le décodage de l'intonation sont de la compétence de l'hémisphère droit. Au niveau de la production de parole, le lexique, la syntaxe, sont des fonctions de l'hémisphère gauche, tandis que l'intonation est gérée par l'hémisphère droit. Sur le plan général du fonctionnement cérébral, il semble que l'on puisse qualifier les compétences de l'hémisphère gauche comme analytiques et celles de l'hémisphère droit comme globales ou synthétiques (Cambier & Vertischel 1998). Sur le plan du développement cérébral, l'hémisphère droit du jeune enfant est en avance de développement fonctionnel sur son hémisphère gauche. Lors de l'acquisition de la langue maternelle, les deux hémisphères cérébraux sont sollicités, mais l'hémisphère droit reçoit manifestement une sollicitation plus importante que l'hémisphère gauche : The right brain hemisphere seems to be more greatly affected by early experience than the left brain [… ]. In an infant, the right brain hemisphere and the limbic system are initially dominant in regards to vocal communication. The right brain mental system does not rely on linguistic forms of analysis. (Joseph 1992) Le même auteur souligne d'autre part l'importance de l'immaturité du corps calleux : Much of what is experienced and learned by the Right Hemisphere during the early years is not always shared with or available to the Left Hemisphere [… ]. This immaturity before age 10 greatly limits information-transfer between the two brain halves. (Joseph 1992) Cette immaturité du corps calleux limite considérablement le transfert des informations entre les deux hémisphères cérébraux. En fait, ces deux réalités « neuro-anatomiques » – avance de développement de HD et immaturité du corps calleux – deviennent des atouts neuro-fonctionnels qui doivent être privilégiés lors de l'apprentissage précoce des langues. La communication par la parole est une fonction psychologique correspondant à la mise en œuvre d'un ensemble de dispositifs anatomiques, physiologiques et neurologiques, propre à l'espèce humaine. La parole est le résultat des divers processus neurologiques mettant en œuvre les compétences analytiques de l'hémisphère gauche ainsi que les compétences synthétiques de l'hémisphère droit (Figure 7). Les divers dispositifs physiologiques déclenchés par l'activité des deux hémisphères cérébraux sont à l'origine de phénomènes acoustiques spécifiques : l'hémisphère droit gère principalement la mise en vibrations des cordes vocales, vibrations donnant naissance à la fréquence fondamentale (F0), l'hémisphère gauche gère principalement la configuration de la cavité pharyngale (F1) et de la cavité buccale (F2). La fréquence fondamentale, support dynamique de la parole articulée, présente une certaine durée car la parole est bel et bien un continuum sonore et non pas une suite d'événements indépendants se déroulant sur l'axe des temps comme Matthei & Ropper (1983) l'expliquent : « a beads-on-a-string model for speech perception could not work […] and a beads-on-a-string model for speech production cannot work either ». D'un point de vue linguistique, la signification par la parole résulte de la somme de la dimension expression et de la dimension expressivité. Pour résumer, les éléments constitutifs de la parole, gérés tant d'un point de vue perceptif que productif par l'hémisphère gauche se synthétisent en parole grâce au pouvoir cohésif de l'hémisphère droit. La dimension émotionnelle, l'affectivité, portées par les variations de la fréquence fondamentale gérées par l'hémisphère droit, sont des éléments déclencheurs de parole. L'enfant est en contact avec sa langue maternelle dès sa naissance, et même in utero, puisque le fœtus, par l'intermédiaire du liquide amniotique, présente des réactions auditives à la voix maternelle et aux fréquences basses (Querleau & Renard 1981). Dès sa naissance, il distingue la voix maternelle et localise tout phénomène sonore. À deux semaines, il différencie la voix humaine des autres émissions sonores. A partir de trois mois, il devient sensible aux inflexions de la voix humaine – c'est-à-dire à la prosodie – qui correspondent à un contenu sémantique interprétable : il pleure lorsque la voix est rude et que ses intonations traduisent le reproche ou la colère, il rit lorsque les intonations sont tendres et bémolisées de complicité. À quatre mois, il est capable de différencier les productions vocales masculines et féminines (Petit 1992). Il est aussi capable de distinguer un nombre croissant de sons utilisés dans toutes les langues humaines (Werker & Tees 1983). L'enfant se familiarise avec les intonations et les rythmes particuliers à sa langue. Il commence à communiquer sur cette base prosodique : c'est la période du babillage. Ce qui revient à dire que l'étape première dans l'apprentissage d'une langue, consiste en l'acquisition des rythmes et des intonations (la musique de la langue), ce que recouvre essentiellement le terme expressivité de la parole. Mais l'apprentissage de la langue maternelle n'exploite qu'une partie des potentialités inscrites dans le code génétique de l'enfant. Certaines oppositions sonores non pertinentes dans son milieu linguistique, vont devenir de moins en moins sensibles à son « oreille » (Figure 8). En fait, l'absence de stimuli induit une sclérose des synapses qui leur correspondent, c'est-à-dire qu'une « stabilisation sélective des synapses » s'effectue (Petit 1992). Le cerveau peut être comparé à un crible qui ne laisse passer que les éléments informationnels. Les sons non pertinents à la langue maternelle sont donc laissés de côté : « les sons de la langue étrangère reçoivent une interprétation phonologiquement inexacte, puisqu'on les fait passer par le ‘ crible phonologique ' de sa propre langue » (Troubetzkoy 1949). Le cerveau opère par choix, par élimination : lors du processus d'identification des phonèmes, il filtre certains éléments physiques de l'ensemble fréquentiel et en retient certains autres. « Cette discontinuité dans l'écoute des sons du langage et le caractère particulier du choix des bandes de fréquences discontinues, dans chaque langue, forment le système d'écoute des sons du langage » (Gubérina 1991). Le cerveau apte à décoder tous les phonèmes à la naissance, présente une grande flexibilité jusqu' à l' âge de 6-7 ans car il est en cours de croissance et de maturation. En revanche, après l' âge de sept ans, commence la phase de maturation des zones secondaires et tertiaires (et donc des centres de la parole de la langue maternelle). Selon Luria (1966) la myélinisation des zones secondaires et tertiaires est définitivement achevée à l' âge de 12 ans, ce qui explique d'un point de vue neurophysiologique et neuropsychologique qu' à partir de 12 ans cette maturation amène le cerveau à se comporter auditivement en fonction de sa langue première. Penfield (1963, in Gubérina 1991) souligne que « à 8 ans l'enfant commence à saisir les ensembles, à 9 ans il les fixe. Il passe pour devenir plus analytique dans son apprentissage de la langue ». Plus l'enfant mûrit dans son intelligence et dans sa psychomotricité, plus les facilités de l'acquisition d'une langue étrangère diminuent car plus il devient réfractaire aux sons de la langue étrangère : « sa langue maternelle affaiblit et restreint en partie sa sensibilité auditive [. .. ]. L'acquisition d'une deuxième langue va inexorablement en sens inverse du progrès neuropsychologique de l'individu » (Gubérina 1990). Les habitudes linguistiques de la langue maternelle (qu'elles soient acoustiques ou articulatoires) sont donc ancrées vers l' âge de 10-12 ans, figeant ainsi la perception et de ce fait la production. Cependant, une bonne perception est la condition sine qua non à une bonne production : « la surdité est mère de la mutité » (Alliaume 1998). Pour prononcer correctement, c'est-à-dire pour parler de la manière la plus authentique possible, il est nécessaire d'avoir « entendu » (perçu) le modèle le plus correctement possible. Il est en effet vain de faire répéter inlassablement un mot mal prononcé ou d'expliquer comment positionner la langue contre les dents. Le processus de phonation met en jeu beaucoup d'autres « organes » qui sont incontrôlables, comme par exemple le larynx, les cordes vocales, quelques centaines de muscles… Le seul remède est d'amener l'apprenant à mieux percevoir le son fautif. D'un point de vue acoustique, la production des sons du langage est comprise dans une bande de fréquences allant de 20 à 20 000 Hz. D'un point de vue perceptif, l'analyse des sons du langage par un système de filtres octaves met en évidence le fait que chaque son contient potentiellement plusieurs phonèmes. Ainsi la voyelle française [i] est perçue comme [u] quand elle est transmise entre 150 et 300 Hz, comme [o] entre 400 et 800 Hz, comme [ə] entre 600 et 1 200 Hz, comme [a] entre 800 et 1 600 Hz, comme [e] entre 1 200 et 2 400 Hz puis comme [i] entre 3 200 et 6 400 Hz. Ce phénomène s'applique à tous les sons de toutes les langues. Gubérina et ses collaborateurs (1963) parviennent donc à la conclusion que chaque phonème contient potentiellement tous les autres phonèmes. La compréhension au sein d'une même langue ne s'en trouve nullement affectée mais les problèmes surviennent lors de l'apprentissage d'une langue étrangère. Une bonne audition permet une bonne perception des phonèmes de la langue 1 (langue maternelle) mais n'est plus du tout déterminante quant à la juste perception des phonèmes de la langue 2. En fait, elle commande même des fautes de substitutions dans la perception des phonèmes étrangers en créant de nouveaux systèmes de perception de ces phonèmes. Un son de la langue 1 présente une partie commune et une partie non commune avec un son de la langue 2 : le cerveau, conditionné par la langue 1, ne retient que la partie commune à ces deux sons laissant de côté la partie non commune (partie néanmoins spécifique du son étranger). Cela amène donc l'interlocuteur de langue 1 à ne pas percevoir la spécificité du son de la langue 2 et donc à ne pas la reproduire (Figure 9). C'est la raison pour laquelle un anglophone perçoit le [y] français comme un [u] car il ne capte que les fréquences graves de ce [y] laissant de côté les fréquences aiguës (néanmoins spécifiques). Tous les peuples ont la même acuité auditive pour les graves et pour les aiguës, mais n'ayant pas certains phonèmes, les différents peuples qui possèdent des systèmes linguistiques différents entendent différemment les mêmes sons d'une langue étrangère, pour des raisons psycholinguistiques (et non pas auditives) (Gubérina 1991) Une mauvaise perception entraîne une mauvaise production : « Ce que nous percevons – et non pas seulement ce que nous comprenons – est étroitement déterminé par l'organisation sonore de notre langue » (Ferrand & Segui 1996). Le conditionnement productif est une conséquence directe du conditionnement perceptif. Les exemples simples du sourd de naissance ou des enfants « sauvages », qui coupés de toute sollicitation communicative deviennent muets, permettent d'affirmer que « l'oreille » est éducatrice de la parole, malgré l'émergence de certaines théories linguistiques dont les auteurs ne semblent pas persuadés de ce lien de cause à conséquence. Au niveau productif, le cerveau, conditionné par la langue maternelle, dirige les organes de parole. Dans un premier temps, ces ordres permettent une activité musculaire gérant la respiration et, linguistiquement parlant, les groupes de souffle, mais ces groupes de souffle sont calqués sur ceux de la langue maternelle. Puis, de manière plus spécifique, l'hémisphère cérébral droit va être majoritairement déclencheur de la mise en vibrations des cordes vocales, c'est-à-dire de la fréquence fondamentale et de ses variations. Là encore, les mises en vibrations sont calquées sur les caractéristiques de la langue maternelle. L'hémisphère gauche, majoritairement responsable de la configuration des cavités pharyngale et buccale ainsi que des organes phonatoires visibles responsables des mouvements articulatoires (lèvres, dents, langue), dirige ces organes selon les caractéristiques de la langue maternelle (Figure 10). Un schéma corporel vocal particulier à chaque langue se constitue chez tout individu par mémorisation des données sensorielles non conscientes en relation avec les activités de parole en langue maternelle. En ce qui concerne la dimension prosodique, il convient, en langue anglaise, de différencier deux types de prosodie : la prosodie émotionnelle et la prosodie linguistique (Hesling & Alliaume 2000). Chaque mot de deux syllabes ou plus est accentué, c'est le « stress » linguistique. Ce « stress » est une composante du mot au même titre que les phonèmes, qu'il soit indicateur de différences grammaticales ou non. Le « pattern » linguistique global est déterminé par la succession des « stress » des mots (lexicaux ou grammaticaux) qui composent l'énoncé et la gestion temporelle des groupes de souffle. Cette composante prosodique linguistique dépend de la langue et demeure indépendante de l'énonciateur. Les recherches récentes utilisant l'Imagerie par Résonance Magnétique fonctionnelle (Barrett et al. 1999; Riecker et al. 2002) montrent la supériorité de l'hémisphère gauche dans le traitement de la prosodie linguistique. L'hémisphère droit surimpose au « pattern » linguistique géré par l'hémisphère gauche, la composante émotionnelle qui se traduit d'un point de vue acoustique par des variations de la fréquence fondamentale et de variations de l'intensité. Ces variations sont la marque personnelle de l'énonciateur sur son discours. Les émotions sont universelles mais l'impact des émotions sur le discours se traduit de manière spécifique en fonction des caractéristiques des langues maternelles. Cette composante prosodique émotionnelle dépend de l'état émotionnel de l'énonciateur et est principalement traitée par l'hémisphère droit (Barrett et al. 1999; Riecker et al. 2002). Ces conditionnements neurophysiologiques perceptif et productif résultant de l'apprentissage de la langue maternelle sont de ce fait inévitables et expliquent partiellement les difficultés à maîtriser la parole en langue étrangère. Les pratiques pédagogiques offertes aux apprenants ne font que renforcer ces conditionnements (Figure 11). L'apprentissage de la langue maternelle permet un accès direct aux modalités verbales et non verbales, c'est-à-dire aux dimensions expression et expressivité de la parole; les deux hémisphères cérébraux sont de ce fait sollicités. L'apprentissage scolaire de la langue étrangère entraîne un accès indirect aux dimensions expression et expressivité de la langue étrangère, puisque ces pratiques pédagogiques sont essentiellement orientées vers une sollicitation de l'hémisphère gauche. Cette orientation majoritairement hémisphérique gauche de l'enseignement des langues dans notre système scolaire semblerait pouvoir garantir au moins un accès satisfaisant à la dimension expression, mais le langage ainsi produit est réduit à sa composante purement intellectuelle puisque l'hémisphère droit, déclencheur et décodeur des manifestations émotionnelles, n'est que peu, voire pas, sollicité. Figure 11. Sollicitation cérébrale, apprentissage de la langue maternelle, apprentissage scolaire d'une langue étrangère (Hesling 2000) En résumé, les apprenants en langue de plus de dix ans sont confrontés à divers problèmes : L'acquisition progressive de la maturité cérébrale entraîne un renversement de la situation dominante de l'hémisphère droit sur l'hémisphère gauche, l'hémisphère gauche prenant en quelque sorte le pouvoir et exerçant sa contrainte sur l'hémisphère droit, limitant ses compétences prosodiques perceptives et productives. La maîtrise progressive de la langue maternelle entraîne un véritable conditionnement neurophysiologique, les organes de parole et, surtout, les zones cérébrales dévolues au langage perdant leur plasticité naturelle aux dépens des contraintes de fonctionnement de la parole maternelle. Les pratiques pédagogiques proposées exercent essentiellement une sollicitation de l'hémisphère gauche. Lorsqu'un apprenant écoute un message en langue étrangère, il se concentre essentiellement, pour ne pas dire uniquement, sur l'accès au sens et non sur la dimension prosodique de l'énoncé. Et lorsqu'un enseignant demande à un élève francophone, placé dans ces conditions, de répéter ce qui a été dit par l'interlocuteur anglophone, celui -ci tente de restituer le contenu sémantique, au détriment du contenu prosodique pourtant capital pour la communication. La réaction première de l'apprenant qui entend un message en langue étrangère est de tenter d'en décoder le sens. Le sens est, pense -t-il, transmis par les mots qui composent l'énoncé, ce qui dicte sa stratégie : il tente de déchiffrer les « mots » lexicaux et grammaticaux du message. C'est clairement le type même de la stratégie hémisphère gauche, stratégie qui le prive des apports souvent considérables du contenu non verbal du message (affectivité, intonation, timbre) et qui, par conséquent, contribue à démobiliser son hémisphère droit. Comme l'affirme Cambier (1998), Dans la mesure où l'apprentissage est perçu comme une tâche intellectuelle théorique affrontée hors du contexte, il détermine une activation élective de l'hémisphère gauche au détriment de l'hémisphère droit dont la participation est pourtant indispensable au fonctionnement de la communication. Le concept de déséquilibre cérébral, naturel ou provoqué institutionnellement (par les pratiques pédagogiques inadaptées), s'applique à toutes les étapes du développement linguistique de l'individu apprenant de langues. Il peut être positivement utilisé par les pédagogues à tous les niveaux de développement cérébral : utilisation naturelle chez les tout-petits du développement précoce de l'hémisphère droit, stimulation artificielle de l'hémisphère droit, sous-utilisé chez les adultes. Nos étudiants sont confrontés aux trois handicaps préalablement cités quant à l'apprentissage de la langue anglaise, à savoir : la maturation cérébrale (l'hémisphère gauche exerçant sa contrainte sur l'hémisphère droit); le conditionnement à la langue maternelle (surdité phonologique perceptive et donc productive aux phonèmes étrangers); les pratiques pédagogiques inadaptées (ces dernières ayant essentiellement exercé une sollicitation de l'hémisphère gauche au détriment de l'hémisphère droit). Même si nos étudiants souffrent de ce déséquilibre cérébral inné et acquis, nous est-il encore possible de leur proposer des stratégies d'éducation, voire de rééducation ? L'apprentissage de la langue maternelle constitue un atout psychologique dans le sens où chaque apprenant de langue étrangère a accompli, grâce à l'acquisition de sa langue maternelle, le passage essentiel du stade de la perception immédiate à celui de la conceptualisation (Vigotsky 1962; Luria 1966; Rosenfield 1989). Ainsi, contrairement au jeune enfant qui s'approprie progressivement la langue de son environnement, les apprenants adultes sont intellectuellement prêts à aborder les mécanismes nouveaux de l'anglais. L'atout constitué par la maturation intellectuelle, qui permet d'accéder à la compréhension et à la conceptualisation de mécanismes grammaticaux, voit sa portée singulièrement limitée par le conditionnement perceptif inhérent à la langue maternelle. Le défi à relever est donc de déconditionner neurophysiologiquement nos apprenants. Pour ce faire, il apparaît primordial de solliciter activement et prioritairement leur hémisphère droit afin que les séquences prosodiques mises en place deviennent des lieux d'accueil privilégiés des séquences linguistiques. Mais comment ? Les quatre savoir-faire connus de tous les didacticiens de langues doivent impérativement être acquis dans cet ordre, l'oralité étant le point de départ de tout apprentissage communicationnel : compréhension orale; production orale; compréhension écrite; production écrite. Toutefois, à la lumière des connaissances en neuroacoustique, il semblerait judicieux de commencer l'acquisition de ces quatre savoir-faire par un travail de perception orale, celui -ci entraînant la compréhension orale. Il s'agirait donc d'acquérir une nouvelle compétence, la perception orale, visant à amener les étudiants à s'approprier la dimension prosodique de l'énoncé, sans tenter, dans un premier temps, d'en décrypter le contenu sémantique. Puis, lorsque la dimension prosodique, support dynamique de la parole, serait en place, les étudiants pourraient ensuite se concentrer sur le sens. Comment faciliter l'acquisition de cette nouvelle compétence (la musique de la parole étrangère) ? Des pratiques pédagogiques essentiellement orientées dans un premier temps vers une activation de l'hémisphère droit peuvent s'avérer utiles. En fait, il s'agit de proposer une approche essentiellement globale pour ensuite se focaliser sur l'analytique. Mais les contraintes pédagogiques auxquelles tous les enseignants sont confrontés – maximum de compétences à faire acquérir dans un minimum de temps – ne permettent pas de consacrer le temps nécessaire en vue d'une acquisition solide de cette dimension prosodique. Qui plus est, tous les exercices, si originaux soient-ils, peuvent, à la rigueur, amener nos apprenants à appréhender de manière analytique (hémisphère gauche) la dimension prosodique mais ne peuvent en aucun cas les amener à intégrer cette dimension prosodique de manière holistique (hémisphère droit). En d'autres termes, la nouvelle compétence dite « perception orale » ne peut pas être acquise efficacement par l'intellect. En résumé, toutes les propositions pédagogiques, aussi innovantes soient-elles, ne sont en fait qu'un pis-aller au vu des processus de rééducation nécessaires; processus nécessitant un déconditionnement neurophysiologique perceptif (entraînant ainsi un déconditionnement neurophysiologique productif) à la langue maternelle. Alors, comment déconditionner nos apprenants ? Ce déconditionnement ne peut pas se faire de manière raisonnée, c'est-à-dire en utilisant les seules aptitudes de l'hémisphère cérébral gauche. En effet comment demander à un apprenant d'entendre ce que son cerveau conditionné ne peut percevoir ? Comment demander ensuite à ce même apprenant de reproduire ce qu'il n'a pas pu percevoir ? Les maintes tentatives de la phonétique articulatoire se sont avérées vaines car il est bien sûr impossible de demander, de manière raisonnée, au seul hémisphère gauche de l'apprenant d'agir sur les quelques milliers de muscles gérant la production de parole. En fait, il s'agit de s'adresser directement, en-dessous du seuil de conscience de HG, à HD. Les propositions pédagogiques s'avérant peu efficaces pour mener à bien notre objectif, il s'agit donc de reconsidérer le problème à sa source, c'est-à-dire de revenir aux fonctionnalités cérébrales. De nombreuses études mettent en lumière le rôle de l'hémisphère cérébral droit dans le traitement des émotions quelle que soit leur nature – gestuelles, faciales, lexicales, prosodiques (Bear 1983; Borod et al. 1996; Cummings 1997; Ross et al. 1997). D'autres travaux en Imagerie par Résonance Magnétique fonctionnelle concluent à une prédominance de l'hémisphère cérébral droit dans la perception de la prosodie (Bradvik et al. 1991; Pell & Baum 1997). Ces recherches fondamentales, bien que confortant notre propos, n'apportent pas de solutions à notre problème. Comment s'adresser directement à l'HD des apprenants en court-circuitant l'emprise exercée par leur HG ? La notion de discontinuité de perception des sons de parole a permis à Gubérina de mettre au point un appareil destiné dans un premier temps aux déficients auditifs (Gubérina 1973). Ce système (le Suvag) permet d'adresser à chaque malentendant le champ auditif qui lui est optimal en s'adaptant à ses restes auditifs. Autrement dit, le Suvag fonctionne en discontinuité (certaines fréquences étant conservées, d'autres étant supprimées), se faisant ainsi le reflet du processus de discontinuité de la perception auditive tel qu'il existe chez les entendants. Faisant l'analogie entre pathologie de l'audition et apprentissage des langues, Gubérina fait évoluer le Suvag en Suvag-Lingua : « la discontinuité dans l'écoute des sons du langage et le caractère particulier du choix des bandes de fréquences discontinues dans chaque langue, forment le système d'écoute des sons du langage » (Gubérina 1973). À la suite des travaux de Gubérina, un autre chercheur établit une passerelle entre la recherche neurologique, la recherche acoustique et la recherche linguistique, dans le but de permettre une utilisation plus optimale du potentiel de chacun en matière d'apprentissage des langues, de rééducation des troubles de la parole ou de rééducation des troubles communicationnels. Le principe fondamental du dispositif Intolang (Alliaume 1989) est de solliciter simultanément les deux hémisphères cérébraux en adressant à chacun, en fonction de ses spécificités fonctionnelles, les composantes des stimuli verbaux les plus optimales. Intolang permet d'adresser à HD, spécialisé dans la gestion des modalités non-verbales, un message dépouillé de son contenu linguistique et réduit à sa dimension prosodique, c'est-à-dire de lui adresser la dimension affective du discours (manifestée par les modulations de F0). Simultanément HG, responsable des modalités verbales, reçoit le message dans la totalité de sa composante acoustique. Selon le principe de l'écoute dichotique (Kimura 1967), c'est-à-dire un message différent à chaque oreille, donc à chaque hémisphère cérébral, via les connexions croisées, Intolang adresse au cerveau total le contenu linguistique par l'intermédiaire de l'oreille droite (HG) et le contenu prosodique (extrait par filtrage acoustique) à l'oreille gauche (HD), de manière dissociée. Dans ces conditions, il semble que chaque hémisphère reçoive le message dans la modalité pour laquelle il est spécialisé. Le problème de la communication directe avec l'HD d'une personne en dehors de la conscience de HG semble résolu par le système proposé. La domination exercée normalement par HG sur HD est ainsi court-circuitée puisque HG n'a aucune conscience du message adressé à HD. Il s'agit donc d'une coopération inconsciente exercée entre les deux hémisphères. En procédant ainsi – en fournissant à HG une information explicite (un message en clair) et à HD une information implicite (la composante prosodique du même message en dessous du niveau de conscience)– l'emprise de HG sur HD se trouve limitée et nous permettons au cerveau total de prendre en compte toutes les caractéristiques acoustiques du message. Or l'implicite, qui se manifeste par les variations de rythme et d'intonation, est ce qui donne de la réalité à l'explicite. La fonction primordiale de ce dispositif est de permettre à l'utilisateur d'intégrer l'implicite, inaccessible par le raisonnement. De nombreuses études cliniques réalisées, tant dans le domaine de l'apprentissage de l'anglais chez des sujets adultes que dans le domaine de la rééducation des troubles de la parole – aphasie, autisme – se sont avérées probantes (Hesling 2000). Mais que se passe -t-il au niveau cérébral chez les utilisateurs de ce dispositif ? Leurs progrès notoires sont-ils dus à une plus grande activité de leur hémisphère droit, sur-sollicité, ou leur hémisphère droit sur-sollicité entraîne -t-il une plus grande activation de leur hémisphère gauche ? Une étude en IRMf chez des sujets sains (Hesling & Allard 2001) tente de répondre à ce questionnement en visant à déterminer les canevas d'activation cérébrale lors de la perception de fréquences acoustiques de parole spécifiquement sélectionnées, cette activation étant appréciée selon deux critères, taille en surface des zones d'activation corticale et répartition topographique de ces zones d'activation au niveau de la surface corticale. En effet l'IRMf permet, en raison des propriétés magnétiques de l'hémoglobine, l'enregistrement des variations hémodynamiques induites par l'activation neuronale. Les premiers résultats semblent prometteurs. La prise de conscience, par les enseignants de langue, qu'aucune pédagogie ne peut se concevoir sans une connaissance minimale du fonctionnement cérébral des apprenants, paraît constituer la voie incontournable pour un enseignement efficace . | A l'ère de la pluridisciplinarité, il semble fondamental que toute pratique pédagogique et/ou didactique tienne compte des apports des neurosciences - l'anglais de spécialité ne dérogeant pas à ce postulat. Tout apprenant de langue étrangère est conditionné linguistiquement - cérébralement - à sa langue maternelle et met en jeu ses deux hémisphères cérébraux, et ce quelle que soit sa préférence manuelle, lors de l'apprentissage d'une langue seconde. D'où l'intérêt de mieux connaître les rôles distinctifs, mais néanmoins complémentaires, dévolus à l'hémisphère droit et à l'hémisphère gauche en ce qui concerne le traitement cérébral de la parole. Bien que nombre d'études privilégient l'importance de l'hémisphère gauche dans l'acte de parole, le rôle capital de l'hémisphère droit ne peut être passé sous silence. Dans un premier temps, une synthèse des données obtenues en recherche fondamentale dans des domaines aussi variés que la linguistique, l'acoustique, la neurologie et la neuropsychologie, domaines divers s'avérant cependant très complémentaires, sera proposée. Puis, dans un deuxième temps, ces données théoriques et comportementales seront exploitées à des fins pédagogiques et didactiques, ceci afin de mieux cerner les problèmes des étudiants en anglais de spécialité et de tenter de mieux répondre à leurs attentes. | linguistique_524-03-11950_tei_591.xml |
termith-689-linguistique | Notre propos principal dans le présent article sera d'examiner la construction de l'éthos auto-attribué, telle qu'elle se réalise à travers différents types de manifestations auctoriales, dans une sélection d'articles scientifiques écrits par des jeunes chercheurs français (doctorants). Afin de voir dans quelle mesure ces manifestations ressemblent à ou se distinguent de la construction de l'éthos dans des articles rédigés par des chercheurs confirmés, nous entreprendrons une comparaison avec de tels articles publiés dans des revues scientifiques à comité de lecture. Étant donné que les doctorants peuvent être considérés comme des apprentis, on pourrait s'attendre à une présence personnelle moins saillante dans leurs articles que dans les articles écrits par des chercheurs bien établis dans leur communauté scientifique. Par ailleurs, l'attention portée à la rédaction du genre de l'article de recherche ces derniers temps, notamment au sein des écoles doctorales, nous conduit à émettre une hypothèse similaire à celle présentée par Rinck (2010, p. 101) : « […] les doctorants, en tant que novices, ont besoin de se conformer davantage aux conventions du champ académique et à une image canonique du genre de l'article » (voir aussi Rinck, Boch et Grossmann, 2007, p. 286). Nous nous baserons sur la conception de l'éthos comme image de soi que l'auteur projette et qui est produite par le discours (Amossy, 2006, p. 70; Maingueneau, 2007). Cependant, il est clair que l'image préalable (ou prédiscursive) que les lecteurs pourront se faire de l'auteur joue un rôle important pour l'image « totale ». Les doctorants sont sans doute conscients de leur position dans la communauté à laquelle ils souhaiteraient appartenir. Tout en acceptant l'importance de cette dimension prédiscursive de l'éthos, nous bornerons notre analyse au niveau discursif, c'est-à-dire à l'éthos auto-attribué (de Chanay, 2008). Cet éthos auto-attribué sera analysé en deux temps : d'abord par le repérage des pronoms personnels référant à l'auteur (je, nous et on); ensuite par les rôles d'auteur qui se réalisent par ces pronoms et leur cotexte. À travers ces rôles, l'auteur donne une représentation discursive de lui -même, il construit un éthos, susceptible d'influencer son autorité et sa crédibilité (Amossy, 2001). Les résultats montreront que les doctorants se présentent comme des « chercheurs sérieux », en ce sens qu'ils sont très explicites dans leur rédaction du processus de recherche. Ils se révèlent « reader-friendly » et coopératifs, conscients de leur tâche d'avoir à guider le lecteur du début à la fin de leur article. La structure de notre article sera la suivante : après cette introduction, nous présenterons nos matériaux et les méthodes d'analyse adoptées. Dans la section suivante, nous rendrons compte des résultats quantitatifs des analyses des pronoms et des rôles d'auteur. Ensuite, nous entreprendrons deux analyses de cas et terminerons par quelques remarques finales. Notre problématique se résume comme suit : dans quelle mesure observe -t-on des différences entre chercheurs confirmés et chercheurs apprentis en ce qui concerne la construction de l'éthos dans leurs écrits, et en quoi consistent ces différences ? Pour mener à bien cette analyse, nous nous baserons sur deux types de corpus; les deux sont composés d'articles de linguistique écrits par des locuteurs natifs du français. Le premier corpus est constitué d'une sélection d'articles tirés des Actes de Coldoc 05, deuxième colloque jeunes chercheurs du laboratoire MoDyCo (Muni Toke et Lablanche, 2007). L'ouvrage, accessible en ligne, contient 10 articles dont 9 sont écrits par des doctorants. Ces derniers sont retenus pour nos analyses. Ils sont tous rédigés par un seul auteur, et soumis à une évaluation anonyme. Le second corpus est constitué de50 articles de linguistique française intégrés dans le Corpus KIAP établi à l'Université de Bergen, Norvège (voir < > et Fløttum, Dahl & Kinn, 2006). Ce corpus se compose d'articles de recherche publiés dans des journaux reconnus utilisant un système d'évaluation par rapporteurs anonymes. 48 de ces articles sont signés par un seul auteur. Il est évident que la différence de taille de ces corpus ne nous permettra pas de tirer de conclusions générales de nos analyses. Pour cette raison, nous avons choisi de diviser nos analyses en deux parties. Nous entreprendrons d'abord un petit examen quantitatif, où nos résultats seront comparés avec les résultats quantitatifs obtenus par le projet KIAP. Ensuite, à travers deux études de cas, nos analyses auront un caractère plus qualitatif : nous étudierons de plus près la construction de l'éthos auto-attribué, autrement dit « l'image de soi que l'orateur construit dans son discours pour contribuer à l'efficacité de son dire » (Amossy, 2006, p. 69). Nous proposons d'étudier la présence de l'auteur à partir des occurrences des pronoms sujets je, nous et on, qui peuvent tous référer à l'auteur d'une manière ou d'une autre. Le je ne renvoie qu' à l'auteur dans notre corpus. Quant aux pronoms nous et on, il y a bien entendu une différence sémantico-référentielle importante entre les deux, le premier renvoyant plus directement au locuteur que le second. En outre, le pronom on se caractérise par le trait « indéfini ». Pour une discussion plus approfondie de cette question, voir Fløttum et al. (2006) et Fløttum, Jonasson, Norén (2007). Voici les valeurs que l'on peut distinguer dans ce contexte : je nous1 – correspondant à je nous2 – correspondant à je + vous (lecteurs) nous3 – correspondant à je + vous (communauté de recherche pertinente) nous4 – correspondant à je + tout le monde on1 – correspondant à je on2 – correspondant à je + vous (lecteurs) on3 – correspondant à je + vous (communauté de recherche pertinente) on4 – correspondant à je + tout le monde. Aujourd'hui il est communément admis que l'article de recherche est un genre rhétorique avec des visées persuasives et interactionnelles aussi bien qu'informatives. De nombreuses études ont mis en évidence la subjectivité ou la présence personnelle dans les textes de ce genre, en mettant en relief les traces linguistiques que l'auteur laisse dans son texte (voir par exemple Hyland, 2000; et pour un aperçu de différentes études pertinentes, voir Fløttum, 2008). Ces traces témoignent du fait qu'il y a un locuteur responsable derrière le texte; les faits ne se racontent pas d'eux -mêmes. Il peut cependant s'agir de divers types de traces. Nous distinguerons trois types de manifestations de l'auteur, à savoir les rôles de scripteur, chercheur et argumentateur (Fløttum, 2004; Fløttum et al., 2006). Ces rôles, qui permettent d'affiner la notion de subjectivité en distinguant différents types de présence de l'auteur, certains plus « subjectifs » que d'autres, se réalisent à travers un faisceau de marques linguistiques. L'auteur chercheur fait référence au processus de recherche lui -même, en utilisant des verbes comme analyser, comparer, etc., avec les pronoms de la première personne. Ce rôle est le plus « neutre » en ce qu'il réfère directement à la recherche elle -même, indépendamment de la « manière de dire ». Dans le rôle de scripteur, l'auteur fait référence au processusde rédaction ou à la structuration textuelle de l'article. Ce rôle se réalise typiquement par le pronom combiné avec un verbe de discours (discuter, illustrer, présenter) et souvent en collocation avec des expressions métatextuelles (dans ce qui suit, ici). Dans ce rôle, caractéristique du style « reader-friendly », l'auteur se présente comme guide et aide le lecteur à s'orienter dans le texte. Dans le rôle d ' argumentateur, l'auteur prend position et présente ses opinions. Ce rôle se réalise typiquement par des verbes de prise de position (affirmer, contester, soutenir) et des expressions de modalisation épistémique (sans doute, certainement, probablement; voir Vold, 2008). Nous présenterons les résultats quantitatifs selon deux axes : 1) la fréquence des pronoms je, nous et on dans les 9 articles du Corpus Coldoc mise en rapport avec la fréquence des mêmes pronoms dans le Corpus KIAP; 2) la distribution des rôles d'auteur dans ces mêmes articles. Ces résultats indiquent que les 9 articles de doctorants étudiés ici manifestent une présence personnelle plus explicite par l'emploi du pronom nous que les articles de linguistique française dans le corpus KIAP. À une exception près (l'article 7), tous les articles dans le corpus ColDoc attestent d'une fréquence relative plus élevée de nous que la fréquence moyenne de ce pronom dans le corpus KIAP.Pour le pronom on, la tendance est moins claire, mais les articles de doctorants ont une fréquence moyenne de on moins importante que ceux du corpus KIAP. Enfin, comme dans le corpus KIAP, l'emploi de je est très modeste. Comme le montre le tableau 1b, la distribution des différentes valeurs des pronoms manifeste une grande variation entre les articles. On note cependant que l'auteur de l'article 7 est le seul à employer systématiquement on1 (correspondant à je) aux dépens de nous1 (souvent appelé « nous de modestie »). Chez cet auteur, on1 remplace le nous de modestie régulièrement utilisé par les autres auteurs doctorants. Nous reviendrons aux variations individuelles dans nos études de cas. Pour les rôles d'auteur, nous voyons qu'il y a en moyenne une présence plus importante du rôle de chercheur dans chacun des 9 articles que dans les articles KIAP. Le rôle de scripteur en revanche est moins saillant dans le corpus Coldoc. Pour le rôle d ' argumentateur, nous observons une grande variation entre articles individuels, mais en somme, l'emploi de ce rôle est modeste. L'emploi extensif de nous1 témoigne d'une présence explicite des jeunes chercheurs-auteurs dans leur texte. Le pronom nous implique une manifestation plus explicite de la part de l'auteur que le pronom on – qui par son trait inhérent d'indéfini a une référence moins directe. Le nous est à son tour moins direct que le je, qui est peu utilisé par les jeunes auteurs de notre corpus. La tendance à choisir nous plutôt que je ou on s'explique sans doute par la tradition française d'écriture scientifique où le nous de modestie a dominé et semble dominer encore. Les chercheurs confirmés du corpus KIAP suivent eux aussi dans une large mesure cette tradition. Par un rôle fort de chercheur et un rôle modeste d'argumentateur, les jeunes auteurs construisent un éthos d'eux -mêmes comme chercheurs sérieux et fiables qui mettent en avant le processus et l'objet de recherche plutôt que leur propre personne. Cela témoigne d'une modestie et d'une solidité qui va bien avec leur statut de « nouveaux entrants » (Bourdieu, 2001). Il faudrait toutefois rappeler qu'il s'agit ici d'un corpus limité et d'un nombre restreint de marques étudiées. La position relativement faible du rôle de scripteur est plus étonnante, étant donné que les jeunes auteurs semblent, somme toute, conscients de leur tâche de guider le lecteur. Le pourcentage faible de ce rôle peut s'expliquer par le fait que ce rôle est souvent réalisé par d'autres procédés linguistiques que celui de pronom sujet associé à un verbe de discours. Dans la majorité des articles du corpus Coldoc, on trouve par exemple un paragraphe (situé vers la fin de l'introduction) où l'auteur présente le plan de l'article. De plus, certains auteurs emploient des titres et sous-titres explicitant clairement la structure de l'article (voir l'article 9 dans les études de cas ci-dessous). De tels procédés réduisent le besoin de patrons pronom sujet + verbe de discours (comme dans nous présenterons ici) pour réaliser le rôle de scripteur. De plus, il y a plusieurs exemples de rôles mixtes (cf. tableau 2). Dans ces cas, le rôle de scripteur est présent, mais en combinaison avec le rôle de chercheur ou d'argumentateur. L'article individuel qui sera étudié ici (article 4) se caractérise par un emploi plus important du pronom nous que la moyenne de tous les articles (0,81 % versus 0,66 % en moyenne). Pour ce qui est du pronom on, il est très près de la moyenne du corpus (0,44 % versus 0,48 %). Cependant, l'article 4 se distingue quelque peu des autres articles par son emploi relativement important des pronoms à valeur 2 (on et nous), c'est-à-dire avec la référence moi + vous, les lecteurs. En ce qui concerne les rôles d'auteur, il se situe bien par rapport à la moyenne pour le rôle de chercheur, tandis que les rôles de scripteur et d'argumentateur sont moins importants. Considérons de plus près des exemples tirés de cet article pour voir dans quelle mesure il contribue à la caractérisation de son auteur comme un chercheur présent et sérieux, reader-friendly et coopératif. On a affaire à un éthos auto-attribué fort d'une personne (un auteur masculin dans ce cas précis) qui cherche à trouver sa place et à s'établir dans une communauté scientifique particulière. D'abord, voici des exemples où il réfère directement à lui seul : (1) F. Rastier s'y intéresse particulièrement, et je partirai ici des apports de sa théorie. On observe ici une expression explicite de l'orientation théorique de cet auteur dans le rôle de chercheur. Dans la majorité des autres cas de référence à lui seul, l'auteur utilise nous (nous1). Il se manifeste par ce pronom sous différents rôles, comme chercheur, scripteur et argumentateur. Commençons par le rôle de chercheur : (2) Le sens des objets, que nous étudions de manière topique, est donc construit par [… ]. L'auteur chercheur se manifeste ici par le pronom nous combiné avec le verbe de recherche typique étudier. En effet c'est la combinaison nous1 + rôle de chercheur qui est la plus fréquente dans l'article 4 (18 occurrences + 4 occurrences de nous dans le rôle mixte de scripteur + chercheur). Parmi les autres verbes qui apparaissent dans ce contexte, on peut citer ajouter, analyser, choisir, définir, disposer de, recueillir, utiliser. Voici un exemple de nous1 dans le rôle de scripteur/guide, réalisé par le verbe présenter et l'adverbe métatextuel ici : (3) Nous voulons ici présenter les enjeux d'une linguistique de corpus dans laquelle le Discours serait considéré comme un concept organisateur de l'analyse sémantique des unités construites et stabilisées. Cette phrase, indiquant clairement de quoi il s'agira dans l'article, correspond à la toute première phrase de l'introduction. Cette introduction se distingue de la plupart des introductions dans les autres articles par le fait qu'elle est relativement courte et ne contient pas d'autres traces claires de l'auteur scripteur. Cependant, dans les deux sections qui suivent, constituant le corps de l'article, l'auteur se manifeste comme scripteur-guide tout au début, avec des expressions métatextuelles se joignant au pronom nous : (4) Dans cette première section, nous présenterons les éléments … Ainsi, nous pourrons ensuite appliquer l'analyse à un corpus choisi. Dans la seconde phrase de (4), par la combinaison d'un verbe de recherche (appliquer) et l'adverbe métatextuel ensuite, nous avons un exemple du rôle mixte de scripteur-chercheur. Considérons maintenant un exemple de nous1 dans le rôle d'argumentateur : (5) Cependant, nous nous démarquerons de cette théorie en ce qui concerne la constitution et les enjeux du corpus. Le rôle d'argumentateur se manifeste ici clairement par l'ensemble du contenu de la phrase, notamment par le verbe se démarquer, mais aussi par le connecteur contrastif cependant. La prise de position est très nette. Dans le reste de l'article, l'auteur est relativement prudent en ce qui concerne des expressions aussi explicitement argumentatives. En tout, le rôle d'argumentateur se présente seulement 3 fois, dont une dans la toute première phrase de la conclusion : (6) Nous avons donc montré, [… ], que le Discours doit être considéré comme une dimension essentielle dans les dynamiques du sens à l' œuvre dans les corpus. Les verbes montrer (suivi d'une proposition complétive) et proposer semblent être les plus fréquents dans le rôle d'argumentateur (voir aussi Fløttum et al., 2006). Retournons à l'exemple (6), qui est un bon exemple de la structuration explicite entreprise dans le texte et ainsi de la volonté de coopération de la part de l'auteur vis-à-vis des lecteurs. Cette première phrase de la conclusion reprend dans une large mesure l'objectif de l'article, exprimé dans l'introduction (voir (3)). Le lecteur est donc très bien guidé tout au long de l'article. Cette volonté de coopération (qu'elle soit consciente ou non) se manifeste également dans les 4 occurrences de nous2 et dans les 10 occurrences de on2 (moi + vous, les lecteurs). L'expression suivante est typiquement utilisée pour inclure le lecteur dans le raisonnement et le procès de recherche présentés dans l'article : (7) [… ], comme nous le verrons plus loin. Par opposition à un verbe comme par exemple présenter, dans le contexte précis d'un article de recherche, le contenu du verbe voir est tel qu'il permet d'inclure le lecteur. Ce verbe est souvent combiné avec nous2, contribuant à la manifestation du rôle de chercheur ou du rôle mixte de chercheur-scripteur. Pour on2 (10 ccurrences), les verbes varient dans l'article 4. La raison en est que l'auteur utilise on, avec une référence (plus ou moins claire) à lui -même et aux lecteurs, dans des fragments où il est question de différentes étapes de l'analyse entreprise (les rôles sont soit chercheur soit scripteur-chercheur) : (8) Dans (9), on a l'image d'un flot destructeur, .[… ]. [… ]. On peut déjà noter que ces deux emplois, [… ], ne sont pas considérés [… ]. [… ]. On peut également ajouter [… ]. [… ]. […] on aurait [… ]. Ce trajet analytique, qui s'étale sur 3-4 pages, se termine par un retour à nous : (9) Nous pouvons synthétiser les dynamiques du sens [… ]. (Tableau page suivante.) Si le pronom on, par son sens inhérent d'indéfini, contribue à une présence personnelle plus indirecte, le pronom nous rétablit la présence directe de l'auteur, et dans ce contexte précis, les lecteurs semblent être invités à conclure l'analyse à laquelle ils ont participé tout au long de cette section (bien que le verbe synthétiser rende discutable cette implication du lecteur). Une dernière remarque à faire pour l'article 4 est la présence relativement modeste de on3 (moi + la communauté scientifique pertinente). En voici un exemple : (10) […] la description des normes qui relèvent de ce qu ' on appelle la doxa [… ]. C'est là aussi une différence notable par rapport aux articles du corpus KIAP de linguistique française, où, de toutes les valeurs que le pronom on peut assumer, c'est on3 qui est de loin le plus fréquent (Fløttum et al., 2006, p. 124). Voici enfin un des rares exemples de on1, avec référence à l'auteur seul : (11) Le sens commun sera pour nous aussi le concept organisateur du paradigme topique, […] : on réservera le concept de doxa à la délimitation d'une région du sens commun [… ]. Dans son ensemble, l'article 4 se situe relativement bien dans la caractérisation générale des doctorants auteurs à travers les 9 articles analysés ici. Son auteur se manifeste avant tout comme un chercheur, et comme un chercheur sérieux à travers les renvois directs à l'objectif de l'article et le guidage des lecteurs tout au long du texte. Il se révèle être un argumentateur modeste, tout en exprimant clairement ce qu'il a « montré, à travers cette étude ». Ce qui semble spécifique pour cet article est l'inclusion des lecteurs, non seulement dans la structuration du texte, mais aussi dans le procès de recherche même. Par ailleurs, cet article est bien conforme à la « convention » (plus ou moins fixe) du genre de l'article linguistique tel que réalisé dans le corpus KIAP, en ce sens qu'il présente la recherche comme si elle se faisait au cours de l'article (« en ligne »; voir Fløttum, Dahl, Kinn, Gjesdal et Vold, 2008). En somme l'éthos solide auto-attribué et construit dans l'article 4 doit ainsi compenser un éventuel éthos prédiscursif, correspondant à une image d'un apprenti ne maitrisant pas les conventions de la rédaction d'un article de recherche – une image que pourrait se faire un lecteur chercheur confirmé. Notre seconde étude de cas, qui concerne l'article 9, atteste d'un emploi de nous très près de la moyenne (0,61 % versus 0,66 %) et d'une fréquence de on relativement basse (0,23 % versus 0,48 % en moyenne). L'article se caractérise par un emploi extensif de nous1, alors que les autres valeurs des pronoms y sont relativement rares. Pour ce qui est des rôles d'auteur, nous avons vu que le rôle de chercheur est manifestement plus saillant chez les doctorants que chez les chercheurs confirmés. À travers des exemples tirés de l'article 9, nous allons voir comment l'auteur, en respectant les normes du genre et en étant très explicite au sujet de la méthode, des contraintes et des limites de la recherche, se construit un éthos de chercheur sérieux et sincère. Le sujet de l'article est la construction des corpus en linguistique. L'auteur rend compte d'une enquête linguistique sur le birman qu'elle a effectuée dans le cadre d'un travail de terrain. La collecte des matériaux et la recherche elle -même ainsi que la rédaction de l'article sont effectuées par une seule personne, mais le pronom qu'utilise l'auteur pour référer à elle -même est presque sans exception nous. L'article 9 illustre ainsi très clairement l'emploi du nous de modestie. Voilà l'une des normes les plus tenaces du genre, du moins dans la tradition française (Loffler-Laurian, 1980). Les pronoms de la première personne du singulier (je, me et le possessif mon) apparaissent en fait plusieurs fois dans l'article 9, mais à quelques exceptions près, les occurrences de ces pronoms interviennent dans une petite anecdote que l'auteur inclut dans son article en vue d'illustrer certaines difficultés auxquelles elle a été confrontée pendant son travail de terrain. Cette anecdote constitue un vrai changement de genre et l'auteur est donc temporairement libéré des contraintes du genre de l'article de recherche. L'auteur qui est désigné par nous tout au long de l'article devient je dans cette petite histoire, qui se termine ainsi : (1) En effet, tant ma connaissance imparfaite du système pronominal birmanque ma difficulté à me positionner dans la société birmane [… ], ont incité Moe Moe Oo à simplifier son discours et à employer de façon systématique les pronoms neutres que je connaissais bien. Je apparait également dans les notes (où il s'utilise de façon interchangeable avec nous), mais il n'intervient qu' à une seule occasion dans le corps du texte (cf. le tableau 1a). C'est donc le nous qui domine dans cet article, et presque exclusivement nous1. Le rôle rhétorique qui domine est celui de chercheur. En somme, 82 % des occurrences des pronoms sujets (je, nous, on) vont de pair avec ce rôle. Nous1 assume le rôle de chercheur dès l'introduction, où l'auteur fait référence aux démarches méthodologiques adoptées : (2) L'enquête linguistique dont il va être question ici est le résultat d'un travail de terrain effectué en Birmanie entre 1998 et 2002. Durant cette période, nous avons séjourné à quatre reprises dans ce pays […] pour y collecter des informations [… ]. (3) Pour cette enquête, nous avons utilisé une méthode de type « empirico-inductive » [… ]. Un grand nombre des occurrences de nous1 chercheur sont liées au processus de recherche lui -même : l'auteur est très explicite en ce qui concerne ce processus, et en rend compte étape par étape : (4) [… ], nous nous sommes attachée à circonscrire notre corpus d'étude, [… ]. (5) Pour ce faire, nous avons constitué trois sous-ensembles de données, [… ]. (6) Parallèlement à ce travail, nous avons recherché un modèle théorique [… ]. (7) Nous avons donc sollicité nos informateurspour la production d'énoncés supplémentaires. Mais le nous chercheur rend compte aussi des limites de l'étude, ce qui contribue à l'image d'un chercheur prudent qui exprime des réserves et de la réticence, mais aussi d'un chercheur sérieux et digne de confiance qui est conscient des points faibles de sa recherche. (8) Nous avons donc travaillé avec des informateurs d' âge et de sexe différents, [… ], de façon à ce que l'échantillon des locuteurs interrogés ait un certain degré de représentativité. Mais nous n'irons pas jusqu' à prétendre avoir constitué un corpus de référence au sens défini par Sinclair (1996). (9) […] Si d'autres facteurs peuvent eux aussi avoir une incidence sur l'enquête, nous nous contenterons d'illustrer ces trois -là car ils correspondent à des situations auxquelles nous avons été confrontée durant cette étude. Parfois, nous1 assume le rôle de scripteur. C'est le cas dans le dernier paragraphe de l'introduction, où l'auteur présente le plan de l'article : (10) La première partie de cet article sera consacrée à définir l'objet de notre étude [… ]. Dans un deuxième temps, nous essaierons de rendre compte des différents éléments [… ]. Le scripteur revient dans la conclusion, afin de résumer : (11) Si nous voulions résumer le déroulement de notre enquête, nous pourrions dire que nous avons procédé de manière « intégrée » [… ]. De plus, on trouve un exemple d'un quatrième rôle, relativement rare, à savoir celui d'évaluateur (voir Fløttum et al., p. 87-95). L'auteur-évaluateur fait des jugements de valeur en utilisant des expressions de modalisation axiologique (intéressant, utile, étonnant). (12) Ces enquêtes nous ont permis d'obtenir des informations qui n'apparaissaient pas dans les enregistrements ou dans les textes collectés, mais que nous estimions nécessaires à la compréhension du phénomène étudié [… ]. À part ces cas très rares de nous scripteur et de nous évaluateur, nous1 assume toujours le rôle de chercheur, que ce soit pour rendre compte des différents étapes du processus de recherche ou pour signaler des limites et des points faibles. Il est bien connu que le pronom nous se caractérise par une plasticité qui permet des fluctuations de sens référentiel selon le contexte : son référent n'est pas stable mais peut changer au cours du texte. Cela n'est cependant pas le cas dans l'article 9. À une exception près, nous y est toujours utilisé au sens de nous1, c'est-à-dire pour référer à l'auteur seul. Quand l'auteur veut inclure son public ou une communauté plus grande de linguistes, elle utilise on2 et on3 : On2 – l'auteur avec les lecteurs de l'article : (13) … on est alors en présence d'une phrase complexe contenant une subordonnée conditionnelle introduite par /yiN/. On3 – l'auteur avec une communauté de linguistes : (14) La collecte des matériaux linguistiques nécessaires à une étude linguistique dépend bien sûr du but que l ' on s'est fixé, [… ]. (15) Or, si l ' on souhaite éviter les réponses polies et arrangeantes d'un informateur qui ne veut pas déplaire ou froisser son interlocuteur étranger, il est important d'avoir développé une relation de confiance, voire d'égalité. Dans l'exemple 15, l'auteur parle d'un problème rencontré pendant sa recherche, mais elle le présente comme un problème plus général, un obstacle auquel risque de se heurter tout chercheur en travail de terrain. Ce faisant, elle se situe dans une communauté de chercheurs où elle a sa place sur le même plan que les autres : les défis sont les mêmes pour tous. À part quelques occurrences isolées de je, notamment dans les notes, le choix de pronoms dans cet article semble extrêmement systématisé et bien réglé : nous pour l'auteur quand le genre est l'article de recherche, je pour l'auteur quand le genre est l'anecdote, on pour l'auteur + d'autres. L'auteur évite ainsi la référence vague ou ambigüe que peut avoir le pronom nous. Nous avons vu que, lorsque l'auteur se manifeste dans son article par le pronom nous, c'est dans le rôle de chercheur. Cela ne veut pas dire que l'auteur n'exprime pas d'argumentation ou d'évaluation, ni qu'il ne guide pas le lecteur dans son texte, mais que ces tâches sont dans un moindre degré liées aux pronoms sujets. Par exemple, un passif peut avoir le même effet qu'une instance du nous scripteur : (16) La première partie de cet article sera consacrée à définir l'objet de notre étude [… ]. De plus, l'auteur se sert des sous-titres qui aident le lecteur à s'orienter dans l'article : « 3.3 Déroulement de l'enquête : […] », « 3.3.1 Première étape : la pré-enquête », « 3.3.2 Deuxième étape : constitution du corpus d'étude », et ainsi de suite. L'argumentation semble se réaliser plutôt par des constructions impersonnelles (il est évident que …) ou par des assertions simples, sans modalisation extra-prédicative (pourra constituer, ne serait d'aucune utilité) : (17) Il est évident qu'une étude phonétique ou phonologique ne nécessitera pas le même type de données qu'un travail sur la syntaxe ou la pragmatique. Dans le premier cas, un enregistrement de mots isolés pourra constituer une première étape tout à fait appropriée. Mais un tel corpus ne serait d'aucune utilité pour étudier la structure informationnelle de la langue. Les évaluations sont souvent modalisées par le verbe sembler, et vont donc de pair avec des pronoms datifs ou l'absence des pronoms personnels plutôt qu'avec des pronoms sujets : (18) Devant l'importance de cette notion en birman, il nous a semblé pertinent d'étudier l'expression de la modalité dans cette langue. (19) Il semble que cela soit la meilleure façon de procéder quel que soit le type d'enquête menée (cf. Blanchet, 2000, p. 41). Néanmoins, c'est le rôle de chercheur qui domine très largement dans cet article. À travers les patrons de nous1 + verbes de recherche, l'auteur construit une image d'elle -même de chercheur sérieux qui est conscient des limites de son étude, mais qui sait justifier ses choix et qui demande sa place dans une communauté spécifique. Nous avons vu que les spécificités des articles écrits par de jeunes chercheurs dans notre corpus consistent en : un emploi extensif du pronom nous pour référer à l'auteur; un emploi extensif du rôle rhétorique de chercheur. La présence explicite manifestée par le pronom nous témoigne du fait que les auteurs n'hésitent pas à se manifester dans leur texte et ne s'effacent pas derrière leur objet de recherche. Leur présence reste cependant relativement modeste, étant donné qu'elle se restreint dans une large mesure au rôle d'auteur le plus « neutre », celui de chercheur. L'emploi du nous de modestie aux dépens de je ou on témoigne d'une fidélité à la tradition française, et nos auteurs se démarquent là de la tradition anglo-américaine dans laquelle l'emploi de la première personne du singulier gagne rapidement du terrain (Fløttum et al., 2006). Cependant, les jeunes auteurs sont très explicites dans leur rédaction du processus de recherche. En cela, ils semblent influencés par la tradition anglo-américaine, qui, à la différence de la culture française, est une culture dite à bas contexte. Les cultures à bas contexte se caractérisent par une tendance à expliciter et clarifier. Dans des cultures à haut contexte, on s'appuie davantage sur un arrière-plan implicite et considéré comme partagé (Hall et Hall, 1990; Dahl, 2004; voir aussi Hofstede, 2001, montrant que les anglophones se caractérisent par un individualisme marqué). Par leur présence explicite, le guidage du lecteur et leur volonté de coopération, les auteurs doctorants se situent plutôt dans une zone à bas contexte. Ils se distinguent de la tradition anglo-américaine en ce qu'ils se manifestent peu comme des auteurs scripteurs, mais nous avons vu que ce rôle se réalise par d'autres procédés linguistiques et que les auteurs de notre corpus sont après tout assez explicites en ce qui concerne la structuration du texte. En somme, les auteurs doctorants font preuve d'un travail méticuleux pour construire un éthos de chercheurs sérieux. Nous tenons cependant à souligner que notre étude se base sur un corpus assez limité; il serait donc intéressant de vérifier les résultats sur un corpus plus important . | Le propos principal du présent article est d'examiner la construction de l'éthos auto-attribué dans des articles scientifiques écrits par des doctorants français et de comparer cette construction à celle observée chez des chercheurs confirmés. La construction de l'éthos est examinée à travers différents types de manifestations auctoriales, à savoir les rôles de scripteur, de chercheur et d'argumentateur. Les observations montrent que les doctorants se présentent comme des « chercheurs sérieux », respectant les normes du genre, et comme étant très explicites dans leur rédaction du processus de recherche, conscients de leur tâche de guider le lecteur. | linguistique_12-0027450_tei_580.xml |
termith-690-linguistique | L'aspect est l'une des trois grandes catégories verbales, d'un point de vue sémantique, avec le temps et le mode. Il représente la vision la plus objective dans la mesure où le procès est considéré en soi ou selon divers découpages ou phases, comme le déroulement ou l'achèvement. Il est donc indépendant de sa situation dans le temps ou de sa réalité. Il porte avant tout sur le noyau de l'unité verbale, c'est-à-dire en termes traditionnels le verbe. Cependant, son impact, dans certains cas, s'étend à l'objet ou aux objets. L'exposé sera divisé en trois parties. La première concerne la problématique générale de l'aspect, en particulier sa distinction d'autres concepts proches, mais qui, d'un point de vue méthodologique, doivent être séparés. Ensuite, il conviendra de considérer les diverses oppositions aspectuelles en évitant les assimilations qu'une analyse rapide ne manquerait pas de faire. Enfin, on dira un mot des problèmes connexes de l'aspect, d'une part les valeurs dites « complémentaires », d'autre part les traits externes qui ne s'accordent pas avec les différents découpages du procès. Ce sont les linguistes allemands qui, les premiers, ont introduit la distinction entre Aspekt et Aktionsart. Selon Ulrich (1972 : 16 et 12), l'aspect est « die Verlaufsweise eines verbalen Geschehens […] im Hinblick auf sein Verhältnis zum Zeitverlauf » et l'Aktionsart « die Verlaufsweise, Spielart eines verbalen Geschehens im Blick auf die Art seiner inhaltlichen Modifizierung ». Autrement dit, l'aspect est la manière de considérer le procès dans son déroulement temporel, tandis que l'Aktionsart considère le procès du point de vue de sa modification (sémantique) interne. Malheureusement, dans les exemples donnés par l'auteur, on constate une confusion préjudiciable des deux concepts, car, outre l'assimilation abusive de duratif et d ' imperfectif, ainsi que de ponctuel avec perfectif, les illustrations sont fournies par des verbes différents : schlafen « dormir » / einschlafen « s'endormir », essen « manger » / aufessen « manger tout, achever (de manger) ». C'est justement cette confusion qu'il faut absolument éviter : l'aspect est une catégorie grammaticale et s'exprime par différentes formes d'un même verbe. À partir du moment où l'on oppose deux verbes, même s'ils sont formés sur la même racine, on quitte le domaine de la grammaire pour entrer dans celui du lexique. Or, les liens qui existent par exemple entre un verbe simple et un verbe composé (fleurir / défleurir; écrire / décrire) ne peuvent en aucun cas être traités par l'aspectologie proprement dite. On pourrait remplacer Aktionsart par aspectivité, et englober les deux termes sous la notion générale d ' aspectualité (sur le modèle de temporalité), qui peut avoir son utilité dans une perspective sémantique globale. La deuxième confusion à éviter est celle qui consiste à définir les oppositions aspectuelles à partir du sémantisme des verbes. On ne compte plus les études qui parlent d'aspect duratif pour des verbes comme dormir, chercher et d'aspect ponctuel pour des verbes comme entrer, trouver. Comme ces mêmes notions sont également utilisées pour expliquer par exemple la différence entre l'imparfait et le passé simple, on aboutit à des formulations contradictoires du genre : il chercha longtemps la solution à son problème serait un duratif ponctuel, tandis que il trouvait toujours le temps pour sortir avec ses amis serait un ponctuel duratif. Et l'on chercherait en vain ce qui dure le plus longtemps dans Une heure sonnait lorsqu'il entra. Dans cet ordre d'idées, il faut exclure aussi le sémantisme des circonstants pour définir l'aspect. Par exemple, sous l'entrée ASPECT dans le dictionnaire Le Langage (1973 : 38), on trouve la phrase suivante : « Dans le cas de l'aspect discontinu (on parle aussi d'aspect itératif), le procès se répète : Il se lève tous les jours à huit heures ». Or, il est clair que la répétition est exprimée par tous les jours à huit heures, et non par la forme verbale. Par conséquent, il est tout à fait exclu de parler d'aspect dans ce cas -là, puisque ce n'est pas la « grammaire » du verbe qui est en cause. Le même ouvrage précise qu' « on peut parler d'inchoatif et d'aspect terminatif lorsqu'on envisage le début ou la fin du procès; le français utilise des périphrases du type : je commence à, il se met à (infinitif) ou il finit de. Là encore, on peut se demander si l'on a le droit de parler d'aspect à partir du moment où l'on n'accorde pas à commencer ou à finir le statut d'auxiliaires. Il en serait de même avec en train de : s'il est vrai que cette périphrase correspond à l'une des valeurs de la forme progressive en - ing de l'anglais, elle ne jouit pas du même statut. Par conséquent, avant de se livrer à une étude de sémantique générale, il faut d'abord considérer la structure spécifique de chaque système. Cette question de la constitution spécifique de chaque système explique qu'une opposition aspectuelle qui se trouve dans une langue donnée peut ne pas avoir le même statut dans une autre langue. Par exemple, en grec ancien, on trouve trois thèmes principaux : celui du présent, celui de l'aoriste et celui du parfait. Cette opposition ternaire traverse tout le système, puisqu'elle est représentée à l'indicatif, au subjonctif, à l'optatif, à l'infinitif et aux participes. En revanche, le passé simple français qui, par bien des côtés, se comporte comme l'aoriste de l'indicatif du grec, est isolé puisqu'il n'est attesté qu' à l'indicatif. Il y a donc intérêt à réserver le terme d'aspect pour une opposition qui traverse tout ou presque tout le système, et à parler de sous-aspect lorsque l'opposition n'est pas générale. C'est ce que l'on fait par exemple en slavistique avec une série de verbes de mouvement (russe idti / xodit' « aller ») qui sont imperfectifs et qui sont opposés à un seul perfectif. Même si ce cas de figure est particulièrement clair, il n'est pas impossible de déterminer à chaque fois ce qui ressortit à l'aspect et ce qui appartient au sous-aspect. Ces précautions méthodologiques sont indispensables en aspectologie : si on ne les observe pas, on court le risque grave de tout mélanger. En effet, il est bien rare qu' à un moment ou à un autre de la description n'interviennent pas des considérations d'ordre lexical qui faussent la perspective. Si les difficultés méthodologiques sont importantes, elles ne le cèdent en rien à la profusion terminologique. Voici, à titre d'illustration, les termes que l'on rencontre dans les grammaires et autres ouvrages de linguistique. On commencera par les oppositions binaires : — accompli / inaccompli (ou non-accompli) — imperfectif / perfectif; latin infectum / perfectum. — complétif / incomplétif. — progressif / non-progressif. — continu / non-continu ou momentané. — duratif / ponctuel. — télique / atélique. — indéfini / défini. — indéterminé / déterminé — résultatif / non-résultatif. Comme termes n'entrant pas dans une opposition binaire, on trouve : inchoatif, inceptif, ingressif, fréquentatif, habitatif, habituel, itératif, répétitif, continuatif, cursif, complexif, égressif, terminatif, semelfactif. On ajoutera les termes qui se retrouvent dans la désignation de temps grammaticaux, tels que parfait et aoriste. Il est évident qu'une telle prolifération n'est pas due tant aux données qu' à des types d'analyse différents et qu'on doit retrouver, sinon des phénomènes identiques, du moins des phénomènes semblables. L'homonymie est évidente pour progressif et continu, de même que pour habituel, fréquentatif ou habitatif ou pour itératif et répétitif. La distinction entre inchoatif, inceptif et ingressif ne saute pas aux yeux, et il faut regarder de plus près ce que peut recouvrir la distinction égressif / terminatif. Bref, la typologie de l'aspect aurait d'abord besoin d'une sérieuse remise en question des concepts. Il faut se pencher sur la nature des oppositions aspectuelles et voir les différentes manières dont peut être envisagé un procès. Si on représente ce dernier sous la forme d'un segment AB sur une ligne xy du temps, on peut envisager les possibilités suivantes : 1) Soit le procès AB est saisi comme un tout, et l'on aura affaire à un complexif. (schéma N°1). Ce terme peut être employé à la place de complétif, qui suppose la contrepartie négative d ' incomplétif. Or, cette dernière notion est vague, et surtout il ne semble pas qu'il existe de systèmes verbaux bâtis de cette manière. De cette façon, on peut réserver le terme aoriste à la désignation d'un temps grammatical, bien que les grammaires descriptives du grec ancien parlent d'infinitif ou de participe aoriste. Les descripteurs du grec ancien insistent par exemple sur le fait qu'en dehors de l'indicatif, les formes aorististiques expriment l'idée pure, sans considération de durée. Bien que la différence entre les formes de présent et celles d'aoriste ne soit pas toujours facile à saisir, il semble que le présent soit le terme non marqué, l'aoriste exprimant, comme le dit Humbert (1972 : 172), « l ' entrée brusque dans un état nouveau » (au participe). 2) Soit le procès AB est achevé, et l'on a ce cas une opposition binaire accompli / non-accompli, le point B servant de limite entre les deux (schéma n°2). Elle peut être illustrée par le français chanter / avoir chanté. Ce n'est pas un hasard si l'on a choisi des formes impersonnelles, car les descriptions de l'aspect sont trop souvent faussées par les interférences avec le temps. En tout cas, c'est certainement l'opposition aspectuelle le mieux représentée dans les langues du monde, et c'est pourquoi aussi les dénominations sont si variées. Ce qu'il faut absolument éviter, c'est d'appeler cette opposition imperfectif / perfectif. Or, en dehors des slavistes qui savent vraiment ce que recouvrent ces termes dans les langues slaves, les autres linguistes font, même involontairement, la confusion entre deux oppositions fondamentalement différentes ou tentent d'assimiler l'une à l'autre, ce qui, comme on le verra, est impossible. Il est préférable d'adopter une terminologie spécifique pour chaque type. Cela permet également de réserver le terme de parfait (angl. perfect) à la désignation d'un temps grammatical. 3) Un certain nombre de langues peuvent grammaticaliser l'opposition entre un procès saisi dans son développement et un procès qui ne spécifie pas ce trait. La représentation graphique sera la suivante (schéma n°3). Le progressif indique que l'on se dirige vers le point B sans indiquer explicitement qu'on l'atteindra. Il faut éviter ici le terme de duratif opposé à celui de ponctuel, car s'il est vrai que le progressif suppose un déroulement qui dure quelque temps, le non-progressif n'est pas obligatoirement ponctuel. Au point de vue terminologique, l'opposition progressif / non-progressif peut être proposée comme terme générique, ce qui permettrait de faire l'économie de continu / non-continu (bien qu'en grammaire anglaise, on parle de continuous tenses) et surtout de continu / momentané qui présente les mêmes inconvénients que duratif / ponctuel. Si une langue possède une opposition accompli / non-accompli, l'opposition de progressivité ne caractérise en fait qu'un des termes, à savoir le non-accompli : ce serait le cas en italien où la périphrase « être » + gérondif (ou participe dit « présent ») est limité au non accompli, car il y aurait une contradictio in terminis si l'on disait qu'une action accomplie est encore en train de se développer. Mais il y a un contre-exemple important : l'anglais. Dans cette langue, il existe une forme progressive à tous les temps de l'accompli. Or, il est clair qu'en ce cas, la forme progressive n'a pas sa valeur de base. Et c'est une des difficultés de l'aspectologie que de déterminer, à côté de la valeur de base, toutes les autres valeurs, dites souvent « secondaires », que peuvent prendre les formes aspectuelles : l'anglais en est la parfaite illustration. Dans le cas du français, l'opposition entre l'imparfait et le passé simple est également de type sous-aspectuel dans la mesure où elle ne concerne que deux temps du système verbal et non l'ensemble. Il faut renoncer à la traiter en termes de duratif / ponctuel : rien n'indique dans Une heure sonnait quand il entra que la sonnerie dure plus longtemps que l'entrée. D'autre part, on n'a pas manqué de citer des exemples où le passé simple avait une valeur durative. Tesnière citait La guerre de Cent ans dura en réalité 116 ans, et Victor Hugo écrit sans difficultés Il marcha trente jours, il marcha trente nuits. C'est en termes de dynamisme qu'il faut poser le problème : dans un récit, l'imparfait a un caractère statique (il donne le cadre, l'arrière-plan, le décor), tandis que le passé simple a un caractère dynamique : c'est l'élément moteur qui fait progresser le récit en créant à chaque fois une nouvelle situation. Par conséquent, toutes les valeurs qu'on prête à l'imparfait, comme la durativité, l'itérativité ou l'habitude ne sont que des valeurs contextuelles qui se déduisent de la valeur de base et qui ne constituent pas des traits distinctifs. 4) Comme on l'a dit précédemment, l'opposition entre imperfectif et perfectif devrait être réservée à ce que l'on trouve avant tout dans les langues slaves. Bon nombre de linguistes n'ont pas manqué de faire remarquer, à juste titre, qu'elle était tout à fait particulière et que, contrairement à ce qui avait été dit, elle n'était nullement caractéristique de ce qu'on entendait en général par aspect. Sa représentation graphique n'est pas simple; on proposera le schéma suivant (Feuillet 1996 : 88). Veyrenc (1973 : 70) résumait ce type d'opposition aspectuelle d'une manière très concise : « L'aspect imperfectif présente le procès sans le spécifier. L'aspect perfectif implique au contraire une limitation du procès ». Cela signifie qu'avec l'imperfectif, le locuteur n'assigne pas de terme au procès, alors qu'avec le perfectif, il a en vue ce que Zl. Guentchéva appelle la visée d'achèvement. On voit la différence avec l'opposition d'accomplissement : l'infinitif perfectif russe dat'n'a jamais le sens de « avoir donné » en face de l'imperfectif davat'qui signifierait « donner »; les deux verbes ont le sens général de « donner », et le français est en fait incapable de proposer deux traductions différentes. Une autre preuve que l'opposition imperfectif / perfectif est différente de l'opposition non-accompli / accompli est que le système verbal bulgare possède les deux types : on trouve dans cette langue des imparfaits, des aoristes, des parfaits et plus-que-parfaits perfectifs et imperfectifs. Cette compatibilité mutuelle exclut une assimilation de tous ces types sous un seul terme générique. Enfin, il se greffe un autre phénomène spécifique : l'opposition imperfectif / perfectif se fonde sur l'existence d'un couple de verbes, dont les rapports sont plus ou moins grammaticalisés. C'est un critère fondamental pour poser une opposition grammaticale. En effet, si les couples verbaux ne reposaient que sur une opposition entre verbe simple et verbe préverbé, cela ressortirait au lexique. Mais le fait que les langues slaves puissent reformer, grâce à un suffixe, un imperfectif dérivé possédant exactement le même sens que le perfectif préverbé et formant avec ce dernier un couple dit de « corrélation », est le signe que la grammaticalisation est complète. En vérité, aucune langue indo-européenne autre que slave ne connaît un tel système. On pourrait parler cependant d'une opposition imperfectif / perfectif si une langue donnée se servait toujours du même préverbe délexicalisé pour donner naissance à un couple verbal. C'est la situation de l'allemand médiéval où, à un verbe simple, s'oppose un verbe à préfixe ge -. Effectivement, les valeurs qu'on s'accorde à trouver à cette opposition concordent bien avec celles que l'on trouve en slave. Le meilleur terme pour désigner cette opposition est celui de limitation. On peut imaginer un autre type de découpage, celui qui consiste à parler de phases du procès. Dans les langues indo-européennes et dans bien d'autres familles, les phases sont indiquées par des moyens lexicaux (« commencer », « continuer », « finir ») ou par des préverbes. On parle en ce cas d ' ingressif ou d ' inchoatif pour l'entrée dans le procès, de continuatif pour la poursuite du procès et de terminatif ou d'égressif pour la sortie du procès, l'achèvement impliquant en même temps la sortie. La représentation graphique aurait cette forme : Il semble que la grammaticalisation de ce type soit rare. Pour le chontal, Suárez (1983 : 72) indique un morphème - wa dans patsena-wa qu'il traduit par « he is going on doing ». Mais les autres formes verbales révèlent un système mixte : un progressif xoo-i « he is crying », un habituel muf-maa « he smokes (as a habit) », un incomplétif kwaj-m ? fa « he will arrive » et un ponctuel tfupфk'oj-pa « he entered in ». Pour les langues bantu, Alexandre (1981 : 361-362) indique les valeurs aspectuelles d'inceptif, d'itératif, de fréquentatif, de continu, mais ne donne pas d'exemples qui montreraient comment les systèmes aspectuels s'organisent. C'est très souvent le cas en typologie lorsqu'on a recours à des descriptions de langues variées : on donne une liste de suffixes avec différentes valeurs aspectuelles, aspectives, temporelles, modales, mais on n'indique pas en général les compatibilités entre les divers affixes, de sorte qu'on ne sait pas ce qui relève de la grammaire et ce qui relève du lexique. En tout cas, jusqu' à preuve du contraire, il semble qu'aucune langue ne grammaticalise dans son système aspectuel les différentes phases d'un procès, de sorte que les schémas qu'on a proposés peuvent s'appliquer pour toutes les langues qui connaissent des oppositions aspectuelles. Ce sont donc les différentes manières dont les langues découpent ou envisagent le procès qui constituent les véritables oppositions aspectuelles. On parlera ici d'aspect interne qu'il convient de distinguer des caractères externes que l'on va aborder maintenant. Parmi tous les termes qui sont utilisés dans les descriptions de l'aspect, certains renvoient à des traits qui ne concernent pas la division interne du procès. C'est ainsi qu'on parle d'itératif, d'habitatif, de répétitif, de fréquentatif ou d'intensif. Doit-on considérer qu'il s'agit de caractères relevant de l'aspect ? La réponse, sous bénéfice d'inventaire, serait plutôt négative, mais il n'est pas exclu que certaines langues aient grammaticalisé des suffixes. Malheureusement, comme on l'a fait remarquer précédemment, les descripteurs n'indiquent généralement pas les compatibilités : on en est donc souvent réduit à des interprétations qui peuvent se révéler fausses. La question fondamentale est de savoir si l'affixation permet la création d'un nouveau verbe qui posséderait, comme le verbe simple, toutes les formes verbales (aspect, temps, mode) ou si, au contraire, l'affixe fait partie du verbe lui -même en tant qu'élément grammaticalisé. Si l'on prend par exemple l'arabe, il est clair que les neuf formes (vivantes) dérivées d'une racine ne ressortissent pas à l'aspect, mais au lexique, puisque chaque verbe dérivé est soumis à l'opposition aspectuelle inaccompli / accompli. Par conséquent, si l'on considère kasara « briser » à côté de la forme dérivée II kassara « briser en petits morceaux » ou de la forme dérivée V takassara « se briser » (Lecomte 1968 : 28-30), on ne peut parler d'opposition aspectuelle entre le verbe simple et les verbes dérivés. Toute caractérisation du procès qui ne repose pas sur une saisie interne n'appartient donc pas à l'aspect proprement dit : en exprimant la répétition ou l'intensité d'un procès, on ajoute des éléments extérieurs. Que le procès soit une habitude (et donc qu'il soit susceptible de se répéter) ou qu'il se produise fréquemment ne le caractérise pas dans son déroulement ou dans son achèvement. Ces valeurs ne peuvent pas être mises sur le même plan que les autres, et on doit donc les rattacher à l'aspectivité. Elles équivalent aux valeurs véhiculées par des adverbes temporels comme « fréquemment, souvent, habituellement » ou par des verbes distincts (« avoir l'habitude de », allem. pflegen, angl. au prétérit he used to) ou encore par des préfixes, comme allem. wieder -, français re - .Le tchèque se sert d'un suffixe - va - comme fréquentatif, mais il s'agit en réalité d'un autre verbe que le verbe simple. L'irlandais oppose bím « je suis habituellement » à táim « je suis » (cf. bulg. bivam et săm, russe à l'infinitif byvat'et byt'). Ce phénomène est donc de nature lexicale. Il n'empêche que certaines formes verbales peuvent exprimer l'habituel : c'est le cas en anglais de would + infinitif ou du conditionnel en haut-sorabe. La solution est de faire de ce fréquentatif une valeur secondaire ou annexe de la forme verbale, tout comme on accorde une valeur de modalisation au futur antérieur, comme dans Il n'est pas encore arrivé, il se sera égaré. On notera qu'en anglais ou en sorabe, cette valeur est attachée à une forme verbale finie. Cette remarque n'est pas une manière élégante d'évacuer les faits dérangeants. En effet, on peut constater qu' à côté des valeurs aspectuelles que l'on peut déterminer objectivement en envisageant toutes les possibilités de découper le procès (segment AB), il existe un grand nombre de valeurs dites « modales » qui sont indépendantes. La forme en - ing de l'anglais est révélatrice à cet égard. On peut rendre compte de la valeur de cursif (ou de progressif) en termes d'aspect : He is smoking « Il est en train de fumer ». Mais il est impossible d'utiliser la même explication dès qu'il s'agit d'analyser les autres valeurs de la forme en - ing, qui sont souvent délicates à saisir. Le plus frappant peut-être est que la périphrase n'est jamais une servitude grammaticale. On peut résumer ainsi les emplois les plus courants (König 1994 : 544) : — Cursif pour l'action qui se déroule sans avoir atteint son terme. C'est la valeur de base : He is working / smoking « Il est en train de travailler / de fumer ». — Réitération : The baby has been falling out of its bed « Le bébé est tombé de son lit » (plusieurs fois) / The baby has fallen out of bed « Le bébé est tombé du lit » (action unique). — Effets concomitants (alors que la forme non progressive indiquera plutôt le résultat) : I have been mowing the lawn / I have mowed the lawn « J'ai tondu le gazon ». — Quantité indéfinie : It has been snowing a lot « Il a pas mal neigé » / It has snowed two inches « Il a neigé deux pouces » (quantité définie). — Incomplétude : Perhaps we have been spoiling her a little « Peut-être l'avons -nous gâté un petit peu » / We have spoilt her a little (complétude). — Spécification de la durée de l'activité plutôt que l'état résultant : They have been leaving for half an hour / They have left for half an hour « Ils sont partis il y a une demi-heure ». Il faut évidemment mettre à part les périphrases où for a le sens de « depuis », car il s'agit de vrais présents : I have been living in Paris for ten years « J'habite à Paris depuis dix ans ». En bulgare, dans la concurrence aspectuelle entre l'imperfectif et le perfectif, l'imperfectif peut apporter des nuances complémentaires, comme celle d'attitude négative vis-à-vis du procès ou d'invitation à entreprendre l'action. Voici des exemples des deux valeurs : « Avec ma femme, c'est décidé… Nous allons divorcer. Ce sera un faux divorce, mais on ne peut pas faire autrement ». [Le contexte montre clairement qu'ils n'ont pas envie de divorcer ]. « Ma maison risque d' être incendiée ! Paie ou je vais rendre les chevaux ». Il est clair que l'aspectologie ne peut faire l'impasse sur les valeurs secondaires véhiculées par les formes qui entrent en concurrence, mais il est non moins clair qu'elle doit toujours accorder la priorité à la détermination des valeurs de base. Cet exposé n'a pas la prétention d'apporter des réponses définitives aux nombreuses questions que soulève le traitement des oppositions aspectuelles : il se veut surtout un essai de bien distinguer les niveaux d'analyse, c'est-à-dire de ne pas mélanger tous les faits, mais de les classer. Il faut avant toute chose comparer un grand nombre de systèmes avant de se lancer sans précaution dans des généralisations sémantiques. Savoir comment fonctionnent les systèmes aspectuels, séparer les valeurs de base des valeurs secondaires, créer une terminologie adéquate en évitant les assimilations de tel système à tel autre, voilà les exigences qui sont ou devraient être celles de l'aspectologue . | L'A. analyse l'aspect verbal du point de vue sémantique et dans diverses langues, afin de préciser les notions qui sont utilisées pour les décrire. Il traite plus particulièrement des problèmes terminologiques et méthodologiques autour de la notion d'aspect (e.g. distinction aspect/aktionsart), et revient surtout sur la profusion des termes dénotant les types d'oppositions aspectuelles (e.g. accompli/inaccompli, imperfectif/perfectif, etc.), en revenant sur chacune d'elles afin d'éviter certaines assimilations. L'article aborde aussi des problèmes connexes de l'aspect, d'une part les valeurs complémentaires, et d'autre part les traits externes qui ne s'accordent pas avec les différents découpages du procès. | linguistique_524-04-11767_tei_859.xml |
termith-691-linguistique | La description des locutions conjonctives a généralement fait l'objet de deux postulats : d'une part, on admet qu'il s'agit de mots composés qui se distinguent, morphologiquement, des conjonctions simples; d'autre part, on pose que ce sont de véritables unités équivalant aux conjonctions simples tant sur le plan fonctionnel que sémantique (Cf. notamment Brunot (1965 : 3), Arrivé, Gadet & Galmiche (1986 : 132), Wagner & Pinchon (1991 : 584), Grevisse (1993 : 1535-1536), Denis & Sancier-Château (1994 : 142), Riegel, Pellat & Rioul (1994 : 478), Garagnon & Calas (2002 : 75)). A la base de ces deux hypothèses, en outre, il y a un présupposé tacite : la langue comporte deux classes de mots que sont la classe ouverte des mots lexicaux, qui ont un poids sémantique important, et la classe fermée des mots grammaticaux, qui ont un sens purement grammatical. Les locutions conjonctives appartiennent, dans cette optique, à la sous-classe fermée des outils de subordination ou, en d'autres mots, font partie de la liste bien établie des « subordonnants » (Pottier (1962 : 118)). Or, ces assomptions et leur présupposé commun ne résistent pas longtemps à l'analyse. On constate que le terme de locution conjonctive présente un caractère d'évidence qui tendrait presque à rendre superflues toutes discussions sur son statut, et pourtant il résiste aux entreprises de délimitation et de définition linguistiques, comme l'ont parfaitement souligné Gross (1997 : 214), Gaatone (1997 : 175) et Mejri (1997 : 180). Il n'est pas fait de distinction véritable entre conjonctions et locutions conjonctives. La différence entre elles, on l'a vu, est censée être purement quantitative. Aussi, met-on souvent en parallèle locutions conjonctives et locutions prépositives, du fait de l'identité partielle de leur appellation, et surtout de leur équivalence fonctionnelle. C'est le cas notamment chez Riegel & alii, qui estiment que « cette analogie formelle confirme l'identité fonctionnelle entre la préposition et la conjonction de subordination qui introduisent respectivement un groupe nominal et une proposition » (1994 : 478). D'une manière analogue, Le Goffic, bien que dans une optique différente, voit dans « dès// (que/P) ou pour// (que/P) » des groupes prépositionnels complétifs alors qu ' « on a l'habitude de parler de « locution conjonctive » et d'analyser dès que/P ou pour que/P » (1993a : 436). Ce qui frappe d'emblée, c'est donc l'absence de caractérisation spécifique des locutions conjonctives, reflétant la défaillance de critères identificatoires qui permettent d'en cerner les contours. Une telle attitude conduit à dénier toute légitimité à la notion de locution conjonctive ou du moins à reléguer ses représentants au second plan. Sur le plan théorique, ce sont les notions anciennes ou plus récentes, de « particule » ou de « relateur » qui servent de soubassement au traitement homogène et unifié des locutions conjonctives, conjonctions simples et (ou) locutions prépositives, mettant en avant leur identité fonctionnelle. Loin de déloger la répartition traditionnelle des mots en neuf (ou huit), parties du discours, conçue sur la base d'une opposition systématique entre le lexique et la grammaire, on consacre, de la sorte, l'idée qui voit dans les locutions conjonctives une espèce de mots grammaticaux « invariables » et « vides de sens », et ignore par là -même leur comportement assez individualisé. En somme, la notion de locution conjonctive s'avère fort peu précise. Ce même flou affecte la classe, qui n'est pas clairement délimitée. Plusieurs grammairiens se sont ingéniés à mettre les locutions conjonctives en listes. Or, celles -ci ne sont jamais identiques, d'un ouvrage à l'autre. Grevisse (op. cit : 1536) en recense, par exemple, soixante (sans que sa liste soit exhaustive, comme l'indique le « etc. », sur lequel il la clôt) et écarte d'autres, en invoquant leur caractère sécable. Ces dernières se trouvent, par contre, engrangées chez Wilmet (1997 : 547-548) ou Riegel & alii (op. cit. 478) ou encore Wagner & Pinchon (op. cit : 585), sans que les premières figurent nécessairement à leur nomenclature. On s'aperçoit, dès lors, que l'unanimité est loin d' être faite sur ce qu'il est légitime de considérer comme une locution conjonctive. Encore faut-il reconnaître que la démarcation entre locutions conjonctives et conjonctions simples n'est pas toujours nette. Les limites qui les séparent sont instables et varient considérablement à tel point que certains considèrent les compositions graphiquement soudées (tels que lorsque, puisque) des conjonctions simples (Cf., par exemple, Denis & Sancier-Chateau (op.cit. : 143 et Garagnon & Calas (2002 : 75)) et d'autres rangent quand, comme et si parmi les locutions conjonctives (Cf., par exemple Gaatone (1981 : 206) et Wilmet (1997 : 547)). Ces différences de traitement débouchent sur un éclatement de la « sous-classe » fermée des locutions conjonctives et obligeraient finalement à y reconnaître une classe hétérogène, productive et ouverte. Force est de conclure au caractère « hybride » des locutions conjonctives, qui ne peuvent s'inscrire dans une logique de définition ni ne sont capables de subir une délimitation. En général, les travaux traitant des locutions conjonctives signalent leur statut déviant, mais tout aussi généralement ce statut n'est qu'incidemment mentionné, sans attention soutenue sur tout ce qu'il a à révéler à propos de leur spécificité morpho-syntaxique et sémantique. Comme on l'a vu ci-dessus, la tradition grammaticale s'accorde à caractériser la locution conjonctive comme un mot de relation et à l'assimiler à la catégorie simple correspondante. On est en droit alors de réfléchir sur ses raisons d'existence. N'y a -t-il pas dans la notion même de relation qu'elle véhicule une particularité, certes relative, mais pour une bonne part, significative, qui doit être mise au compte – ou corrélée de l'opposition terminologique : conjonction/locution conjonctive ? Faisons d'abord remarquer qu'une locution conjonctive est formée d'au moins deux éléments, dont le second est « nécessairement » une conjonction, répondant, en cela, aux deux opérations distinctes qu'elle assure : elle est à même d'introduire une subordonnée et la relier, dans un rapport de dépendance syntaxique, à l'ensemble phrastique, et, en même temps, fonder, conditionner, délimiter et restreindre la nature de la relation établie. L'existence indépendante des deux éléments constituant la locution conjonctive prouve d'une manière tangible aussi qu'ils gardent leur individualité même s‘ils sont amalgamés et quel que soit le degré de cet amalgame. En fait, que peut agir individuellement, et notamment dans les subordonnées conjonctives coordonnées. Voici quelques exemples très étalés en diachronie : Aussi, est-il possible d'avoir un emploi absolu de l'élément sémantiquement « plein », qui précède que : Cela étant, la locution conjonctive ne constitue pas une partie du discours – ni même une « sous-partie » – mais un certain type de restructuration de constructions régulières, fondée sur leur combinaison. Ces constructions primaires, répondant à de nouvelles règles combinatoires, se trouvent, elles-aussi, à la limite des parties du discours. Elles sont confrontées, pour ainsi dire, à une « dé-catégorisation » qui bloque leur fonctionnement de départ au profit d'un nouveau fonctionnement catégoriel, mais sans aucune marque morphologique d'intégration dans une nouvelle partie du discours. Selon la tradition lexicographique et grammaticale, les locutions conjonctives sont unanimement censées coder de façon univoque. Les différents éléments qui la composent sont comme fondus dans un moule unique. Un seul et même contenu sémantique se trouve ainsi confié à différentes locutions conjonctives, qui ne sont généralement pas en mesure de le coder ou le nuancent d'une façon spécifique en y greffant « un surplus » de contenu. L'interprétation sémantique qui nous est fournie est, de ce fait, vague, schématique et fallacieuse. A titre d'exemple, le GLLF et le TLF – analogues dans leurs principes –posent deux catégories de sens pour alors que et tandis que. En effet, dans le GLLF, on a aussi bien : 1. exprime le temps seulement (« °au moment où° »). 2. exprime l'opposition seule (« °tandis que° », « °bien que° ») pour alors que, que : 1. • Marque la coïncidence de deux actions dans le temps (« °pendant que° », « dans le temps, le moment que° »). • marque la simultanéité de deux actions qui s'opposent. 2. marque la substitution d'une action à une autre, l'opposition, le contraste de deux actions ou de deux faits. (« °alors que° », « °au lieu que° ») Le TLF définit alors que de la manière suivante : 1. Sens temporel : marque la simultanéité de deux procès. 2. Sens logique : traduit l'idée d'opposition • marque l'opposition sans plus; tandis que • marque la discordance, l'incompatibilité des deux faits que l'on rapproche. et tandis que : 1. introduit une subordonnée circonstancielle de temps. • vieux ou littéraire : marque la simultanéité des procès de la principale et de la subordonnée en indiquant que les intervalles où ils sont vérifiés coïncident de bout en bout. Aussi longtemps que, tant que. • marque la simultanéité des procès de la principale et de la subordonnée en indiquant que l'intervalle où est vérifié le procès subordonné est inclus dans celui de la principale. 2. introduit une subordonnée circonstancielle d'opposition. • l'idée de simultanéité reste plus ou moins perceptible. Alors que. • l'idée de simultanéité s'efface Alors que, au lieu que. Même si les définitions distinguent deux valeurs, la spécificité sémantique de chaque locution est reléguée au second plan : chaque locution est donnée comme synonyme possible de l'autre. Cela dit, nous ne souscrivons pas à l'idée que toute locution conjonctive constitue un bloc figé, inanalysable, dont le sens rompt tout lien avec celui de ses constituants. Nous sommes encline à penser, au contraire, que chacune se présente comme une réalité stratifiée, dans laquelle se superposent deux types de contenus sémantiques : un contenu structurant servant de cadre général à la matière sémantique propre à la locution conjonctive et un contenu structuré formé des divers sèmes spécifiques aux éléments qui la constituent. A vrai dire, nous admettons que l'on peut, en tout état de cause, retrouver, derrière l'apparent figement des locutions conjonctives, la combinatoire sémantique qui les sous-tend. Cette combinatoire peut être mise concrètement en perspective par le biais d'une étude diachronique, qui doit aboutir in fine à délimiter les nuances sémantiques spécifiques que chaque locution conjonctive impose à la relation qu'elle établit. Une réflexion sur la diachronie, sur l'évolution des locutions conjonctives doit permettre, par ailleurs, d'examiner la manière dont la « globalisation » sémantique s'est opérée pour chacune d'entre elles, de considérer la portée du transfert conceptuel dont leurs « constituants-têtes » se trouvent progressivement affectés et évaluer, précisément, le degré d'écart fait par rapport aux contenus sémantiques de départ. Ainsi, est-il tout à fait envisageable de soutenir que l'intérêt des locutions conjonctives réside dans le principe sous-jacent à leur formation, dans leur morphologie propre, et par conséquent dans leur structure sémantique. On peut résumer cette contribution en constatant qu'il reste bien des questions à étudier, dans le domaine des locutions conjonctives. Notre conclusion sera plutôt une invitation à poursuivre l'investigation : étudier la structure interne des locutions conjonctives et montrer qu'elles ne sont pas aussi figées que le terme de locutions le laisse entendre . | Nous essayons d'évaluer la pertinence théorique du concept de locution conjonctive. L'évaluation épistémologique à laquelle nous soumettons ce concept nous permet de mesurer la complexité de l'objet décrit. Notre étude est sous-tendue par deux axes: le premier propose quelques éléments de réflexion sur les problèmes de délimitation et de définition linguistiques que pose le concept, en tant qu'outil méthodologique. L'autre axe fait le point sur le statut déviant de l'objet tant sur le plan morpho-syntaxique que sémantique. En corollaire, nous proposons une nouvelle conception des locutions conjonctives. | linguistique_12-0043024_tei_725.xml |
termith-692-linguistique | La notion de prédicat sémantique est bien établie en linguistique : on considère que certaines lexies (unités lexicales) comme combattre, combat, combatif, etc. possèdent un sens prédicatif. Un sens prédicatif dénote un fait impliquant des participants qui correspondent aux arguments du prédicat en question. Nous reviendrons, dans la prochaine section, sur la notion linguistique de prédicat sémantique, qui est distincte de la notion logico-mathématique. Il suffit de mentionner pour l'instant que, traditionnellement, les sens prédicatifs sont opposés aux sens non prédicatifs, qui, eux, dénotent des entités. Tel est le cas, par exemple, des sens des lexies étoile, lion, caillou, etc. Cependant, la distinction qui semble clairement établie entre sens prédicatifs et sens non prédicatifs masque en fait la présence d'un ensemble très intéressant, et très important en langue, de sens « intermédiaires », qui tiennent à la fois des prédicats et des non-prédicats. Comme les non-prédicats, ces sens dénotent des entités, et non des faits. Pourtant, comme les prédicats, ils ne peuvent être modélisés sans tenir compte de « positions sémantiques » qu'ils contrôlent, positions que l'on peut représenter par des variables (X, Y, Z…). Il s'agit, par exemple, du sens des noms comme ministre ‘ [X] ministre responsable de Y dans le gouvernement du pays Z ', partie ‘ [X] partie de Y ' (comme dans une partie de la maison), hôpital ‘ hôpital où X soigne Y ', etc. Nous appelons quasi-prédicats ces sens hybrides. L'ensemble des quasi-prédicats d'une langue est très hétérogène, et chaque type de quasi-prédicat pose ses propres problèmes de modélisation. Nous proposons ici une analyse des différents types de quasi-prédicats présents dans les langues, en adoptant une perspective lexicographique. Plus précisément, nous nous situons dans le cadre de la Lexicologie Explicative et Combinatoire (Mel'čuk et al., 1995), en empruntant nombre de nos illustrations aux données de la base lexicale DiCo des dérivations sémantiques et collocations du français (Polguère, 2000; Mel'čuk et Polguère, 2006) et au Lexique actif du français ou LAF (Mel'čuk et Polguère, 2007). Nous commencerons par préciser la notion de prédicat sémantique. Cela nous amènera à traiter la notion d'actant, qui lui est intimement liée. Dans la section suivante, nous traiterons du cas très particulier des prédicats non actanciels. Finalement nous présenterons les quasi-prédicats, en offrant notamment une caractérisation de plusieurs types de quasi-prédicats qui abondent dans les lexiques des langues naturelles. La grande majorité des sens lexicaux des langues naturelles possèdent la propriété d' être des sens liants (Polguère, 1992 : 144 ssq, 1997 : 3-4). Un sens liant typique dénote un fait : quelque chose dont on peut dire que cela a ou n'a pas lieu. Un fait peut être un évènement, une action, une activité, un état, un processus, une propriété, une relation, une quantité, etc. Un fait présuppose nécessairement un certain nombre de participants; pour cette raison, il est approprié de modéliser les sens liants par des micro-structures sémantiques qui contiennent la représentation des participants potentiels des faits en question. Dans notre approche, cette micro-structure peut être visualisée sous la forme d'un graphe du type réseau sémantique constitué du sens liant lui -même, connecté aux variables qui désignent les « positions disponibles » pour les sens correspondant aux participants. Ce type de structure est illustré dans la figure ci-dessous, à partir du sémantème – c'est-à-dire, du signifié – du verbe Élire [Nous avons élu Marie-Claude présidente pour cinq ans ]. Notons que nous utilisons les guillemets simples pour dénoter les sens linguistiques. De plus, nous ferons usage dans ce qui va suivre de la terminologie suivante : sens prédicatif, ou prédicat, désignera un sémantème liant qui dénote un fait (‘ élire ', ‘ élection ', ‘ éligible ', ‘ pendant [les élections] '. ..); actant sémantique d'un prédicat dans une phrase donnée désignera un sens qui correspond à un participant du fait dénoté par le prédicat en question et qui est exprimable dans la phrase auprès de ce prédicat; structure actancielle désignera la micro-structure sémantique associée au prédicat dans le lexique; forme propositionnelle désignera la représentation d'une structure actancielle; la forme propositionnelle peut être soit une expression linéaire de nature linguistique, comme dans le titre de la figure 1, soit un réseau sémantique, comme dans la figure 1 elle -même. Il convient d'ores et déjà de remarquer que la notion de prédicat sémantique est une métaphore scientifique construite à partir de la notion de prédicat logique. Un prédicat logique p dénote une propriété ou une relation et permet de construire une fonction propositionnelle logique p (x), p (x, y), p (x, y, z) etc., qui sera vraie pour tous les x, y, z… compatibles avec la propriété ou relation p. On voit le lien évident entre les notions de prédicat logique et de prédicat sémantique, argument d'un prédicat logique et actant d'un prédicat sémantique, fonction propositionnelle et forme propositionnelle représentant la structure actancielle d'un prédicat sémantique. Attention, cependant, il ne s'agit là que d'une métaphore commode, comme celle de valence syntaxique (sur le modèle de la valence atomique). La notion de prédicat sémantique n'est pas une notion logique et les lois de la logique formelle ne s'appliquent que de façon « métaphorique » sur les structures sémantiques prédicatives que manipule la sémantique linguistique telle que nous la concevons. Aux sens liants, c'est-à-dire prédicatifs, on oppose naturellement les sens non liants. Un sens non liant dénote une entité conçue de façon autonome, sans référence à un fait spécifique, et donc ne présuppose pas de participant. Un sémantème correspondant à un sens non liant est appelé nom sémantique. Un nom sémantique peut désigner un objet naturel, une substance, un être, un nombre, un lieu, etc. L'opposition prédicat ~ nom sémantique est donc fondée sur la conjonction de deux propriétés : une propriété sémantique générale – dénoter un fait ~ une entité; une propriété de combinatoire – contrôler ~ ne pas contrôler un nombre donné d'actants. Illustrons ces notions en commençant par les prédicats : ‘ X blesse Y à Z avec W ' [Louise a blessé Lulu à la jambe avec un couteau] ‘ pourparlers entre X et Y à propos de Z ' [pourparlers entre le gouvernement et l'opposition à propos de la loi sur l'héritage] ‘ X fidèle à Y ' [Louise est fidèle à Lulu] ‘ X rapidement' [écrire rapidement] ‘ X entre Y et Z ' [une ville entre le lac et la montagne] ‘ À bas Y ! ' [À bas la malbouffe !] On notera qu'un sens prédicatif peut être exprimé par une lexie de n'importe quelle partie du discours. Pour illustrer les noms sémantiques, citons les sémantèmes ‘ Balzac ', ‘ Canada ', ‘ soleil ', ‘ sable ', ‘ écureuil ', ‘ soixante-neuf'(le nom du nombre 69), etc. Tous ces sémantèmes dénotent des entités et ne contrôlent pas l'expression d'actants sémantiques; du point de vue grammatical, ils ne sont lexicalisés que par des noms au sens large : noms communs, noms propres, pronoms, numéraux. Remarquons que le nom propre — considéré dans les contextes d'emploi élémentaires du type Il s'appelle Balzac, Le nom de ce pays est le Canada, etc. — est pour nous le prototype du nom sémantique, c'est-à-dire du signifié qui ne contrôle aucun actant. Nous ne pouvons malheureusement pas entrer ici dans la discussion de ce délicat problème. La classification en prédicats et noms sémantiques est très claire et ne semble pas poser de problème particulier. Pourtant, elle n'est pas exhaustive et laisse de côté un nombre considérable de sens, car les deux propriétés qui opposent les prédicats aux noms sémantiques sont logiquement indépendantes. En effet, premièrement, un sens peut dénoter un fait, mais ne pas être liant; il s'agit d'un prédicat non actanciel – un raccourci pour dire qu'il ne contrôle pas de structure actancielle; on peut citer comme exemples tonner [En septembre, s'il tonne, la vendange est bonne. ], all. blitzen ‘ y avoir un/des éclair(s) ' ou russe ‘ svetat' ‘ commencer à faire jour '. Deuxièmement, un sens peut aussi être liant sans pour autant dénoter un fait : c'est ce que l'on appellera un quasi-prédicat – par exemple, directeur ‘ X, le directeur de Y ', ou mairie ‘ mairie de l'agglomération Y ', ou encore pilule ‘ pilule qu'avale l'individu X pour agir sur son état physique Y '. Nous allons examiner ces deux types de sens « spéciaux » à tour de rôle, en concentrant avant tout notre étude sur les quasi-prédicats. Cependant, avant de plonger dans le vif du sujet, nous devons préparer le terrain en approfondissant la notion d'actant sémantique. En effet, ce qui caractérise notre approche de la notion de prédicat est le fait de considérer le prédicat sémantique autant du point de vue de son expression dans la phrase que du point de vue de l'expression de ses actants. À la différence des autres approches, nous insistons donc beaucoup plus sur la facette linguistique (lexicale et syntaxique) que sur la facette logique de la notion. La notion d'actant sémantique (voir, par exemple, Mel'čuk, 2004 : 7 ssq) peut se définir ainsi : Un actant sémantique d'une lexie L, dans une structure sémantique donnée, est un sémantème qui remplit une position actancielle sémantique associée à L dans le lexique. Comme on le voit, nous avons recours à la notion de position actancielle sémantique. Il est donc nécessaire de définir maintenant cette dernière pour obtenir une caractérisation satisfaisante de ce qu'est un actant sémantique. Une position actancielle sémantique associée à une lexie L dans le lexique est une variable sémantique (notée X, Y, Z…) qui remplit les deux conditions suivantes : 1) du point de vue conceptuel, elle correspond à un participant de la situation dénotée par L; 2) du point de vue syntaxique, un sémantème qui occupe la position en question doit être exprimable dans la phrase sous le contrôle syntaxique de L; cela signifie que l'on peut construire des phrases où l'expression d'un tel sémantème apparait soit comme un dépendant syntaxique direct de L, soit comme un dépendant syntaxique d'un collocatif verbal de L. Il est aisé de concevoir l' « exprimabilité » des positions actancielles dans le cas des prédicats verbaux; celle -ci se manifeste essentiellement par les différents types de dépendants régis par le verbe (le sujet et les compléments). Dans le cas des noms, il faut aussi considérer d'autres types de structures, notamment les collocations verbales (verbes supports et verbes de réalisation), qui permettent d'exprimer les actants auprès des noms prédicatifs, au sein de structures semi-phraséologiques que ces derniers contrôlent. Prenons le cas de ultimatum ‘ ultimatum communiqué par la personne X à la personne Y pour demander l'accomplissement de Z avant le moment T'. La collocation à verbe support lancer un ultimatum illustre l'expression de l'actant X du prédicat nominal auprès de ce dernier : X est le sujet du verbe support lancer, dont ultimatum est le complément d'objet. Notons que les structures collocationnelles de ce type sont modélisées dans la Lexicologie Explicative et Combinatoire au moyen du système des fonctions lexicales — voir Mel'čuk (2003a, b). Dans ce cas précis, la collocation en question met en jeu la fonction lexicale de verbe support Oper 1. Pour illustrer l'importance qu'il faut attacher à la seconde condition associée ci-dessus à la position actancielle — exprimabilité (dans la phrase auprès de la lexie prédicative) du sémantème remplissant une position actancielle — comparons deux lexies sémantiquement très proches : acheter [Il a acheté ce livre pour 120 $.] et couter [Ce livre lui a couté 120 $. ]. Ces deux lexies permettent de dénoter des situations identiques, où un individu X obtient une chose Y auprès d'un autre individu Z en échange d'une somme d'argent W. On peut considérer que les deux sens en question dénotent des situations impliquant le même nombre de participants (quatre participants au total). Pourtant, alors que acheter permet l'expression directe, en tant que compléments, des sémantèmes exprimant les quatre participants en question — Patrick X a acheté ce livre Y, de Jean-Yves Z, pour 120 $ W. —, coûter ne permet l'expression que de trois d'entre eux — Ce livre Y a couté 120 $ W à Patrick X. Le premier verbe est donc sémantiquement un prédicat contrôlant quatre positions actancielles, alors que le second est un prédicat n'en contrôlant que trois. On voit que la nature prédicative d'un sens, bien que liée directement à la dénotation du sens en question, est tout de même une propriété fondamentalement linguistique, partiellement indépendante de la dénotation. Les notions d'actant et de position actancielle, présentées ici dans une perspective presque exclusivement sémantique, doivent en fait être considérées aussi sous l'angle des structures syntaxiques contrôlées par les lexies. Dans la théorie complète des actants présentée dans Mel'čuk (2004), on établit notamment une distinction entre actants sémantiques, syntaxiques profonds et syntaxiques de surface; cependant, nous n'aborderons pas cette distinction ici. Un autre sujet dont nous ne pouvons traiter, mais qui revêt une importance primordiale dans le fonctionnement de la langue, est la hiérarchie des actants sémantiques, en particulier le rôle très spécial du premier actant sémantique. Nous passons maintenant à l'examen de prédicats non actanciels – pour mieux illustrer le décalage entre les deux aspects qui nous intéressent : la nature sémantique prédicative d'un sens et la présence des positions actancielles qu'il contrôle. Considérons le sens du verbe pleuvoir : le sémantème ‘ pleuvoir ' dénote un fait (plus précisément, un phénomène météorologique), mais il n'appelle pas d'actant ! Cette propriété sémantique se manifeste, à la surface, par le fait que pleuvoir prend comme sujet syntaxique le pronom impersonnel il, sémantiquement vide; on le classifie dans les dictionnaires comme verbe impersonnel. Un prédicat sans position actancielle, n'est -ce pas une contradictio in adjecto ? Non, puisque le paradoxe n'est qu'apparent. En fait, Il pleut signifie à peu près ‘ De l'eau tombe du ciel '; or, le prédicat ‘ tomber ', enchâssé dans ‘ pleuvoir ', appelle bel et bien deux positions actancielles, occupées par ses deux actants ‘ eau ' et ‘ ciel ' au sein de la définition de ‘ pleuvoir '. On peut donc considérer que ‘ pleuvoir ' possède deux positions actancielles déjà saturées, occupées par les deux sémantèmes en question. Nous admettrons ainsi l'existence de ce que nous appellerons des prédicats non actanciels (même si cette appellation est un peu abusive). Un prédicat non actanciel P contrôle de façon virtuelle au moins un actant sémantique, constant et « incorporé » : un actant d'un prédicat P ' se trouvant dans la décomposition sémantique de P. Les langues possèdent un nombre non négligeable de prédicats non actanciels, qui sont les verbes météorologiques et assimilables : ‘ geler ' [Il gèle dehors ], ‘ faire beau ', ‘ faire noir ', ‘ faire froid ', ‘ faire soleil ', ‘ être tard ' [Il est déjà tard ], angl. ‘ [to] dawn ' = ‘ se faire jour ' [It was dawning, and the city under us was slowly waking up ], russe ‘ temnet´ ' = ‘ se faire nuit'et ‘ mesti'= ‘ [le vent] souffler la neige ' ou aloutor ‘ amtankЂ ' = ‘ l fait moustiques '. Les prédicats non actanciels représentent bien entendu un cas très particulier de prédicats, mais ils ne posent pas de problèmes théoriques vis-à-vis de la notion de prédicat. Passons maintenant au cas beaucoup plus délicat des quasi-prédicats. L'essentiel de notre tâche a jusqu' à présent été de préciser des notions connues, adoptées de façon relativement consensuelle par les sémanticiens et lexicologues (prédicat, actant, etc.). Nous allons maintenant aborder ce que l'on peut considérer comme étant un apport original de l'approche Sens-Texte pour ce qui est de la prédicativité : la notion de quasi-prédicat. Les prédicats que nous avons examinés dans la section précédente — prédicats aux positions actancielles instanciées par des constantes sémantiques inhérentes (‘ pleuvoir ' = ‘ eau tomber du ciel ') — sont atypiques, mais on peut quand même les considérer comme étant simplement des cas extrêmes. En revanche, un quasi-prédicat, qui est un sens liant dénotant une entité est véritablement paradoxal. Comme le terme l'indique, un quasi-prédicat n'est pas un prédicat au sens strict, car il ne satisfait pas la propriété sémantique définitoire des prédicats : celle de dénoter un fait. Cependant, l'entité dénotée par un quasi-prédicat est particulière, en ce sens qu'elle est définie plutôt par son implication dans un fait que par ses propriétés intrinsèques; à cause de cela, un quasi-prédicat contrôle des positions actancielles. Par exemple, ‘ professeur ', qui dénote une entité (un individu), dénote avant tout une entité impliquée dans une situation particulière : un individu X qui enseigne Y à des individus Z (dans une institution W). Ou encore, ‘ restaurant'dénote plus qu'un lieu : ce sens dénote un établissement où des individus X servent des individus Y en leur offrant de la nourriture Z. Pour cette raison, les sens de ce type, sans être des prédicats, doivent être considérés comme contrôlant des positions actancielles sémantiques. Un quasi-prédicat est donc un sens liant en bonne et due forme, mais, pour ainsi dire, par ricochet. Les actants d'un quasi-prédicat sont les actants d'un prédicat véritable « interne », qui apparait au sein du sens en question sans en être le composant central. Il est essentiel de remarquer que les quasi-prédicats sont toujours lexicalisés, tout comme les noms sémantiques, par des noms. Le terme quasi-prédicat implique que, dans certaines circonstances, on peut ignorer le fait que le sens en question dénote une entité et le traiter de la même façon qu'on traite les prédicats à part entière. Conséquemment, nous utilisons généralement le terme prédicat pour désigner tous les sens liants, y compris les quasi-prédicats. Cet apparent abus de langage se justifie par le fait qu'il est méthodologiquement nécessaire d'appliquer les mêmes stratégies lexicographiques à tous les sens liants, quels qu'ils soient, à savoir : 1) rédiger une définition introduite par une forme propositionnelle et comprenant des variables actancielles, 2) spécifier un schéma de régime explicitant l'expression des actants, avec toutes les contraintes associées, et 3) énumérer les fonctions lexicales relatives aux actants (S i, A i, Able i, Oper i, Func i, Real i, etc.). Nous ne sommes pas en mesure d'offrir une typologie systématique des quasi-prédicats. Cependant, en nous fondant sur les données du DiCo/LAF, nous présenterons ci-dessous 12 types de quasi-prédicats fréquemment rencontrés dans le travail lexicographique. Pour chaque type, nous donnerons une formule caractérisant le sens des quasi-prédicats correspondants; dans cette formule, la variable P désigne le prédicat interne, enchâssé dans le sens quasi-prédicatif considéré, qui donne à ce sens sa nature partiellement prédicative. 1) ‘ Individu que le locuteur évalue comme P ' idiot, génie : Son mari X est un idiot, un génie. Ces sens sont très proches des prédicats véritables. Une de leurs caractéristiques saillantes en français est de s'employer dans la construction ton idiot, génie de mari. Il s'agit de prédicats « de jugement subjectif », qui expriment un point de vue, une opinion du locuteur sur quelque chose. 2) ‘ Individu qui possède la propriété P ' [un] Français, gaucher : Son mari X est un Français, un gaucher. Cette classe, contrairement à la précédente, réunit des prédicats « de caractérisation objective », qui expriment une propriété que le locuteur attribue à quelque chose. 3) ‘ Individu qui est dans la relation P avec un autre ' mère, voisine : Marie X est la mère, la voisine de Paul Y. Les quasi-prédicats des classes 1 à 3 entretiennent des relations privilégiées avec les adjectifs : la plupart des noms donnés ci-dessus sont en fait des adjectifs substantivés (idiot ~ [un] idiot, français ~ [un] Français). 4) ‘ Individu qui fait ou a fait une action P ' sauveur : Hans X est notre Y sauveur. assassin : Princip X est l'assassin de l'Archiduc Y. On a ici des noms quasi-prédicatifs dont le contenu peut généralement s'exprimer aussi sous forme de lexies verbales : X qui a sauvé, assassiné Y. 5) ‘ Individu qui a une activité P ' marcheur : Léo X est un marcheur fanatique. ministre : Le ministre français Z des finances Y Gaétan Donnadieu X a visité Moscou. Notons que les quasi-prédicats des types 1-5 admettent tous très naturellement un emploi avec copule : Jean X est un génie, un professeur; Jean X semble être l'ami, l'assassin de Paul Y; Jean X est devenu un marcheur fanatique. Par contre, les quasi-prédicats des types 6-12, qui sont moins prédicatifs, ne sont pas facilement utilisables dans de telles constructions. 6) ‘ Ensemble d'individus que réunit une activité commune P ' équipage : Ces trois matelots X font partie de l'équipage de l'Intrépide Y. cabinet : Tous les ministres X du cabinet Brindavoine Y ont démissionné. 7) ‘ Moyen de transport que quelqu'un fait fonctionner [= P 1] pour transporter [= P 2] quelque chose ' autocar : Lulu Y a pris l'autocar Paris Z - Rouen W à cinq heures. ferry : L'équipage X du ferry de Douvres W est au complet. Tout nom d'artefact (c'est-à-dire, d'objet fabriqué ou transformé pour une utilisation particulière) contrôle nécessairement une première position actancielle (X) correspondant à celui qui fait fonctionner ou qui utilise activement l'artefact en question. Un nom d'artefact peut aussi contrôler d'autres positions actancielles, notamment une seconde position (Y) pour les entités auxquelles l'artefact est appliqué. 8) ‘ Instrument utilisé par quelqu'un pour faire P ' marteau : Marc X a enfoncé le clou Y d'un seul coup de marteau. épée : Le marquis X s'est battu à l'épée avec le mari Y de sa maitresse. 9) ‘ Établissement où quelqu'un s'occupe [= P] de quelqu'un d'autre ' clinique : La jeune femme Y est finalement sortie de la clinique de soins Z postnataux. restaurant : Le restaurant de saucisses Z de Patrick X a perdu une partie de sa clientèle Y. 10) ‘ Animal domestique qui appartient [= P] à quelqu'un ' chat : Son X chat a encore tué un oiseau. poule : Les poules de Danielle X donnent des œufs Y délicieux. 11) ‘ Partie [= P] de quelque chose ' morceau, miette : morceau, miette de pain X estomac, jambe : Mon X estomac, ma X jambe me X fait mal. accoudoir : – Ne t'assieds pas sur l'accoudoir du fauteuil X. 12) ‘ ensemble, quantité [= P] de quelque chose ' foule : Une foule d'étudiants X s'est amassée sur la place. tas : tas de briques X, de sable X cuillerée : cuillerée de rhum X. La frontière entre les prédicats, les quasi-prédicats et les noms sémantiques est bien délimitée et il n'y a pas de cas intermédiaires. Cependant, le concept de quasi-prédicat est, lui, gradué. On ressent intuitivement que ‘ génie ' est plus proche d'un prédicat véritable que ‘ accoudoir ', qui lui -même l'est plus que ‘ chat'. On peut mentionner au moins deux faits linguistiques qui expliquent cette intuition. Premièrement, on peut difficilement parler « de façon absolue » d'un génie sans conceptualiser un individu X qui a cette qualité, et d'un accoudoir sans conceptualiser un fauteuil X dont il est une partie. Il en va tout autrement pour le chat : on peut parler d'un chat sans même penser au fait qu'il a, n'a pas, n'a plus de maitre X. Deuxièmement, la construction à copule (prédicative par excellence) Quelque chose est P est la façon la plus normale d'utiliser génie : Quelqu'un est un génie. En revanche, elle est beaucoup moins naturellement compatible avec accoudoir sans contexte pragmatique fort justifiant cet usage : Quelque chose est un accoudoir. La lexie accoudoir, contrairement à génie, est plutôt « faite » pour fonctionner comme actant d'un prédicat véritable : Quelqu'un s'appuie sur un accoudoir. Les observations qui précèdent nous permettent d'établir la hiérarchie de prédicativité suivante : ‘ génie ' > ‘ accoudoir ' > ‘ chat'. Cette hiérarchie est conditionnée par la structure interne des sémantèmes correspondants — plus précisément, par le « poids sémantique » et la position du composant prédicatif autour duquel gravite le sémantème en question. Une meilleure caractérisation de la prédicativité vise notamment à donner au lexicographe des outils conceptuels et descriptifs lui permettant 1) de mieux distinguer les différents types de lexies du point de vue de leur prédicativité, et 2) de mieux standardiser la description des lexies d'un même type prédicatif. Une bonne illustration peut être trouvée dans le cas du vocable polysémique taupe. Sa structure peut être décrite de la façon suivante, si l'on choisit de numéroter les acceptions selon l'accroissement de la prédicativité (c'est-à-dire l'ordre inverse de présentation des types de quasi-prédicats, dans la section ci-dessus) : taupe I [nom sémantique] ‘ petit animal à fourrure qui vit sous la terre… ' taupe II [quasi-prédicat sémantique ‘ artefact', proche du cas 8, de la sous-section précédente] ‘ engin de forage souterrain utilisé par X pour creuser les tunnels Y… ' taupe III [quasi-prédicat sémantique ‘ individu qui a une activité ', proche du cas 5)] ‘ individu X qui agit clandestinement dans le milieu Y pour l'organisation Z afin de récupérer les informations W… ' Identifier correctement la structure actancielle des quasi-prédicats nous oblige à tenir compte de la cooccurrence restreinte syntaxique et lexicale des lexies en question. Ainsi, pour taupe II, il faudra décrire dans son article de dictionnaire les expressions suivantes : La taupe creus e, excave, fore Y; pour taupe III : X fait la taupe dans Y, Z infiltre/place une taupe dans Y, taupe active, taupe dormante, etc. Faute de place, nous ne pouvons malheureusement approfondir ici l'incidence qu'a la prédicativité du sens sur la modélisation lexicographique des lexies correspondantes. On trouvera des informations à ce sujet dans Mel'čuk et al. (1995) et Mel'čuk et Polguère (2006). Les descriptions lexicographiques du français, quant à elles, sont disponibles dans Mel'čuk et al. (1984, 1988, 1992, 1999) et Mel'čuk et Polguère (2007), ainsi que dans les données de la base DiCo accessibles en ligne (h) . | La notion de prédicat sémantique permet de distinguer deux classes de sens lexicaux, ou sémantèmes : 1) les prédicats, qui tous dénotent des faits, au sens le plus large (évènements, actions, activités, états, caractéristiques, relations, etc.), et 2) les noms sémantiques, qui dénotent des entités au sens large (êtres vivants, objets physiques, substances, etc.). Nous nous intéressons tout particulièrement au fait qu’il existe une troisième classe de sémantèmes, ni prédicats véritables ni noms sémantiques : il s’agit des quasi-prédicats. Ces derniers dénotent, tout comme les noms sémantiques, des entités et non des faits. Cependant, comme les prédicats, ils ne peuvent être modélisés sans tenir compte de positions actancielles qu’ils contrôlent. L’ensemble des quasi-prédicats d’une langue est très hétérogène, et chaque type de quasi-prédicat pose ses propres problèmes au niveau de la modélisation. Nous examinons différents types de quasi-prédicats présents dans les langues, en adoptant une perspective lexicographique. Plus précisément, nous nous situons dans le cadre de la Lexicologie Explicative et Combinatoire, en empruntant nombre de nos illustrations aux données de la base lexicale DiCo des dérivations sémantiques et collocations du français ainsi qu’aux données publiées dans le Lexique actif du français. | linguistique_11-0182811_tei_786.xml |
termith-693-linguistique | Puisque nous allons être amenée à parler de stimuli ostensifs comme peuvent l' être des énoncés qui s'imposent à notre attention, nous avons jugé opportun pour commencer cette communication de vous faire part de l'un d'entre eux qui a particulièrement mobilisé notre attention. Il s'agit d'un propos relevé dans un article paru dans Le monde des débats, Je est un autre, disait Rimbaud. Mais qui est je ? Moi ou un système ? et si c'est moi, qu'est -ce que je ? Le thème du Sujet est plus que jamais d'actualité, aussi bien dans la philosophie contemporaine que dans la sociologie. Nous souhaiterions rajouter la didactique des langues à la philosophie et à la sociologie. En effet, la place du sujet dans la communication langagière nous préoccupe depuis plusieurs années. Partie d'une analyse de la relation sujet/langue dans l'activité de communication en général, puis dans la communication en milieu professionnel, nous avons été amenée à nous poser cette même question dans le cadre d'un espace de communication particulier, celui que représente pour nous l'espace d'évaluation de la communication langagière. Notre propos aujourd'hui n'est pas de revenir sur les raisons qui nous ont amenée à concevoir l'activité d'évaluation comme la mise en place d'un espace de communication entre évalué et évaluateur, ce fut l'objet d'une précédente communication (Bourguignon 2001a). Dans le cadre de ce séminaire, nous avons souhaité analyser le lien objet/sujet/langue/communication, ou plutôt objet/langue/sujet/communication dans l'activité communicative puisque l'objectif de la plupart des organismes certificateurs, bien que faisant passer des « tests de langue », est d'évaluer l'aptitude à communiquer des évalués. À regarder d'un peu plus près bon nombre de tests de langue, qu'il s'agisse du test d'origine américaine TOEIC (Test of English for International Communication), du BULATS (Business Language Testing Service) britannique ou du test VOLL (Vocationnally Oriented Language Learning), d'origine allemande, on peut se demander si l'évaluation en langue n'est pas une illustration supplémentaire du « grand paradigme de l'Occident » formulé par Descartes qui disjoint le sujet et l'objet. Nous verrons ainsi dans un premier temps que, dans de nombreux cas, et pour des raisons qu'il nous reviendra d'expliquer, la langue elle -même est considérée comme objet de connaissance (ce qui est d'autant plus tentant lorsqu'il s'agit d'une langue seconde et donc soumise à un apprentissage conscient) et évaluée en tant que telle, en évacuant, celui qui la porte, le sujet. Dans ce cadre, nous illustrerons notre propos en faisant référence à quelques supports d'évaluation et aux critères qui leur correspondent. Nous montrerons dans un deuxième temps que cette disjonction n'est qu'une illusion, car la langue sans sujet n'est pas seulement un objet inerte comme le disent certains, la langue sans sujet n'est rien, ce n'est qu'une illusion. Nous terminerons en montrant qu'en fait le sujet utilise la langue pour dire l'objet mais aussi pour se dire et que, de ce fait, évaluer l'aptitude à communiquer nécessite la prise en compte de l'acte de parole dans son ensemble. Il s'agira donc de réfléchir à un environnement d'évaluation, à un support d'évaluation et à des critères d'évaluation qui permettent la prise en compte de l'acte de parole. Avant de commencer notre communication, nous souhaitons illustrer notre problématique, à l'aide d'une publicité trouvée il y a plusieurs mois dans la revue d'une compagnie aérienne (voir document en annexe). Cette cartographie cérébrale nous entraîne dans le vif du sujet/Sujet ! Ce document nous semble représenter de façon imagée les propos de Sperber et Wilson, pour qui l'esprit est un ensemble de systèmes spécialisés ayant chacun leur propre méthode de construction et de traitement des représentations. Ces systèmes sont de deux types. D'une part il y a les systèmes d ' input qui traitent les informations visuelles ou auditives ainsi que les informations linguistiques. D'autre part, il y a les systèmes centraux qui combinent l'information produite par les différents systèmes d ' input avec l'information déjà contenue en mémoire et qui effectuent différentes tâches inférentielles. (1989 : 112) À partir de là vont s'ensuivre deux approches des concepts de communication et d'évaluation. Ou bien la communication sera conçue comme un processus « dyadique », stimulus/réponse, pour reprendre l'expression d'Umberto Eco (1999 : 149), l'objectif de l'évaluation étant alors de comparer l ' input à l ' output et ainsi de vérifier de manière vériconditionnelle la connaissance de l'objet en mémoire, ou bien la communication sera envisagée comme un processus « triadique » duquel émergera des phénomènes tels que la signification, l'intentionnalité et l'interprétation, qui ne pourront dès lors être évalués que par leur pertinence par rapport aux sujets de l'échange dans un contexte donné. Commençons donc par analyser le binôme communication/évaluation dans le cas où la langue est considérée comme objet de connaissance. Lorsque je connais l'objet, je connais également l'ensemble des possibilités de son occurrence dans des états de choses (chaque possibilité de cette sorte doit résider dans la nature de l'objet). (Wittgenstein 1961 : 30-31) Revenons à notre cartographie initiale. Cette cartographie ne correspond -elle à rien d'autre qu'au « tableau logique » de Wittgenstein ? Si tel est le cas et que, de ce fait, « le tableau est une transposition de la réalité » (1961 : 33), pouvons -nous admettre avec Wittgenstein que […] le tableau représente son objet du dehors (son point de vue constitue sa forme de représentation); c'est pourquoi le tableau représente son objet justement ou faussement. (1961 : 35) Comme nous l'avons précisé dans l'introduction, le contenu d'un certain nombre de tests d'évaluation en langue ainsi que la manière dont s'effectue cette évaluation méritent que nous nous posions ce type de questions. Prenons à titre d'exemple, quelques extraits du TOEIC, du VOLL et du BULATS. Ce type de tests correspond à une vérification de la connaissance telle que la définit Le Robert à savoir « ce que l'on sait pour l'avoir appris » (1977 : 899). Mais de quel apprentissage s'agit-il si ce n'est l'apprentissage d'une langue conçue en tant que système qui remonte à la distinction saussurienne langue/parole. La communication est « tomographiée », découpée artificiellement et arbitrairement en compréhension et production, chacune étant évaluée par le biais de QCM ou de réponses vrai/faux. Dans ce contexte, la communication est vériconditionnelle et les réponses sont univoques. Nous nous trouvons bien là en présence d'un système stimulus/réponse où l ' input, « l'ensemble des informations qui parviennent à un système » (Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage 1994 : 250), dans le cas précis, l'ensemble des connaissances linguistiques qui arrivent au cerveau de l'apprenant, est évalué par rapport à l ' output, les informations de sortie, à savoir ce que l'apprenant a retenu des connaissances acquises. Cette approche offre un intérêt évident. Si l'on considère qu'évaluer, c'est donner une mesure objective d'un fait, il apparaît clairement qu'on ne peut que cautionner ce type de test qui donnera lieu à un niveau de langue chiffré qui sera, à son tour, retranscrit en une certaine aptitude à communiquer selon la croyance qu'une certaine connaissance de la langue objet combinée en un système propositionnel, la phrase, déterminera une certaine aptitude à communiquer, comme le prétend clairement le TOEIC. Mais au fait, quelle est la place de l'évalué et de l'évaluateur dans ce schéma ? Il est vrai que Karl Popper qualifie la connaissance telle que nous l'avons définie de « connaissance subjective », selon une théorie de la connaissance très ancienne qui devient explicite avec Descartes, à savoir que « connaître est une activité qui présuppose l'existence d'un sujet connaissant. C'est le moi subjectif qui connaît. » (1979 : 136 italiques de l'auteur). Pour autant, dans l'approche d'évaluation précédemment définie, l'objet de connaissance est bien déconnecté du sujet de connaissance, selon le paradigme cartésien qui disjoint le sujet et l'objet, ce dernier seul donnant lieu à évaluation. Quant à l'évaluateur, il est tout à fait intéressant de réaliser que cela peut être un ordinateur dans ce type de tests ! (Est -ce un hasard si le TOEIC est conçu par l'ETS, Educational Testing Service, qui est un centre psychométrique ?). L'évaluation ne pourrait-elle pas être simplement assimilée à la mise en place d'un système expert qui permettrait de décider à partir de critères purement linguistiques quel est le profil du candidat en matière d'aptitude à communiquer ? En effet nous pourrions aisément transposer les propos de Robert Chabot sur l'avantage qu'offrent les systèmes experts en entreprise. Pour lui, son utilisation garantirait une fiabilité grâce à la normalisation des procédures de prise de décision et la diminution des risques en réduisant les facteurs subjectifs d'appréciation (1999 : 82) Pour nous, au regard de ce qui vient d' être dit, l'utilisation des tests précités garantirait la fiabilité de l'évaluation, grâce au choix des critères linguistiques retenus et à la validité en diminuant les risques grâce à une évacuation du sujet évalué d'un côté et du sujet évaluateur de l'autre ! Pour dire les choses très simplement, l'évaluation de la communication, puisqu'il faut rappeler que tel est l'objectif que se fixent les tests présentés, se ferait de cerveau à cerveau ! La cartographie cérébrale de l'individu en image serait purement et simplement confrontée à une cartographie prédéfinie, correspondant aux attendus langagiers nécessaires à communiquer. Si cette cartographie n'est pas mise sur ordinateur, elle serait « imprimée » dans le cerveau de l'évaluateur selon des critères linguistiques bien précis dont il lui a été demandé de vérifier la connaissance sur le mode vrai/faux. À ce titre, les procédures mises en œuvre dans l'évaluation, ne sont pas sans ressemblance avec les procédures des systèmes formels tels que les décrivent Sperber et Wilson, à savoir, elles peuvent être mises en œuvre par un automate dont les décisions sont à tout moment prédéterminées. Avec un système formel, on décide à l'avance quelles hypothèses serviront de prémisses; on se donne un ensemble d'hypothèses qui, au moins pour la déduction en question, serviront d'axiome ou de thèses de départ au système… On décide à l'avance quelles opérations peuvent et doivent s'appliquer. Rien n'est laissé aux intuitions de l'utilisateur : toute l'information requise pour effectuer une déduction, toutes les décisions à prendre sont entièrement spécifiées par le système lui -même. (1989 : 146-147) Nous nous rendons ainsi compte que cette approche consiste à neutraliser l'opposition sujet évalué/sujet évaluateur en rendant ceux -ci transparents l'un à l'autre dans une fusion d'où naîtrait un sujet unique, idéal, seul responsable de l'acte de langage. Dès lors, [les] univers d'expériences […] redevienne(nt) un seul monde, sémiotisé en un seul objet, la Langue. Cette langue est alors le résultat d'une uniformisation monolectale qu'il devient possible de décrire en composantes abstraites d'une structure [… ]. Du même coup, on comprend que cette attitude implique certaines conditions de réalisation. Entre autres, que l'acte de langage soit réduit à sa configuration explicite et que ne soient pas prises en considération les conditions qui ont présidé à sa production et/ou interprétation. [… ]. Par voie de conséquence, tout fait de discours particulier qui ne correspondrait pas à cette Langue monolectale sera considéré comme […] déviant par rapport à ce que la langue permettrait de produire. On voit que cette attitude […] consacre une Langue monolectale idéale (Norme) comme unique objet d ' évaluation et, sous-entendu, comme constituant la compétence du sujet évalué. (1983 : 83) Seulement, si cette approche est rassurante, sécurisante et confortable parce que ne laissant aucune place ni à l'aléatoire ni à l'imprévu, ni pour l'évalué, ni pour l'évaluateur, elle n'est pas sans poser un certain nombre de problèmes. Tout d'abord, existe -t-il une chose comme un objet-langue, ou une langue-objet produit par un sujet unique ? Ensuite, peut-on dire de la communication, que c'est non seulement la somme de la compréhension et de la production, mais de plus la transmission de messages qui, pour être vrais ou faux, sont la manifestation extérieure d'un système codé dans lequel à un signifié, on associe un signifiant ? En d'autres termes, la communication se réduit-elle à la signification du message transmis ? Enfin, peut-on évacuer les sujets de l'activité de communication et, sinon, comment peut-on les prendre en compte ? L'objectif de notre deuxième partie sera de répondre aux deux premières questions. Nous garderons la dernière pour la troisième partie de notre communication. Revenons à notre cartographie de départ. Nous pouvons y voir des mots imprimés, cela veut-il dire que le mot est un objet extérieur qui, une fois perçu, va devenir un objet mental, ou bien pour reprendre la théorie de Wittgenstein, est-il la représentation mentale de l'objet, c'est-à-dire « une représentation qui code, pour un objet, un sens naturel, une signification qui “représente” un état de choses extérieur ou intérieur » (Changeux & Ricoeur 1998 : 113) ? En d'autres termes le mot peut-il détenir un sens et l'objet extérieur peut-il avoir un sens ? Arrêtons -nous sur l'objet mental tel que J.-P. Changeux le définit. Premier cas de figure, la langue est un objet extérieur. Peut-on envisager que la langue, constituée de mots qui ne sont faits que de « traits incompréhensibles, pas même beaux, alignés sur fond blanc et arbitrairement groupés » (Yourcenar 1988 : 222), puisse donner lieu à une représentation mentale qui détient un sens ? La réponse est évidemment non. Le deuxième cas de figure qui fait de la langue un objet mental et qui à ce titre devient une représentation de la réalité, selon le principe que « le nom signifie l'objet » comme l'affirme Wittgenstein (1961 : 38), n'est pas sans poser problème car cela signifierait que la langue coderait la réalité. Ainsi, les unités lexicales se combineraient pour former des phrases qu'un émetteur transmettrait à un récepteur. Or, « un code, par exemple, le code phonétique, lexical, etc., d'une langue naturelle est en lui -même inerte » (ibid. : 113), car nous sommes alors en présence d'un « simple montage neuronal qui, quelque ouvert qu'il soit, reste un montage » (ibid. : 113). Ce qui va faire de la langue un objet mental qui détient le sens, en plus de signifier un état de choses extérieur ou intérieur, c'est son actualisation dans l'acte de parole. Ainsi, nous pouvons dire que la langue permet au sujet de dire le monde et de se dire à l'autre sans lequel la communication n'aurait pas lieu d' être. La langue est donc un vecteur entre le sujet, l'autre et l'objet monde. Concevoir la langue sans le sujet qui la porte n'est qu'une illusion, une décomplexification d'un phénomène complexe, le langage. À partir de là, prétendre évaluer l'aptitude à communiquer par une vérification de connaissances linguistiques formelles, que nous avions appelée par ailleurs, un « savoir théorique objectivé » (Bourguignon 2001a), entre un évalué-émetteur et un évaluateur-récepteur, est au mieux une erreur, au pire un leurre ! Remettant donc en cause le paradigme cartésien qui prescrit la logique de la disjonction entre l'objet et le sujet en matière de communication, il nous revient de définir ce que nous entendons par « communication » avant de voir quel type d'évaluation peut être mis en place pour l'évaluer. Le mot « communication » fait partie de cette « novlangue » dont parlent Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant (2000), utilisé aujourd'hui par tout le monde et partout dans le monde, semble être une coquille vide que chacun remplit à sa guise pour lui donner le sens qui l'intéresse (ce que nous venons d'ailleurs de démontrer précédemment). Cependant, si ce mot est à notre époque un lieu commun, il n'en reste pas moins vrai que la « communication » en tant qu'objet d'étude se trouve au carrefour de nombreuses disciplines, l'anthropologie, la sociologie, la sociolinguistique, la pragmatique, la linguistique, la psychanalyse, les sciences cognitives… Nous venons de montrer pourquoi une approche exclusivement systémique de la communication qui néglige, voire qui évacue, le sujet communiquant était réductrice. À partir de là, nous avons jugé erroné de vouloir qualifier toute évaluation de la langue fondée sur ce modèle, d'évaluation de la communication. Dans l'ensemble de nos travaux, nous nous sommes efforcée de montrer que la langue était constitutive du sujet et que le sujet était ce qui donnait « vie » à la langue, mettant ainsi le sujet au cœur du processus communicatif. Nous avons ainsi défini la communication en termes d'espace intersubjectif en ayant recours à la fois à la psychanalyse, et en particulier aux théories lacanniennes sur l'existence du sujet et aux théories de l'énonciation (Bourguignon 1998), adhérant ainsi à la théorie de A. Culioli, pour qui on ne peut pas simplifier l'activité de langage en ramenant le langage à un outil (nous pourrions rajouter la langue à un système, à un objet de connaissance), l'énonciation à l'échange d'informations univoques, stabilisées, calibrées entre deux sujets pré-ajustés pour que l'échange soit une réussite sans faille[…][car] l'activité de langage est signifiante dans la mesure où un énonciateur produit des formes pour qu'elles soient reconnues par un co-énonciateur comme étant produites pour être reconnues comme étant interprétables. (1990 : 39) Ne pouvant ignorer l'apport des sciences cognitives dans la définition du sujet, nous avons montré le poids des représentations mentales (Bourguignon 2001) (non pas comme « transposition de la réalité » (Wittgenstein : 33)), mais comme autant de filtres qui font que nous n'avons pas une image neutre du monde mais une interprétation de ce dernier (y compris lorsque ce monde est le monde de l'évaluation !). Ceci étant, pour intersubjective qu'elle soit, la communication est aussi « normée », elle obéit à la mise en place de « rituels sociaux langagiers » (Charaudeau 1983 : 54), et à l'utilisation d'une langue commune. La communication en tant qu'activité se situe donc à l'articulation de ces deux perspectives car même si un communicateur s'est engagé avec la plus grande détermination à respecter les règles ou les conventions d'un code, cela ne suffira jamais à garantir que les signaux qu'il emploie représentent à coup sûr ce qu'il a l'intention de communiquer. (Sperber & Wilson 1989 : 256) Nous venons de définir le concept de communication tel que nous l'entendons, et donc de répondre à la question « la communication, c'est quoi ? », en nous plaçant au carrefour de trois domaines, la linguistique, la psychanalyse et les sciences cognitives ou plutôt la psychologie cognitive. Les propos de Sperber et Wilson, nous amènent maintenant à répondre aux questions, « la communication : c'est pour quoi et c'est comment ? ». Ayant défini le cadre théorique de la communication comme un jeu co-énonciatif, il s'agit maintenant d'analyser ce qui se passe quand deux individus communiquent ou pour dire les choses autrement, ce que sont les enjeux de la communication. De façon très simple, nous pouvons dire que la communication est un processus d'interaction visant à l'intercompréhension, où il ne s'agit pas simplement de dire quelque chose à quelqu'un mais aussi et surtout de s'assurer que le quelqu'un reçoit ce que nous avons à dire comme nous souhaitions qu'il le reçoive. Un locuteur va produire un énoncé. Notons que la position théorique que nous défendons nous amène à ne pas nous situer au niveau de la phrase qui relève de l'approche systémique, mais bien au niveau de l'énoncé en tant qu'actualisation de la langue dans le discours. Cet énoncé nécessitera donc un objet de discours. Nous dirons d'ailleurs que la communication est « motivée » en ce sens qu'elle doit être déclenchée par un besoin ou un souhait de parler de quelque chose. Cet énoncé possédera un ensemble de propriétés linguistiques, mais aussi extra linguistiques, liées au lieu de l'énonciation, au moment de l'énonciation, à la représentation mentale que l'énonciateur a de l'objet de discours, et aux intentions qui poussent ce dernier à vouloir communiquer. Cet énoncé va être dirigé vers un co-énonciateur ou destinataire qui, pour comprendre l'énonciateur, ne devra pas seulement « décoder » ce qu'il dit mais aussi reconnaître son intention, sachant que ce co-énonciateur a lui aussi sa propre représentation mentale de l'objet de discours. Ceci nous permet de dire avec Sperber et Wilson que le décodage linguistique ne fait pas partie du vrai travail de compréhension, mais précède plutôt ce travail : le décodage linguistique fournit un input au processus de compréhension proprement dit. (1989 : 265) Ce processus de compréhension sera alors soumis à un processus inférentiel. L'importance du concept d'inférence dans le processus communicatif mérite quelque éclaircissement. En effet d'aucuns diront et à juste titre que le processus inférentiel régit également la communication pensée en termes de stimulus/réponse. À ceci près que, dans ce cas précis, il s'agit de ce que Sperber et Wilson appellent une « inférence démonstrative » qui consiste à appliquer des règles déductives à un ensemble de prémisses de départ » (1989 : 107). Ainsi, « les règles d'inférence déductives permettent d'engendrer toutes les conclusions logiquement impliquées par un ensemble donné de prémisses » (ibid.). C'est exactement ce qui se passe dans la mise en place des tests de langue mentionnés dans la première partie. Ceci débouchant sur des réponses vraies ou des réponses fausses. Dans le cas de la communication pensée en termes de co-énonciation, le processus inférentiel est un processus non démonstratif, c'est-à-dire qu'elle n'est pas dans sa totalité un processus logique. La formation d'une hypothèse fait appel à des règles déductives, mais elle n'est pas entièrement régie par elles; la confirmation d'une hypothèse est un phénomène cognitif qui n'est pas à proprement parler logique. (Sperber & Wilson 1989 : 109) De ce fait, et ceci nous paraît être un élément fondamental, « une inférence non-démonstrative (doit être considérée) comme étant réussie ou non, efficace ou non, plutôt que comme étant logiquement valide ou non (ibid.). Pour résumer ce que nous venons de dire, il apparaît que la communication met en œuvre simultanément de la part de l'énonciateur et du co-énonciateur à la fois un processus de production et de compréhension. Par ailleurs, la compréhension n'est pas soumise exclusivement à un décodage linguistique mais met en jeu un processus inférentiel devant permettre au co-énonciateur de pouvoir interpréter l'intention de l'énonciateur. Nous venons donc de définir le caractère inférentiel du processus de compréhension. Si l'on communique dans l'intention de dire quelque chose, on communique aussi en général dans l'intention d' être compris. Au regard de ce que nous venons de dire, la compréhension sera d'autant plus aisée que les données fournies par l'énonciateur rendront cette compréhension facile. Sperber et Wilson appellent ces données « des stimuli ostensifs ». Un communicateur qui produit un stimulus ostensif cherche à réaliser deux intentions : d'une part l'intention informative de rendre manifeste au destinataire du stimulus un ensemble d'hypothèses et d'autre part l'intention communicative de rendre son intention informative manifeste. (1989 : 245) Nous sommes bien là en présence du processus « triadique » dont parle Umberto Eco, comme faisant émerger signification, intentionnalité et interprétation. Pour conclure cette partie, nous pouvons dire que le jeu co-énonciatif est constitutif de la communication et à ce titre est une donnée de départ. Quant au processus ostensif et inférentiel, nous pouvons presque dire qu'il s'agit d'un enjeu de pouvoir en ce sens que la facilité de l'inférence dépendra de l'intention ostensive de l'énonciateur, de la volonté qu'il a d' être compris, et de la façon dont il a l'intention d' être compris. C'est à ce stade qu'intervient l'importance de la « situation de communication » qui orientera et fixera un cadre au jeu intentionnel et interprétatif respectivement de l'énonciateur et du co-énonciateur. Ayant défini précédemment l'activité d'évaluation comme un « contexte de communication » et l'espace d'évaluation comme un espace de communication, de ce fait, à la fois intersubjectif et « normé » par la situation de communication, il nous revient maintenant de réfléchir au support d'évaluation, à la manière dont l'évaluation va se dérouler et aux critères d'évaluation. À une remarque de Jean-Pierre Changeux, Paul Ricœur répond : « Je ne comprends pas ce que peut signifier qu'un cerveau évalue. C'est quelqu'un qui évalue » (Changeux & Ricœur 1998 : 219). Nous pourrions rajouter que nous ne comprenons pas ce que peut signifier évaluer des connaissances linguistiques en évacuant celui qui mémorise ces connaissances, sachant que, premièrement, une langue ne peut se réduire à un savoir objectif et que, deuxièmement, comme le souligne Jean-Paul et Marie-Françoise Narcy-Combes, « l ' output ne peut correspondre à l ' input dans la mesure où ce dernier passe au travers du filtre des représentations des apprenants » (2001 : 217). Dans la première partie de notre travail, nous avons fait référence à un type d'évaluation qui, d'une part, avait « tomographié » la communication, chacune des parties donnant lieu à une évaluation, et d'autre part, avait évacué l'évalué et l'évaluateur en tant que sujets, pour n'évaluer que la connaissance d'une langue objet idéal. Ceci étant, l'objectif avoué de ces tests est bel et bien d'évaluer la compétence de communication de l'évalué. Nous avons montré dans la deuxième partie que, d'une part, dans le processus de communication, production et compréhension sont des phénomènes concomitants, que d'autre part, le sujet existe par et dans la langue, ce qui fait qu'en neutralisant l'un, on neutralise l'autre et qu'enfin il n'existe pas de « sujet idéal » puisque chacun a sa propre représentation du monde. Ceci amène d'ailleurs P. Charaudeau à dire que l'Homme n'est qu'une vue de l'esprit, et qu'en fait, il n'est, dans ce monde que des individus qui font, à la fois, des expériences individuelles et des expériences collectives et se constituent ainsi en sujets singuliers et collectifs. Du même coup ce monde n'est plus un monde, mais une multiplicité de petits univers d'expérience qui prennent existence à travers l'activité de sémiotisation de ces sujets. (1983 : 82) D'où d'ailleurs l'idée avancée par Sperber et Wilson, et déjà mentionnée précédemment, que « le décodage linguistique ne fait pas partie du travail de compréhension mais précède ce dernier ». À partir de là, plusieurs questions se posent : La première question est de savoir comment il est possible de mettre en place un espace d'évaluation qui prenne en compte la concomitance production/compréhension liée au processus communicatif. La deuxième question concerne le rôle attribué à chacun dans le contexte de l'évaluation, sachant que sa particularité vient du fait que, dans ce contexte, la communication n'est pas réciproque. En effet, dans le contexte de l'évaluation, c'est le sujet-évaluateur qui évalue le sujet-évalué, la réciproque n'étant pas vraie. La troisième question des critères d'évaluation est peut-être la plus délicate. En effet, puisque « l'activité de sémiotisation » est spécifique à chaque sujet, comment va -t-on pouvoir mettre en place un système d'évaluation commun ? Avant de tenter de répondre à ces questions, nous pouvons d'ores et déjà affirmer que l'évaluation de l'aptitude à communiquer portera sur le « de …à ». En effet, tel que nous avons défini « langue », « sujet » et « communication » comme étant un tout, « connaissance » et « compétence » forment un continuum, l'une étant en quelque sorte le « substrat » de l'autre pour reprendre une expression chère à Paul Ricœur (1998). Ainsi, l'objectif de l'évaluation portera sur la façon dont un sujet-évalué va utiliser sa connaissance de la langue pour produire un énoncé dans l'intention d'agir sur le sujet-évaluateur, dans le même temps qu'il devra comprendre ce que lui dit ce sujet-évaluateur, sachant que cette compréhension passera nécessairement par un processus d'interprétation inférentiel. Une autre façon de définir l'objectif de l'évaluation est de dire qu'il s'agit d'évaluer l'acte de langage dans sa globalité, ce qui entraînera nécessairement un éclairage différent sur le concept de compétence. Nous avions déjà fait référence à P. Charaudeau dans notre première partie pour définir la compétence dans le cas où l'évaluation porterait sur la langue objet. Il est donc naturel que ce soit vers lui que nous nous tournions à nouveau pour cerner le concept de compétence lorsqu'il s'applique à l'acte de discours. Nous pourrions choisir de prendre une position qui serait à l'opposé de l'évaluation de la compétence, telle que ce concept a été utilisé dans la première partie de notre travail. Dans ce cas, puisqu'il n'y a que des compétences de sujets singuliers, il faudrait trouver des critères d'évaluation qui reposent sur une description préalable des composants de cette compétence pour ensuite les mesurer. Or, une telle position invaliderait précisément toute possibilité de description de la compétence, car elle supposerait que l'on soit en mesure de maîtriser tous les mécanismes biologiques, intellectuels et affectifs se rapportant à l'idiosyncrasie de chaque sujet; et quand bien même, on aurait cette maîtrise, on aboutirait à l ' évaluation de la compétence d'un sujet singulier, qui ne serait pas comparable à celle d'un autre (Charaudeau 1983 : 83) Nous définirons donc la notion de compétence dans une « problématique sémiolinguistique », disant que la compétence « préside à l'émergence des significations d'un acte de langage, au point de rencontre des activités de production et d'interprétation » (Charaudeau 1983 : 84), en accord avec notre définition de la communication comme relevant d'un « processus triadique ». Il ne (s'agira) pas par conséquent de la compétence d'un sujet-unique idéal; il ne (s'agira) pas non plus de la compétence de communication du seul sujet produisant le message, puisque nous avons défini l'acte de langage comme ne se réduisant pas à la seule transmission de l'intention du sujet communiquant; il ne (s'agira) pas davantage de la compétence du seul sujet-interprétant, puisque interpréter c'est aussi faire des hypothèses sur le processus de transmission d'une intention; il s'agira plutôt de la compétence d'un sujet que nous appellerons sujet analysant qui intègre les activités supposées du sujet produisant et du sujet interprétant le langage. (ibid.) (Il est intéressant de noter que l'activité d'évaluation conçue par la plupart des organismes certificateurs, parmi lesquels ceux que nous avons mentionnés dans la première partie a pour but d'évaluer la compétence d'un sujet unique idéal, comme nous l'avons signalé, en disjoignant la production et la compréhension !) C'est effectivement les aptitudes de « sujets analysant » que nous estimons devoir évaluer pour que l'évaluation soit véritablement une évaluation de la communication. Ce point de vue (…) suppose que le sujet analysant puisse avoir une connaissance des différents appareils langagiers pour étudier par quel jeu de sélections et de combinaisons sont produits les contrats et les stratégies, étant donné un certain contrat de parole (déterminé ou supposé). En conséquence de quoi, nous dirons que la compétence..(qui se définit comme une aptitude à reconnaître/manipuler la matière langagière en circonstances de discours) est la résultante de trois composantes, qui, évidemment, ne s'additionnent pas, mais se combinent dans une même instance langagière : une composante linguistique qui fonde une compétence linguistique; une composante situationnelle qui fonde une compétence situationnelle; une composante discursive, qui fonde une compétence discursive. (Charaudeau 1983 : 85) Ceci nous amène tout naturellement au rôle du sujet-évalué et du sujet-évaluateur dans le contexte d'évaluation et au contrat de parole dans ce cadre, ainsi qu'au support d'évaluation. En adaptant les propos de P. Charaudeau à l'espace d'évaluation, nous aurons répondu aux trois questions posées au début de cette partie. Dans le cas qui nous intéresse, nous appellerons « circonstance de discours » précisément le contexte d'évaluation. Le « contrat de parole » sera déterminé par le rôle que sujet-évalué et sujet-évaluateur sont amenés à jouer dans ce contexte. Quel devra -t-il être ? Revenons à notre concept de communication conçu comme un processus ostensif inférentiel. Puisque, comme nous l'avons signalé, la communication n'est pas réciproque et que l'évalué n'a pas à évaluer l'évaluateur, il reviendra au sujet-évaluateur d'avoir un comportement le plus ostensif possible afin de permettre au sujet-évalué de faire preuve au maximum de sa compétence de communication selon les critères cités ci-dessus. Si la communication inférentielle et l'ostension sont un seul et même processus, dans le contrat de parole institué par l'activité d'évaluation, il semble que l'ostension soit le processus qui dominera chez le sujet-évaluateur au niveau de l'interaction langagière liée à la situation d'évaluation. En revanche, au niveau du contexte d'évaluation, c'est sa capacité inférentielle qui lui permettra d'évaluer les compétences du sujet-évalué. A contrario, c'est en mettant en œuvre sa capacité inférentielle que le sujet-évalué pourra traiter les informations ostensives du sujet-évaluateur. Les compétences linguistiques, situationnelles et discursives pourront être évaluées à partir de grilles critériées. Ceci étant, son questionnement devra être ostensif s'il veut amener le sujet-évaluateur à répondre comme il le souhaite aux questions qu'il lui pose, comme il l'entend. Puisque nous avons parlé de « contrat de parole » en référence au contexte d'évaluation, cela sous-entend une certaine « normalisation » de la communication, selon des critères appropriés, c'est à ce stade qu'interviennent les « grilles » d'évaluation, sachant qu'il s'agira d'évaluer les compétences linguistiques, situationnelles et discursives. La grille linguistique rendra compte des attendus en matière d'organisation de ce que P. Charaudeau appelle la « matière langagière et ses différents appareils conceptuels : énonciatif, argumentatif, narratif et rhétorique » (1983 : 85). Sachant que la compétence linguistique porte sur la connaissance d'une langue seconde, elle devra par ailleurs tenir compte des attendus liés aux connaissances que le sujet-évalué aura été susceptible d'apprendre en situation scolaire et/ou universitaire et le cas échéant en situation professionnelle. La compétence situationnelle sera évaluée à partir d' « une situation sociolinguistique codifiée qui représente les pratiques sociales propres à une communauté donnée » (Charaudeau 1983 : 86). Ceci nous amène au support d'évaluation qui devra être une mise en situation simulant une situation socioprofessionnelle réelle (nous entendons « professionnelle » au sens « d'occupation déterminée », ce qui est important en référence aux étudiants de formation initiale) afin, précisément, que le sujet-évaluateur puisse se rendre compte de la connaissance du sujet-évalué en matière de « rituels sociolangagiers » spécifiques. Nous appellerons cette mise en situation, « situation d'évaluation », qu'il ne faut pas confondre avec ce que nous avons appelé « contexte d'évaluation », qui est le contexte dans lequel s'inscrit l'activité d'évaluation. Ce « rituel sociolangagier » sera lui aussi défini d'ailleurs par un « contrat de parole ». La compétence discursive sera évaluée en fonction des stratégies discursives mises en œuvre par le sujet-évalué, la mise en œuvre des appareils conceptuels à travers les choix et les combinaisons de leur composante en corrélation avec le « rituel sociolangagier » donnant lieu à la fabrication d'effets discursifs multiples. Nous pouvons nous rendre compte que la compétence situationnelle et la compétence discursive pourraient être regroupées en une compétence que nous pourrions appeler « compétence pragmatique ». Au regard de la théorie que nous défendons, nous choisirons désormais d'appeler « évaluation ostensive inférentielle » tout « système d'évaluation orienté sujet ». Est-il besoin de préciser que l'évaluation de la communication ainsi conçue ne reposera pas sur le principe de « vériconditionnalité ». Sur quel principe reposera -t-elle donc ? Nous arrivons à la fin de notre communication et après l'analyse que nous venons de faire, un principe semble s'imposer, celui de « pertinence » tel que Sperber et Wilson le définissent. Pour ces derniers, le principe de pertinence permet au destinataire d'un acte de communication d'effectuer des inférences non-démonstratives riches et précises sur l'intention informative du communicateur. Tout ce dont le destinataire a besoin, c'est que les propriétés du stimulus ostensif engagent son travail inférentiel sur la bonne voie; il n'est pas nécessaire pour cela que les propriétés du stimulus représentent, ou codent dans le détail, l'intention informative du communicateur. Il suffit, par exemple, que des indicateurs de force illocutionnaire tels que le mode déclaratif, le mode impératif ou l'ordre interrogatif des mots rendent manifeste une propriété assez abstraite de l'intention informative du locuteur. (1989 : 381) Remplaçons « destinataire » par sujet-évalué, et « communicateur » par « sujet-évaluateur », nous obtenons le principe de base de l'évaluation. Le rôle du sujet-évaluateur ne sera pas « sanctionner » par vrai ou faux les « connaissances » du sujet-évalué « unique idéal », en tant que sujet-communiquant dans l'espace de communication qu'est l'espace d'évaluation, son rôle sera, par la « pertinence » de ses énoncés, de faciliter la mise en œuvre des « compétences » du sujet-évalué. A contrario, c'est la pertinence des énoncés du sujet-évalué, c'est-à-dire la façon dont il traitera de façon inférentielle les informations pertinentes données en fonction de la situation d'évaluation qui permettra au sujet-évaluateur d'évaluer sa compétence de communication. Ainsi, l ' output évalué ne sera lié à l ' input théorique reçu par le sujet-évalué avant l'évaluation, mais à l ' output conçu comme un traitement inférentiel des informations qu'il a reçues, non pas en tant que « sujet unique idéal », mais en tant que « sujet singulier et collectif ». Après ce long exposé théorique, il vous vient certainement à l'esprit la question « so what ? ». La théorie, c'est bien, mais peut-on la mettre en pratique ? Aussi éviterons -nous de vous tenir plus longtemps en haleine. Pour illustrer notre propos, nous allons vous présenter rapidement un type d'évaluation qui, pour nous, correspond aux critères que nous avons définis comme étant les seuls permettant d'évaluer l'aptitude à communiquer en prenant en compte la totalité de l'acte de langage. Il s'agit du DCL, Diplôme de compétence en langue. Nous indiquerons en préalable qu'il s'agit d'un type d'évaluation qui vise à évaluer la compétence de communication en langue professionnelle, ce qui ne change en rien le principe qui le sous-tend. Le DCL propose au candidat une simulation autour de ce que nous avons appelé « situation d'évaluation », qui dans le cadre du DCL s'appelle scénario. Chacune des phases de l'évaluation vise à un même objectif : recueillir des informations pertinentes à la fois au travers de document écrits, sonores et en interaction avec un sujet-évaluateur, dont le rôle est précisément d' être un pourvoyeur d'informations pertinentes de manière ostensive afin de laisser au sujet-évalué la possibilité de mettre en œuvre ses compétences de communication., en vue de mener à bien une tâche qui lui a été confiée dès le début et qui est indiquée sur le dossier qui lui est remis. Le sujet évalué se trouve donc réellement en situation de sujet analysant tel que nous l'avons défini plus haut. Par son unité thématique, et son objectif unique à atteindre, à travers différentes tâches, l'espace d'évaluation est un espace de communication qui simule de plus une situation de communication réelle autour du scénario. De ce fait, les compétences linguistiques, situationnelles et discursives peuvent être facilement évaluées de façon globale et non pas de façon disjointe. L'évaluation se fait, par ailleurs, à l'aide de grilles de critères, l'une linguistique et l'autre pragmatique, correspondant respectivement à la compétence linguistique d'un côté et aux compétences situationnelles et discursives de l'autre. L'évaluation est globale, la pondération n'étant pas liée aux différentes compétences, ce qui permet de valoriser les stratégies situationnelles et discursives mises en œuvre, y compris pour pallier les insuffisances linguistiques. Nous avons montré que, dans la plupart des cas, le principe qui sous-tend l'activité d'évaluation répond encore au paradigme cartésien qui prescrit la disjonction de l'objet et du sujet. Or, au vu d'un certain nombre de réactions, une remise en cause de ce paradigme au niveau de l'évaluation nous amène à penser avec E. Morin que « la non-obéissance à cette disjonction ne peut être que (…) marginale et déviante » (2000 : 26) ! C'est pourquoi il nous semble que l'évolution vers des systèmes d'évaluation permettant d'évaluer la compétence du sujet et ses compétences de communication par la prise en compte de l'acte de langage dans sa totalité sera certainement lente (même si aujourd'hui un effort est fait par certains dans ce sens -là). En effet, faire évoluer l'évaluation signifie aussi modifier en amont la relation sujet-enseigné /sujet enseignant en redéfinissant l'espace d'enseignement/ formation. Mais ceci est un autre débat, que nous avons d'ailleurs mené dans le cadre d'autres travaux (Bourguignon 2001a et b). Enfin, nous terminerons en disant que le choix entre un « système d'évaluation orienté objet » et un « système d'évaluation orienté sujet » ou « ostensif inférentiel » viendra d'un désir de rationalisation d'un côté et de rationalité de l'autre. De fait, une évaluation qui prend en compte la totalité de l'acte de discours ne peut que comporter certaines incertitudes en raison de la complexité de l' être humain. Pour autant devons -nous y renoncer ? En effet, la vraie rationalité, ouverte par nature, dialogue avec le réel qui lui résiste. Elle opère une navette incessante entre l'instance logique et l'instance empirique; elle est le fruit du débat argumenté des idées et non la propriété d'un système d'idées. Un rationalisme qui ignore les êtres, la subjectivité, l'affectivité, la vie, est irrationnel. La vraie rationalité doit reconnaître la part de l'affect [… ]. La vraie rationalité connaît les limites de la logique, du déterminisme, du mécanisme; elle sait que l'esprit humain ne saurait être omniscient, que la réalité comporte des mystères. Elle négocie avec l'irrationalité, l'obscur, l'irrationalisable. (Morin 2000 : 22) Alors, entre l' « irrationalité » de la rationalisation et la « négociation » avec l' « irrationalisable », le choix est-il vraiment difficile ? D'autant plus qu'il ne faut pas se méprendre. Adopter une attitude rationaliste en matière d'évaluation n'est pas un critère de fiabilité absolue comme certains voudraient le faire croire. En effet, même si l'existence d'une échelle numérique objective facilite la formulation de jugements absolus précis ainsi que la comparaison entre des objets très différents (…), il n'existe pas nécessairement une représentation mentale de cette échelle qui puisse servir de base à des comparaisons ! (Sperber & Wilson 1989 : 126) Alors, c'est à vous de faire votre choix maintenant en espérant que mes propos ont été assez ostensifs pour donner lieu à des inférences qui vous aideront dans la décision que vous prendrez en matière de système d'évaluation à adopter . | Jusqu'à la moitié du XXème siècle, la plupart des sciences obéissaient au principe de réduction qui ramène la connaissance d'un tout à la connaissance de ses parties, comme si l'organisation du tout ne produisait pas des qualités ou propriétés nouvelles par rapport aux parties considérées isolément. Le principe de réduction conduit naturellement à réduire le complexe au simple. Ainsi il applique aux complexités vivantes et humaines la logique mécanique, déterministe de la machine artificielle. Il peut aussi aveugler et conduire à éliminer ce qui n'est pas quantifiable et mesurable, éliminant ainsi l'humain de l'humain. (Morin 2000 : 43) | linguistique_524-02-12102_tei_581.xml |
termith-694-linguistique | Amener un groupe d'apprenants de langue à communiquer via Internet avec un groupe alloglotte est une pratique de plus en plus répandue. La dimension interculturelle de ces échanges, visée principale d'un des tout premiers projets transatlantiques, Cultura (voir plus loin), occupe souvent une place importante dans les objectifs et la réflexion des chercheurs (Furstenberg et al., 2001; Belz 2002, 2003; Develotte 2005). Mais les échanges en ligne aboutissent-ils toujours à une communication interculturelle ou mieux encore à une « rencontre interculturelle » (De Nuchèze, 2004) ? La relative pauvreté des données transmises via la communication médiatisée par ordinateur d'une part, l'internationalisation croissante de la Toile d'autre part, ne risquent-elles pas d'aboutir à des échanges plus ou moins privés d'épaisseur culturelle ? Pire encore, si les usages des technologies, la valeur qui leur est accordée et les représentations qui leur sont associées diffèrent entre les deux groupes, ne risque -t-on pas d'aboutir à une « communication ratée » (« missed communication »), comme ont pu le montrer différents auteurs anglo-saxons (Kramsch et Thorne, 2002; Ware, 2005; O'Dowd, 2006) ? Dans cet article, nous nous interrogeons sur le rôle et les limites des tâches pour susciter et soutenir le dialogue interculturel entre groupes alloglottes à distance, problématique encore assez peu documentée. S'il y a en effet consensus sur la nécessité de proposer des tâches (Müller-Hartmann, 2000) aux apprenants mis en contact par Internet, tâches sans lesquelles la communication tourne vite court, peu d'études se sont demandé en quoi les tâches proposées favorisent (ou inhibent, au contraire) les échanges interculturels. Quels types de situations d'échanges en ligne permettent la recherche d'une « meilleure connaissance d'autrui à travers la communication engagée » (Abdallah-Pretceille, 1996 : 31) ? Comment scénariser ce type de situations dans le cadre de l'apprentissage d'une langue étrangère via Internet ? Après un bref état des lieux de la didactique de la communication interculturelle en ligne, puis une revue des recherches anglo-saxonnes sur la gestion de cette communication, l'analyse des échanges suscités par deux tâches très différentes tirées du projet « Le français en (première) ligne » illustreront le fait qu'il ne suffit pas de mettre en contact des groupes d'apprenants distants pour que la rencontre interculturelle ait lieu. Jusqu' à l'avènement d'Internet, l'interculturel en classe de langue étrangère se fondait la plupart du temps sur la présentation et la discussion de données sur le(s) pays dont la langue était étudiée et la relativisation de ses propres croyances, valeurs, significations (Byram, 1992); la correspondance (avec un « pen friend ») et les échanges avaient souvent un caractère individuel et étaient rarement exploités en classe. Internet change maintenant la donne, en ce qu'il permet une communication directe entre apprenants, sur des périodes relativement longues; il encourage ainsi le passage d'une « culture objet » à une « culture en acte » (Abdallah-Pretceille, 1996 : 32). Il est alors intéressant d'évoquer la pragmatique interculturelle (De Nuchèze, 2004), qui se penche sur les malentendus et les incompréhensions qui surgissent dans des situations de contact entre natifs et alloglottes, ainsi que sur les ajustements et les métissages qui en résultent. Étant donné que les incidents de « malcompréhension » (Dausendschön-Gay et Krafft, 1998) interculturelle relèvent de phénomènes ponctuels, liés à la situation discursive dans laquelle ils sont nés, leur exploitation didactique présente des difficultés. Pour ces auteurs, ce n'est pas parce que les partenaires appartiennent à des groupes ethniques ou linguistiques différents que la situation sera exolingue ou interculturelle. Elle ne le deviendra que dans la mesure où les partenaires prendront en compte et traiteront ces différences comme pertinentes pour la définition, le fonctionnement et l'interprétation de l'événement social en cours. (1998 : 96) Belz et Müller-Hartmann (2003), de leur côté, empruntent à l'anthropologue Michael Agar la notion ethnographique de « rich points » qui caractérise les incidents discursifs indiquant que deux systèmes culturels différents se sont manifestés. Il s'agit d'actes langagiers, gestes ou attitudes des locuteurs qui sont susceptibles de provoquer un décentrage du regard. D'après Agar, cité par Belz et Müller-Hartmann : Lack of understanding is not based on deficient lexical knowledge […] but rather on a lack of knowledge surrounding the particular network of culturally specific associations and meanings in which a rich point makes sense to an expert speaker. In short, a rich point is a reflection in language, gesture or communicative pattern of culture-specific ideas, beliefs or constructs (2003 : 73). La dimension interculturelle dans une interaction exolingue n'est donc pas une donnée préalable à la situation de communication mais une construction de la part des interactants qui introduisent (ou non) cette dimension selon les objectifs et la situation communicative. Les recherches sur la communication interculturelleen ligne en vue de l'apprentissage d'une L2, essentiellement anglophones, s'inscrivent dans un sous-domaine du Computer Assisted Language Learning (CALL) nommé « Network Based Language Teaching » (NBLT, Warschauer et Kern, 2000) ou « Telecollaboration » (Belz, 2003). Si les premières recherches en NBLT ont souvent été menées selon des approches acquisitionnistes, un tournant vers les préoccupations culturelles et identitaires s'est fait jour dans la seconde moitié des années 90 (pour une revue, voir Kern, 2006). Au sein de ce sous-domaine, un courant est apparu récemment, baptisé Internet-mediated Intercultural Foreign Language Education (ICFLE, Belz et Thorne, 2006) et regroupant des chercheurs majoritairement anglo-saxons déjà actifs en NBLT ou « Telecollaboration »; ce courant met l'accent sur la dimension interculturelle des échanges et analyse souvent des situations de « communication ratée » dans des projets d'échanges en ligne (failed ou missed communication, Ware, 2005; O'Dowd et Ritter, 2006). Par ailleurs, c'est autour de ce courant que se développent des recherches sur les différents facteurs influant sur la gestion de la communication exolingue en ligne. Des variables tantôt organisationnelles (coordination entre équipes d'enseignants, modalités d'encadrement, accès aisé ou non à des ordinateurs connectés, etc.), tantôt technico-pédagogiques (existence de tâches, maitrise des outils informatiques, etc.), tantôt psychologiques (degré de motivation et d'engagement) ou encore institutionnelles (calendriers universitaires, intégration dans le curriculum) peuvent s'avérer cruciales dans le déroulement des échanges entre apprenants à distance (Belz, 2002; O'Dowd et Ritter, 2006). à cet égard, Kramsch et Thorne (2002), à travers une analyse de deux projets franco-américains d'interactions en ligne, soulignent que les conflits prennent source non pas dans les malentendus linguistiques mais dans le conflit des représentations culturelles et des genres de discours jugés appropriés à la situation de communication (formel/informel, oral/littéraire, personnel/distancié, etc.). à contre-courant d'une tendance consistant à présenter la communication médiatisée sous un jour irénique, ces auteurs avancent que les actions discursives des interactants dans un espace médiatisé sont à un tel point imprégnées par le cadre socioculturel général dans lequel ils agissent que l'éloignement physique entre groupes allophones ne fait qu'amplifier les écarts qui pourraient exister dans une situation de face-à-face. Le projet Cultura, déjà évoqué, mérite ici un traitement particulier dans la mesure où il cherche, dès le départ et de manière explicite, à provoquer des confrontations à teneur culturelle à partir de tâches précises : ce projet a été lancé en 1997 et se poursuit chaque année depuis (Furstenberg et al. 2001; Furstenberg et English, 2006). À la différence de la plupart des autres projets de télécollaboration, Cultura donne clairement la priorité au développement de la compétence interculturelle plutôt qu' à l'apprentissage de la langue étrangère : L'objectif précis de Cultura est d'essayer de faire découvrir à nos étudiants (américains et français) les concepts, valeurs, croyances et attitudes sous-jacentes à la culture de l'autre de façon à ce qu'ils puissent mieux comprendre leurs différentes façons de voir, de penser et d'interagir. Bref, notre objectif était de rendre accessible et visible ce que l'anthropologue américain, Edward Hall (1966, 1981), appelle la “dimension cachée ”, le “langage silencieux” de la culture. (Furstenberg et English, 2006 : 179) Au départ, les apprenants américains et français sont invités à remplir anonymement des questionnaires, dont les résultats sont mis automatiquement en ligne, les réponses des uns et des autres étant placées dans deux colonnes différentes. Les questions posées ne le sont pas au hasard, il s'agit de « sonder le sens que les étudiants donnent à des mots comme individualisme/individualism, réussite/success, travail/work, famille/family, liberté/freedom, etc.; leur conception d'un bon citoyen, d'un bon voisin, d'un bon patron, etc.; et leurs comportements dans des situations et contextes hypothétiques divers dans le cadre de différents types de relations (avec un ami, des inconnus, un collègue, etc.) » (ibid. : 180). À partir du matériau constitué par les réponses, s'engagent des discussions par forum, qui sont à leur tour exploitées en classe. Le choix a été fait de demander aux participants d'écrire dans leur langue maternelle, celle -ci permettant à « chacun de pouvoir aller jusqu'au bout de sa pensée » et étant porteuse de traits discursifs propres à chaque culture (ibid. : 187). De par sa centration sur le dialogue interculturel et sa structuration par un scénario pédagogique très précis, Cultura peut ainsi être considéré comme un modèle réussi d'échanges interculturels en ligne. Mais force est de reconnaitre que ce projet ne favorise pas le développement de l'expression en langue étrangère. La question qui se pose alors est la suivante : n'est-il pas possible de proposer des tâches en ligne qui amènent tout à la fois à produire en langue étrangère et à échanger sur le plan culturel ? Telle était au départ l'ambition du projet qui va être présenté maintenant. Ce projet, que l'on peut assimiler à une recherche-action-formation, se renouvelle chaque année depuis 2002-2003. La vocation du projet est triple : au plan de la recherche, il s'agit d'explorer les possibilités et limites de la communication médiatisée par ordinateur en langues, tant sur le plan des apprentissages langagiers que sur celui des échanges interculturels; au plan de la formation, il s'agit de faire réaliser par des étudiants en master de français langue étrangère (maitrise FLE jusqu'en 2004, master 2 professionnel ensuite) des tâches multimédias pour des apprenants étrangers distants et de leur faire tutorer ces tâches, afin de les former à l'enseignement d'une langue via Internet; au plan de l'apprentissage, il s'agit d'offrir à des étudiants de français de divers pays (Australie, Espagne, États-Unis, Japon, Turquie) un contact avec des natifs et de leur procurer ainsi l'occasion de pratiquer la langue-culture de manière authentique. De 2002 à 2005, les échanges se sont déroulés avec des étudiants australiens de niveaux débutant, intermédiaire et avancé. Du fait du décalage des années universitaires, les étudiants de FLE disposaient d'un semestre entier pour réaliser des scénarios multimédias; puis certains d'entre eux ont endossé, durant un second semestre, un rôle de tuteur en ligne, mais également d'interlocuteur tendant vers une certaine parité (Dejean-Thircuir et Mangenot, 2006). Les thèmes abordés par ces scénarios (voir le site du projet) recèlent tous, à des degrés divers, des potentialités en termes d'échanges culturels (pour une analyse, Develotte, 2005). Depuis 2005-2006, les partenaires appartiennent à l'hémisphère nord : Espagne, États-Unis, Japon et Turquie. La conception des tâches et le tutorat s'effectuent de manière simultanée, les étudiants français proposant une nouvelle tâche chaque semaine (ou parfois quinzaine) et tutorant aussitôt les étudiants étrangers qui réalisent ces tâches, le tout se déroulant au premier semestre (octobre-décembre). Ce nouveau rythme a pour conséquence que les tâches sont moins élaborées, moins scénarisées (elles ne constituent plus des scénarios au sens vu en note 7), mais qu'elles peuvent être adaptées au fur et à mesure au niveau et aux besoins des apprenants. Nous avons choisi ici de nous concentrer sur les échanges suscités d'un côté par une tâche tirée d'un scénario réalisé pour des étudiants australiens par deux étudiantes de FLE et tutorée par l'une d'entre elles en 2004-2005, de l'autre par une tâche également réalisée par deux étudiantes de master FLE (année 2006-2007) et suivie séparément par chacune d'entre elles avec deux groupes d'étudiantes japonaises. Les étudiants australiens étaient de niveau B2, tandis que les Japonais étaient de niveau A2, avec dans les deux cas une certaine hétérogénéité; les deux groupes avaient un enseignant sur place, un Français pour les Australiens (Patrick Durel), une Japonaise pour les Japonais (Sachiko Tanaka). Pour les étudiants de FLE, la réalisation des tâches et le tutorat font partie d'un module de 4 heures hebdomadaires (sur un semestre) consacré aux « apprentissages collectifs assistés par ordinateur ». Le choix de ce scénario est motivé par deux critères : d'un côté, le thème, portant sur un territoire d'outre-mer français, pouvait sembler plus original et motivant, au plan culturel, que s'il s'était agi d'une ville ou région de métropole; d'autre part, ce scénario a donné lieu à des échanges particulièrement nombreux et interactifs (148 messages postés, sans compter quelques échanges par courriel entre la tutrice et les 8 apprenants), témoignant d'une forte implication de tous les participants dans la réalisation des tâches. À travers l'analyse de quelques échanges tirés de la tâche 3, nous nous concentrerons sur les occasions manquées de s'interroger sur la culture étrangère. Nous examinerons en parallèle les extraits d'échanges où les participants font preuve d'une vision stéréotypée de la culture polynésienne. Le scénario proposé par la tutrice consistait à organiser une fête pour un personnage fictif, Sophie, métisse polynésienne. La mise en situation est la suivante : Bonjour ! Ia orana ! Je m'appelle Sophie Dupont […] Je suis “un demi ”. “Un demi ”, c'est un ou une métisse issu d'un mélange entre un Français et un Polynésien ou entre un Chinois et un Polynésien. Je suis née à Tahiti, il y a bientôt dix-huit ans [… ]. Mes parents n'ont pas pu s'occuper de moi et j'ai été adoptée par un couple français. Je suis partie vivre à Grenoble, en France, lorsque j'avais trois mois. Puisque j'ai quitté mon île lorsque j'étais bébé, je ne sais pas beaucoup de choses sur mes origines polynésiennes. Ça ne m'intéressait pas beaucoup jusqu' à aujourd'hui. Mais je vais avoir dix-huit ans, je vais être majeure et j'ai l'impression que c'est une nouvelle étape dans ma vie. Alors, j'ai envie d'en savoir plus sur l'endroit où je suis née et sur les Polynésiens. Deux de mes amies ont décidé de me faire un cadeau : organiser ma fête d'anniversaire sur le thème de la Polynésie. C'est une très bonne idée ! Ce sera une bonne occasion de faire découvrir les îles à mes parents et à mes amis. Quant à vous… Je suis sûre que vous avez l'habitude d'organiser des fêtes, non ? De plus… La Polynésie est très loin de la France… Regardez ! Vous avez vu ? A Melbourne, vous êtes beaucoup plus près de la Polynésie que moi ! Alors, j'ai pensé que vous pourriez peut-être avoir aussi envie d'en savoir plus sur ce petit bout de France, pas si loin de chez vous ! Après une phase durant laquelle les étudiants étaient invités à se présenter sous l'angle de leurs origines, une seconde tâche consistait à rédiger un texte de présentation de la Polynésie à partir de deux interviews (fabriquées par les étudiantes françaises) et d'un site Internet touristico-culturel. Cette tâche donne lieu, grosso modo, à un résumé écrit des deux interviews, sans problématisation ni discussion. La tâche 3, sur laquelle nous allons nous attarder, suscite par contre des échanges beaucoup plus interactifs, à l'intérieur de chacune des deux équipes de quatre étudiants : Tâche 3 : Préparer la fête Chaque équipe réfléchit sur l'organisation de la fête et propose des idées. (1) Choisissez la musique, (2) les boissons, (3) la nourriture, (4) les déguisements, (5) la décoration et (6) rédigez une invitation pour les invités. Précisons d'emblée que le nombre d'échanges donnant lieu à un dialogue interculturel à partir de cette tâche est très faible. La culture polynésienne sert d'élément de décor dans ce jeu de rôle polylogal qu'est l'organisation de la fête de Sophie. Bien que la tradition culinaire, musicale, vestimentaire fasse partie des éléments à prendre compte dans la réalisation de la tâche, ces éléments culturels ne donnent presque jamais lieu à une confrontation culturelle ou à un regard décentré du locuteur. Plutôt prise dans un sens ludique, la culture étrangère, rarement questionnée dans sa propre réalité, est confinée aux stéréotypes qui accompagnent souvent les cultures « exotiques ». C'est le cas dans les deux extraits suivants : Auteur : RYAN H. - 2005-05-30 09:42 Tarte a l'ananas ! Ou peut-etre le spam, je sais bien que le spam (mortadelle) est tres populaire dans le monde Pacifique ! Ou que pensez -vous d'un civet de lapin, bananes, et fenouil (on pourrait improviser !), encore une fois pour tenir compte des origines ‘ demi ' de Sophie. Est -ce que vous mangez les lapins la-bas en France, Annie ? Khic, Eliza, Georgia et Ryan ont le plaisir de vous inviter à la fête de Sophie. Quand : Vendredi 24 Juin Où : 7, Rue de Rivoli, 38000 Grenoble Thème : La Polynésie. La nourriture et l'alcool (les cocktails) sont fournis. De plus, il y aura des danseurs polynésiens et de la musique traditionnelle ! Déguisement : Il est essentiel que vous (les femmes) soyez coiffées d'une couronne de fleurs et de feuilles ou d'un turban (pour les hommes) décoré de fleurs odorantes et de plumets. Nous remarquons une tendance à simplifier la réalité culturelle étrangère au moyen d'une surgénéralisation des traits caractéristiques du « monde pacifique ». Pourtant, la tutrice incite le groupe à se pencher plus profondément sur la réalité culturelle étrangère. Dans les messages suivants, elle essaie de sensibiliser le groupe à la tradition musicale polynésienne en proposant des liens Internet vers des extraits musicaux des groupes locaux : Auteur : Annie N. - 2005-06-08 22:08 Si vous allez aux deux adresses indiquées dans les messages “album Tahiti” et “album du groupe Fenua” vous entendrez cette musique. Qu'en pensez -vous ? Commençons par la musique ! A propos de musique : On nous a parlé du groupe FENUA. Ils ont fait quatre albums. Vous pouvez écouter leurs titres ici. Il faudrait choisir deux albums pour la fête. Lesquels conseilleriez -vous ? Fenua ? Polynesia ? Remix ? Mua ? Il y a aussi des musiques plus traditionnelles que l'on peut écouter ici. Qu'en pensez -vous ? Mais, comme le montre l'extrait suivant, les choix parmi les groupes musicaux polynésiens sont vite oubliés au profit d'une ambiance musicale plus internationale : Moi, j'adore la musique d'Eurovision ! Si non, le rap (NTM), la chanson (Edith Piaf), le pop du succès éphémère (Nolwenn), le reggae (Kana), la musique apaisante (Celine Dion, Enya) avec les tambours bongo pour ajouter une touche de Polynésie ! Tandis qu'il apparait que les incitations de la tutrice à amener le groupe à s'intéresser à la culture musicale polynésienne n'ont pas été suivies, nous pouvons nous interroger sur le rapport délicat entre accompagnement pédagogique et attitude des apprenants : un guidage trop strict de la part de la tutrice (en imposant des consignes à respecter impérativement ou bien en insistant sur tel ou tel aspect de la tâche) n'aurait-il pas risqué de nuire à la spontanéité des échanges ? En ce qui concerne la discussion sur le décor de la fête et la nourriture à apporter, les perceptions des participants restent là aussi à un niveau assez élémentaire quant à la prise en compte de la culture polynésienne : Auteur : RYAN H. - 2005-05-30 09:13 Peut-etre, on pourrait decorer la fete avec les choses hawaiennes, non ? Avec le foin, les feuilles de banane ? Les guitares hawaiennes mises sur les murs. Je sais bien que Sophie vient de Polynesie, pas d'Hawaii, mais ils sont assez similaires tous les deux, n'est -ce pas ? Les decorations hawaiiennes sont populaires et bien connues ! Auteur : KHIC P. - 2005-06-07 15:10 Oui, tu as raison Ryan. Je crois que les décors de la Polynésie sont très similaires des Hawaiien. Peut-être, Annie, tu pourrais décorer aux centres des tables avec des noix de coco et des fruits exotiques dans des vases plats ? Ou peut-être faire des compo de fleurs exotiques au milieu des tables ? Auteur : PRUDENCE T. - 2005-05-25 11:11 Les boissons ! ! ! Tout le monde aime l'alcool, mais nous devons supplier les boissons non alcooliques pour la fête juste en cas qu'il y a quelqu'un qui ne veut pas le boire. Je pense que nous devons avoir le soda et l'eau. Mais, ça sera fantastique si nous avons des cocktails, ils sont assez exotiques, comme les polynésiennes ! De plus, Nous devons avoir le vin, la bière, la champagne et les spiritueux alcooliques basique. Les étudiants de la première équipe aboutissent à des propositions tellement farfelues que la tutrice a bien du mal à en proposer une synthèse; même si elle le fait en des termes très modérés, elle est bien forcée, à la fin de son message, de constater les lacunes sur le plan culturel : La fête de l'équipe 1 : Si je résume bien (et c'est difficile ! Vous avez vraiment une imagination très fertile !) : Une soirée karaoké, dans une ambiance de film d'espionnage, avec comme invité Sean Connery (rien que ça !). De ce fait, les invités portent des tenues de James Bond Girls (même les garçons, d'après ce que j'ai compris !). Côté musique, il y en a pour tous les goûts ! Jazz, chansons guimauves, chansons traditionnelles polynésiennes et j'en passe ! Les tables sont décorées de fleurs et de fruits frais ou de chandelles et les murs sont tendus de velours rouge rayé (si vous voulez en savoir plus, demandez à Pru !). Il y a bien sûr une boule à facettes, un DJ et un bar ! C'est également une soirée durant laquelle est organisée une enquête autour d'un meurtre mystérieux ! Je ne sais pas si cette soirée permettrait d'apprendre beaucoup de choses à propos de la Polynésie, mais on peut être certain d'une chose : ce serait une soirée vraiment très originale et sans aucun doute très drôle ! La tâche sélectionnée parmi les échanges franco-japonais de 2006-2007 l'a été en fonction de trois critères. Tout d'abord, elle se situe en début d'année, juste après la première tâche de présentation, ce qui permet d'observer une relation en train de s'établir. Ensuite, elle a été exécutée par l'ensemble des treize étudiantes (toutes de sexe féminin) encadrées par les deux tutrices qui l'ont conçue, sur une durée d'une semaine. Enfin, elle n'invite pas explicitement à l'échange culturel, mais elle l'induit grâce à une consigne mêlant astucieusement une entrée fonctionnelle (la comparaison) et une entrée thématique. La tâche comprend deux parties, la première (sous format d'un fichier Word comportant des photos et des enregistrements sonores) permettant de repérer des structures utilisables dans la seconde; le document support de la première partie est personnalisé selon la tutrice, chacune racontant sa journée : Un jeudi avec X. [prénom de chaque tutrice] Compréhension orale Nous avons voulu vous présenter une journée type du jeudi, journée durant laquelle nous préparons vos tâches. Nous avons pris des photos à différents moments de la journée. À chaque photo correspond un enregistrement MP3 qui illustre ce que nous avons fait. Nous avons mélangé les enregistrements et les photos. Nous vous proposons de rétablir la chronologie de notre journée. [photos, fichiers sonores, tableau pour l'appariement] Expression écrite Comparez notre journée du jeudi à la fac avec votre journée du mercredi. Employez les éléments de comparaison que vous avez étudiés en cours avec votre professeur (Tempo 2, p. 12). Insistez sur les différences et les ressemblances. Nb. : le texte ne doit pas dépasser 200 mots. (« J'arrive à la fac plus tôt que toi » = 9 mots) Un certain nombre d'éléments culturels émergent des productions des étudiantes japonaises sur le forum dédié à la tâche (toutes les productions sont lisibles par tous). Tout d'abord, celles -ci semblent avoir plus fréquemment que les Français un « petit boulot » à côté de leurs études, ce qui a suscité un certain étonnement chez les étudiants français, qui en ont fait la remarque en cours. Je rentre chez moi plus tard que toi, parce que j'ai un petit boulot. Je travaille dans une école de l'anglais. J'arrive chez moi à 10 heures. Après, je mange le dîner à la maison. Puis je prends mon bain et je vais au lit vers minuit. Je parts de la fac à 11 heures et prends le train pour aller au restaurant du hamburger où je travaille jusqu' à la soirée. Je rentre chez moi et prends le dîner. Ensuite, plusieurs messages font allusion à l'extrême densité de population et à l'étendue de Tokyo : Je ne mange jamais de petit déjeuner parce que je n'ai pas de temps ! Moi aussi, je prend le train pour aller à la fac. Il me met 45 minutes pour y aller. Le train est toujours encombée de gens… Je suis excédée de fatigue quand j'arrive à la fac. Pour aller à la fac, je prends le train. Vous habitez plus proche de votre fac que moi. Je le prends pendant 1 heure. Il me faut environ une heure et demi pour arriver à l'université. C'est à dire, j'habite à ou plus loin de l'université que vous. C'est très loin donc c'est dur pour moi d'aller à l'université. […] Le midi, je prends le déjeuner avec des copines dans un RU. Il y a beaucoup de monde, donc je doit m'aligner pour acheter mon déjeuner. Je pense que le RU est plus plein que vôtre. Concernant l'université, on constate à l'énoncé des cours suivis par les étudiantes que le Japon, à l'instar des pays anglo-saxons, propose au niveau licence un ensemble de matières plus diversifiées que le système français, mais ce point n'a fait l'objet d'aucun commentaire. Pour la pédagogie, une des deux Françaises avait décrit ainsi un de ses cours (dans un fichier sonore) : « Le jeudi après-midi, nous avons cours. Jeudi dernier, je suis passée au tableau pour faire un exercice. » [photo de trois étudiantes écrivant sur un tableau ]. Une Japonaise propose alors la comparaison suivante, qui restera également sans suite : « Et l'après midi, j'ai 2 classes qui sont moins actives que tiens. Parce qu'on ne passe pas au tableau et on écoute seulement des cours. ». La vie sociale des étudiants français et japonais semble surtout se distinguer par le fait que toutes les Japonaises habitent chez leur parents (mais elles sont également un peu plus jeunes que les Françaises), même si cela les oblige à effectuer un très long trajet. Les deux tutrices pour leur part vivent l'une en colocation, l'autre en couple, ce qu'elles ont expliqué lors de leur présentation au début du projet, suscitant quelques questions sur la colocation. Dans la description de sa journée, une des deux tutrices avait dit (et illustré par une photo) : « Le soir, en général, après la faculté je reste chez moi […] Mais pas ce soir : L. a invité toute la promotion chez elle pour prendre un apéritif. » Une Japonaise rebondit sur l'idée de l'apéritif pour souligner une différence : « Je pense que les Français supportent mieux l'alcool que les Japonais ». On peut supposer ici que c'est la consigne qui demandait d'utiliser la comparaison qui a provoqué cette production, qui relève peut-être d'une sorte de « face-flattering act » (ou FFA, Kerbrat-Orecchioni, 2005 : 195-198), à moins qu'il ne s'agisse d'une réaction féminine face à l'intempérance des hommes japonais… Il est en tout cas dommage que cette remarque n'ait fait l'objet d'aucune demande d'éclaircissement de la part de la tutrice : on aurait peut-être tenu là l'ébauche d'un « rich point ». Une contribution peut paraitre plus marquée culturellement que les autres, en ce qu'elle évoque une vision du monde plutôt « zen », telle qu'on la prête volontiers aux Asiatiques, mais elle est la seule de ce genre (dans le corpus ici retenu). Elle provoquera la réaction suivante de la part de la tutrice : « J'admire ton mode de vie ». Je me lève plus tôt que toi, à 6 heures ! ! Parce que j'aime le matin et je veux goûter le temps du matin. La clarté du soreil est superbe ! ! Tout les jour, je prend du yaourt avec le lait de soja et il y a une banane et un kiwi. C'est très bon pour la santé ! ! Il faut plus d'heure pour aller à l'école en train que toi. […] Après prendre un bain, je fais les exercices d'assouplissement ! C'est important pour restaurer mes forces ! ! Enfin, près de la moitié des étudiantes réagissent à l'affirmation de leur tutrice « Le soir, souvent, je dois encore étudier. Alors, je m'assois à mon bureau. » [photo] par une comparaison flatteuse pour la Française : Vers six heures, je rentre chez moi. Je joue avec mon écureil et après, visiter ma grand-mère qui habite à côté de moi. Nous buvons du thé et bavardons qu'est qui s'est passé aujourd'hui. Donc, je ne travail pas beaucoup à la maison. Je pense que tu travail plus que moi. Et moi aussi, je regarde la télé le soir, mais je ne travaille pas beaucoup. Je cois que tu es plus travailleuse que moi… Je travaille moins que toi après le dîner, donc tu es une meilleure étudiante que moi ! ! ! ! Alors tu travaille beaucoup mieux que moi… Après, je fais mon devoir pour le lendemain. Mais je suis plus capricieuse que vous, donc je le finis à 10 heures. On connait la place de la modestie dans l' « éthos communicatif » des Asiatiques (Kerbrat-Orecchioni, 2005 : 303)… Là aussi, on peut penser que la consigne invitant à faire des comparaisons a fourni aux étudiantes japonaises un bon prétexte pour valoriser leur interlocutrice. Pour Sourisseau (2003 : 104), « [Le récepteur du message] est mis sur un piédestal par le locuteur, qui doit de son côté se rabaisser, au nom de la politesse, laquelle s'identifie alors à de la déférence. ». On peut avancer qu'on a alors affaire, au plan pragmatique, à une forme de FFA. Ce point n'a pas été relevé par les étudiantes françaises (ni par l'enseignant, avant la rédaction de cet article) : on peut craindre qu'il ne soit passé inaperçu. Toujours sur le plan pragmatique, s'est posée la question de l'emploi du tutoiement ou du vouvoiement (dans plusieurs extraits cités ci-dessus, le « vous » est utilisé). Sur un forum réservé aux échanges entre l'enseignante japonaise et les tutrices françaises, une de nos deux tutrices pose la question : « Connaissent-elles la différence entre le “tu” et le “vous” car j'insiste sur le fait d' être tutoyée mais beaucoup d'entre elles continuent à me vouvoyer ? ». L'enseignante japonaise lui répond longuement, jouant par là même un rôle de médiateur entre les deux cultures : Au début de la séance, j'ai posé la question : ‘ Qui vouvoie encore ?'… et effectivement, comme tu me fais remarquer, il y a un certain nombre d'étudiants qui ont levé les mains. Je leur ai dit qu' à partir d'aujourd'hui, il faut tutoyer, je leur ai expliqué que les tuteurs se demandaient pourquoi et ils ont l'impression qu'on veut garder la distance, et donc que c'est pas forcément sympa… […] En fait, je leur ai demandé pourquoi ils ont continué à tutoyer, alors qu'ils ont très bien compris que leurs tuteurs les tutoient, depuis bien longtemps. Seules les filles du groupe de V. ont commencé à la tutoyer, car elle a dit de la tutoyer (elle leur a donné l'indication donc explicitement). Pour les autres, le code – en quelque sorte – n'a pas été compris sans mon intervention, ce qui est intéressant même pour moi. Car imaginez -vous bien qu'on leur apprend qu'il y a la distinction entre tu et vous et les règles générales, etc etc, mais ils n'ont toujours pas ‘ osé ' vous tutoyer jusque maintenant. Pourquoi ? – Parce que ce sont nos tuteurs, ce sont des professeurs. – Parce qu'ils ont l'air d' être plus âgés que nous. – Parce qu'ils ne nous ont pas dit qu'on pouvait les tutoyer. Voici les 3 raisons principales qu'ils m'ont données. On ne peut bien sûr qu'établir un parallèle entre les trois raisons évoquées ci-dessus et les différenciations très fines opérées par le système énonciatif du japonais selon les statuts relatifs des interlocuteurs (Sourisseau, 2003). Différents facteurs peuvent être invoqués pour interpréter la teneur culturelle différente constatée dans les échanges suscités par le scénario « Polynésie » et par la tâche « La journée d'une étudiante ». Les uns tiennent à la situation de communication, les autres à la tâche. Il faut tout d'abord constater que dans le premier cas, la tutrice française n'était pas d'origine polynésienne et ne constituait donc peut-être pas, aux yeux des Australiens, un interlocuteur crédible au plan interculturel, d'autant moins que la Polynésie est beaucoup plus proche de l'Australie que de la France. Sophie, pour qui les Australiens sont censés se documenter sur la Polynésie et préparer la fête, n'est qu'un personnage fictif, avec qui il est donc impossible d'avoir des échanges authentiques. Enfin, les apprenants de FLE, s'ils ne se connaissaient pas tous bien, appartenaient néanmoins à la même université et vivaient dans la même ville : seule la tutrice représentait pour eux une possibilité de dialogue interculturel. En revanche, la situation de communication franco-japonaise était beaucoup plus authentique : les étudiantes françaises ignoraient largement la réalité quotidienne d'un étudiant japonais et seules deux ou trois Japonaises étaient déjà venues en France. Les échanges étaient par ailleurs organisés de manière à ce que chaque étudiante établisse une communication individuelle avec sa tutrice, même si les autres avaient accès aux productions. Chacun s'exprimait enfin en son nom personnel. La tâche proposée aux Japonaises, bien qu'apparaissant comme plus banale au premier abord, comporte bien ce que les didacticiens anglo-saxons de la « task-based approach » appellent un « information gap » (Ellis, 2003), décalage ici de nature culturelle, que les échanges ont pour but de combler. Les tâches du scénario « Polynésie », de leur côté, se fondent sur un jeu de rôles collaboratif. Si celui -ci suscite visiblement une forte motivation et des interactions entre pairs, ce n'est pas par sa dimension culturelle (pour preuve le semi échec de la tâche deux) mais par son caractère ludique, suscitant connivence et affectivité. Le culturel n'apporte un supplément d' âme que par les stéréotypes liés à la Polynésie (les tatouages, les colliers de fleurs, les cocktails). Tandis que des sujets comme la colonisation, l'occupation du territoire par des peuples étrangers, l'amalgame des traditions autochtones et étrangères existaient dans le site Internet et les interviews proposées en support à la tâche, ces sujets sont très vite laissés de côté par les étudiants. On peut alors se demander si la technique du jeu de rôles, avec la fantaisie et l'expression spontanée qu'il encourage (Cuq, 2003 : 142), convient bien à la communication interculturelle : peut-on entrer dans un échange interculturel si l'on joue un autre personnage que soi -même, en langue étrangère qui plus est ? On notera que le scénario de Galanet (Degache et al., ici même), pour sa part, s'appuie sur une simulation (celle de la rédaction d'un journal), méthode pédagogique qui « vise à reproduire avec la plus grande authenticité possible la situation de communication » (Cuq, 2003 : 221). Dans Cultura, les étudiants s'expriment en leur nom personnel. On ne peut bien sûr tirer de cette rapide analyse de deux situations pédagogiques en ligne aucune prescription généralisante concernant la conception de tâches suscitant le dialogue interculturel. Mais il conviendrait sans doute d'explorer de manière plus systématique cette question de la nature des tâches en relation avec les objectifs que se fixent les projets via Internet. Dans les échanges suscités par le scénario « Polynésie », nous n'avons pas pu repérer de « rich points » qui permettraient de confirmer qu'une réflexion sur les éléments culturels véhiculés ait eu lieu. Ces résultats coïncident avec ceux issus de l'analyse des échanges de l'année 2002-2003 (Zourou, 2006) ou de l'année 2003-2004, où ni confrontation des représentations culturelles ni explicitation d'incidents discursifs n'ont vraiment eu lieu non plus, à de rares exceptions près. Pourtant, on n'a constaté ni malentendus ni problèmes apparents de communication et les questionnaires soumis en fin de semestre révèlent une satisfaction quasi générale. En revanche, quelques échanges d'informations de nature culturelle ont eu lieu lors de la tâche franco-japonaise, même si certains « rich points » potentiels n'ont pas été exploités autant qu'il l'aurait fallu. Dans le corpus ici analysé, la question du tutoiement est sans doute celle qui a fait l'objet du développement le plus approfondi. Ces constatations amènent à élargir le débat sur le développement de la compétence interculturelle en ligne en proposant deux pistes de discussion. Premièrement, on peut se demander si les tâches ne doivent pas, comme dans Cultura, inciter directement à la comparaison pour que des échanges sur ce plan se produisent; la tâche proposée aux Japonaises était judicieuse de ce point de vue, puisqu'elle associait un objectif fonctionnel à une potentialité culturelle. Un autre binôme de tutrices françaises aura l'idée, plus tard dans l'année, de fournir quatre micro-trottoirs de locuteurs français de différents âges invités à dire ce qu'évoque le Japon pour eux, les étudiants japonais devant réagir à ces interviews. Deuxièmement, le prolongement et l'exploitation en classe des interactions en ligne s'avèrent nécessaires; on notera au passage que si les enseignants engagés dans Cultura n'interviennent pas dans les forums, ils le font lors des classes présentielles, pour « s'assurer que les étudiants “avancent” dans leur appréhension et compréhension de la culture étrangère » (Furstenberg et English, 2006 : 190). Dans cet esprit, on peut brièvement mentionner deux « rich points » qui se sont produits lors des interactions franco-japonaises, plus tard dans le semestre, grâce à l'intervention des enseignants. Du côté français, certains étudiants se sont montrés très choqués du fait que les jeunes Japonais fêtent souvent la soirée de Noël avec leur petit(e) ami(e) et non en famille et il a fallu que l'enseignant français leur rappelle que Noël n'est pour le Japon qu'une fête d'importation, un peu comme Halloween en France; une tutrice écrira finalement à une de ses étudiantes : « Je te remercie de m'avoir expliqué que Noel n'est pas forcément une fête familiale alors qu'en France c'est le contraire. Personne ne passe Noel avec seulement son petit ami ! ! ! », montrant, par la généralisation sans doute exagérée (« personne ») et par la ponctuation employée, qu'elle n'en est qu' à la première étape de remise en question de son point de vue ethnocentré. Du côté japonais, l'enseignante, confrontée aux difficultés de compréhension de ses étudiants face à une chanson de Bénabar (« Y a une fille qui habite chez moi »), décrit ainsi son rôle dans le forum avec les tutrices : Des fois si je les voyais complètement bloquées sur certains points, j'ai un peu aidé, pour qu'elles puissent imaginer dans quel état était l'appartement du gars avant l'arrivée de la fille… Les potes qui glandouillaient devant la télé et des paquets de chips ‘ éventrés ' qui traînaient… ça, elles ont pu très bien imaginer, donc ça les amuse beaucoup. Mais par contre, les draps qu'il utilisait comme rideaux, cloués sur la fenêtre, elles ne pouvaient pas imaginer sans mes commentaires, car on ne fera jamais ça dans une maison au Japon, comme elles n'ont jamais vu ça, pas moyen de leur faire imaginer… donc tu vois que dans la même liste d'expressions, il y a des différences, différents degrés de difficulté, dus à la distance qui nous sépare entre nos 2 environnements de vie. Ce qui amène finalement à la question de la réflexivité : les échanges en ligne et les tâches qui les suscitent ne seraient-ils que la partie émergée de l'iceberg, l'essentiel se jouant en dehors des interactions proprement dites, par des pratiques réflexives comme la tenue d'un « journal d'étonnement » (Develotte, 2006), éventuellement sous la forme d'un blog, et lors de discussions en classe fondées sur une analyse critique des discours échangés ? Comme le dit Abdallah-Pretceille, citée par Develotte (2006 : 113), « Aucun fait n'est d'emblée interculturel […] Ce n'est que l'analyse interculturelle qui peut lui conférer ce caractère. C'est le regard qui crée l'objet et non l'inverse » . | Dans cet article, nous aborderons le rôle et les limites des tâches pour susciter et soutenir le dialogue interculturel entre groupes alloglottes à distance. Cette problématique nous amène à formuler les questions suivantes : en quoi les tâches proposées favorisent (ou inhibent-elles, au contraire) les échanges interculturels ? Quels types d’interactions permettent de forger la compétence interculturelle en ligne ? Comment scénariser ce type de situations dans le cadre de l’apprentissage d’une langue étrangère via Internet ? L’analyse de quelques échanges s’étant produits au sein d’un projet mettant en relation des groupes allophones, « le français en (première) ligne », apportera des éléments de réponse à cette problématique peu documentée jusqu’à présent. | linguistique_11-0137725_tei_850.xml |
termith-695-linguistique | La década infame (« Décade infâme ») est, dans l'histoire argentine, une période commencée et achevée par un coup d' État militaire : celui du général Uriburu en septembre 1930, et celui du Groupe des officiers unis (GOU) en juin 1943. Cette longue décennie est pour l'Argentine celle de tous les bouleversements économiques et sociaux, tandis qu'un régime démocratique instable et imparfait – basé sur la fraude et le clientélisme – se met en place. Surtout, à cette période succède une autre décennie cruciale, dominée par la figure de Juan Perón, leader populiste et autoritaire qui gouverne jusqu'en septembre 1955 en gagnant le soutien des populations ouvrières. Encore aujourd'hui, ces deux décennies sont perçues de façons très différentes : la première est reléguée dans l'ombre de l' âge d'or qu'aurait été la seconde. Ainsi, le chrononyme década infame marque une rupture entre un avant et un après fondés sur un contraste fort qui touche aussi à la pratique argentine de la démocratie. Cet avant et cet après sont une construction discursive : ils relèvent d'une interprétation imposée à l'issue d'un rapport de force qui s'est joué à la fois sur la place publique – entre des options partisanes concurrentielles – et dans la pensée politique. Le mécanisme central de cette interprétation est concentré dans la désignation même de década infame : les acteurs principaux de cette période, son régime politique, sa situation sociale et économique, sont présentés comme autant d'antithèses radicales de la période suivante, celle du triomphe de Perón. Cet effet de contraste et de renversement agit comme un miroir : le pire de la década infame aurait été inversé pour faire place au meilleur du régime péroniste; tout ce qui faisait le caractère dramatique des années trente aurait été remplacé par son contraire. Mais cette interprétation en termes de basculement est, dans plusieurs domaines, en contradiction avec la ressemblance des deux périodes successives : la notion de década infame tend à masquer la proximité au profit de l'idée d'une rupture radicale. Et si la thèse du contraste est demeurée dominante, ce qu'indique la persistance actuelle de l'expression, c'est parce qu'elle a participé à la structuration d'un échiquier politique où la mythologie péroniste – encore centrale aujourd'hui – tient le premier rôle. Dès la fin des années soixante, la mobilisation étudiante et syndicale en faveur du retour au pouvoir de Perón s'est nourrie d'une narration historique qui avait une double fonction : l'une de fondation – la construction du mythe de l' âge d'or péroniste – et l'autre de réitération – la lutte pour le retour du leader populiste. Dès lors, comprendre la construction et le rôle de cette narration impose d'interroger d'abord le rapport complexe de distance et de proximité qui caractérise les deux périodes évoquées. Cela permet de mieux saisir comment, après 1955, a pu être réinterprétée l'évolution politique du pays, le régime péroniste devenant un paradis perdu. Analyser l'établissement d'une hiérarchie entre les deux périodes implique ensuite d'étudier les acteurs de l'énonciation et de la diffusion de cette mythologie et d'évoquer sa fonction dans le retour de Perón après dix-huit ans d'exil. Et sans qu'il soit question de réhabiliter la décennie que l'expression frappe d'indignité – ce fut une période très âpre à tous les points de vue –, il s'agit simplement de se demander si son discrédit au profit de la décennie péroniste ne participe pas aussi, sinon d'un même discrédit, du moins d'un déficit de légitimité de la démocratie représentative en Argentine. Le syntagme década infame est souvent traduit en français par « décennie infâme », et en anglais par « infamous decade ». Renvoyant à la période des années trente, ce chrononyme couvre une plage temporelle de treize ans. Peu d'auteurs français (Béarn, 1975; Bourdé, 1987) ont utilisé « décade infâme », qui est pourtant la traduction la plus simple. À ce propos, on peut remarquer que ce choix – « décade » plutôt que « décennie » –, plutôt rare dans les travaux historiques français, apparait systématique chez Béarn, qui parle également de la « décade péroniste » en référence à la période 1946-1955 pendant laquelle Juan Perón fut président de l'Argentine. L'adjectif infame, pour sa part, aurait pu être traduit également par « ignoble », voire « désastreuse ». Mais la correspondance translinguistique la plus évidente est aussi celle qui permet de conserver le mieux l'impression d'indignité et de déshonneur attachée à cette période de l'histoire argentine; il s'agit, dans la mémoire historique, d'une décennie honteuse, marquée par ce qui a pu être considéré comme la « bassesse » de ses élites politiques. Quoi qu'on pense par ailleurs de la légitimité de cette désignation péjorative, force est donc de constater que la proximité linguistique entre l'espagnol, le français et, dans le cas présent, l'anglais ne recèle aucun piège sémantique pour le traducteur. Le consensus autour de la transposition quasi identique des termes s'appuie sur la très bonne conservation de la dimension dépréciative que revêt l'expression. Toutefois, ce constat de la traductibilité assez aisée et spontanée de la signification attachée au syntagmene change rien à l'essentiel du problème : le fait qu'il ne s'agit en aucun cas d'une dénomination neutre et objective, dépourvue de coloration partisane. Au contraire, ce terme est empreint d'une forte charge critique qui devrait dissuader les historiens et les politistes intéressés par l'Argentine – ou simplement évoquant cette période – de l'utiliser sans précautions. En effet, on le verra, la période des années trente a été nommée década infame par des acteurs du jeu politique argentin dont l'intérêt résidait précisément dans l'effet « repoussoir » contenu dans l'expression : il fallait ternir la période prépéroniste pour que l'Argentine de Perón en sortît par contraste auréolée d'une réputation d'opulence et de liberté, assimilée à l' âge d'or de la nation. Dans ce cas, utiliser década infame de façon neutre, banale, comme l'appellation normale de cette décennie, revient à accepter plus ou moins volontairement d'en ratifier le caractère partisan. Cela implique d'accepter le jugement disqualifiant que cette formulation produit et donc, dans une certaine mesure, d'accepter le point de vue polémique qui en est directement à l'origine. Un point de vue fondé sur une vision péroniste de l'histoire argentine, à laquelle un observateur scientifique n'est pas supposé adhérer de façon automatique, sans la discuter. Or, parler sans plus de précautions de « Décade infâme », simplement parce que cette formule est entrée dans l'usage commun, c'est accepter d'inclure un élément idéologique dans des travaux qui, sans prétendre à l'idéal d'une neutralité absolue, doivent au moins faire preuve de distanciation envers de telles désignations péjoratives. Chez beaucoup de spécialistes de l'histoire argentine – qu'ils soient français, anglais ou espagnols –, cette distanciation est faible, voire minimale. Parfois, elle prend l'aspect de simples guillemets (Lancha, 2003; Norden, 1996; Walter, 1985 et 1993), qui peuvent être pour l'auteur un moyen discret de montrer qu'il ne souscrit pas totalement à la neutralité présumée de l'expression, et qu'il ne fait que rapporter une dénomination sur laquelle il ne se prononce pas explicitement. Cet effet de distanciation est en général plus marqué : c'est le cas lorsqu'il est question de « la période connue sous le nom de… » ou de « la période appelée… », modalisations autonymiques précautionneuses qu'on retrouve chez de nombreux auteurs. La plupart des travaux historiques ne vont pas plus loin et, sauf exception (Rapoport, 1992; Sturzenegger, 2006), l'expression n'y est presque jamais discutée. Rares sont ceux où sont présentés d'autres syntagmes moins courants comme la « restauration conservatrice » (Quattrocchi-Woisson, 1993) ou « néo-conservatrice » (Buchrucker, 1987) : c'est le cas lorsque les auteurs, parce qu'ils s'intéressent aux discours partisans argentins, saisissent mieux l'appellation dans sa qualité de slogan issu d'une perspective idéologique. Mais dans la plupart des cas, la Décade infâme n'est pas abordée à travers cette problématique sémantique. Comme si qualifier d ' infâme plus de dix ans de l'histoire argentine n'avait en fin de compte aucune conséquence notable. Pour résumer, face à la formation d'une telle boite noire, on peut légitimement s'estimer insatisfait, et ce pour deux raisons. Omettre de remonter aux racines idéologiques du terme, c'est manquer sa fonction originelle dans la vie politique argentine : la notion stigmatisante a été diffusée par des militants de la gauche nationaliste et péroniste qui défendaient un projet de société étroitement lié au bilan politique et social des années trente. La formule est donc inscrite au départ dans un discours engagé, sans compter qu'elle est aujourd'hui très répandue, à la fois dans le sens commun argentin mais aussi – on l'a vu – dans les travaux de spécialistes du monde entier. Or cette banalisation, qui lui donne presque une apparence de « neutralité » malgré son sens péjoratif explicite, n'empêche nullement la préservation, sous forme certes atténuée, de sa dimension polémique. Dans un pays où les querelles historiographiques et idéologiques n'ont cessé de s'entremêler tout au long du 20e siècle, tomber – même de façon implicite ou discrète – dans le piège de la banalisation de l'expression revient à manquer à la fois la complexité de la décennie concernée et la construction sémantique dont elle a fait l'objet. Comprendre l'origine et la fonction de l'expression década infame dans l'histoire politique argentine impose de connaitre les enjeux propres à cette époque. Les années trente furent pour les Argentins une période de difficultés à la fois économiques, politiques et identitaires. Le pays fut très durement touché par la crise de 1929 et connut une phase de recul de la démocratie. Enfin, la décennie fut l'occasion d'une remise en cause profonde des éléments constitutifs de la nation argentine. En 1912, les conservateurs, issus de l'oligarchie agro-exportatrice, avaient accepté le principe du suffrage universel masculin et du vote secret, permettant aux classes moyennes d'accéder à la représentation politique. Le grand bénéficiaire de cette réforme fut le président Yrigoyen, issu de l'Union civique radicale (UCR), élu en 1916 puis en 1928. Mais son second mandat ne résista pas à la crise économique, et sa chute inaugura la Décade infâme. Ce fut d'abord le coup d' État du général Uriburu, soutenu par l'extrême droite (Buchrucker, 1987; Jackisch, 1997; Lafage, 1991; Rock, 1993). Puis, en novembre 1931, ce fut l'élection du général Justo à la tête de l' État. De fait, cela signifiait le retour au pouvoir de l'oligarchie conservatrice, reléguée depuis une quinzaine d'années dans les marges de la vie politique (Béarn, 1975). La réforme électorale de 1912 ne fut pas abolie, mais la fraude et le clientélisme permirent aux conservateurs de se maintenir au pouvoir malgré un profond bouleversement du modèle économique argentin. En effet, après 1929, les revenus tirés de l'exportation du blé et de la viande – deux piliers du pouvoir oligarchique – s'effondrèrent, ce qui provoqua une montée rapide du chômage et un fort exode rural. Touchés par la misère, les chômeurs et les ouvriers formaient à la périphérie de Buenos Aires un prolétariat précaire, peu politisé, peu encadré par les syndicats (Bakewell, 2004; Béarn, 1975). L'oligarchie fit tout pour les maintenir à l'écart du système représentatif : Justo et son successeur furent élus en pratiquant ouvertement la « fraude patriotique ». Selon eux, c'était aux seuls « vrais » Argentins, donc aux élites traditionnelles, de décider de l'avenir de la nation. La classe ouvrière était pour sa part constituée d'Argentins trop récents à leurs yeux, dont les parents espagnols, allemands et surtout italiens avaient émigré dans le pays au début du 20e siècle. Face à ce discours élitiste, l'UCR se déchira en courants contradictoires : la présidence d'Yrigoyen – marquée par un style perçu comme autocratique et populiste – avait provoqué de vifs débats internes. Mais l'UCR était aussi divisée sur la question de la participation aux élections frauduleuses. Alors qu'une frange du parti souhaitait renverser le régime par la force, la majorité choisit en 1935 la voie des urnes en espérant une libéralisation de la vie politique. Dans ce contexte, le coup d' État du 4 juin 1943 permit l'arrivée au pouvoir d'une junte militaire disparate aux objectifs confus : elle voulait en finir avec l'agitation sociale, avec l'oligarchie archaïque et préserver la neutralité argentine dans le conflit mondial (Buchrucker, 1987; Lafage, 1991). Ce fut la fin d'une période complexe et équivoque, marquée par un régime représentatif tronqué (Rapoport, 1992). En gagnant plus tard le nom de década infame, elle prit une signification plus manichéenne puisée dans son opposition à la décennie suivante qui, de 1946 à 1955, vit la première ascension de Perón au pouvoir. Le contraste entre les deux époques mérite à ce titre d' être interrogé. Qu'une rupture ait eu lieu ne saurait être nié; Perón fut l'initiateur d'un style de gouvernement qui procéda d'un changement d'attitude radical envers les classes populaires : il parvint au pouvoir avec le soutien d'une population que les élites traditionnelles et leurs adversaires de l'UCR avaient maintenue à l'écart du jeu politique, redessinant les contours de la nation argentine légitime. Ainsi, alors qu'en 1943 il n'était encore qu'un membre secondaire de la junte, il fit de l'alliance avec les syndicats le socle privilégié de ses ambitions. Il impulsa une politique sociale, réforma le droit syndical et le droit du travail, améliora les conditions de vie des ouvriers et obtint rapidement le soutien d'une part massive de l'électorat qui trouvait là un porte-parole inattendu (Buchrucker, 1987). Au cours des années suivantes, Perón consacra une grande partie des richesses nationales – l'Argentine exportait sa viande à prix d'or aux nations européennes en ruine – à cette clientèle électorale que nul n'avait auparavant osé mobiliser ainsi. À travers le dialogue prétendu exclusif entre le leader et son peuple, une autre conception de la démocratie était à l' œuvre : le système représentatif imparfait fut débordé par le populisme. Et l'échiquier politique argentin subit dès lors une restructuration complète. Les clivages de la période antérieure s'estompèrent tandis que Perón faisait face à l'hostilité de la majorité des autres acteurs politiques. Face aux accusations de fascisme, il arguait de son rapport privilégié au peuple pour s'ériger en démocrate. L'espace politique argentin bascula durablement avec sa victoire à la présidentielle de 1946, et ses adversaires furent relégués dans une opposition hétérogène et confuse. L'UCR, autrefois fer de lance de la libéralisation du régime, apparaissait comme une force archaïque et antidémocratique, attachée à un modèle politique, représentatif et libéral, que les aléas des années trente avaient discrédité. En 1946, l'élection fut exempte de fraude. Mais très vite, le régime devint plus autoritaire. L'espace d'expression dévolu à l'opposition s'amenuisa et, peu à peu, le caractère démocratique du régime se réduisit à la mise en scène du lien – prétendu direct et intuitif – de Perón et de son peuple. Ce fut la lente évolution du péronisme dans des pratiques qui rappelaient de plus en plus la décennie antérieure. Dès 1949, les exportations s'effondrèrent à nouveau; l'Europe n'avait plus besoin de la viande argentine. L' État s'endetta, ce qui força Perón à limiter sa politique sociale (Béarn, 1975). La répression s'accentua au fur et à mesure que le régime était contesté. En 1955, lorsque Perón fut renversé par un coup d' État militaire – qui fut appelé « Révolution libératrice » –, l'Argentine n'était ni plus riche, ni plus libre que lorsque l'oligarchie avait été chassée du pouvoir plus de dix ans auparavant. Et s'il y eut initialement une rupture entre la Décade infâme et la décennie péroniste, l'écart entre les deux périodes, du point de vue du fonctionnement réel des institutions démocratiques et du niveau de vie, s'était en fait considérablement amenuisé. Pourtant, ce n'est pas cette proximité que l'histoire argentine a retenue. La chute de Perón en 1955 et sa fuite en exil – d'où il commence à organiser la lutte contre le nouveau régime – induit l'affrontement dans les domaines politique et culturel de deux conceptions antagonistes de l'histoire nationale. Les vainqueurs de Perón forment une coalition hétérogène où coexistent des nostalgiques de l'Argentine agro-exportatrice et des libéraux décidés à promouvoir une démocratie à l'occidentale. Leur bilan de l'expérience péroniste, vécue dans l'opposition, est impitoyable : ils considèrent leur « Révolution libératrice » comme la victoire contre la démagogie et l'autoritarisme populistes. Face à eux, une autre perception est à l' œuvre. Dans les rangs des péronistes dispersés, surtout au sein des syndicats qui restent fidèles à leur leader, le retour des élites traditionnelles apparait comme une régression par rapport à ce qui devient pour eux l' âge d'or de la période 1946-1955. Ce sont deux conceptions radicalement inverses de l'histoire politique récente du pays. Dans chaque camp, des idéologues publient des arguments en faveur de l'une ou l'autre des interprétations en conflit. Très vite, cependant, c'est la nostalgie envers la période péroniste qui se généralise, la désignation década infame étant constitutive de ce phénomène. Le terme a été employé une première fois par un journaliste nationaliste, José Luis Torres, dans un livre virulent paru en 1945 et intitulé La década infame. L'oligarchie des années trente y est dénoncée pour ses liens avec « l'impérialisme anglo-saxon ». Surtout, c'est la « fraude patriotique », dénoncée comme antidémocratique, que l'auteur s'attache à blâmer. Puis on rencontre l'expression dans des travaux historiques comme celui de José Luis Moreno, Las Ideas políticas en Argentina (1946). Mais il faut attendre la chute de Perón pour que le syntagme se retrouve au cœur de plusieurs livres à succès. En 1960 parait La formación de la conciencia nacional de Juan José Hernandez Arregui, qui comporte un long chapitre charnière consacré à la période des années trente, intitulé : Forja y la lucha popular por la liberación nacional (la « década infame »). Deux ans plus tard (1962) est publié Forja y la década infame par Arturo Jauretche, qui prolonge sa réflexion en 1966 dans un nouveau livre, El medio pelo en la Sociedad Argentina. Dans ces trois essais d'analyse historique et politique, la Décade infâme est décrite sous un angle très critique. Les auteurs placent au centre de leur démonstration une organisation politique, la Force d'orientation radicale de la jeunesse argentine (Forja), qui a existé entre juin 1935 et octobre 1945, date à laquelle elle s'est dissoute à l'intérieur du mouvement péroniste triomphant. Chez les auteurs concernés, la présentation du rôle de la Forja dans l'histoire argentine est essentielle à la compréhension de la Décade infâme et de ses suites. Chez eux, l'expression est quasi automatiquement associée à la description de ce groupe politique. La Forja, en effet, était issue d'une branche dissidente de l'UCR qui refusait la participation au jeu électoral truqué (Sigal, 1996). Ses membres se réclamaient d'un nationalisme de gauche, contestataire et souverainiste, visant à donner au peuple argentin la possibilité de s'exprimer par-delà les mécanismes représentatifs (Buchrucker, 1987). Ils critiquaient l'impérialisme anglais, décrivant l'Argentine comme une colonie aux mains d'une oligarchie vendue à l'étranger. Leur leader était Arturo Jauretche qui, plus de vingt plus tard, revient sur cette expérience et lui donne une logique historique : la Décade infâme est pour lui une période de soumission aux intérêts étrangers, lorsqu'un peuple réduit au silence a subi la domination frauduleuse de partis hostiles à la nation véritable. La Forja ranimait dans ce contexte ce qu'Arregui appelle la « conscience nationale », c'est-à-dire la défense des intérêts de la nation, incarnée par le peuple. Pour ces deux auteurs, le rôle de la Forja fut de dévoiler les ressorts de la Décade infâme. Ce faisant, elle annonçait selon eux le péronisme qui, effectivement, se fit l'écho d'une partie de ses idées dans le populisme d' État. Mais cette interprétation est une construction ex post : la Forja fut peu influente sur le plan politique, et ses membres n'occupèrent que des fonctions subalternes sous le régime péroniste (Galasso, 1985, 1986). La construction d'une filiation idéologique entre les forjistes – transformés pour l'occasion en prophètes – et Perón est donc une réinterprétation de l'histoire argentine, menée cependant à partir d'une convergence effective vingt ans plus tard. Au début des années soixante, en effet, Perón est en exil. Devant la nécessité de mobiliser ses partisans, son discours se durcit et prend des inflexions de plus en plus révolutionnaires. Dans ce cadre, des sympathisants comme Jauretche et Arregui peuvent offrir à la doctrine péroniste une interprétation historique valorisante destinée à renforcer un discours populiste demeuré jusque -là pragmatique. Ainsi, ils inscrivent Perón dans un vaste tableau historique où domine le conflit entre le peuple et les forces impérialistes. La Forja et Perón sont alors les incarnations successives du camp « populaire », tandis que la Décade infâme devient le moment d'apogée du colonialisme antidémocratique. Dans les livres évoqués, le terme est associé aux aspects les plus négatifs des années trente : la domination étrangère et la perte de souveraineté, la corruption et la fraude, c'est-à-dire la captation de la démocratie sous couvert de libéralisme. La désignation década infame renvoie aux registres de la trahison, de la falsification et de l'usurpation : les élites « colonisées » sont déconnectées du peuple; elles aliènent la nation en la privant de son identité propre. Arregui évoque « une époque d'humiliation » caractérisée par « l'échec de la démocratie libérale, la fraude oligarchique et l'abandon du pays à l'impérialisme britannique » (p. 10) et Jauretche dénonce en 1966 cette « infamie » que fut « la trahison délibérée et consciente de la destinée du pays » (p. 48). Les thèmes initialement développés par Torres sont donc repris dans une interprétation plus ample et mis au service d'une description – par contraste – bien plus positive de la décennie péroniste. À ce titre, la force de l'appellation disqualifiante, son lien au déshonneur et à la bassesse, insèrent les années trente dans un tableau sinistre dont le péronisme est alors l'envers absolu : l'expérience péroniste fut la première à offrir au peuple la possibilité de s'exprimer. Les difficultés du début des années cinquante ne sont pas passées sous silence, mais à l'aune de la Décade infâme, elles sont relativisées : Perón a pu hésiter ou se tromper, mais sa cause était juste. Le registre est cette fois celui de la « restauration » de la nation, de la prise de parole par le peuple, de la réalisation d'une attente et d'un manque enfin comblé. La victoire péroniste de 1946 apparait comme une libération porteuse de tout de ce qui faisait défaut : la démocratie réelle, l'indépendance nationale, la moralité de l' État et l'opulence. Dans les livres de Jauretche et Arregui, la Décade infâme acquiert son sens en opposition aux idéaux de la Forja, qui annoncent pour leur part l' âge d'or du péronisme. Les livres de Jauretche et Arregui marquent le moment clé de réappropriation de l'expression década infame au service d'un projet nationaliste et souverainiste qui se tient à la croisée du péronisme et du socialisme révolutionnaire. Ce projet est idéologique dans le sens où il vise, durant l'exil de Perón, à diffuser une interprétation de l'histoire argentine qui permette au leader populiste de conserver sa popularité et de préparer son retour. Rapidement, certains universitaires adoptent l'expression et s'intéressent au rôle de la Forja. C'est le cas dans le classique Partidos y poder en la Argentina d'Alberto Ciria, réédité plusieurs fois et traduit en anglais (Ciria, 1964). Jauretche et Arregui y sont cités et, si le rôle des forjistes est discuté et nuancé, la description de la Décade infâme révèle l'influence du nationalisme de gauche. Ciria, à ce titre, prépare la banalisation du terme dans les études historiques. Et tout cela participe au travail de mobilisation des partisans péronistes, leur fournissant un discours prêt à l'emploi : les auteurs concernés radicalisent l'image de Perón et en font un leader anti-impérialiste et révolutionnaire éloigné du Perón pragmatique et autoritaire de la période 1946-1955 (Rapoport, Spiguel, 1998). En fait, ils ne voient le péronisme que sous sa face contestataire, oubliant son aspect interclassiste et capitaliste. Ni Jauretche, ni Arregui n'occultent ces ambivalences, mais ils espèrent peser sur les choix du leader populiste. Pour cela, ils disposent d'un allié qui, pendant quelques années, est un proche de Perón. Il s'agit de John William Cooke, ex-député et représentant officiel de l'aile gauche du péronisme. Cooke fait le lien entre Jauretche et Arregui, plus ancrés dans les milieux intellectuels, et Perón lui -même. C'est à la fois un militant et un théoricien influencé par le guévarisme (Galasso, 1997, Mazzeo, 1999). Après 1955, il joue un rôle crucial dans la réorganisation du mouvement péroniste clandestin. En novembre 1959, dans un discours intitulé La lucha por la liberación national (Cooke, 1971), prononcé à Buenos Aires devant une assemblée péroniste, il se réfère à la Décade infâme. Quelques années plus tard, il y consacre une partie de son livre Apuntes para la militancia (Cooke, 1964). À cette occasion, il associe de façon étroite les années trente à l'impérialisme anglais, à la « légalisation » de la fraude et à la trahison des élites politiques. L'arrivée de Perón au pouvoir est détaillée sous le titre « La brise de l'histoire » : à l'infamie succède l'air pur de la « vraie » démocratie (p. 21). En plus de la reprise du syntagme, on observe la même relation de basculement et de contraste que chez Jauretche et Arregui. La décennie péroniste serait le renversement parfait de la période précédente. Et il faut noter que l'on retrouve à la même époque une analyse semblable chez des historiens d'obédience marxiste qui, séduits par le nationalisme de gauche, apportent dès les années quarante un soutien critique au péronisme. C'est le cas notamment de Jorge Spilimbergo avec la publication de Nacionalismo oligárquico y nacionalismo revolucionario (1958) et surtout de Jorge Abelardo Ramos dans El Partido comunista en la política Argentina (1962) et dans son œuvre principale : Revolución y contra-revolución en la Argentina (1965). Sans être vraiment péronistes, et sans attacher autant d'importance à la Forja, ces auteurs participent à la diffusion de l'expression década infame – présente dans leurs livres – et interprètent de la même façon l'histoire argentine et la « Révolution libératrice » de 1955. Pour tous, la chute de Perón a été le retour à la Décade infâme, tout comme la chute d'Yrigoyen avait signifié le retour à la période censitaire. La plupart des ex-forjistes et des partisans de la Gauche nationale ont perçu la défaite du péronisme comme une régression permettant à l'oligarchie de revenir au pouvoir. Jauretche, dans son livre de 1966, applique un schéma historique lapidaire à cette évolution : « 1930 et 1955 sont des dates équivalentes, la Décade infâme et la révolution libératrice se rejoignent par leurs objectifs, par la technique révolutionnaire, par les équipes gouvernementales et par la même utilisation des forces armées destinées à jouer le rôle incroyable d'obstacle à la grandeur nationale » (p. 178). Ce qui importe ici est l'effet de réitération. Pour Jauretche, 1955 est le recommencement de la Décade infâme, et seul le retour de Perón doit permettre de restaurer la démocratie « réelle » : l'interprétation partisane du passé commande sa réitération cyclique. Chez Jauretche, Arregui ou Cooke, comme chez Spilimbergo et Abelardo Ramos, l'histoire argentine s'articule autour de la répétition d'un unique conflit entre le peuple et les élites pro-impérialistes. La Décade infâme et son dépassement par le péronisme furent des moments d'exacerbation d'un conflit dont ils n'étaient qu'une expression conjoncturelle. Perón prolongeait Yrigoyen, qui lui -même prolongeait Rosas (Quattrocchi-Woisson, 1993), et ainsi de suite. Pour les auteurs cités, l'important était alors que l'histoire se répète au moins une fois encore. Ce qui, dans les années soixante, est nommé década infame est donc double. Il s'agit tout autant d'une époque précise, passée au filtre de la grille de lecture péroniste, que d'un terme plus général extensible à l'ensemble de l'histoire argentine. Toute époque de trahison du peuple, de recul démocratique et de domination « impérialiste » est vouée à être une répétition de la Décade infâme. Cet effet de réitération est crucial : dans le contexte des années soixante, déprécier les années trente, nourrir la nostalgie de la décennie péroniste, revient à militer pour le retour de Perón et à promettre un nouvel âge d'or. Cette construction historique devient alors largement populaire, et la désignation péjorative de la période concernée fait l'objet d'un consensus : en effet, elle sert aussi les intérêts de Frondizi, président de 1958 à 1962, qui tente vainement de contrer la popularité de Perón par une politique développementaliste (Donghi, 1999; Sigal, 1996). Son échec, sous la pression de l'armée et des syndicats péronistes, fait de Perón le seul bénéficiaire de cette réécriture de l'histoire articulée autour du contraste entre la Décade infâme et la décennie suivante, érigée à un rang quasi mythologique. Et c'est finalement la réception de cette narration historique par une nouvelle génération d'étudiants fascinés par la révolution cubaine qui, à la fin des années soixante, s'avère décisive : imprégnés des idées de la Gauche nationale, les Montoneros – guérilleros péronistes et marxistes – jouent un rôle clé dans le retour, en octobre 1973, d'un Perón qu'ils confondent avec un Castro argentin (Gillespie, 1982; Sigal, Verón, 1986). La dévalorisation durable des années trente a permis d'occulter efficacement les aléas du péronisme originel au profit d'un mythe mobilisateur lié à la mémoire d'un âge d'or anti-impérialiste. Le chrononyme década infame est né dans les milieux nationalistes pour désigner une période définie par trois éléments : la captation des institutions par l'élite agro-exportatrice déstabilisée par la crise de 1929, le dysfonctionnement du régime représentatif et la pression diplomatique du Royaume-Uni. Ces éléments ne sauraient être réfutés. Mais à cette réalité a été apposée une désignation destinée à en exacerber les aspects négatifs. On l'a vu, l'expression est étroitement liée à un discours anti-impérialiste et souverainiste dont les multiples théoriciens de la Gauche nationale furent les énonciateurs privilégiés. Mis au service du populisme péroniste, ce discours fut l'une des sources de la contestation politique qui permit le retour au pouvoir de Perón. Mais le discrédit des années trente était donc aussi celui d'un régime. L'installation durable du péronisme sur l'échiquier politique argentin, l'aura positive dont la mémoire de Perón bénéficie encore aujourd'hui, sont les marques d'un choix qui a été fait entre deux perceptions de la démocratie : entre le libéralisme de l'UCR, et une version populiste où la mobilisation du peuple, même fictive et incantatoire, est préférée aux ambigüités du mandat représentatif. La légitimité et la validité du modèle populiste n'ont pas à être discutées ici. Mais l'on peut toutefois s'interroger sur le rôle du chrononyme dans la domination de ce modèle depuis des décennies. Ainsi, en mai 2003, c'est un péroniste de gauche, Nestor Kirchner, qui a été élu alors que le pays venait de vivre l'effondrement de son économie. Son discours se basait sur l'appel au peuple et à la justice sociale, dénonçant le FMI, l'ennemi extérieur. Jamais le péronisme, malgré ses écueils, n'a été discrédité; les années quarante – incarnées aussi par Evita – demeurent un âge d'or. Et la Décade infâme est toujours la décennie maudite à laquelle sont renvoyés ceux qui défendent une autre conception – plus représentative et libérale – de la démocratie. Les rares victoires de l'UCR – celle de Raúl Alfonsín jusqu'en 1989 puis celle de Fernando de la Rúa en 1999 – se sont achevées dans une tourmente politique et sociale dont le péronisme est toujours sorti vainqueur. Bien sûr, l'expression a perdu une partie de son ancrage idéologique. De même, son emploi dans un texte n'implique pas une adhésion sans réserve au péronisme. Mais, d'une certaine manière, sa banalisation reste liée à la persistance dans l'espace public argentin d'un discours populiste pour lequel la relation au peuple doit passer avant les mécanismes moins spectaculaires du système représentatif. Derrière une simple expression se profile donc la hiérarchisation d'évènements historiques dont le souvenir structure encore la vie politique du pays . | En Argentine, les années trente sont connues sous le nom de década infame. Cette désignation péjorative est une construction sémantique dont la fonction a été, par contraste, de présenter le régime populiste de Perón comme un âge d'or. Les ressemblances entre ces deux périodes, notamment l'instabilité économique et la fragilité des institutions pluralistes, ont été occultées par le chrononyme qui les a départagées en faveur de la décennie péroniste et dont les effets sur la structure de l'espace public argentin sont encore perceptibles. | linguistique_10-0210766_tei_873.xml |
termith-696-linguistique | À l'heure où les négociations amorcées le 3 octobre 2005 se poursuivent entre les représentants de la Turquie et ceux de l'Union européenne (UE) en vue d'une éventuelle adhésion, nous souhaitons revenir sur l'interdiscours médiatique publié à ce sujet en France entre le 1 er mai 2004, date de l'élargissement à 25 États membres, et le 31 mai 2005, surlendemain du « non » français au référendum sur le projet de Traité constitutionnel européen. À la lecture des articles qui composent l'ensemble du corpus, on s'aperçoit rapidement que la Turquie est souvent présentée comme une candidate à part. Il est possible d'étudier, sous l'angle de la spécificité turque, la manière dont cette problématique qui imprègne l'air du temps est abordée dans la presse. Mais il nous parait plus intéressant d'analyser comment la réaction de l'opinion publique nationale face à la question turque semble parfois révéler une spécificité française. Cela nous amène en effet à examiner non seulement les hétéro-représentations au sein de l'imaginaire turc de la France, mais surtout les auto-représentations, les unes appelant les autres comme dans un jeu de miroirs. Les Turcs sont considérés comme des Européens différents des autres. Mais les Français apparaissent-ils comme des Européens semblables aux autres en tout point ? C'est surtout à cette deuxième interrogation que nous tenterons de répondre, en gardant à l'esprit l'idée qu'elle constitue également une piste de réflexion sur l'identité européenne. Les articles que nous avons analysés sont tirés de la presse nationale. Nous avons choisi d'explorer les trois principaux quotidiens français : Libération, Le Monde, Le Figaro (en ligne : www.lemonde.fr, www.liberation.fr, www. lefigaro.fr). Pour cette contribution, nous avons sélectionné une centaine de textes en fonction des critères suivants : – une pertinence formelle : ils contiennent le nom « Turquie » dans le titre ou le premier paragraphe et se présentent sous la forme d'essais ou d'entretiens d'au moins 200 mots; – une pertinence discursive : ils n'évoquent pas d'évènement particulier mais offrent sur la Turquie ou sur la perception de celle -ci un regard qui s'apparente à une analyse; – une pertinence énonciative : ils ont été signés (ou cosignés) par des rédacteurs qui font partie de l'élite intellectuelle française (journalistes, universitaires, personnalités politiques); – une pertinence argumentative : ils ont pour objectif affiché de s'inscrire dans le débat sur l'adhésion de la Turquie à l'UE et de le faire progresser, avec revendication de la subjectivité des auteurs et instauration d'un réseau de savoirs, de connaissance ou de croyance sur le sujet. Notre corpus est donc constitué de 107 articles d'opinion : 19 tirés de Libération, 34 du Monde et 54 du Figaro. Cette proportion est en conformité avec l'ensemble des articles consacrés à la Turquie dans chaque quotidien. La plupart des titres mentionnent la Turquie (avec l'actualisation de ce toponyme, ou celle d ' Ankara) ou l'Europe (sous cette forme ou avec les lexèmes l'Union, les Européens … ou les deux. Ils sont généralement explicites et permettent d'entrée une lecture ciblée sur la question de l'adhésion turque à l'UE, orientée dans le sens du refus (44 articles), de la réflexion pondérée (28 articles) ou de l'acceptation enthousiaste (35 articles). En octobre 2004, la décision de Jacques Chirac de placer en France un référendum sur la route d'Ankara semble liée à la représentation majoritaire, dans les médias et dans l'opinion publique, selon laquelle la candidature turque est essentiellement différente et vivement contestée. Plusieurs sondages indiquent en effet que l'hostilité à l'adhésion turque est massive. Selon diverses enquêtes effectuées entre 2002 et 2005, elle concerne 50 à 67 % des Français. L'annonce du chef de l' État entérine donc l'altérité de la Turquie en confortant son image de candidate particulière. Le 3 octobre, Le Monde relate ainsi cet évènement : Jacques Chirac a annoncé […] qu'il souhaitait faire amender la Constitution de telle sorte que tout projet d'élargissement de l'Union européenne à un nouveau pays soit obligatoirement ratifié par référendum par les Français. La réforme ne concernerait pas la Roumanie, la Bulgarie ou la Croatie […] mais la Turquie, la première consultation ne devant pas avoir lieu avant « dix à quinze ans ». Dans le cas de ce pays, M. Chirac souhaite en effet que les Français « aient leur mot à dire ». On constate que, sur le plan politique, l'approche imminente non pas de l'adhésion mais simplement des pourparlers officiels donne lieu en France à des réactions inédites dont la plus spectaculaire est l'initiative présidentielle de modifier la Constitution pour que l'entrée de la Turquie soit approuvée ou rejetée par le peuple français lors d'une consultation référendaire. Pourquoi une telle décision ? Est-elle uniquement due à la spécificité de la candidature turque ? Cette spécificité réside dans l'essence socioculturelle du pays et dans l'ampleur des changements qu'induirait un tel élargissement. De nombreux rédacteurs des trois quotidiens, qu'ils soient journalistes ou spécialistes de la question turque, mettent d'ailleurs l'accent sur l'idée que la candidature turque est à ce point singulière qu'elle bouleverse le concept même d'Union européenne. Il semble que cette constatation fasse des Turcs des Européens à part : nombreux, tournés vers l'Asie, pauvres mais puissants, et surtout musulmans. Toutes ces caractéristiques confèrent à la Turquie sa dimension exceptionnelle : elle est « l'Autre de l'Europe » par excellence. Ce pays est en quelque sorte le champion de l'altérité, ce qui en fait un atout pour les partisans de son intégration et un danger pour les opposants à cette adhésion : « le risque turc », formule fréquemment actualisée dans notre corpus, qui intègre la notion d'aventure et l'idée de menace, résume bien la perception ambigüe de la candidature turque. Mais l'une des questions qui traversent notre corpus est en fait de savoir si la Turquie appartient à l'Europe. La réponse à cette interrogation serait la clé ou l'aboutissement des raisonnements tenus face à cette candidature controversée. Le 5 octobre 2004, Stéphane Rodrigues, maitre de conférences en droit public à la Sorbonne, introduit sa réflexion publiée dans Le Monde par une phrase de Walter Hallstein : « La Turquie fait partie de l'Europe : elle apporte, dans la forme la plus appropriée à notre époque qui soit concevable, la confirmation d'une vérité, qui est plus que l'expression abrégée d'une réalité géographique ou d'une constatation historique qui vaut pour quelques siècles. » Dans Le Figaro du 17 décembre, MM. Ahtisaari, Rocard et Rohan, responsables politiques européens, font écho à cette position. Ils soulignent certes les spécificités turques sans en minimiser le retentissement en cas d'intégration : « Du fait des caractéristiques particulières de la Turquie – sa taille, sa position géopolitique, ses traditions religieuses –, son accession à l'UE présente de gros défis et d'énormes opportunités pour chaque côté. » Mais en aucun cas ces différences ne permettent selon eux d'écarter la Turquie : eux aussi réitèrent les propos de Walter Hallstein selon lesquels « la Turquie appartient à l'Europe ». Toutefois, le même quotidien place, dès le 17 mai 2004, la problématique turque sous les auspices esquissés par Valéry Giscard d'Estaing en 2002. La position de l'ancien président de la République est d'ailleurs souvent mentionnée dans la presse car elle contredit quasiment toutes les déclarations faites depuis 40 ans. Le Figaro reprend la formule qui a fait tant de bruit au moment où s'amorçait un virage décisif dans le processus d'adhésion de la Turquie et où l'AKP (Parti pour la justice et le développement) accédait au pouvoir. Voici ce que Laure Mandeville écrit : Depuis que le président de la Convention européenne […] a lancé un pavé dans la mare, en affirmant que la Turquie « n'avait pas vocation à entrer dans l'Union européenne », la géographie, l'islam, la porosité des frontières turques aux trafics en tout genre, la peur de migrations massives ou l'absence de reconnaissance du génocide arménien sont tour à tour brandis comme autant de raisons de dire non aux Turcs. Ces déclarations ont troublé les dirigeants européens et les opinions publiques, ou leur ont fait prendre conscience d'une différence essentielle qui était passée inaperçue du temps de la guerre froide : la Turquie n'est pas en Europe, la Turquie n'est donc pas censée adhérer à l'UE. Dans Libération du 25 novembre 2004, Pierre Weill, président du conseil de surveillance de TNS-Sofres, partisan de l'intégration turque, décide de trancher entre ces deux visions a priori inconciliables : il rappelle avec détermination que le Conseil européen a […] rendu ce choix irréversible voilà bientôt cinq ans, en reconnaissant, le 13 décembre 1999, que « la Turquie est un État candidat qui a vocation à rejoindre l'Union européenne sur la base des mêmes critères que ceux qui s'appliquent aux autres candidats ». Pour lui, comme pour Michel Rocard et ses amis qui signalent également les conclusions du Conseil européen de 1999, le débat sur le « cas turc » doit être clos puisque résolu depuis plusieurs années. Cet autre point de repère récurrent dans la presse française est généralement cité pour enterrer l'idée d'altérité absolue attribuée à la candidature turque. Mais il y a dans notre corpus d'autres échos de cette mise en cause. Dans cet interdiscours qui reconnait presque unanimement que cette candidature se singularise soit par la nature, soit par l'ampleur des enjeux qu'elle implique, Marc Semo fait pourtant de la Turquie une candidate « comme les autres » quand il rappelle les conditions historiques de la demande turque et souligne les étapes de rapprochement entre les deux instances : « Comme n'importe quel autre candidat, [la Turquie] se doit néanmoins de satisfaire pleinement aux “critères de Copenhague ”. » La comparaison assimile la Turquie aux autres candidats, même si l'énumération qui suit laisse entendre qu'il y a des particularismes turcs. Le correspondant de Libération suggère que cette altérité, a priori irréductible, n'est peut-être pas à toute épreuve : on peut envisager ce pays non plus sur le mode de l'autre mais sur celui du même. Dans Le Monde, une réflexion plus approfondie sur les différences au sein de l'UE traverse notre corpus. Thierry de Montbrial, directeur général de l'Institut français des relations internationales, affirme le 8 juin 2004 que « pour caractériser ce vaste ensemble en voie de formation, le mot hétérogénéité [lui] paraît actuellement plus juste que celui, certainement plus rassurant et pour cela fréquemment employé, de diversité ». Il indique que l'hétérogénéité est constitutive de cette entité supranationale et explique qu'elle a été directement renforcée par l'entrée de la Grèce, pays oriental et orthodoxe. Pour ce qui a trait à la Turquie, il rappelle que cette question n'a pas « surgi du néant » et en pose les principaux jalons historiques, notamment les déclarations faites depuis 1997 : « Le contenu de ces déclarations est toujours le même : la demande de la Turquie sera jugée à l'aune de critères objectifs, comme pour les autres candidats. » Cette formule suppose qu'il y a une volonté européenne de présenter la Turquie comme un postulant ordinaire, capable d'intégrer l'UE au même titre que tous les anciens ou les futurs impétrants. En montrant cette adhésion comme un phénomène prévu de longue date, le rédacteur souligne, quant à lui, le caractère anticipé de l'évènement, ce qui produit un effet de dédramatisation. À la même période, dans l'article du Figaro intitulé « La Turquie, dossier phare de la présidence néerlandaise », le juriste Pierre Avril cite à deux reprises des propos du premier ministre des Pays-Bas. La phrase « Les sommets d'Helsinki et de Copenhague (1999 et 2002) ont déjà reconnu à la Turquie le droit d' être un jour membre de l'UE, a rappelé Jan Peter Balkenende » montre que la Turquie est une candidate à part entière, « comme les autres ». En revanche, la citation « La Turquie est un grand pays, son héritage culturel est différent, mais c'est justement ce qui fait sa valeur, a déclaré Jan Peter Balkenende, en s'adressant au citoyen européen » signale que ce pays a une spécificité culturelle non négligeable. Parmi les nombreux textes insistant sur le caractère étranger de la Turquie à l'UE de par son essence culturelle ou de par l'ampleur des problèmes socio-économiques que son intégration impliquerait, on retrouve donc dans les trois quotidiens des documents qui, en s'appuyant sur l'histoire, réfutent l'idée d'une différence absolue de cet infatigable postulant. Pour les partisans de l'ouverture des négociations, la singularité de la candidature turque, c'est en fait le regard que portent sur elle les Européens – dont les Français –, regard qui pourrait faire d'elle le bouc émissaire d'une Europe s'interrogeant sur elle -même. L'expression « tête de Turc » est d'ailleurs employée à maintes reprises dans notre corpus, notamment dans ces titres du Monde : « Ankara, “tête de Turc” ? » du 13 mai 2004 ou « Le populiste et sa tête de Turc » du 17 octobre 2004. Dans la presse, l'attention du lecteur est souvent attirée sur le fait que le « cas turc » relèverait davantage du domaine de la représentation que du constat. La spécificité turque tiendrait donc en partie à l'imaginaire des ressortissants de l'UE, qui ferait des Turcs des Européens « pas comme les autres ». Certains passages de notre corpus contredisent par ailleurs l'impression selon laquelle les Français seraient en tout point des Européens « comme les autres ». La perception française de la question turque est cependant analysée et interprétée de façon très différente d'un journal à l'autre. C'est pourquoi nous allons aborder chacun des quotidiens séparément. Quand Marc Semo s'intéresse à l'hostilité des droites européennes dans son article « L'Union bien embarrassée par sa candidate », il conclut sur la situation française en ces termes : « Paradoxalement, c'est en France que l'opposition est la plus forte. Un drame pour nombre d'intellectuels turcs qui, comme Erol Ozkoray, rappellent que “la Révolution française a forgé l'idéologie de Mustafa Kemal, qui a construit la Turquie moderne sur les valeurs essentielles que sont la république et la laïcité ”. » Le journaliste pointe la spécificité française comme un phénomène dont l'ampleur est inédite et inattendue puisque la France serait la mieux placée en Europe pour soutenir la candidature turque. Dans son exploitation d'un sondage, le 12 octobre, le même rédacteur réaffirme cette idée : « C'est une autre exception française : le “turcoscepticisme” a le vent en poupe »; « C'est donc seulement en France que le “turcoscepticisme ”, nourri par la peur de l'islam, est aussi directement relayé par une majorité de la classe politique ». Le caractère unique de cette attitude, nommée puis commentée, est souligné à deux reprises par l'actualisation de termes catégoriques. Marc Semo explique d'où elle vient et comment elle se propage, mettant en cause la plupart des responsables politiques. Un autre journaliste de Libération exprime la même pensée à la même date. Il s'agit de Gérard Dupuy qui écrit dans un éditorial : « Si dans tous les pays européens un débat existe, il n'est nulle part si virulent et aussi défavorable à l'ouverture. » Dans ce paysage européen, la situation française se présenterait donc comme une exception. Ces formules qui font de la réaction majoritaire française une spécificité nationale sont récurrentes. Elles émanent de journalistes qui révèlent vraisemblablement la position de la rédaction de Libération en dénonçant une attitude conformiste. Elles font en effet écho à d'autres affirmations qui mettent l'accent sur un alignement général vivement critiqué. Ainsi, en octobre 2004, après le rapport de la Commission européenne rendu public le 6, Alain Duhamel précise que « la question turque envahit la scène politique française » et, deux jours plus tard, Jean-Michel Thénard insiste : « En quelques semaines, le débat sur l'adhésion d'Ankara est devenu hystérique puisque, sur cet objet extérieur, ce sont toutes les angoisses hexagonales du moment qui se sont fixées. » Ces quelques passages sont suffisamment clairs et redondants pour que l'appréhension du « cas turc » par les Français fasse d'eux des Européens à part, au moins dans ce domaine. Le quotidien évoque la perception majoritaire de la candidature turque dans l'imaginaire collectif par petites touches précises et dessine ainsi les contours d'un « cas français » quant à ces manifestations d'hostilité. Sur l'ensemble de notre corpus, la France vue par Le Monde ne fait pas cavalier seul dans ses réactions à l'éventuelle entrée de la Turquie dans l'UE. Même si ce journal s'intéresse à l'opinion publique et dégage de grandes tendances liées aux représentations communautaires, il ne fait pas de l'attitude française un « cas français ». Certes, Thierry de Montbrial considère que les « élites et opinions européennes, particulièrement en France, [sont] entrées en guerre contre et beaucoup plus rarement pour la Turquie », mais cela n'isole pas les Français dans une réaction radicalement différente de celle qui se produirait ailleurs. Le journaliste Arnaud Leparmentier, qui s'exprime sur cette question en analysant les résultats de certains sondages, ne sanctionne pas la position majoritaire des Français comme une exception et désigne au contraire deux autres pays sur ce dossier, chacun à tour de rôle : l'Autriche puis l'Allemagne. Une autre allusion au regard porté par les Européens sur la question turque est émise le 15 décembre, sous une plume anonyme qui précise que « le débat est ouvert parmi les Vingt-Cinq, et en particulier en France, sur ce pays à la charnière de l'Europe et de l'espace arabo-musulman et à l'histoire à la fois européenne et asiatique ». Il est signalé que la discussion maintes fois amorcée entre dans une nouvelle phase qui concerne tous les pays membres de l'UE. L'actualisation de modalisateurs tels que en particulier et particulièrement ne fait pas de la France une exception, elle suppose plutôt un rapport d'inclusion que d'exclusion. Pour Le Monde, il n'y aurait donc pas de « cas français » en ce qui concerne la question turque. Comme Libération, Le Figaro décline le thème d'une spécificité française, mais selon deux axes précis, la conception de la laïcité et la place historique de la France dans l'UE. Le 2 octobre 2004, Olivier Abel dénonce ce qui se cache selon lui derrière les motivations des adversaires de la candidature turque. Pour ce professeur de philosophie, le rejet français vient de là : « Nous ne concevons pas qu'il y ait d'autres voies vers la sécularisation, d'autres voies vers la distinction du théologique et du politique, que les formes prises par la laïcité française. » Ce serait donc au nom d'une volonté d'uniformisation que les Français, fiers de leur modèle laïc et de leur loi de 1905, refuseraient l'entrée d'un autre pays laïc correspondant à une autre vision. On constate que l'attitude nationale n'est pas considérée à part pour des raisons de type quantitatif, mais bien qualitatif. Les Français ont l'impression d'avoir plus ou moins répandu leur modèle dans le reste de l'Europe et semblent persuadés qu'ils ne l'imposeront jamais aux Turcs. Quelques jours plus tard, Alain-Gérard Slama, journaliste et historien, revient sur cette question de laïcité. Bien qu'il ne partage nullement l'enthousiasme de M. Abel pour le « oui à Ankara », il s'accorde avec lui pour dire que les deux conceptions de la laïcité sont en effet divergentes, malgré des points communs : « Pour instaurer la laïcité en Turquie, Atatürk s'est inspiré, il est vrai, du précédent français. […] Il a choisi de s'écarter de son modèle en plaçant les responsables et les enseignants du culte sunnite sous la tutelle de l' État. » Il ne pose pas seulement une différence de perception entre les deux pays, mais une réelle incompatibilité qui tournerait à l'avantage du modèle turc au cas où la Turquie rejoindrait l'UE. Ainsi menacée, la France est vue comme une victime potentielle des Turcs (laïcs ou religieux), à la différence des autres pays européens qui « reconnaissent comme [eux] l'importance du phénomène religieux dans leur société ». Sous la plume de M. Slama, c'est bien l'exception laïque française qui risquerait d' être ébranlée en cas d'intégration turque. Sylvie Goulard se situe sur le même terrain. Après avoir cité un rapport qui signale que « la laïcité turque ne consacr[e] en aucun cas le principe d'une séparation de l' Église et de l' État telle qu'elle est pratiquée en France », elle ajoute : Le premier ministre, Erdogan, s'est récemment flatté d'avoir envoyé ses filles aux États-Unis pour qu'elles aient la “liberté” d'étudier voilées ! Est -ce là l'attitude que nous, Français, attendons d'un possible chef de gouvernement de l'UE ? L'apposition au pronom « nous » est significative : ce n'est pas « Européens » qui suit, mais « Français ». Une fois de plus, l'exception française concerne la laïcité. La question rhétorique permet de signifier avec force l'isolement de la France selon l'auteur. Le 13 octobre, Alexandre Adler, spécialiste de géopolitique internationale, se place dans la peau d'un psychanalyste qui devrait parler aux Français de la question turque. Il en tire la conclusion suivante : Il ne faut pas dire à l'opinion française que l'entrée de la Turquie n'est qu'une petite affaire, qu'elle ne présente pas grand risque [… ]. Car par cette méthode, on ne fait qu'augmenter l'angoisse légitime d'un peuple fort intelligent, s'il n'est pas toujours généreux. Les réticences françaises sont comprises ici comme les symptômes d'une inquiétude généralisée. La conclusion est cependant la même : c'est un peuple à part, envers qui il faut user d'une méthode particulière pour l'amener à réfléchir sur l'adhésion de la Turquie. Le 30 octobre, le parlementaire UMP Renaud Dutreil favorise un angle d'approche historique et rappelle que les Français ont d'abord dit non à l'Allemagne ou à la Grande-Bretagne avant de construire ou de consolider l'Europe unie avec eux. Les Français seraient donc un peuple qui rejette avant d'accepter. Mais cette fois -ci, le « dispositif de fermeture » lui semble particulier, si bien qu'il le labellise et le caractérise : « Le non turc qui monte aujourd'hui en France est inquiétant parce qu'il refuse toute perspective. » On retrouve en toile de fond la conviction commune que ce qui se passe en France par rapport à l'entrée de la Turquie est d'une autre nature que ce qui s'exprime ailleurs ou en d'autres temps. Dans un article cosigné, Daniel Billion, spécialiste du Moyen Orient, et Ahmet Insel, universitaire enseignant en France et en Turquie, constatent en décembre 2004 que l'attitude française est tout à fait spécifique au sein de l'UE. Pour eux, la situation est préoccupante : « Si cette discussion a subitement pris, depuis deux ans, une tournure particulière en France, c'est aussi parce que celle -ci s'interroge sur sa place réelle au sein de cette nouvelle Europe. » Une fois de plus, le cas de la France apparait isolé. Ce n'est pas une question d'ampleur mais un problème d'autodéfinition. Si la Turquie entrait dans l'UE, la France se verrait confrontée à « la perte de sa position centrale ». L'idée de peur intérieure et de menace extérieure ressurgit, non plus à propos de la laïcité, mais plutôt du rôle géostratégique national au sein de cette Union dont les Français sont parmi les principaux initiateurs. Le 9 février 2005, Axel Poniatowski, député UMP, fait écho aux propos de MM. Billion et Insel sur la place de la France au sein de l'UE en cas d'adhésion turque, perspective qu'il redoute. Il conclut sa réflexion sur ces mots : « Le moment venu, nous nous prononcerons sur l'entrée de la Turquie et la décision de la France, ce jour -là, résonnera d'autant plus qu'elle sera toujours parmi les plus fondateurs des pays fondateurs. » La France aurait donc une position exceptionnelle à défendre au sein de l'UE. Ces rédacteurs, dont la signature fonctionne à elle seule comme un argument d'autorité, mettent en lumière une sorte d'angoisse existentielle caractéristique de la France face à la question turque. Le « cas français » serait donc lié à des enjeux identitaires qui transparaissent aussi bien dans les hétéro-représentations que dans les auto-représentations traversant l'imaginaire turc de la France. Si Libération évoque la candidature turque dans l'optique d'un « cas turc » au niveau de l'objet des représentations et d'un « cas français » en ce qui concerne les porteurs de cet imaginaire, Le Monde fait davantage de cette problématique qui concerne à égalité les deux parties (et leurs partenaires) un « cas européen ». Il est en effet frappant de constater que, de même qu'il n'y a pas de « cas français » dans Le Monde, il n'y a pas non plus de « cas turc ». Malgré la pluralité des voix qui se font entendre et le pluralisme d'idées qu'elles expriment, on note une tendance à l'équilibre qui se manifeste par ce mouvement de balancier quasi permanent entre dissemblance et similitude. Pour ce quotidien, la Turquie n'apparait pas comme « l'Autre de l'Europe » mais comme un candidat parmi d'autres, certes « difficile », mais pour l'adhésion duquel la polémique passionnée se nourrit de représentations et non pas de réalités. Dans les colonnes du Figaro, il existe bien un « cas français » qui se différencie nettement de ce que nous avons vu pour Libération; c'est une exception non plus par l'ampleur des réactions mais par la nature de celles -ci. Les mentions de cette spécificité sont plus nombreuses, et elles apparaissent aussi bien sous la plume des partisans de l'adhésion turque que de ses adversaires. La plupart en font un problème qualitatif et non plus quantitatif : les Français sont à part, notamment parce qu'ils ont un modèle laïc à défendre et des angoisses existentielles qui résultent de leur place historique dans l'UE, que l'entrée de la Turquie mettrait en péril. Pourtant, les partisans de l'ouverture pensent que cette perspective est plutôt un défi et que la France, sa laïcité ou son rôle dans l'UE ne seraient en rien diminués par ce nouvel élargissement. Le « cas français » vu par Le Figaro offre donc plusieurs niveaux de lecture et s'intègre dans un cadre de réflexion plus large, celui d'une identité européenne en question(s). L'adhésion controversée de la Turquie à l'UE rassemble rarement ses sympathisants et ses détracteurs, retranchés dans des camps opposés aux points de vue inconciliables. Le juriste Pierre Avril, passant en revue, dans Le Figaro du 16 décembre 2004, l'argumentaire des adversaires et des partisans de l'intégration turque, souligne cependant : « Si la Turquie devient, dans dix ou quinze ans, membre de l'Union européenne, l'Europe ne sera plus la même. Voici l'un des rares points de consensus entre les pro - et les anti-Ankara. » Il y aurait donc un terrain d'entente entre les turcophiles et les turcosceptiques : les enjeux de ce processus d'adhésion sont particuliers et, quel qu'en soit le résultat, il aura des répercussions fondamentales dans les consciences, aussi bien en Europe qu' à l'étranger. Pourquoi ? Vraisemblablement parce qu'il touche avant tout aux représentations identitaires des uns et des autres. Dans notre corpus, certains se préoccupent d'ailleurs de l'identité turque. C'est le cas par exemple de Jean-Dominique Giuliani qui, dans Le Figaro, classe la Turquie comme une candidate à part sans toutefois nier son ancrage européen. Craignant plutôt qu'elle ne devienne « un grand pays européen », le président de la Fondation Robert Schuman suggère une alliance au lieu d'une intégration, alliance qui « respecterait cette identité dont les Turcs sont si fiers ». Mais la plupart des rédacteurs s'intéressent davantage à l'identité européenne. Le 9 juin 2004, Marc Semo constate dans Libération : « Les Européens commencent à s'interroger sérieusement sur les frontières et les fondements de l'identité culturelle de l'Union. » Le 6 octobre, Alain Lamassoure dénonce, dans Le Figaro, la décision européenne de reconnaitre la candidature turque : « En acceptant de classer la Turquie parmi les pays candidats à l'adhésion, le Conseil européen de décembre 1999 a abandonné d'un coup le seul critère objectif et a compromis la fixation même de frontières ultimes de l'Union. » Pour lui, le critère géographique est intangible : la Turquie n'étant pas en Europe, sa candidature, bien que validée, est non recevable. Il suggère aussi que, quel que soit le motif d'exclusion de la Turquie, ses partisans feront de l'UE un territoire réservé en fonction de facteurs religieux, économiques ou raciaux. Mais même s'il refuse d'entrer dans un processus de labellisation lourd de connotations, son premier argument fait de la Turquie une persona non grata au sein de l'UE. Le 25 novembre, Valéry Giscard d'Estaing, qui partage son opinion, énumère un certain nombre de données caractéristiques, selon lui, de l'identité européenne, puis affirme : Aucun de ces éléments n'a été partagé par la Turquie. Le fait de le constater n'implique pas de jugement péjoratif ! La Turquie a développé en parallèle sa propre histoire et sa propre culture qui appellent le respect. Mais constatons objectivement que les fondements identitaires […] sont différents. Bien que l'ancien président de la République refuse d'admettre la prégnance de l'imaginaire collectif dans tout ce qu'il aurait d'émotionnel, il revendique son bien-fondé dans un cadre raisonné, argumenté, voire scientifique. Enfin, Axel Poniatowski, le 9 février 2005, envisage avec une relative sérénité un élargissement de l'UE : Au 1 er janvier 2007, nous accueillerons la Roumanie et la Bulgarie, et le principe de l'intégration de la Croatie, la Bosnie, la Macédoine, la Serbie, l'Albanie, le Kosovo et le Monténégro est inscrit dans les faits. Nous serons alors trente-quatre et même trente-sept si les pays slaves de l'ex-URSS […] nous rejoignent. Trente-sept mais tous Européens. Contrairement à la plupart des opposants à l'adhésion turque, il ne craint pas un élargissement massif de l'UE, pour peu que l'unité géographique, la continuité territoriale et une certaine harmonie culturelle puissent prévaloir. Et il enchaine aussitôt : « L'adhésion de la Turquie est en revanche une tout autre affaire. […] L'adhésion pure et simple de la Turquie sonnerait le glas d'une unité de civilisation et d'identité. » L'idée de la mort de l'Europe est sous-jacente; l'intégration turque serait mortifère. Quant à Ahmet Insel et Didier Billion, ils réexaminent les arguments « qui s'appuient sur une conception essentialiste de l'Union européenne » puis, refusant de se laisser enfermer par « une barrière infranchissable sur la base d'une différence culturelle », ils expliquent aux lecteurs que « c'est donc de l'identité de l'Union européenne dont nous discutons aujourd'hui à travers le cas turc ». Une approche qui trouve des échos dans Le Monde sous la plume de Nicolas Weill qui affirme, le 29 septembre 2004, que la question turque « renvoie le continent européen à sa propre identité », puis sous celle de Jérôme Bourdon le 9 novembre. Pour lui, « la Turquie peut changer. L'Europe aussi », et cette notion de changement n'est pas forcément liée à l'intégration future et lointaine de la Turquie dans l'Europe. C'est un phénomène plus global auquel il faut se préparer. Dans ce contexte, il considère que « la Turquie est ici un prétexte à débattre d'une affaire d'identité conçue comme essence et éternité ». La question turque joue donc un rôle de catalyseur dans l'interrogation sur l'identité européenne. Elle bouleverse les repères établis et suppose l'invention de nouvelles solutions à des problèmes qui paraissaient résolus. Où commencent et où s'arrêtent les frontières du continent ? Que faire de cette candidature acceptée, mais ne correspondant apparemment pas aux principes de l'Union qui ne peut accepter en son sein que des pays européens ? Et plus crucial encore, que signifie aujourd'hui être européen ? Au-delà des contestations politiques qui, depuis 2002 notamment, ont remis en cause l'affirmation du caractère européen de la Turquie, reconnu en 1963, et sa vocation à intégrer l'UE, entérinée en 1999, l'étude des représentations communautaires actuelles met en valeur des éléments affectifs et psychologiques déterminants pour l'avenir des relations internationales. En France, bien que l'interdiscours médiatique ne soit pas homogène, la question turque a soulevé en 2004-2005 des réactions d'hostilité particulièrement marquées et montré l'attachement des Français à leur conception de la laïcité, ainsi que leur inquiétude à l'idée de perdre leur place prépondérante au sein de l'UE. Sur ces deux plans, la simple ouverture des négociations avec la Turquie est perçue comme une menace pour une France qui se sent vulnérable. L'effet de dramatisation étant intense dans la presse quotidienne, l'adhésion turque se présente quelquefois, dans les articles d'opinion, comme un cataclysme inéluctable. Le « risque turc » se mue en un « défi européen » d'autant plus important à relever qu'il pose la question de l'identité européenne et finit par interroger sur l'interprétation des principes constitutifs de notre Union et la définition des valeurs qui la fondent . | Dans cet article, l'auteur analyse un corpus de presse tiré des trois quotidiens nationaux que sont Libération, Le Monde et Le Figaro, en s'intéressant aux autoreprésentations qui traversent l'imaginaire des Français vis-à-vis de la Turquie, pays candidat à l'intégration dans l'Union européenne. L'étude de ces articles d'opinion met en valeur le fait que l'ouverture des négociations avec ce pays renforce en France un sentiment de vulnérabilité et révèle également une interrogation cruciale sur l'identité européenne. | linguistique_11-0368550_tei_673.xml |
termith-697-linguistique | L'étude des productions langagières enfantines s'est longtemps focalisée uniquement sur les aspects linguistiques de l'acquisition du langage, ainsi que l'attestent les méthodes proposées pour évaluer les capacités langagières, qu'il s'agisse de questionnaires basés sur le compte rendu parental (Kern, 2007), de batteries de tests (ELO : Khomsi, 2001; Isadyle : Piérart, 2005), ou encore, du calcul d'indicateurs tels que la « longueur moyenne des énoncés ou LME » (Parisse et Le Normand 2001, 2006; Le Normand, 2007; Rondal, 1997). Pourtant, de plus en plus d'études (McNeill, 1992, 2000; Calbris, 2000, Kendon, 2004) tendent à montrer que le langage parlé est multimodal et incorpore des signaux non linguistiques (vocalité et gestualité), et que le développement langagier gagne à être décrit dans ses aspects multimodaux (Morgenstern et al., 2008; Rowe et al., 2008; Colletta et al., 2010). Par exemple, les observations de l'équipe de Goldin-Meadow concernant les enfants américains, nous dévoilent clairement que le développement communicationnel de l'enfant ne se résume pas au passage du « stade un mot » (période où les productions linguistiques de l'enfant se résument à des énoncés à un mot) au « stade deux mots » (période où on voit apparaitre dans ses productions des énoncés à deux mots). En fait, d'après leurs observations (Butcher et Goldin-Meadow, 2000; Goldin-Meadow et Butcher, 2003), vers 12 mois environ, l'enfant commence par utiliser des gestes seuls, qui sont d'ailleurs la plupart du temps des gestes déictiques (exemple : l'enfant pointe du doigt un objet et regarde alternativement la mère et l'objet afin de signifier à sa mère qu'il le veut), puis, à partir de 14 mois, des combinaisons bimodales composées d'un geste et d'un mot (exemple : l'enfant pointe du doigt vers un référent tout en prononçant le mot correspondant), et quelques mois plus tard des énoncés composés de deux mots (exemple relevé dans notre corpus « voiture chien »). Il semble donc que le geste apparaisse comme un moyen d'expression transitoire, un tremplin qui permet à l'enfant d'entrer dans la communication verbale à un âge où cette tâche est encore trop complexe pour lui. Les combinaisons bimodales produites par l'enfant au cours de la seconde année ont donné lieu à des observations plus précises. Ainsi Volterra et son équipe (Volterra et Erting, 1994; Volterra et al., 2004; Capirci et al., 1996), analysant les premières productions langagières de jeunes enfants italiens, en ont proposé une typologie détaillée (reprise par Morgenstern et al., 2008; Estève, 2009; Ducey-Kaufmann et al., 2004). En analysant ce que le geste apporte à la parole, les auteurs considèrent trois types de combinaisons : soit le geste entretient une relation de « redondance » avec la parole (exemple relevé dans notre corpus : l'enfant pointe du doigt une figurine représentant un chien et dit « chien », ou secoue la tête de droite à gauche et dit « non »); soit le geste entretient une relation « complémentaire » avec la parole, nécessaire pour comprendre celle -ci (exemple : l'enfant utilise une forme déictique telle « ça » ou « lui » et pointe du doigt le référent, seul le geste permettant d'identifier celui -ci); soit le geste entretient une relation « supplémentaire » avec la parole car il apporte une information non présente dans la verbalisation (exemple relevé dans notre corpus : l'enfant pointe du doigt une figurine représentant un personnage et ajoute « tombé »). Or les chercheurs italiens ont observé que si à 16-20 mois, âge où l'enfant est encore dans la période des énoncés à un mot, l'enfant privilégie les combinaisons redondantes, après 20 mois, alors qu'il a commencé à produire des énoncés à deux mots, il utilise presque uniquement des combinaisons supplémentaires et complémentaires. Ils en concluent que cette évolution va de pair avec l'entrée de l'enfant dans la syntaxe, laquelle se produit en général aux alentours de 18-20 mois, et que cela manifeste l'émergence de la capacité à dire « quelque chose au sujet de quelque chose ». Le même phénomène a été attesté ailleurs, chez l'enfant américain (Butcher et Goldin-Meadow, 2000; Goldin-Meadow et Butcher, 2003). Les chercheurs américains sont d'ailleurs parvenus à montrer que l'utilisation des combinaisons bimodales à valeur complémentaire et supplémentaire est prédictive de l'entrée dans la période des énoncés à deux mots, autrement dit dans la syntaxe. La question qui se pose à l'issue de toutes ces observations est de savoir ce qu'il advient des combinaisons gestes-mots au-delà de la deuxième année, lorsque le geste accompagne non plus un seul mot, mais des verbalisations comportant deux mots ou davantage. L'un des objectifs de notre travail est d'apporter des éléments de réponse à cette question, grâce à un vaste corpus de productions langagières d'enfants âgés de 17 à 41 mois. Toutefois, dans le cas présent, nos objectifs sont à la fois plus modestes et circonscrits. Notre premier objectif consiste à utiliser les données provenant de l'exploitation de ce corpus pour vérifier si, chez l'enfant français, on retrouve la même évolution des conduites verbales et bimodales que celle mise au jour chez l'enfant italien et l'enfant américain. Notre second objectif consiste à réfléchir à un indice du développement langagier du jeune enfant qui permette d'intégrer les aspects gestuels de ses productions, à un âge où celles -ci participent pleinement et nécessairement à l'expression de ses intentions de communication. Commençons par décrire le corpus, ses conditions de recueil ainsi que les données que nous en avons extraites et leur exploitation. Le corpus qui sert de base empirique à la présente étude provient d'un programme de recherche-action soutenu et financé par les localités du bassin grenoblois et intitulé « Parler » (P arler A pprendre R éfléchir L ire E nsemble pour R éussir), programme auquel participe Marie-Thérèse Le Normand, co-auteure de cet article. Les acteurs de ce projet tentent de lutter contre l'échec scolaire des enfants issus de familles défavorisées en intervenant le plus tôt possible (dans le cas présent, en crèche) afin de prévenir les difficultés liées à l'apprentissage du langage oral et écrit. L'action concerne 154 enfants, répartis dans 6 crèches de l'agglomération grenobloise accueillant en majorité des enfants dont la C.S.P. des parents est basse et pour lesquels on peut soupçonner un retard de langage, enfants auxquels s'adresse le programme d'aide et d'entrainement mis au point par les chercheurs et réalisé au cours d'une période de 6 mois. Afin de mesurer l'effet du programme, la quasi-totalité des enfants a été filmée deux fois (une fois avant le démarrage du programme, une fois après la dernière séance) en situation de jeu et en interaction avec un adulte, selon le protocole de Parisse et Le Normand (2006). Le matériel utilisé en guise de support est la maison de jeu Fisher Price. Celle -ci comporte deux chambres, une salle à manger, une cuisine, un garage séparé, ainsi que divers objets (un cheval à bascule, une table, des chaises, une poussette) et des figurines (deux parents, deux enfants, un clown et un chien). L'utilisation de ce support avec tous les enfants homogénéise le format de l'interaction et l'orientation pragmatique de l'activité langagière tout en garantissant le contrôle des entrées lexicales reliées à l'activité ludique. En outre, l'attitude de l'adulte est invariante d'une interaction à l'autre : celui -ci se conduit comme un partenaire de jeu bienveillant qui recentre l'attention de l'enfant sur la panoplie en posant toujours le même genre de questions (exemples : « Tu mets la voiture dans le garage ? », « Ils vont manger les petits bonhommes ? », etc.), et se borne à reprendre les verbalisations de l'enfant en proposant des corrections et des expansions (exemple : enfant : « afien »; adulte : « C'est le chien ? C'est le petit chien de la maison »). Au total, ce sont 154 interactions d'une durée moyenne de 15 minutes qui ont été filmées. Au final, le corpus est constitué de 154 séquences de 11 minutes (cette durée correspond à la plus petite interaction enregistrée), collectées au début de chaque interaction, afin de rendre les comparaisons possibles. Afin d'analyser les productions multimodales en fonction de l' âge, nous avons distingué quatre classes d' âges déjà documentées dans les études précédentes (Volterra et Erting, 1994; Volterra et al., 2004; Goldin-Meadow et Butcher, 2003; Kern, 2007; Morgenstern et al., 2008). Le tableau 1 présente les effectifs correspondant à chaque classe d' âge. L'exploitation des données du corpus a été réalisée à l'aide du logiciel ELAN ®, avec lequel nous avons créé une grille d'annotation ad hoc pour transcrire et annoter les variables pertinentes. Dans les lignes qui suivent, nous évoquons les choix opérés en matière de transcription, puis d'annotation des verbalisations, des gestes et des combinaisons bimodales. Nous avons choisi de transcrire sur deux lignes séparées les paroles de l'adulte et de l'enfant afin de pouvoir annoter séparément ces dernières. Chaque annotation correspond à un « groupe de souffle », c'est-à-dire à une succession de signaux voco-verbaux ininterrompue entre deux pauses, silences ou changements de locuteur. Les pauses chez l'enfant (30 millisecondes en moyenne) étant plus longues que chez l'adulte (20 millisecondes en moyenne), nous avons considéré qu'il n'y avait pas d'interruption de la parole lorsque les pauses étaient inférieures à 30 ms, et avons annoté les groupes de souffle en conséquence, imitant en cela d'autres chercheurs. La transcription des paroles est orthographique, mais tient compte des hésitations, faux-départs et reprises (exemple : « le ch le ch ch le chien ») ainsi que de la prononciation réelle de l'enfant (exemples : l'altération consonantique « fien » pour « chien », l'erreur de segmentation aboutissant à « zoiseau »). Les marques de remplissages ou fillers (Veneziano et Sinclair, 2000) tels « a » ou « è » placés en début de mot sont transcrits (exemple : si l'enfant dit /apusεt/ nous transcrivons « apoussette »), de même que les groupes de mots « formules » (Chevrier-Muller et Narbonna, 2007) : expressions figées utilisées par l'adulte et que l'enfant s'approprie telles quelles comme /se/ que nous transcrivons « c'est » ou /apu/ qui devient « apu » ou encore /ela/ qui devient « est là ». Le nombre de mots composant les énoncés étant une variable cruciale lorsqu'on s'intéresse aux premières productions linguistiques enfantines, nous avons choisi de catégoriser les verbalisations de manière très précise, à partir des indications qui suivent. À chaque verbalisation correspondant à un énoncé, est attribué, sur la piste suivante, un « nombre de mots » équivalent à un, deux ou trois mots. Les « énoncés à un mot » comportent une seule unité de sens et peuvent être composés de : un mot, c'est-à-dire une unité lexicale (nom, verbe ou autre) dont la forme est conforme à la prononciation adulte ou standard du mot; un quasi-mot, c'est-à-dire une unité lexicale (nom, verbe ou autre) dont la forme est légèrement différente de la prononciation standard (altération phonologique, erreur de segmentation); un ensemble filler + mot ou un mot-formule. Comme nous l'avons indiqué ci-avant, ces verbalisations sont à considérer comme une seule unité lexicale. Les « énoncés à deux mots » comportent deux unités de sens et comportent eux-aussi trois catégories : l'assemblage de deux mots dont la forme est conforme à la prononciation standard; l'assemblage d'un mot et d'une unité lexicale autre (quasi-mot, ensemble filler + mot ou mot-formule); l'assemblage de deux unités lexicales telles celles désignées ci-avant. Enfin, les « énoncés à trois mots » comportent trois unités de sens : soit trois unités lexicales (quelle que soit leur forme), soit deux unités lexicales assorties d'un morphème (déictique, pronom, déterminant ou autre) dont le statut morphémique est avéré, soit une seule unité lexicale assortie de deux morphèmes (exemples : « mets bébé là », « ça va là »). Précisons, pour terminer sur les annotations linguistiques, que la répétition de mots n'est pas comptabilisée dans la catégorisation des énoncés, et que lorsque la verbalisation n'est pas conforme à la syntaxe standard, elle n'est pas normalisée mais prise en compte telle quelle. À titre d'exemple, pour un énoncé ayant la forme « i i i pati du petit fien », l'analyse aboutit à considérer qu'il s'agit d'un énoncé à 5 mots : « i + pati + du + petit + fien » comportant 5 unités de sens. En ce qui concerne les gestes, nous avons uniquement pris en compte les gestes déictiques ou de pointage, ce qui exclut les saisies d'objets issues des actions de jeu (comme, par exemple, lorsque l'enfant saisit une figurine pour la mettre dans la chaise ou dans la voiture) et les autres catégories de gestes communicationnels définis par Colletta (2004) et Kendon (2004). Précisons que les gestes déictiques représentent 76 % de l'intégralité de la production gestuelle enfantine relevée dans le corpus, ce qui s'explique à la fois par la nature de la situation, qui génère des besoins de désignation, et par l' âge des enfants, âge où les pointages constituent le mode dominant de production gestuelle. Parmi ces gestes, nous avons étiqueté comme tels les gestes de « saisie communicationnelle » (ce que Volterra et al. [2004] nomment les gestes de ritualized request), saisies associées au fait de brandir un objet afin de le montrer à l'adulte et accompagnées d'un regard fixe de l'enfant vers l'adulte ou d'un regard alterné de l'enfant vers l'adulte et l'objet. L'annotation des gestes s'effectue sur une quatrième piste. Ceux -ci sont ensuite catégorisés comme des productions isolées (« geste seul ») ou comme intégrés à des « combinaisons » bimodales geste + mot. S'agissant de ces combinaisons bimodales, nous avons conservé la même typologie que celle proposée par Volterra et al. (2004) et présentée dans la section 1, et en conséquence, nous avons distingué trois types de combinaisons : à valeur redondante, à valeur complémentaire et à valeur supplémentaire. Les annotations correspondantes sont réalisées sur la cinquième piste du fichier de transcription. Rappelons que l'objectif premier de cette étude est de vérifier que l'évolution des conduites langagières enfantines bimodales mise en évidence dans les travaux italiens et américains vaut également pour l'enfant français. Cette évolution peut être mise en évidence de deux façons : soit en comparant les productions à partir de l' âge réel, biographique, des enfants, soit en les comparant à partir de leur âge linguistique. Dans le cas présent, les enfants sont supposés venir de familles défavorisées et présenter davantage de retard de langage, à un âge précoce, que dans d'autres couches de la population, puisqu'un programme d'aide leur est destiné. Il était donc nécessaire de prendre en compte leur âge linguistique, à la fois pour vérifier que les capacités linguistiques de ces enfants se situent effectivement en-dessous du niveau attendu, et également pour disposer d'une variable plus fiable que l' âge réel afin d'atteindre l'objectif rappelé au début de cette section. De ce point de vue, la LME (Longueur moyenne d'énoncé) est un indice intéressant car il est corrélé à l' âge jusqu' à 48 mois (Klee et al., 1989) et peut être calculé en mots (MLU w ou « mean length of utterrance in words » ou en morphèmes (MLU M ou « mean length of utterance in morphemes »), selon l'objectif visé. Brown (1973) insistait sur l'importance de la calculer en nombre de morphèmes car son intérêt allait au développement grammatical. Or pour notre étude, ce n'est pas tant le développement grammatical qui nous intéresse que le développement lexical, et la manière dont nos jeunes sujets combinent des mots et des gestes. Par conséquent, nous avons opté pour le calcul de la LME en fonction du nombre de mots selon l'opération suivante : Nombre total de mots Nombre total d'énoncés verbaux Grâce à l'étude princeps de Le Normand (1991) ainsi qu'aux enquêtes de Parisse et Le Normand (2001) et de Le Normand et al. (2008), nous disposons aujourd'hui de valeurs moyennes de la LME par âge pour l'enfant français. Pour apprécier les capacités linguistiques des sujets de notre étude, nous avons donc comparé leur LME à celle obtenue en 2008 par Le Normand et ses collègues pour 316 sujets. Les résultats apparaissent dans la figure 1 ci-dessous. De manière générale, on observe que les valeurs de LME sont plus basses pour nos sujets. Si à 24 mois l'indice est le même pour nos sujets et ceux étudiés par Le Normand et ses collègues, par la suite les valeurs se différencient : à 27 mois, la LME de nos sujets stagne aux alentours de 1,5 alors qu'elle dépasse déjà deux mots par énoncés chez l'enfant tout venant; à 30 mois, l'écart se maintient, toujours en faveur de l'enfant tout venant; à 36 mois, nos sujets présentent un indice moyen de 2,5 alors que ceux étudiés par Le Normand et ses collègues produisent en moyenne 3,4 mots par énoncé; enfin, à 42 mois l'enfant tout venant produit toujours en moyenne un mot de plus par énoncé que nos sujets. En conclusion, on observe effectivement un décalage entre les capacités linguistiques de nos sujets et les capacités linguistiques de sujets tout venant. Le décalage est suffisamment important et constant pour légitimer la nécessité, pour la présente étude, de s'appuyer aussi sur l' âge linguistique des sujets plutôt que sur leur seul âge réel. Avant de présenter le détail de nos analyses, il parait important d'avoir une vue d'ensemble des résultats. Comme le montre le tableau 2, dans les données collectées, nous avons identifié 8 713 énoncés parmi lesquels 470 gestes seuls (G), 1 247 combinaisons geste + mot (C), 1 748 énoncés à un mot (E1M), 1 613 énoncés de deux mots (E2M) et 3 635 énoncés de trois mots et plus (E3M+). Pour vérifier la présence d'un effet de l' âge, il est nécessaire de prendre en compte les différences d'effectifs d'une classe d' âge à l'autre. Nous avons donc calculé, pour chaque catégorie, la valeur moyenne obtenue dans chaque groupe d' âge en divisant le nombre total d'occurrences par le nombre d'enfants correspondant à ce groupe d' âge. Commençons par une observation générale : la moyenne des productions (toutes modalités d'émission confondues) augmente régulièrement sur la période observée, elle passe de 31 énoncés chez les plus jeunes à 80 chez les plus âgés. En observant le détail des productions sur la figure 2, nous pouvons voir que la proportion d'énoncés purement gestuels (G) diminue avec l' âge et tend à disparaitre dans la dernière classe d' âge au profit des énoncés à deux mots (E2M), dont la part augmente brusquement à 24 mois (de 3 à 13) mais reste stable ensuite, ainsi que des énoncés à trois mots et plus (E3M+), qui connaissent une croissance très importante et constante dès 24 mois. En revanche, la part des combinaisons geste + mot (C) et des énoncés à un mot (E1M) reste à peu près stable de 17 à 41 mois. D'ailleurs, ce phénomène nous interpelle : si l'enfant devient capable de produire des énoncés à plusieurs mots, pourquoi continue -t-il à produire des gestes en accompagnement des mots dans les combinaisons bimodales ? Certes, leur part n'évolue pas, mais la nature de ces combinaisons change. Nous notons en effet que si elles sont généralement redondantes chez les plus jeunes de nos sujets (45 % de combinaisons redondantes contre 22 % de supplémentaires et 23 % de complémentaires dans la première classe d' âge), elles deviennent majoritairement supplémentaires (77 % chez les plus âgés), comme nous l'avons constaté ailleurs (Batista et Colletta, 2009). On retrouve ici l'évolution attestée dans les données italiennes et américaines, une évolution qu'on peut analyser comme signalant l'émergence des capacités syntaxiques, puisque avec les combinaisons supplémentaires, l'enfant devient en mesure de « dire quelque chose au sujet de quelque chose » (Volterra et al., 2004), c'est-à-dire d'exprimer une prédication, comme il le fait ensuite dans les énoncés à deux mots. Autre phénomène à noter : en examinant les données recueillies dans chaque groupe d' âge, il apparait qu' à aucun moment les énoncés à deux mots ne sont majoritaires. Tout se passe comme si, à la différence de la période des énoncés à un mot, celle des énoncés à deux mots n'existait pas. En d'autres termes, une fois capable d'enchainer deux mots dans sa production, l'enfant produit très vite des énoncés plus longs comportant trois mots ou davantage, et au vu de ces données, on peut difficilement parler d'un « stade des deux mots » (Goldin-Meadow, 2003). Mais une autre lecture des mêmes données est possible, cette fois en faisant abstraction de la modalité pour ne considérer que le nombre d'éléments composant l'énoncé. Si à l'instar d'Estève (2009) ou Millet et Estève (2009) nous considérons que les deux modalités expressives (verbale/gestuelle) contribuent de façon identique à la composition de l'énoncé, une autre lecture des données devient possible en comptabilisant simplement le nombre d'éléments composant l'énoncé. Les énoncés à un élément (1EL) comprennent donc les énoncés à un mot (E1M) et les gestes seuls (G); et les énoncés à deux éléments (2EL) englobent les combinaisons geste-mot (C) et les énoncés à deux mots (E2M). En ce qui concerne les énoncés à trois éléments et plus (3EL+), ils comprennent pour l'instant seulement les énoncés à trois mots et plus (E3M+). À la lecture de la figure 3, on voit apparaitre trois périodes distinctes caractérisant les productions de nos sujets : les enfants de la première classe d' âge communiquent majoritairement grâce à des énoncés composés d' 1EL. Le nombre d'énoncés à un élément reste ensuite stable tout au long de la période étudiée; chez les enfants de la seconde classe d' âge, ce sont les énoncés à deux éléments (2EL) qui deviennent majoritaires. Par la suite, le nombre de ceux -ci n'augmente pas et se stabilise, lui aussi; enfin, à partir de 30 mois (troisième classe d' âge), les énoncés produits par l'enfant sont en majorité des énoncés comportant au minimum trois éléments (3EL+). Le nombre de ceux -ci augmente ensuite, chez les enfants de la quatrième classe d' âge. Les différences observées sont-elles statistiquement significatives ? La comparaison des variances ne montre pas de différence significative en ce qui concerne l'emploi des 1EL à travers les quatre classes d' âge. Par contre elle met en évidence des différences significatives en ce qui concerne les 2EL et les 3EL+. Ainsi, pour les 2EL, l'augmentation de leur emploi est significative (voir le tableau 3) entre la première et la seconde classe d' âge : les enfants âgés de moins de 24 mois produisent moins d'énoncés à deux éléments que leurs pairs plus âgés. Pour les 3EL+, on note un accroissement significatif de leur emploi dès 24 mois, et bien sûr à 30 mois, dans la classe d' âge où ils deviennent majoritaires en nombre, ainsi qu' à 36 mois, bien que la différence soit moins nette au plan statistique (tableau 4, dernière ligne : p = ,066). Contrairement à ce qui se passe pour les 2EL, l'évolution de l'usage des 3EL est visible tout au long de la période étudiée, et les énoncés longs sont de plus en plus employés au fil de l' âge. Ainsi, si on ne peut, au vu de nos données, accorder de réalité empirique au « stade des deux mots », la présente analyse aboutit à mettre en évidence une période au cours de laquelle les énoncés à deux éléments, qu'ils soient de nature verbale ou de nature bimodale, sont effectivement majoritaires parmi les productions de l'enfant. Par la suite, nous projetons de réaliser une analyse qualitative pour comprendre plus précisément ce qu'il se passe avant et après cette période de transition où émergent les premières constructions syntaxiques, entre les productions initiales de l'enfant, brèves et limitées à un mot ou un geste, et le moment où la plupart de ses énoncés correspondent à des verbalisations longues. À présent, examinons nos données en partant non plus de l' âge des sujets, mais de leurs performances linguistiques effectives, mesurées à l'aide de la LME comme on l'a expliqué dans la section « Méthode ». La comparaison des productions dans les quatre classes d' âge a fait apparaitre une nette évolution de celles -ci en même temps que la part importante qu'y prennent la gestualité et les combinaisons bimodales. Mais les performances linguistiques de nos sujets sont en moyenne inférieures à celles de sujets tout venant. Pour disposer d'un tableau évolutif plus général, il nous faut désormais analyser leurs productions à partir de leur âge linguistique. À cette fin, nous avons réparti les enfants dans trois groupes correspondant à trois niveaux d'habileté linguistique : le premier groupe rassemble les enfants ayant une LME comprise entre 1 et 1,5 (non inclus), et qui en sont au stade initial, avec une production linguistique majoritaire d'énoncés à un mot; le second groupe rassemble les enfants ayant une LME comprise entre 1,5 et 2,5 (non inclus), et dont les productions sont majoritairement, au plan linguistique, des énoncés à deux mots; le troisième groupe rassemble les enfants ayant une LME supérieure à 2,5 et qui produisent en majorité des verbalisations plus longues. Comme cela apparait sur la figure 4, les enfants ayant une LME inférieure à 1,5 produisent autant d'énoncés à un (1EL) qu' à deux éléments (2EL), mais très peu d'énoncés à trois éléments et plus (3EL). Les enfants dont la LME est comprise entre 1,5 et 2,5 (groupe intermédiaire), quant à eux, communiquent en utilisant autant d'énoncés à deux éléments qu' à trois éléments et plus, mais moins d'énoncés à un élément (même si le nombre de ces derniers reste stable). Enfin, les enfants dont la LME est supérieure à 2,5 communiquent essentiellement à l'aide de verbalisations longues, même si le nombre des 1EL et des 2EL reste stable dans leurs productions. Avec cette analyse, on retrouve évidemment l'évolution des productions constatée à partir de l' âge de nos sujets, mais en partant de l' âge linguistique et non plus de l' âge biographique, elle prend une portée plus générale. Il reste à présent à affiner à nouveau l'analyse pour tenter de proposer un modèle de développement bimodal des productions langagières qui intègre les éléments gestuels. La figure 5 présente l'évolution de la répartition des cinq types de productions que nous avons distingués au départ en fonction du niveau de LME de l'enfant et fait apparaitre trois profils langagiers : Le premier profil (LME inférieure à 1,5) correspondrait à l'enfant qui communique encore majoritairement à l'aide d'énoncés comportant un seul élément (un mot ou un geste) et de combinaisons, même si des verbalisations plus longues (2M ou 3M+) peuvent apparaitre dans son répertoire. À ce stade, l'enfant utilise et combine des éléments issus de différents modes communicationnels pour créer du sens et exprimer ses intentions de communication; Le second profil (LME comprise entre 1,5 et 2,5) correspondrait à l'enfant qui communique majoritairement à l'aide d'énoncés comportant un ou deux éléments et chez qui les verbalisations longues (3M+) restent encore assez peu employées. À ce stade, l'enfant privilégie les verbalisations courtes, même s'il continue à faire usage des éléments gestuels; Le troisième profil (LME supérieure à 2,5) correspondrait à l'enfant qui communique majoritairement à l'aide de verbalisations longues et chez qui les moyens de communication gestuels (employés seuls ou combinés) deviennent minoritaires. À ce stade, la plupart des énoncés de l'enfant correspondent à des verbalisations sans le geste. Issue de l'analyse encore partielle de nos données, il manque encore à cette tentative de modélisation la prise en compte des productions précoces, avant 18 mois, période au cours de laquelle il est possible d'isoler un stade antérieur au cours duquel l'enfant ne sait pas encore combiner deux éléments. Il lui manque aussi l'analyse bimodale des verbalisations longues, puisqu'on peut trouver des combinaisons comportant un geste et plusieurs mots. Il lui manque enfin la prise en compte non plus seulement des pointages gestuels, mais des autres gestes que peut produire l'enfant de cet âge, en particulier des emblèmes sociaux et des gestes à visée représentationnelle. C'est donc seulement à l'issue de cette extension des observations qu'on sera en mesure de proposer et tester un modèle bimodal du développement langagier. Deux objectifs majeurs guidaient cette étude : Étudier l'évolution des productions langagières enfantines entre 18 mois et quatre ans et demi afin de vérifier que celle -ci est conforme, au moins pour la période correspondante, aux évolutions mises en évidence dans les travaux italiens et américains comparables et qui ont pris en compte les moyens gestuels de communication utilisés par les jeunes enfants; Réfléchir à une nouvelle lecture de cette évolution dans le but de proposer un modèle bimodal du développement langagier qui intègre l'ensemble des moyens de communication utilisés par le jeune enfant : verbalisations, mais aussi gestes et combinaisons bimodales. Concernant le premier objectif, l'évolution mise en évidence, faite d'une diminution de l'emploi des gestes seuls, d'une utilisation relativement stable des énoncés à un mot et des combinaisons bimodale, et d'un accroissement important des énoncés à deux mots (vers deux ans) puis des verbalisations longues (au-delà), confirme celle attestée dans les données italiennes et américaines. Elle signale tout à la fois la préférence de l'enfant, au fil de l' âge, pour les verbalisations, et le rôle important joué par les combinaisons bimodales. En effet, ces dernières évoluent nettement au plan qualitatif, comme nous l'avons montré ailleurs (Batista et Colletta, 2009), et signalent ainsi l'émergence des capacités syntaxiques dès avant deux ans. Il reste à présent à compléter ce tableau évolutif en intégrant les changements qualitatifs qui se produisent dans les combinaisons geste-mot lorsque le geste accompagne des énoncés comportant plus d'un mot, et nous allons nous y employer dans la suite de notre travail, en focalisant nos observations sur les traces de l'émergence d'une syntaxe plus complexe. Concernant le second objectif, nous avons d'abord procédé à une relecture des données qui neutralise la différence de modalité et met sur le même plan gestualité et verbalisation. Celle -ci fait apparaitre une période de transition : le moment où les productions combinant deux éléments (qu'il s'agisse d'énoncés à deux mots ou de combinaisons bimodales) sont majoritaires dans les conduites langagières de l'enfant. Puis, après avoir neutralisé la variable sociologique inhérente au choix de l'échantillon et pris comme base d'analyse l' âge linguistique plutôt que l' âge biographique, nous avons proposé l'ébauche d'un modèle bimodal du développement langagier précoce, en trois phases. Comme toute ébauche, cette tentative de représentation reste à compléter et affiner avant de pouvoir être testée. Mais nous pouvons d'ores et déjà préciser que, comme nous disposons de deux observations à six mois de distance pour la quasi-totalité de nos sujets, il sera possible de commencer à tester ce modèle à partir de nos données. L'apparition récente de tests d'évaluation des capacités langagières intégrant des éléments gestuels (Coquet et al., 2007) montre en tous les cas qu'il est temps de réfléchir à une modélisation de ce type . | Dans le présent article, nous étudions les productions langagières de jeunes enfants français en situation de jeu quasi naturelle avec un adulte. Nous savons que les enfants âgés de 17 à 41 mois qui commencent à mobiliser leurs ressources verbales produisent des combinaisons geste-mot. Le rôle de ces combinaisons bimodales a déjà été bien étudié chez les enfants italiens et américains mais ce n'était pas encore le cas chez l'enfant français. Notre premier objectif est donc d'analyser les productions langagières verbales, gestuelles et bimodales d'enfants français pour vérifier qu'on y retrouve bien les évolutions constatées ailleurs. Notre deuxième objectif consiste à réfléchir à une représentation du développement langagier précoce qui, à la différence d'indices telles la LME, prenne en compte l'ensemble des productions gestuelles, bimodales et verbales des jeunes enfants. À cette fin, nous proposons une analyse qui met sur le même plan gestualité et verbalisations, ainsi que l'ébauche d'un modèle bimodal qui reste à affiner par la suite. | linguistique_12-0078142_tei_537.xml |
termith-698-linguistique | Nous allons traiter ici de cette forme particulière d'interaction qu'est la violence verbale, à partir d'un corpus constitué de transcriptions d'audiences tenues lors du procès de Slobodan Milošević au Tribunal pénal international de La Haye. Ce procès est à bien des égards original. L'accusé se défend seul, ne reconnaissant pas la légitimité du TPI qu'il considère comme « une marionnette de la justice de l'Occident » (Jolicœur, 2002). Cette attitude confère une teneur particulière à son procès : il tente, devant ses victimes indirectes, d'inverser les rôles impartis et de s'ériger de la position d'accusé, planificateur de la violence de masse, à celle de procureur, en mettant en place différentes stratégies discursives déstabilisatrices. Le procès de Slobodan Milošević pour crimes de guerre, crimes contre l'humanité et génocide, dans les conflits de l'ex-Yougoslavie, a débuté le 12 février 2002. Les différentes étapes de la procédure juridique, les confrontations avec les témoins et les interrogatoires ont été rendus publics. De l'ensemble du matériau, nous avons extrait trois corpus (1 124 tours de parole) correspondant aux contre-interrogatoires, par l'accusé Milošević, des témoins M. Babić, E. Velić et A. Vasiljević (Biserko, 2004). La façon dont Slobodan Milošević plaide sa propre cause et son comportement vis-à-vis des témoins ont déjà retenu l'attention de l'opinion publique : Comme il a choisi de plaider sa propre cause, les juges du TPIY, craignant que l'on ne leur reproche de brimer ses droits, lui ont laissé une plus grande latitude qu'ils ne laisseraient d'ordinaire à un avocat : lors des multiples contre-interrogatoires des témoins à charge, Milosevic les a réfutés et de plus malmenés jusqu' à l'effondrement de certains d'entre eux. (Blanquaert, 2005) De ce point de vue, l'ex-président serbe et yougoslave fait penser à la figure d ' hypersujet de Michel Wieviorka, par « son désir ou son besoin d' être acteur alors qu'il ne peut pas encore l' être, ou qu'il ne peut plus l' être » (Wieviorka, 2005). C'est cette mise en scène d'un acteur déchu que nous souhaitons montrer à travers notre analyse. La violence a fait l'objet de nombreux travaux en sociologie, psychologie, ethnologie, médecine, anthropologie, philosophie, ou encore en sciences de l'éducation. Dans le domaine de la linguistique, on a également travaillé sur toutes sortes d'échanges formels et informels ou d'interactions, avec l'objectif de dégager des régularités. Mentionnons, parmi bien d'autres, les travaux de Hymes et Gumperz dans le domaine de l'ethnographie de la communication, ceux de l'ethnométhodologie (Garfinkel), de même que les travaux de Catherine Kerbrat-Orecchioni ou de Harvey Sacks dans le domaine de l'analyse conversationnelle et des interactions verbales. Dans ces divers champs, l'analyse des conflits verbaux a trouvé sa place. Pour certains spécialistes des communications, le conflit tend même à prédominer sur la coopération lors d'un échange verbal : Tout dialogue est vu comme une sorte de pugilat, de bataille permanente pour le « crachoir » et le pouvoir; dans cette perspective, parler, c'est avant tout tirer la couverture à soi, faire valoir ses vues et se faire valoir, avoir raison et avoir raison de l'autre, lui clouer le bec, lui damer le pion, lui faire perdre sa place… (Kerbrat-Orecchioni, 1995) La violence verbale a surtout été traitée à travers ses formes linguistiquement perceptibles, notamment les injures ou les insultes. Or, comme le remarque très justement Claudine Moïse : Les « insultes » ou les « injures » ne sont que des éléments des montées en tension, procédés rhétoriques en point d'orgue, quand bien d'autres ont été épuisés. (Moïse, 2008) Notre corpus, qui présente une structure interne complexe, contient, nous semble -t-il, un genre particulier de violence verbale qui s'appuie sur un contexte institutionnel légitimant, quitte à en pervertir les cadres et les rôles : la violence pragmatique. Cette forme de violence consiste à renverser de manière aussi brutale qu'injustifiée le cadre de référence et de légitimité du discours, tout comme la violence physique renverse le rapport de force dans la relation entre individus. En cela, cette manifestation de la violence verbale diffère de celle analysée du point de vue des conditions de vulnérabilité linguistique (Butler, 2004), où le langage assume une puissance d'agir par vexation, atteinte à la dignité ou à l'image de soi. Bien que cette dimension soit également présente dans notre corpus, c'est surtout à travers la vulnérabilité pragmatique, dans un contexte institutionnel pourtant hautement contraint et en principe maitrisé, que se déroulent les trajectoires de transgression et d'inversion du rapport de force, permettant à la personne violente (en l'occurrence, Slobodan Milošević), de maintenir un pouvoir aussi bien sur ses victimes que sur les acteurs de son procès. Nous avons retenu trois stratégies discursives de violence verbale dans ce contexte institutionnel : 1) les techniques déstabilisatrices : ironie, sarcasme, usurpation de rôle, etc.; 2) l'interruption de la parole du témoin; 3) le monopole du temps de parole ou l'obstruction. Le choix de ces trois vecteurs de violence verbale est justifié par leur cohérence interne en tant que paradigmes pragmatiques, car ils ont pour fonction de casser et d'inverser le cadre de légitimité de la parole, afin d'imposer une asymétrie de pouvoir qui permet à l'accusé de reprendre le dessus lorsqu'il se trouve face à ses victimes. L'une des principales techniques déstabilisatrices de Slobodan Milošević consiste à ridiculiser ses interlocuteurs par l'ironie et le sarcasme, qui relèvent des arguments ad hominem, quand on attendrait des arguments ad rem dans un tel procès : M. : Je vais reprendre ce que vous avez dit, puisque, si c'est comme cela, tout cela est vraiment très intéressant en ce qui me concerne, pour ne pas dire amusant. Donc, vous avez mentionné Martić, Vitas, Orlović, et un certain Nebojša dont vous avez oublié le nom de famille. B. : Mandinić Nebojša [… ]. Ce qui est plutôt exact, c'est que Ratko Mladić était persuadé que c'était moi l'organisateur. Permettez que je termine. […] M. : Que Dieu me garde. Vous entrez, Monsieur Babi ć, dans le domaine de la science-fiction… mais vous avez dit à l'instant une phrase dont j'ai pris note, que l'organisation de cette brigade a été l' œuvre de la SDS de Krajina et que vous l'avez soutenue. […] Par ailleurs, il essaie souvent de les mettre en porte à faux, ce qui lui permet d'usurper des rôles institutionnels en jouant sur la marge de manœuvre que lui concède son statut d'avocat assigné à sa propre défense. Mais c'est moins l'avocat que l'accusé rebelle qui s'exprime dans les exemples suivants : B. : Mais les autorités de Knin ont essayé de plusieurs façons de calmer les choses d'une certaine manière. […] M. : Mais le témoin qui était avant vous, votre collègue qui était là avant vous, dit exactement le contraire. De quelles structures parlez -vous ? B. : Je n'ai pas dit ça. M. : Mais regardez un peu vos… vos déclarations. Elles sont très longues, vous n'arrivez probablement pas à contrôler toutes les inepties que vous dites, mais ce sont vos oignons. Mais on a éclairci cette question. Donc, ça aussi, vous l'avez inventé. De là à passer à la caricature du discours de l'adversaire, il n'y a qu'un pas, que Milošević franchit pour convertir les faits énoncés par les témoins en « balivernes » et leur retirer toute pertinence : M. : Alors, s'il vous plait, expliquez -moi maintenant, puisque vous l'avez dit à l'instant [… ], vous avez dit que l'Assemblée a soutenu les idées de Milan Martić. Quelle force, quelle force a -t-il utilisée pour y arriver ? A -t-il menacé avec un fusil, pendant qu'on y est, les députés dans l'Assemblée ou a -t-il arrêté un député ou fait quelque chose de semblable ? Pourquoi racontez -vous ces balivernes ? B. : C'est bien ce qu'il a fait en 1995. Je me suis plaint personnellement auprès de vous [… ]. Enfin, on peut observer chez Milošević une stratégie de réification des témoins qui consiste à les appeler non pas par leur nom, mais par le chiffre qui leur est attribué par le Tribunal : M. : On va y arriver, à votre relation avec l'Armée nationale yougoslave, et à ma relation avec elle sur la base de ces documents qui sont étalés ici au grand jour [… ]. La JNA était l'armée yougoslave, est -ce vrai Monsieur C-061 ? B. : La JNA, c'étaient les forces armées de la Yougoslavie. M. : La JNA protégeait tous les peuples yougoslaves, Monsieur C-061, pas les Serbes. B. : Comment elle les protégeait, on le voit aux conséquences. Notre corpus offre également de nombreux exemples d'interruption du témoin à des fins de dénégation et de disqualification, sous prétexte de spécifier une réponse ou une déclaration : B. : Il était médiateur dans les rencontres entre Tudjman et moi, autrement si j'ai bien compris, il soutenait le concept américain, qui prévoyait l'autonomie politico-territoriale en Croatie pour la Krajina [… ]. M. : Non, non, non, ce n'est pas ce que je vous demande… B. : C'est-à-dire le Plan Z4… M. : Ce n'est pas ma question… B. : C'est-à-dire que c'était leur… leur proposition. V : Si vous me demandez directement mon avis sur le rôle de la JNA… M. : Je ne vous demande pas votre avis, mais ce qui est indiqué dans votre déposition. Parallèlement à cette tactique récurrente d'interruption, Milošević prend également plaisir à monopoliser le temps de parole en laissant libre cours à la péroraison. Les séquences suivantes sont révélatrices des difficultés que rencontre le juge à canaliser la parole de l'accusé. Elles permettront ensuite de comprendre comment celui -ci retourne les rappels à l'ordre qui lui sont adressés contre les témoins lorsque ses stratégies de décadrage ou de disqualification sont contrées par le magistrat. M. : Voici, j'ai l'année 1999. Les données diffèrent vraiment de façon spectaculaire. […] Dedans, vous avez ces unités spéciales de police, etc., dont vous parlez comme s'il s'agissait de formations spéciales, et elles sont, au cas où vous ne le sauriez pas, mon général, composées de policiers en service, et lorsqu'il se forme… Juge : Maintenant on s'éloigne déjà du sujet. C'est un sujet à part [… ]. M. : […] Donc, comme vous le voyez, vous exposez des données complètement inexactes sur la police, voilà, et puis… Juge : Il a répondu à cela. Il a répondu, donc, continuons. M. : Est -ce que vous savez que la proportion de policiers en Serbie en 1995, par exemple, non… plutôt en 1991, était de 1 policier pour 434 citoyens ? Et ceci concerne le nombre total des employés de la police. Je ne sais pas si dans d'autres pays on compte aussi les pompiers et tout le reste, mais là il s'agit du nombre total, l'administration comprise. […] Juge : Non, non. Monsieur Milošević, que voulez -vous dire ? Où voulez -vous en venir ? L'accusé détourne ainsi systématiquement les remarques qui lui sont faites afin d'imposer son autorité sur les témoins en faisant varier à son gré la structure des échanges. Ainsi, il pose des questions appelant des réponses binaires, invitant le témoin à la plus grande concision : M. : D'accord, on va revenir rapidement sur la carte que vous avez utilisée au début, sur le dos de la carte, car c'est là que se trouvent de nombreuses données. […] Répondez -moi uniquement par oui ou par non. B. : Il est vrai que la Société culturelle serbe… M. : Je vous prie de me répondre uniquement par oui ou par non, car nous n'avons pas le temps de nous attarder sur chaque détail. Je vous ai lu la citation. Est -ce exact ou pas ? […] B. : J'occupais dans le Parti communiste croate certaines fonctions que j'ai déjà mentionnées devant ce tribunal au début de mon témoignage. M. : Je vous prie de me répondre par oui ou non pour gagner du temps. Vous m'avez de nouveau répondu oui, mais avec une phrase développée, je dirais même complexe. L'injonction « répondez par oui ou par non » peut enfermer l'interlocuteur dans un « paradoxe pragmatique » comme ceux décrits par Paul Watzlawick. Notamment, la personne sommée d'accomplir une injonction paradoxale « occupe la position “basse” [et] ne peut sortir du cadre, et résoudre ainsi le paradoxe en le critiquant, c'est-à-dire en métacommuniquant à son sujet (cela reviendrait à une “insubordination ”) » (Watzlawick, 1972, p. 196). On voit que la violence verbale exercée à l'aide des stratégies discursives déstabilisatrices que développe l'accusé durant le procès, est le vecteur d'une subversion du contexte institutionnel et des rôles. Milošević joue à la fois sur le paradoxe de l'accusé-avocat qui s'érige en accusé-procureur, ce qui lui permet de se dédoubler et de dédoubler son statut devant une cour dont il nie la légitimité, et sur les structures d'interaction dont il maitrise les présupposés et les techniques. Dans la mesure où les recherches actuelles sur la violence verbale sont centrées sur des situations le plus souvent contextualisées dans des champs institutionnels impliquant des asymétries légitimes d'autorité (l'école, les entreprises, les services publics), il convient d'accorder une attention particulière à la transgression du contexte et des facteurs pragmatiques par les acteurs ou les protagonistes d'interactions, comme l'illustre notre étude de cas. L'analyse des techniques de manipulation du contexte, des statuts et des normes d'interaction dans notre corpus constitue un observatoire des formes de la violence verbale qu'on ne saurait ignorer si l'on veut comprendre les multiples visages de ces situations de tension pragmatique. Il va de soi qu'un tribunal fait également partie des champs institutionnels impliquant des asymétries légitimes d'autorité, comme toutes les autres institutions mentionnées précédemment. La tactique qui consiste, pour la personne violente, à détourner et retourner les arguments de ses accusateurs, de ses victimes ou des témoins de ses actes violents afin de nier sa responsabilité est observable dans tous ces milieux institutionnels. Mais ce qui est particulièrement intéressant ici, c'est de voir se déployer ces tactiques au sein d'une stratégie plus ample que la simple disculpation, par un accusé-avocat s'érigeant en accusé-procureur dans le cadre d'un grand tribunal international. Ici, le sujet observé a tenu le sort de milliers de personnes entre ses mains, commandé des armées et négocié avec des puissances internationales. En outre, les débats de ce procès ont été diffusés par les médias et ont connu une large audience, qui a pu avoir des effets de légitimation a posteriori pour nombre d'auditeurs. Nous sommes face à une échelle de grandeur exceptionnelle des stratégies discursives et pragmatiques d'autojustification de la personne violente, qui recèle un fort potentiel pour l'étude de ces phénomènes en général . | Ce texte traite de cette forme particulière d'interaction qu'est la violence verbale, à partir d'un corpus constitué de transcriptions d'audiences du procès de Slobodan Milošević au Tribunal pénal international à La Haye. L'ancien dirigeant tente, devant ses victimes indirectes, d'inverser les rôles impartis et de s'ériger de la position d'accusé, planificateur de la violence de masse, à celle de procureur, en mettant en place diverses stratégies discursives déstabilisatrices que nous proposons d'analyser d'un point de vue linguistique, pragmatique et en tenant compte du contexte sociohistorique de production des énoncés. | linguistique_11-0368557_tei_668.xml |
termith-699-linguistique | L'approche typologique n'a de sens que dans la mesure où on s'efforce d'appliquer de façon cohérente les termes grammaticaux à toutes les langues prises en compte dans la comparaison. Il est bien sûr souhaitable de s'écarter le moins possible de leur usage traditionnel. Mais, une fois dégagée une définition générale qui doit s'efforcer d' être compatible avec l'usage d'un maximum de linguistes décrivant les langues, l'entreprise typologique n'a de sens que si l'on est prêt à reconnaître, d'une part des cas où l'usage traditionnel du terme en question s'écarte de la définition retenue pour la comparaison des langues, d'autre part des cas où le terme en question n'est pas traditionnellement utilisé, mais où la définition retenue pour la comparaison des langues justifierait son introduction. Ce problème se pose notamment avec acuité pour les notions de passif et de moyen, qui sont au centre de cet exposé. Avant d'entrer dans le vif du sujet, il sera donc nécessaire de procéder à une tentative de mettre un peu d'ordre dans les pratiques terminologiques. Des travaux sur le passif se dégage clairement une notion de passif canonique défini comme modification morphologique du verbe liée à la « destitution » de l'argument traité comme sujet dans la construction de base et à la « promotion » de l'argument traité comme objet dans la construction de base du verbe, traditionnellement désignée comme active. Ceci veut dire qu'au passif, l'argument qui serait traité comme sujet des formes dites actives peut, soit disparaître totalement de la construction du verbe, soit se maintenir avec le statut d'oblique, tandis que l'argument qui serait traité comme objet des formes dites actives prend au passif le statut de sujet. Les phrases (b) des ex. (1) à (3) illustrent cette notion. Ce qui n'apparaît pas directement dans ces exemples, mais qui est essentiel pour valider l'utilisation de la notion de passif dans la description d'une langue (et notamment pour tracer une distinction entre passif et moyen), c'est que les formes verbales que comportent les phrases (b) des exemples ci-dessus assignent sans ambigüité à leur sujet un rôle sémantique exactement identique à celui que les formes verbales des phrases (a) assignent à leur objet : à la différence du moyen, le passif n'implique aucun remodelage des rôles sémantiques assignés par le verbe à ses arguments, mais simplement une réorganisation syntaxique des rôles que le verbe à la forme dite « active » assigne à son sujet et à son objet. En (3b), le fait qu'il y ait simplement manipulation syntaxique de rôles sémantiques qui ne subissent en eux -mêmes aucune modification est rendu évident par la présence du « complément d'agent », qui récupère le rôle que la forme active du même verbe assigne à son sujet. En (1b) et (2b), en l'absence de « complément d'agent », ce qui prouve que ces formes verbales du tswana ou du peul signifient bien (en dehors de toute considération sur la situation de référence) que le référent du sujet subit l'action d'un agent, et ne signifient pas seulement que le sujet est le siège d'un processus, c'est que dans ces deux langues, les formes passives qui apparaissent dans ces phrases sont morphologiquement distinctes de formes moyennes dont l'utilisation aurait pour effet de présenter le référent du sujet comme comme le siège d'un processus plus ou moins spontané, ou en tout cas d'occulter l'éventuelle intervention d'une force extérieure dans le processus que subit le référent du sujet – ex. (4). Il faut toutefois souligner ici que la possibilité d'introduction d'un complément d'agent ne doit pas être considérée comme décisive pour reconnaître une construction comme passive. En effet, le peul est un cas typique de langue qui fait une distinction stricte, et marquée dans la totalité du paradigme verbal, entre formes passives et formes moyennes (seules les premières attribuant à leur sujet exactement le même rôle que celui que la forme transitive correspondante assigne à son objet), et pourtant c'est une langue dont les constructions passives ne peuvent jamais comporter un terme récupérant le rôle que la forme active du même verbe assigne à son sujet. Cette définition du passif canonique étant posée, on observe que dans quantité de langues, les formes qui satisfont à cette définition dans une partie de leurs emplois ont aussi des emplois qui diffèrent du passif canonique, soit par la promotion d'un oblique au statut de sujet, soit par l'absence totale de sujet grammatical. Une façon de tenir compte de ceci consisterait à élargir la notion de passif de façon à pouvoir appliquer ce terme à toute formation morphologique régulièrement liée à un mécanisme syntaxique de destitution du sujet. Une telle décision risquerait toutefois d' être mal comprise et/ou difficilement acceptée, car, s'il va de soi de reconnaître des emplois non canoniques de passifs identifiables comme tels du fait de leur aptitude à entrer dans des constructions répondant à la définition du passif canonique, il n'est par contre pas usuel dans la description des langues d'étiqueter comme « passives » des formations morphologiques qui impliquent une destitution du sujet n'allant jamais de pair avec la promotion de l'objet. C'est pourquoi on s'en tiendra ici aux définitions suivantes : - une formation morphologique au niveau du verbe est identifiée comme voix passive si elle encode un mécanisme de destitution du sujet susceptible de s'accompagner de la promotion de l'objet des verbes transitifs; - on parlera de « passif canonique » lorsqu'une formation morphologique reconnue comme voix passive selon la définition précédente se trouve employée dans les constructions qui permettent de l'identifier comme telle– cf. ex. (1) à (3) ci-dessus; - on parlera de « passif oblique » lorsqu'une forme qui se prête par ailleurs à l'emploi passif canonique se trouve dans une construction où la destitution du sujet s'accompagne de la promotion d'un oblique – ex. (5b); - on parlera de « passif impersonnel » lorsqu'une forme qui se prête par ailleurs à l'emploi passif canonique ne s'accompagne d'aucune promotion; l'ex. (6c) illustre le passif impersonnel de verbes transitifs, et les ex. (7b-c) illustrent le passif impersonnel de verbes intransitifs. - on désignera comme « voix oblique » une formation morphologique qui signale une destitution de sujet s'accompagnant toujours de la promotion d'un oblique; on peut illustrer cette notion par les formes verbales du malgache traditionnellement désignées comme voix relative ou voix circonstancielle – ex. (8); - on désignera comme « voix impersonnelle » une formation morphologique signalant une destitution du sujet qui laisse toujours inchangé le reste de la construction du verbe. L'utilisation des mêmes formes verbales à la fois dans des constructions répondant à la définition du passif canonique et dans des constructions où la destitution du sujet ne s'accompagne d'aucun mécanisme de promotion semble notamment un phénomène extrêmement commun dans les langues du monde. Dans ce cas, les grammaires descriptives identifient généralement un passif impersonnel. Là où il y a par contre un problème, c'est lorsqu'on a dans une langue des formes verbales particulières dont l'emploi peut aller de pair, soit avec une destitution du sujet accompagnée de la promotion d'un oblique, soit avec une destitution du sujet non accompagnée de la promotion d'un quelconque autre terme, mais qu'on ne rencontre jamais dans des constructions répondant à la définition du passif canonique. On a en effet proposé ici les termes de « voix oblique » et « voix impersonnelle », mais il n'y a dans la pratique des descriptions de langues aucun terme consacré qui permette immédiatement de reconnaître la présence de formes qui, même si elles ne se prêtent pas à des constructions du type passif canonique, partagent avec le passif la propriété d'encoder un mécanisme de destitution du sujet. En généralisant la définition qui se dégage de l'usage du terme de moyen tel qu'il est traditionnellement utilisé dans la description de langues comme le grec ancien ou le peul, on peut convenir de désigner comme voix moyenne toute formation morphologique qui, lorsqu'elle s'applique à des verbes transitifs actifs prototypiques, permet d'obtenir une forme qui assigne à son sujet un rôle qui ne s'identifie totalement à aucun des deux rôles prototypiques d'agent et de patient. En d'autres termes, un élément essentiel des voix moyennes (notamment par contraste avec les voix passives) est que, lorsqu'un verbe possède à la fois une forme « active » et une forme moyenne, on ne peut pas décrire de façon satisfaisante la valence de la forme moyenne en termes de simples manipulations syntaxiques sur les rôles sémantiques que la forme active assigne à ses arguments : ce que la voix moyenne encode, c'est un remodelage du rôle sémantique assigné par le verbe au sujet, remodelage qui va dans le sensd'un brouillage de la distinction entre les rôles prototypiques d'agent et de patient. Les formations morphologiques reconnaissables comme voix moyennes selon cette définition se distinguent en outre des voix passives par les deux caractéristiques suivantes : - Lorsque le verbe existe à la fois à la forme dite active et à la forme moyenne, il peut arriver qu'en ce qui concerne le nombre d'arguments nucléaires, la forme moyenne ait un effet de réduction qui rappelle le passif canonique – ex. (9); mais cela n'a rien de constant, et il est courant de trouver des verbes dont la forme active et la forme moyenne ne présentent aucune différence au niveau de la présence d'un objet et du rôle qui lui est assigné – ex. (10). – Même lorsque cela n'est pas évident du point de vue morphologique, les formes passives peuvent de manière générale être considérées comme dérivées sur la base du fait qu'il est tout à fait exceptionnel de trouver des verbes qui ont la forme passive comme seule forme possible; il y a par contre dans toutes les langues où a été identifiée une voix moyenne une certaine proportion de verbes qui n'existent qu' à la forme moyenne (ou à la forme moyenne et à la forme passive, mais pas à la forme active, dans les systèmes qui distinguent ces trois voix, comme en peul). Par exemple, selon le comptage effectué par Arnott (repris dans Klaiman (1991)), 13,5 % des verbes peuls sont des intransitifs qui n'existent qu' à la voix moyenne, et 10 % sont des transitifs qui n'existent qu' à la voix moyenne et à la voix passive. Les formes moyennes ont généralement un éventail assez large de valeurs possibles selon le sens lexical des verbes, le seul élément qui fait l'unité de l'ensemble étant d'encoder un rôle du référent du sujet qui échappe à une stricte dichotomie agent / patient. D'un verbe à l'autre (et parfois pour un même verbe) le sujet peut présenter un degré très variable d'activité. Le référent du sujet d'une forme moyenne peut être tout aussi actif qu'un agent prototypique, dont il se distingue dans ce cas par le fait qu'il est en même temps d'une manière ou d'une autre le lieu où se manifestent les effets de l'action, alors que dans le couple agent / patient prototypique, c'est le patient qui est le lieu de manifestation des effets de l'action (le patient subit typiquement un changement d'état, mais pas l'agent). Ce cas de figure englobe bien sûr comme cas particulier le réfléchi et le réciproque, qui font souvent partie des emplois que peuvent avoir les formes moyennes – ex. (9) ci-dessus, mais aussi le cas où le référent du sujet agit dans son propre intérêt – ex. (10) ci-dessus. Dans l'ex. (11), on n'a pas à proprement parler un sens de réfléchi, et le référent du sujet n'est pas celui qui fait l'action de tresser, mais il a indirectement un rôle actif (il a demandé à être tressé) et en même temps il est le lieu de la manifestation des effets de l'action. L'identification entre participant actif et lieu de manifestation des effets de l'action explique aussi la forme moyenne de verbes qui en peul n'existent pas à la voix active – ex. (12). Mais le référent du sujet d'une forme moyenne peut aussi être tout aussi passif qu'un patient prototypique, dont il va alors se distinguer par le caractère plus ou moins spontané (ou présenté comme tel) du processus qui l'affecte, alors que le patient prototypique subit l'action d'une force extérieure. On peut retenir le terme de « décausatif » pour cet emploi des formes moyennes, parfois désigné aussi comme « neutre » – ex. (13). L'emploi décausatif des formes moyennes a une affinité évidente avec les notions aspecto-modales de potentialité et d'habitude, et un emploi typique des formes moyennes est de présenter l'aptitude ou la prédisposition à subir un processus ou une action comme une propriété caractéristique du référent du sujet – ex. (14). Lorsqu'on utilise des grammaires descriptives dans une perspective typologique, il faut être attentif au fait que, si les descripteurs de langues ont tendance à abuser du terme de passif (nous reviendrons là-dessus à la section III), par contre le terme de voix moyenne n'est utilisé traditionnellement que dans la description d'une faible proportion de langues parmi celles qui ont une formation morphologique répondant à la définition de la voix moyenne. Les formes moyennes sont la plupart du temps, ou bien désignées comme « passives », ou bien désignées comme « réfléchies », ou bien encore désignées de termes qui ne font aucune référence à leur statut dans l'organisation de la valence verbale (formes « pronominales » des langues romanes ou slaves, formes « faibles » du tamoul, « ikes igék » (verbes en - ik) du hongrois, etc.); en particulier, les « formes pronominales » du verbe français ont tout d'une voix moyenne typique, et les « formes pronominales de sens passif » de la grammaire scolaire du français sont plutôt des formes moyennes en emploi décausatif (ce qui constitue un emploi sémantiquement proche du passif mais tout de même distinct). Il convient maintenant d'envisager une situation apparemment très commune dans les langues du monde, dans laquelle une même formation morphologique peut se rencontrer à la fois dans des constructions impliquant une opération sur la valence verbale répondant à la notion de passif (réarrangement syntaxique de rôles sémantiques qui en eux -mêmes ne subissent aucune modification) et dans des constructions impliquant une opération sur la valence verbale répondant à la notion de moyen (remodelage du rôle sémantique du sujet). Pour traiter sans contradiction de telles situations, il importe d'accepter l'idée que le fait de pouvoir rencontrer une forme verbale dans une construction identifiable comme passive ne signifie pas nécessairement que cette forme puisse être identifiée dans l'absolu comme passive. Par exemple, dans la phrase latine (15b) et dans la phrase peule (16b), on peut également parler de constructions passives canoniques, dans la mesure où la promotion de l'argument traité comme objet en (15a) ou (16a) s'accompagne d'une modification morphologique du verbe. Mais il y a un problème à désigner la forme verbale qui apparaît en (15b) comme passive, car en latin – ex. (15c-e), les mêmes formes du verbe apparaissent dans des constructions où il n'est pas possible d'analyser le sujet en termes de promotion de l'objet d'une construction active. Par contre en peul, en dépit de l'impossibilité d'introduire dans la construction un complément d'agent, il n'y a aucun problème à désigner comme passive la forme verbale qui apparait en (16b); en effet, comme l'illustre la comparaison avec (16c), le peul fait une distinction stricte et qui traverse la totalité du paradigme verbal entre des formes passives (dont le sujet est toujours sémantiquement identifiable à l'objet d'une construction active correspondante) et des formes moyennes (aptes à exprimer des valeurs qui ne relèvent pas de la notion de passif, mais qui en latin pouvaient parfois s'exprimer par des formes identiques à celles rencontrées dans les constructions passives). Du point de vue terminologique, il serait utile dans la perspective d'une description synchronique de retenir un terme comme par exemple médio-passif pour étiqueter les formes verbales (très communes dans les langues du monde) aptes à figurer également dans des constructions relevant de la notion de moyen et dans des constructions relevant de la notion de passif. Selon cette terminologie, les formes « passives » du latin seraient plutôt des formes médio-passives, et un examen critique des grammaires descriptives révèle qu'on peut en dire autant d'un nombre considérable de langues dans lesquelles on identifie traditionnellement comme passives des formes qui sont en réalité médio-passives (c'est notamment le cas du « get-passive » de l'anglais). Au moins deux types distincts d'évolutions historiques sont très largement attestés comme origine possible de constructions passives : passifs issus de moyen et passifs issus de statif-résultatif. Le fait qu'on rencontre très couramment dans les langues du monde des formes verbales reconnaissables comme médio-passives selon la définition proposée à la section III suggère qu'il doit y avoir des possibilités de réinterpréter comme passives des constructions moyennes, ou peut-être l'inverse, et que cette possibilité se concrétise fréquemment dans l'évolution des langues. En ce qui concerne le sens du changement, les données dont on dispose laissent penser que l'évolution se fait du moyen vers le passif plutôt qu'en sens inverse : des formes dont le domaine d'emploi initial se situe strictement dans le domaine de la voix moyenne acquièrent d'abord des emplois de type passif, et peuvent dans une étape ultérieure tendre à se spécialiser dans ce type d'emploi et à perdre les emplois de type moyen qu'elles assumaient initialement. Nous avons vu ci-dessus qu'un emploi typique des formes moyennes est l'emploi décausatif, dans lequel le référent du sujet est présenté comme le lieu de manifestation d'un événement plus ou moins spontané, c'est-à-dire n'impliquant aucune cause extérieure clairement identifiable. La proximité sémantique entre le rôle assigné au sujet dans cet emploi des formes moyennes et celui assigné au sujet de la forme passive des verbes d'action transitifs rend la distinction entre moyen et passif particulièrement perméable. La perméabilité est d'autant plus grande que souvent, l'utilisation de la forme moyenne implique de passer en quelque sorte sous silence la participation d'un agent sans l'intervention duquel on ne saurait concevoir le procès. Par exemple, en (17a), les formes moyennes dénotent bien des processus dans lesquels on n'isole pas de façon nette l'action d'une force extérieure bien identifiable; par contre, en (17b), il est clair qu'on peut difficilement parler de référence à des processus dont la cause extérieure est inexistante ou difficilement identifiable, et qu'il y a plutôt occultation de l'agent en liaison avec une signification du type « aptitude du référent du sujet à subir l'action ». A partir d'emplois du type illustré en (17b), on conçoit aisément que, selon un mécanisme décrit par les théoriciens de la grammaticalisation sous le nom de « sémantisation d'une inférence pragmatique », des formes moyennes puissent acquérir des emplois proprement passifs, c'est-à-dire des emplois dans lesquels le sujet se voit assigner un rôle exactement identique à celui que la forme active du même verbe assigne à son objet. Cette évolution peut s'observer avec les formes « pronominales » du russe, de l'espagnol ou de l'italien. En effet, à la différence du français (où on peut soutenir que les formes « pronominales » dites « de sens passif » n'ont jamais un sens exactement identique à celui des formes passives du même verbe), il y a en russe, en espagnol ou en italien des cas où les formes pronominales assument indiscutablement des emplois véritablement de type passif, c'est-à-dire qui se laissent décrire comme le résultat de simples manipulations syntaxiques sur les rôles sémantiques assignés par la forme active correspondante – ex. (18). C'est ce que montre clairement, en (18a) et (18b), la possibilité d'un complément d'agent. Dans le cas de l'espagnol, on ne peut pas utiliser le même argument (car les formes pronominales de l'espagnol, même dans leurs emplois proprement passifs, restent incompatibles avec un complément d'agent), mais on peut remarquer la différence entre la phrase espagnole (18c) et son correspondant littéral en français : en français, la seule interprétation possible de la forme pronominale serait dans ce cas l'interprétation réfléchie ou réciproque; en espagnol par contre, l'interprétation réfléchie ou réciproque reste certes possible, mais l'interprétation passive est celle qui vient la première à l'esprit. C'est probablement ce scénario, que nous voyons se dérouler dans les langues romanes modernes, qui s'était déjà produit dans l'histoire du latin, puisque les formes du latin couramment désignées comme passives résultent d'une évolution de la voix moyenne de l'indo-européen. Simplement, les formes pronominales des langues romanes modernes attestent la phase initiale d'une telle évolution, alors qu'au stade du latin, l'évolution était apparemment suffisamment avancée pour les grammairiens considèrent comme synchroniquement plus ou moins marginaux (à tort ou à raison, on ne cherchera pas à trancher ici) les emplois de type moyen encore conservés par les formes issues du moyen indo-européen. A côté de passifs issus comme cela vient d' être évoqué de la réanalyse de l'emploi décausatif de formes moyennes, on trouve aussi très couramment des passifs qui proviennent de toute évidence de la réanalyse de constructions statives-résultatives, mettant typiquement en jeu une copule de sens statif et une forme dérivée de verbe à valeur résultative (comme être + participe passé en français). Les processus de réanalyse de la valeur d'une construction sont des processus progressifs : la valeur d'une construction ne change pas brutalement du jour au lendemain, et il y a toujours une période plus ou moins longue où l'interprétation originelle et celle qui est en train de se développer se trouvent en concurrence. On peut donc s'attendre à ce que, au moins pendant un certain temps, les formes composées du type copule stative + forme résultative du verbe qui tendent à acquérir le statut de formes passives conservent au moins avec certains verbes la possibilité de s'utiliser avec leur valeur stative-résultative initiale. C'est une telle situation qui s'observe actuellement en français, et dans pas mal d'autres langues (dont l'anglais). C'est ce qui explique que, dans la description d'un assez grand nombre de langues, on utilise couramment le terme de passif pour se référer à des constructions statives-résultatives, en précisant seulement qu'il peut y avoir à distinguer entre « passif d'état » et « passif d'action », ou entre « faux passif » et « vrai passif ». Cette pratique terminologique s'observe même dans le cas de langues où (comme par exemple en allemand) les constructions statives résultatives sont formellement distinctes du véritable passif. La thèse défendue ici est que le statif-résultatif n'est pas une variété de passif, mais plutôt une source possible du passif, et que l'ambigüité observée dans de nombreuses langues entre passif et statif-résultatif ne tient pas à une propriété intrinsèque des passifs, mais au fait que les constructions passives qui ont pour source une construction stative-résultative peuvent conserver au moins un certain temps une possibilité d'interprétation de type statif-résultatif. Cette position se situe à l'opposé de la thèse de Givón (cf. Givón (1990), chapitre 14) selon laquelle les formes verbales passives tendraient universellement à présenter des particularités d'ordre aspectuel qu'il résume du terme de « stativisation ». Mais on n'en finirait plus d'énumérer les langues possédant des formes passives qu'aucune particularité aspectuelle de ce type ne distingue des formes actives correspondantes, et ceci appelle deux commentaires. Tout d'abord, on ne doit pas s'attendre à ce que des passifs issus de moyen se distinguent par de telles particularités aspectuelles, car la seule dimension aspecto-modale qui semble avoir régulièrement une affinité avec le moyen est la potentialité. On peut évoquer à ce sujet le cas du russe, qui a un passif issu de résultatif pour les verbes perfectifs et un passif issu de moyen pour les imperfectifs. Ensuite, même en ce qui concerne les passifs issus de résultatif, l'examen attentif des faits d'une langue comme l'espagnol suggèrent que l'ambigüité entre passif et statif-résultatif peut disparaître du fait d'évolutions ultérieures, ce qui ne devrait pas se produire s'il y avait effectivement une relation naturelle entre passif et « stativisation ». En effet, en espagnol, le passif ser + participe passé, dont l'origine résultative est évidente, n'a plus d'emploi de type résultatif, et la signification stative-résultative s'exprime sans ambigüité en espagnol au moyen de estar + participe passé – ex. (19). L'explication est que ser est une copule ancienne (qui avait déjà le statut de copule en latin), qui se trouve en concurrence avec une copule historiquement récente (estar), issue d'un verbe de posture du latin. Cette nouvelle copule a acquis progessivement une partie des emplois assumés initialement par ser, et elle a notamment servi à recréer une construction résultative estar + participe passé synchroniquement distincte de la construction ser + participe passé. De ce fait, la construction ser + participe passé exprime sans ambigüité une signification passive qui ne manifeste pas d'interaction particulière avec les significations aspectuelles . | L'A. s'interroge sur les notions de passif et de moyen dans le domaine de la comparaison des langues, dans la mesure où une définition générale de ces concepts linguistiques s'avère complexe, car elle doit à la fois être compatible avec un usage optimal de description des langues, mais aussi elle doit pouvoir décrire des usages plus déviants. L'A. propose, à travers l'étude d'un grand nombre de langues (dont le latin, les langues romanes et plusieurs langues africaines), une définition du passif qui permet de concevoir un prototype et de distinguer clairement passif et moyen. | linguistique_524-04-11776_tei_822.xml |
termith-700-linguistique | La réalisation d'applications de l'informatique à la langue arabe dans divers domaines (EAO, dictionnairique, TAO, analyseurs morphologiques, BDD textuelles) n'en est plus à ses débuts, même si l'on peut souvent regretter le manque d'originalité de ces applications et par suite leur adaptation parfois imparfaite aux exigences spécifiques de la langue. Mais, curieusement, il ne semble pas que le champ spécifique de la métrique arabe ait reçu jusqu'ici une attention soutenue de la part des linguistes informaticiens. Les conditions théoriques semblent pourtant réunies puisque, depuis longtemps, des recherches de qualité ont été effectuées concernant la formalisation de la métrique arabe. Le sens de cette dernière remarque doit d'ailleurs être précisé : je ne veux pas laisser entendre par là que l'implémentation informatique découle, en quelque sorte automatiquement, de la disposition d'analyses descriptives et de théorisations adéquates d'un domaine linguistique donné. Je n'ai pas, en particulier, la naïveté de croire que le succès d'une implémentation informatique « prouve » la validité d'une théorisation linguistique dont elle se réclamerait. A cet égard, je souscris entièrement à l'opinion de Bohas et Paoli (1997, p. 31-32) selon laquelle le succès d'une réalisation informatique ne saurait constituer une forme de validation d'une grammaire formelle dont elle se voudrait l'implémentation. A contre-pied de cette illusion, il faut au contraire souligner la lucidité avec laquelle ces deux auteurs observent en l'occurrence que « si l'on compare deux programmes (…) on s'aperçoit que celui qui « marche le mieux » est celui qui s'éloigne le plus de la procédure recommandée par le métricien » (B ohas & P aoli 1997, p. 32). Le principal lien que je vois en réalité entre description théorisée d'un domaine linguistique et implémentation concerne la disposition d'un relevé exhaustif des données à intégrer dans le traitement automatique et éventuellement d'une structuration optimale de ces données. Pour le reste, il y a fort peu de chances que les exigences d'optimisation d'un traitement automatique coïncide avec celles d'une description théorique. Notons d'ailleurs que cet état de choses n'est pas foncièrement différent de celui qui existe entre différentes théories linguistiques tentant de rendre compte du même objet : les données seules (et possiblement leur structuration optimale) restent la référence intangible. Le type de théorisation et même son fondement épistémologique peuvent toujours être discutés. Pour en venir à mon propre travail, il s'inscrivait, au départ, dans une perspective très modeste et ne visait pas directement le domaine de la métrique arabe. Il se rattachait plutôt à l'analyse de corpus : je me demandais, dans cette perspective, s'il était possible de concevoir une procédure algorithmique (et donc programmable sur ordinateur) de découpage syllabique d'un mot arabe quelconque. Je suis parti d'une intuition très simple, à savoir que cette opération peut être réalisée sans aucune ambiguïté par tout arabophone, notamment lorsqu'il réalise la scansion métrique d'un vers (taqṭī ‘). C'est par ce biais que mes préoccupations purement « syllabiques » ont rejoint celles, plus vastes, de Georges Bohas : ce dernier, après avoir jeté les bases d'une grammaire formelle de la métrique arabe (B ohas 1975), avait travaillé avec l'informaticien Yahya Hlal, spécialiste de TALN (traitement automatique des langues naturelles), à une première tentative de traitement automatique de la métrique arabe (B ohas & Hlal, 1979 et 1982). Il convient de s'arrêter un instant sur cette première tentative. Sans trop entrer dans les détails, il faut d'abord rappeler que cette implémentation, élaborée à une époque où les micros-ordinateurs n'existaient encore qu' à l'état embryonnaire, supposait des matériels, des logiciels et des compétences informatiques très lourds qu'il n'était guère question de mettre entre toutes les mains. Quant aux possibilités des machines de l'époque en matière de saisie des symboles alphanumériques, elles étaient très limitées : les nombres et symboles arithmétiques, l'alphabet latin majuscule et quelques symboles comme le « $ », ce qui supposait un pré-traitement important des données linguistiques à analyser, pré-traitement qui les rendait largement opaques au non-informaticien. Voici, par exemple, à quoi ressemblait la transcription » de la séquence « alwaladāni ḏahabā lyawma » dans le système élaboré par Y. Hlal : Le formalisme utilisé était celui des « grammaires à nombre fini d'états », relativement complexe et lourd. Voici, à titre d'illustration, à quoi ressemblait le diagramme d'analyse syllabique de l'arabe élaboré par Y. Hlal : Paradoxalement, on peut ajouter que les « gros systèmes » sur lesquels étaient réalisées de telles implémentations avaient en fait des capacités de traitement assez modestes : je pense qu'il aurait été difficile à l'époque d'envisager de traiter d'un seul coup, et en quelques secondes, un diwān poétique entier, comme celui d'al-Aẖṭal, ce que l'on a pu faire d'emblée et sans aucune difficulté sur un micro-ordinateur actuel avec le programme Xaliyl que je vais présenter ci-dessous. Mais avant de passer à cette présentation, et en conclusion de ce bref historique, il faut souligner que cette première implémentation garde un grand intérêt scientifique dans la mesure où elle a permis de démontrer, dès la fin des années soixante-dix du siècle dernier, la faisabilité d'un traitement automatique de la métrique arabe. L'importance de ce résultat sera mieux appréciée si l'on sait que, vingt ans plus tard, en 1999, Michel Bernard pouvait écrire : « Aucun système automatique n'est capable, aujourd'hui, d'accomplir une tâche aussi simple que de repérer, dans un corpus poétique, les différents mètres employés (. ..) » (Bernard 1999 : 82). Il est vrai que Bernard parlait du français qui, en raison notamment de sa complexité phonographématique, pose des problèmes d'analyse syllabique bien plus complexes que l'arabe. Ici encore, sans entrer trop avant dans le détail du fonctionnement de l'analyseur syllabique sous-jacent au programme Xaliyl, il nous paraît utile de donner une idée, même sommaire, de l'algorithme qu'il met en œuvre. Cet algorithme repose sur une idée fort simple : pour scanner complètement une syllabe quelconque de l'arabe, il faut disposer d'une « fenêtre de scan » comportant autant de slots qu'il y a de segments dans la syllabe la plus longue possible de la langue plus un. Le slot « surnuméraire » permet de s'assurer que le segment qui suit la syllabe à reconnaître est bien, par sa natutre et sa position, étranger à la syllabe en question. Sachant que la syllabe maximale de l'arabe est la « surlongue » de structure CVVC, comme dans daab-ba-tun (une bête), la fenêtre de scan maximum doit comprendre, pour l'analyse syllabique de l'arabe, cinq slots. Voici un diagramme illustrant le mécanisme d'analyse syllabique du mot daabbatun : Dans ce diagramme, on voit qu'après le « stockage » de cinq segments dans la première phase de l'analyse, l'algorithme reconnaît qu'il a bien affaire à une surlongue CVVC plus un segment étranger (ici de couleur foncée) qu'il renvoie à la seconde phase d'analyse. Dans cette seconde phase l'algorithme reconnaît, dans sa fenêtre de cinq segments, qu'il a affaire à une syllabe brève CV et à trois segments étrangers qu'il renvoie à la dernière phase d'analyse. Dans cette dernière phase, la fenêtre de scan se retrécit à trois slots (longueur de la chaîne qui reste à analyser) où l'algorithme reconnaît sans peine une syllabe longue CVC. L'analyse renvoie donc le résultat (correct) : CVVC-CV-CVC pour daabbatun. Ce qui précède vaut pour le découpage syllabique d'un mot arabe quelconque. Mais qu'en est-il, pourrait-on se demander, de l'analyse d'un vers entier ? Pour répondre à cette question, il convient de se souvenir que, pour les métriciens arabes, un vers fonctionne, du point de vue syllabique, un peu comme un « mot géant », commençant à la première syllabe du premier mot de l'hémistiche pour se terminer à la dernière syllabe du dernier mot de celui -ci. Cela signifie, en pratique, que tous les processus phonologiques qui affectent les mots en liaison (insertion de voyelles épenthétiques, iltiqā ' al-sākinayn, sandhi, etc.) s'appliquent à l'intérieur de l'hémistiche. En d'autres termes, aucun phénomène de pause n'y est admis du point de vue métrique. Bien entendu, l'algorithme d'analyse syllabique, dans la mesure où nous voulons qu'il parte d'une représentation graphique normale du texte poétique à analyser, et non d'une transcription phonétique qui aurait déjà noté tous les phénomènes de liaison, doit faire automatiquement tous les ajustements nécessaires pour donner du texte entré en graphie normale une représentation conforme à la forme phonétique qu'exige son traitement métrique. D'autre part, il ne faut pas perdre de vue que la graphie arabe usuelle, bien qu'elle soit, pour l'essentiel, assez fidèle à la représentation phonétique des mots, utilise néanmoins quelques conventions purement orthographiques (c'est-à-dire sans contrepartie phonétique) comme l ' alif du pluriel des verbes, ou des symboles spéciaux combinant valeur phonétique et valeur morphologique, comme la tā ' marbūṭa ou l ' alif maqṣūra. Il faut aussi penser à la šadda utilisée pour représenter le redoublement d'une consonne, le sukūn, utilisé pour représenter une absence de voyelle et enfin à la manière spécifiquement arabe de représenter les voyelles longues comme une brève suivie d'un glide homorganique. Tous ces phénomènes, mis en lumière par l'analyse phonographématique de la langue générale ou de la langue poétique, ont dû, bien sûr, être pris en compte dans l'écriture de l'algorithme d'analyse syllabique. Par contre, suivant en cela le fonctionnement de l'orthographe arabe standard, on n'a pas jugé nécessaire de coder l'assimilation de l'article défini par les consonnes coronales (ḥurūf šamsiyya), ce point n'ayant aucune incidence métrique. Il serait bien sûr aisé de remédier à ce « défaut » si cela s'avérait utile… De tout ce qui précède, on peut déduire que l'hémistiche est l'unité effective de traitement de l'algorithme d'analyse syllabique et métrique. C'est la raison pour laquelle on demande que la frontière d'hémistiche soit explicitement déclarée (par une double barre oblique « // ») dans les textes à analyser. C'est en l'occurrence l'unique convention de « précodage » qu'exige le programme. Quant à l'extension de l'analyse au vers, à une pièce de vers, voire à plusieurs poèmes, c'est une simple question d'itération qui se réalise sans aucune intervention spécifique de l'utilisateur, le programme se poursuivant jusqu' à rencontrer la fin du fichier soumis à l'analyse. Le programme Xaliyl est capable de réaliser automatiquement le découpage syllabique et l'analyse métrique de n'importe quel texte poétique arabe, quelle que soit sa longueur (d'un vers à plusieurs centaines). Il réalise cette tâche en ne demandant rien d'autre en entrée que le texte arabe, avec comme seule adjonction systématique une double barre oblique comme séparateur d'hémistiches (ce qui peut être fait de façon quasi-automatique une fois identifié le format du texte). En principe, le programme pourrait avoir pour input du texte en caractères arabes, mais il faudrait ajouter « à condition qu'il soit systématiquement et rigoureusement vocalisé ». En effet, le programme, s'il rencontre la moindre incohérence syllabique dans la chaîne à analyser, émet un message d'erreur et interrompt immédiatement l'analyse de la chaîne concernée. C'est la raison pour laquelle, en pratique, on utilise en input du programme une transcription « phonographématique » du texte à analyser, sachant qu'entre la transcription et le texte arabe soigneusement saisi, il existe une relation bi-univoque en sorte que l'on peut les relier automatiquement par des règles simples de transcription. Je sais que l'emploi d'une transcription au lieu de celui des caractères arabes soulève souvent, chez les Arabes, de nombreuses réticences. Il convient donc de consacrer quelques lignes à la justification de ce choix. Il faut d'abord préciser que, notamment depuis le développement de l'informatique arabisée, il ne s'agit pas d'un choix qui serait dicté par une soi-disant inadéquation inhérente de l'écriture arabe au traitement informatique : tous ceux qui connaissent un peu les mécanismes internes de traitement de l'information linguistique par les ordinateurs savent que, pour ces machines, tous les systèmes d'écriture se ramènent finalement à des codes numériques et qu'il n'y a donc strictement aucune différence de ce point de vue entre l'écriture arabe et n'importe quelle autre écriture, notamment alphabétique. Le problème ne réside donc pas dans les machines. Il réside dans les hommes, ou plus précisément dans ce que l'on pourrait appeler « les exigences du dialogue homme-machine ». Le fondement du problème est que, dans l'usage usuel de l'écriture arabe, les utilisateurs ont recours à toutes sortes de « simplifications », comme l'utilisation de graphèmes complexes combinant deux unités (lām-alif) et l'économie de certains graphèmes (notamment la šadda et surtout les voyelles brèves). En principe, dans la saisie soigneuse d'un texte, comme ce devrait être la cas pour un texte poétique que l'on veut soumettre à une analyse métrique, les éditeurs « font attention » et dotent le texte de tous les indices graphiques nécessaires à une lecture intégrale. Mais, en fait, les habitudes d'économie graphique se révèlent plus fortes que les meilleures résolutions, en sorte que pratiquement aucun texte saisi en graphie arabe n'est totalement exempt de « raccourcis » graphiques qui vont s'avérer autant de causes d'erreur pour l'algorithme d'analyse syllabique. Pour illustrer la réalité de cet état de chose, nous allons présenter un exemple concret. On trouve sur le web des textes en caractères arabes, dont des textes poétiques. La plupart, même quand ils prétendent présenter un texte « soigné », laissent voir immédiatement les très nombreuses lacunes de saisie du texte. Mais quelques uns semblent vraiment avoir été saisis avec soin et paraissent, à l' œil humain, être de parfaits candidats pour un traitement automatique rigoureux. Voici un extrait, sans modification, d'un texte de ce type, présentant en l'occurrence les premiers vers de la célèbre Mu‘allaqa d'Imru ' al-Qays : A première vue, ce texte est irréprochable. Pourtant, lorsqu'on le soumet à l'analyseur syllabique, celui -ci y décèle, rien que dans ces cinq premiers vers (sur un total de quatre-vingt-deux) une multitude de problèmes, parmi lesquels : au premier vers une šadda surnuméraire sur les mots alliwā et aldaḫūli; au deuxième vers, l'oubli de la voyelle [a] (fatḥa) devant l ' alif d'allongement de almiqrāti et de rasmuhā (mais pas pour nasağathā, ce qui montre que ces oublis ne font pas système); au troisième vers, oubli de la voyelle brève [a] après la hamza de al'ar'āmi et après celle de ka'annahu. Nous en resterons là pour ne pas lasser le lecteur, mais nous préciserons que l'on pourrait continuer ainsi pour l'ensemble de cet extrait, et plus généralement pour l'ensemble du poème, pour s'apercevoir que pratiquement pas un seul vers n'est exempt de défauts plus ou moins nombreux et importants au regard d'une écriture respectant rigoureusement les exigences de la graphie arabe « stricte » et, par suite, de l'analyse syllabique systématique. Cette question étant, j'espère, éclaircie, je passe au point principal de mon exposé, la présentation du fonctionnement du logiciel Xaliyl. Pour ce faire, nous allons repartir du texte de la Mu‘allaqa d'Imru ' al-Qays, mais cette fois en transcription, et examiner ce qu'en fait le logiciel. Voici les premiers vers du célèbre poème tels qu'ils sont soumis au programme : qifaa nabki min @ikraY HabiybiN wamanzili // bisiqTi elliwaY bayna eldaxuwli faHawmali fatuwDiHa faelmiqraa#i lam ya&fu rasmuhaa // limaa nasajathaa min januwbiN wa$am'ali taraY ba&ara el'ar'aami fiy &araSaatihaa // waqiy&aanihaa ka'an*ahu Hab*u fulfuli ka'an*iy gadaa#a elbayni yawma taHam*aluwe // ladaY samuraa#i elHay*i naaqifu HanZali wuquwfaN bihaa SaHbiy &alay*a maTiy*ahum // yaquwluwna laa tahlik ‘ asaYN watajam*ali wa'in*a $ifaaIiy &abra#uN muharaaqa#uN // fahal &inda rasmiN daarisiN min mu&aw*ali kada'bika min ‘ um*i elHuwayrici qablahaa // wajaaratihaa ‘ um*i elrabaabi bima'sali ' i@aa qaamataa taDaw*a&a elmisku minhumaa // nasiyma elSabaa jaa'at biray*aa elqaranfuli fafaaDat dumuw&u el&ayni min*iy Sabaaba#aN // &alaY elnaHri Hat*aY bal*a dam&iya miHmaliy Le lecteur peut vérifier que le seul codage explicite, en dehors de la transcription, est l'indication de la frontière d'hémistiche. Il peut aussi constater qu'avec un tout petit peu d'habitude la lecture du système de transcription TRS, qui repose sur quelques conventions et analogies simples, n'est pas très déroutante. On observera, concernant cette transcription, qu'elle est strictement équivalente à la graphie arabe usuelle en ce sens, par exemple, qu'elle note « Y » l ' alif maqṣūra, « * » la šadda, « # » la tā ' marbūṭa ou « N » le tanwīn. Elle l'est également en ce qu'elle note, conformément à la graphie arabe usuelle, une alif purement orthographique sur le verbe à la 3 ème personne du masculin pluriel d'un verbe comme « taHam*aluwe » (fin du premier hémistiche du 4 ème vers). Notez cependant que la voyelle longue [ā] est notée « aa » et non « ae » comme le voudrait une stricte observance de l'orthographe arabe, et que l'alif du tanwīn naṣb n'est pas conservé (par exemple dans « wuquwfaN » premier mot du cinquième vers). Lorsque Xaliyl traite un fichier texte, il génère une base de données textuelle (au format Xbase) associant à chaque ligne du texte analysé un enregistrement composé de neuf champs : Voici par exemple une copie d'écran de l'enregistrement associé par Xaliyl au premier vers du texte ci-dessus : Quelques points méritent d' être signalés à ce niveau : d'abord, on peut voir que si, dans le champ « vers », le programme n'a effectué strictement aucune modification par rapport au texte qui lui a été soumis, il n'en va pas de même pour les champs H1 et H2. L'examen du texte dans ces deux champs montre que le programme y a allongé les voyelles brèves finales d'hémistiche, conformément aux exigences de la métrique arabe classique. Si on examine à présent le résultat du découpage syllabique des hémistiches, présenté dans les champs SYLLH1 et SYLLH2, on constate que le programme a systématiquement « normalisé » l'orthographe (comme le fait le taqṭī ‘ traditionnel), en interprétant par exemple la séquence « aY » (fatḥa + alif maqṣūra) comme un [aa] et le « N » du tanwīn comme un nūn. On peut vérifier aussi qu'il a correctement géré les problèmes de sandhi, par exemple dans « siqTi elliwaY » correctement découpé en « siq+Til+li+waa ». Le même traitement est, bien sûr, appliqué à l'ensemble des vers à analyser. Le processus complet prend moins d'une seconde pour les 82 vers de la Mu‘allaqa sur un micro-ordinateur actuel de puissance courante. La BDD textuelle générée par Xaliyl est automatiquement sauvegardée sur disque pour pouvoir être ensuite diversement exploitée par l'utilisateur. Les types d'exploitation des résultats relèvent des besoins et de l'imagination de chacun. Nous voudrions, dans ce qui suit, en signaler deux qui nous paraissent particulièrement suggestifs. Tout d'abord, il est extrêmement aisé d'aligner l'ensemble des résultats du traitement pour un champ donné, ce qui permet de faire apparaître, visuellement en quelque sorte, certaines propriétés du texte analysé. Ainsi, si l'on aligne les résultats des champs MetrH1 et MetrH2, on obtient le résultat suivant : Ce tableau permet de voir immédiatement l'une des propriétés métriques fondamentales de la poésie arabe classique, propriété largement thématisée dans Bohas (1975), à savoir celle du « parallélisme ». On constate en effet que des successions identiques de séquences syllabiques se reproduisent à intervalles réguliers et que, notamment, une séquence « v - » se répète systématique à l'initiale d'hémistiche. Dans les grammaires métriques formelles, c'est typiquement la succession réglée de telles séquences qui permet d'assigner une pièce de vers à un mètre particulier. Mais l'examen attentif du tableau ci-dessus ne révèle pas que des répétitions régulières de séquences syllabiques. Il permet également de constater qu'en certaines positions, on trouve, selon les vers, des brèves ou des longues. C'est là une autre grande caractéristique métrique de la poésie arabe classique : à côté de positions où c'est toujours la même distribution de quantités syllabiques qui se reproduit (ce sont en quelques sortes les « constantes » d'un mètre donné), on trouve des positions où la quantité syllabique est variable. C'est par exemple le cas, dans les vers analysés ci-dessus, pour la troisième syllabe de l'hémistiche. Cette variabilité au sein du même mètre permet de parler de « variantes de réalisation » et conduit à se demander, entre autres, quelles sont les variantes possibles et éventuellement si, chez un poète donné, certaines variantes sont plus ou moins fréquentes. A ces questions, essentiellement empiriques, la simple théorie ne peut pas répondre. C'est par l'examen et le traitement métrique du plus grand nombre possible de vers du même mètre (du même poète et/ou éventuellement de poètes divers) que l'on peut apporter des éléments d'évaluation objectifs. Concrètement, l'utilisation d'un logiciel comme Xaliyl est ici d'un intérêt évident : il suffit en effet de l'alimenter en amont d'une quantité suffisante de données, puis de soumettre, en aval, les résultats obtenus à un traitement statistique pour commencer à avoir des éléments sérieux de réponse aux questions que l'on vient d'évoquer. En l'occurrence, on peut appliquer aux résultats d'analyse des champs MetrH1 et MetrH2 la procédure de traitement suivante : d'abord, on regroupe l'ensemble des lignes ayant exactement la même distribution syllabique, ce qui peut se faire très simplement en triant « alphabétiquement » les champs MetrH1 et MetrH2. On peut ensuite supprimer tous les doublons (procédure classique en gestion de BDD), ce qui nous indiquera immédiatement combien de variantes de réalisation sont attestées dans la Mu‘allaqa d'Imru ' al-Qays. Les résultats de ces manipulations nous apprennent que dans cette Mu‘allaqa de quatre-vingt-deux vers de mètre tawīl, on dénombre trente-six variantes de vers. La liste de ces variantes est donnée dans l'annexe 2 du présent texte. Il est aisé d'imaginer qu'en élargissant autant qu'il sera nécessaire l'échantillon des données traitées, on arrivera à avoir une liste exhaustive de toutes les variantes de réalisation pour ce mètre et qu'en traitant statistiquement l'ensemble des données, on pourra dire quelles sont celles de ces variantes qui sont le plus usitées, chez Imru ' al-Qays en particulier, ou chez un autre poète, ou encore sur l'ensemble du corpus. De telles informations peuvent s'avérer très précieuses pour l'histoire de la métrique et/ou celle de la littérature… Concrètement, la disposition d'une liste complète de toutes les variantes possibles d'un modèle de vers permettrait aisément de doter le programme Xaliyl de la capacité à identifier quasi instantanément le mètre de n'importe quel vers qui lui serait soumis. D'après une rapide estimation quantitative faite par Bruno Paoli (communication personnelle), le nombre des variantes effectives des quinze modèles abstraits de mètres traditionnellement reconnus par la métrique arabe classique serait un peu supérieur à huit mille. Ce nombre peut paraître énorme, mais pour un ordinateur, reconnaître une séquence parmi huit mille (et même beaucoup plus) est une opération aisée et pratiquement instantanée. Signalons aussi en passant que le logiciel Xaliyl peut aussi fonctionner comme un outil d'aide à l'édition de textes poétiques. Pour donner une idée concrète de cette possibilité, nous évoquerons deux exemples qui n'ont rien d'imaginaire puisque nous les avons rencontrés, Georges Bohas et moi -même, en préparant, il y a quelques années, une communication sur un sujet analogue à celui que nous traitons ici. Le premier concerne le vers 6 de la Mu‘allaqa d'Imru ' al-Qays. Tel qu'il a été donné ci-dessus, il a une structure métrique irréprochable, mais c'est au prix d'une petite anomalie au niveau de la morphologie : en effet, le dernier mot du premier hémistiche, transcrit comme « muharaaqa#uN » n'est pas une forme régulière de la morphologie de la langue. Il s'agit en effet du participe passif (ism al-maf‘ūl) du verbe ahraqa (variante de harāqa = verser) qui devrait donc avoir la forme muhrāqatun sans voyelle brève après la deuxième consonne. C'est d'abord ainsi qu'il avait été saisi, mais lors du traitement par Xaliyl, il est immédiatement apparu que le découpage syllabique qui en découlait (- - v -) était totalement incompatible avec les exigences du mètre qui voulait vv - v -. Nous avons donc opté pour la « licence poétique » en muharāqatun, la consultation d'autres éditions du poème ayant confirmé qu'elle était celle que les métriciens avaient adoptée bien avant nous ! Le second problème est plus « sérieux », en ce sens qu'il met en évidence une faiblesse intrinsèque du logiciel Xaliyl. Il concerne le traitement du pronom clitique de la troisième personne du masculin singulier qui est, normalement, épelé [- hu] et devrait donc compter comme une syllabe CV. En fait, il peut compter pour une brève ou pour une longue. Plus précisément, il compte systématiquement pour une longue métrique s'il est précédé d'une brève, mais peut valoir pour une longue ou une brève s'il est précédé d'une longue. Un exemple de cas où il doit valoir pour une longue est fourni dans le second hémistiche du vers 3 dont voici l'analyse fournie par Xaliyl : H2 waqiy&aanihaa ka'an*ahu Hab*u fulfuli SYLLH2 +wa+qiy+&aa+ni+haa+ka+'an+na+hu+Hab+bu+ful+fu+liy ANASYLH1 CV CVV CVV CV CVV CV CVC CV CV CVC CV CVC CV CVV METRH1 v - - v - v - v v - v - v - On voit que son analyse comme brève (la seule que puisse en l'état fournir le logiciel) entraîne une malformation du premier watid du second pied. Le problème est qu'il est difficile, sur la base d'un algorithme purement formel comme celui sur lequel est bâti Xaliyl, de différencier le pronom [- hu] de la même séquence phonétique quand elle n'a pas ce statut morphologique, comme dans le mot wağhu-hā « son visage », par exemple, auquel cas elle a toujours valeur de brève. Il faut donc corriger manuellement ce type d'erreur, même si leur repérage peut être automatisé. Signalons aussi, dans le même ordre d'idées, que le pronom clitique de première personne du singulier, normalement réalisé [- iy] après un nom, connaît en métrique une réalisation alternative [- iya] exigée par le mètre dans certains cas, comme par exemple dans le vers 9 de la Mu‘allaqa d'Imru ' al-Qays où « dam&iy » doit être réalisé « dam&iya ». Ici encore, le non respect de cette convention peut être détecté « visuellement » après l'analyse métrique, qui ferait apparaître une séquence métrique irrégulière, mais il ne peut être corrigé que manuellement, au coup par coup… Nous avons évoqué ci-dessus la possibilité d'enrichir le logiciel Xaliyl de la capacité à reconnaître automatiquement le mètre de n'importe quel vers ou pièce qui lui serait soumis. Cette possibilité n'est guère compliquée à programmer, mais elle suppose que l'on dispose de la fameuse liste des modèles de vers et de leurs variantes. C'est aux métriciens de faire ce travail et nous leur lançons ici un appel pour qu'ils contribuent à l'avancement de ce projet. Un autre problème, plus « pratique », doit par ailleurs être résolu. Pour le moment, comme vous avez pu le constater, Xaliyl ne peut être exécuté qu' à l'intérieur de l'interpréteur de commandes de son logiciel d'origine le SGBD dBASE. C'est évidemment très contraignant car il faut posséder ce logiciel et apprendre à s'en servir (ce qui est long et coûteux si c'est seulement pour faire de l'analyse de corpus poétiques en arabe !). Il est donc envisagé d'en réaliser une compilation. La compilation consiste à faire traduire Xaliyl en langage machine (par un « compilateur »), ce qui le rendra directement exécutable sous Windows par un simple click de souris. Nous espérons pouvoir bientôt faire état de la réalisation de cette étape du développement du logiciel . | Cette communication commence par un bref rappel de l’histoire des recherches en matière de traitement automatique de la métrique arabe, et notamment des premières réalisations en la matière, qui remontent à 1979 et qui malgré leur lourdeur ont eu le grand intérêt de montrer qu’un tel objectif était réalisable. Elle aborde ensuite la présentation du programme « al-Xalîl », capable de réaliser automatiquement le découpage syllabique et l’analyse métrique de n’importe quel texte poétique arabe quelle que soit sa longueur en ne demandant en entrée que le texte arabe, systématiquement et rigoureusement vocalisé. L’exploitation de la base de données textuelle générée par le logiciel à partir de chaque texte analysé, permet de mettre en évidence un certain nombre de propriétés métriques générales ou spécifiques au texte analysé. | linguistique_12-0078204_tei_855.xml |
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