Guide for the Perplexed
מורה נבוכים
Guide des égarés, trans. by Salomon Munk, Paris, 1856 [fr]
https://www.nli.org.il/he/books/NNL_ALEPH990012364290205171/NLI
Guide for the Perplexed
Introduction of Ibn Tibon
Letter to R Joseph son of Judah
AU NOM DE L'ÉTERNEL
DIEU DE L'UNIVERS
Lorsque, mon cher disciple Rabbi Joseph, fils de R. Iehouda [qu’il repose dans le paradis!],
tu te présentas chez moi, étant venu d'un pays lointain pour suivre mes leçons, tu étais déjà très haut placé dans mon estime à cause de ta grande passion pour l'étude, et parce que j'avais reconnu dans tes poésies un amour très prononcé pour les choses spéculatives, et cela depuis que tes opuscules et tes Makâmât me furent parvenus d'Alexandrie, et avant que je pusse (par moi-même) éprouver ta conception. Je me disais (d'abord): Peut-être son désir est-il plus fort que sa compréhension; mais quand tu eus fait, sous ma direction, tes études de l'astronomie et des sciences mathématiques que tu avais abordées auparavant et qui doivent nécessairement lui servir de préparation, je ressentis à ton égard une joie bien plus grande à cause de l'excellence de ton esprit et de la promptitude de ta conception; et, voyant que tu avais un grand amour pour les mathématiques, je te laissais libre de t'y exercer, sachant quel devait être ton avenir. Et quand tu eus fait sous moi tes études de logique, mon espérance s'attachait à toi et je te jugeais digne de te révéler les mystères des livres prophétiques, afin que tu en comprisses ce que doivent comprendre les hommes parfaits. Je commençai donc à te faire entrevoir les choses et à te donner certaines indications; mais je te voyais me demander davantage, et tu insistais pour que je t'expliquasse des sujets appartenant à la métaphysique et que je te fisse connaître à cet égard à quoi visaient les Motécallemîn, et si leurs méthodes étaient basées sur la démonstration, ou, dans le cas contraire, à quel art elles appartenaient. Je voyais que tu avais déjà un peu étudié cette matière sous d'autres (maîtres); mais tu étais agité et saisi de troubles, et ta noble âme te stimulait afin de trouver les objets de ton désir. Je ne cessais de te détourner de cette voie et je te recommandais de prendre les choses par ordre; car mon but était (de faire) que la vérité s'établît pour toi méthodiquement et que la certitude ne t'arrivât pas comme par hasard. Tant que tu étais avec moi, je ne me refusais pas, quand il était question d'un verset ou d'un des textes des docteurs appelant l'attention sur quelque sujet curieux, à t'en donner l'explication;
mais lorsque Dieu décréta la séparation et que tu t'en allas d'un autre côté, ces conférences firent renaître dans moi une (ancienne) résolution qui s'était déjà affaiblie, et ton absence m'engagea à composer ce traité que j'ai fait pour toi et pour tes semblables, quelque peu nombreux qu'ils soient. J'en ai fait des chapitres détachés, et tout ce qui en aura été mis par écrit te parviendra successivement là où tu seras. Porte-toi bien.
Prefatory Remarks
Fais-moi connaître le chemin que je suivrai, car c'est vers toi que j'ai élevé mon âme (Ps. 143, V. 8).
C'est vous, hommes, que j'appelle, et ma voix (s'adresse) aux fils d'Adam (Prov. 8, 4).
Prête l'oreille, et écoute les paroles des sages, et applique ton cœur à ma science (Prov. 22, 17).
Ce traité a d'abord pour but d'expliquer le sens de certains noms qui se présentent dans les livres prophétiques. Parmi ces noms il y en a qui sont homonymes, mais que les ignorants prennent dans l'un des sens dans lequel l'homonyme est employé; d'autres sont métaphoriques, et on les prend dans le sens primitif dont la métaphore est empruntée; d'autres enfin sont amphibologiques, de sorte que tantôt on croit qu'ils sont employés comme noms appellatifs et tantôt on se figure qu'ils sont homonymes. Le but de ce traité n'est point de faire comprendre tous ces noms au commun des hommes ou à ceux qui commencent à étudier, ni d'instruire celui qui n'étudie que la science de la Loi, je veux dire son interprétation traditionnelle;
car le but de ce traité tout entier et de tout ce qui est de la même espèce est la science de la Loi dans sa réalité, ou plutôt il a pour but de donner l'éveil à l'homme religieux chez lequel la vérité de nôtre Loi est établie dans l'âme et devenue un objet de croyance, qui est parfait dans sa religion et dans ses mœurs, qui a étudié les sciences des philosophes et en connaît les divers sujets, et que la raison humaine a attiré et guidé pour le faire entrer sur son domaine, mais qui est embarrassé par le sens extérieur (littéral) de la Loi et par ce qu'il a toujours compris ou qu'on lui a fait comprendre du sens de ces noms homonymes, ou métaphoriques, ou amphibologiques, de sorte qu'il reste dans l'agitation et dans le trouble. Se laissera-t-il guider par sa raison et rejettera-t-il ce qu'il a appris en fait de ces noms? Il croira alors avoir rejeté les fondements de la Loi. Ou bien s'en tiendra-t-il à ce qu'il en a compris sans se laisser entraîner par sa raison? Il aura donc tourné le dos à la raison et il s'en sera éloigné, croyant néanmoins avoir subi un dommage et une perte dans sa religion, et persistant dans ces opinions imaginaires par lesquelles il se sentira inquiété et oppressé, de sorte qu'il ne cessera d'éprouver des souffrances dans le cœur et un trouble violent.
Ce traité a encore un deuxième but: c'est celui d'expliquer des allégories très obscures qu'on rencontre dans les livres des prophètes sans qu'il soit bien clair que ce sont des allégories, et qu'au contraire l'ignorant et l'étourdi prennent dans leur sens extérieur sans y voir un sens ésotérique. Cependant, si un homme véritablement instruit les examine, il en résulte également pour lui un trouble violent lorsqu'il les prend dans leur sens extérieur; mais quand nous lui aurons expliqué (le sens de) l'allégorie ou que nous l'aurons averti que c'est une allégorie, il sera mis sur la voie et sauvé de ce trouble. C'est donc pour cela que j'ai appelé ce traité Dalâlat al-'Hâyirîn (le guide de ceux qui sont indécis ou égarés).
Je ne dis pas que ce traité écartera, pour celui qui l'aura compris, toute espèce de doute, mais je dis qu'il écartera la plupart des obscurités, et les plus graves. L'homme attentif ne me demandera pas ni n'espérera, lorsque nous aurons parlé d'un certain sujet, que nous l'achevions, ou, lorsque nous aurons commencé l'explication du sens d'une certaine allégorie, que nous épuisions tout ce qui a été dit au sujet de cette allégorie: ceci, un homme intelligent ne pourrait le faire de vive voix, dans une conversation, et comment pourrait-il le consigner dans un livre sans s'exposer à être un point de mire pour tout ignorant prétendant à la science, et qui lancerait vers lui les flèches de son ignorance.
Nous avons déjà donné dans nos ouvrages talmudiques plusieurs explications sommaires de cette espèce et éveillé l'attention sur beaucoup de sujets, et nous y avons fait remarquer que le Ma'asé beréschîth (récit de la création) est la science physique et le Ma'asé mercabâ (récit du char céleste) la science métaphysique, et nous avons expliqué cette sentence: «Ni (on n'interprétera) la mercabâ, même à un (élève) seul, à moins que ce ne soit un homme sage comprenant par sa propre intelligence, (et dans ce cas) on lui en transmettra seulement les premiers éléments.» Tu ne me demanderas donc ici autre chose que les premiers éléments. Ces éléments mêmes ne se trouvent pas, dans le présent traité, rangés par ordre et d'une manière suivie, mais, au contraire, disséminés et mêlés à d'autres sujets qu'on voulait expliquer; car mon but est (de faire en sorte) que les vérités y soient entrevues, et qu'ensuite elles se dérobent, afin de ne pas être en opposition avec le but divin, auquel d'ailleurs il serait impossible de s'opposer, et qui a fait que les vérités qui ont particulièrement pour objet de faire comprendre Dieu fussent dérobées au commun des hommes, comme a dit (le psalmiste): Le mystère de l'Éternel est pour ceux qui le craignent (Ps. 25, 14).
Pour ce qui concerne les choses de la physique, il faut savoir qu'il y a là des principes qui ne peuvent pas non plus être enseignés clairement tels qu'ils sont en réalité. Tu connais ce que disent les docteurs: «Ni (on n'interprétera) le Ma'asé beréschîth devant deux personnes»; or, si quelqu'un expliquait toutes ces choses dans un livre, il les interpréterait à des milliers de personnes. C'est pourquoi ces sujets aussi se présentent dans les livres prophétiques par des allégories, et les docteurs aussi en ont parlé par des énigmes et des allégories, en suivant la trace des livres (sacrés), parce que ce sont des choses qui ont un rapport intime avec la science métaphysique, et qui font également partie des mystères de la métaphysique.
Il ne faut pas croire qu'il y en ait un seul parmi nous qui connaisse ces graves mystères dans toute leur étendue. Il n'en est pas ainsi; mais, au contraire, la vérité tantôt nous apparaît de manière à nous sembler (claire comme) le jour, tantôt elle est cachée par les choses matérielles et usuelles, de sorte que nous retombons dans une nuit profonde à peu près comme nous étions auparavant, et nous sommes alors comme l'homme qui, se trouvant dans une nuit profondément obscure, y voit parfois briller un éclair.
Il y en a parmi nous à qui l'éclair brille coup sur coup, de sorte que, pour ainsi dire, ils sont constamment et sans discontinuer entourés de lumière, et que la nuit devient pour eux comme le jour, et c'est là le degré du plus grand des prophètes, auquel il fut dit: Et toi, reste ici auprès de moi (Deutéron., 5, 28), et dont il a été dit: Car la peau de son visage rayonnait, etc. (Exod., 34, 29). Il y en a d'autres à qui (l'éclair) brille une seule fois dans toute leur nuit, et c'est là le degré de ceux dont il a été dit: Et ils prophétisèrent et ne continuèrent pas (Nombres, 11, 25). Pour d'autres enfin il y a entre chaque éclair des intervalles plus ou moins longs.
Mais il y en a aussi qui n'arrivent point à un degré (assez élevé) pour que leurs ténèbres soient illuminées par un éclair; (elles ne le sont,) au contraire, que comme par un corps poli ou autre chose semblable, comme des pierreries, etc. qui brillent dans les ténèbres de la nuit. Et même ce peu de lumière qui brille pour nous n'est pas continuel; mais il apparaît et se cache comme s'il était l'éclat du glaive qui tourne (Genèse, 3, 24).
C'est donc selon ces circonstances que varient les degrés des hommes parfaits. Quant à ceux qui ne voient jamais la lumière, mais qui errent dans la nuit, ceux dont il a été dit: Ils ne connaissent rien et ne comprennent rien, ils marchent dans les ténèbres (Ps. 82, 5); ceux à qui la vérité est entièrement cachée, quelque distinctement qu'elle apparaisse, ainsi qu'on a dit d'eux: Et maintenant ils ne voient pas la lumière qui brille dans les cieux (Job, 37, 21), et c'est le commun des hommes; (quant à ceux-là, dis-je,) il n'y a point lieu de les mentionner ici dans ce traité.
Il faut savoir que, lorsqu'un des hommes parfaits désire, selon le degré de sa perfection, se prononcer, soit verbalement, ou par écrit, sur quelque chose qu'il a compris en fait de ces mystères, il ne lui est pas possible d'exposer même ce qu'il en a saisi avec une clarté parfaite et par ordre, comme il le ferait pour les autres sciences dont l'enseignement est répandu. Au contraire, il lui arrivera pour l'enseignement des autres ce qui lui est arrivé dans ses propres études; je veux dire que la chose apparaîtra et se fera entrevoir, et qu'ensuite elle se dérobera; car on dirait que telle est la nature de cette chose, qu'il s'agisse de beaucoup ou de peu.
C'est pourquoi tous les savants métaphysiciens et théologiens, amis de la vérité, quand ils voulaient enseigner quelque chose de ce genre, n'en parlaient que par des allégories et des énigmes, et, multipliant les allégories, ils en employaient de différentes espèces et même de différents genres; ils en formaient la plupart de manière à faire comprendre le sujet qu'on avait en vue, ou au commencement de l'allégorie, ou au milieu, ou à la fin, à moins qu'on ne pùt trouver une image qui s'appliquât à la chose en question depuis le commencement jusqu'à la fin. (Quelquefois) aussi le sujet qu'on avait pour but d'enseigner à l'étudiant, quoique ce fût un sujet essentiellement un, on le divisait, en le mettant dans plusieurs allégories éloignées les unes des autres; mais ce qui est encore plus obscur, c'est lorsqu'une seule et même allégorie s'emploie pour divers sujets, de manière que le commencement de l'allégorie s'applique à un certain sujet et la fin à un autre. Parfois aussi toute l'allégorie s'emploie pour deux sujets analogues dans ce genre de science. Enfin quand quelqu'un voulait enseigner sans l'emploi d'allégories et d'énigmes, il y avait dans ses paroles une obscurité et une brièveté qui tenaient lieu de l'emploi des allégories et des énigmes. On dirait que les savants et les docteurs sont guidés sous ce rapport par la volonté divine, de même que leurs dispositions physiques les guident (sous d'autres rapports).
Ne vois-tu pas d'ailleurs que Dieu le Très-Haut voulant nous perfectionner et améliorer l'état de nos sociétés par ses lois pratiques — [ce qui ne peut se faire qu'après (l'établissement de) certains dogmes rationnels dont la première condition est de comprendre la divinité selon notre faculté, chose qui ne peut avoir lieu qu'au moyen de la science métaphysique, laquelle à son tour ne peut venir qu'à la suite de la science physique; car celle-ci est limitrophe de la métaphysique et la précède dans l'enseignement, ce qui est clair pour celui qui a fait ces études] — (ne voistu pas, dis-je,) qu'il a placé à l'ouverture de son livre le récit de la création, qui est la science physique comme nous l'avons expliqué? Mais à cause de la gravité et de l'importance de cette chose, et parce que notre faculté est insuffisante pour comprendre le plus grave des sujets dans toute sa réalité, on a choisi, pour nous parler des sujets profonds dont la sagesse divine jugeait nécessaire de nous entretenir, les allégories, les énigmes et des paroles extrêmement obscures, comme l'ont dit (les docteurs): «Exposer la puissance de l'œuvre de la création à des mortels est chose impossible; c'est pourquoi l'Écriture t'a dit d'une manière obscure: Au commencement Dieu créa, etc.» Ils t'ont donc averti que les choses mentionnées sont obscures. Tu connais aussi ces paroles de Salomon: Ce qui existe est loin (de notre conception); ce très profond, qui peut le trouver (Ecclésiaste, 7, 25)? Pour parler de tous ces sujets on s'est servi de mots homonymes, afin que les hommes vulgaires pussent les prendre dans un certain sens selon la mesure de leur intelligence et la faiblesse de leur conception, et que l'homme parfait qui a reçu de l'instruction pût les prendre dans un autre sens.
Nous avions promis dans le commentaire de la Mischnâ d'expliquer certains sujets difficiles dans (deux ouvrages intitulés): le Livre de la Prophétie et le Livre de l'Harmonie; ce dernier était un livre dans lequel nous avions promis d'expliquer les obscurités de toutes les Deraschôth, dont les paroles extérieures sont dans un grand désaccord avec la vérité et s'écartent du raisonnable, et qui toutes sont des allégories. Mais lorsque, il y a un nombre d'années, nous eûmes commencé ces livres et que nous en eûmes rédigé une partie, les explications dans lesquelles nous nous étions engagé, selon cette méthode, ne nous plurent point; car il nous semblait qu'en procédant nous-même par voie d'allégorie et en cachant ce qui doit rester caché, nous ne nous serions pas écarté du but primitif (des Deraschôth), et nous n'aurions fait pour ainsi dire que substituer un individu à un autre individu de la même espèce; mais qu'en expliquant ce qui a besoin d'explication, cela ne conviendrait pas au commun des hommes, et cependant nous ne désirions autre chose si ce n'est d'expliquer au vulgaire le sens des Deraschôth et les paroles extérieures des prophéties. Il nous semblait aussi qu'un ignorant du vulgaire des rabbins, en étudiant ces Deraschôth, n'y trouverait aucune difficulté: car celui qui est ignorant, indolent et dénué de connaissance relativement à la nature de l'Être, ne trouve pas invraisemblables même les choses impossibles; que si, au contraire, c'était un homme parfait et distingué qui les étudiât, il arriverait nécessairement de deux choses l'une: ou bien il les prendrait dans le sens extérieur, et alors il aurait une mauvaise opinion de l'auteur et le prendrait pour un ignorant, mais il n'y aurait en cela rien qui pût renverser les bases de la foi; ou bien il leur prêterait un sens ésotérique, et alors il s'en tirerait bien et aurait une bonne opinion de l'auteur, n'importe que le (véritable) sens intérieur des paroles fût clair pour lui ou qu'il ne le fût pas. Pour ce qui concerne d'ailleurs la signification de la Prophétie, l'exposition de ses divers degrés et l'interprétation des allégories de ses livres, tout cela sera expliqué d'une autre manière dans le présent traité. Par tous ces motifs donc nous avons renoncé à composer ces deux ouvrages tels qu'ils avaient été (conçus); et nous nous sommes borné, — pour parler des bases de la Foi et des vérités générales avec brièveté et en faisant entrevoir (les choses) d'une manière qui s'approche de l'exposition claire —, à ce que nous en avons dit dans le grand ouvrage talmudique Mischné Torâ.
Quant au présent traité, j'y adresse la parole, ainsi que je l'ai dit, à celui qui a étudié la philosophie et qui a acquis des sciences véritables, mais qui, croyant aux choses religieuses, est troublé au sujet de leur sens, à l'égard duquel les noms obscurs et les allégories laissent de l'incertitude. Nous donnerons aussi dans ce traité des chapitres dans lesquels il ne sera question d'aucun mot homonyme. Mais tel chapitre servira de préparation à un autre ou appellera l'attention sur l'un des sens d'un mot homonyme dont je ne voudrai pas parler expressément dans cet endroit; tel autre chapitre expliquera quelque allégorie ou avertira que tel sujet est une allégorie; tel autre encore renfermera des sujets difficiles, à l'égard desquels on croit quelquefois le contraire de ce qui est vrai, soit à cause de certaines homonymies, soit parce qu'on confond l'image avec la chose qu'elle doit représenter ou qu'on prend la chose représentée pour une image.
Et puisque j'ai parlé des allégories, nous allons énoncer une proposition qui est celle-ci: «Il faut savoir que la clef pour comprendre tout ce que les prophètes ont dit et pour le connaître dans toute sa réalité, c'est de comprendre les allégories et leur sens et d'en savoir interpréter les paroles.» Tu sais ce que le Très-Haut a dit: Et par les prophètes je fais des similitudes (Hos., XII, 11); et tu connais aussi cet autre passage: Propose une énigme et fais une parabole (Ézéch., 17, 2). Tu sais aussi que c'est à cause du fréquent emploi des allégories par les prophètes que le prophète a dit: Ils disent de moi: N'est-il pas un faiseur d'allégories (Ib., XXI, 5)? Tu sais enfin comment Salomon a commencé (son livre): Pour comprendre l'allégorie et le discours éloquent, les paroles des sages et leurs énigmes (Prov., 1, 6). Et dans le Midrasch on dit: «A quoi ressemblaient les paroles de la Torâ avant que Salomon eût apparu? A un puits dont l'eau froide était située dans la profondeur, de sorte que personne ne pouvait en boire. Que fit alors un homme intelligent? Il attacha des cordes les unes aux autres et des fils les uns aux autres, et ensuite il puisa et but. C'est ainsi que Salomon passa d'une allégorie à une autre et d'un discours à un autre jusqu'à ce qu'il approfondît les paroles de la Torâ.» Telles sont les paroles textuelles. Je ne pense pas que parmi les hommes doués de bon sens il y en ait un seul qui se figure que les paroles de la Torâ auxquelles on fait ici allusion et qu'on a cherché à comprendre par l'intelligence (préalable) du sens des allégories soient les préceptes concernant la confection des cabanes, les branches de palmier et le droit relatif aux quatre gardiens; bien au contraire, on avait ici pour but, sans doute, l'intelligence des choses profondes. Il est dit au même endroit (du Midrasch): «Les rabbins disent: Si quelqu'un perd un sicle ou une perle dans sa maison, il n'a qu'à allumer une mèche (de la valeur) d'une obole pour trouver la perle; de même l'allégorie en elle-même n'est rien, mais au moyen de l'allégorie tu comprends les paroles de la Torà.» Telles sont encore leurs paroles textuelles. Et fais bien attention qu'ils disent clairement que l'intérieur des paroles de la Torâ est la perle et que le sens extérieur de toute allégorie n'est rien, et qu'ils comparent le sens caché et représenté dans les paroles extérieures de l'allégorie à une perle que quelqu'un a perdue dans sa maison, laquelle est sombre et remplie de meubles. Cette perle existe, mais il ne la voit pas et il ne sait pas où elle est: c'est donc comme si elle était sortie de sa possession, puisqu'il n'a aucun moyen d'en tirer profit jusqu'à ce qu'il allume la lampe comme il a été dit; et c'est à celle-ci que ressemble l'intelligence du sens de l'allégorie.
Le sage a dit: Comme des pommes d'or dans des filets (Maskiyyôth) d'argent, telle est une parole dite selon ses différentes faces (Prov., 21, II).
Écoute l'explication du sujet dont il parle: Maskiyyôth sont des ciselures réticulaires, je veux dire oú il y a des ouvertures (formées) de mailles extrêmement fines, comme les ouvrages des orfèvres; on les appelle ainsi parce que le regard y pénètre, car la version chaldaïque de וַיַּשְׁקֵף (il regarda) est we-istekhi. Il dit donc: Comme une pomme d'or dans un filet d'argent à ouvertures très fines, telle est la parole dite selon ses deux faces. Et vois comme cette sentence s'applique à merveille à l'allégorie en règle; car il dit que le discours qui a deux faces, c'est-à-dire qui a un (sens) extérieur et intérieur, doit avoir l'extérieur beau comme l'argent, mais son intérieur doit être encore plus beau que son extérieur, de manière que son intérieur sera, en comparaison de son extérieur, comme l'or est à côté de l'argent. Il faut aussi qu'il y ait dans son extérieur quelque chose qui puisse indiquer à celui qui l'examine ce qui est dans son intérieur, comme il en est de cette pomme d'or qui a été couverte d'un filet d'argent à mailles extrêmement fines: car, si on la voit de loin ou sans l'examiner attentivement, on croit que c'est une pomme d'argent; mais si l'homme à l'œil pénétrant l'examine bien attentivement, ce qui est en dedans se montre à lui, et il reconnaît que c'est de l'or. Et il en est de même des allégories des prophètes: leurs paroles extérieures (renferment) une sagesse utile pour beaucoup de choses, et entre autres pour l'amélioration de l'état des sociétés humaines, comme cela apparaît dans les paroles extérieures des Proverbes (de Salomon) et d'autres discours semblables; mais leur (sens) intérieur est une sagesse utile pour les croyances ayant pour objet le vrai dans toute sa réalité.
Sache aussi que les allégories prophétiques sont faites de deux manières: il y en a où chaque mot de l'allégorie veut (qu'on y trouve) un sens (particulier); et il y en a d'autres où l'ensemble de l'allégorie révèle l'ensemble du sujet représenté, mais où il se trouve aussi des mots en grand nombre qui n'ajoutent pas chacun quelque chose à ce sujet représenté, et qui servent sulement à l'embellissement de l'allégorie et à la symétrie du discours, ou bien à dérober avec plus de soin le sujet représenté, de sorte que le discours est constamment conçu tel qu'il doit l'être selon le sens extérieur de l'allégorie. Il faut bien comprendre cela.
Un exemple de la première espèce des allégories prophétiques se trouve dans ce passage: Et voici, une échelle était placée à terre, etc. (Genèse, 28, 12); car le mot échelle indique un certain sujet, les mots était placée à terre en indiquent un second, les mots et sa tête atteignait le ciel en indiquent un troisième, les mots ct voici, les anges de Dieu, en indiquent un quatrième, le mot montaient en indique un cinquième, les mots et descendaient en indiquent un sixième, et les mots et voici, l'Éternel se tenait au dessus, en indiquent un septième, de sorte que chaque mot qui se présente dans cette allégorie ajoute quelque chose à l'ensemble du sujet représenté.
Un exemple de la seconde espèce des allégories prophétiques se trouve dans le passage suivant (Prov., 7, 6 et suiv.): Car par la fenêtre de ma maison, à travers mon treillis je regardais, et je vis parmi les simples, je distinguai parmi les jeunes gens un enfant dépourvu d'intelligence, qui, passant sur la place publique près d'un angle, s'avançait vers la maison (où elle demeurait). Pendant le crépuscule, quand le jour disparaissait, dans l'obscurité de la nuit et dans les ténèbres. Et voilà qu'une femme vient au devant de lui dans l'appareil d'une courtisane et le cœur rusé. Elle est bruyante, indomptée, etc. Tantôt dans la rue, tantôt sur les places, etc. Elle le saisit, etc. Je devais des sacrifices de paix, etc. C'est pourquoi je suis sortie au devant de toi, etc. J'ai couvert de tapis, etc. J'ai parfumé ma couche, etc. Viens, enivrons-nous d'amour, etc. Car l'époux n'est pas à la maison, etc. Il a pris la bourse contenant l'argent, etc. Elle le séduit par l'abondance de sa parole, elle l'entraîne par ses lèvres fallacieuses.
Tout ce discours a pour but d'avertir qu'on ne doit pas suivre les plaisirs et les passions du corps; il compare donc la matière qui est la cause de toutes ces passions corporelles à une courtisane qui en même temps est une femme mariée, et c'est sur cette allégorie qu'il a bâti tout son livre. Dans quelques chapitres de ce traité nous montrerons ce qu'il y avait de sage de sa part à comparer la matière à une femme mariée infidèle, et nous ferons remarquer comme il a fini son livre par l'éloge de la femme qui n'est pas infidèle, mais qui ne s'occupe que du bon ordre de sa maison et de la position de son mari. (On verra aussi que) tous les obstacles qui empêchent l'homme d'arriver à sa perfection finale, tout vice et tout péché qui s'attachent à l'homme, n'arrivent que du côté de la matière seule, comme nous l'expliquerons dans ce traité. C'est donc cette doctrine générale qui forme le contenu de toute cette allégorie, je veux dire que l'homme ne doit pas suivre sa seule nature animale, c'est-à-dire sa matière; car la matière immédiate de l'homme est aussi la matière immédiate des autres animaux. Après t'avoir donné cette explication et t'avoir révélé le mystère de cette allégorie, tu n'espéreras plus pouvoir me demander ce qu'il y a (de caché) sous les mots: Je devais des sacrifices de paix, aujourd'hui j'ai accompli mes vœux; quel sens renferment les mots: J'ai couvert de tapis mon lit; ou ce qu'ajoutent au sens général les mots: Car l'époux n'est pas à la maison, ainsi que tout ce qui suit dans ce chapitre. Tout cela n'est qu'une suite de phrases se rapportant au sens extérieur de l'allégorie; car les détails qu'il a décrits sont de l'espèce de ceux (qui se rapportent) aux fornicateurs, et de même ces paroles et d'autres semblables sont de l'espèce de celles que les adultères s'adressent mutuellement.
Il faut bien comprendre ce que je dis, car c'est un principe très important pour ce que je me propose d'expliquer. Si donc dans un chapitre de ce traité tu me vois expliquer le sens d'une certaine allégorie et que j'appelle ton attention sur l'ensemble de la chose représentée, tu ne me demanderas pas (l'explication de) tous les sujets particuliers qui se rencontrent dans cette allégorie, et tu ne chercheras pas à en trouver l'analogue dans la chose représentée; car cela te conduirait à l'une de deux choses, ou bien à te faire perdre de vue le sujet qu'on avait pour but dans l'allégorie, ou bien à t'imposer la tâche d'interpréter (allégoriquement) des paroles qui ne sont pas sujettes à interprétation et qui n'ont pas été écrites pour être interprétées. Et en t'imposant cette tâche tu tomberais dans cette grande folie dont la plupart des écoles du monde sont atteintes de nos jours et qui se révèle dans leurs écrits; car chacun de ces gens cherche à trouver un sens à des paroles par lesquelles l'auteur n'a visé à rien de ce qu'ils veulent (y trouver) eux-mêmes. Tu dois, au contraire, avoir toujours pour but dans la plupart des allégories de connaître l'ensemble de la chose qu'on a voulu faire connaître, et dans certaines choses il doit te suffire de comprendre par mes paroles que tel sujet est une allégorie, quand même je ne t'expliquerai rien de plus; car quand tu auras su que c'est une allégorie, tu comprendras aussitôt quel en est l'objet, et en te disant que c'est une allégorie, j'aurai, pour ainsi dire, enlevé ce qui s'interposait (comme obstacle) entre la vue et l'objet vu.
RECOMMANDATION AU SUJET DE CE TRAITÉ.
Si tu veux comprendre tout ce que (ce traité) renferme, de manière à ce qu'il ne t'en échappe rien, il faut combiner ses chapitres les uns avec les autres, et en lisant un chapitre il ne faut pas seulement avoir pour but de comprendre l'ensemble de son sujet, mais aussi de saisir chaque parole qui s'y présente dans la suite du discours, quand même elle ne ferait pas partie du sujet (principal) du chapitre. Car dans ce traité il ne m'est jamais arrivé de parler comme par hasard, mais (tout a été dit) avec une grande exactitude et avec beaucoup de précision, et en ayant soin de n'y laisser manquer l'explication d'aucune obscurité; et si on y a dit (çà et là) quelque chose qui n'est pas à sa place, ce n'a été que pour expliquer quelque autre chose à sa véritable place. Il ne faut donc pas l'aborder avec tes opinions préconçues, car tu me ferais du tort sans en profiter toi-même; mais il faut, au contraire, que tu apprennes d'abord tout ce qu'il est nécessaire d'apprendre. Tu en feras l'objet continuel de tes études, car il t'expliquera les plus graves obscurités de la Loi, qui sont difficiles même pour tout homme intelligent. J'en conjure par Dieu le Très-Haut tous ceux qui auront lu le présent traité de ne pas en commenter un seul mot et de n'en rien expliquer aux autres, si ce n'est ce qui est déjà clairement expliqué dans les paroles de ceux qui m'ont précédé d'entre les célèbres docteurs de notre Loi. Mais (le lecteur) qui en aura compris quelque chose de ce que d'autres de nos hommes célèbres n'ont pas dit ne devra pas l'expliquer à d'autres; il ne devra pas non plus se presser de me réfuter; car il se pourrait que ce qu'il aura compris dans mes paroles fût le contraire de ce que j'ai voulu dire, et alors il me ferait du tort en retour de ce que moi j'ai voulu lui être utile, et il paierait le bien par le mal. Il faut, au contraire, que celui à qui (ce traité) tombera entre les mains l'étudie avec soin, et s'il y trouve de quoi satisfaire son désir, ne fût-ce que sur un seul point de tout ce qui est obscur, il doit remercier Dieu et se contenter de ce qu'il en a compris. S'il n'y trouve absolument rien qui lui soit utile, il doit le considérer comme s'il n'avait jamais été composé; mais s'il lui semble en résulter un dommage par rapport à ses opinions, il doit interpréter (mes paroles) de manière à me juger favorablement (ידין לכף זכות), fût-ce même par l'interprétation la plus recherchée, comme cela nous a été prescrit à l'égard de nos gens du vulgaire et à plus forte raison à l'égard de nos savants et des soutiens de notre Loi, qui s'efforcent de nous enseigner la vérité selon leur faculté.
Je sais que tous les commençants qui n'ont encore fait aucune étude spéculative tireront profit de certains chapitres de ce traité; mais les hommes parfaits, imbus de l'étude de la Loi et qui sont troublés, comme je l'ai dit, profiteront de tous ses chapitres, et combien ils en seront joyeux et avec quel plaisir ils en écouteront (la lecture) ! Mais quant aux gens embrouillés dont le cerveau est troublé par des opinions contraires à la vérité et par de fausses méthodes, et qui croient cependant que ce sont là des sciences vraies et prétendent être des hommes d'études spéculatives, tandis qu'ils ne connaissent absolument rien qui puisse en réalité s'appeler science, — quant à ceux-là, (dis-je,) ils se détourneront d'un grand nombre de ses chapitres, et ils en éprouveront une grande répugnance, parce qu'ils n'en saisiront pas le sens, et aussi parce qu'on reconnaîtra par là la fausseté de la mauvaise monnaie qu'ils ont dans leurs mains et qui est leur trésor et la fortune mise en réserve pour leur détresse. Dieu le Très-Haut le sait que j'ai toujours éprouvé une très grande crainte de mettre par écrit les choses que je veux déposer dans ce traité; car ce sont des choses cachées et sur lesquelles on n'a jamais composé un livre parmi nos coreligionnaires dans ce temps de la captivité dont nous possédons encore les ouvrages. Et comment donc pourrai-je, moi, créer quelque chose de nouveau et le mettre par écrit ! Cependant je me suis appuyé sur deux principes: d'abord sur ce que (les rabbins) ont dit au sujet de choses analogues: Lorsque c'est le moment d'agir pour Dieu, etc.; ensuite, sur ce qu'ils ont dit encore: Que toutes les œuvres se fassent au nom du ciel. C'est donc sur ces deux principes que je me suis appuyé pour ce que j'ai écrit dans certains chapitres de ce traité. Enfin je suis l'homme lequel, se voyant serré dans une arène étroite et ne trouvant pas le moyen d'enseigner une vérité bien démontrée, si ce n'est d'une manière qui convienne à un seul homme distingué et qui déplaise à dix mille ignorants, préfère parler pour cette seule personne, sans faire attention au blâme de la grande multitude, et prétend tirer ce seul homme distingué de l'embarras dans lequel il est tombé et lui montrer la voie (pour sortir) de son égarement afin de devenir parfait et d'obtenir le repos.
Part 1
Introduction
OBSERVATION PRÉLIMINAIRE.
Les causes de la contradiction ou de l'opposition qu'on trouve dans un livre ou dans un écrit quelconque sont au nombre de sept.
PREMIÈRE CAUSE: Quand l'auteur a rassemblé les paroles de gens d'opinions différentes en omettant (de citer) les autorités et d'attribuer chaque parole à son auteur. On trouve alors dans son ouvrage des contradictions ou des assertions opposées, parce que l'une des deux propositions est l'opinion d'un individu, et l'autre l'opinion d'un autre individu.
DEUXIÈME CAUSE: Quand l'auteur du livre a professé d'abord une certaine opinion dont il est revenu ensuite, et qu'on a recueilli à la fois ce qu'il avait dit d'abord et ce qu'il a dit ensuite.
TROISIÈME CAUSE: Lorsque les paroles (de l'auteur) ne sont pas toutes (prises) dans leur sens extérieur (littéral); mais que les unes conservent leur sens littéral et que les autres sont une image et ont un sens figuré, ou bien que les deux propositions, contradictoires selon leur sens littéral, sont des allégories, et que, prises dans leur sens littéral, elles paraissent contradictoires ou opposées entre elles.
QUATRIÈME CAUSE: Lorsqu'il existe une certaine condition qui, par un motif quelconque, n'est pas expressément indiquée à l'endroit même, ou bien lorsque les deux sujets sont différents et qu'aucun des deux n'est clairement désigné à l'endroit même, de sorte qu'il paraît y avoir une contradiction dans le discours sans qu'il y en ait réellement.
CINQUIÈME CAUSE: La nécessité (à laquelle on est quelquefois réduit) pour enseigner et faire comprendre (certaine chose); c'est-à-dire lorsqu'il y a un certain sujet obscur et difficile à concevoir qu'on a besoin de mentionner ou de prendre pour prémisses, afin d'expliquer un sujet facile à concevoir et qui dans l'enseignement devrait précéder ce premier sujet, parce qu'on commence toujours par le plus facile. Il faut alors que celui qui enseigne se mette à l'aise pour faire comprendre ce premier sujet, de quelque manière que ce soit, en l'examinant en gros sans entreprendre d'en exposer exactement toute la réalité, et le laissant, au contraire, à la portée de l'imagination de l'auditeur, afin que celui-ci puisse comprendre ce qu'on veut qu'il comprenne en ce moment, sauf à exposer ensuite plus exactement ce sujet obscur qui se manifestera dans sa réalité à l'endroit convenable.
SIXIÈME CAUSE: Lorsque la contradiction se dérobe et ne se manifeste qu'après plusieurs prémisses. Plus il faudra de prémisses pour la manifester et plus elle sera cachée, de manière à échapper à l'auteur, qui croira qu'il n'y a pas de contradictions entre les deux premières propositions. Cependant, en prenant chacune des deux propositions à part et en y joignant une prémisse vraie, de manière qu'il en sorte une conclusion nécessaire, et en faisant de même de chaque conclusion, (je veux dire) en y joignant une prémisse vraie de manière à en faire sortir une conclusion nécessaire, on arrivera après une série de syllogismes à trouver une contradiction ou une opposition entre les deux dernières conclusions. C'est là ce qui arrive même à de savants auteurs; mais si les deux premières propositions étaient manifestement contradictoires et que l'auteur eût seulement oublié la première en écrivant l'autre dans un autre endroit de son ouvrage, ce serait là (révéler) une infériorité très grande, et un tel homme ne saurait être compté au nombre de ceux dont les paroles méritent de l'attention.
SEPTIÈME CAUSE: La nécessité du discours, quand il s'agit de choses très obscures dont les détails doivent être en partie dérobés et en partie révélés. Car quelquefois on se voit forcé, en émettant une opinion, de s'exprimer de manière à affirmer une certaine proposition, tandis que dans un autre endroit on se voit forcé de s'exprimer de manière à affirmer une proposition qui se trouve en contradiction avec la première. Le vulgaire ne doit d'aucune manière s'apercevoir de l'endroit où existe la contradiction, et l'auteur quelquefois cherche toute sorte d'expédients pour la dérober.
Quant aux contradictions qu'on trouve dans la Mischnâ et dans les Baraïthôth, elles émanent de la première cause. Ainsi tu trouveras continuellement qu'on dit (dans le Talmud): «Le commencement (du chapitre) est en contradiction avec la fin», et qu'on ajoute cette réponse: «Le commencement émane de tel docteur et la fin de tel autre docteur.» Tu y trouveras de même ces paroles: «Rabbi a approuvé les paroles de tel docteur dans tel cas et en a simplement reproduit l'opinion (sans le nommer), et dans tel autre cas il a approuvé les paroles de tel autre docteur et en a simplement reproduit l'opinion.» Souvent aussi tu y trouveras cette formule: «A qui appartient cette assertion anonyme? Elle appartient à tel docteur. — A qui appartient notre (paragraphe de la) Mischnâ? Il appartient à tel docteur.» Ces exemples sont innombrables.
Quant aux contradictions et aux divergences qu'on trouve dans le Talmud (ou la Guemarâ), elles émanent de la première et de la deuxième cause. Ainsi tu y trouveras toujours ces paroles: «A tel sujet il a adopté l'opinion de tel docteur et à tel autre sujet l'opinion de tel autre docteur.» On dit encore: «Il a adopté l'opinion d'un tel dans un cas et il s'en est écarté dans un autre cas.» On dit enfin: «Ce sont deux Amoraîm (qui diffèrent) sur l'opinion de tel docteur.» Tous les exemples de ce genre sont conformes à la première cause. Relativement à la deuxième cause, ils (les talmudistes) disent expressément: Râb est revenu de telle opinion, ou Rabâ est revenu de telle opinion, et (en pareil cas) on discute pour savoir laquelle des deux opinions est la dernière. On peut encore citer les paroles suivantes: «Selon la première rédaction de Rabbi Asché il s'est prononcé dans tel sens, et selon la seconde rédaction il s'est prononcé dans tel autre sens.
Pour ce qui concerne la contradiction ou l'opposition qui se montre dans le sens extérieur de certains passages de tous les livres prophétiques, elle émane de la troisième et de la quatrième cause, et c'est surtout ce sujet qui était le but de toute cette observation préliminaire. Tu sais que (les docteurs) répètent souvent ces paroles: «Un texte s'exprime de telle manière et un autre texte de telle autre manière.» Ils établissent d'abord la contradiction apparente, puis ils expliquent qu'il y a là une condition qui manque (dans le texte), ou qu'il est question de deux sujets différents. Ainsi, par exemple, ils disent: «Salomon, n'est-il pas assez que tes paroles contredisent celles de ton père? faut-il encore qu'elles se contredisent entre ellesmêmes, etc.?» Les docteurs parlent souvent dans ce sens; mais la plupart du temps ils s'occupent de discours prophétiques se rattachant à des préceptes (religieux) ou à la morale. Quant à nous, nous n'avions pour but que d'appeler l'attention sur des versets qui, pris dans leur sens littéral, renferment des contradictions au sujet de certaines opinions et croyances; il en sera expliqué une partie dans divers chapitres de ce traité; car ce sujet fait partie aussi des Mystères de la Loi. Quant à la question de savoir s'il existe dans les livres des prophètes des contradictions émanant de la septième cause, c'est là une chose qu'il y a lieu d'examiner et de discuter, et qu'il ne faut pas décider au hasard.
Quant à la divergence qu'on trouve dans les livres des philosophes véritables, elle émane de la cinquième cause.
Pour ce qui est des contradictions qu'on trouve dans la plupart des ouvrages des auteurs et des commentateurs autres que ceux dont nous avons parlé, elles émanent de la sixième cause. De même, dans les Midraschôth et dans les Haggadôth il existe des contradictions graves émanant de cette même cause; c'est pourquoi (les rabbins) disent: «On ne relève pas des contradictions dans les Haggadôth.» On y trouve aussi des contradictions émanant de la septième cause.
Enfin les divergences qui peuvent exister dans le présent traité émanent de la cinquième et de la septième cause. Il faut que tu saches cela, que tu t'en pénètres et que tu te le rappelles bien, afin de ne pas être troublé au sujet de plusieurs de ces chapitres.
Après ces préliminaires je commence à parler des noms dont il faut faire ressortir le véritable sens qu'on a eu en vue dans chaque endroit selon le sujet (qui y est traité), et ce sera là une clef pour entrer dans des lieux dont les portes sont fermées. Et quand ces portes auront été ouvertes et qu'on sera entré dans ces lieux, les âmes y trouveront le repos, les yeux se délecteront et les corps se délasseront de leur peine et de leur fatigue.
Chapter 1
OUVREZ LES PORTES, QUE LE PEUPLE JUSTE ENTRE, LUI QUI GARDE LA FOI (Isaïe, xxvi, 2).
Célem (צֶלֶם) et demouth (דְּמוּת). — Il y a eu des gens qui croyaient que célem (צלם), dans la langue hébraïque, désignait la figure d’une chose et ses linéaments, et ceci a conduit à la pure corporification (de Dieu), parce qu’il est dit (dans l’Écriture): Faisons un homme à notre image (בצלמנו) selon notre ressemblance (Genèse, 1, 26). Ils croyaient donc que Dieu avait la forme d’un homme, c’est-à-dire sa figure et ses linéaments, et il en résultait pour eux la corporification pure qu’ils admettaient comme croyance, en pensant que, s’ils s’écartaient de cette croyance, ils nieraient le texte (de l’Écriture), ou même qu’ils nieraient l’existence de Dieu s’il n’était pas (pour eux) un corps ayant un visage et des mains semblables aux leurs en figure et en linéaments; seulement, ils admettaient qu’il était plus grand et plus resplendissant (qu’eux), et que sa matière aussi n’était pas sang et chair, et c’est là tout ce qu’ils pouvaient concevoir de plus sublime à l’égard de Dieu.
Quant à ce qui doit être dit pour écarter la corporéité et établir l’unité véritable, — qui n’a de réalité que par l’exclusion de la corporéité, — tu sauras la démonstration de tout cela par le présent traité; ici, dans ce chapitre on veut seulement appeler l’attention sur l’explication du sens de célem (צלם) et de demouth (דמות).
Je dis donc que la forme telle qu’elle est généralement connue du vulgaire [je veux dire la figure de la chose et ses linéaments] porte dans la langue hébraïque le nom particulier de toar (תאר); on dit, p. ex.: Beau de figure (תאר) et beau de visage (Genèse, 39, 6); quelle est sa figure (תארו) (I Sam., 28, 14)? Comme la figure (כתאר) des fils du roi (Juges, 13, 18). On a dit (en parlant) de la forme artificielle: Il la figure (יתארהו) avec le burin… et il la figure (יתארהו) avec le cercle (Isaïe, 44, 13). C’est là une dénomination qui ne s’applique jamais à Dieu le Très-Haut;—loin de nous (une telle pensée)!
Quant à célem (צלם), il s’applique à la forme naturelle, je veux dire à ce qui constitue la substance de la chose, par quoi elle devient ce qu’elle est et qui forme sa réalité, en tant qu’elle est tel être (déterminé). Dans l’homme ce quelque chose, c’est ce dont vient la compréhension humaine, et c’est à cause de cette compréhension intellectuelle qu’il a été dit de lui: Il le créa à l’image (בצלם) de Dieu (Genèse, 1, 26).
C’est pourquoi aussi on a dit (en parlant des impies): Tu méprises leur image (צלמם) (Ps. 73, 20); car le mépris atteint l’âme qui est la forme spécifique, et non pas les figures des membres et leurs linéaments. Je dis de même que la raison pour laquelle les idoles étaient appelées celamîm (צלמים), c’est que, ce qu’on cherchait dans elles était quelque chose qu’on leur supposait; mais ce n’était nullement pour leur figure et leurs linéaments. Je dirai encore la même chose au sujet des mots: les images (צלמי) de vos TE’HORÎM (I Sam., 6, 5); car ce qu’on y cherchait, c’était le moyen d’écarter le mal des te’horîm, et ce n’était nullement la figure des te’horîm. Si cependant il fallait absolument admettre que le nom de célem, appliqué aux images des te’horîm et aux idoles, se rapportât à la figure et aux linéaments, ce nom serait ou homonyme ou amphibologique, et s’appliquerait non seulement à la forme spécifique, mais aussi à la forme artificielle, ainsi qu’aux figures analogues des corps physiques et à leurs linéaments.
Par les mots: Faisons un homme à notre image, on aurait donc voulu parler de la forme spécifique, c’est-à-dire de la compréhension intellectuelle, et non de la figure et des linéaments. — Ainsi nous t’avons expliqué la différence qu’il y a entre célem (image) et toar (figure), et nous avons aussi expliqué le sens de célem.
Quant à demouth (דמות), c’est un nom (dérivé) de דמה (ressembler), et qui indique également une ressemblance par rapport à quelque idée; car les paroles (du psalmiste): Je ressemble (דמיתי) au pélican du désert (Ps. 102, 7), ne signifient pas qu’il lui ressemblait par rapport aux ailes et au plumage, mais que la tristesse de l’un ressemblait à la tristesse de l’autre. De même (dans ce passage): Aucun arbre dans le jardin de Dieu ne lui ressemblait (דמה) en beauté (Ézéch., 31, 8), il s’agit d’une ressemblance par rapport à l’idée de beauté; (de même dans ces autres passages): Ils ont du poison semblable (כדמות) au poison du serpent (Ps. 58, 5); Il ressemble (דמיונו) à un lion avide de proie (Ps. 17, 12). Tous (ces passages indiquent) une ressemblance par rapport à une certaine idée, et non par rapport à la figure et aux linéaments. De même: La ressemblance (דמות) du trône (Ézéch., 1, 26) est une ressemblance par rapport à l’idée d’élévation et de majesté, et non par rapport à la forme carrée, à l’épaisseur et à la longueur des pieds, comme le croient les esprits pauvres, et il en est de même de la ressemblance (דמות) des animaux (Ézéch., 1, 13).
Or, comme l’homme se distingue par quelque chose de très remarquable qu’il y a en lui et qui n’est dans aucun des êtres au dessous de la sphère de la lune, c’est-à-dire par la compréhension intellectuelle, pour laquelle on n’emploie ni sens, ni mains, ni bras, (celle-ci) a été comparée à la compréhension divine, qui ne se fait pas au moyen d’un instrument; bien que la ressemblance n’existe pas en réalité, mais seulement au premier abord. Et pour cette chose, je veux dire à cause de l’intellect divin qui se joint à l’homme, il a été dit de celui-ci qu’il était (fait) à l’image de Dieu et à sa ressemblance, (et cela ne veut dire) nullement que Dieu le Très-Haut soit un corps ayant une figure quelconque.
Chapter 2
Un homme de science m’a fait, il y a déjà plusieurs années, une objection remarquable qui mérite considération, ainsi que la réponse que nous avons faite pour la détruire.
Mais avant de rapporter l’objection et la manière de la détruire, voici ce que j’ai à dire. Tout Hébreu sait que le nom d’Élohîm (אלהים) est homonyme, s’appliquant à Dieu, aux anges et aux gouvernants régissant les états. Déjà Onkelos, le prosélyte, a expliqué, — et son explication est vraie, — que par les mots: Et vous serez comme des Élohîm connaissant le bien et le mal (Genèse, 3, 5), on a eu en vue le dernier sens; car il dit (dans sa traduction chaldaïque): «Et vous serez comme les grands personnages (כרברביא).»
Après cette observation préliminaire sur l’homonymie de ce nom, nous allons rapporter l’objection.
Il paraîtrait, d’après le sens littéral du texte, disait l’auteur de l’objection, que l’intention primitive dans (la création de) l’homme était qu’il fût comme le reste des animaux, sans intelligence et sans réflexion, et sans savoir distinguer entre le bien et le mal; mais que, ayant désobéi, sa désobéissance lui mérita cette grande perfection particulière à l’homme, c’est-à-dire de posséder ce discernement qui est en nous, qui est la chose la plus noble de notre existence et qui constitue notre substance. Mais c’est là une chose étonnante que sa punition pour sa désobéissance ait été de lui donner une perfection qu’il n’avait pas eue, savoir, l’intelligence. C’est absolument comme l’assertion de ceux qui ont dit qu’un certain homme, après avoir désobéi (à Dieu) et commis des excès d’injustice, fut transformé et placé comme astre au ciel.—Tel était le but et la pensée de l’objection, quoiqu’elle ne fût pas (présentée) dans les mêmes termes.
Écoute maintenant de quelle manière nous y avons répondu. O toi, disions-nous, qui examines (les choses) avec un esprit superficiel et irréfléchi, et qui crois comprendre un livre, guide des anciens et des modernes, en le parcourant dans quelques moments de loisir (dérobés aux plaisirs) de la boisson et de la cohabitation, comme on parcourrait quelque livre d’histoire ou quelque poëme! arrête-toi et examine; car la chose n’est pas telle que tu la croyais au premier abord, mais telle qu’elle se manifestera quand on aura considéré ce que je vais dire. La raison que Dieu a fait émaner sur l’homme, et qui constitue sa perfection finale, est celle qu’Adam possédait avant sa désobéissance; c’est pour elle qu’il a été dit de lui qu’il était (fait) à l’image de Dieu et à sa ressemblance, et c’est à cause d’elle que la parole lui fut adressée et qu’il reçut des ordres, comme dit (l’Écriture): Et l’Éternel, Dieu ordonna, etc. (Genèse, 2, 16), car on ne peut pas donner d’ordres aux animaux ni à celui qui n’a pas de raison. Par la raison on distingue entre le vrai et le faux, et cette faculté il (Adam) la possédait parfaitement et complétement; mais le laid et le beau existent dans les (choses des) opinions probables, et non dans les choses intelligibles; car on ne dit pas que cette proposition: le ciel est sphérique, soit belle, ni que cette autre: la terre est plane, soit laide; mais on appelle l’une vraie et l’autre fausse. Ainsi dans notre langue on emploie (en parlant) du vrai et du faux (les mots) émeth (אמת) et schéker (שקר), et pour beau et laid (on dit) tôb (טוב) et ra’ (רע). Par la raison donc l’homme distingue le vrai du faux, et ceci a lieu dans toutes les choses intelligibles. Lors donc qu’il (Adam) était encore dans son état le plus parfait et le plus complet, n’ayant que sa nature primitive et ses notions intelligibles, à cause desquelles il a été dit de lui: Et tu l’as placé peu au dessous des êtres divins (Ps. 8, 6), il n’y avait en lui aucune faculté qui s’appliquât aux opinions probables d’une manière quelconque, et il ne les comprenait même pas; de telle sorte que ce qu’il y a de plus manifestement laid par rapport aux opinions probables, c’est-à-dire de découvrir les parties honteuses, n’était point laid pour lui, et il n’en comprenait même pas la laideur. Mais lorsque, désobéissant, il pencha vers ses désirs venant de l’imaginative et vers les plaisirs corporels de ses sens, comme dit (l’Écriture): … Que l’arbre était bon pour en manger et qu’il était un plaisir pour les yeux (Genèse, 3, 6), il fut puni par la privation de cette compréhension intellectuelle; c’est pourquoi il transgressa l’ordre qui lui avait été donné à cause de sa raison, et, ayant obtenu la connaissance des opinions probables, il fut absorbé par ce qu’il devait trouver laid ou beau, et il connut alors ce que valait la chose qui lui avait échappé et dont il avait été dépouillé, et dans quel état il était tombé. C’est pourquoi il a été dit: Et vous serez comme des Élohîm connaissant le bien et le mal (Ibid., 3, 5), et on n’a pas dit: connaissant le faux et le vrai, ou: comprenant le faux et le vrai; tandis que dans le (domaine du) nécessaire il n’y a pas du tout de bien ni de mal, mais du faux et du vrai. — Considère aussi ces paroles: Et les yeux de tous les deux s’ouvrirent et ils RECONNURENT qu’ils étaient nus (Ibid., 3, 7). On ne dit pas: Et les yeux de tous les deux s’ouvrirent et ils virent; car ce que (l’homme) avait vu auparavant, il le voyait aussi après. Ce n’est pas qu’il y ait eu sur l’œil un voile qui (ensuite) ait été enlevé; mais il lui survint un autre état dans lequel il trouvait laid ce qu’il n’avait pas trouvé laid auparavant.
Sache que ce mot, je veux dire פקח, ne s’emploie absolument que dans le sens de: ouvrir la vue morale (et ne se dit) pas de la renaissance du sens de la vue; p. ex.: Et Dieu lui ouvrit les yeux (Genèse, 21, 19); Alors les yeux des aveugles seront ouverts (Isaïe, 35, 5); Les oreilles ouvertes ils n’entendent pas (Ibid., 42, 20), ce qui ressemble à ces mots: Ceux qui ont des yeux pour voir et ne voient pas (Ézéch., 12, 2).
Quant à ce qui est dit d’Adam: Quand il changea de face tu le renvoyas (Job, 14, 20), il faut l’interpréter et commenter ainsi: «Lorsqu’il changea de direction il fut expulsé»; car פנים (face, visage) est un nom dérivé de פנה (se tourner), parce que l’homme se dirige avec son visage vers la chose qu’il veut atteindre. On dit donc: Quand il eut changé de direction et qu’il se fut dirigé vers la chose vers laquelle il lui avait été défendu précédemment de se diriger, il fut expulsé du paradis. Et ce fut là un châtiment pareil à sa désobéissance, mesure pour mesure; car il lui avait été permis de manger des choses agréables et de se délecter dans le repos et la tranquillité; mais étant devenu avide, ayant suivi ses plaisirs et son imaginative, comme nous l’avons dit, et ayant mangé ce qu’il lui avait été défendu de manger, il fut privé de tout et forcé de manger ce qu’il y avait de plus vil en fait d’aliments et ce qui ne lui avait pas servi de nourriture auparavant, (et cela encore) à force de peine et de fatigue, comme dit (l’Écriture): Elle te fera pousser des ronces et des épines, etc., à la sueur de ton front, etc. (Genèse, 3, 18, 19), et ensuite on dit clairement: Et l’Éternel Dieu le renvoya du paradis pour cultiver la terre (Ibid., V. 23). Et il l’assimila aux animaux dans sa nourriture et dans la plupart des circonstances, comme dit (l’Écriture): Et tu mangeras l’herbe du champ (Ibid., V. 18). Et comme pour expliquer ce passage (le psalmiste) a dit: L’homme ne restera pas dans sa dignité, et il fut assimilé aux bêtes muettes (Ps. 49, 13).
—Louange au maître de cette volonté dont on ne saurait comprendre le dernier terme et la sagesse.
Chapter 3
On s’imagine que le sens de temounâ (תמונה) et de tabnîth (תבנית) dans la langue hébraïque est le même; mais il n’en est pas ainsi. Tabnîth est un nom dérivé de בנה (bâtir) et signifie la bâtisse d’une chose et sa structure, je veux dire sa figure, comme p. ex. la figure carrée, circulaire, triangulaire, etc. On dit, p. ex.: La figure (תבנית) du tabernacle et la figure (תבנית) de tous ses ustensiles (Exod., 25, 9), et on dit encore: Selon leur figure (כתבניתם) qui t’a été montrée sur la montagne (Ibid., V. 40); La figure (תבנית) de tout oiseau (Deutéron., 4, 17); La figure (תבנית) d’une main (Ézéch., 8, 3); La figure (תבנית) du portique (I Chron., 28, 11). Tout cela est une figure (visible); c’est pourquoi la langue hébraïque n’emploie aucunement cette sorte d’expressions dans des descriptions qui se rapportent à Dieu.
Quant à temounâ (תמונה), c’est un nom qui se dit par amphibologie dans trois sens divers. Il se dit 1° de la forme d’un objet perçue par les sens indépendamment de l’esprit, je veux dire de sa figure et de ses linéaments, et c’est là le sens des mots: ….. et que vous ferez une image taillée de la figure (תמונת) de quoi que ce soit, etc. (Deutéron., 4, 25); Car vous n’avez vu aucune figure (תמונה) (Ibid., V. 15). On le dit 2° de la figure imaginaire qu’un objet, après s’être dérobé aux sens, laisse dans l’imagination, comme dans ce passage: Dans les pensées (nées) de visions noctures, etc. (Job, 4, 13 et suiv.), qui finit par ces mots: Il s’arrêta et je ne reconnaissais pas son visage; il y avait une figure (תמונה) devant mes yeux, c’est-à-dire il y avait un fantôme devant mes yeux dans le sommeil. On le dit enfin 3° de l’idée véritable (d’une chose) perçue par l’intelligence, et c’est dans ce troisième sens qu’on dit temounâ en parlant de Dieu; p. ex.: Et il contemple la figure (תמונת) de l’Éternel (Nombres, 12, 8), ce qui doit être expliqué dans ce sens: Et il comprend Dieu dans sa réalité.
Chapter 4
Sache que les trois verbes raâ (ראה), hibbît (הביט) et ’hazâ (הזה) s’appliquent à la vue de l’œil; mais on les emploie métaphoriquement, tous les trois, pour la perception de l’intelligence.
Pour raâ (ראה), cela est connu à tout le monde. Il est dit, p. ex.: Et il vit (וירא), et voici, il y avait un puits dans le champ (Genèse, 29, 2), où il s’agit de la vue de l’œil; mais dans ces mots: Et mon cœur voyait (ראה) beaucoup de sagesse et de science (Ecclésiaste, 1, 16), il s’agit d’une perception intellectuelle.
C’est dans ce sens métaphorique qu’il faut prendre le verbe raâ (ראה) toutes les fois qu’il s’applique à Dieu, comme p. ex. dans ces passages: Je VIS (ראיתי) l’Éternel (I Rois, 22, 19); Et l’Éternel se fit VOIR (apparut) à lui (Genèse, 18, 1); Et Dieu VIT que c’était bien (Genèse, 1, passim); Fais-moi VOIR ta gloire Exod., 33, 18); Et ils VIRENT le Dieu d’Israël (Ibid., 24, 10). Il s’agit ici partout d’une perception intellectuelle, et nullement de la vue de l’œil; car les yeux ne perçoivent que (ce qui est) corps et (seulement) d’un certain côté, et avec cela quelques accidents du corps, tels que ses couleurs, sa figure (géométrique), etc., et Dieu, de son côté, ne perçoit pas au moyen d’un instrument, comme on l’expliquera (plus loin).
De même hibbît (הביט) s’emploie dans le sens de: regarder une chose avec l’œil; p. ex.: Ne regarde pas (אל תבט) derrière toi (Genèse, 19, 17): Et sa femme regarda (ותבט), étant derrière lui (Ibid., V. 26); Et il regardera (ונבט) vers la terre (Isaïe, 5, 30). Mais on l’emploie métaphoriquement pour le regard de l’esprit abordant la considération d’une chose pour la comprendre, comme dans ce passage: On ne voit pas (לא הביט) d’iniquité dans Jacob (Nombres, 23, 21); car l’iniquité ne se voit pas avec l’œil. Il en est de même de ces paroles: Et ils regardèrent (והביטו) après Moïse (Exod., 33, 8); car, selon ce que disent les docteurs, elles exprimeraient la même idée, et elles énonceraient qu’ils (les Israélites) épiaient ses actes et ses paroles et les examinaient. Les mots: Regarde (הבט) donc vers le ciel (Genèse, 15, 5), ont encore le même sens; car cela se passait dans une vision prophétique. Et (en général) le verbe הביט (regarder) a ce sens métaphorique toutes les fois qu’il s’applique à Dieu; p. ex.: ….. de regarder (מהביט) vers Dieu (Exod., 3, 6); Et il contemple (יביט) la figure de Dieu (Nombres, 12, 8); Et tu ne peux regarder (והביט) l’iniquité (Habac., I, 13).
De même ’hazâ (חזה) s’applique à la vue de l’œil; p. ex.: Et que nos yeux voient (ותחז) la chute de Sion (Micha, 4, 11); et on l’emploie métaphoriquement pour la perception du cœur, p. ex.: … qu’il vit (חזה) sur Juda et Jérusalem (Isaïe, 1, 1); … la parole de l’Éternel à Abrâm (במחזה) dans une vision (Genèse, 15, 1); et selon cette métaphore il a été dit: Et ils virent (ויחזו) Dieu (Exod., 24, 11). Il faut bien te pénétrer de cela.
Chapter 5
Le prince des philosophes, en abordant la recherche et la démonstration de certaine chose très profonde, s’exprime, pour s’excuser, dans des termes dont le sens est: que le lecteur de ses écrits ne doit pas au sujet de ses recherches le taxer d’impudence ou (l’accuser) de parler témérairement et précipitamment sur des choses dont il ne sait rien; mais qu’il doit, au contraire, n’y voir que la passion et le zèle (dont il est animé) pour produire et faire acquérir des opinions vraies autant que cela est dans le pouvoir de l’homme.
Nous disons de même que l’homme ne doit pas se porter sur ce sujet grave et important avec précipitation, sans s’être exercé dans les sciences et les connaissances, et sans avoir corrigé ses mœurs avec le plus grand soin et tué ses désirs et ses passions dépendant de l’imaginative. Ce n’est qu’après avoir acquis la connaissance d’axiomes vrais et certains, après avoir appris les règles du syllogisme et de la démonstration, ainsi que la manière de se préserver des erreurs de l’esprit, qu’il pourra aborder les recherches sur ce sujet. Il ne devra rien trancher selon une première opinion qui lui viendrait, ni laisser aller ses pensées tout d’abord en les dirigeant résolument vers la connaissance de Dieu; mais il devra y mettre de la pudeur et de la réserve, et s’arrêter parfois, afin de s’avancer peu à peu.
C’est dans ce sens qu’il a été dit: Et Moïse cacha son visage, car il craignait de regarder vers Dieu (Exode, 3, 6),—où il faut aussi avoir égard à ce qu’indique le sens littéral; savoir, qu’il avait peur de regarder la lumière resplendissante (du buisson ardent), — non pas que les yeux puissent percevoir la divinité [qu’elle soit exaltée et élevée bien au dessus de toute imperfection!]. Moïse mérita pour cela des éloges, et le Très-Haut répandit sur lui sa bonté et sa faveur tellement, que dans la suite il a pu être dit de lui: Et il contemple la figure de Dieu (Nombres, 12, 8); car les docteurs disent que c’était là une récompense pour avoir d’abord caché son visage afin de ne pas regarder vers Dieu.
Mais pour ce qui concerne les élus d’entre les fils d’Israël (Exode, 24, 11), ils agirent avec précipitation, laissant un libre cours à leurs pensées; ils perçurent (la divinité), mais d’une manière imparfaite. C’est pourquoi on dit d’eux: Et ils virent le Dieu d’Israël, et sous ses pieds, etc. (Ibid., V. 10), et on ne se borne pas à dire simplement: Et ils virent le Dieu d’Israël; car l’ensemble de la phrase n’a d’autre but que de critiquer leur vision, et non pas de décrire comment ils avaient vu. Ainsi donc, on n’a fait que critiquer la forme sous laquelle ils avaient perçu (Dieu) et qui était entachée de corporéité, ce qui était le résultat nécessaire de la précipitation qu’ils y avaient mise avant de s’être perfectionnés. Ils avaient mérité la destruction; mais Moïse ayant intercédé pour eux, il leur fut accordé un délai jusqu’à ce qu’ils furent brûlés à Tab’érâ et que Nadab et Abihou furent brûlés dans la tente de rendez-vous, comme le rapporte la tradition vraie.
S’il en a été ainsi à l’égard de ceux-là, à plus forte raison faut-il que des hommes inférieurs comme nous et ceux qui sont au dessous de nous visent d’abord à s’occuper du perfectionnement de leurs connaissances préparatoires et à acquérir des principes préliminaires qui puissent purifier l’entendement de sa souillure, laquelle consiste dans les erreurs, et alors ils pourront s’avancer pour contempler la sainte majesté divine; car: Les prêtres aussi qui s’approchent de l’Éternel devront se sanctifier de peur que l’Éternel ne fasse irruption parmi eux (Exode, 19, 22). Déjà Salomon a recommandé la plus grande précaution à l’homme qui désire parvenir au degré en question; et, se servant d’une image, il a donné cet avertissement: Observe ton pied lorsque tu vas vers la maison de Dieu (Ecclésiaste, 4, 17).
Je reviens maintenant achever ce que j’avais commencé à expliquer, et je dis que, les élus d’entre les fils d’Israël ayant fait des faux pas dans leur perception, leurs actions aussi furent troublées par là, et ils penchèrent vers les choses corporelles, par le vice de leur perception; c’est pourquoi (l’Écriture) dit: Et ils virent Dieu, et ils mangèrent et burent (Exode, 24, 11).— Quant à la fin du verset (cité plus haut), je veux parler des mots: Et sous ses pieds il y avait comme un ouvrage de l’éclat du saphir, etc., on l’expliquera dans quelques chapitres de ce traité.
En somme, nous avons pour but d’établir que chaque fois que le verbe ראה, ou חזה, ou הביט, est employé dans le sens en question, il s’agit d’une perception intellectuelle, et non pas de la vue de l’œil; car le Très-Haut n’est pas un être que les yeux puissent percevoir.
Si cependant il y a tel homme borné qui ne veut pas parvenir à ce degré auquel nous désirons monter, et qui admet que tous ces mots, employés dans le sens en question, indiquent la perception sensible de certaines lumières créées, soit anges ou autre chose, il n’y a pas de mal à cela.
Chapter 6
Isch (איש) et ischâ (אשה) sont des noms employés primitivement pour (dire) homme et femme, ensuite on les a empruntés pour (désigner) le mâle et la femelle de toutes les autres espèces d’animaux. On a dit, p. ex.: De tous les quadrupèdes purs tu prendras sept couples, איש ואשתו, l’homme et sa femme (Genèse, 7, 2); c’est comme s’il avait dit le mâle et la femelle. Ensuite le nom de ischâ a été employé métaphoriquement pour toute chose destinée et prête à se joindre à une autre chose; p. ex.: Les cinq rideaux seront joints אשה אל אחותה les uns aux autres (Exode, 26, 3).
Il est clair par là que אחות (sœur) et אח (frère) aussi, eu égard au sens figuré, s’emploient comme homonymes, semblables à איש et אשה.
Chapter 7
Yalad (ילד). — Ce qu’on entend par ce mot est connu; il signifie enfanter; p. ex.: Et qu’elles lui auront enfanté (וילדו) des fils (Deutéron., 21, 15). Ensuite ce mot a été employé au figuré pour la production des choses naturelles; p. ex.: Avant que les montagnes fussent nées (ילדו) (Ps. 90, 2), et on s’en est servi aussi dans le sens de faire germer, (en parlant de) ce que la terre fait germer, par comparaison avec l’enfantement; p. ex.: … qu’elle l’ait fécondée (והולידה) et l’ait fait germer (Isaïe, 55, 10). On l’a aussi appliqué aux événements du temps, comme si c’étaient des choses qui naissent; p. ex.: Car tu ne sais pas ce qu’enfantera (ילד) le jour (Prov., 17, 1). Enfin on l’a appliqué à ce qui survient dans les pensées et à ce qu’elles produisent en fait d’idées et d’opinions, comme on a dit: Et il enfantera (וילד) le mensonge (Ps. 7, 15), et c’est dans ce sens qu’il a été dit: Et ils se contentent des enfants (בילדי) des étrangers (Isaïe, 2, 6), c’est-à-dire ils se contentent de leurs opinions, comme a dit Jonathan ben-Usiel dans la version de ce passage: Et ils suivent les lois des nations.
C’est dans ce même sens que celui qui a enseigné quelque chose à une personne et lui a donné une idée peut être considéré comme ayant fait naître cette personne, étant lui-même l’auteur de cette idée; et c’est dans ce sens aussi que les disciples des prophètes ont été appelés בני הנביאים, fils des prophètes, comme nous l’expliquerons en parlant de l’homonymie du substantif בן, fils.
C’est selon cette métaphore qu’il a été dit d’Adam: Et Adam ayant vécu cent trente ans, engendra à sa ressemblance, selon son image (Genèse, 5, 3); car on a déjà dit précédemment ce que signifie l’image d’Adam et sa ressemblance. C’est que tous les enfants qu’il avait eus auparavant ne possédaient pas (ce qui constitue) la forme humaine en réalité, qui est appelée l’image d’Adam et sa ressemblance, et à l’égard de laquelle il est dit (qu’il était créé) à l’image de Dieu et à sa ressemblance. Mais pour ce qui concerne Seth, (Adam) l’ayant instruit et lui ayant donné l’intelligence, de sorte qu’il arriva à la perfection humaine, il a été dit à son égard: Et il (Adam) engendra à sa ressemblance, selon son image. Tu sais que quiconque n’a pas obtenu cette forme dont nous avons expliqué le sens n’est pas un homme, mais un animal ayant la figure de l’homme et ses linéaments; mais il a la faculté que ne possèdent pas les autres animaux, de faire toute sorte de dommages et de produire les maux. Car la réflexion et la pensée qui, en lui, étaient destinées à lui faire obtenir une perfection qu’il n’a pas obtenue, il les emploie à toute sorte de ruses produisant les maux et à faire naître des dommages; il est donc, pour ainsi dire, quelque chose qui ressemble à l’homme ou qui le contrefait. Tels étaient les fils d’Adam antérieurs à Seth; c’est pourquoi on a dit dans le Midrasch: «Adam, pendant les cent trente ans qu’il était réprouvé, engendrait des esprits», c’est-à-dire des démons; mais lorsqu’il eut obtenu sa grâce, il engendra ses semblables, je veux dire à sa ressemblance, selon son image. C’est là ce qui est exprimé par ces mots: Et Adam, ayant vécu cent trente ans, engendra à sa ressemblance, selon son image.
Chapter 8
Makôm (מקום). — Ce nom est appliqué primitivement au lieu particulier et commun; ensuite la langue lui a donné plus d’étendue et en a fait un nom désignant le degré et le rang d’une personne, je veux dire sa perfection dans une chose quelconque, de manière qu’on dit: Un tel est en tel lieu (מקום), dans telle chose (c’est-à-dire arrivé à tel degré). Tu connais le fréquent usage qu’on en fait dans notre langue en disant: Remplir la place (מקום) de ses pères, p. ex.: «Il remplissait la place de ses pères en science ou en piété», et en disant encore: «La discussion reste à la même place», c’est-à-dire au même degré. C’est par ce genre de métaphore qu’il a été dit: Que la gloire de l’Éternel soit louée en son lieu (Ézéch., 3, 12), c’est-à-dire selon le rang élevé qu’il occupe dans l’univers. Et de même chaque fois qu’on se sert du mot מקום (lieu), en parlant de Dieu, on ne veut dire autre chose, si ce n’est le rang de son existence, qui n’a pas de pareil ni de semblable, comme on le démontrera.
Sache que toutes les fois que nous t’expliquons, dans ce traité, l’homonymie d’un certain nom, nous n’avons pas pour but seulement d’éveiller l’attention sur ce que nous mentionnons dans le chapitre même, mais nous voulons ouvrir une porte et attirer ton attention sur les divers sens du nom en question, qui sont utiles par rapport à notre but, et non pas par rapport au but de ceux qui parlent un langage vulgaire quelconque. C’est à toi à examiner les livres prophétiques et les autres livres composés par les savants, à considérer tous les noms qui y sont employés et à prendre chaque nom homonyme dans l’un des sens qui puisse lui convenir par rapport au discours (où il se trouve). Ce que nous venons de dire est la clef de ce traité et d’autres (de nos écrits).
Ainsi, p. ex., (en considérant) l’explication que nous avons donnée ici du sens de makôm (מקום) dans le passage: Que la gloire de l’Éternel soit louée en son lieu, tu sauras que ce même sens est celui de makôm dans le passage: Voici un lieu (מקום) auprès de moi (Exode, 33, 21), c’est-à-dire un degré de spéculation, de pénétration au moyen de l’esprit, et non de pénétration au moyen de l’œil, en ayant égard en même temps à l’endroit de la montagne auquel il est fait allusion et où avait lieu l’isolement (de Moïse) pour obtenir la perfection.
Chapter 9
Kissé (כסא) est employé primitivement dans la langue (hébraïque) comme nom du trône; et, comme le trône n’est occupé que par des gens d’illustration et de grandeur, comme les rois, et que, par conséquent, il est une chose visible, indiquant la grandeur de celui qui en a été jugé digne, son illustration et sa haute position, le sanctuaire a été appelé Kissé (trône), parce qu’il indique la grandeur de celui qui s’y est manifesté et qui y a fait descendre sa lumière et sa gloire. Ainsi (le prophète) a dit: Un trône de gloire, élevé, depuis le commencement, etc. (Jérémie, 17, 12). C’est encore dans le même sens que le ciel a été appelé Kissé (trône); car pour celui qui le connaît et qui le contemple, il indique la grandeur de celui qui l’a fait exister, qui le met en mouvement, et qui, par le bien qu’il en fait émaner, régit le monde inférieur. On lit, p. ex.: Ainsi a dit l’Éternel, le ciel est mon trône (כסאי), etc. (Isaïe, 66, 1), c’est-à-dire il indique mon existence, ma grandeur et ma puissance, de même que le trône indique la grandeur de celui qui en a été jugé digne.
C’est là ce que doivent croire ceux qui cherchent le vrai, et non pas qu’il y ait là un corps sur lequel Dieu s’élève; — combien il est élevé (au dessus d’une pareille pensée)!—Car il te sera démontré que le Très-Haut est incorporel, et comment pourrait-il prendre place ou se reposer sur un corps? Mais la chose est comme nous l’avons fait remarquer, savoir, que tout lieu que Dieu a anobli et distingué par sa lumière et son éclat, comme le sanctuaire ou le ciel, est appelé Kissé (trône).
Si la langue a étendu l’usage de ce mot en disant: Car la main (est placée) sur le trône (כם) de Dieu (Exode, 17, 16), c’est encore là une qualification de sa grandeur et de sa majesté, une chose qu’il ne faut pas se représenter comme étant en dehors de son essence, ni comme une de ses créatures, de sorte que Dieu existerait tantôt sans le trône et tantôt avec le trône. Ce serait là, sans doute, une croyance impie; car (le prophète) a dit clairement: Toi, Éternel, tu résides éternellement, ton trône (reste) de génération en génération (Lament., 5, 19), ce qui indique que (le trône) est une chose inséparable de lui. Ainsi donc, dans ce passage et dans tous les autres semblables, on veut désigner par כםא (trône) la majesté et la grandeur de Dieu, qui ne sont point quelque chose en dehors de son essence, comme on l’expliquera dans quelques chapitres de ce traité.
Chapter 10
Nous avons déjà dit que toutes les fois que, dans ce traité, nous parlons d’un des noms homonymes, notre but n’est pas de mentionner tous les sens dans lesquels ce nom est employé, — car ce n’est pas ici un traité sur la langue; — mais nous mentionnons de ces divers sens ceux dont nous avons besoin pour notre but, pas autre chose.
Du nombre de ces mots (homonymes) sont yarad (ירד) et ’alâ (עלה); car ces deux mots s’emploient dans la langue hébraïque dans le sens de descendre et de monter. Lorsqu’un corps se transporte d’un endroit vers un autre plus bas, on dit ירד (descendre), et lorsqu’il se transporte d’un endroit à un autre plus élevé que celui-là, on dit עלה (monter). Ensuite ces deux mots ont été appliqués métaphoriquement à l’illustration et à la grandeur; de sorte que, lorsque le rang d’un homme a été abaissé, on dit ירד (il est descendu), et lorsque son rang a été élevé en illustration, on dit עלה (il est monté). C’est ainsi que le Très-Haut a dit: L’étranger qui sera au milieu de toi montera (יעלה) de plus en plus haut au dessus de toi, et toi tu descendras (תרד) de plus en plus bas (Deutéron., 28, 43). On a dit encore (en employant des dérivés de עלה): Et l’Éternel ton Dieu te placera au dessus (עליון) de toutes les nations de la terre (Ibid., V. 1); et ailleurs: Et l’Éternel éleva Salomon très haut (למעלה) (I Chron., 29, 25). Tu sais aussi que les docteurs emploient souvent cette expression: «On doit faire monter les choses sacrées, mais non pas les faire descendre».
On s’exprime encore de la même manière (en parlant de la pensée): lorsque la réflexion de l’homme s’abaisse et que sa pensée se tourne vers une chose très vile, on dit qu’il est descendu (ירד), et de même lorsque sa pensée se tourne vers quelque chose d’élevé et de sublime, on dit: il est monté (עלה) .
Or, comme nous nous trouvons, nous autres hommes, dans le lieu le plus infime de la création et au degré le plus bas par rapport à la sphère environnante, tandis que Dieu est au degré le plus élevé par la réalité de l’existence, la majesté et la grandeur, et non par une élévation de lieu, —le Très-Haut, ayant voulu faire venir de lui la connaissance et faire émaner la révélation sur quelques uns d’entre nous, a employé, en parlant de la révélation descendant sur le prophète et de l’entrée de la majesté divine dans un endroit, l’expression de descendre (ירד); et, en parlant de la cessation de cet état d’inspiration prophétique dans un individu ou de la majesté divine se retirant d’un endroit, il a employé l’expression de monter (עלה).
Ainsi donc, chaque fois que tu trouveras les expressions de descendre et de monter se rapportant au Créateur, elles ne peuvent être prises que dans ladite signification.
De même, lorsqu’il s’agit de l’arrivée d’une catastrophe dans une nation ou dans une contrée, en raison de l’éternelle volonté de Dieu,— où les livres prophétiques, avant de décrire cette calamité, disent d’abord que Dieu, après avoir visité les actions de ces gens, fit descendre sur eux le châtiment, — on emploie pour cela également l’expression de descendre; car l’homme est trop peu de chose pour que ses actions soient visitées, afin qu’il en subisse la peine, si ce n’était par la volonté (de Dieu). Ceci a été clairement indiqué dans les livres prophétiques, où il est dit: Qu’est-ce que l’homme, pour que tu t’en souviennes, et le fils d’Adam, pour que tu le visites? etc. (Ps. 8, 5), ce qui est une allusion au sujet en question.
On a donc (dis-je) employé à cet égard l’expression de descendre; p. ex.: Eh bien, descendons (נרדה) et confondons là leur langage (Genèse, 11, 7); Et Dieu descendit (וירד) pour voir (Ibid., V. 5); Je veux descendre (ארדה) et voir (Ibid., 18, 21). Le sens de tout ceci est l’arrivée du châtiment aux gens d’ici-bas.
Quant au sens précédent, je veux parler de celui de révélation (divine) et d’anoblissement, il se présente fréquemment; p. ex.: Je descendrai (וירדתי) et je te parlerai (Nombres, 11, 17); Et l’Éternel descendit (וירד) sur le mont Sinaï (Exode, 19, 20); L’Éternel descendra (ירד) devant les yeux de tout le peuple (Ibid., V. 11); Et Dieu remonta (ויעל) de dessus lui (Genèse, 35, 13); Et Dieu remonta (ויעל) de dessus Abraham (Ibid., 17, 22).
Quant à ces paroles: Et Moïse monta (עלה) vers Dieu (Exode, 19, 3), elles ont le troisième sens, tout en énonçant en même temps qu’il monta sur le sommet de la montagne sur laquelle descendit la lumière créée; (mais elles ne signifient) nullement que Dieu le Très-Haut ait un lieu où l’on monte ou d’où l’on descende. Combien il est élevé au dessus de ces imaginations des ignorants!
Chapter 11
Yaschab (ישב). — L’acception primitive de ce mot dans notre langue est celle d’être assis; p. ex.: Et Élie le prêtre était assis (ישב) sur le siège (I Sam., 1, 9). Et, comme la personne assise se trouve établie dans l’état le plus parfait de repos et de stabilité, ce mot a été appliqué métaphoriquement à tout état stable et fixe qui ne change pas. C’est ainsi que, en promettant à Jérusalem à son plus haut degré (de prospérité) la durée et la stabilité, on s’est exprimé: Et elle sera élevée et assise (וישבה) à sa place (Zacharie, 14, 10). Et ailleurs il est dit: Il assied (מושיבי) la femme stérile dans la maison (Ps. 113, 9), ce qui signifie: il l’établit d’une manière stable.
C’est dans ce dernier sens qu’il a été dit de Dieu: Toi, Éternel, tu résides (תשב) éternellement (Lament.,5, 19); Toi qui résides (היושבי) dans le ciel (Ps. 123, 1); Celui qui réside (יושב) dans le ciel (Ps. 2, 4), c’est-à-dire celui qui est perpétuel et stable et qui n’est soumis à aucune espèce de changement, ni changement d’essence, ni changement par rapport à un état quelconque qui serait hors de son essence, ni enfin changement par rapport à sa relation avec autre chose; car il n’y a entre lui et les autres choses aucune relation telle qu’il puisse subir un changement dans cette relation, ainsi qu’on l’expliquera. Et par là il est parfaitement établi qu’il ne peut pas changer du tout, de quelque manière que ce soit, comme il l’a clairement dit: Car moi, l’Éternel, je ne change pas (Malach., 3, 6), c’est-à-dire par nul changement; et c’est cette idée qui est exprimée par le verbe ישב (être assis) lorsqu’il est appliqué à Dieu.
Mais dans la plupart des passages on ne le met en rapport qu’avec le ciel, parce que le ciel est une chose dans laquelle il n’y a ni changement ni variation, je veux dire que ses individus ne sont pas sujets au changement comme le sont les individus dans les choses terrestres qui naissent et périssent.
De même, lorsque Dieu est mis dans cette relation [exprimé par homonymie] avec les espèces des êtres soumis à la naissance et à la destruction, on dit également de lui qu’il est assis (יושב); car ces espèces sont perpétuelles, bien réglées et d’une existence stable comme celle des individus du ciel. Ainsi p. ex. on a dit: Celui qui est assis (היושב) au dessus du cercle de la terre (Jésaïe, 40, 22), ce qui veut dire celui qui est perpétuel et stable, au dessus du circuit de la terre, ou de son tour, en faisant allusion aux choses qui y naissent tour à tour;
et on a dit encore: L’Éternel était assis (ישב) au déluge (Ps. 29, 10), c’est-à-dire, lorsque les choses de la terre changèrent et périrent, il n’y eut point dans Dieu de changement de relation, mais cette relation qu’il a avec la chose, que celle-ci naisse ou périsse, est une seule relation stable et fixe; car c’est une relation aux espèces des êtres, et non pas à leurs individus. Fais bien attention que toutes les fois que tu trouveras l’expression d’être assis (ישב) appliquée à Dieu, ce sera dans le sens en question.
Chapter 12
Koum (קום) est un homonyme, et l’une de ses significations est être debout, opposé à être assis; p. ex.: Et il ne se tint pas debout (ולא קם) et ne se dérangea pas devant lui (Esther, 5, 9). Il renferme aussi le sens de stabilité et d’affermissement, ou confirmation; p. ex.: Puisse l’Éternel confirmer (יקם) sa parole (I Sam., 1, 23); Et le champ d’Éphron resta acquis (ויקם) (Genèse, 23, 17); La maison qui est dans la ville restera acquise (וקם) (Lévit., 25, 30); Et le règne d’Israël restera (וקמה) en ta main (I Sam., 24, 21). C’est toujours dans ce sens que le mot קום se dit de Dieu; p. ex.: Maintenant je serai debout (אקום), dit l’Éternel (Ps. 12, 6; Isaïe, 33, 10), ce qui veut dire, maintenant je confirmerai mon ordre, ma promesse et ma menace; Toi, tu seras debout (תקום), tu auras pitié de Sion (Ps. 114, 14), c’est-à-dire, tu confirmeras la promesse de commisération que tu lui as faite.
Et, comme celui qui est décidé à faire une chose est attiré vers l’action en se tenant debout, on dit de quiconque se sent excité à une chose qu’il est debout; p. ex.: Car mon fils a excité (הקים, a mis debout) mon serviteur contre moi (I Sam., 22, 8). Cette dernière signification s’applique aussi métaphoriquement à l’exécution du décret de destruction prononcé par Dieu contre des gens qui ont mérité le châtiment; p. ex.: Et je me tiendrai debout (וקמתי) contre la maison de Jéroboam (Amos, 7, 9); Et il se tiendra debout (וקם) contre la maison des malfaisants (Isaïe, 21, 2). Il se peut que les mots: «Maintenant je me tiendrai debout» (cités plus haut) aient ce même sens; de même ces mots: «Tu seras debout, tu auras pitié de Sion», c’est-à-dire, tu te lèveras contre ses ennemis.
C’est ce sens qui est exprimé dans beaucoup de passages, et il ne saurait être question là d’être debout ou d’être assis, ce qui serait indigne de la divinité. «Là-haut, disent les docteurs, il n’est question ni d’être assis (ישיבה), ni d’être debout (עמידה)»; car ’amad (עמד) s’emploie dans le sens de kâm (קם).
Chapter 13
’Amad (עמד) est un homonyme qui a (d’abord) le sens d’être debout, se tenir debout; p. ex.: Lorsqu’il se tint (בעמדו) devant Pharaon (Genèse, 41, 46); Quand Moïse et Samuel se tiendraient (יעמד) devant moi (Jérémie, 15, 1); Et il se tint (עמד) auprès d’eux (Genèse, 18, 8). Il a (ensuite) le sens de s’abstenir, s’arrêter (cesser); p. ex.: Car ils se sont abstenus (עמדו) et n’ont plus répondu (Job, 32, 16); Et elle cessa (ותעמד) d’enfanter (Genèse, 29, 35). Il a aussi le sens d’être stable, durer (se conserver, subsister); p. ex.: Afin qu’ils se conservent (יעמדו) long-temps (Jérémie, 32, 14); Tu pourras subsister (עמוד) (Exode, 18, 23); Sa saveur est restée (עמד) en lui (Jérémie, 48, 11), elle a continué à subsister et à se conserver; Et sa justice subsiste (עומדת) toujours (Ps. 111, 3), elle est stable et permanente. Toutes les fois que le verbe עמד est appliqué à Dieu, c’est dans ce dernier sens; p. ex.: Et ses pieds se tiendront (ועמדו), en ce jour, sur la montagne des Oliviers (Zacharie, 14, 4), ses causes, je veux dire les (événements) causés par lui subsisteront, se confirmeront. Ceci sera encore expliqué quand nous parlerons de l’homonymie du mot רגל (pied). C’est dans ce sens aussi qu’il faut prendre les paroles de Dieu adressées à Moïse: Et toi, tiens-toi (עמד) ici, auprès de moi (Deutér., 5, 28), et (ces paroles de Moïse): Je me tenais (אנכי עמד) entre l’Éternel et vous (Ibid., V. 5).
Chapter 14
Pour ce qui est de l’homonymie du mot Adam (אדם), c’est d’abord le nom du premier homme, nom dérivé, qui, selon le texte (de l’Écriture), vient de adamâ (אדמה, terre); ensuite c’est le nom de l’espèce; p. ex.: Mon esprit ne plaidera plus avec l’homme (באדם) (Genèse, 6, 3); Qui sait si l’esprit des hommes (בני האדם), etc. (Ecclésiaste, 3, 21); L’avantage de l’homme (האדם) sur la bête n’est rien (Ibid., V. 19). C’est aussi un nom pour (désigner) la multitude, je veux dire le vulgaire à l’exclusion des gens distingués; p. ex.: Aussi bien les hommes vulgaires (בני אדם) que les hommes distingués (Ps. 49, 3).
Dans ce troisième sens (il se trouve aussi dans les versets suivants): Et les fils des Élohîm virent les filles de L’HOMME (Genèse, 6, 2); Vraiment, vous mourrez comme L’HOMME vulgaire (Ps.82,7).
Chapter 15
Naçab (נצב) ou yaçab (יצב). — Quoique ces deux racines soient différentes, elles ont, comme tu sais, le même sens dans toutes leurs formes de conjugaison.
C’est un homonyme qui tantôt a le sens de se tenir debout, se dresser; p. ex.: Et sa sœur se tenait debout (ותתצב) de loin (Exode, 2, 4); Les rois de la terre se redressent (יתיצבו) (Ps. II. 2); …. sortirent, se plaçant debout (נצבים) (Nombres, 16, 27); tantôt celui d’être stable, permanent; p. ex.: Ta parole est debout (נצב) dans le ciel (Ps. 119, 89), c’est-à-dire stable et permanente.
Toutes les fois que ce mot est employé par rapport au Créateur, il a ce dernier sens; p. ex.: Et voici l’Éternel se tenant (נצב) au dessus (Genèse, 28, 13), étant stable et permanent au dessus d’elle, c’est-à-dire au dessus de l’échelle dont une extrémité est dans le ciel et l’autre sur la terre, et où s’élancent et montent tous ceux qui montent, afin de percevoir celui qui est dessus nécessairement; car il est stable et permanent sur la tête de l’échelle.
Il est clair du reste que, si je dis ici au dessus d’elle, c’est par rapport à l’allégorie qu’on a employée. Les messagers de Dieu sont les prophètes, ainsi appelés clairement (dans ces passages): Et il envoya un messager (Nombres, 20, 16); Et un messager de l’Éternel monta de Guilgal à Bokhîm (Juges, 2, 1). Et combien on s’est exprimé avec justesse en disant montaient et descendaient, (je veux dire en mettant) le verbe monter avant le verbe descendre! car (le prophète), après être monté et avoir atteint certains degrés de l’échelle, descend ensuite avec ce qu’il a appris pour guider les habitants de la terre et les instruire, ce qui est désigné par le verbe descendre, comme nous l’avons expliqué.
Je reviens à notre sujet, savoir que (dans le passage en question), נצב signifie stable, perpétuel, permanent, et non pas être debout comme un corps. Dans le même sens aussi (il faut expliquer ce passage): Et tu te tiendras debout (ונצבת) sur le rocher (Exode, 33, 21); car tu as déjà compris que naçab (נצב) et ’amad (עמד) ont à ce sujet le même sens, et en effet Dieu a dit: Voici, je vais me tenir (עומד) là devant toi sur le rocher, à Horeb (Ibid., 17, 6).
Chapter 16
Çour (צור) est un homonyme qui signifie d’abord rocher; p. ex.: Tu frapperas le rocher (צור) (Exode, 17, 6), ensuite (en général) pierre dure, comme le caillou; p. ex.: Des couteaux de pierre (צורים) (Josué, 5, 2); enfin c’est le nom de la mine dans laquelle on taille le minerai; p. ex.: Regardez vers le roc (ou la mine, צור) d’où vous avez été taillés (Isaïe, 51, 1). Dans le dernier sens ce nom a été employé au figuré pour (désigner) la souche et le principe de toute chose; c’est pourquoi (le prophète), après avoir dit: Regardez vers le roc d’où vous avez été taillés ajoute: Regardez vers Abraham, votre père, etc. (Ibid., V. 2), comme s’il s’expliquait en disant: «Le roc d’où vous avez été taillés est Abraham, votre père; vous devez donc marcher sur ses traces, embrasser sa religion et adopter ses mœurs; car il faut que la nature de la mine se retrouve dans ce qui en a été extrait.»
C’est par rapport à ce dernier sens que Dieu a été appelé צור (roc); car il est le principe et la cause efficiente de tout ce qui est hors de lui. Il a été dit, p. ex.: Le roc! (הצור) son œuvre est parfaite (Deutér., 32, 4); Tu oublies le roc qui t’a enfanté (Ibid., V. 18); Leur roc (צורם) les a vendus (Ibid., V. 30); Et il n’y a pas de roc comme notre Dieu (I Sam., 2, 2); Le rocher éternel (Isaïe, 26, 4). (De même les mots): Et tu te tiendras debout sur le rocher (Exode, 33, 21) (signifient): «Appuie-toi et insiste sur cette considération, que Dieu est le principe (de toute chose), car c’est là l’entrée par laquelle tu arriveras jusqu’à lui», comme nous l’avons expliqué au sujet des mots: Voici un endroit auprès de moi (Ibid.).
Chapter 17
Il ne faut pas croire que ce soit de la science métaphysique seule qu’on ait été avare envers le vulgaire, car il en a été de même de la plus grande partie de la science physique, et nous avons déjà cité à différentes reprises ces paroles: «Ni (on n’interprétera) le Ma’asé beréschîth devant deux personnes». Cela (se faisait) non seulement chez les théologiens, mais aussi chez les philosophes; et les savants païens de l’antiquité s’exprimaient sur les principes des choses d’une manière obscure et énigmatique. C’est ainsi que Platon et d’autres avant lui appelaient la matière la femelle, et la forme le mâle.
[Tu sais que les principes des êtres qui naissent et périssent sont au nombre de trois: la matière, la forme et la privation particulière, qui est toujours jointe à la matière; car, si cette dernière n’était pas accompagnée de la privation, il ne lui surviendrait pas de forme, et de cette manière la privation fait partie des principes. Lorsque la forme arrive, cette privation (particulière), je veux dire la privation de cette forme survenue, cesse, et il se joint (à la matière) une autre privation, et ainsi de suite, comme cela est expliqué dans la physique].
Si donc ceux-là, qui n’avaient rien à perdre en s’expliquant clairement, se sont servis, dans l’enseignement, de noms pris au figuré et ont employé des images, à plus forte raison faut-il que nous autres, hommes de la religion, nous évitions de dire clairement des choses dont l’intelligence est difficile pour le vulgaire, ou (à l’égard desquelles) il se figure la vérité dans le sens contraire à celui que nous avons en vue. Il faut aussi te pénétrer de cela.
Chapter 18
Karab (קרב), naga’ (נגע) et nagasch (נגש). — Ces trois mots ont tantôt le sens d’aborder (toucher), s’approcher dans l’espace, tantôt ils expriment la réunion de la science avec la chose sue, (réunion) que l’on compare en quelque sorte à un corps s’approchant d’un autre corps. — Quant au sens primitif de karab, qui est celui du rapprochement dans l’espace (en voici des exemples): Lorsqu’il s’approcha (קרב) du camp (Exode, 32, 19); Et Pharaon s’approcha (הקריב) (Ibid., 14, 10). Naga’ exprime primitivement la mise en contact d’un corps avec un autre; p. ex.: Elle en toucha (ותנע) ses pieds (Ibid., 4, 25); Il en toucha (ויגע) ma bouche (Isaïe, 6, 7). Le sens primitif de nagasch est s’avancer vers une personne, se mouvoir vers elle; p. ex.: Et Juda s’avança (ויגש) vers lui (Genèse, 44, 18).
— Le deuxième sens de ces trois mots exprime une union par la science, un rapprochement par la perception, et non pas un rapprochement local. On a employé naga’ (נגע) dans le sens de l’union par la science en disant: Car son jugement a touché (נגע) jusqu’au ciel (Jérémie, 51, 9). On a dit, en employant karab (קרב): Et la cause qui sera trop difficile pour vous, vous la présenterez (תקריבון) à moi (Deutér., 1, 17), c’est-à-dire vous me la ferez savoir; on a donc employé (ce verbe) dans le sens de: faire savoir ce qui doit être su. On a dit, en employant nagasch (נגש): Et Abraham s’avança (ויגש) et dit (Genèse, 18, 23); car celui-ci était alors dans un état de vision et d’assoupissement prophétique, comme on l’expliquera. (Ailleurs il est dit): Puisque ce peuple, en m’abordant (נגש), m’a honoré de sa bouche et de ses lèvres (Isaïe, 29, 13).
Toutes les fois qu’on rencontre dans les livres prophétiques l’expression de karab ou de nagasch (s’appliquant à un rapport) entre Dieu et une créature quelconque, c’est toujours dans ce dernier sens; car Dieu n’est pas un corps, ainsi qu’on te le démontrera dans ce traité, et par conséquent lui, le Très-Haut, n’aborde rien, ni ne s’approche de rien, et aucune chose ne s’approche de lui ni ne l’aborde; car, en écartant la corporéité, on écarte l’espace, et il ne peut être question de rapprochement, d’accès, d’éloignement, de réunion, de séparation, de contact ou de succession.
Je ne pense pas que tu aies un doute (à cet égard), et il n’y aura rien d’obscur pour toi dans ces passages: L’Éternel est près de tous ceux qui l’invoquent (Ps. 145, 18); Ils désirent s’approcher de Dieu (Isaïe, 58, 2); M’approcher de Dieu, c’est mon bonheur (Ps. 73, 28); car dans tous ces passages il s’agit d’un rapprochement par la science, je veux dire d’une perception scientifique, et non d’un rapprochement local. Il en est de même dans ces passages: (Dieu) près de lui (Deutéron., 4, 7); Approche-toi et écoute (Ibid., 5, 27); Et Moïse s’avancera seul vers l’Éternel, mais eux ne s’avanceront pas (Exode, 24, 2).
Cependant, si tu veux entendre par le mot ונגש, s’avancera, appliqué à Moïse, qu’il pouvait s’approcher de cet endroit de la montagne où descendait la lumière, je veux dire la gloire de l’Éternel, tu en es libre; seulement il faut t’en tenir à ce principe que, n’importe que l’individu soit dans le centre de la terre ou au sommet de la neuvième sphère, — si cela était possible, — il n’est pas ici plus éloigné de Dieu, et là il n’en est pas plus rapproché; mais on est près de Dieu en le percevant, et celui qui l’ignore est loin de lui. Il y a à cet égard dans le approchement et dans l’éloignement une grande variété de gradations; dans l’un des chapitres de ce traité j’expliquerai quelle est cette supériorité relative dans la perception (de la divinité).
— Quant à ces paroles: Touche les montagnes, et qu’elles fument (Ps. 144, 5), on veut dire par là; Fais-leur parvenir ton ordre (ce qui, à son tour, doit s’entendre) métaphoriquement; de même les mots: Et touche sa personne (Job, 2, 5) signifient: Fais descendre ton fléau sur lui.
C’est ainsi que, dans chaque passage, tu dois considérer le verbe נגע (toucher), ainsi que ses formes dérivées, conformément à l’ensemble: on exprime par ce verbe tantôt le contact d’un corps avec un autre, tantôt l’union par la science et la perception de quelque chose; car celui qui perçoit la chose qu’il n’avait pas perçue auparavant s’approche, pour ainsi dire, d’une chose qui était loin de lui. Il faut bien comprendre cela.
Chapter 19
Malé (מלא). — C’est un mot homonyme que les gens de la langue (hébraïque) emploient (en parlant) d’un corps entrant dans un autre corps, de manière à le remplir; p. ex.: Et elle remplit (ותמלא) sa cruche (Genèse, 24, 16); Un plein (מלא) Omer (Exode, 16, 32, 33); et cela est fréquent. On l’emploie aussi dans le sens de fin et d’accomplissement d’un temps déterminé; p. ex.: Et quand ses jours furent accomplis (וימלאו) (Genèse, 25, 24); Et lorsque ses quarante jours furent accomplis (Ibid., 50, 3). On l’emploie ensuite pour désigner la perfection et le plus haut degré dans le mérite; p. ex.: Et rempli (ומלאׁ) de la bénédiction de l’Éternel (Deutér., 33, 25); Il les a remplis (מלא) de sagesse de cœur (Exode, 35, 35); Et il était rempli (וימלא) de sagesse, d’intelligence et de connaissance (I Rois, 7, 14).
— C’est dans ce sens qu’il a été dit: Toute la terre est remplie de sa gloire (Isaïe, 6, 3), ce qui signifie: Toute la terre témoigne de sa perfection, c’est-à-dire elle le montre (partout). Il en est de même des mots: Et la gloire de l’Éternel remplit (מלא) la demeure (Exode, 40, 34). Toutes les fois que tu trouves le verbe מלא, remplir, attribué à Dieu, c’est dans ce même sens, et on ne veut point dire qu’il y ait là un corps remplissant un espace. Cependant, si tu veux admettre que gloire de l’Éternel signifie la lumière créée, qui partout est appelée gloire, et que c’est elle qui remplissait la demeure, il n’y a pas de mal à cela.
Chapter 20
Râm (רם) est un homonyme pour désigner l’élévation du lieu, ainsi que l’élévation du rang, je veux dire la majesté, la noblesse et la puissance; on lit, p. ex.: Et l’arche s’éleva (ותרם) de dessus la terre (Genèse, 7, 17), ce qui est du premier sens; dans le deuxième sens, on lit, p. ex.: J’ai élevé (הרימותי) l’élu d’entre le peuple (Ps. 89, 20); Puisque je t’ai élevé (הרימותיך) de la poussière (I Rois, 16, 2); Puisque je t’ai élevé (הרימותיך) du milieu du peuple (Ibid., 14, 7).
Toutes les fois que le verbe râm (רם) s’applique à Dieu, il est pris dans ce deuxième sens; p. ex.: Élève-toi (רומה) sur le ciel, ô Dieu (Ps. 57, 6).
De même nasâ (נשׂא) a le sens d’élévation de lieu et celui d’élévation de rang et d’agrandissement en dignité; on lit, p. ex., dans le premier sens: Et ils portèrent (וישׂאו) leur blé sur leurs ânes (Genèse, 42, 26), et il y a beaucoup d’autres passages (où le verbe נשׂא est pris) dans le sens de porter et de transporter, parce qu’il y a là une élévation locale. Dans le deuxième sens on lit: Et son royaume sera élevé (ותנשׂא) (Nomb., 24, 7); Et il les a portés et les a élevés (וינשׂאם) (Isaïe. 63, 9); Et pourquoi vous élevez-vous (תתנשׂאו) (Nomb., 16, 3)?
— Toutes les fois que le verbe nasâ (נשׂא) se trouve appliqué à Dieu, il est pris dans ce dernier sens; p. ex.: Élève-toi (הנשׂא), ô juge de la terre (Ps. 94, 2) ! Ainsi a dit celui qui est haut et élevé (ונשׂא) (Isaïe, 57, 15), (où il s’agit) d’élévation, de majesté et de puissance, et non de hauteur locale.
Peut-être trouveras-tu une difficulté dans ce que je dis: élévation de rang, de majesté et de puissance; comment, me diras-tu, peux-tu rattacher plusieurs idées à un seul et même sens? Mais on t’expliquera (plus loin) que Dieu, le Très-Haut, pour les hommes parfaits qui saisissent (son être), ne saurait être qualifié par plusieurs attributs, et que tous ces nombreux attributs qui indiquent la glorification, la puissance, le pouvoir, la perfection, la bonté, etc., reviennent tous à une seule chose, et cette chose c’est l’essence divine, et non pas quelque chose qui serait hors de cette essence.
Tu auras plus loin des chapitres sur les noms et les attributs (de Dieu); le but du présent chapitre est uniquement (de montrer) que les mots râm (רם) et nissa (נשׂא) (appliqués à Dieu) doivent être entendus dans le sens, non pas d’une élévation locale, mais d’une élévation de rang.
Chapter 21
’Abar (עבר) signifie primitivement la même chose que le verbe ’abara
en arabe, et se dit d’un corps qui se transporte dans l’espace. Il désigne d’abord le mouvement de l’animal à une certaine distance directe; p. ex.: Et il passa (עבר) devant eux (Genèse, 33, 3); Passe (עבׄר) devant le peuple (Exode, 17, 5); et cela est fréquent. Ensuite on l’a employé au figuré pour (exprimer) la propagation des sons dans l’air; p. ex.: Ils publièrent (ויעבירו קול) dans le camp (Exode, 36, 6); (Le bruit) que j’entends répandre (מעבירים) au peuple de Dieu (I Sam., 2, 24).
On l’a encore employé pour (désigner) l’arrivée de la lumière et de la majesté divine que les prophètes voyaient dans une vision prophétique; p. ex.: Et voici un four fumant, et une flamme de feu qui passa (עבר) entre ces morceaux (Genèse, 15, 17), ce qui eut lieu dans une vision prophétique; car on dit au commencement du récit (v. 12): Et un profond sommeil tomba sur Abrâm, etc. C’est conformément à cette métaphore qu’il faut entendre ces mots: Et je passerai (ועברתי) par le pays d’Égypte (Exode, 12, 12), et tout autre passage analogue.
On l’emploie aussi quelquefois (en parlant) de quelqu’un qui, en faisant une action quelconque, l’exagère et dépasse la limite (convenable); p. ex.: Et comme un homme qu’a surmonté (עברו) le vin (Jérémie, 23, 9).
Parfois aussi on l’emploie (en parlant) de quelqu’un qui passe devant un but (qu’il avait en vue), et se dirige vers un autre but et un autre terme; p. ex.: Et il tira la flèche pour la faire passer au delà (להעבירו) (I Sam., 20, 36). C’est conformément à ce sens figuré qu’il faut, selon moi, entendre ces paroles: Et l’Éternel passa (ויעבר) devant sa face (Exode, 34, 6), le pronom dans פניו, sa face, se rapportant à Dieu. C’est là aussi ce qu’ont admis les docteurs, savoir, que פניו (sa face) se rapporte à Dieu. Quoiqu’ils disent cela dans un ensemble de haggadôth (ou explications allégoriques) qui ne seraient pas ici à leur place, il y a là cependant quelque chose qui corrobore notre opinion. Ainsi, le pronom dans פניו se rapportant à Dieu, l’explication (du passage en question) est, à ce qu’il me semble, celle-ci: que Moïse avait demandé une certaine perception, savoir, celle qui a été désignée par (l’expression) voir la face, dans ces mots: Mais ma face ne saurait être vue (Exode, 34, 23), et qu’il lui fut promis une perception au dessous de celle qu’il avait demandée, savoir, celle qui a été désignée par l’expression voir par derrière, dans ces mots: Et tu me verras par derrière (Ibid.). Nous avons déjà appelé l’attention sur ce sujet dans le Mischné Torâ. On veut donc dire ici que Dieu lui voila cette perception désignée par le mot פנים, face, et le fit passer vers une autre chose, je veux dire vers la connaissance des actions attribuées à Dieu, et qu’on prend pour de nombreux attributs, comme nous l’expliquerons. Si je dis: Il lui voila, je veux dire par là que cette perception est voilée et inaccessible par sa nature même, et que tout homme parfait, lequel — son intelligence ayant atteint ce qu’il est dans sa nature de percevoir — désire ensuite une autre perception plus profonde, voit sa perception s’émousser, ou même se perdre [comme il sera expliqué dans l’un des chapitres de ce traité], à moins qu’il ne soit assisté d’un secours divin, ainsi que (Dieu) a dit: Et je te couvrirai de ma main jusqu’à ce que je sois passé (Exode, 33, 22).
Quant à la paraphrase (chaldaïque), elle a fait ici ce qu’elle fait habituellement dans ces sortes de choses; car, toutes les fois qu’elle rencontre comme attribué à Dieu quelque chose qui est entaché de corporéité ou de ce qui tient à la corporéité, elle suppose l’omission de l’annexe, et attribue la relation à quelque chose de sous-entendu qui est l’annexe (du nom) de Dieu. Ainsi, p. ex., (le paraphraste) rend les mots: Et voici l’Éternel se tenant au dessus (Genèse, 28, 15) par ceux-ci: «Et voici la gloire de l’Éternel se tenant prête au dessus»; les mots: Que l’Éternel regarde entre moi et toi (Ibid., 31, 49), il les rend par ceux-ci: «Que le Verbe de l’Éternel regarde». C’est ainsi qu’il procède continuellement dans son explication; et il en a fait de même dans ces mots: Et l’Éternel passa devant sa face (en traduisant): «Et l’Éternel fit passer sa majesté devant sa face, et cria», de sorte que la chose qui passa était sans doute, selon lui, quelque chose de créé. Le pronom dans פניו, sa face, il le rapporte à Moïse, notre maître, de sorte que les mots על פניו (devant sa face) signifient en sa présence (ou devant lui), comme dans ce passage: Et le présent passa devant sa face (Genèse, 32, 22), ce qui est également une interprétation bonne et plausible. Ce qui confirme l’explication d’Onkelos, le prosélyte, ce sont ces paroles de l’Écriture: Et quand ma gloire passera, etc. (Exode, 33, 22), où l’on dit clairement que ce qui passera est une chose attribuée à Dieu, et non pas son essence [que son nom soit glorifié!], et c’est de cette gloire qu’il aurait dit: Jusqu’ à ce que je sois passé (Ibid.); Et l’Éternel passa devant sa face.
Mais s’il fallait absolument supposer un annexe sous-entendu, — comme le fait toujours Onkelos, en admettant comme sous-entendu tantôt la gloire, tantôt la schekhinâ ou majesté, tantôt le Verbe (divin), selon (ce qui convient à) chaque passage, — nous aussi nous admettrions ici, comme l’annexe sous-entendu, le mot קול, voix, et il y aurait virtuellement (dans ledit passage): «Et la voix de l’Éternel passa devant lui et cria». Nous avons déjà expliqué (plus haut) que la langue (hébraïque) emploie le verbe עבר, passer, en parlant de la voix; p. ex.: Ils publièrent (littéral. ils firent passer une voix) dans le camp. Ce serait donc (dans notre passage) la voix qui aurait crié; et tu ne dois pas trouver invraisemblable que le cri soit attribué à la voix, car on se sert précisément des mêmes expressions en parlant de la parole de Dieu adressée à Moïse; p. ex.: Et il entendit la voix qui lui parlait (Nombres, 7, 89); de même donc que le verbe דבר, parler, a été attribué à la voix, de même le verbe קרא, crier, appeler, a été ici attribué à la voix. Quelque chose de semblable se trouve expressément (dans l’Écriture), je veux dire qu’on attribue (expressément) à la voix les verbes אמר, dire, et קרא, crier; p. ex.: UNE VOIX DIT: Crie, et on a répondu que crierai-je (Isaïe, 40, 6)? — Il faudrait donc, selon cette ellipse, expliquer ainsi (le passage en question): «Et une voix de la part de Dieu passa devant lui et cria: Éternel! Éternel! etc.»; la répétition du mot Éternel est pour (fortifier) le vocatif, — Dieu étant celui à qui s’adresse l’appel, — comme (on trouve ailleurs) Moïse! Moïse! — Abraham! Abraham! — C’est là également une interprétation très bonne.
Tu ne trouveras pas étrange qu’un sujet aussi profond et aussi difficile à saisir soit susceptible de tant d’interprétations différentes, car cela n’a aucun inconvénient pour ce qui nous occupe ici. Tu es donc libre de choisir telle opinion que tu voudras: (tu admettras), ou bien que toute cette scène imposante était indubitablement une vision prophétique, et que tous les efforts (de Moïse) tendaient à des perceptions intellectuelles (de sorte que) ce qu’il chercha, ce qui lui fut refusé et ce qu’il perçut, était tout également intellectuel, sans l’intervention d’aucun sens, comme nous l’avons interprété dans le principe; ou bien qu’il y avait là en même temps une perception au moyen du sens de la vue, mais qui avait pour objet une chose créée, par la vue de laquelle s’obtenait le perfectionnement de la perception intellectuelle, comme l’a interprété Onkelos — [si toutefois cette perception au moyen de la vue n’a pas été elle-même une vision prophétique, comme ce qui se lit d’Abraham: Et voici un four fumant et une flamme de feu qui passa, etc.]; ou bien enfin qu’il y avait aussi avec cela une perception au moyen de l’ouïe, et que ce qui passa devant lui était la voix, qui indubitablement était aussi quelque chose de créé. Choisis donc telle opinion que tu voudras; car tout ce que j’ai pour but, c’est que tu ne croies pas que le verbe ויעבר, il passa, ait ici le même sens que עבׄר (dans le passage): Passe devant le peuple (Exode, 17, 5). Car Dieu [qu’il soit glorifié!] n’est pas un corps, et on ne saurait lui attribuer le mouvement; on ne peut donc pas dire qu’il passa (עבר), selon l’acception primitive (de ce mot) dans la langue.
Chapter 22
Le verbe bâ (בא), dans la langue hébraïque, signifie venir, se disant de l’animal qui s’avance vers un endroit quelconque ou vers un autre individu; p. ex.: Ton frère est venu (בא) avec ruse (Genèse, 27, 35). Il s’applique aussi à l’entrée de l’animal dans un lieu; p. ex.: Et Joseph entra (ויבׂא) dans la maison (Ibid., 43, 26); Lorsque vous entrerez (תבואו) dans le pays (Exode, 12, 25). Mais ce verbe a été aussi employé métaphoriquement pour (désigner) l’arrivée d’une chose qui n’est point un corps; p. ex.: Afin que, lorsqu’ arrivera (יבוא) ce que tu as dit, nous puissions t’honorer (Juges, 13, 17); Des choses qui t’arriveront (יבׂאו) (Isaïe, 47, 13); et on est allé jusqu’à l’employer en parlant de certaines privations; p. ex.: Il est arrivé (ויבא) du mal (Job, 30, 26); L’obscurité est arrivée (Ibid.). Et, selon cette métaphore par laquelle il (le verbe en question) a été appliqué à quelque chose qui n’est point un corps, on l’a aussi employé en parlant du Créateur [qu’il soit glorifié!], soit pour (désigner) l’arrivée de sa parole ou l’arrivée (l’apparition) de sa majesté. Conformément à cette métaphore, il a été dit: Voici, je viens (בא) vers toi dans un épais nuage (Exode, 19, 9); Car l’Éternel, le Dieu d’Israël entre (בא) par là (Ézéch., 44, 2); et dans tous les passages semblables on désigne l’arrivée de sa majesté. (Dans le passage): Et l’Éternel, mon Dieu, arrivera (ובא); tous les saints seront avec toi (Zacharie, 14, 5), (on désigne) l’arrivée de sa parole ou la confirmation des promesses qu’il a faites par ses prophètes, et c’est là ce qu’il exprime par (les mots): Tous les saints seront avec toi. C’est comme s’il disait: «Alors arrivera (s’accomplira) la promesse de l’Éternel, mon Dieu, faite par tous les saints qui sont avec toi», en adressant la parole à Israël.
Chapter 23
Le verbe yaçâ (יצא) est opposé au verbe bâ (בא). On a employé ce verbe (en parlant) d’un corps sortant d’un lieu où il était établi (pour aller) vers un autre lieu, que ce corps soit un être animé ou inanimé; p. ex.: Ils étaient sortis (יצאו) de la ville (Genèse, 44, 4); Lorsqu’il sortira (תצא) un feu (Exode, 22, 6). Mais on l’a employé métaphoriquement (en parlant) de l’apparition d’une chose qui n’est point un corps; p. ex.: Dès que la parole fut sortie (יצא) de la bouche du roi (Esther, 7, 8); Car l’affaire de la reine sortira (יצא) (Ibid., 1, 17), c’est-à-dire la chose se divulguera; Car de Sion sortira (תצא) la Loi (Isaïe, 2, 3). De même (dans ce passage): Le soleil sortit (יצא) sur la terre (Genèse, 19, 23), où l’on veut parler de l’apparition de la lumière.
C’est dans ce sens métaphorique que le verbe yaçâ (יצא) doit être pris toutes les fois qu’il est attribué à Dieu; p. ex.: Voici l’Éternel va sortir (יצא) de son lieu (Isaïe, 26, 21), (c’est-à-dire) sa parole, qui maintenant nous est cachée, va se manifester. On veut parler ici de la naissance de choses qui n’ont pas encore existé; car tout ce qui arrive de sa part est attribué à sa parole; p. ex.: Les cieux furent faits par la parole de l’Éternel, et toute leur armée par le souffle de sa bouche (Ps. 33, 6), (ce qui est dit) par comparaison avec les actes qui émanent des rois, lesquels, pour transmettre leur volonté, emploient comme instrument la parole. Mais lui, le Très-Haut, n’a pas besoin d’instrument pour agir; son action, au contraire, (a lieu) par sa seule volonté, et il ne peut aucunement être question de parole, comme on l’expliquera.
— Or, comme on a employé métaphoriquement le verbe יצא, sortir, pour (désigner) la manifestation d’un acte quelconque (émanant) de lui [ainsi que nous venons de l’expliquer], et qu’on s’est exprimé: Voici l’Éternel va sortir de son lieu, on a également employé le verbe שוב, retourner, pour (désigner) la discontinuation, selon la volonté (divine), de l’acte en question, et on a dit: Je m’en irai, je retournerai (אשובה) vers mon lieu (Osée, 5, 15), ce qui signifie que la majesté divine, qui était au milieu de nous, se retirera de nous, et, par suite de cela, la (divine) providence nous manquera, comme l’a dit (Dieu) en nous menaçant: Et je cacherai ma face d’eux, et ils deviendront une proie (Deutér., 31, 17); car lorsque la Providence manque (à l’homme), il est livré à lui-même, et reste un point de mire pour tout ce qui peut survenir par accident, de sorte que son bonheur et son malheur dépendent du hasard. Combien cette menace est terrible! C’est celle qu’on a exprimée par ces mots: Je m’en irai, je retournerai vers mon lieu.
Chapter 24
Le verbe halakh (הלך, aller, marcher) est également du nombre de ceux qui s’appliquent à certains mouvements particuliers de l’animal; p. ex.: Et Jacob alla (הלך) son chemin (Genèse, 32, 1); il y en a des exemples nombreux. Ce mot a été employé métaphoriquement pour (désigner) la dilatation des corps qui sont plus subtils que les corps des animaux; p. ex.: Et les eaux allèrent (הלוך) en diminuant (Genèse, 8, 5); Et le feu se répandait (ותהלך) sur la terre (Exode, 9, 25). Ensuite on l’a employé (en général) pour dire qu’une chose se répand et se manifeste, lors même que cette chose n’est point un corps; p. ex.: Sa voix se répand (ילך) comme (se glisse) le serpent (Jérémie, 46, 22). De même dans ces mots: La voix de l’Éternel, Dieu, se répandant (מתהלך) dans le jardin (Genèse, 3, 8), c’est à la voix que s’applique le mot מתהלך (se répandant).
C’est dans ce sens métaphorique que le verbe halakh (הלך) doit être pris toutes les fois qu’il se rapporte à Dieu, — je veux dire (en ayant égard à ce) qu’il se dit métaphoriquement de ce qui n’est pas un corps, — soit (qu’il s’applique) à la diffusion de la parole (divine) ou à la retraite de la Providence, analogue à ce qui, dans l’animal, est (appelé): se détourner de quelque chose, ce que l’animal fait par l’action de marcher. De même donc que la retraite de la Providence a été désignée par (l’expression) cacher la face, dans ces mots: Et moi je cacherai ma face (Deutér., 31, 18), de même elle a été désignée par הלך (marcher, s’en aller), pris dans le sens de se détourner de quelque chose; p. ex.: Je m’en irai, je retournerai vers mon lieu (Osée, 5, 15).
Quant à ce passage: Et la colère de l’Éternel s’enflamma contre eux, et il (ou elle) s’en alla (וילך) (Nombr., XII, 9), il renferme à la fois les deux sens, je veux dire le sens de la retraite de la Providence, désignée par l’expression de se détourner (s’en aller), et celui de la diffusion de la parole (divine) qui se répand et se manifeste, je veux dire que c’est la colère qui s’en alla et s’étendit vers eux deux, c’est pourquoi elle (Miriam) devint lépreuse, (blanche) comme la neige (Ibid., V. 10).
De même on emploie métaphoriquement le verbe halakh (הלך) pour dire marcher dans la bonne voie (ou avoir une bonne conduite), sans qu’il s’agisse nullement du mouvement d’un corps; p. ex.: Et quand tu marcheras (והלכת) dans ses voies (Deutér., 28, 9); Vous marcherez (תלכו) après l’Éternel, votre Dieu (Ibid., 13, 4); Venez, et marchons (ונלכה) dans la lumière de l’Éternel (Isaïe, 2, 5).
Chapter 25
Schakhan (שכן). — On sait que le sens de ce verbe est demeuver; p. ex.: Et il demeurait (שוכן) dans le bois de Mamré (Genèse, 14, 13); Et il arriva lorsqu’ Israël demeurait (בשכן)…(Ibid., 35, 22); et c’est là le sens généralement connu. Demeurer signifie: séjourner en permanence dans un seul et même endroit; car, lorsque l’animal prolonge son séjour dans un lieu, soit commun, soit particulier, on dit de lui qu’il demeure dans cet endroit, quoique, sans doute, il y soit en mouvement.
Ce verbe s’applique métaphoriquement à ce qui est inanimé ou, pour mieux dire, à toute chose qui reste fixe et qui s’est attachée à une autre chose; on emploie donc également dans ce cas le verbe שכן (demeurer), quand même l’objet auquel s’est attachée la chose en question ne serait pas un lieu, ni la chose un être animé; p. ex.: Qu’un nuage demeure (תשכן) sur lui (Job, 3, 5); car le nuage sans doute n’est pas un être animé, ni le jour n’est point un corps, mais une portion du temps.
C’est dans ce sens métaphorique que (le verbe en question) a été appliqué à Dieu, je veux dire à la permanence de sa Schekhinâ (majesté), ou de sa Providence dans un lieu quelconque, ou à la Providence se montrant permanente dans une chose quelconque. Il a été dit, p. ex.: Et la gloire de l’Éternel demeura (וישכן) (Exode, 24, 17); Et je demeurerai (ושכנתי) au milieu des fils d’Israël (Ibid., 29, 45); Et la bienveillance de celui qui demeurait (שכני) dans le buisson (Deutér., 33, 16). Et, toutes les fois qu’on trouve ce verbe attribué à Dieu, il désigne la permanence, dans quelque lieu, de sa Schekhinâ, je veux dire de sa lumière (qui est une chose) créée, ou la permanence de la Providence (se manifestant) dans une chose quelconque, selon ce qui convient à chaque passage.
Chapter 26
Tu connais déjà leur sentence relative à toutes les espèces d’interprétation se rattachant à ce sujet, savoir: que l’Écriture s’est exprimée selon le langage des hommes. Cela signifie que tout ce que les hommes en général peuvent comprendre et se figurer au premier abord a été appliqué à Dieu, qui, à cause de cela, a été qualifié par des épithètes indiquant la corporéité, afin d’indiquer que Dieu existe; car le commun des hommes ne peut concevoir l’existence, si ce n’est dans le corps particulièrement, et tout ce qui n’est pas un corps ni ne se trouve dans un corps n’a pas pour eux d’existence.
De même, tout ce qui est perfection pour nous a été attribué à Dieu pour indiquer qu’il possède toutes les espèces de perfection sans qu’il s’y mêle aucune imperfection; et tout ce qui est conçu par le vulgaire comme étant une imperfection ou un manque, on ne le lui attribue pas. C’est pourquoi on ne lui attribue ni manger, ni boire, ni sommeil, ni maladie, ni injustice, ni aucune autre chose semblable. Mais tout ce que le vulgaire croit être une perfection, on le lui a attribué, bien que cela ne soit une perfection que par rapport à nous; car pour lui toutes ces choses que nous croyons être des perfections sont une extrême imperfection. Le vulgaire cependant croirait attribuer à Dieu une imperfection en s’imaginant que telle perfection humaine pût lui manquer.
Tu sais que le mouvement fait partie de la perfection de l’animal et lui est nécessaire pour être parfait; car, de même qu’il a besoin de manger et de boire pour remplacer ce qui s’est dissous, de même il a besoin du mouvement pour se diriger vers ce qui lui est convenable et fuir ce qui lui est contraire. Il n’y a pas de différence entre attribuer à Dieu le manger et le boire et lui attribuer le mouvement; cependant, selon le langage des hommes, je veux dire selon l’imagination populaire, ce serait attribuer à Dieu une imperfection que de dire qu’il mange et qu’il boit, tandis que le mouvement ne dénoterait pas une imperfection en lui, bien que ce ne soit que le besoin qui force au mouvement. Il a été démontré que tout ce qui se meut est indubitablement d’une certaine grandeur et divisible; or, il sera démontré que Dieu n’a point une grandeur, et par conséquent il n’a pas de mouvement. On ne saurait pas non plus lui attribuer le repos; car on ne peut attribuer le repos qu’à celui dont la condition est de se mouvoir. Ainsi donc, tous les mots indiquant les différentes espèces des mouvements des animaux ont été employés, de ladite manière, comme attributs de Dieu, de même qu’on lui attribue la vie; car le mouvement est un accident inhérent à l’être animé, et il n’y a pas de doute qu’en écartant la corporéité, on n’écarte toutes ces idées de descendre, de monter, de marcher, d’être debout, de s’arrêter, d’aller autour, d’être assis, de demeurer, de sortir, d’entrer, de passer, et autres semblables.
Il serait superflu de s’étendre longuement sur ce sujet, si ce n’était à cause de ce qui est devenu familier aux esprits du vulgaire; c’est pourquoi il faut en donner l’explication à ceux qui se sont donné pour tâche (d’acquérir) la perfection humaine et de se défaire de ces erreurs, préconçues depuis les années de l’enfance, (et en parler) avec quelque détail, comme nous l’avons fait.
Chapter 27
Onkelos, le prosélyte, qui possédait parfaitement les langues hébraïque et syriaque, a fait tous ses efforts pour écarter la corporification (de Dieu); de sorte que, toutes les fois que l’Écriture se sert (en parlant de Dieu) d’une épithète pouvant conduire à la corporéité, il l’interprète selon son (véritable) sens. Chaque fois qu’il trouve un de ces mots qui indiquent une des différentes espèces de mouvement, il prend le mouvement dans le sens de manifestation, d’apparition d’une lumière créée, je veux dire de majesté divine, ou bien (dans celui) de Providence. Il traduit donc ירד י״י (l’Éternel descendra, Exode, 19, 11) par יתגלי י״י (l’Éternel se manifestera), וירד י״י (et l’Éternel descendit, Ibid., V. 20) par ואתגלי י״י (et l’Éternel se manifesta), et il ne dit pas ונחת י״י (et l’Éternel descendit); de même ארדה נא ואראה (je vais donc descendre et voir, Genèse, 18, 21) par אתגלי כען ואחזי (je vais donc me manifester et voir); et c’est ce qu’il fait continuellement dans sa paraphrase.
Cependant les mots אנכי ארד עמך מצרימה (je descendrai avec toi en Égypte, Genèse, 46, 4), il les traduit (littéralement): אנא איחות עמך למצריס, et c’est là une chose très remarquable qui prouve le parfait talent de ce maître, l’excellence de sa manière d’interpréter, et combien il comprenait exactement les choses; car, par cette traduction (du dernier passage), il nous a également fait entrevoir l’un des points principaux du Prophétisme.
Voici comment: Au commencement de ce récit (Ibid., V 2 et 3), on dit: Et Dieu parla à Israël dans les visions de la nuit, et dit: Jacob, Jacob, etc. Et il dit: Je suis le Dieu, etc. (et Dieu dit en terminant): Je descendrai avec toi en Égypte. Or, comme il résulte du commencement du discours que cela se passa dans les visions de la nuit, Onkelos ne voyait aucun mal à rendre textuellement les paroles qui avaient été dites dans ces visions nocturnes. Et cela avec raison: car c’est la relation de quelque chose qui avait été dit, et non pas la relation d’un fait arrivé, comme (dans le passage): Et l’Éternel descendit sur le mont Sinaï (Exode, 19, 20), qui est la relation d’un fait survenu dans le monde réel; c’est pourquoi il a substitué l’idée de manifestation et écarté ce qui pourrait indiquer l’existence d’un mouvement. Mais (ce qui concerne) les choses de l’imagination, je veux parler du récit de ce qui lui avait été dit (à Jacob), il l’a laissé intact. C’est là une chose remarquable.
Tu es, en effet, averti par là que la chose est bien différente, selon qu’on emploie les mots dans un songe ou dans les visions de la nuit, ou qu’on emploie les mots dans une vision et dans une apparition, ou bien qu’on dit tout simplement: Et la parole de l’Éternel m’arriva en disant, ou: L’Éternel me dit.
Il est possible aussi, selon moi, qu’Onkelos ait interprété ici le mot Élohîm (Dieu) dans le sens d’anges, et qu’à cause de cela il n’ait pas eu de répugnance à dire (dans sa traduction): «Je descendrai avec toi en Égypte.» Il ne faut pas trouver mauvais qu’Onkelos ait pu voir ici dans Élohîm un ange, bien que (l’apparition) lui dise (à Jacob): Je suis le DIEU, Dieu de ton père; car les mêmes termes sont aussi employés quelquefois par un ange. Ne vois-tu pas qu’ailleurs, après avoir dit: Et l’ange de Dieu me dit dans un songe: Jacob! et je répondis: Me voici (Genèse, 31, 11), on s’exprime à la fin du discours adressé à Jacob: Je suis le Dieu de Beth-Êl, où tu consacras un monument, où tu me fis un vœu (Ibid., V. 13)? Sans doute que Jacob offrit ses vœux à Dieu, et non pas à l’ange; mais cela se fait continuellement dans les discours des prophètes, je veux dire qu’en rapportant les paroles que l’ange leur dit de la part de Dieu, ils s’expriment comme si c’était Dieu lui-même qui leur parlât. Dans tous les passages (de cette sorte) il y a un annexe sous-entendu; c’est comme si on avait dit: Je suis L’ENVOYÉ du Dieu de ton père; Je suis L’ENVOYÉ du Dieu qui t’apparut à Beth-Êl, et ainsi de suite.
Sur la prophétie et ses différents degrés, ainsi que sur les anges, il sera encore parlé plus amplement, conformément au but de ce traité.
Chapter 28
Réghel (רגל) est un homonyme. C’est (primitivement) le nom du pied; p. ex.: רגל תחת רגל, pied pour pied (Exode, 21, 24); mais on le rencontre aussi dans le sens de suite; p. ex.: Sors, toi, et tout le peuple qui est sur tes pas (ברגליך) (Ibid., 11, 8), c’est-à-dire: qui te suit. On le rencontre également dans un sens de causalité; p. ex.: Et l’Éternel l’a béni sur mes pas (לרגלי) (Genèse, 30, 30), c’est-à-dire par ma cause ou en ma faveur, car ce qui se fait en faveur d’une certaine chose a cette dernière pour cause. On l’emploie souvent ainsi; p. ex.: Au pas ou à cause (לרגל) du bagage qui est devant moi et à cause (לרגל) des enfants (Genèse, 33, 14).
Ainsi, par ces paroles: Et ses pieds (רגליו) se tiendront en ce jour sur la montagne des Oliviers (Zacharie, 14, 4), on veut dire que ses causes subsisteront, savoir, les miracles qui se manifesteront alors en cet endroit, et dont Dieu est la cause, je veux dire l’auteur. C’est cette interprétation qu’a eue en vue Jonathan-ben-Uziel en disant (dans sa paraphrase chaldaïque): Il se manifestera dans sa puissance, en ce jour, sur la montagne des Oliviers; et de même il traduit par גבורתיה, sa puissance, tous (les mots désignant) les membres (dont on se sert) pour saisir ou pour se transporter, car ils désignent généralement les actes qui émanent de sa volonté.
Quant à ces mots: Et sous ses pieds (רגליו) il y avait comme un ouvrage de l’éclat du saphir (Exode, 24, 10), Onkelos, comme tu le sais, les interprète de manière à considérer le pronom dans רגליו (ses pieds) comme se rapportant au mot כסא, trône (qui serait sous-entendu); car il traduit: ותחות כורסי יקריה, et sous le trône de sa gloire. Il faut comprendre cela, et tu seras étonné (de voir) combien Onkelos se tient éloigné de la corporification (de Dieu) et de tout ce qui peut y conduire de la manière même la plus éloignée; car il ne dit pas: et sous son trône, parce que, si on attribuait le trône à (Dieu) lui-même, dans le sens qu’on y verrait de prime abord, il s’ensuivrait que Dieu s’établit sur un corps, et il en résulterait la corporification; il attribue donc le trône à sa gloire, je veux dire à la Schekhînâ, qui est une lumière créée.
Il s’exprime de même dans la traduction des mots: Car la main (est placée) sur le trône de Dieu (Exode, 17, 16), où il dit: «… de la part de Dieu, dont la majesté (repose) sur le trône de sa gloire.» Tu trouves de même dans le langage de la nation (juive) tout entière le כסא הכבוד, trône de la gloire.
Mais nous nous sommes écartés du sujet de ce chapitre pour (toucher) quelque chose qui sera expliqué dans d’autres chapitres.
Je reviens donc au sujet du chapitre. Tu connais, dis-je, la manière dont Onkelos interprète (le passage en question); mais le principal pour lui c’est d’écarter la corporification, et il ne nous explique pas ce qu’ils perçurent ni ce qu’on a voulu dire par cette allégorie. De même, dans tous les passages (de cette nature), il n’aborde point cette question-là; mais il se borne à écarter la corporification, car c’est là une chose démontrable, nécessaire dans la foi religieuse; il le fait donc d’une manière absolue, et s’exprime en conséquence. Quant à l’explication du sens de l’allégorie, c’est une chose d’opinion; car le but (de l’allégorie) peut être telle chose ou telle autre. Ce sont là aussi des sujets très obscurs, dont l’intelligence ne fait pas partie des bases de la Foi, et que le vulgaire ne saisit pas facilement; c’est pourquoi il ne s’engage pas dans cette question.
Mais nous, eu égard au but de ce traité, nous ne saurions nous dispenser de donner quelque interprétation (du passage en question). Je dis donc que, par les mots sous ses pieds, on veut dire par sa cause et par lui, comme nous l’avons expliqué; ce qu’ils perçurent, c’était la véritable condition de la matière première, laquelle est venue de Dieu, qui est la cause de son existence. Remarque bien les mots: כמעשה לבנת הספיר, comme un ouvrage de l’éclat du saphir: si on avait eu en vue la couleur, on aurait dit כלבנת הספיר, comme la blancheur ou l’éclat du saphir; mais on a ajouté מעשה, un ouvrage, parce que la matière, comme tu le sais, est toujours réceptive et passive par rapport à son essence, et n’a d’action qu’accidentellement, de même que la forme est toujours active par son essence et passive par accident, ainsi que cela est expliqué dans les livres de Physique; et c’est à cause de cela qu’on a dit de la première כמעשה, comme un ouvrage. Quant aux mots לבנת הספיר (qui signifient littéralement: la blancheur du saphir), ils désignent la transparence, et non pas la couleur blanche, car la blancheur du cristal n’est pas une couleur blanche, mais une simple transparence; et la transparence n’est pas une couleur, comme cela a été démontré dans les livres de Physique, car, si elle était une couleur, elle ne laisserait pas percer toutes les couleurs, et ne les recevrait pas. C’est donc parce que le corps transparent est privé de toutes les couleurs qu’il les reçoit toutes successivement; et ceci ressemble à la matière première, qui, par rapport à sa véritable condition, est privée de toutes les formes, et qui, à cause de cela, les reçoit toutes successivement. Ainsi donc ce qu’ils perçurent, c’était la matière première et sa relation avec Dieu, (savoir) qu’elle était la première de ses créatures comportant la naissance et la destruction, et que c’était lui qui l’avait produite du néant. Il sera encore parlé de ce sujet (dans un autre endroit).
Sache que tu as besoin d’une pareille interprétation, même à côté de celle d’Onkelos, qui s’exprime: et sous le trône de sa gloire; je veux dire que la matière première est aussi, en réalité, au dessous du ciel, qui est appelé trône, comme il a été dit précédemment. Ce qui m’a suggéré cette interprétation remarquable et m’a fait trouver le sujet en question, c’est uniquement une assertion que j’ai trouvée dans (l’ouvrage de) R. Éliézer, fils de Hyrcan, et que tu apprendras dans l’un des chapitres de ce traité. Le but, en somme, qu’a tout homme intelligent, est d’écarter de Dieu (tout ce qui peut conduire à) la corporification, et de considérer toutes ces perceptions (dont nous venons de parler) comme appartenant à l’intelligence, et non pas aux sens. Il faut comprendre cela et y réfléchir.
Chapter 29
’Açab (עצב) est un homonyme qui désigne (d’abord) la douleur et la souffrance; p. ex.: Ce sera avec des douleurs (בעצב) que tu enfanteras des enfants (Genèse, 3, 16). Il désigne aussi l’action d’irriter; p. ex.: ולא עצבו אביו מימיו, Son père ne l’IRRITAIT pas de son vivant (I Rois, 1, 6); כי נעצב אל דוד, Car il était IRRITÉ à cause de David (I Sam., 20, 34). Il signifie enfin contrarier, être rebelle; p. ex: Ils ont eté rebelles, et ont contrarié (ועצבו) son esprit saint (Isaïe, 63, 10); Ils l’ont contrarié (יעציבוהו) dans le désert (Ps. 78, 40); … s’il y a en moi une conduite rebelle (עצׁב) (Ps. 139, 24); Tout le jour ils contrarient (יעצבו) mes paroles (Ps. 56, 6).
C’est selon la deuxième ou la troisième signification qu’il a été dit (de Dieu): ויתעצב אל לבו, Et il était IRRITÉ ou CONTRARIÉ dans son cœur (Genèse, 6, 6). Selon la deuxième signification, l’interprétation (de ce passage) serait: Que Dieu était en colère contre eux à cause de leurs mauvaises actions. Quant aux mots אל לבו, dans son cœur, dont on se sert aussi dans l’histoire de Noé (en disant): Et l’Éternel dit en son cœur (Genèse, 8, 21), écoute quel en est le sens: lorsqu’on dit, en parlant de l’homme, qu’il disait en son cœur, בלבו ou אל לבו, il s’agit de quelque chose que l’homme ne prononce pas et qu’il ne dit pas à un autre; et de même, toutes les fois qu’il s’agit de quelque chose que Dieu a voulu et qu’il n’a pas dit à un prophète au moment où l’acte s’accomplissait conformément à la volonté (divine), on s’exprime: Et l’Éternel dit en son cœur, par assimilation à la chose humaine, et selon cette règle continuelle, que l’Écriture s’exprime selon le langage des hommes; et ceci est clair et manifeste. Puis donc que, au sujet de la rébellion de la génération du déluge, il n’est point question dans l’Écriture d’un messager (divin) qui leur aurait été expédié, ni d’avertissement, ni de menace de destruction, il a été dit d’eux que Dieu était irrité contre eux dans son cœur. De même, lorsque Dieu voulut qu’il n’y eût plus de déluge, il ne disait pas à quelque prophète: Va et annonce-leur telle chose; c’est pourquoi on a dit: dans son cœur (Genèse, 8, 21).
Pour interpréter les mots ויתעצב אל לבו selon la troisième signification, il faudrait les expliquer (dans ce sens) que l’homme contraria la volonté de Dieu dans lui; car la volonté est aussi appelée לב, cœur, comme nous l’expliquerons en parlant de l’homonymie du mot leb (לב) .
Chapter 30
Akhal (אכל, manger). — Ce mot, dans la langue (hébraïque), s’applique primitivement, en parlant de l’animal, à l’action de prendre de la nourriture, et cela n’exige pas (de citation) d’exemples; ensuite la langue a considéré dans l’action de manger deux choses: premièrement, que la chose mangée se perd et s’en va, je veux dire que sa forme se corrompt tout d’abord; deuxièmement, que l’animal croît par la nourriture qu’il prend, que par là il continue à se conserver, prolonge son existence et restaure toutes les forces du corps.
Par rapport à la première considération, on a employé métaphoriquement le verbe akhal (אכל) pour tout ce qui se perd et se détruit, et en général pour tout dépouillement de forme; p. ex.: Et la terre de vos ennemis vous consumera (ואכלה) (Lévit., 26, 38); Un pays qui consume (אכלת) ses habitants (Nombres, 13, 32); Vous serez dévorés (תאֻכּלו) par le glaive (Isaïe, 1, 20); Le glaive dévorera-t-il (תאכל) … (II Sam., 2, 26)? Et le feu de l’Éternel s’alluma au milieu d’eux et en consuma (ותאכל) à l’extrémité du camp (Nombres, 11, 1); (Dieu) est un feu dévorant (אכׁלה) (Deutér., 4, 24), c’est-à-dire il détruit ceux qui sont rebelles envers lui, comme le feu détruit tout ce dont il s’empare. Cet emploi (du verbe akhal) est fréquent.
Par rapport à la deuxième considération, le verbe akhal a été employé métaphoriquement pour (désigner) le savoir et l’instruction, et, en général, les perceptions intellectuelles par lesquelles la forme humaine continue à se conserver dans l’état le plus parfait, de même que, par la nourriture, le corps reste dans son meilleur état; p. ex.: Venez, achetez et mangez (ואכלו), etc. (Isaïe, 55, 1); Écoutez-moi, et vous mangerez (ואכלו) ce qui est bon (Ibid., V. 2); Manger (אכלׁ) trop de miel n’est pas bon (Prov., 25, 27); Mange (אכל) le miel, mon fils, car il est bon; le miel pur, doux à ton palais. Telle est pour ton âme la connaissance de la sagesse, etc. (Ibid., 24, 13, 14).
Cet usage est également fréquent dans les paroles des docteurs, je veux dire de désigner le savoir par le verbe manger; p. ex.: «Venez manger de la viande grasse chez Rabâ.» Ils disent (ailleurs): «Toutes les fois qu’il est question, dans ce livre, de manger et de boire, on ne veut parler d’autre chose que de la science», ou, selon quelques exemplaires, «de la Loi». De même, on appelle fréquemment la science eau; p. ex.: Ô vous tous qui avez soif, allez vers l’eau (Isaïe, 55, 1)!
Cet emploi (du verbe אכל) étant devenu très fréquent, et ayant reçu une telle extension qu’il a pris, en quelque sorte, la place de la signification primitive, on a aussi employé les mots faim et soif pour désigner l’absence du savoir et de la perception (intellectuelle); p. ex.: Et j’enverrai la faim dans le pays, non la faim du pain, ni la soif de l’eau, ṁais celle d’entendre les paroles de l’Éternel (Amos, 8, 11); Mon âme a soif de Dieu, du Dieu vivant (Ps. 42, 3). Il y en a de nombreux exemples. Les mots: Et vous puiserez de l’eau avec joie aux fontaines du salut (Isaïe, 12, 3), Jonathan-ben-Uziel (dans sa version chaldaïque) les a rendus ainsi: Et vous recevrez avec joie une nouvelle doctrine des élus d’entre les justes. Remarque bien que, selon son interprétation, l’eau désigne la science qu’on obtiendra en ces jours; le mot מַעַיְנֵי (les fontaines), il l’assimile à מֵעֵינֵי העדה (Nombres, 15, 24), signifiant les principaux qui sont les savants. Il s’exprime: des élus d’entre les justes, car la justice (ou la piété) est le véritable salut. Tu vois comme il interprète chaque mot de ce verset dans le sens de savoir et d’instruction. Pénètre-toi de cela.
Chapter 31
Sache qu’il y a pour l’intelligence humaine des objets de perception qu’il est dans sa faculté et dans sa nature de percevoir; mais qu’il y a aussi, dans ce qui existe, des êtres et des choses qu’il n’est point dans sa nature de percevoir d’une manière quelconque, ni par une cause quelconque, et dont la perception lui est absolument inaccessible. Il y a enfin, dans l’être, des choses dont elle perçoit telle circonstance, restant dans l’ignorance sur d’autres circonstances. En effet, de ce qu’elle est quelque chose qui perçoit, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’elle doive percevoir toute chose; car les sens également ont des perceptions, sans pourtant qu’ils puissent percevoir les objets à quelque distance que ce soit.
Il en est de même des autres facultés corporelles; car, bien que l’homme, p. ex., soit capable de soulever deux quintaux, il n’est pas pour cela capable d’en soulever dix. La supériorité qu’ont les individus de l’espèce (humaine) les uns sur les autres, dans ces perceptions sensibles et dans les autres facultés corporelles, est claire et manifeste pour tout le monde; mais elle a une limite, et la chose ne s’étend pas à quelque distance que ce soit, ni à quelque mesure que ce soit. Il en est absolument de même dans les perceptions intelligibles de l’homme, dans lesquelles les individus de l’espèce jouissent d’une grande supériorité les uns sur les autres, ce qui est également très clair et manifeste pour les hommes de science; de sorte qu’il y a tel sujet qu’un individu fait jaillir lui-même de sa spéculation, tandis qu’un autre individu ne saurait jamais comprendre ce même sujet, et quand même on chercherait à le lui faire comprendre par toute sorte de locutions et d’exemples et pendant un long espace de temps, son esprit ne peut point y pénétrer et il se refuse, au contraire, à le comprendre. Mais la supériorité en question ne va pas non plus à l’infini, et l’intelligence humaine, au contraire, a indubitablement une limite où elle s’arrête.
Pour certaines choses donc l’homme reconnaît l’impossibilité de les saisir et ne se sent pas le désir de les connaître, sachant bien que cela est impossible et qu’il n’y a pas de porte par laquelle on puisse entrer pour y arriver. Ainsi, p. ex., nous ignorons quel est le nombre des étoiles du ciel, et si c’est un nombre pair ou impair, et nous ignorons également le nombre des espèces des animaux, des minéraux et des plantes, et autres choses semblables Mais il y a d’autres choses que l’homme éprouve un grand désir de saisir, et les efforts de l’intelligence pour en chercher la réalité et pour les scruter à fond se rencontrent chez toutes les sectes spéculatives du monde et à toutes les époques. Et sur ces choses les opinions sont nombreuses, le désaccord règne entre les penseurs, et il naît des doutes parce que l’intelligence s’attache à saisir ces choses, je veux dire qu’elle y est attirée par le désir, et parce que chacun croit avoir trouvé un chemin pour connaître la réalité de la chose, tandis qu’il n’est point au pouvoir de l’intelligence humaine d’alléguer à cet égard une preuve démonstrative; car toute chose dont la réalité est connue au moyen d’une démonstration ne saurait être l’objet d’une différence (d’opinions), ni d’une contestation, ni d’une dénégation, si ce n’est de la part d’un ignorant qui emploie cette manière de contredire qu’on appelle la contradiction démonstrative, comme tu trouves, p. ex., des gens qui contestent la sphéricité de la terre et le mouvement circulaire de la sphère céleste et autres choses semblables. Ces derniers ne trouvent point de place dans le sujet (qui nous occupe).
Les points au sujet desquels règne cette confusion (dans les opinions) sont très nombreux dans les choses métaphysiques, en petit nombre dans les choses physiques, et nuls dans les choses mathématiques.
Alexandre d’Aphrodise dit que les causes du désaccord au sujet de certaines choses sont au nombre de trois: 1° les prétentions ambitieuses et rivales qui empêchent l’homme de percevoir la vérité telle qu’elle est; 2° la subtilité de la chose perceptible en elle-même, sa profondeur et la difficulté de la percevoir; 3° l’ignorance de celui qui perçoit, et son incapacité de saisir même ce qu’il est possible de saisir. Voilà ce que dit Alexandre. De nos temps il y a une quatrième cause qu’il n’a pas mentionnée, parce qu’elle n’existait pas chez eux: c’est l’habitude et l’éducation, car il est dans la nature de l’homme d’aimer ce qui lui est familier et d’y être attiré. Ainsi tu vois les Bédouins, malpropres comme ils sont, privés de jouissances et se nourrissant misérablement, éprouver une répugnance pour les villes, être insensibles aux plaisirs qu’elles offrent, et préférer la situation mauvaise à laquelle ils sont habitués à une situation meilleure à laquelle ils ne sont pas habitués: de sorte qu’ils n’ont pas de plaisir à habiter les palais, ni à se vêtir de soie, ni à se procurer les délices du bain, des huiles et des parfums.
Il arrive de même que l’homme aime les opinions qui lui sont familières et dans lesquelles il a été élevé, qu’il les prend sous sa protection, et qu’il s’effraie de ce qui est hors d’elles.
Et par la même cause l’homme ferme les yeux à la perception des vérités et penche vers ses habitudes, comme cela arrive au vulgaire dans (la question de) la corporéité et dans beaucoup de choses métaphysiques, ainsi que nous l’exposerons; tout cela à cause de l’habitude et parce qu’on a été élevé avec des paroles (de l’Écriture), objet constant du respect et de la foi, (paroles) dont le sens littéral indiquerait la corporéité (de Dieu) et des choses imaginaires sans aucune vérité, mais qui ont été dites par voie d’allégorie et d’énigme, et cela pour des raisons dont je parlerai.
Il ne faut pas croire que ce que nous avons dit ici sur l’insuffisance de l’intelligence humaine, en soutenant qu’elle a une limite à laquelle elle doit s’arrêter, ait été dit au point de vue de la religion; c’est au contraire une chose que les philosophes ont dite et qu’ils ont parfaitement comprise, sans considération de secte ni d’opinion. Et c’est une chose vraie qui ne peut être mise en doute, si ce n’est par celui qui ignore les choses déjà démontrées.
Ce chapitre nous ne l’avons placé ici que pour servir de préparation à ce qui suivra.
Chapter 32
Sache, ô lecteur de mon traité! qu’il arrive dans les perceptions intelligibles, en tant qu’elles se rattachent à la matière, quelque chose de semblable à ce qui arrive aux perceptions sensibles. Ainsi, lorsque tu regardes avec ton œil, tu perçois ce qu’il est dans ta faculté visuelle de percevoir. Mais, lorsque tu forces tes yeux et que tu fixes le regard, en t’efforçant de voir à une grande distance, trop longue pour qu’il soit dans ta faculté de voir aussi loin, ou bien que tu considères une écriture très fine ou une ciselure fine dont la perception n’est point en ta faculté, de manière à forcer ton regard afin de la bien examiner, alors ta vue devient trop faible, non seulement pour ce que tu ne pouvais pas (facilement voir), mais aussi pour ce que ta faculté te permettait de percevoir; ton regard s’émousse et tu ne vois plus même ce que tu étais en état de percevoir avant d’avoir fixé le regard et de l’avoir fatigué.
C’est dans la même position que se trouve celui qui étudie une science quelconque, lorsqu’il se livre à la méditation; car, s’il fait des efforts de méditation et qu’il fatigue tout son esprit, il s’hébète, et alors il ne comprend plus même ce qu’il est dans sa condition de comprendre, car toutes les facultés corporelles se trouvent sous ce rapport dans la même position.
Pareille chose t’arrive dans les perceptions (purement) intelligibles; car, si tu t’arrêtes devant ce qui est obscur, si tu ne t’abuses pas toi-même en croyant (avoir trouvé) la démonstration pour ce qui n’est pas démontrable, si tu ne te hâtes pas de repousser et de déclarer mensonge quoi que ce soit dont le contraire n’est pas démontré, et qu’enfin tu n’aspires pas à la perception de ce que tu ne peux pas percevoir, alors tu es parvenu à la perfection humaine et tu es au rang de R. ’Akiba, qui entra en paix et sortit en paix en étudiant ces choses métaphysiques. Mais si tu aspires à une perception au dessus de ta faculté perceptive, ou que tu te hâtes de déclarer mensonge les choses dont le contraire n’est pas démontré, ou qui sont possibles, fût-ce même d’une manière très éloignée, tu te joins à Élischa’ A’her, et non seulement tu ne seras pas parfait, mais tu deviendras tout ce qu’il y a de plus imparfait; il t’arrivera alors de laisser prendre le dessus aux imaginations et d’être entraîné au vice, à la dépravation et au mal, parce que l’esprit sera préoccupé et sa lumière éteinte, de même qu’il se présente à la vue toute espèce de vains fantômes lorsque l’esprit visuel s’affaiblit chez les malades et chez ceux qui fixent le regard sur des objets brillants ou sur des objets très subtils.
C’est dans ce sens qu’il a été dit: Si tu trouves du miel, manges-en ce qui te suffit, mais ne t’en rassasie pas, car tu le vomirais (Prov., 25, 16). En effet, les docteurs ont appliqué ce passage allégoriquement à Élischa’ A’her. Cetto allégorie est bien remarquable; car en comparant ici le savoir au manger, selon ce que nous avons déjà dit, on mentionne le plus doux des aliments, savoir le miel. Le miel, par sa nature, lorsqu’on en prend beaucoup, excite l’estomac et fait vomir. Ce passage dit en quelque sorte que, quelles que soient l’importance et la grandeur de cette perception et la perfection qu’on y trouve, il est dans sa nature, — lorsqu’on ne s’y arrête pas à une certaine limite et qu’on ne s’y avance pas avec précaution, — de tourner à l’imperfection, de même qu’en mangeant du miel on se nourrit et se délecte lorsqu’on en mange avec mesure, mais lorsqu’on en prend trop, tout s’en va; (c’est pourquoi) on n’a pas dit: Ne t’en rassasie pas, car tu t’en DÉGOÛTERAIS, mais on a dit: car tu le VOMIRAIS.
C’est à cette même idée qu’on a fait allusion en disant: Manger trop de miel n’est pas bon, etc. (Prov., 25, 27); de même en disant: Ne cherche pas trop de sagesse; pourquoi veux-tu t’anéantir (Ecclésiaste, 7, 16)? On y a encore fait allusion par ces mots: Observe ton pied, lorsque tu vas à la maison de Dieu, etc. (Ibid., 4, 17); et David aussi y a fait allusion en disant: Et je n’ai point pénétré dans des choses trop grandes et trop obscures pour moi (Ps. 131, 1). C’est encore cette idée qu’ils (les docteurs) ont eue en vue en disant: «N’étudie pas ce qui est trop obscur pour toi et ne scrute pas ce qui est trop enveloppé pour toi; étudie ce qu’il t’est permis (de connaître), et ne t’occupe pas des choses obscures;» ce qui veut dire qu’il ne faut engager son intelligence que dans ce qu’il est possible à l’homme de percevoir, mais quant à ce qu’il n’est pas dans la nature de l’homme de percevoir, il est très dangereux de s’en occuper, ainsi que nous l’avons expliqué. C’est là aussi ce qu’ils ont eu en vue en disant: «Quiconque examine quatre choses, etc.», passage qu’ils ont terminé par ces mots: «et quiconque ne respecte pas la gloire de son Créateur», (et qui renferme) une allusion à ce que nous venons d’expliquer, savoir: que l’homme ne doit pas précipitamment aborder la spéculation avec de fausses imaginations, et que, s’il lui survient des doutes, ou si la chose en question ne lui est pas démontrée, il ne doit pas l’abandonner et rejeter, ni se hâter de la déclarer mensonge, mais, au contraire, rester calme, respecter la gloire de son Créateur, s’abstenir et s’arrêter. C’est là une chose suffisamment expliquée.
Mais le but de ces sentences prononcées par les prophètes et les docteurs n’est pas de fermer entièrement la porte de la spéculation et de dépouiller l’intelligence de la perception de ce qu’il est possible de percevoir, comme le croient les ignorants et les nonchalants, qui se plaisent à faire passer leur imperfection et leur stupidité pour de la perfection et de la sagesse, et la perfection des autres et leur science pour de l’imperfection et de l’irréligion, qui font les ténèbres, lumière, et la lumière, ténèbres (Isaïe, 5, 20); toute l’intention est, au contraire, d’énoncer que les intelligences des mortels ont une limite à laquelle elles doivent s’arrêter.
Il ne faut pas critiquer certaines paroles dites à l’égard de l’intelligence, dans ce chapitre et dans d’autres; car le but a été de guider (le lecteur) vers le sujet (particulier) qu’on avait en vue, et non pas d’approfondir ce que c’est que l’intelligence, chose qui sera examinée dans d’autres chapitres.
Chapter 33
Sache qu’il serait très dangereux de commencer (les études) par cette science, je veux dire par la métaphysique; de même (il serait dangereux) d’expliquer (de prime abord) le sens des allégories prophétiques et d’éveiller l’attention sur les métaphores employées dans le discours et dont les livres prophétiques sont remplis. Il faut, au contraire, élever les jeunes gens et affermir les incapables selon la mesure de leur compréhension; et celui qui se montre d’un esprit parfait et préparé pour ce degré élevé, c’est-à-dire pour le degré de la spéculation démonstrative et des véritables argumentations de l’intelligence, on le fera avancer peu à peu jusqu’à ce qu’il arrive à sa perfection, soit par quelqu’un qui lui donnera l’impulsion, soit par lui-même.
Mais lorsqu’on commence par cette science métaphysique, il en résulte non seulement un trouble dans les croyances, mais la pure irréligion. Je ne puis comparer cela qu’à quelqu’un qui ferait manger à un jeune nourrisson du pain de froment et de la viande, et boire du vin; car il le tuerait indubitablement, non pas parce que ce sont là des aliments mauvais et contraires à la nature de l’homme, mais parce que celui qui les prend est trop faible pour les digérer de manière à en tirer profit. De même, si l’on a présenté les vérités métaphysiques d’une manière obscure et énigmatique, et si les savants ont employé toutes sortes d’artifices pour les enseigner de manière à ne pas se prononcer clairement, ce n’est pas parce qu’elles renferment intérieurement quelque chose de mauvais, ou parce qu’elles renversent les fondements de la religion, comme le croient les ignorants qui prétendent être arrivés au degré de la spéculation; mais elles ont été enveloppées parce que les intelligences, dans le commencement, sont incapables de les accueillir, et on les a fait entrevoir, afin que l’homme parfait les connût; c’est pourquoi on les appelle mystères et secrets de la Torâ, comme nous l’expliquerons.
C’est là la raison pour laquelle l’Écriture s’est exprimée selon le langage des hommes, ainsi que nous l’avons expliqué. C’est qu’elle est destinée à servir de première étude et à être apprise par les enfants, par les femmes et par la généralité des hommes, qui ne sont pas capables de comprendre les choses dans leur réalité; c’est pourquoi on s’est borné pour eux à la (simple) autorité toutes les fois qu’il s’agissait d’une opinion vraie dont on désirait proclamer la vérité, et à l’égard de toute chose idéale (on s’est attaché) à ce qui peut indiquer à l’esprit qu’elle existe, et non à (examiner) la véritable nature de son être. Mais lorsque l’individu s’est perfectionné, et que les secrets de la Torâ lui sont révélés, soit par un autre, soit par lui-même, au moyen de leur combinaison mutuelle, il arrive au point de reconnaître la vérité de ces opinions vraies par les véritables moyens de constater la vérité, soit par la démonstration, lorsque celle-ci est possible, soit par des argumentations solides, quand ce moyen est praticable; et de même il se représente dans leur réalité ces choses (idéales), qui étaient pour lui des choses d’imagination et des figures, et il comprend leur (véritable) être.
Nous avons déjà cité à plusieurs reprises, dans nos discours, ce passage: «Ni (on n’interprétera) la mercabâ, même à un seul, à moins que ce ne soit un homme sage comprenant par sa propre intelligence, et alors on lui en transmettra seulement les premiers éléments.» Personne donc ne doit être introduit dans cette matière, si ce n’est selon la mesure de sa capacité et aux deux conditions suivantes: 1° d’être sage, c’est-à-dire de posséder les connaissances dans lesquelles on puise les notions préliminaires de la spéculation; 2° d’être intelligent, pénétrant et d’une perspicacité naturelle, saisissant un sujet par la plus légère indication, et c’est là le sens des mots: comprenant par sa propre intelligence.
La raison pour laquelle il est interdit d’instruire les masses selon la véritable méthode spéculative, et de les mettre à même, de prime abord, de se former une idée de la véritable nature des choses, et pourquoi il est absolument nécessaire qu’il en soit ainsi et pas autrement, (tout cela) je veux te l’expliquer dans le chapitre suivant. Je dis donc:
Chapter 34
Les causes qui empêchent d’ouvrir l’enseignement par les sujets métaphysiques, d’éveiller l’attention sur ce qui mérite attention, et de présenter cela au vulgaire, sont au nombre de cinq.
La PREMIÈRE CAUSE est: la difficulté de la chose en elle-même, sa subtilité et sa profondeur, — comme on a dit: Ce qui existe est loin (de notre conception); ce très profond, qui peut le trouver (Ecclésiaste, 7, 24)? et comme il est dit encore: Et d’où trouvera-t-on la sagesse (Job, 28, 12)? — Il ne faut donc pas commencer, dans l’enseignement, par ce qu’il y a de plus difficile à comprendre et de plus profond. Une des allégories répandues dans (les traditions de) notre nation est la comparaison de la science avec l’eau; les docteurs ont expliqué cette allégorie de différentes manières, et (ils ont dit) entre autres: Celui qui sait nager tire des perles du fond de la mer, mais celui qui ignore la natation se noie; c’est pourquoi celui-là seul se hasarde à nager, qui s’y est exercé pour l’apprendre.
La DEUXIÈME CAUSE est: l’incapacité qu’il y a d’abord dans l’esprit des hommes en général; car l’homme n’est pas doué, de prime abord, de sa perfection finale, mais la perfection se trouve dans lui en puissance, et dans le commencement il est privé de l’acte (comme dit l’Écriture): Et l’homme naît comme un ânon sauvage (Job, 11, 12). Mais lorsqu’un individu possède quelque chose en puissance, il ne faut pas nécessairement que cela passe à l’acte; au contraire, l’individu reste quelquefois dans son imperfection, soit par certains obstacles, ou faute de s’exercer dans ce qui fait passer cette puissance à l’acte. Il est dit expressément: Il n’y en a pas beaucoup qui deviennent sages (Ibid., 32, 9); et les docteurs ont dit: «J’ai vu les gens d’élévation, mais ils sont peu nombreux;» car les obstacles de la perfection sont très nombreux et les préoccupations qui l’empêchent sont multiples, et quand donc peut-on obtenir cette disposition parfaite et ce loisir (nécessaire) pour l’étude, afin que ce que l’individu possède en puissance puisse passer à l’acte?
La TROISIÈME CAUSE est: la longueur des études préparatoires; car l’homme éprouve naturellement un désir de chercher les points les plus élevés, et souvent il s’ennuie des études préparatoires ou il les abandonne. Mais sache bien que, si l’on pouvait arriver à quelque point élevé (de la science) sans les études préparatoires qui doivent précéder, ce ne seraient point là des études préparatoires, mais ce seraient des occupations inutiles et de simples superfluités. Si tu éveillais un homme quelconque, même le plus stupide des hommes, comme on éveille quelqu’un qui dort, en lui disant: Ne désirerais-tu pas connaître à l’instant ces cieux (et savoir) quel en est le nombre, quelle en est la figure et ce qu’ils renferment? Ce que c’est que les anges? Comment a été créé le monde dans son ensemble et quel en est le but conformément à la disposition réciproque de ses parties? Ce que c’est que l’âme et comment elle est arrivée dans le corps? Si l’âme de l’homme est séparable (du corps), et étant séparable, comment, par quel moyen et à quelle fin elle l’est? et d’autres recherches semblables, — cet homme te répondrait sans doute: «Oui,» et il éprouverait un désir naturel de connaître ces choses dans leur réalité; seulement il voudrait apaiser ce désir et arriver à la connaissance de tout cela par un seul mot, ou par deux mots que tu lui dirais. Cependant, si tu lui imposais (l’obligation) d’interrompre ses affaires pendant une semaine, afin de comprendre tout cela, il ne le ferait pas, mais il se contenterait plutôt de fausses imaginations avec lesquelles son âme se tranquillise, et il lui serait désagréable qu’on lui déclarât qu’il existe quelque chose qui a besoin d’une foule de notions préliminaires et de recherches très prolongées.
Quant à toi, tu sais que les sujets en question se lient les uns aux autres. En effet, il n’y a, dans l’être, autre chose que Dieu et toutes ses œuvres; ces dernières sont tout ce que l’être renferme hormis lui (Dieu). Il n’y a aucun moyen de percevoir Dieu autrement que par ses œuvres; ce sont elles qui indiquent son existence et ce qu’il faut croire à son égard, je veux dire ce qu’il faut affirmer ou nier de lui. Il faut donc nécessairement examiner tous les êtres dans leur réalité, afin que de chaque branche (de science) nous puissions tirer des principes vrais et certains pour nous servir dans nos recherches métaphysiques. Combien de principes ne puise-t-on pas, en effet, dans la nature des nombres et dans les propriétés des figures géométriques, (principes) par lequels nous sommes conduits à (connaître) certaines choses que nous devons écarter de la Divinité et dont la négation nous conduit à divers sujets (métaphysiques)! Quant aux choses de l’astronomie et de la physique, il n’y aura, je pense, aucun doute pour toi que ce ne soient des choses nécessaires pour comprendre la relation de l’univers au gouvernement de Dieu, telle qu’elle est en réalité et non conformément aux imaginations. Il y a aussi beaucoup de choses spéculatives, lesquelles, sans fournir des principes pour cette science (métaphysique), exercent pourtant l’esprit, et lui font acquérir l’art de la démonstration et connaître la vérité dans ce qu’elle a d’essentiel, faisant cesser le trouble que la confusion des choses accidentelles avec les choses essentielles fait naître généralement dans les esprits des penseurs, ainsi que les fausses opinions qui en résultent. Ajoutons à cela (l’avantage) de bien concevoir ces autres sujets (dont nous venons de parler), considerés en eux-mêmes, quand même ils ne serviraient pas de base à la science métaphysique. Enfin, elles ne manquent pas d’avoir d’autres avantages pour certaines choses qui font parvenir à cette science. Il faut donc nécessairement que celui qui veut (obtenir) la perfection humaine s’instruise d’abord dans la logique, ensuite graduellement dans les mathématiques, ensuite dans les sciences physiques, et après cela dans la métaphysique.
Nous trouvons beaucoup d’hommes dont l’esprit s’arrête à une partie de ces sciences, et lors même que leur esprit ne se relâche pas, il arrive quelquefois que la mort les surprend quand ils en sont encore aux études préparatoires. Si donc nous ne recevions jamais une opinion par la voie de l’autorité traditionnelle, et que nous ne fussions guidés sous aucun rapport par l’allégorie, mais que nous fussions obligés de nous former (de toute chose) une idée parfaite au moyen de définitions essentielles et en n’admettant que par la démonstration ce qui doit être admis comme vrai, — chose qui n’est possible qu’après ces longues études préparatoires, — il en résulterait que les hommes, en général, mourraient, sans savoir seulement s’il existe un Dieu pour l’univers ou s’il n’en existe pas, et encore bien moins lui attribuerait-on un gouvernement ou écarterait-on de lui une imperfection. Personne n’échapperait jamais à ce malheur, si ce n’est peut-être un seul dans une ville ou (tout au plus) deux dans une famille.
Quant aux quelques uns qui sont les restes que l’Éternel appelle, la perfection, qui est le dernier but, ne leur sera véritablement acquise qu’après les études préparatoires. Salomon déjà a déclaré que les études préparatoires sont absolument nécessaires, et qu’il est impossible de parvenir à la véritable sagesse, si ce n’est après s’être exercé; il a dit: Si le fer est émoussé et qu’il n’ait pas les faces polies, vaincra-t-il des armées? mais il faut encore plus de préparation pour (acquérir) la sagesse (Ecclésiaste, 10, 10); et il a dit encore: Écoute le conseil et reçois l’instruction, afin que tu deviennes sage à ta fin (Prov., 19, 20).
Ce qui encore nécessite l’acquisition des connaissances préparatoires, c’est qu’une foule de doutes se présentent promptement à l’homme pendant l’étude, et qu’il comprend avec une égale promptitude les objections, je veux dire comment on peut réfuter certaines assertions, — car il en est de cela comme de la démolition d’un édifice, — tandis qu’on ne peut bien affermir les assertions ni résoudre les doutes, si ce n’est au moyen de nombreux principes puisés dans ces connaissances préparatoires. Celui donc qui aborde la spéculation sans une étude préparatoire est comme quelqu’un qui, courant à toutes jambes pour arriver à un endroit, tombe, chemin faisant, dans un puits profond d’où il n’a aucun moyen de sortir, de sorte qu’il meurt; s’il s’était abstenu de courir et qu’il fût resté à sa place, il aurait certainement mieux fait.
Salomon, dans les Proverbes, a longuement décrit les manières des paresseux et leur incapacité, et tout cela est une allégorie sur l’incapacité de chercher la science; parlant de celui qui désire arriver aux derniers termes (de la science), et qui, sans s’occuper d’acquérir les connaissances préparatoires qui font parvenir à ces derniers termes, ne fait autre chose que désirer, il s’exprime ainsi: Le désir du paresseux le tue, car ses mains refusent d’agir. Tout le jour il ne fait que désirer; mais le juste donne et n’épargne rien (Prov., 21, 25 et 26). Il veut dire que, si son désir le tue, la cause en est qu’il ne s’occupe pas de faire ce qui pourrait apaiser ce désir; qu’au contraire, il ne fait autre chose que désirer ardemment, et qu’il attache ses espérances à une chose pour l’acquisition de laquelle il n’a pas d’instrument; il aurait donc mieux valu pour lui d’abandonner ce désir. Regarde comme la fin de l’allégorie en explique bien le commencement, en disant: mais le JUSTE donne et n’épargne rien; car juste (ou pieux) ne peut être opposé à paresseux que selon ce que nous avons exposé. Il veut dire, en effet, que le juste parmi les hommes est celui qui donne à chaque chose ce qui lui est dû, c’est-à-dire (qui consacre) tout son temps à l’étude et qui n’en réserve rien pour autre chose; c’est comme s’il avait dit: mais le juste donne ses jours à la science et n’en réserve aucun, expression semblable à celle-ci: Ne donne pas ta force aux femmes (Ib., XXXI, 3).
La plupart des savants, je veux parler de ceux qui ont une réputation de science, sont affligés de cette maladie, je veux dire de celle de chercher les derniers termes (de la science) et d’en disserter, sans s’occuper des études préparatoires. Il y en a dans lesquels l’ignorance et le désir de dominer arrivent au point de leur faire blâmer ces connaissances préparatoires qu’ils sont ou incapables de saisir ou paresseux à étudier, et qui s’efforcent de montrer qu’elles sont nuisibles ou (tout au moins) inutiles; mais, quand on y réfléchit, la vérité est claire et manifeste.
La QUATRIÈME CAUSE est dans les dispositions naturelles; car il a été exposé et même démontré que les vertus morales sont préparatoires pour les vertus rationnelles, et que l’acquisition de véritables (vertus) rationnelles, je veux dire de parfaites notions intelligibles, n’est possible qu’à un homme qui a bien châtié ses mœurs et qui est calme et posé. Il y a beaucoup de gens qui ont, dès l’origine, une disposition de tempérament avec laquelle aucun perfectionnement (moral) n’est possible. Celui, p. ex., qui, de nature, a le cœur extrêmement chaud ne peut s’empêcher d’être violent, quand même il ferait les plus grands efforts sur lui-même; et celui qui a les testicules d’un tempérament chaud et humide et fortement constitués et dont les vaisseaux spermatiques produisent beaucoup de sperme pourra difficilement être chaste, quand même il ferait des efforts extrêmes sur lui même. De même, tu trouves certains hommes pleins de légèreté et d’étourderie et dont les mouvements très agités et sans ordre indiquent une complexion vicieuse et un mauvais tempérament dont on ne peut rendre compte. Dans ceux-là on ne verra jamais de perfection, et s’occuper avec eux de cette matière serait une pure sottise de la part de celui qui le ferait; car cette science, comme tu sais, n’est ni de la médecine, ni de la géométrie, et, par les raisons que nous avons dites, tout le monde n’y est pas préparé. Il faut donc la faire précéder de préparations morales, afin que l’homme parvienne à une rectitude et à une perfection extrêmes; car l’Éternel a en abomination celui qui va de travers, et son secret est avec ceux qui sont droits (Prov., 3, 32). C’est pourquoi on trouve mauvais de l’enseigner aux jeunes gens; et même ceux-ci ne pourront point la recevoir, — ayant le naturel bouillant et l’esprit préoccupé, à cause de la flamme de la jeunesse, — jusqu’à ce que cette flamme qui les trouble soit éteinte, qu’ils aient obtenu le calme et la tranquillité, et que leur cœur devienne humble et soumis par tempérament. C’est alors qu’ils désireront eux-mêmes s’élever à ce (haut) degré qui est la perception de Dieu, je veux dire la science de la métaphysique qui a été désignée par la dénomination de Ma’asé mercabâ, comme dit (l’Écriture): L’Éternel est près de ceux qui ont le cœur brisé (Ps. 34, 19) et ailleurs: Je demeure (dans le lieu) élevé et saint, et avec celui qui est contrit et humble d’esprit, etc. (Isaïe, 57, 15).
C’est pour cette raison que dans le Talmud, au sujet de ces mots: on lui en transmettra les premiers éléments, ils (les docteurs) disent: «On ne transmet, même les premiers éléments, si ce n’est à un président de tribunal, et seulement s’il a le cœur affligé;» et par là on veut désigner l’humilité, la soumission et la grande piété jointes à la science.
Au même endroit il est dit: «On ne transmet les secrets de la Torâ qu’à un homme de conseil, savant penseur et s’exprimant avec intelligence;» et ce sont là des qualités pour lesquelles une disposition naturelle est indispensable. Ne sais-tu pas qu’il y a des gens très faibles pour (donner) un avis, quoique très intelligents, tandis qu’il y a tel autre qui a un avis juste et qui sait bien diriger les affaires politiques? C’est celui-ci qu’on appelle יועץ, homme de conseil; cependant il pourrait ne pas comprendre une chose intelligible, dût-elle même s’approcher des notions premières, et il pourrait même (sous ce rapport) être très stupide et sans aucune ressource: A quoi sert, dans la main du sot, le prix pour acheter la sagesse quand l’intelligence n’y est pas (Prov., 17, 16)? Il y en a tel autre qui est intelligent, d’une pénétration naturelle, et qui maîtrise les sujets les plus obscurs, en s’exprimant avec concision et justesse, — et c’est lui qu’on appelle נכון לחש, s’exprimant avec intelligence, — mais qui n’a pas travaillé et qui n’a pas acquis de sciences. Mais celui qui s’est acquis les sciences en acte est celui qui est appelé חכם חרשים, savant penseur. «Quand il parle, disent les docteurs, tous deviennent comme muets.»
Remarque bien, comme ils ont posé pour condition, en se servant d’un texte sacré, que la personne soit parfaitement versée dans le régime social et dans les sciences spéculatives (et possède) avec cela de la pénétration naturelle, de l’intelligence, et une bonne élocution pour présenter les sujets de manière à les faire entrevoir; et ce n’est qu’alors qu’on lui transmet les secrets de la Torâ.
Au même endroit il est dit: «R. Io’hanan ayant dit à R. Éléazar: Viens que je t’enseigne le Ma’asé mercabâ, ce dernier répondit: אכתי לא קשאי», ce qui veut dire: je ne suis pas encore vieux, et je me trouve encore un naturel bouillant et la légèreté de la jeunesse. Tu vois donc qu’ils ont aussi mis pour condition l’âge, joint à ces vertus (dont nous venons de parler); et comment alors pourrait-on s’engager dans cette matière avec le commun des hommes, les enfants et les femmes?
La CINQUIÈME CAUSE est dans l’occupation que donnent les besoins du corps formant la perfection première, particulièrement lorsqu’il s’y joint l’occupation que donnent la femme et les enfants, et surtout lorsqu’il se joint à cela la recherche des superfluités de la vie, qui, grâce aux usages et aux mauvaises habitudes, deviennent un puissant besoin naturel. En effet, même l’homme parfait, tel que nous l’avons décrit, quand il s’occupe beaucoup de ces choses nécessaires, et à plus forte raison (quand il s’occupe des choses) non nécessaires et qu’il les désire ardemment, ses aspirations spéculatives s’affaiblissent et se submergent, et il ne les recherche plus qu’avec tiédeur et mollesse et avec peu de sollicitude; et alors il ne perçoit même pas ce qu’il a la faculté de percevoir, ou bien il a une perception confuse, mêlée de perception et d’incapacité.
C’est en raison de toutes ces causes que les sujets en question conviennent à un très petit nombre d’hommes d’élite, et non au vulgaire; c’est pourquoi on doit les cacher au commençant et l’empêcher de les aborder, de même qu’on empêche un petit enfant de prendre des aliments grossiers et de soulever des poids.
Chapter 35
Il ne faut pas croire que tout ce que nous avons préliminairement dit, dans les chapitres précédents, sur l’importance du sujet, sur son obscurité, sur la difficulté de le saisir et sur la réserve qu’on doit y mettre envers le vulgaire, s’applique aussi à la négation de la corporéité et à celle des passions. Il n’en est point ainsi; mais, au contraire, de même qu’il faut enseigner aux enfants et publier dans les masses que Dieu [qu’il soit glorifié ! ] est un et qu’il ne faut point adorer d’autre que lui, de même il faut qu’ils apprennent, par tradition, que Dieu n’est point un corps, qu’il n’y a nulle ressemblance, dans aucune chose, entre lui et ses créatures, que son existence ne ressemble pas à la leur, que sa vie ne ressemble pas à celle des créatures douées de vie, ni sa science à celle des créatures douées de science, et que la différence entre lui et elles ne consiste pas seulement dans le plus ou le moins, mais plutôt dans le genre de l’existence. Je veux dire, qu’on doit établir pour tous que notre science et la sienne, ou bien notre puissance et la sienne, ne diffèrent pas par le plus et le moins, ou en ce que l’une est plus forte et l’autre plus faible, ou par d’autres (distinctions) semblables; car le fort et le faible sont nécessairement semblables en espèce, et une seule définition les embrasse tous deux, et de même tout rapport (proportionnel) n’a lieu qu’entre deux choses d’une même espèce, ce qui a été également expliqué dans les sciences physiques. Mais tout ce qui est attribué à Dieu se distingue de nos attributs sous tous les rapports, de sorte que les deux choses ne sauraient être comprises dans une même définition; de même son existence et l’existence de ce qui est hors de lui ne s’appellent, l’une et l’autre, existence, que par homonymie, comme je l’expliquerai.
Et cela doit suffire aux enfants et au vulgaire pour établir dans leur esprit qu’il existe un être parfait qui n’est point un corps, ni une faculté dans un corps, que (cet être) est Dieu, qu’aucune espèce d’imperfection ne peut l’atteindre, et qu’à cause de cela il n’est aucunement sujet à la passivité.
Ce qu’il y a à dire sur les attributs, comment on doit les écarter de lui (Dieu), quel est le sens des attributs qui lui sont appliqués, de même ce qu’il y a à dire sur la manière dont il a créé les choses et sur sa manière de gouverner le monde, comment sa providence s’étend sur ce qui est hors de lui, ce qu’il faut entendre par sa volonté, sa perception, sa science de tout ce qu’il sait, de même ce qu’il faut entendre par la Prophétie et quels en sont les différents degrés, enfin ce qu’il faut entendre par les noms de Dieu, qui, quelque nombreux qu’ils soient, désignent un être unique, — toutes ces choses-là sont des sujets profonds; ce sont là, en réalité, les secrets de la Torâ, et ce sont les mystères dont il est constamment question dans les livres des prophètes et dans les discours des docteurs. Ce sont là les choses dont il ne faut enseigner que les premiers éléments, comme nous l’avons dit, et encore (faut-il que ce soit) à une personne telle que nous l’avons décrite.
Mais, s’agit-il d’écarter la corporéité et d’éloigner de Dieu l’assimilation (aux créatures) et les passions, c’est là une chose sur laquelle il faut s’exprimer clairement, qu’il faut expliquer à chacun selon ce qui lui convient et enseigner, comme tradition; aux enfants, aux femmes, aux hommes simples et à ceux qui manquent de disposition naturelle; de même qu’ils apprennent par tradition que Dieu est un, qu’il est éternel et qu’il ne faut point adorer d’autre que lui. En effet, il n’y a unité que lorsqu’on écarte la corporéité; car le corps n’est point un, mais, au contraire, composé de matière et de forme, qui, par leur définition, font deux, et il est aussi divisible et susceptible d’être partagé. Et si, ayant reçu cet enseignement, s’y étant habitués, y ayant été élevés et y ayant grandi, ils sont troublés au sujet de certains textes des livres prophétiques, on leur en expliquera le sens, on les initiera à la manière de les interpréter, et on appellera leur attention sur les homonymies et les métaphores dont s’occupe ce traité, jusqu’à ce qu’ils soient convaincus de la vérité de la croyance à l’unité de Dieu et à la véracité des livres prophétiques.
Quant à celui dont l’esprit se refuse à comprendre l’interprétation (allégorique) des textes, et à comprendre qu’il puisse y avoir concordance dans le nom, malgré la différence dans le sens, on lui dira: «L’interprétation de ce texte est comprise par les hommes de science; mais pour toi, tu sauras que Dieu n’est point un corps et qu’il est impassible, car la passivité implique changement, tandis que Dieu n’est point sujet au changement, ne ressemble à rien de tout ce qui est hors de lui, et n’a absolument aucune définition de commun avec quoi que ce soit, et (tu sauras aussi) que tel discours de prophète est vrai et qu’on doit l’interpréter allégoriquement.» Là on s’arrêtera avec lui; mais il ne faut laisser s’établir dans personne la croyance à la corporéité ou la croyance à quoi que ce soit qui tient aux corps, pas plus qu’il ne faut laisser s’établir la croyance à la non-existence de Dieu, l’idée d’association, ou le culte d’un autre que lui.
Chapter 36
Je t’expliquerai, lorsque je parlerai des attributs, dans quel sens il a été dit que telle chose plaît à Dieu, ou l’irrite et le met en colère; car c’est dans ce sens-là qu’on dit de certaines personnes que Dieu trouvait plaisir en eux, ou qu’il était en colère, ou qu’il était irrité contre eux. Ce n’est pas là le but de ce chapitre; mais il a pour but ce que je vais dire.
Sache qu’en examinant tout le Pentateuque et tous les livres des prophètes, tu ne trouveras les expressions de colère, d’irritation, de jalousie, que lorsqu’il s’agit particulièrement d’idolâtrie, et tu trouveras qu’on n’appelle ennemi de Dieu ou hostile à lui ou son adversaire que l’idolâtre en particulier. On lit, p. ex.: … et que vous ne serviez d’autres dieux, etc., de sorte que la colère de l’Èternel s’enflamme contre vous (Deutér., 11, 16, 17); De peur que la colère de l’Éternel, ton Dieu, ne s’enflamme (Ibid., 6, 15); Pour l’irriter par l’œuvre de vos mains (Ibid., 31, 29); Ils m’ont rendu jaloux par ce qui n’est pas Dieu, ils m’ont irrité par leurs vanités, etc. (Ibid., 32, 21); Car un Dieu jaloux etc. (Ibid., 6, 15); Pourquoi m’ont-ils irrité par leurs doles (Jérémie, 8, 19); Parce que ses fils et ses filles l’ont irrité (Deutér., 32, 19); Car un feu s’est allumé par ma colère (Ibid., V. 22); L’Éternel se venge de ceux qui lui sont hostiles et garde rancune à ses ennemis (Nahum, 1, 2; Et il paie à ses adversaires (Deutér., 7, 10); Jusqu’à ce qu’il ait expulsé ses ennemis (Nombres, 32, 21); … que l’Éternel, ton Dieu, hait (Deutér., 16, 22); Tout ce qui est en abomination à l’Éternel, (tout ce) qu’il hait (Ibid., 12, 31). Les exemples de cette sorte sont trop nombreux pour être énumérés; mais si tu en suis a trace dans tous les livres (saints), tu les trouveras.
Si les livres prophétiques ont si fortement insisté là-dessus, c’est uniquement parce qu’il s’agit d’une opinion fausse se rattachant à Dieu, je veux dire, de l’idolâtrie. Si quelqu’un croyait que Zéid est debout, au moment où il est assis, sa déviation de la vérité ne serait pas (grave) comme la déviation de celui qui croirait que le feu est au dessous de l’air, ou que l’eau est au dessous de la terre, ou que la terre est plane, et d’autres choses semblables; la déviation de ce dernier ne serait pas comme la déviation de celui qui croirait que le soleil est (tiré de l’élément) du feu, ou que le ciel est un hémisphère, et d’autres choses semblables; la déviation de ce troisième ne serait pas comme la déviation de celui qui croirait que les anges mangent et boivent, et d’autres choses semblables; la déviation de ce quatrième ne serait pas comme la déviation de celui qui croirait qu’il faut adorer quelque autre chose que Dieu. Car à mesure que l’ignorance et la fausse croyance se rapportent à un objet plus grand, je veux dire, à celui qui occupe un rang plus important dans l’Être, elles ont plus de gravité que lorsqu’elles se rapportent à ce qui occupe un rang inférieur. Par fausse croyance, je veux dire: que l’on croit la chose à l’inverse de ce qu’elle est réellement; par ignorance, je veux dire: que l’on ignore ce qu’il est possible de connaître. L’ignorance de celui qui ignorerait la mesure du cône ou la sphéricité du soleil ne serait pas (grave) comme l’ignorance de celui qui ne saurait pas si Dieu existe ou si l’univers n’a pas de Dieu, et la fausse croyance de celui qui croirait que le cône forme la moitié du cylindre ou que le soleil est un disque ne serait pas (grave) comme la fausse croyance de celui qui croirait que Dieu est plus d’un.
Tu sais que tous ceux qui se livrent au culte des idoles ne les adorent pas dans ce sens qu’il n’existe pas de divinité en dehors d’elles; car jamais aucun homme des générations passées ne s’est imaginé, ni aucun homme des générations futures ne s’imaginera que la figure faite par lui de métal, de pierre, ou de bois, ait elle-même créé le ciel et la terre, et que ce soit elle qui les gouverne. Celle-ci, au contraire, n’est adorée que dans ce sens qu’elle est le symbole d’une chose qui est intermédiaire entre nous et Dieu, comme le dit clairement (l’Écriture): Qui ne te craindrait pas, ô Roi des nations? etc. (Jérémie, 10, 7); et ailleurs: Et en tous lieux on présente de l’encens à mon nom, etc. (Malachie, I, 11), faisant allusion à ce qui, selon eux (les païens), est la cause première. Nous avons déjà exposé cela dans notre grand ouvrage, et c’est une chose que personne d’entre nos coreligionnaires ne conteste.
Mais, puisque ces mécréants, tout en croyant l’existence de Dieu, appliquaient leur fausse croyance à quelque chose qui n’est dû qu’à Dieu seul, — je veux dire, au culte et à la vénération (dus à la Divinité), comme il est dit: Et vous adorerez l’Éternel, etc. (Exode, 23, 25), afin que son existence soit bien établie dans la croyance du peuple, — et qu’ils croyaient (pouvoir rendre) ce devoir à ce qui est hors de lui [chose qui contribuait à faire disparaître l’existence de Dieu de la croyance du peuple, celui-ci ne saisissant que les pratiques du culte, sans (en pénétrer) le sens, ni (connaître) la réalité de celui à qui s’adresse ce culte], cela devait nécessairement leur faire mériter la mort, comme il est dit textuellement: Tu ne laisseras vivre aucune âme (Deutér., 20, 16); et on en donne expressément la raison, qui est, de faire cesser cette opinion fausse, afin que les autres n’en soient pas infectés, comme on ajoute: Afin qu’ils ne vous apprennent pas à faire etc. (Ibid., V. 18).
Ceux-là (les idolâtres), on les a appelés ennemis, adversaires, hostiles (à Dieu), et on a dit que celui qui agit ainsi rend (Dieu) jaloux, l’irrite et le met en colère; et quelle donc sera la condition de celui dont l’incrédulité se rapporte à l’essence même de Dieu, et dont la croyance est à l’inverse de ce qu’il (Dieu) est réellement, je veux dire, qui ne croit pas à son existence, ou qui le croit deux, ou qui le croit un corps, ou qui le croit sujet aux passions, ou qui lui attribue une imperfection quelconque? Un tel homme est indubitablement pire que celui qui adore une idole, en la considérant comme un intermédiaire, ou parce que, dans son opinion, elle est bienfaisante ou malfaisante.
Il faut que tu saches qu’en croyant la corporéité ou (en attribuant à Dieu) une des conditions du corps, tu le rends jaloux, tu l’irrites, tu allumes le feu de la colère, tu es adversaire, ennemi, hostile, beaucoup plus encore que celui qui se livre à l’idolâtrie. S’il te venait à l’idée que celui qui croit la corporéité pût être excusé parce qu’il aurait été élevé ainsi, ou à cause de son ignorance et de la faiblesse de son intelligence, tu devrais en penser de même à l’égard de celui qui se livre à l’idolâtrie; car il ne le fait que par ignorance ou par l’éducation: ils maintiennent l’usage de leurs pères. Si tu disais (à l’égard du premier) que le sens littéral de l’Écriture le fait tomber dans ce doute, tu devrais savoir de même que celui qui adore les idoles n’est amené à leur culte que par des imaginations et par des idées fausses. Il n’y a donc pas d’excuse pour celui qui, étant lui-même incapable de méditer, ne suit pas l’autorité des penseurs qui cherchent la vérité; car, certes, je ne déclare pas mécréant celui qui n’écarte pas la corporéité (de Dieu) au moyen de la démonstration, mais je déclare mécréant celui qui ne croit pas qu’elle doive être écartée; d’autant plus qu’on a la version d’Onkelos et celle de Jonathan ben-Uziel, qui font tout pour éloigner l’idée de la corporéité (de Dieu). C’était là le but de ce chapitre.
Chapter 37
Panîm (פנים) est un homonyme, et il l’est principalement sous le rapport métaphorique. C’est d’abord le nom de la face (ou du visage) de tout animal; p. ex.: Et tous les visages (פניס) sont devenus jaunes (Jérémie, 30, 6); Pourquoi votre visage (פניכס) est-il triste (Genèse, 40, 7)? Les exemples en sont nombreux.
Il signifie aussi colère; p. ex.: Et elle n’avait plus son air de colère (פניה) (I Sam., 1, 18); et, selon cette signification, il a été souvent employé pour désigner la colère et l’indignation de Dieu; p. ex.: La colère (פני) de l’Éternel les a divisés (Lament., 4, 16); La colère (פני) de l’Éternel est contre ceux qui font le mal (Ps. 34, 17); Ma colère (פנַי) s’en ira, et je te donnerai le repos (Exode, 33, 14); Et je mettrai ma colère (פנַי) contre cet homme et contre sa famille (Lévit., 20, 5); il y en a de nombreux exemples.
Il signifie aussi la présence d’une personne et le lieu où elle se tient; p. ex.: Il etait établi à la face (על פני) de tous ses frères (Genèse, 25, 18); A la face (על פני) de tout le peuple je serai glorifié (Lévit., 10, 3), où le sens est: en leur présence; .… s’il ne te blasphémera pas à ta face (על פניך) (Job, 1, 11), c’est-à-dire en ta présence, toi étant là. C’est selon cette signification qu’il a été dit: Et l’Éternel parla à Moïse face à face (פנים בפנים) (Exode, 33, 11), ce qui veut dire: en présence l’un de l’autre, sans intermédiaire, comme il est dit ailleurs: Viens, voyons-nous en face (II Rois, 14, 8); et comme on a dit encore: L’Éternel vous parla face à face (Deutér. 5, 4), ce que, dans un autre endroit, on a clairement exprimé ainsi: Vous entendiez un son de paroles, mais vous ne voyiez aucune figure; il n’y avait rien qu’une voix (Ibid., 4, 12); et c’est là ce qu’on a appelé face à face; de même par les mots: Et l’Éternel parla à Moïse face à face, on n’a exprimé que ce qui est dit ailleurs sur la manière dont Dieu lui parlait: Il entendait la voix qui lui parlait (Nombres, 7, 89). Ainsi il est clair pour toi que par face à face on veut indiquer qu’il (Moïse) entendait la voix (divine) sans l’intermédiaire d’un ange. Les mots: Et ma face ne sera pas vue (Exode, 33, 23) renferment encore ce même sens (de présence), c’est-à-dire: la réalité de mon existence telle qu’elle est ne saurait être saisie.
Panîm (פנים) est aussi un adverbe de lieu (signifiant devant), qu’on exprime en arabe par imâm
ou béin yedéi
, et on l’emploie souvent dans ce sens en parlant de Dieu; p. ex.: לפני י״י, devant l’Éternel (Genèse, 18, 22, et passim). C’est dans ce sens aussi que sont pris les mots ופני לא יראו (Et ma face ne sera pas vue) dans l’interprétation d’Onkelos, qui s’exprime: ודקדמי לא יתחזון, et ceux qui sont devant moi ne sauraient être vus, pour indiquer qu’il y a aussi de sublimes créatures que l’homme ne peut percevoir dans leur réalité, et qui sont les intelligences séparées; elles ont été mises en rapport avec Dieu, comme étant constamment devant lui et en sa présence, parce que la Providence s’attache fortement et constamment à elles. Ce qui, selon lui, je veux dire selon Onkelos, peut être perçu en réalité, ce sont les choses qui occupent, dans l’Être, un rang inférieur à celles-là, je veux dire qui ont matière et forme; et c’est à l’égard de ces choses qu’il dit (dans sa paraphrase): ותחזי ית דבתראי Et tu verras ce qui est derrière moi, c’est-à-dire les êtres dont, pour ainsi dire, je m’écarte et que je laisse derrière moi, (ce qui est dit) allégoriquement pour indiquer leur éloignement de l’Être divin. Tu entendras plus tard mon interprétation de la demande de Moïse.
Panîm est aussi un adverbe de temps signifiant avant (autrefois) ou jadis; p. ex.: Autrefois (לפנים) dans Israël, etc. (Ruth, 4, 7); Jadis (לפנים) tu fondas la terre (Ps. 102, 26).
Enfin panîm signifie aussi égard et attention (ou soin); p. ex.: לא תשא פני דל Tu n’auras point égard au pauvre (Lévit., 19, 15); ונשוא פנים Et l’homme respecté (Isaïe, 3, 3); אשר לא ישא פנים Qui n’a point d’égard (Deutér., 10, 17), et beaucoup d’autres passages. Et c’est aussi dans ce sens qu’il a été dit: Que l’Éternel porte sa face (פניו) vers toi et te donne la paix (Nombres, 6, 25), ce qui veut dire que la Providence nous accompagne.
Chapter 38
A’hôr (אחור) est un homonyme qui signifie dos (ou partie de derrière); p. ex.: Le derrière (אחורי) du tabernacle (Exode, 26, 12); Et la lance lui sortit par derrière (מאחריו) (II Sam., 2, 23). C’est aussi un adverbe de temps signifiant après; p. ex.: Et après lui (ואחריו) il ne s’en est point levé comme lui (II Rois, 23, 25); Après (אחר) ces choses (Genèse, 15, 1); et les exemples en sont nombreux.
Il a aussi le sens de suivre, marcher sur les traces d’une personne, en imitant sa conduite; p. ex.: Vous marcherez après (אחרי) l’Éternel, votre Dieu (Deutér., 13, 5); Ils marcheront après (אחרי) l’Éternel (Osée, 11, 10), ce qui a le sens d’obéir à Dieu, de marcher sur les traces de ses actions et d’imiter sa condnite; (de même:) Il a marché après (אחרי) un (vain) commandement (Ibid., 5, 11).— C’est dans ce sens qu’il a été dit: Et tu me verras par derrière (אחורי) (Exode, 33, 23), (ce qui veut dire) tu saisiras ce qui me suit, ce qui s’assimile à moi et ce qui résulte de ma volonté, c’est-à-dire toutes mes créatures, comme je l’expliquerai dans l’un des chapitres de ce traité.
Chapter 39
Leb (לב) est un homonyme qui désigne (primitivement) le cœur, je veux dire le membre dans lequel, pour tout être qui en est doué, réside le principe de la vie; p. ex.: Et il les enfonça dans le cœur (בלב) d’Absalom (II Sam., 18, 14).
Et comme ce membre se trouve au milieu du corps, on a ainsi appelé métaphoriquement le milieu de toute chose; p. ex.: Jusqu’au cœur ou au milieu (לב) du ciel (Deutér., 4, 11); Au milieu (לבת) du feu (Exode, 3, 2).
C’est aussi le nom de la pensée; p. ex.: Mon cœur (לבי) n’a-t-il pas suivi etc. (II Rois, 5, 26)? c’est-à-dire j’étais présent par ma pensée lorsque telle et telle chose s’est passée. Dans le même sens (on a dit): Et vous ne pencherez pas après votre cœur (Nombres, 15, 39), c’est-à-dire vous ne suivrez pas vos pensées; (et ailleurs:) dont le cœur se détourne aujourd’hui (Deutér., 29, 18), (c’est-à-dire) dont la pensée se détourne.
Il signifie encore opinion (ou sentiment); p. ex.: Tout le reste d’Israël était d’un seul cœur (לב) pour établir David roi (I Chron., 12, 38), c’est-à-dire d’un même sentiment; de même: Et les sots meurent faute de cœur (Prov., 10, 21), ce qui veut dire: faute de bon sens. Il en est de même dans ce passage: Mon cœur n’a jamais dévié (Job, 27, 6), ce qui signifie: mon sentiment ne s’est jamais détourné ni écarté de cette chose; car le commencement du verset dit: Je suis resté ferme dans ma piété et je ne l’ai pas abandonnée, (ce qui cadre bien avec ces mots:) et mon cœur n’a jamais dévié. Le sens que je donne ici au mot יחרף, je le trouve également dans שפחה נחרפת לאיש (Lévit., 19, 20), — le mot נחרפת étant analogue au mot arabe
, changée, détournée, — c’est-à-dire «une esclave dont les liens d’esclavage ont été changés en liens de mariage».
Leb (cœur) signifie aussi volonté (ou intention); p. ex.: Et je vous donnerai des pasteurs selon mon cœur (Jérémie, 3, 15); Est-ce que ton cœur est droit comme l’est mon cœur (II Rois, 10, 15)? c’est-à-dire est-ce que ta volonté (ton intention) est dans la droiture comme la mienne? Dans ce sens on l’emploie quelquefois métaphoriquement en parlant de Dieu; p. ex.: Il fera selon ce qui est dans mon cœur et dans mon âme (I Sam., 2, 35), c’est-à-dire il agira selon ma volonté; Et mes yeux et mon cœur y seront toujours (I Rois, 9, 3), c’est-à-dire ma providence et ma volonté.
— Il signifie encore intelligence; p. ex.: L’homme (au cerveau) creux sera doué de cœur (ילבב) (Job, 11, 12), c’est-à-dire deviendra intelligent; de même: Le cœur du sage est tourné à droite (Ecclés., X, 2), c’est-à-dire son intelligence (se tourne) vers les choses parfaites. On en trouve de nombreux exemples. C’est dans cette signification qu’il doit être pris partout où il est métaphoriquement appliqué à Dieu, je veux dire comme désignant l’intelligence, sauf les rares exceptions où il désigne la volonté, conformément à l’ensemble de chaque passage. De même (les expressions) Et tu rappelleras à ton cœur (Deutér., 4, 39), Et il ne rappelle pas à son cœur (Isaïe, 44, 19), et toute autre expression semblable ont toutes le sens de considération intellectuelle, comme il est dit (expressément): Et l’Éternel ne vous a point donné un cœur pour connaître etc. (Deutér., 29, 4), ce qui est semblable à (cette autre expression): On t’a montré à connaître etc. (Ibid., 4, 35).
Quant à ces mots: Et tu aimeras l’Éternel, ton Dieu, de tout ton cœur (Ibid., 6, 5), le sens est, selon moi: de toutes les forces de ton cœur, c’est-à-dire de toutes les facultés du corps; car toutes elles prennent leur origine dans le cœur. On veut dire par là: tu auras pour but, dans toutes tes actions, de percevoir Dieu, ainsi que nous l’avons exposé dans le commentaire sur la Mischnâ et dans le Mischné Torâ.
Chapter 40
Roua’h (רוח) est un homonyme qui désigne d’abord l’air, je veux dire l’un des quatre éléments; p. ex.: Et l’air (רוח) de Dieu planait (Genèse, 1, 2).
C’est ensuite le nom du vent qui souffle; p. ex.: Et le vent (רוח) d’Orient emporta les sauterelles (Exode, 10, 13); Un vent (רוח) d’Occident (Ibid., V. 19); les exemples en sont nombreux.
C’est aussi le nom de l’esprit vital; p. ex.: Un esprit (רוח) qui s’en va et ne revient point (Ps. 78, 39); Qui a en lui un esprit (רוח) de vie (Genèse, 7, 15).
C’est encore le nom de la chose qui reste de l’homme après la mort, et qui n’est pas sujette à périr; p. ex.: Et l’esprit (והרוח) retourne vers Dieu qui l’a donné (Ecclés., XII, 7).
Il désigne encore l’inspiration d’intelligence divine qui émane (de Dieu) sur les prophètes, et par laquelle ils prophétisent [comme nous te l’expliquerons quand nous parlerons du prophétisme selon ce qu’il convient d’en dire dans ce traité]; p. ex.: Et j’ôterai de l’esprit (מן הרוח) qui est sur toi et je le mettrai sur eux (Nombres, 11, 17); Et quand l’esprit (הרוח) reposait sur eux (Ibid., V. 25); L’esprit (רוח) de l’Éternel a parlé par moi (II Sam., 23, 2); il y en a de nombreux exemples.
Enfin ce mot signifie intention et volonté (ou dessein); p. ex.: Le sot émet tout (ce qu’il a dans) son esprit (רוחו) (Prov., 29, 11), c’est-à-dire son intention et son dessein. De même: L’esprit (רוח) de l’Égypte s’évanouira dans elle, et j’anéantirai ce qu’elle projette (Isaïe, 19, 3), ce qui veut dire: ses desseins seront dérangés et l’art de se gouverner lui sera caché; de même: Qui a mesuré l’esprit (את־רוח) de l’Éternel, et où est l’homme qui puisse nous faire connaître ce qu’il projette (Ibid., 40, 13)? ce qui veut dire: «Qui est celui qui connaît l’enchaînement de sa volonté ou qui saisit la manière dont il gouverne l’univers, afin de nous la faire connaître?» sujet que nous exposerons dans quelques chapitres sur le régime (de l’univers).
Toutes les fois que le mot roua’h (רוח) est attribué à Dieu, c’est conformément à la cinquième signification, et quelquefois c’est dans le dernier sens, qui est celui de volonté, comme nous l’avons exposé; il faut donc l’expliquer dans chaque passage selon ce qu’indique l’ensemble du discours.
Chapter 41
Néphesch (נפש) est un homonyme qui désigne d’abord l’âme animale commune à tous les êtres doués de sensibilité; p. ex.: … ayant une âme (נפש) vivante (Genèse, 1, 30). Puis il désigne le sang; p. ex.: Et tu ne mangeras pas l’âme (הנפש) avec la chair (Deutér., 12, 23). Ensuite c’est le nom de l’âme rationnelle, je veux dire de (celle qui constitue) la forme de l’homme; p. ex.: Par le Dieu vivant qui nous a fait cette âme (את־הנפש הזאת) (Jérémie, 38, 16). C’est encore le nom de la chose qui reste de l’homme après la mort; p. ex.: L’âme (נפש) de mon seigneur sera enveloppée dans le faisceau de la vie (I Sam., 25, 29). Enfin ce mot signifie volonté; p. ex.: Pour enchaîner ses princes à son âme (בנפשו) (Ps. 105, 22), c’est-à-dire à sa volonté; de même: Et ne le livre pas à l’âme (בנפש) de ses ennemis (Ps. 41, 3), c’est-à-dire ne le livre pas à leur volonté. Je prends dans le même sens (les mots): S’il est dans votre âme (את־נפשכם) d’enterrer mon mort (Genèse, 23, 8), c’est-à-dire si cela est dans votre intention et dans votre volonté; de même: Quand Moïse et Samuel se tiendraient devant moi, mon âme (נפשי) ne serait pas pour ce peuple (Jérémie, 15, 1), où le sens est: ma volonté ne serait pas pour eux, c’est-à-dire je ne voudrais point les conserver. Toutes les fois que le mot néphesch (נפש) est attribué à Dieu, il a le sens de volonté, comme nous l’avons dit précédemment au sujet des mots: Il fera selon ce qui est dans mon cœur et dans mon âme (I Sam., 2, 35), dont le sens est: dans ma volonté et dans mon intention.
Conformément à cette signification les mots ותקצר נפשו בעמל ישראל (Juges, 10, 16) devront être expliqués ainsi: et sa volonté s’abstint d’affliger Israël. Jonathan ben-Uziel n’a point traduit ce passage; car l’ayant entendu conformément à la première signification (du mot néphesch), il en résultait pour lui une passivité (attribuée à Dieu), et pour cela il s’est abstenu de le traduire. Mais si on prend (le mot néphesch) dans la dernière signification, l’explication (de notre passage) est très claire; car il est dit précédemment que la Providence divine les avait abandonnés, de sorte qu’ils périrent, et qu’ils avaient imploré son secours, mais qu’elle ne les secourut pas. Lors donc qu’ils montrèrent un extrême repentir, se trouvant dans un profond abaissement et sous la domination de l’ennemi, il eut pitié d’eux, et sa volonté s’abstint de faire durer leur affliction et leur abaissement. Il faut bien te pénétrer de cela, car c’est (une explication) remarquable. Le ב dans בעמל ישראל est à la place de מן, de; c’est comme si l’on avait dit מן עמל ישראל. Les grammairiens ont énuméré beaucoup d’exemples pareils, comme: והנותר בבשר ובלחם et ce qui restera DE la chair et DU pain (Lévit., 8, 32); נשאר בשנים ce qui reste DES années (Ibid., 25, 52); בגר ובאזרח הארץ (qu’elle soit du nombre) DES étrangers ou DES indigènes (Exode, 12, 17). Cela se trouve fréquemment.
Chapter 42
’Hay (חי vivant, vivre) se dit de ce qui a la croissance et la sensibilité; p. ex.: Tout ce qui se meut qui est vivant (חי) (Genèse, 9, 3). Il signifie aussi guérir d’une maladie très violente; p. ex.: Quand il fut guéri (ויחי) de sa maladie (Isaïe, 38, 9); (Iis demeurèrent) dans le camp jusqu’à ce qu’ils fussent guéris (עד חיותם) (Josué, 5, 8); de même: de la chair saine (חי) (Lévit., 13, 10).
Pareillement le mot mouth (מות), qui signifie mourir, désigne aussi une maladie violente; p. ex.: Et son cœur mourut (וימת) en lui, et il devint comme une pierre (I Sam., 25, 37), ce qui désigne la violence de la maladie (de Nabal). C’est pourquoi on a dit explicitement du fils de la femme de Sarepta: Et sa maladie devint de plus en plus violente, jusqu’à ce qu’il ne lui restât plus de souffle (de vie) (I Rois, 17, 17); car si on avait simplement dit et il mourut (וימת), on aurait pu penser qu’il s’agissait seulement d’une maladie violente avoisinant la mort, comme celle de Nabal lorsqu’il entendit la nouvelle.
En effet quelqu’un d’Andalousie a dit (au sujet du fils de la femme de Sarepta) qu’il cessa de respirer, de sorte qu’on n’aperçut plus de respiration en lui, comme cela arrive quelquefois dans les cas d’apoplexie et de suffocation hystérique, de telle sorte qu’on ne sait pas si (le malade) est mort ou vivant, doute qui dure quelquefois un ou deux jours.
Ce mot (חי) est aussi employé fréquemment quand il s’agit de l’acquisition de la science; p. ex.: Et elles seront la vie (חיים) pour ton âme (Prov., 3, 22); Car celui qui me trouve a trouvé la vie (Ibid., 9, 35); Car ils sont la vie de ceux qui les trouvent (Ibid., 4, 22), et beaucoup d’autres passages. Conformément à cela, les opinions saines ont été appelées vie, et les opinions corrompues, mort; le Très-Haut a dit: Regarde, j’ai mis aujourd’hui devant toi la vie et le bien, la mort et le mal (Deutér., 30, 15), où l’on explique clairement les deux mots en disant que le bien est la vie, et le mal, la mort. J’interprète de même les mots: Afin que vous viviez etc. (Ibid., 5, 30); et cela conformément à l’explication traditionnelle de ce passage: Afin que tu sois heureux etc. (Ibid., 22, 7). C’est conformément à ce sens métaphorique (du mot חי) si répandu dans la langue (hébraïque) que les docteurs ont dit: «Les hommes pieux, même après leur mort, sont appelés vivants, et les impies, même pendant leur vie, sont appelés morts.» Il faut bien te pénétrer de cela.
Chapter 43
Canaph (כנף) est un homonyme, et il l’est surtout sous le rapport de l’emploi métaphorique. Il désigne primitivement l’aile des volatiles; p. ex.: … de tout oiseau ayant des ailes (כנף) qui vole dans les cieux (Deutér., 4, 17).
Ensuite on l’a employé métaphoriquement pour (désigner) les extrémités et les coins des vêtements; p. ex.: Aux quatre coins (כנפות) de ton vêtement (Ibid., 22, 12).
On l’a encore employé métaphoriquement pour (désigner) les extrémités et les bords de la partie habitée de la terre, éloignés de nos contrées; p. ex.: Pour saisir les extrémités (בכנפות) de la terre (Job, 38, 13); Du bout (מכנף) de la terre nous avons entendu des chants (Isaïe, 24, 16).
Ibn-Djanâ’h dit que (ce mot) se rencontre aussi dans le sens de voiler (cacher, dérober), conformément à l’arabe, où l’on dit canaftou al-schéi
dans le sens de: j’ai caché la chose, et il explique ולא יכנף עוד מוריך (Isaïe, 30, 20): et celui qui t’éclaire ne se dérobera pas à toi et ne se voilera pas, ce qui est une bonne explication. De là vient, selon moi, (cette expression) ולא יגלה כנף אביו (Deutér., 23, 1), c’est-à-dire: il ne soulèvera pas le voile de son père. De même les mots ופרשת כנפך על אמתך (Ruth, 3, 9) doivent être expliqués, selon moi: étends ton voile sur ta servante.
C’est dans ce dernier sens, selon moi, qu’on a appliqué métaphoriquement le mot canaph (כנף) au Créateur, et de même aux anges; car les anges, selon notre opinion, n’ont pas de corps, ainsi que je l’exposerai. Ainsi les mots אשר באת לחםות תחת כנפיו (Ruth, 2, 12) doivent se traduire: sous le voile duquel tu es venue t’abriter. De même, toutes les fois que le mot canaph (כנף) est relatif aux anges, il a le sens de voile. N’as-tu pas remarqué ces mots: Avec deux (ailes) il COUVRAIT sa face et avec deux il COUVRAIT ses pieds (Isaïe, 6, 2)? En effet, la cause de son existence — je veux parler de celle de l’ange — est enveloppée d’obscurité, et c’est là (ce qu’on a appelé) sa face. Et de même les choses dont celui-ci — je veux dire l’ange — est la cause, et qui sont (désignées par) ses pieds [comme nous l’avons expliqué en parlant de l’homonyme réghel], sont obscures aussi; car l’action des Intelligences est obscure, et leur influence ne se manifeste (à nous) que lorsque nous nous sommes livrés à l’étude, et cela pour deux raisons, dont l’une est en elles et l’autre en nous, je veux parler de la faiblesse de notre compréhension et de la difficulté de comprendre l’Intelligence séparée dans sa réalité. Quant à ces mots: et avec deux il volait (ibid.), j’expliquerai dans un chapitre à part pour quelle raison on a attribué aux anges le mouvement de vol.
Chapter 44
’Ain (עין) est un homonyme qui signifie source d’eau; p. ex.: Près de la source (עין) d’eau dans le désert (Genèse, 16, 7), en même temps qu’il est le nom de l’œil, instrument de la vue; p. ex.: OEil (עין) pour œil (Exode, 21, 24). Il signifie aussi soin (ou attention), comme on a dit en parlant de Jérémie: Prendsle et fixe tes yeux (עיניך) sur lui (Jérémie, 39, 12), ce qui veut dire: aie soin de lui. Et c’est conformément à cette métaphore qu’il faut l’entendre partout où il s’applique à Dieu; p. ex.: Mes yeux (עיני) et mon cœur y seront toujours (I Rois, 9, 3), c’est-à-dire ma Providence et mon but, comme nous l’avons dit précédemment; … sur lequel les yeux (עיני) de l’Éternel, ton Dieu, sont fixés continuellement (Deutér., 11, 12), c’est-à-dire sur lequel (veille) sa Providence; Les yeux (עיני) de l’Éternel parcourent etc. (Zacharie, 4, 10), c’est-à-dire, sa Providence embrasse aussi tout ce qui est sur la terre, comme on le dira dans d’autres chapitres qui traiteront de la Providence.
Si l’on joint, en parlant des yeux (de Dieu), le verbe ראה ou חזה, voir, comme, p. ex.: Ouvre tes yeux et vois (II Rois, 19, 16); Ses yeux voient (Ps. 11, 4), on désigne toujours par là une perception intelligible, et non pas une perception sensible; car sentir, c’est toujours être passif, être impressionné, comme tu le sais, tandis que Dieu est actif, et non sujet à la passivité, comme je l’exposerai.
Chapter 45
Schama’ (שמע) est un homonyme qui a le sens d’entendre (ouïr) et aussi celui d’accueillir (écouter, obéir). Pour la signification d’entendre (on peut citer): On ne l’entendra point (לא ישמע) de ta bouche (Exode, 23, 13); Et le bruit fut entendu (נשמע) dans la maison de Pharaon (Genèse, 45, 16), et beaucoup d’autres exemples.
Les exemples sont également nombreux pour l’emploi de schama’ dans le sens d’accueillir ou d’écouter, comme: Mais ils n’écoutèrent point (ולא שמעו) Moïse (Exode, 6, 9); S’ils lui obéissent (ישמעו) et qu’ils l’adorent (Job, 36, 11); Vous écouterions-nous donc (הנשמע) (Néhémie, 13, 27)? … et qui n’obéira point (ולא ישמע) à tes paroles (Josué, 1, 18).
—Il se dit aussi (pour entendre) dans le sens de savoir et de connaître; p. ex.: Une nation dont tu n’entendras pas (לא תשמע) la langue (Deutér., 28, 49), c’est-à-dire dont tu ne sauras pas le langage.
Toutes les fois que le verbe schama’ s’applique à Dieu, et que, selon le sens littéral, il serait pris dans la première signification, il désigne la perception, qui fait partie de la troisième signification; p. ex.: Et l’Éternel entendit (וישמע) (Nombres, 11, 1), Parce qu’il a entendu (בשמעו) vos murmures (Exode, 16, 7), où il s’agit partout d’une perception de science. Mais lorsque, selon le sens littéral, on le prendrait dans la deuxième signification, il signifie que Dieu a ou n’a pas exaucé la prière de celui qui priait; p. ex.: J’écouterai (אשמע) son cri (Ibid., 22, 23); Je l’écouterai (ושמעתי), car je suis miséricordieux (Ibid., V. 27); Incline, ô Éternel, ton oreille et écoute (ושמע) (II Rois, 19, 16); Et l’Éternel n’écouta point (ולא שמע) votre voix et ne vous prêta point l’oreille (Deutér., 1, 45); Quand même vous multiplieriez la prière, je ne l’écouterais point (Isaïe, 1, 15); Car je ne t’écoute point (Jérémie, 7, 16), et beaucoup d’autres exemples.
Tu trouveras encore plus loin, sur ces métaphores et anthropomorphismes, de quoi étancher ta soif et éclaircir tes doutes, et on t’en expliquera toutes les significations, de sorte qu’il n’y restera rien d’obscur sous aucun rapport.
Chapter 46
Nous avons déjà dit, dans un des chapitres de ce traité, qu’il y a une grande différence entre amener quelqu’un à (la simple notion de) l’existence d’une chose, et approfondir son essence et sa substance. En effet, on peut diriger (les esprits) vers l’existence d’une chose, même au moyen de ses accidents ou de ses actions, ou bien même au moyen de rapports très éloignés (qui existeraient) entre cette chose et d’autres.
Si, par exemple, tu voulais faire connaître le souverain d’une contrée à quelque habitant de son pays qui ne le connaîtrait pas, tu pourrais, pour le faire connaître et attirer l’attention sur son existence, t’y prendre de beaucoup de manières. Tu dirais, p. ex.: C’est une personne de haute taille, blanche de couleur et aux cheveux gris, et tu le ferais ainsi connaître par ses accidents. Ou bien tu dirais: C’est celui autour duquel on voit une grande multitude d’hommes à cheval et à pied, qui est environné d’épées nues, au dessus de la tête duquel sont élevés des drapeaux, et devant lequel on fait retentir les trompettes; ou bien: C’est celui qui habite le palais existant dans telle ville de cette contrée; ou bien: C’est celui qui a ordonné d’élever cette muraille ou de construire ce pont; ou enfin (tu le désignerais) par d’autres de ses actions et de ses rapports avec certaines choses. Tu pourrais aussi indiquer son existence par des circonstances moins visibles que celles-là. Quelqu’un, par exemple, te demanderait: Ce pays a-t-il un souverain? et tu répondrais: Oui, sans doute; mais (reprendrait-il) quelle en est la preuve? «Le changeur que voici, répondrais-tu, est, comme tu vois, un homme faible, d’un corps chétif, et a devant lui cette grande quantité de pièces d’or, et cet autre individu corpulent et fort, mais pauvre, se tenant devant lui, lui demande de lui faire l’aumône d’une obole, chose qu’il ne fait pas, le brusquant, au contraire, et le repoussant par ses paroles; mais (le pauvre), si ce n’était la crainte du souverain (qui le retînt), se hâterait de le tuer ou de le pousser en arrière, et prendrait l’argent qu’il a entre les mains: voici donc une preuve que cet état possède un roi.» Tu démontrerais ainsi son existence par le bon ordre qui règne dans l’état, et qui a pour cause la crainte qu’inspire le souverain et l’expectative d’être puni par lui. Dans tout ce que nous venons de citer pour exemple, il n’y a rien qui indique l’essence du souverain et sa véritable substance en tant qu’il est souverain.
C’est là ce qui est arrivé dans tous les livres des prophètes, et aussi dans le Pentateuque, lorsqu’il s’agissait de faire connaître Dieu; car, comme il y avait nécessité de diriger tout le monde vers (la connaissance de) l’existence de Dieu et (de faire comprendre) qu’il possède toutes les perfections, — c’est-à-dire qu’il n’existe pas seulement comme existe la terre et comme existe le ciel, mais qu’il existe comme être vivant ayant la science, la puissance, l’action, et autres choses qu’il faut croire de son existence et qu’on exposera plus loin, — on a amené les esprits par l’idée de la corporéité à (comprendre) qu’il existe, et par l’idée du mouvement à (comprendre) qu’il est vivant. En effet, le vulgaire ne considère que le corps seul comme une chose d’une existence solide, vraie, indubitable: tout ce qui n’est pas lui-même un corps, mais se trouve dans un corps, est (considéré comme) existant, mais d’une existence moindre que celle du corps ayant besoin du corps pour exister; mais ce qui n’est point un corps ni ne se trouve dans un corps n’est pas, selon ce que l’homme conçoit de prime abord et surtout selon l’imagination, une chose qui ait de l’existence. De même, le vulgaire ne se forme de la vie d’autre idée que le mouvement, et tout ce qui ne se meut pas d’un mouvement spontané dans l’espace n’est point vivant (à ses yeux), bien que le mouvement ne soit pas dans la substance de ce qui vit, mais qu’il soit seulement un accident qui lui est inhérent.
De même, la perception qui nous est la plus familière se fait par les sens, notamment par l’ouïe et la vue; nous n’obtenons la science de quelque chose et nous ne pouvons nous figurer la transmission de l’idée, de l’âme d’un individu à celle d’un autre individu, si ce n’est au moyen du langage, c’est-à-dire du son qu’articulent les lèvres et la langue, et les autres organes de la parole. Lors donc qu’on a voulu aussi amener notre esprit à (comprendre que Dieu perçoit et que certaines choses sont communiquées par lui aux prophètes, afin que ceux-ci les communiquent à nous, on nous l’a présenté (d’une part) comme s’il entendait et voyait, — ce qui veut dire qu’il perçoit les choses qui se voient et s’entendent et qu’il les sait, — et on nous l’a présenté (d’autre part) comme s’il parlait, — ce qui veut dire que certaines choses sont communiquées par lui aux prophètes —; et c’est là le sens du prophétisme, chose qui sera exposée avec un soin particulier. Ensuite, comme nous ne comprenons pas que nous puissions produire quelque objet autrement qu’en le faisant par maniement, on a présenté Dieu comme agissant (ou faisant les choses). De même encore, comme le vulgaire ne comprend par ce qui est vivant autre chose que ce qui est doué d’une âme, on a aussi présenté Dieu comme ayant une âme, ce qui [bien que le nom de l’âme (נפש) soit homonyme, comme on l’a exposé] signifie qu’il est vivant.
Or, comme on ne concevrait pas que nous autres nous pussions accomplir toutes ces actions autrement qu’au moyen d’organes corporels, on a métaphoriquement attribué à Dieu tous les organes: ceux par lesquels se fait le mouvement local, c’est-à-dire les pieds et la plante des pieds; ceux par lesquels a lieu l’ouïe, la vue et l’odorat, c’est-à-dire l’oreille, l’œil et le nez; ceux au moyen desquels on parle, ainsi que la matière de la parole, c’est-à-dire la bouche, la langue et la voix; ceux enfin par lesquels chacun de nous opère en travaillant, c’est-à-dire les mains, les doigts, la paume et le bras. Il résulte de tout cela, en résumé, qu’on a métaphoriquement attribué à Dieu [qu’il soit exalté au dessus de toute imperfection!] les organes corporels, afin d’indiquer par là ses actions, et que ces actions elles-mêmes lui ont été métaphoriquement attribuées, afin d’indiquer par là une perfection quelconque qui ne consiste point dans l’action même. Ainsi, par exemple, on lui a attribué l’œil, l’oreille, la main, la bouche et la langue, afin d’indiquer par là la vue, l’ouïe, l’action et la parole. Mais la vue et l’ouïe lui ont été attribuées pour indiquer la perception en général. [C’est pourquoi tu trouveras que la langue hébraïque met la perception d’un sens à la place de la perception d’un autre sens; p. ex.: Voyez la parole de l’Éternel (Jérémie, 2, 31) pour: écoutez, car ce qu’on a voulu dire par là c’est: saisissez le sens de sa parole; de même: Vois l’odeur de mon fils (Genèse, 27, 27) pour: sens l’odeur de mon fils, car il s’agit de la perception de son odeur. C’est conformément à cela qu’il a été dit: Et tout le peuple VOYAIT le tonnerre (Exode, 20, 15), — quoique, d’ailleurs, cette scène fût une vision prophétique, ce qui est une chose connue, proclamée par les traditions nationales.] L’action et la parole lui ont été attribuées pour indiquer une influence quelconque émanant de lui, comme on l’exposera.
Ainsi, tout organe corporel que tu trouves (attribué à Dieu), dans tous les livres prophétiques, est ou un organe de locomotion pour indiquer la vie, ou un organe de sensation pour indiquer la perception, ou un organe de tact pour indiquer l’action, ou un organe de la parole pour indiquer l’influence des Intelligences sur les prophètes, ainsi qu’on l’exposera.
Toutes ces métaphores nous dirigent donc de manière à affermir en nous (cette idée) qu’il existe un être vivant qui fait tout ce qui est hors de lui, et qui perçoit aussi son œuvre. Nous expliquerons, quand nous aborderons la négation des attributs, comment tout cela se réduit à une seule chose, savoir, à la seule essence de Dieu; car le but de ce chapitre n’est autre que d’expliquer le sens de ces organes corporels attribués à Dieu [qu’il soit exalté au dessus de toute imperfection!], et (de montrer) que tous ils ne font qu’indiquer les actions qui leur appartiennent, — actions qui, pour nous, constituent une perfection,— afin de nous faire voir qu’il possède toutes les espèces de perfections, (et cela) conformément à ce qu’on nous a fait remarquer par cette sentence: L’Écriture s’est exprimée selon le langage des hommes.
Pour ce qui est des organes de locomotion attribués à Dieu, on dit, p. ex.: Le marche-pied de mes pieds (Isaïe, 66, 1); Et le lieu des plantes de mes pieds (Hézek., XLIII, 7). Quant aux organes de tact attribués à Dieu (on dit, p. ex.): La main de l’Éternel (Exode, 9, 3 et passim); Du doigt de Dieu (Ibid., 31, 18); L’ouvrage de tes doigts (Ps. 8, 4); Et tu as mis sur moi la paume de ta main (Ibid. 139, 5); Et sur qui se manifestait le bras de l’Éternel (Isaïe, 53, 1); Ta droite, ô Éternel (Exode, 15, 6). On lui a attribué les organes de la parole (en disant): La bouche de l’Éternel a parlé (Isaïe, 1, 20 et passim); … et qu’il ouvrît ses lèvres avec toi (Job, 11, 5); La voix de l’Éternel, avec force (Ps. 29, 4); Et sa langue est comme un feu dévorant (Isaïe, 30, 27). Enfin, on lui a attribué les organes de sensation en disant: Ses yeux voient, ses paupières sondent les fils d’Adam (Ps. 11, 4); Les yeux de l’Éternel parcourent (Zacharie, 4, 10); Incline, ô Éternel, ton oreille et écoute (II Rois, 19, 16); Vous avez allumé un feu dans mon nez (Jérémie, 17, 5). Des membres intérieurs, on ne lui en a attribué que le cœur, parce que le nom (du cœur) est un homonyme qui signifie aussi intelligence, et parce que (le cœur) est le principe de vie de l’être vivant. En effet, par ces expressions: Mes entrailles ont gémi pour lui (Jérémie, 31, 20); Le gémissement de tes entrailles (Isaïe, 63, 15), on a voulu également désigner le cœur; car entrailles est un nom qui s’emploie dans un sens général et dans un sens particulier, désignant en particulier les intestins, et en général tout membre intérieur, et par conséquent aussi le cœur. Ce qui en est la preuve, c’est qu’on a employé l’expression: Et ta Loi est DANS MES ENTRAILLES (Ps. 40, 9) comme équivalent de: dans mon cœur. C’est pourquoi on a dit dans les versets en question: Mes entrailles ont gémi, le gémissement de tes entrailles, car le verbe המה, gémir, se dit plutôt du cœur que des autres membres; p. ex.: Mon cœur gémit (הומה) en moi (Jérémie, 4, 19). De même on ne lui a point attribué l’épaule, parce qu’elle est vulgairement considérée comme instrument de transport, et parce que la chose transportée est en contact avec elle. A plus forte raison ne lui a-t-on point attribué les organes de l’alimentation, parce qu’ils dénotent, au premier coup d’œil, une imperfection manifeste.
En réalité, la condition de tous les organes (corporels) tant extérieurs qu’intérieurs est la même; tous ils sont des instruments pour les diverses actions de l’âme. Les uns servent au besoin de la conservation de l’individu pendant un certain temps, et tels sont tous les membres intérieurs; les autres servent au besoin de la conservation de l’espèce, tels que les organes de la génération; d’autres encore servent à améliorer la condition de l’individu et à accomplir ses actions, et tels sont les mains, les pieds et les yeux, qui tous servent à accomplir le mouvement, le travail et la perception. Quant au mouvement, il est nécessaire à l’animal pour se diriger vers ce qui lui est convenable et fuir ce qui lui est contraire. Les sens lui sont nécessaires pour distinguer ce qui lui est contraire de ce qui lui est convenable. L’homme a besoin des travaux d’art pour préparer ses aliments, ses vêtements et sa demeure; car tout cela est nécessaire à sa nature, je veux dire qu’il a besoin de préparer ce qui lui est convenable. Il y a des arts qu’on trouve aussi chez certains animaux, parce qu’ils ont besoin de tel ou tel art.
— Or, personne ne doute, ce me semble, que Dieu n’ait besoin de rien pour prolonger son existence, ni qu’il n’améliore point sa condition; par conséquent il n’a point d’organe, c’est-à-dire, il n’est point un corps, et ses actions ont lieu uniquement par son essence, et non au moyen d’un organe. Les facultés, on n’en peut douter, font partie des organes, et par conséquent il ne possède point de faculté, je veux dire qu’il n’y a en lui, hors de son essence, aucune chose par laquelle il agisse, il sache ou il veuille; car les attributs sont des facultés, dans lesquelles on n’a fait que changer la dénomination, pas autre chose. Mais ce n’est pas là le but de ce chapitre.
Les docteurs ont énoncé une sentence d’une grande portée, qui repousse toutes les fausses idées que pourraient faire naître tous ces attributs corporels que mentionnent les prophètes (en parlant de Dieu); et cette sentence te montre que la corporification (de Dieu) n’est jamais venue à l’idée des docteurs, et qu’il n’y a chez eux rien qui puisse faire naître l’erreur ou le doute. C’est pourquoi tu trouveras que partout, dans le Talmud et dans les Midraschôth, ils imitent constamment ces expressions des prophètes, sachant bien que c’est là une chose dans laquelle on est à l’abri du doute et où l’on ne craint nullement de se tromper, et que tout y est dit plutôt par manière d’allégorie et pour diriger l’esprit vers un Être (suprême). Or, comme on a constamment employé cette allégorie, où Dieu est comparé à un roi qui ordonne et défend, qui punit et récompense les gens de son pays, et qui a des serviteurs et des employés pour transmettre ses ordres et pour exécuter ce qu’il veut qu’on fasse, eux aussi, je veux dire les docteurs, ont partout persévéré dans cette comparaison, et se sont exprimés conformément à ce qu’exigeait cette allégorie (en attribuant à Dieu l’action) de parler, de répondre, d’inculquer des ordres, et d’autres actions semblables (émanant) des rois; et ils faisaient tout cela avec sécurité, étant sûrs qu’il n’en résulterait ni confusion, ni doute. La sentence d’une grande portée à laquelle nous avons fait allusion est contenue dans ces paroles du Beréschîth rabba: «Les prophètes ont eu une grande hardiesse d’assimiler ensemble la créature et son créateur; p. ex. en disant: Et au dessus de la ressemblance du trône il y avait quelque chose qui ressemblait à l’apparence d’un homme (Ézéch., 1, 26).» Ainsi ils (les docteurs) ont déclaré expressément qu’en général ces figures que percevaient tous les prophètes dans la vision prophétique étaient des figures créées, dont Dieu était le créateur. Et cela est vrai; car toute figure qui est dans l’imagination est créée. Cette expression «ont eu une grande hardiesse (גדול כחן)» est bien remarquable; (les docteurs s’expriment) comme si cette chose leur eût paru très grave.— [En effet, ils s’expriment toujours ainsi pour indiquer ce qu’ils trouvent de grave dans une parole qui a été dite ou dans un acte qui a été fait, et qui a, en apparence, quelque chose d’inconvenant; p. ex. dans le passage suivant: «Le docteur un tel fit accomplir l’acte avec un chausson, en particulier, et pendant la nuit; il a eu une grande hardiesse (רב גובריה), dit un autre docteur, de le faire en particulier.» רב גובריה (en araméen) est la même chose que גדול כחו (en hébreu).] — C’est donc comme s’ils avaient dit: Combien est grave ce que les prophètes ont été induits à faire en indiquant Dieu lui-même par les créations qu’il a produites. Il faut bien te pénétrer de cela; car ils (les docteurs) ont ainsi expressément déclaré qu’ils étaient exempts eux-mêmes de la croyance à la corporéité (de Dieu), et que toute figure et chose circonscrite qui se voyaient dans la vision prophétique étaient des choses créées, mais qu’ils (les prophètes) ont assimilé ensemble la créature et son créateur, comme s’expriment les docteurs. Si pourtant il plaisait à quelqu’un de mal penser d’eux, après ces déclarations, par pure malice et pour détracter des hommes qu’il n’a point vus et dont il n’a connu aucune circonstance, il n’en résulterait pour eux aucun dommage.
Chapter 47
Nous avons déjà dit plusieurs fois que tout ce que le vulgaire s’imagine être une imperfection ou qu’on ne saurait se figurer comme compatible avec Dieu, les livres prophétiques ne l’ont point métaphoriquement attribué à Dieu, bien que cela se trouve dans la même condition que les choses qui lui ont été attribuées: c’est que ces choses qu’on lui a données pour attributs sont réputées, en quelque sorte, des perfections, ou, du moins, on peut se les figurer (comme appartenant à Dieu).
Cela posé, il faut que nous expliquions pourquoi on a métaphoriquement attribué à Dieu l’ouïe, la vue et l’odorat, tandis qu’on ne lui a point attribué le goût ni le toucher, car il se trouve dans la même condition d’élévation à l’égard de tous les cinq sens: tous ils constituent une imperfection à l’égard de la perception, même pour (l’être) qui ne perçoit que par les sens, parce qu’ils sont passivement affectés, impressionnés (par autre chose), interrompus et sujets à la souffrance, comme les autres organes. Quand nous disons que Dieu voit, le sens est qu’il perçoit les choses visibles, et (quand nous disons) qu’il entend, cela veut dire qu’il perçoit les objets de l’ouïe; on pourrait donc de même lui attribuer le goût et le toucher en l’interprétant dans ce sens qu’il perçoit les objets du goût et ceux du tact. En effet, la condition de perception est la même pour tous (les sens), et si l’on écarte de Dieu la perception qui appartient à l’un (des sens), il faut en écarter la perception de tous, je veux dire des cinq sens; mais dès qu’on affirme de lui la perception de l’un d’eux, je veux dire (dès qu’on affirme) qu’il perçoit ce que perçoit l’un des sens, il faut qu’il perçoive les objets de perception de tous les cinq. Cependant nous trouvons que nos livres (saints) disent: l’Éternel vit, l’Éternel entendit, l’Éternel flaira, et qu’ils ne disent pas: l’Éternel goûta ni l’Éternel toucha. La cause en est qu’il est établi dans l’imagination de tous que Dieu ne saurait être en contact avec les corps comme l’est un corps avec un autre, puisque (les hommes) ne peuvent le voir; or, ces deux sens, je veux dire le goût et le tact, ne perçoivent les objets de leur sensation qu’en les touchant, tandis que la vue, l’ouïe et l’odorat perçoivent les objets de leur sensation, lors même que les corps doués des qualités (perceptibles) s’en trouvent éloignés; c’est pourquoi, selon l’imagination du vulgaire, il était permis (de les attribuer à Dieu). Ensuite, en lui attribuant métaphoriquement ces sens, on avait pour objet et pour but d’indiquer qu’il perçoit nos actions; or, l’ouïe et la vue suffisaient pour cela, je veux dire que c’est au moyen de ces sens que l’on perçoit tout ce qu’un autre fait ou dit. C’est ainsi que les docteurs, dans un ensemble d’exhortations, ont dit, sous forme d’admonition et d’avertissement: «Sache ce qui est au dessus de toi, un œil qui voit et une oreille qui entend.»
Tu sauras donc, en examinant (la chose) de près, que tous (les sens) se trouvent dans la même condition, et que, de même qu’on a écarté de Dieu la perception du toucher et du goût, on doit, pour la même raison, en écarter celle de la vue, de l’ouïe et de l’odorat; car toutes elles sont des perceptions corporelles, des passions (πάθη), des conditions muables, si ce n’est que les unes apparaissent comme une imperfection, tandis que les autres passent pour une perfection. De même l’imagination apparaît comme une imperfection, tandis que dans la pensée et dans l’entendement l’imperfection n’est pas manifeste (pour tous); c’est pourquoi on n’a point employé métaphoriquement, en parlant de Dieu, le mot ra’ayôn (רעיון), qui désigne l’imagination, tandis qu’on a employé les mots ma’haschabâ (מחשבה) et tebounâ (תבונה), qui désignent la pensée et l’entendement; p. ex.: Et les pensées (desseins) qu’a méditées (חשב) l’Éternel (Jérémie, 49, 20); Et par son entendement, ou son intelligence (בתבונתו), il a étendu les cieux (Ibid., 10, 12). Il est donc arrivé également pour les perceptions intérieures ce qui est arrivé pour les perceptions sensibles et extérieures, c’est-à-dire que les unes sont métaphoriquement attribuées (à Dieu), tandis que les autres ne le sont pas. Et tout cela conformément au langage des hommes: ce qu’ils (les hommes) croient être une perfection lui a été attribué; mais ce qui est une imperfection manifeste ne lui a point été attribué. Cependant, si l’on approfondit la chose, il n’a aucun attribut essentiel et réel joint à son essence, ainsi qu’on le démontrera.
Chapter 48
Toutes les fois que l’idée d’entendre (ouïr) se trouve attribuée à Dieu, tu trouveras qu’Onkelos, le prosélyte, s’en est écarté et l’a expliquée dans ce sens, que la chose est parvenue jusqu’à Dieu, c’est-à-dire qu’il l’a perçue; et, quand il s’agit d’une prière, il explique (le verbe entendre) dans ce sens: que Dieu accueillit ou n’accueillit pas (la prière). Il s’exprime donc toujours, pour traduire les mots l’Éternel entendit, par שמיע קדם י״י, il fut entendu devant l’Éternel; et, là où il s’agit d’une prière, il traduit, p. ex.: J’entendrai son cri (Exode, 22, 22) par קבלא אקבל, j’accueillerai; c’est ce qu’il fait continuellement dans sa paraphrase, sans s’en départir dans un seul passage. Mais pour ce qui est des passages où la vue est attribuée à Dieu, Onkelos y a montré une versatilité étonnante dont le but et l’intention ne me sont pas clairs; car, dans certains passages, il traduit וירא י״י par וחזא י״י, et l’Éternel vit, et, dans d’autres passages, il traduit ces mots par וגלי קדם י״י, et il fut manifeste devant l’Éternel. Puisqu’il traduit par וחזא י״י, et l’Éternel vit, cela prouve avec évidence que le verbe חזא, voir, dans la langue syriaque, est homonyme, et qu’il désigne aussi bien la perception de l’intelligence que celle des sens; mais, si telle a été son opinion, je voudrais savoir pourquoi il a évité (ce verbe) dans certains passages, en traduisant: et il fut manifeste devant l’Éternel.
Cependant, l’examen des exemplaires que j’ai trouvés du Targoum (d’Onkelos), joint à ce que j’avais entendu dire à l’époque de mes études, m’a fait voir que, toutes les fois qu’il trouvait le verbe ראה (voir) se rapportant à une injustice ou à quelque chose de nuisible et à un acte de violence, il le traduisait par: être manifeste devant l’Éternel. Le verbe חזא (voir), dans cette langue (araméenne), implique indubitablement l’idée de percevoir et d’avouer la chose perçue telle qu’elle a été perçue; c’est pourquoi, quand il (Onkelos) trouvait le verbe voir se rapportant à une injustice, il ne disait pas וחזא י״י, et l’Éternel vit, mais וגלי קדם י״י, et il fut manifeste devant l’Éternel.
J’ai donc trouvé que partout, dans le Pentateuque, où le verbe ראה (voir) est appliqué à Dieu, il le traduit (littéralement) par חזא (voir), excepté dans les passages que je vais citer: Pour Car Dieu a vu (ראה) mon affliction (Genèse, 29, 32) il met: ארי גלי קדם י״י עולבני Car ma honte s’est manifestée devant Dieu; pour Car j’ai vu (ראיתי) tout ce que Lahan te faisait (Ibid., 31, 12): ארי גלי קדמי Car … est manifeste devant moi; et, bien que celui qui parle ici soit un ange, il ne lui a point attribué la perception indiquant l’aveu (ou l’approbation) de la chose, parce qu’il s’agit d’une injustice; pour Et Dieu vit (וירא) les fils d’Israël (Exode, 2, 25) il met: וגלי קדם י״י שעבודא רבני ישראל Et la servitude des fils d’Israël fut manifeste devant Dieu; pour J’ai vu (ראה ראיתי) l’affliction de mon peuple (Ibid., 3, 7): מגלא גלי קדמי ית שעבודא דעמי, La servitude de mon peuple est manifeste devant moi; pour Et j’ai aussi vu (ראיתי) l’oppression (Ibid., V. 9): ואף גלי קדמי דחקא Et aussi est manifeste devant moi l’oppression etc.; pour Et qu’il avait vu (ראה) leur affliction (Ibid., 4, 31): וארי גלי קדמוהי שעבודהון Et que leur servitude était manifeste devant lui; pour J’ai vu (ראיתי) ce peuple (Ibid., 32, 9): גלי קדמי עמא הדין Ce peuple s’est manifesté devant moi, car le sens est: j’ai vu leur rébellion, de même que dans (les mots): Et Dieu vit les fils d’Israël, le sens est: il vit leur affliction; pour L’Éternel vit (וירא) et fut irrité (Deutér., 32, 19): וגלי קדם י״י Et cela fut manifeste devant Dieu etc.; pour Car il voit (יראה) que la force s’en est allée (Ibid., V. 36): ארי גלי קדמוהי Car il est manifeste devant lui, car il s’agit ici également d’une injustice commise envers eux et de la victoire de l’ennemi. Partout ici il a été conséquent, et il a eu égard à (ces mots): Et tu ne saurais regarder l’iniquité (Habacuc, 1, 13); c’est pourquoi, toutes les fois qu’il s’agit de servitude et de rébellion, il traduit par גלי קדמוהי il fut manifeste devant lui, ou par גלי קדמי il fut manifeste devant moi.
Cependant cette bonne et utile interprétation, qui n’est point douteuse, se trouve en défaut dans trois passages que, selon la règle en question, il aurait dû traduire par וגלי קדם י״י et il fut manifeste devant l’Éternel, tandis que nous y trouvons, dans les exemplaires: וחזא י״י et l’Éternel vit. Ce sont les suivants: Et l’Éternel vit que la méchanceté des hommes était grande (Genèse, 6, 5); Et Dieu vit la terre, et voici elle était corrompue (Ibid., V. 12); Et l’Èternel vit que Léa était haïe (Ibid., 29, 31). Il est probable pour moi que c’est une faute qui s’est glissée dans les exemplaires; car nous n’en possédons pas l’autographe d’Onkelos pour que nous disions qu’il avait peut-être une interprétation (particulière) pour ces passages.
Si, d’un autre côté, il a rendu les mots: Dieu verra (choisira) pour lui l’agneau (Ibid., 22, 8) par קדם י״י גלי אמרא Devant Dieu est manifeste l’agneau, c’était afin que ce passage (littéralement traduit) ne donnât pas lieu de croire que (cet agneau) Dieu eût besoin de le chercher pour le mettre en présence, ou bien (c’était) parce qu’il trouvait inconvenant aussi, dans cette langue (araméenne), de mettre en rapport la perception divine avec un individu d’entre les animaux irraisonnables.
Il faut soigneusement rechercher à cet égard la vraie leçon des exemplaires, et si l’on trouve ces passages tels que nous l’avons dit, je ne connais pas son intention à cet égard.
Chapter 49
Les anges non plus n’ont pas de corps; ce sont, au contraire, des Intelligences séparées de toute matière. Cependant, ce sont des êtres produits et c’est Dieu qui les a créés, comme on l’exposera. Dans Beréschit rabba on dit: «Cette expression La flamme du glaive qui tourne (Genèse, 3, 24) correspond à cette autre: Ses serviteurs sont un feu flamboyant (Ps. 104, 4); (on s’exprime:) qui tourne (המתהפכת), parce qu’ils (les anges) se transforment (מתהפכים): tantôt (on les appelle) hommes, tantôt femmes, tantôt vents (ou esprits), tantôt anges.» Par ce passage on a déclaré qu’ils ne sont point matériels, qu’ils n’ont pas de figure stable et corporelle en dehors de l’esprit, et qu’au contraire, tout cela n’existe que dans la vision prophétique et selon l’action de la faculté imaginative, comme nous le dirons en parlant du sens véritable du prophétisme. Si on dit (dans ce passage): «tantôt femmes», c’est que les prophètes voyaient aussi quelquefois les anges sous la figure de femmes, et c’est une allusion à ce passage de Zacharie (chap. 5, V. 9): Et voici deux femmes qui sortaient, et le vent (soufflait) dans leurs ailes, etc.
Tu sais que la perception de ce qui est exempt de matière et entièrement dénué de corporéité est très difficile pour l’homme,— à moins que ce ne soit après un grand exercice, — et particulièrement pour celui qui ne distingue pas entre l’intelligible et l’imaginaire, et qui, la plupart du temps, ne s’appuie que sur la perception de l’imagination, de sorte que, pour lui, toute chose imaginée existe ou peut exister, et ce qui ne peut être saisi par l’imagination n’existe pas et ne peut pas exister. De tels hommes, — et c’est la majorité de ceux qui étudient, — n’ont jamais une idée exacte d’aucun sujet, et aucune chose obscure ne s’éclaircit pour eux.
C’est aussi à cause de la difficulté de cette chose que les livres prophétiques présentent des paroles qui, par leur sens littéral, donneraient à entendre que les anges sont corporels et ont certains mouvements, qu’ils ont une forme humaine, qu’ils reçoivent les ordres de Dieu, les transmettent (aux hommes) et font ce qu’il a en vue, par son ordre; tout cela pour amener l’esprit à (connaître) leur existence et (à savoir) qu’ils sont vivants et parfaits, comme nous l’avons exposé à l’égard de Dieu. Cependant si on s’était borné à les représenter ainsi, leur véritable essence aurait été, dans l’imagination du vulgaire, semblable à l’essence de Dieu; car on a également employé à l’égard de Dieu des paroles dont le sens littéral paraîtrait (indiquer) qu’il est un corps ayant vie et mouvement et d’une forme humaine. C’est donc pour indiquer à l’esprit que le rang de leur existence est au dessous du rang de la divinité, qu’on a mêlé à leur figure quelque chose de la figure d’animaux irraisonnables, afin de faire comprendre que l’existence du Créateur est plus parfaite que la leur, de même que l’homme est plus parfait que l’animal irraisonnable. Mais, en fait de figure d’animal, on ne leur a absolument rien attribué que les ailes; car on ne saurait se figurer le vol sans ailes, de même qu’on ne saurait se figurer la marche sans pieds, et l’existence même desdites facultés, on ne saurait nécessairement se la figurer que dans lesdits sujets. Et si on a choisi le vol (comme attribut des anges) pour indiquer qu’ils sont vivants, c’est parce que c’est là le plus parfait et le plus noble d’entre les mouvements locaux des animaux, et que l’homme y voit une grande perfection, désirant lui-même pouvoir voler, afin de fuir facilement tout ce qui lui est nuisible et d’atteindre promptement ce qui lui est convenable, à quelque distance que ce soit.
C’est donc pour cela qu’on leur a attribué ce mouvement, et encore parce que l’oiseau, dans un très court espace de temps, tantôt se montre et tantôt se dérobe, tantôt s’approche et tantôt s’éloigne; car ce sont là généralement des circonstances qu’il faut admettre pour les anges, comme on l’exposera.
Cette prétendue perfection, je veux dire le mouvement de vol, n’est attribuée à Dieu en aucune manière, parce que c’est un mouvement appartenant à un animal irraisonnable. Il ne faut pas te tromper au sujet de ces mots: Il était monté sur un chérubin et il volait (Ps. 18, 11); car ici c’est le chérubin qui volait. On a voulu dire, par cette allégorie, que la chose en question arrive rapidement; de même qu’on a dit ailleurs: Voici, l’Éternel est monté sur une nuée légère et il va entrer en Égypte (Isaïe, 19, 1), où l’on veut dire que le malheur en question fondra rapidement sur eux.
Il ne faut pas non plus te laisser induire en erreur par les expressions que tu trouves particulièrement dans Ézéchiel, telles que: face de bœuf, face de lion, face d’aigle (Ézéch., 1, 10), plante d’un pied de veau (Ibid., V. 7); car il y a pour tout ceci une autre interprétation que tu entendras plus tard, et d’ailleurs ce n’est là que la description des hayyôth. Ces sujets seront expliqués par des indications qui suffiront pour éveiller l’attention.
Quant au mouvement de vol (attribué aux anges), on le trouve partout dans les textes (sacrés), et (comme nous l’avons dit) on ne peut se le figurer qu’au moyen d’ailes; on leur a donc accordé les ailes pour indiquer une circonstance de leur existence, et non pour désigner leur véritable être.
Il faut savoir que tout ce qui se meut d’un mouvement rapide, on lui attribue l’action de voler pour indiquer la rapidité du mouvement; on a dit, p. ex.: … comme vole l’aigle (Deutér., 28, 49), parce que l’aigle est entre tous les oiseaux celui qui vole et se lance le plus rapidement, de sorte qu’il a passé en proverbe. Il faut savoir aussi que les ailes sont les causes (efficientes) du vol; c’est pourquoi les ailes qui apparaissent (dans les visions prophétiques) sont du même nombre que les causes du mouvement de ce qui se meut. Mais ce n’est pas là le but de ce chapitre.
Chapter 50
Sache, ô lecteur de mon présent traité, que la croyance n’est pas quelque chose qu’on prononce (seulement), mais quelque chose que l’on conçoit dans l’âme, en croyant que la chose est telle qu’on la conçoit. Si donc, lorsqu’il s’agit d’opinions vraies ou réputées telles, tu te contentes de les exprimer en paroles, sans les concevoir ni les croire, et, à plus forte raison, sans y chercher une certitude, c’est là une chose très facile; et c’est ainsi que tu trouves beaucoup d’hommes stupides qui retiennent (dans la mémoire) des croyances dont ils ne conçoivent absolument aucune idée.
Mais si tu es de ceux dont la pensée s’élève pour monter à ce degré élevé, (qui est) le degré de la spéculation, et pour avoir la certitude que Dieu est un, d’une unité réelle, de sorte qu’on ne trouve en lui rien de composé ni rien qui soit virtuellement divisible d’une façon quelconque, il faut que tu saches que Dieu n’a point d’attribut essentiel, sous aucune condition, et que de même qu’on ne peut admettre qu’il soit un corps, de même il est inadmissible qu’il possède un attribut essentiel.
Celui qui croirait qu’il est un, possédant de nombreux attributs, exprimerait bien, par sa parole, qu’il est un, mais, dans sa pensée, il le croirait multiple. Cela ressemblerait à ce que disent les chrétiens: «Il est un, cependant il est trois, et les trois sont un»; car ce serait la même chose si l’on disait: «il est un, mais il possède de nombreux attributs, et lui avec ses attributs font un», tout en écartant la corporéité et en croyant la simplicité absolue (de Dieu), comme si notre but était seulement de chercher comment nous devons nous exprimer, et non pas ce que nous devons croire. Il ne peut y avoir croyance que lorsqu’il y a eu conception; car la croyance consiste à admettre comme vrai ce qui a été conçu (et à croire) que cela est hors de l’esprit tel qu’il a été conçu dans l’esprit. S’il se joint à cette croyance (la conviction) que le contraire de ce qu’on croit est absolument impossible et qu’il n’existe dans l’esprit aucun moyen de réfuter cette croyance, ni de penser que le contraire puisse être possible, c’est là de la certitude.
Si tu te dépouilles des désirs et des habitudes, si tu es intelligent et que tu considères bien ce que je dirai, dans ces chapitres suivants, sur la négation des attributs, tu auras nécessairement de la certitude à cet égard, et alors tu seras de ceux qui conçoivent l’unité de Dieu, et non pas de ceux qui la prononcent seulement de leur bouche, sans en concevoir une idée, et qui appartiennent à cette classe dont il a été dit: Tu es près de leur bouche, mais loin de leur intérieur (Jérémie, 12, 2). Il faut, en effet, que l’homme soit de ceux qui conçoivent la vérité et la comprennent, quand même ils ne la prononceraient pas, comme on l’a ordonné aux hommes vertueux, en leur disant: Dites (pensez) dans votre cœur, sur votre couche, et demeurez silencieux (Ps. 4, 5).
Chapter 51
Il y a, dans l’être, beaucoup de choses claires et manifestes, dont les unes sont des notions premières et des choses sensibles, et les autres quelque chose qui s’approche de celles-ci; de sorte que l’homme, quand même on le laisserait tel qu’il est, n’aurait pas besoin de preuve pour ces choses. Telles sont, par exemple, l’existence du mouvement, celle de la liberté d’agir appartenant à l’homme, l’évidence de la naissance et de la destruction, et les propriétés naturelles des choses, (propriétés) qui frappent les sens, comme la chaleur du feu et la froideur de l’eau; on pourrait citer beaucoup de choses semblables. Mais, lorsqu’il se produisit des opinions extraordinaires, de la part de ceux qui étaient dans l’erreur ou qui avaient en cela un but quelconque, et qui, par ces opinions, se mettaient en opposition avec la nature de l’être, niaient ce qui est perçu par les sens ou voulaient faire croire à l’existence de ce qui n’existe pas, les hommes de la science eurent besoin d’établir l’existence de ces choses manifestes et la non-existence des choses de pure supposition. Ainsi, nous trouvons qu’Aristote établit le mouvement, parce qu’on l’avait nié, et démontre la non-existence des atomes, parce qu’on en avait affirmé l’existence.
De cette même catégorie est (le besoin) d’écarter de Dieu les attributs essentiels;
car c’est une notion première que l’attribut est autre chose que l’essence du sujet qualifié, qu’il est une certaine circonstance de l’essence, et, par conséquent, un accident. Quand l’attribut est l’essence même du sujet qualifié, il n’est autre chose qu’une tautologie, comme, p. ex., si l’on disait: l’homme est un homme; ou bien il est l’explication d’un nom, comme, p. ex., si l’on disait: l’homme est un être vivant (ou animal) raisonnable [car être vivant et raisonnable exprime l’essence de l’homme et sa réalité, et il n’y a pas là une troisième idée outre celles d’être vivant et de raisonnable, qui font l’homme, lequel est qualifié par la vie et la raison, ou, pour mieux dire, cet attribut est l’explication d’un nom et pas autre chose, et c’est comme si l’on disait: que la chose dont le nom est homme est celle qui est composée de vie et de raison].
Il est donc clair que l’attribut est nécessairement de deux choses l’une: ou bien il est l’essence même du sujet, de sorte qu’il est l’explication d’un nom, chose que, sous ce rapport, nous ne repoussons pas à l’égard de Dieu, mais bien sous un autre rapport, comme on l’exposera; ou bien l’attribut est autre chose que le sujet, ou plutôt il ajoute quelque chose au sujet, ce qui aboutirait à faire de l’attribut un accident de ladite essence. Mais en excluant des attributs du Créateur la dénomination d’accident, on n’en exclut pas l’idée; car tout ce qui s’ajoute à l’essence y est accessoire et n’est pas le complément de sa véritable idée, et c’est là précisément le sens de l’accident. Ajoutons à cela que, s’il y avait de nombreux attributs, il s’ensuivrait qu’il y a beaucoup de choses éternelles; mais il n’y a unité qu’à condition d’admettre une essence une et simple, dans laquelle il n’y ait ni composition, ni multiplicité d’idées, mais, au contraire, une idée unique, qu’on trouve une de quelque côté qu’on l’envisage et à quelque point de vue qu’on la considère, qui en aucune façon ni par aucune cause ne saurait être divisée en deux idées, et dans laquelle il n’existe point de multiplicité, ni hors de l’esprit, ni dans l’esprit (du penseur), comme on le démontrera dans ce traité.
Certains penseurs sont allés jusqu’à dire que les attributs de Dieu ne sont ni son essence, ni quelque chose en dehors de son essence; mais c’est comme ce qu’ont dit quelques autres: «Les conditions — c’est ainsi qu’ils désignent les idées générales — ne sont ni existantes, ni non-existantes»; et comme ce qu’ont dit d’autres encore: «La substance simple (l’atome) n’est pas dans un espace, cependant elle occupe une position limitée», et: «L’homme n’a point d’action, mais il a l’acquisition». Ce sont là des assertions qui toutes se disent seulement, qui existent dans les paroles et non dans les esprits, et qui, à plus forte raison, ne peuvent avoir d’existence en dehors de l’esprit. Cependant, comme tu le sais et comme le savent tous ceux qui ne s’abusent pas eux-mêmes, elles sont protégées par une surabondance de paroles et par des images d’un faux lustre, et soutenues par des déclamations, par des invectives et par de nombreux moyens (de discussions) empruntés à la fois à la dialectique et à la sophistique. Mais si, après les avoir énoncées et les avoir soutenues par de tels moyens, on se reporte en soi-même à sa croyance, on ne trouve autre chose que le trouble et l’impuissance (d’esprit), parce qu’on s’efforce de donner de l’existence à ce qui n’existe pas et de créer un terme moyen entre deux opposés entre lesquels il n’y en a point; car y a-t-il un terme moyen entre ce qui existe et ce qui n’existe pas, ou bien y en a-t-il entre l’identité et la non-identité de deux choses ?
Ce qui a poussé à cela, c’est, comme nous l’avons dit, qu’on s’abandonnait aux imaginations et qu’on se figurait toujours que tous les corps existants sont des essences dont chacune a nécessairement des attributs, et que nous ne trouvons jamais une essence d’un corps, existant seule et sans attribut; persistant donc dans cette imagination, on croyait que Dieu, de même, est composé de choses diverses, (savoir) de son essence et des idées ajoutées à l’essence. Quelques uns, poussant plus loin l’anthropomorphisme, le croyaient un corps ayant des attributs, tandis que d’autres, s’élevant au dessus de ce degré infime, ont écarté (de Dieu) le corps et ont laissé subsister les attributs. Ce qui a amené tout cela, c’est qu’on suivait le sens littéral des livres de la révélation, comme je l’exposerai dans des chapitres qui traiteront de ces sujets.
Chapter 52
Toutes les fois qu’un sujet a un attribut affirmatif et qu’on dit qu’il est tel, cet attribut ne peut manquer d’être de l’une des cinq classes suivantes.
I. La PREMIÈRE CLASSE est celle où la chose a pour attribut sa définition, comme, p. ex., lorsqu’on désigne l’homme (en disant) qu’il est un animal raisonnable. Un tel attribut indique l’être véritable d’une chose, et nous avons déjà exposé qu’il est l’explication d’un nom et pas autre chose. Ce genre d’attribut doit, selon tout le monde, être écarté de Dieu, car Dieu n’a pas de causes antérieures qui aient causé son existence, de manière qu’elles puissent servir à le définir. C’est pourquoi il est généralement admis par tous les penseurs qui s’expriment avec précision que Dieu ne saurait être défini.
II. La DEUXIÈME CLASSE est celle où la chose a pour attribut une partie de sa définition, comme, p. ex., lorsqu’on désigne l’homme par la qualité d’animal ou par la raison. Ici il y a l’idée d’inhérence; car, si nous disons: tout homme est raisonnable, cela signifie que dans tout ce qui possède la qualité d’homme se trouve la raison. Ce genre d’attribut doit, selon tout le monde, être écarté de Dieu; car, s’il avait une partie d’une quiddité, sa quiddité serait (une chose) composée. Cette classe des attributs est donc aussi inadmissible à son égard que l’est la précédente.
III. La TROISIÈME CLASSE est celle où la chose a pour attribut quelque chose en dehors de sa réalité et de son essence, de sorte que cela ne fait pas partie de ce qui achève et constitue l’essence, et que, par conséquent, il y forme (seulement) une qualité. Mais la qualité, comme genre supérieur, est un des accidents; si donc Dieu avait un attribut de cette classe, il serait le substratum des accidents, et cela seul suffit pour montrer que ce serait s’éloigner de sa réalité et de son essence que de dire qu’il possède une qualité. Mais on doit s’étonner que ceux qui admettent les attributs écartent pourtant de Dieu l’assimilation (aux créatures) et la qualification; car, lorsqu’ils disent qu’il ne peut être qualifié, cela ne signifie autre chose si ce n’est qu’il ne possède pas de qualité, et pourtant, tout attribut qui est donné à une essence dans un sens affirmatif et essentiel ou bien constitue l’essence, — et alors c’est (l’essence) elle-même, — ou bien est une qualité de cette essence.
Les genres de la qualité sont au nombre de quatre, comme tu le sais; je vais te donner de chacun de ces genres un exemple sous forme d’attribut, afin de te montrer l’impossibilité d’admettre pour Dieu ce genre d’attribut.
Premier exemple: lorsqu’on qualifie l’homme par une de ses capacités spéculatives ou morales, ou par les dispositions qu’il possède comme être animé, comme, p. ex., lorsqu’on dit: un tel, charpentier, ou chaste, ou malade. Il n’y a pas de différence (à cet égard) entre la dénomination de charpentier et celle de savant, ou de sage, qui toutes (désignent) des dispositions dans l’âme, et de même il n’y a pas de différence entre dire chaste et dire miséricordieux; car tout art, toute science et toute qualité morale permanente, est une disposition dans l’âme. Tout cela est clair pour celui qui s’est tant soit peu occupé de la Logique.
Deuxième exemple: lorsqu’on qualifie la chose par une puissance ou une impuissance naturelle qui s’y trouve, comme, p. ex., lorsqu’on dit: le mou et le dur. Il n’y a pas de différence entre dire mou et dur et dire fort et faible; tout cela (désigne) des aptitudes naturelles.
Troisième exemple: lorsqu’on qualifie l’homme par une qualité affective ou par les affections, comme, p. ex., lorsqu’on dit: un tel en colère, ou irrité, ou ayant peur, ou compatissant, sans toutefois que cela désigne une qualité morale permanente. De ce même genre est la qualification par la couleur, le goût, l’odeur, la chaleur, le froid, la sécheresse et l’humidité.
Quatrième exemple: lorsqu’on qualifie la chose par ce qu’elle est sous le rapport de la quantité comme telle, comme, p. ex., lorsqu’on dit: le long, le court, le courbé, le droit, et autres choses semblables.
En considérant tous ces attributs et d’autres semblables, tu les trouveras inadmissibles à l’égard de Dieu: car il n’a pas de quantité, pour qu’il puisse y avoir en lui une qualité telle qu’il y en a dans la quantité comme telle; il n’est pas impressionné ni passivement affecté, pour qu’il puisse y avoir en lui une qualité d’affections; il n’a pas d’aptitudes, pour qu’il puisse y avoir en lui des puissances (facultés) ou quelque chose de semblable; enfin Dieu n’a pas d’âme, pour qu’il puisse avoir une disposition et qu’il y ait en lui des capacités (ἕξεις), telles que la mansuétude, la pudeur et d’autres semblables, ou ce qui appartient à l’être animé comme tel, p. ex.: la santé et la maladie. Il est donc clair que tout attribut qui revient au genre supérieur de la qualité ne peut se trouver en Dieu.
Ainsi il est démontré que ces trois classes d’attributs,— savoir, tout ce qui indique une quiddité, ou une partie d’une quiddité, ou une qualité quelconque qui se trouve dans la quiddité, — sont inadmissibles à l’égard de Dieu; car tous ils indiquent la composition, qui, comme nous le démontrerons, est inadmissible à l’égard de Dieu.
IV. La QUATRIÈME CLASSE des attributs est celle où l’on désigne la chose par son rapport avec autre chose, en la mettant, p. ex., en rapport avec un certain temps, avec un lieu, ou avec un autre individu, comme, p.ex., lorsqu’on désigne Zéid (en disant) qu’il est père d’un tel, ou associé d’un tel, ou habitant de tel endroit, ou celui qui existait dans tel temps. Ce genre d’attributs n’implique ni multiplicité, ni changement dans l’essence du sujet; car ce Zéid en question est (en même temps) associé de ’Amr, père de Becr, maître de Khâlid, ami de (l’autre) Zéid, habitant de telle maison, et celui qui est né dans telle année. Ces idées de rapport ne sont ni son essence, ni, comme les qualités, quelque chose dans son essence, et il paraît au premier abord qu’on pourrait prêter à Dieu ce genre d’attributs; cependant, en vérifiant la chose et en l’examinant avec soin, il sera clair que cela ne se peut pas.
D’abord il est évident que Dieu n’est pas en rapport avec le temps et l’espace: car le temps est un accident qui compète au mouvement, lorsque, dans celui-ci, on envisage l’idée d’antériorité et de postériorité, de sorte qu’il est nombré (par le temps), — comme cela est expliqué dans les endroits particulièrement consacrés à ce sujet —; or, le mouvement étant de ce qui compète aux corps, et Dieu n’étant point un corps, il s’ensuit qu’il n’y a pas de rapport entre lui et le temps. De même il n’y a pas de rapport entre lui et l’espace.
Mais ce qu’il y a lieu de rechercher et d’examiner, c’est (de savoir) s’il y a entre Dieu et une des substances créées par lui un certain rapport véritable, en sorte qu’il puisse lui servir d’attribut. Qu’il ne peut y avoir de relation (proprement dite) entre lui et une des choses créées par lui, cela est évident au premier coup d’œil: car l’une des propriétés des deux relatifs est la réciprocité parfaite; or Dieu est d’une existence nécessaire, et ce qui est en dehors de lui est d’une existence possible, comme nous l’exposerons, et, par conséquent, il ne peut y avoir de relation (entre Dieu et la créature). Mais qu’il y ait entre eux un rapport quelconque, c’est une chose qui a été jugée admissible, bien qu’il n’en soit pas ainsi. En effet, on ne saurait se figurer un rapport entre l’intelligence et la couleur, bien que, selon notre opinion, une même existence les embrasse toutes deux; et comment donc pourrait-on se figurer un rapport entre deux êtres dont l’un n’a absolument rien de commun avec ce qui est en dehors de lui ? — car, selon nous, ce n’est que par simple homonymie que (le mot) exister se dit en même temps de Dieu et de ce qui est en dehors de lui. Il n’y a donc absolument aucun rapport en réalité entre lui (Dieu) et quoi que ce soit d’entre ses créatures: car le rapport nécessairement n’existe toujours qu’entre deux choses qui sont sous une même espèce prochaine, mais, lorsqu’elles sont (seulement) sous un même genre, il n’y a pas de rapport entre elles; c’est pourquoi on ne dit pas: «Ce rouge est plus fort ou plus faible que ce vert, ou lui est égal», quoiqu’ils soient tous deux sous un même genre, qui est la couleur. Que si les deux choses se trouvent sous doux genres, alors il est clair, même pour le simple sens commun, qu’il n’y a pas de rapport entre elles, quand même elles remonteraient à un seul genre (supérieur). Ainsi, p. ex., il n’y a pas de rapport entre cent coudées et la chaleur du poivre; car l’une des deux choses est du genre de la qualité, tandis que l’autre est de celui de la quantité. Mais il n’y a pas non plus de rapport entre la science et la douceur, ni entre la mansuétude et l’amertume, quoique tout cela soit sous le genre supérieur de la qualité. Comment alors pourrait-il y avoir un rapport entre Dieu et une chose d’entre ses créatures, avec la grande distance dans la réalité de l’être, distance (tellement grande) qu’il n’y en a pas de plus tranchée? S’il y avait un rapport entre eux, il s’ensuivrait aussi que l’accident de rapport compète à Dieu; car, s’il est vrai que ce ne serait pas là un accident dans l’essence même de Dieu, c’est toujours, en somme, une sorte d’accident. Il n’y a donc, en réalité, aucun moyen de donner à Dieu un attribut affirmatif, fût-ce même (en le qualifiant) par un rapport. Mais ces attributs (de rapport) sont ceux qu’on doit se montrer plus facile à admettre à l’égard de Dieu; car ils n’impliquent point de multiplicité dans l’Être éternel, et ils n’impliquent pas non plus de changement dans l’essence de Dieu par suite du changement des choses avec lesquelles il est mis en rapport.
V. La CINQUIÈME CLASSE des attributs affirmatifs est celle où la chose a pour attribut son action. Par son action, je ne veux pas dire la capacité artistique qui s’y trouve [comme, p. ex., lorsqu’on dit le charpentier ou le forgeron], car celle-ci appartient à l’espèce de la qualité, comme nous l’avons dit; mais je veux dire par là l’action (en général) que quelqu’un a accomplie, comme, p. ex., lorsqu’on dit: Zéid est celui qui a charpenté cette porte, bâti cette muraille et tissé cette étoffe. Les attributs de cette sorte sont loin de l’essence du sujet; c’est pourquoi il est permis de les attribuer à Dieu, pourvu qu’on sache bien que ces actions diverses n’émanent pas nécessairement de conditions diverses existant dans l’essence de leur auteur, comme on l’exposera. Au contraire, les actions diverses de Dieu se font toutes par son essence même, et non par quelque chose qui y serait joint, ainsi que nous l’avons déclaré.
En résumé donc, on a exposé dans ce chapitre que Dieu est un de tous les côtés, qu’il n’y a en lui point de multiplicité ni rien qui soit joint à l’essence, et que les nombreux attributs de sens divers employés dans les livres (sacrés) pour désigner Dieu indiquent la multiplicité de ses actions, et non pas une multiplicité dans son essence. Quelques uns (sont employés) pour indiquer sa perfection par rapport à ce que nous croyons être une perfection, ainsi que nous l’avons exposé Quant à savoir s’il est possible que l’essence une et simple, dans laquelle il n’y a point de multiplicité, accomplisse des actions variées, c’est ce qui va être exposé par des exemples.
Chapter 53
On a été amené à croire que Dieu a des attributs à peu près de la même manière qu’on a été amené à croire à la corporéité (de Dieu). En effet, celui qui croit à la corporéité n’y a point été amené par une spéculation intellectuelle, mais en suivant le sens littéral des textes des Écritures; et il en est de même à l’égard des attributs: trouvant que les livres des prophètes et ceux du Pentateuque prêtaient à Dieu des attributs, on a pris la chose à la lettre, et on a cru qu’il avait des attributs. On l’a, pour ainsi dire, élevé au dessus de la corporéité, sans l’élever au dessus des circonstances de la corporéité, qui sont les accidents, je veux dire, les dispositions de l’âme, qui toutes sont des qualités. Dans tout attribut qui, dans l’opinion de celui qui croit aux attributs, est essentiel dans Dieu, tu trouveras l’idée de la qualité, quoiqu’ils (les prophètes) ne s’expriment pas clairement à cet égard, assimilant (tout simplement les attributs de Dieu) à ce qui leur est familier des conditions de tout corps doué d’une âme vitale; et de tout cela il a été dit: «L’Écriture s’est exprimée selon le langage des hommes.» Le but de tous (les attributs de Dieu) n’est autre que de lui attribuer la perfection (en général), et non pas cette chose même qui est une perfection pour ce qui d’entre les créatures est doué d’une âme. La plupart sont des attributs (venant) de ses actions diverses;
car la diversité des actions ne suppose pas l’existence d’idées diverses dans l’agent. Je vais te donner à cet égard un exemple pris dans les choses qui existent près de nous, (pour te montrer) que, l’agent étant un, il en résulte pourtant des actions diverses, lors même qu’il n’aurait pas de volonté, et, à plus forte raison, quand il agit avec volonté. Ainsi, p. ex., le feu liquéfie certaines choses, coagule certaines autres, cuit, brûle, blanchit et noircit; et, si quelqu’un donnait au feu les attributs de blanchissant, de noircissant, de brûlant, de cuisant, de coagulant et de liquéfiant, il serait dans le vrai. Or, celui qui ne connaît pas la nature du feu croit qu’il y a en lui six vertus différentes: une vertu par laquelle il noircit, une autre par laquelle il blanchit, une troisième par laquelle il cuit, une quatrième par laquelle il brûle, une cinquième par laquelle il liquéfie, et une sixième par laquelle il coagule, bien que ce soient là toutes des actions opposées les unes aux autres, et que l’idée des unes exclue celle des autres; mais celui qui connaît la nature du feu sait bien que c’est par une seule qualité agissante qu’il produit toutes ces actions, savoir, par la chaleur. Or, si cela a lieu dans ce qui agit par la nature, (il doit en être de même) à plus forte raison, à l’égard de ce qui agit avec volonté, et, à plus forte raison encore, à l’égard de Dieu, qui est élevé au dessus de toute description; et, lorsque nous percevons dans lui des rapports de sens divers, parce que, dans nous, l’idée de la science est une autre que celle de la puissance, et celle de la puissance une autre que celle de la volonté, comment pourrions-nous conclure de là qu’il y ait en lui des choses diverses qui lui soient essentielles, de sorte qu’il y ait en lui quelque chose par quoi il sache, quelque chose par quoi il veuille, et quelque chose par quoi il puisse? Tel est pourtant le sens des attributs qu’on proclame. Quelques uns le prononcent clairement, en énumérant les choses ajoutées à l’essence; d’autres, sans le prononcer clairement, professent évidemment la même opinion, quoiqu’ils ne s’expriment pas à cet égard par des paroles intelligibles, en disant, p. ex., (que Dieu est) puissant par son essence, sachant par son essence, vivant par son essence, voulant par son essence.
Je te citerai encore pour exemple la faculté rationnelle qui existe dans l’homme; car, par cette faculté qui est une, sans multiplicité, l’homme embrasse les sciences et les arts, et par elle à la fois il coud, charpente, tisse, bâtit, sait la géométrie et gouverne l’état. Voilà donc des actions diverses résultant d’une seule faculté simple, dans laquelle il n’y a pas de multiplicité; et ce sont des actions très variées, car il y a un nombre infini de ces arts que produit la faculté rationnelle. Il n’est donc pas inadmissible, à l’égard de Dieu, que ces actions diverses (qu’on lui attribue) émanent d’une seule essence simple, dans laquelle il n’y ait ni multiplicité, ni absolument rien d’accessoire, de sorte que tout attribut qu’on trouve dans les livres divins désigne son action, et non son essence, ou indique une perfection absolue, (et il ne s’ensuit) nullement qu’il y ait là une essence composée de choses diverses — [car il ne suffit pas de ne pas parler expressément de composition, pour que l’essence douée d’attributs n’en implique pas l’idée].
Mais il reste ici quelque chose d’obscure qui a donné lieu à l’erreur, et que je vais t’exposer: c’est que ceux qui admettent les attributs ne les admettent pas (seulement) à cause de la multiplicité des actions; certes, disent-ils, une seule essence peut produire des actions diverses, mais les attributs essentiels de Dieu ne sont pas de (ceux qui viennent de) ses actions, car on ne saurait s’imaginer, (par exemple), que Dieu se soit créé lui-même.
Ils varient ensuite sur ces attributs qu’ils appellent essentiels, je veux dire, sur leur nombre, en suivant chacun quelque texte d’Écriture. Mais je veux rapporter (seulement) ceux que tous admettent de commun accord, prétendant qu’ils sont donnés par la raison, sans avoir besoin de se rattacher à la parole d’un prophète; ce sont quatre attributs, savoir: vivant, puissant, sachant, voulant. Ce sont là, disent-ils, des idées différentes les unes des autres, et des perfections dont pas une seule ne saurait manquer à Dieu, et qui ne sauraient être comptées au nombre de ses actions. Voilà le résumé de leur opinion.
Mais, tu le sais bien, que, dans Dieu, savoir signifie la même chose que vivre; car tout (être) qui se perçoit lui-même est doué de vie et de science, (prises ici) dans un seul et même sens — [bien entendu, si par science nous entendons la perception de soi-même]. L’essence qui perçoit est indubitablement celle-là même qui est perçue; car, selon notre opinion, il (Dieu) n’est point composé de deux choses, c’est-à-dire d’une chose qui perçoit et d’une autre qui ne perçoit pas, comme l’homme, lequel est composé d’une âme qui perçoit et d’un corps qui ne perçoit pas. Si donc par science on entend la perception de soi-même, la vie et la science (dans Dieu) sont une seule et même chose. Mais ceux-là (qui professent les attributs) n’ont pas en vue ce sens (de la science divine); au contraire, ils ont en vue la perception (de Dieu) ayant pour objet ses créatures.
De même, la puissance et la volonté n’existent ni l’une ni l’autre dans le créateur par rapport à son essence; car il n’exerce pas de puissance sur lui-même, et on ne saurait lui attribuer une volonté ayant pour objet lui-même, chose que personne ne saurait se figurer. Ces attributs, au contraire, ils ne les ont admis qu’à l’égard de rapports divers existant entre Dieu et ses créatures, c’est-à-dire qu’il a la puissance de créer ce qu’il crée, la volonté de faire exister ce qui est tel qu’il l’a produit, et la science de ce qu’il a produit. Il est donc clair que ces attributs aussi sont (donnés à Dieu), non à l’égard de son essence, mais à l’égard des choses créées;
c’est pourquoi voici ce que nous disons, nous autres qui professons réellement l’unité: de même que nous n’admettons pas qu’il y ait dans son essence quelque chose d’accessoire par quoi il ait créé les cieux, quelque autre chose par quoi il ait créé les éléments, et, en troisième lieu, quelque chose par quoi il ait créé les Intelligences (séparées), de même nous n’admettons pas qu’il y ait en lui quelque chose d’accessoire par quoi il puisse, quelque autre chose par quoi il veuille, et, en troisème lieu, quelque chose par quoi il ait la science des choses créées par lui; mais son essence est une et simple, et il n’y a en elle rien d’accessoire en aucune manière. C’est cette essence qui a créé tout ce qu’elle a créé, et qui sait (les choses), sans que ce soit par rien d’accessoire; et peu importe que ces attributs divers se rapportent aux actions ou à des rapports divers existant entre lui et les choses faites (par lui), sans parler de ce que nous avons exposé concernant le véritable sens du rapport, car on ne l’a admis que par erreur.
Voilà ce qu’il faut croire à l’égard des attributs mentionnés dans les livres des prophètes; ou bien, on admettra pour quelques uns que ce sont des attributs servant à indiquer une perfection, par assimilation à nos perfections, telles qu’on les entend chez nous, ainsi que nous l’exposerons.
Chapter 54
Sache que le prince des savants, notre maître Moïse [que la paix soit avec lui!], adressa (à Dieu) deux prières, et obtint une réponse à ces deux prières: par l’une, il demanda à Dieu de lui faire connaître sa véritable essence; par l’autre [qui est celle qu’il lui adressa d’abord], de lui faire connaître ses attributs. Dieu lui répondit sur ces deux demandes, en lui promettant de lui faire connaître tous ses attributs, qui sont ses actions, et en lui faisant savoir que son essence ne saurait être perçue dans toute sa réalité; toutefois il éveilla son attention sur un point de vue spéculatif d’où il pourrait percevoir tout ce qu’en dernier lieu il est possible à l’homme de percevoir. Ce qu’il perçut, lui, personne ne l’a perçu ni avant lui ni après lui.
Quant à sa demande de connaître les attributs de Dieu, elle est contenue dans ces mots: Fais-moi donc connaître tes voies, afin que je te connaisse, etc. (Exode, 33, 13). Considère bien ce que ces paroles renferment de remarquable: les mots Fais-moi donc connaître tes voies, afin que je te connaisse, indiquent que l’on connaît Dieu au moyen de ses attributs, car c’est après avoir reconnu les voies (disait Moïse) qu’il le connaîtrait; les mots pour que je trouve grâce devant tes yeux (Ibid.) indiquent que celui-là seul qui connaît Dieu trouve grâce devant ses yeux, et non pas celui qui se borne à jeûner et à prier. En effet, quiconque le connaît est un objet de faveur, approché (de lui), et quiconque l’ignore est un objet de colère, éloigné (de lui); et c’est en raison de la connaissance ou de l’ignorance qu’a lieu la faveur ou la colère, le rapprochement ou l’éloignement. Mais nous sommes sortis du sujet du chapitre; je vais donc y revenir.
Ayant donc demandé à connaître les attributs, en implorant en même temps le pardon pour la nation, et ayant ensuite, après avoir obtenu ce pardon, demandé à percevoir l’essence de Dieu, en disant: Fais-moi donc voir ta gloire (Ibid., V. 18), il lui fut accordé ce qu’il avait demandé d’abord par ces mots: Fais-moi donc connaître tes voies, et il lui fut répondu: Je ferai passer tout mon bien devant ta face (Ibid., V. 19); mais sur la seconde demande il reçut cette réponse: Tu ne pourras pas voir ma face, etc. (Ibid., V. 20). Quant aux mots tout mon bien, ils renferment une allusion à la présentation devant lui (Moïse) de tous les êtres, au sujet desquels il a été dit: Et Dieu vit tout ce qu’il avait fait, et c’était très bien (Genèse, 1, 31); par leur présentation devant lui, je veux dire que (selon la promesse divine) il devait comprendre leur nature, leur liaison les uns avec les autres, et savoir comment Dieu les gouverne dans leur ensemble et dans leurs détails. C’est aussi à cette idée qu’on a fait allusion par ces mots: Dans toute ma maison il est solide (Nombres, 12, 7), c’est־à-dire: il a de tout mon univers une intelligence vraie et solide; car les opinions qui ne sont pas vraies n’ont pas de solidité. Il s’agit donc ici de la perception des actions (de Dieu), qui sont ses attributs au moyen desquels on le connaît; et la preuve que les actions de Dieu étaient la chose dont la perception lui fut promise, c’est qu’on ne lui fit connaître que de simples attributs d’action, tels que: clément, miséricordieux, indulgent, etc. (Exode, 34, 6 et 7). Il est donc clair que les voies dont il demanda la connaissance, et qu’on lui fit connaître, étaient les actions qui émanent de Dieu. Les docteurs les appellent middôth (מדות), et parlent de treize middôth (de Dieu); ce mot, dans leur usage, s’applique aux qualités morales), p. ex.: Il y a quatre MIDDÔTH (qualités, ou manières d’agir) chez ceux qui donnent l’aumône; Il y a quatre MIDDÔTH chez ceux qui fréquentent l’école, et encore fréquemment. On ne veut pas dire ici (en parlant des middôth de Dieu) qu’il possède des qualités morales, mais qu’il produit des actions semblables à celles qui, chez nous, émanent de qualités morales, je veux dire de dispositions de l’âme, non pas que Dieu ait de ces dispositions de l’âme.
Si l’on s’est borné à mentionner ces treize middôth, quoiqu’il (Moïse) perçut tout son bien, je veux dire, toutes ses actions, ce n’est que parce que ce sont là les actions émanant de Dieu pour faire exister les hommes et pour les gouverner; et c’était là le dernier but de sa demande, car il termine en disant: que je te connaisse, afin que je trouve grâce devant tes yeux, et considère que cette nation est ton peuple (Exode, 33, 13), celui que je dois gouverner par des actions imitant celles par lesquelles tu le gouvernes.
Il est donc clair que les derakhîm (voies) et les middôth (qualités) sont la même chose: ce sont les actions qui émanent de Dieu (et se manifestent) dans l’univers.
A mesure donc qu’on percevait une de ses actions, on lui attribuait la qualité dont cette action émane et on lui prêtait le nom dérivé de cette action. En percevant, p. ex., les tendres soins qu’il met à former l’embryon des animaux et à produire, dans lui et dans (l’animal) qui doit l’élever après sa naissance, des forces qui puissent l’empêcher de périr et de se perdre, le préserver du mal et l’aider dans ses fonctions nécessaires, — manière d’agir qui, chez nous, ne proviendrait que d’une passion et d’un sentiment de tendresse qu’on désigne par (le mot) miséricorde, — on a appelé Dieu רחום, miséricordieux, conformément à ce qui a été dit: Comme un père a compassion de ses enfants, etc. (Ps. 103, 13); Et j’aurai pitié d’eux, comme un homme a pitié de son fils (Malachi, III, 17); non pas que Dieu soit passivement affecté et attendri, mais une manière d’agir semblable à celle qui a lieu de la part du père envers son enfant, et qui est le résultat de la tendresse, de la commisération et d’une pure passion, a lieu aussi de la part de Dieu à l’égard de ses favoris, sans que ce soit par une passion ni par (un sentiment qui implique) un changement. De même, puisque chez nous autres, quand nous donnons quelque chose à celui qui n’a pas de droit sur nous, cela s’appelle, dans notre langue, חנינה, grâce, — p. ex., Gratifiez-nous (חנונו) d’elles (Juges, 21, 22); … dont Dieu a gratifié (Genèse, 33, 5); car Dieu m’a gratifié (Ibid., V. 11), et beaucoup d’autres passages, — et que Dieu fait exister et gouverne ceux qu’il n’a point le devoir de faire exister et de gouverner, il a été appelé pour cela חנון, gracieux (clément). De même, nous trouvons, au nombre de ses actions qui se manifestent sur les hommes, de grandes calamités qui fondent sur certains individus pour les anéantir, ou qui enveloppent dans leur destruction des familles, et même une contrée entière, font périr plusieurs générations à la fois et ne laissent ni culture ni progéniture, comme, p. ex., les inondations, les tremblements de terre, les orages destructeurs, l’expédition faite par un peuple contre un autre pour le détruire par le glaive et pour effacer sa trace, et beaucoup d’autres actions semblables, qui, chez nous, ne sont entreprises, par les uns contre les autres, que par suite d’une forte colère, ou d’une grande haine, ou dans le but de se venger; on l’a donc appelé, par rapport à ces actions: jaloux, vengeur, gardant rancune, irascible (Nahum, 1, 2), ce qui veut dire que des actions comme celles qui, chez nous, émanent d’une disposition de l’âme, savoir, de la jalousie, de la vengeance, de la haine, ou de la colère, se manifestent aussi, de la part de Dieu, en raison du démérite de ceux qui sont punis, mais (n’émanent) nullement d’une passion [qu’il soit exalté au dessus de toute imperfection!]. C’est ainsi que toutes les actions (attribuées à Dieu) sont des actions semblables à celles qui, chez les hommes, émanent de passions et de dispositions de l’âme; mais, de la part de Dieu, elles n’émanent nullement de quelque chose d’accessoire à son essence.
Il faut que celui qui gouverne l’état, s’il est prophète, prenne pour modèle ces attributs (divins), et que lesdites actions émanent de lui par (une juste) appréciation et selon ce qui est mérité, mais non par le seul entraînement de la passion. Il ne doit pas lâcher la bride à la colère, ni se laisser dominer par les passions; car toute passion est un mal. Il doit, au contraire, s’en préserver, autant qu’un homme le peut, de manière à être tantôt, à l’égard des uns, clément et gracieux, non par simple attendrissement et commisération, mais selon ce qui est dû; tantôt, à l’égard des autres, vengeur, gardant rancune et irascible, en raison de ce qu’ils ont mérité, et non par simple colère, à tel point qu’il doit ordonner de brûler un individu, sans éprouver contre lui ni indignation, ni colère, ni haine, n’ayant égard, au contraire, qu’à ce qu’il lui paraîtra avoir mérité, et considérant ce que l’accomplissement de cet acte a de souverainement utile pour la grande multitude.
Ne vois-tu pas que, dans les textes de la loi, après avoir ordonné la destruction des sept peuplades et avoir dit: Tu ne laisseras pas vivre une âme (Deutéron., 20, 16), on fait suivre immédiatement ces paroles: Afin qu’ils ne vous apprennent point à faire selon toutes les abominations qu’ils ont faites à leur Dieu et que vous ne péchiez point contre l’Éternel votre Dieu (Ibid., V. 18)? ce qui veut dire: Ne crois pas que ce soit là de la dureté ou un désir de vengeance; c’est, au contraire, un acte qu’exige la raison humaine, savoir, de faire disparaître tous ceux qui se détournent des voies de la vérité, et d’écarter tous les obstacles qui empêchent d’arriver à la perfection, c’est-à-dire à la perception de Dieu.
Malgré tout cela, il faut que les actes de miséricorde, de pardon, de commisération et de bienveillance, émanent de celui qui gouverne l’état, bien plus fréquemment que les actes de punition, les treize middôth étant toutes des qualités de miséricorde, à l’exception d’une seule, savoir: Punissant l’iniquité des pères sur les enfants (Exode, 34, 7); car les mots ונקה לא ינקה (Ibid.) signifient: et il ne déracine (détruit) pas entièrement, (sens dérivé) du mot ונקתה (Isaïe, 3, 26), et elle sera détruite.
Il faut savoir que les mots punissant l’iniquité des pères sur les enfants ne se rapportent qu’au péché d’idolâtrie en particulier, et non pas à d’autres péchés; ce qui le prouve, ce sont ces paroles du décalogue: … sur la troisième et la quatrième génération de ceux qui me haïssent (Exode, 20, 5), car, par celui qui hait (Dieu), on ne désigne que l’idolâtre, (qui est présenté aussi comme objet de la haine de Dieu): Car tout ce qui est en abomination à Dieu (et tout) ce qu’il hait, etc. (Deutéron., 12, 31). On s’est borné à quatre générations, parce que l’homme ne peut voir de sa postérité que tout au plus la quatrième génération. Ainsi, lorsqu’on tue la population d’une ville livrée à l’idolâtrie, on tue le vieillard idolâtre et sa race jusqu’à l’arrière petit-fils, qui est l’enfant de quatrième génération. On a donc, en quelque sorte, indiqué qu’au nombre des commandements de Dieu, qui indubitablement font partie de ses actions, est celui de tuer les descendants des idolâtres, quoique jeunes enfants, pêle-mêle avec leurs pères et leurs grand-pères. Cet ordre, nous le trouvons partout répété dans le Pentateuque, comme, p. ex., il a été ordonné à l’égard de la ville séduite: de la vouer à la destruction, elle et tout ce qui s’y trouve (Deut., XIII, 16); tout cela pour effacer jusqu’à la trace de ce qui produit une si grande perdition, ainsi que nous l’avons exposé.
Nous nous sommes écarté du sujet du chapitre; mais nous devions expliquer pourquoi, en parlant ici des actions de Dieu, on s’est borné à celles-là. C’est qu’elles sont nécessaires pour gouverner les états; car la suprême vertu de l’homme est de se rendre semblable à Dieu autant qu’il le peut, c’est-à-dire que nous devons rendre semblables nos actions aux siennes, comme l’ont exposé (les docteurs), en commentant les mots soyez saints, etc. (Lévit., 19, 2): «De même, disent-ils, qu’il est, lui, gracieux, toi aussi tu dois être gracieux; de même qu’il est, lui, miséricordieux, toi aussi tu dois être miséricordieux.
Notre but, en somme, est (de montrer) que les attributs qu’on lui prête sont des attributs (dérivés) de ses actions, et (ne veulent dire) nullement qu’il possède une qualité.
Chapter 55
Nous avons déjà dit, dans plusieurs endroits de ce traité, que tout ce qui implique corporéité, il faut nécessairement l’écarter de Dieu. Et de même il faut écarter de lui toute passion; car toutes les passions impliquent le changement, et l’agent de ces passions est indubitablement autre chose que ce qui est passivement affecté. Or, si Dieu était, d’une manière quelconque, passivement affecté, il y aurait quelque autre chose que lui qui agirait sur lui et qui le changerait. De même, il faut nécessairement écarter de lui toute privation et (ne pas admettre) qu’une perfection quelconque puisse tantôt lui manquer, tantôt exister (en lui); car si l’on admettait cela, il serait parfait (seulement) en puissance, mais toute puissance est nécessairement accompagnée d’une privation, et tout ce qui passe de la puissance à l’acte a absolument besoin de quelque autre chose existant en acte, qui l’y fasse passer. C’est pourquoi il faut que toutes ses perfections existent en acte et qu’il n’ait absolument rien en puissance. Ce qu’en outre il faut nécessairement écarter de lui, c’est la ressemblance avec quoi que ce soit d’entre les êtres; c’est là une chose que tout le monde sait, et déjà dans les livres des prophètes on a expressément écarté l’assimilation, en disant: Et à qui me ferez-vous ressembler, et (à qui) serai-je égal! (Isaïe, 40, 25.) Et à qui ferez-vous ressembler Dieu, et quelle ressemblance lui attribuerez-vous? (Ibid., V. 18.) Il n’ y en a pas comme toi, ô Éternel! (Jérémie, 10, 6.) — Il y en a de nombreux exemples.
En somme donc, toute chose qui aboutit à l’une de ces quatre espèces, il faut nécessairement l’écarter de lui au moyen d’une démonstration claire; savoir, tout ce qui aboutit à la corporéité, ou ce qui aboutit à une passion et à un changement, ou ce qui aboutit à une privation, comme, p. ex., (d’admettre) qu’une chose pourrait ne pas exister dans lui en acte et ensuite être en acte, ou enfin ce qui aboutit à l’assimiler à une chose d’entre ses créatures Ces choses sont du nombre de celles où la science physique est utile pour la connaissance de Dieu; car, quiconque ne possède pas ces sciences (physiques) ne sait pas ce qu’il y a de défectueux dans les passions, ne comprend pas ce qu’on entend par être en puissance et être en acte et ignore que la privation est inhérente à tout ce qui est en puissance, que ce qui est en puissance est plus imparfait que ce qui se meut pour que cette puissanee passe à l’acte, et que ce qui se meut est également imparfait en comparaison de la chose en vue de laquelle il se meut afin d’arriver à l’acte. Mais, si quelqu’un sait ces choses sans en savoir aussi les démonstrations, il ne sait pas les particularités qui résultent nécessairement de ces propositions générales; c’est pourquoi il n’a pas de démonstration pour l’existence de Dieu, ni pour la nécessité d’écarter de lui ces (quatre) espèces (de choses).
Après avoir fait ces observations préliminaires, j’aborde un autre chapitre, où je montrerai la fausseté de ce que croient ceux qui admettent dans lui (Dieu) les attributs essentiels. Mais cela ne peut être compris que par celui qui a d’abord acquis la connaissance de la logique et de la nature de l’être.
Chapter 56
Sache que la similitude est un certain rapport entre deux choses; et toutes les fois qu’entre deux choses on ne peut point admettre de rapport, on ne peut pas non plus se figurer une similitude entre elles. De même, toutes les fois qu’il n’y a pas de similitude entre deux choses, il n’y a pas non plus de rapport entre elles. Ainsi, p. ex., on ne dit pas: «Telle chaleur est semblable à telle couleur», ni: «tel son est semblable à telle douceur»; et c’est là une chose claire en elle-même. Or, comme le rapport entre nous et Dieu, je veux’dire, entre lui et ce qui est en dehors de lui, est (une chose) inadmissible, il s’ensuit que la similitude est également inadmissible. Il faut savoir que, toutes les fois que deux choses sont sous une même espèce, je veux dire, que leur quiddité est une, et qu’elles diffèrent seulement par la grandeur et la petitesse, ou par la force et la faiblesse, ou par d’autres choses de ce genre, elles sont nécessairement semblables entre elles, quoiqu’elles diffèrent par ledit genre de différence. Ainsi, p. ex., le grain de moutarde et la sphère des étoiles fixes sont semblables pour avoir les trois dimensions; et, quoique cette dernière soit extrêmement grande et l’autre extrêmement petit, l’idée de l’existence des dimensions est la même dans les deux. De même, la cire qui fond au soleil et l’élément du feu sont semblables pour avoir de la chaleur; et, quoique la chaleur de ce dernier soit extrêmement forte et celle de l’autre extrêmement faible, l’idée de la manifestation de cette qualité est pourtant la même dans les deux.
Ainsi donc, ceux qui croient qu’il y a des attributs essentiels qui s’appliquent au Créateur, savoir, qu’il a l’existence, la vie, la puissance, la science, et la volonté, devraient comprendre que ces choses ne sauraient être attribuées, dans le même sens, à lui et à nous, avec la seule différence que ces attributs (de Dieu) seraient plus grands, ou plus parfaits, ou plus durables, ou plus stables que les nôtres, de manière que son existence serait plus stable que la nôtre, sa vie plus durable que la nôtre, sa puissance plus grande que la nôtre, sa science plus parfaite que la nôtre, et sa volonté plus étendue que la nôtre, et qu’une même définition embrasserait les deux choses, comme le prétendent (en effet) ceux-là. Il n’en est nullement ainsi: car le comparatif s’emploie seulement (lorsqu’on fait une comparaison) entre les choses auxquelles l’adjectif en question s’applique comme nom commun, et, cela étant ainsi, il faut qu’il y ait similitude (entre ces choses); mais, selon l’opinion de ceux qui croient qu’il y a des attributs essentiels, il faudrait admettre que, de même que l’essence de Dieu ne saurait ressembler aux (autres) essences, de même les attributs essentiels qu’ils lui supposent ne ressemblent pas aux attributs (des autres êtres), et que (par conséquent) la même définition ne peut s’appliquer aux uns et aux autres. Cependant ils ne font pas ainsi, croyant, au contraire, qu’une même définition les embrasse les uns et les autres, quoiqu’il n’y ait pas de similitude entre eux.
Il est dono clair, pour celui qui comprend le sens de la similitude, que, si l’on applique en même temps à Dieu et à tout ce qui est en dehors de lui le mot existant, ce n’est que par simple homonymie; et de même, si la science, la puissance, la volonté et la vie sont attribuées en même temps à Dieu et à tout ce qui est doué de science, de puissance, de volonté et de vie, ce n’est que par simple homonymie, de manière qu’il n’y a aucune ressemblance de sens entre les deux (sortes d’attributs).
Il ne faut pas croire qu’on les emploie par amphibologie; car les noms qui se disent par amphibologie sont ceux qui s’appliquent à deux choses entre lesquelles il y a ressemblance dans un sens quelconque. Ce sens est un accident dans elles et ne constitue point l’essence de chacune d’elles; mais ces choses attribuées à Dieu ne sauraient être des accidents, selon aucun des penseurs, tandis que les attributs qui nous appartiennent à nous, sont tous des accidents, selon l’opinion de motécallemîn. Je voudrais donc savoir d’où viendrait la similitude, pour qu’une seule définition pût embrasser les deux (sortes d’attributs) et qu’on pût les désigner par un nom commun, comme ils le prétendent!—Ainsi, il est démontré d’une manière décisive qu’entre ces attributs qu’on prête à Dieu et ceux qu’on nous connaît à nous il n’y a absolument aucune espèce de communauté de sens, et que la communauté n’existe que dans le nom, et pas autrement.
Cela étant ainsi, il ne faut pas que tu admettes des idées ajoutées à l’essence (divine) et semblables à ces attributs qui s’ajoutent à notre essence, parce qu’il y a entre les deux (sortes d’attributs) communauté de nom. Ce sujet est d’une grande importance chez ceux qui connaissent (la matière); il faut donc t’en pénétrer et t’en rendre compte le mieux possible, pour qu’il serve de préparation à ce qu’on veut te faire comprendre.
Chapter 57
SUR LES ATTRIBUTS.
PLUS PROFOND QUE CE QUI PRÉCÈDE.
On sait que l’existence est un accident survenu à ce qui existe; c’est pourquoi elle est quelque chose d’accessoire à la quiddité de ce qui existe. Ceci est une chose évidente et nécessaire dans tout ce dont l’existence a une cause; car son existence est une chose ajoutée à sa quiddité. Mais quant à ce dont l’existence n’a pas de cause, et c’est Dieu seul, le Très-Haut, [car c’est là ce qu’on veut dire en disant que Dieu est d’une existence nécessaire,] son existence est sa véritable essence; son essence est son existence, et elle n’est point une essence à laquelle il soit arrivé d’exister, de sorte que son existence y soit quelque chose d’accessoire; car il est toujours d’une existence nécessaire, et (son existence) n’est pas quelque chose de nouveau en lui ni un accident qui lui soit survenu. Ainsi donc, il existe, mais non par l’existence, et de même, il vit, mais non par la vie, il peut, mais non par la puissance, et il sait, mais non par la science; le tout, au contraire, revient à une seule idée, dans laquelle il n’y a pas de multiplicité, comme on l’exposera.
Ce qu’il faut savoir également, c’est que l’unité et la multiplicité sont des accidents survenus à ce qui existe, en tant qu’il est multiple ou un, chose qui a été expliquée dans la Métaphysique. Et, de même que le nombre n’est pas les choses mêmes qui sont nombrées, de même l’unité n’est pas la chose même qui est une; car ce sont tous (deux) des accidents du genre de la quantité discrète, qui atteignent les êtres aptes à recevoir de semblables accidents.
Pour ce qui est de l’être nécessaire (Dieu), réellement simple et absolument exempt de composition, de même qu’on ne saurait lui attribuer l’accident de la multiplicité, de même il serait faux de lui attribuer l’accident de l’unité; je veux dire que l’unité n’est point une chose ajoutée à son essence, mais qu’il est un, non par l’unité.
Ces sujets subtils, qui presque échappent aux esprits, ne sauraient être exprimés par le langage habituel, qui est une des grandes causes de l’erreur; car, dans toute langue, nous sommes (à cet égard) extrêmement à l’étroit pour l’expression, de sorte que tel sujet, nous ne saurions nous le représenter (par des mots) qu’en nous mettant à l’aise pour l’expression. Lors donc que nous désirons indiquer que Dieu n’est pas multiple, cela ne peut se dire que par (le mot) un, quoique l’un et le multiple fassent partie (tous deux) de la quantité; c’est pourquoi, résumant l’idée, nous amenons l’esprit à (comprendre) la réalité de la chose, en disant: un, non par l’unité.
C’est ainsi que nous disons Éternel pour indiquer que Dieu n’est pas quelque chose qui soit né. Mais dire Éternel, c’est évidemment nous mettre à l’aise (pour l’expression); car le mot éternel désigne quelque chose qui est en rapport avec le temps, lequel est un accident du mouvement qui compète au corps. En outre, ce mot exprime une relation; car on dit éternel à l’égard du temps comme on dit long et court à l’égard de la ligne. Tout ce que ne touche pas l’accident du temps ne peut être dit, en réalité, ni éternel, ni né (ou créé), pas plus que la douceur ne peut être dite courbée ou droite, ni le son, salé ou insipide.
Ces choses ne sont pas obscures pour celui qui s’est exercé à comprendre les sujets dans leur réalité, et qui les examine de manière que l’intelligence les saisisse dans leur abstraction, et non pas selon le sens collectif qu’indiquent les mots. Toutes les fois donc que, dans les livres (sacrés), tu trouves qu’on donne à Dieu les attributs de premier et dernier, il en est comme quand on lui attribue l’œil et l’oreille; on veut dire par là que Dieu n’est pas sujet au changement, et qu’il ne lui survient absolument rien de nouveau, mais non pas que Dieu tombe sous le temps, de sorte qu’il y ait une analogie quelconque entre lui et d’autres choses qui sont dans le temps, et qu’il soit ainsi premier et dernier. Tous ces mots ne sont (employés) que selon le langage des hommes;
de même, quand nous disons (qu’il est) un, le sens est qu’il n’y a rien de semblable à lui, mais non pas que l’idée d’unité s’ajoute à son essence.
Chapter 58
PLUS PROFOND QUE CE QUI PRÉCÈDE.
Sache que les vrais attributs de Dieu sont ceux où l’attribution se fait au moyen de négations, ce qui ne nécessite aucune expression impropre, ni ne donne lieu, en aucune façon, à attribuer à Dieu une imperfection quelconque; mais l’attribution énoncée affirmativement renferme l’idée d’association et d’imperfection, ainsi que nous l’avons exposé.
Il faut que je t’explique d’abord comment les négations sont, d’une certaine façon, des attributs, et en quoi elles se distinguent des attributs affirmatifs; ensuite je t’expliquerai comment nous n’avons pas de moyen de donner à Dieu un attribut, si ce n’est par des négations, pas autrement.
Je dis donc: l’attribut n’est pas seulement ce qui particularise le sujet de telle manière qu’il ne partage pas cet attribut avec autre chose, mais l’attribut est aussi parfois attribut d’un sujet, quand même celui-ci le partagerait avec autre chose et qu’il n’en résulterait pas de particularisation. Si, par exemple, voyant un homme de loin, tu demandes quel est l’objet vu, et qu’on te réponde (que c’est) un animal, c’est là indubitablement un attribut de l’objet vu; car, bien qu’il ne le distingue pas particulièrement de toute autre chose, il en résulte pourtant une certaine particularisation, dans ce sens que l’objet vu est un corps qui n’appartient ni à l’espèce des plantes, ni à celle des minéraux. De même encore: si, un homme se trouvant dans telle maison, tu sais qu’il s’y trouve un certain corps, sans savoir ce que c’est, et que, ayant demandé ce qu’il y a dans cette maison, quelqu’un te réponde qu’il ne s’y trouve ni minéralni corps végétal, il résulte (de cette réponse) une certaine particularisation, et tu sais qu’il s’y trouve un animal, bien que tu ne saches pas quel animal c’est. De ce côté donc les attributs négatifs ont quelque chose de commun avec les attributs affirmatifs; car ils produisent nécessairement une certaine particularisation, quoique celle-ci se borne à écarter, par la négation, tout ce que nous ne croyions pas d’abord devoir être nié. Mais voici le côté par lequel les attributs négatifs se distinguent des attributs affirmatifs: c’est que les attributs affirmatifs, lors même qu’ils ne particularisent pas (le sujet), indiquent toujours une partie de la chose qu’on désire connaître, soit une partie de sa substance, soit un de ses accidents, tandis que les attributs négatifs ne nous font savoir, en aucune façon, ce qu’est réellement l’essence que nous désirons connaître, à moins que ce ne soit accidentellement, comme nous en avons donné des exemples.
Après cette observation préliminaire, je dis: C’est une chose démontrée que Dieu, le Très-Haut, est l’être nécessaire, dans lequel, comme nous le démontrerons, il n’y a pas de composition. Nous ne saisissons de lui autre chose, si ce n’est qu’il est, mais non pas ce qu’il est. On ne saurait donc admettre qu’il ait un attribut affirmatif: car il n’a pas d’être en dehors de sa quiddité, de manière que l’attribut puisse indiquer l’une des deux choses; à plus forte raison sa quiddité ne peut-elle être composée, de manière que l’attribut puisse indiquer ses deux parties; et, à plus forte raison encore, ne peut-il avoir d’accidents qui puissent être indiqués par l’attribut. Il n’y a donc (pour Dieu), d’aucune manière, un attribut affirmatif.
Les attributs négatifs sont ceux dont il faut se servir pour guider l’esprit vers ce qu’on doit croire à l’égard de Dieu; car il ne résulte de leur part aucune multiplicité, et ils amènent l’esprit au terme de ce qu’il est possible à l’homme de saisir de Dieu. Puisqu’il nous est démontré, par exemple, qu’il existe nécessairement quelque chose en dehors de ces essences perçues par les sens et dont nous embrassons la connaissance au moyen de l’intelligence, nous disons de ce quelque chose qu’il existe, ce qui veut dire que sa non-existence est inadmissible. Comprenant ensuite qu’il n’en est pas de cet être comme il en est, par exemple, de l’existence des éléments, qui sont des corps inanimés, nous disons qu’il est vivant, ce qui signifie que Dieu n’est pas sans vie. Comprenant ensuite qu’il n’en est pas non plus de cet être comme de l’existence du ciel, qui est un corps (bien que) vivant, nous disons qu’il n’est point un corps. Comprenant ensuite qu’il n’en est pas de cet être comme de l’existence de l’intellect, qui, bien qu’il ne soit ni un corps, ni sans vie, est toutefois produit d’une cause, nous disons que Dieu est éternel, ce qui signifie qu’il n’a pas de cause qui l’ait fait exister. Puis nous comprenons que l’existence de cet être, laquelle est son essence, ne lui suffit point de manière à exister seulement (lui-même), mais qu’au contraire, il en émane de nombreuses existences; et cela, non pas comme la chaleur émane du feu, ni comme la lumière provient du soleil, mais par une action divine qui leur donne la durée et l’harmonie en les bien gouvernant, ainsi que nous l’exposerons. Et c’est à cause de tout cela que nous attribuons à Dieu la puissance, la science et la volonté, voulant dire par ces attributs qu’il n’est ni impuissant, ni ignorant, ni étourdi, ni négligent. Si nous disons qu’il n’est pas impuissant, cela signifie que son existence suffit à faire exister des choses autres que lui; non ignorant signifie qu’il perçoit, c’est-à-dire qu’il vit, car tout ce qui perçoit a la vie; par ni étourdi ni négligent, nous voulons dire que tous ces êtres suivent un certain ordre et un régime, qu’ils ne sont pas négligés et livrés au hasard, mais qu’ils sont comme tout ce qui est conduit, avec une intention et une volonté, par celui qui le veut. Enfin nous comprenons que cet être n’a point de semblable; si donc nous disons: il est unique, cela signifie qu’il n’y en a pas plusieurs.
Il est donc clair que tout attribut que nous lui prêtons, ou bien est un attribut d’action, ou bien [s’il a pour but de faire comprendre l’essence de Dieu, et non son action] doit être considéré comme la négation de ce qui en est le privatif. Mais ces négations elles-mêmes, il ne faut s’en servir, pour les appliquer à Dieu, que de la manière que tu sais; (je veux dire) qu’on nie quelquefois d’une chose ce qu’il n’est pas dans sa condition de posséder, comme quand nous disons du mur qu’il ne voit pas.
— Tu sais, ô lecteur de ce traité! que ce ciel même — [qui pourtant est un corps mû, et que nous avons mesuré par empans et par coudées, jusqu’à embrasser de notre science les mesures de certaines de ses parties et la plupart de ses mouvements] —, nos intelligences sont beaucoup trop faibles pour comprendre sa quiddité, bien que nous sachions qu’il a nécessairement matière et forme, seulement que ce n’est pas là une matière comme celle qui est en nous; c’est pourquoi nous ne pouvons le qualifier que par des mots sans précision, et non par une affirmation précise. En effet, nous disons que le ciel n’est ni léger, ni pesant, qu’il est impassible, et qu’à cause de cela il ne reçoit pas d’impression; qu’il n’a ni goût, ni odeur, et d’autres négations semblables; tout cela à cause de notre ignorance sur ladite matière. Et que sera-ce de nos intelligences, si elles cherchent à saisir celui qui est exempt de matière, qui est d’une extrême simplicité, l’être nécessaire, qui n’a point de cause et qui n’est affecté de rien qui soit ajouté à son essence parfaite, dont la perfection signifie (pour nous) négation des imperfections, comme nous l’avons exposé? car nous ne saisissons de lui autre chose si ce n’est qu’il est, qu’il y a un être auquel ne ressemble aucun des êtres qu’il a produits, qu’il n’a absolument rien de commun avec ces derniers, qu’il n’y a en lui ni multiplicité, ni impuissance de produire ce qui est en dehors de lui, et que son rapport au monde est celui du capitaine au vaisseau; non pas que ce soit là le rapport véritable, ni que la comparaison soit juste, mais il sert de guide à l’esprit (pour comprendre) que Dieu gouverne les êtres, c’est-à-dire qu’il les perpétue et les maintient en ordre, comme il le faut. Ce sujet sera encore plus amplement exposé.
Louange à celui qui (est tellement élevé que), lorsque les intelligences contemplent son essence, leur compréhension se change en incapacité, et lorsqu’elles examinent comment ses actions résultent de sa volonté, leur science se change en ignorance, et lorsque les langues veulent le glorifier par des attributs, toute éloquence devient un faible balbutiement!
Chapter 59
On pourrait ici faire la question suivante: Si, en effet, il n’y a pas moyen de percevoir la véritable essence de Dieu, si l’on peut démontrer l’impossibilité de percevoir autre chose si ce n’est qu’il est, et si les attributs affirmatifs sont impossibles, ainsi qu’il a été démontré, en quoi donc consiste la supériorité relative entre ceux qui perçoivent? car alors, ce que percevaient notre maître Moïse et Salomon est la même chose que ce que perçoit chaque individu d’entre les étudiants, et il est impossible d’y rien ajouter. Et cependant il est généralement admis par les théologiens, ou plutôt par les philosophes, qu’il y a à cet égard de nombreuses gradations. Sache donc qu’en effet il en est ainsi, et qu’il y a de très grandes nuances de supériorité entre ceux qui perçoivent. En effet, à mesure qu’on augmente les attributs d’un sujet, celui-ci est mieux déterminé et on saisit de mieux en mieux sa véritable nature; et de même, à mesure que tu augmentes les négations à l’égard de Dieu, tu t’approches de la perception et tu en es plus près que celui qui ne nie pas ce qui t’est démontré, à toi, devoir être nié.
C’est pourquoi tel homme se fatigue pendant de nombreuses années pour comprendre une science et en vérifier les principes, afin d’arriver à la certitude, et puis toute cette science ne produit d’autre résultat, si ce n’est (de nous apprendre) que nous devons nier de Dieu une certaine chose qu’on sait, par démonstration, être inadmissible à son égard; pour un autre, d’entre ceux qui sont faibles dans la spéculation, cela n’est pas démontré, et il reste douteux pour lui si cette chose existe ou n’existe pas dans Dieu; un autre enfin, d’entre ceux qui sont entièrement privés de vue, affirme de lui cette chose dont la négation est démontrée (indispensable). Moi, par exemple, je démontrerai qu’il n’est point un corps; un autre doutera, et ne saura pas s’il est un corps ou s’il ne l’est pas; un autre enfin décidera qu’il est un corps, et abordera Dieu avec une pareille croyance. Combien sera grande la différence entre les trois personnes! le premier sera indubitablement le plus près de Dieu, le second en sera loin, et le troisième, le plus loin. De même, si nous supposions un quatrième, pour lequel il fût démontré que les passions sont inadmissibles à l’égard de Dieu, tandis que pour le premier, qui nie seulement la corporéité, cela ne fût pas démontré, ce quatrième serait indubitablement plus près de Dieu que le premier, et ainsi de suite; de sorte que, s’il se trouvait une personne pour laqulle il fût démontré qu’il est impossible (d’admettre), à l’égard de Dieu, beaucoup de choses qui, selon nous, pourraient exister dans lui, ou émaner de lui, — et à plus forte raison, si nous allions jusqu’à croire cela nécessaire, — cette personne serait indubitablement plus parfaite que nous.
Ainsi, il est clair pour toi que, toutes les fois qu’il te sera démontré qu’une certaine chose doit être niée de Dieu, tu seras par là plus parfait, et que toutes les fois que tu lui attribueras affirmativement une chose ajoutée (à son essence), tu l’assimileras (aux créatures), et tu seras loin de connaître sa réalité. C’est de cette manière qu’il faut se rapprocher de la perception de Dieu, au moyen de l’examen et de l’étude, afin de connaître la fausseté de tout ce qui est inadmissible à son égard, et non pas en lui attribuant affirmativement une chose comme étant ajoutée à son essence, ou comme si cette chose était une perfection à son égard, parce qu’on trouverait que c’en est une à notre égard; car toutes les perfections sont des capacités quelconques, et toute capacité n’existe pas dans tout (être) doué de capacité.
Tu sauras donc que, si tu lui attribues affirmativement une chose autre (que lui), tu t’éloignes de lui sous deux rapports: d’abord, parce que tout ce que tu lui attribues est une perfection (seulement) pour nous, et, en second lieu, parce qu’il ne possède aucune chose autre (que lui), et qu’au contraire, c’est son essence même qui forme ses perfections, comme nous l’avons exposé.
Or, chacun s’étant aperçu que, même ce que nous avons la faculté de percevoir (de Dieu), il n’y a pas moyen de le percevoir autrement que par négation, et la négation ne nous faisant absolument rien connaître de la réalité de la chose à laquelle elle s’applique, tous, anciens et modernes, ont déclaré que les intelligences ne sauraient percevoir Dieu, que lui seul perçoit ce qu’il est, et que le percevoir, c’est (de reconnaître) qu’on est impuissant de le percevoir complètement. Tous les philosophes disent: Nous sommes éblouis par sa beauté et il se dérobe à nous par la force même de sa manifestation, de même que le soleil se dérobe aux yeux, trop faibles pour le percevoir. On s’est étendu là-dessus dans (des discours) qu’il serait inutile de répéter ici; mais ce qui a été dit de plus éloquent à cet égard, ce sont ces paroles du psalmiste: לך דמיה תהלה (Ps. 65, 2), dont le sens est: pour toi le silence est la louange. C’est là une très éloquente expression sur ce sujet; car, quoi que ce soit que nous disions dans le but d’exalter et de glorifier (Dieu), nous y trouverons quelque chose d’offensant à l’égard de Dieu, et nous y verrons (exprimée) une certaine imperfection. Il vaut donc mieux se taire et se borner aux perceptions de l’intelligence, comme l’ont recommandé les hommes parfaits, en disant: Dites (pensez) dans votre cœur, sur votre couche, et demeurez silencieux (Ps. 4, 5).
Tu connais aussi un passage célèbre des docteurs auquel je voudrais que toutes leurs paroles fussent semblables; bien que ce soit un passage qu’on sait par cœur, je vais te le citer textuellement, afin d’appeler ton attention sur les idées qu’il renferme. Voici ce qu’ils disent: «Quelqu’un, venu en présence de Rabbi ’Hanînâ, s’exprima ainsi (en faisant sa prière): O Dieu grand, puissant, redoutable, magnifique, fort, craint, imposant!… Le Rabbi lui dit (en l’interrompant): As-tu achevé toutes les louanges de ton Seigneur? Certes, même les trois premiers (attributs), si Moïse ne les avait pas énoncés dans la Loi et que les hommes du grand Synode ne fussent pas venus les fixer dans la prière, nous n’oserions pas les prononcer; et toi, tu en prononces un si grand nombre! Pour faire une comparaison: un roi mortel, par exemple, qui posséderait des millions de pièces d’or, et qu’on vanterait pour (posséder des pièces) d’argent, ne serait-ce pas là une offense pour lui?» Voilà comment s’exprimait cet homme de bien.
Remarque d’abord quelle était sa répugnance et son aversion pour l’accumulation d’attributs affirmatifs, et remarque aussi qu’il dit clairement que, si nous étions abandonnés à notre intelligence seule, nous ne dirions jamais les attributs et nous n’en prononcerions aucun; mais puisque, par la nécessité de parler aux hommes de manière à leur donner (de Dieu) une idée quelconque, on a été forcé de décrire Dieu avec leurs (propres) perfections — [conformément à ces paroles: l’Écriture s’est exprimée selon le langage des hommes] —, nous devrions, en dernier lieu, nous arrêter aux (trois) mots en question, et encore ne devrions-nous jamais les employer comme noms de Dieu, si ce n’est lorsque nous en faisons la lecture dans le Pentateuque. Que si cependant les hommes du grand Synode, qui étaient (en partie) des prophètes, sont venus ensuite en sanctionner l’emploi dans la prière, nous devrions toujours nous borner à ces seuls mots. En substance donc, il (R. ’Hanînâ) expose qu’il se rencontre deux nécessités pour que nous les employions dans la prière: une première, c’est qu’ils se trouvent dans le Pentateuque; une seconde, c’est que les prophètes les ont fixés dans la prière. Sans la première nécessité, nous ne les prononcerions pas (du tout); sans la seconde, nous ne les aurions pas ôtés de leur place (primitive), pour nous en servir dans la prière; et toi (ajoutait-il), tu accumules les attributs?
Il t’est clair aussi par ces paroles (de R. ’Hanînâ) qu’il ne nous est pas permis d’employer dans la prière, ni de prononcer, toutes les épithètes que tu trouves attribuées à Dieu dans les livres des prophètes; car il ne dit pas (seulement): «Si Moïse ne les avait pas dits, nous n’oserions pas les dire», mais (il ajoute comme) une autre condition: «et que les hommes du grand Synode ne fussent pas venus les fixer dans la prière», et depuis lors seulement, il nous a été permis de les employer dans la prière. Mais non pas comme ont fait ces hommes vraiment ineptes, qui se sont efforcés d’insister longuement (sur les attributs), dans des prières de leur composition et des oraisons de leur façon, par lesquelles ils croyaient s’approcher de Dieu, et où ils lui ont donné des attributs qui, lors même qu’on les donnerait à un être humain, impliqueraient une imperfection. C’est que, ne comprenant pas ces sujets sublimes, trop étrangers aux intelligences du vulgaire, ils abordaient Dieu avec leurs langues téméraires, se servaient à son égard de tous les attributs et de toutes les allocutions qu’ils croyaient pouvoir se permettre, et insistaient là-dessus, afin de l’émouvoir, comme ils se l’imaginaient, de manière à ce qu’il fût affecté (par leurs paroles). Surtout quand ils trouvaient à cet égard quelque texte d’un discours prophétique, ils croyaient pouvoir se permettre d’employer ces mêmes termes, qui, de toute manière, ont besoin d’être allégoriquement interprétés; ils les prenaient dans leur sens littéral, en dérivaient (d’autres termes), en formaient des ramifications et construisaient là-dessus des discours. Ce genre de licence est fréquent chez les poètes et les orateurs, ou chez ceux qui ont la prétention de faire des vers; de sorte qu’il s’est composé des discours qui, en partie, sont de la pure irréligion, et en partie trahissent une faiblesse d’esprit et une corruption de l’imagination à faire naturellement rire un homme, quand il les écoute, et à le faire pleurer, quand il considère qu’un pareil langage a été tenu à l’égard de Dieu. S’il ne m’était pas pénible d’abaisser les auteurs, je t’en citerais quelque chose pour attirer ton attention sur ce qu’il y a là d’impie; mais ce sont des discours dont le vice est trop évident pour celui qui sait comprendre,
et tu dois te dire en y réfléchissant: si c’est un grave péché de médire et de faire une mauvaise réputation à autrui, combien, à plus forte raison, (est-on coupable) de laisser un libre cours à sa langue quand il s’agit de Dieu, et de lui donner des attributs au dessus desquels il est élevé? Je n’appellerais pas cela un péché, mais une offense, et un blasphême commis inconsidérément par la foule qui écoute et par ce sot qui dit (de telles paroles). Mais quant à celui qui comprend ce qu’il y a de vicieux dans de pareils discours, et qui (malgré cela) les prononce, il est, selon moi, du nombre de ceux dont il a été dit: et les enfants d’Israël imaginèrent sur Dieu des paroles qui n’étaient pas convenables (II Rois, 17, 9), et ailleurs: et pour proférer sur Dieu l’erreur (Isaïe, 32, 6). Si donc tu es de ceux qui respectent la gloire de leur Créateur, tu ne dois nullement y prêter l’oreille; et comment alors oserais-tu les prononcer, et comment (à plus forte raison) oserais-tu en faire de semblables? Car tu sais combien est grand le péché de celui qui lance des paroles vers le ciel. Il ne faut aucunement t’engager dans des attributs de Dieu (exprimés) par affirmation, en croyant par là le glorifier, et il ne faut pas sortir de ce que les hommes du grand Synode ont fixé dans les prières et les bénédictions; il y en a là assez pour le besoin, et grandement assez, comme l’a dit R. ’Hanînâ. Pour ce qui se trouve en outre (en fait d’attribut) dans les livres des prophètes, on peut le lire en y passant, pourvu qu’on admette, comme nous l’avons exposé, que ce sont des attributs d’action, ou qu’ils indiquent la négation de leur privatif. Et cela, il ne faut pas non plus le divulguer à la multitude; au contraire, ce genre d’étude appartient aux hommes d’élite qui ne croient pas glorifier Dieu en disant ce qui ne convient pas, mais en comprenant comme il faut.
Je reviens maintenant achever mes remarques sur les paroles de R. ’Hanînâ et leur sage disposition. Il ne dit pas: «Pour faire une comparaison, un roi mortel, par exemple, qui possèderait des millions de pièces d’or, et qu’on vanterait pour (posséder) cent pièces»; car cette comparaison (ainsi conçue) indiquerait que les perfections de Dieu sont plus grandes que celles qu’on lui attribue, mais qu’elles sont pourtant de la même espèce, tandis que, comme nous l’avons démontré, il n’en est point ainsi. Mais la sagesse de cette comparaison consiste dans ces mots: «….. pièces d’or, et qu’on vanterait pour (posséder des pièces) d’argent», qui indiquent que Dieu n’a rien qui soit de la même espèce que ces perfections qu’on nous trouve, et que celles-ci, au contraire, sont des imperfections à son égard, comme il l’explique en disant: «Ne serait-ce pas là une offense pour lui?»
Ainsi, je t’ai fait connaître que tous ces attributs que tu crois être une perfection constituent une imperfection à l’égard de Dieu, s’ils sont de la même espèce que celles que nous possédons. Déjà Salomon nous a instruits à cet égard d’une manière suffisante, en disant: Car Dieu est dans le ciel, et toi sur la terre; que tes paroles donc soient peu nombreuses (Ecclésiaste, 5, 1).
Chapter 60
Dans ce chapitre, je veux te donner des exemples par lesquels tu pourras mieux concevoir combien il est nécessaire de donner à Dieu de nombreux attributs négatifs, et par lesquels aussi tu éviteras de plus en plus d’admettre à son égard des attributs affirmatifs. Suppose qu’un homme ait cette notion qu’il existe (quelque chose qu’on appelle) un navire, sans pourtant savoir si la chose à laquelle s’applique ce nom est une substance ou un accident; qu’ensuite un autre individu ait reconnu que ce n’est point un accident; un autre ensuite, que ce n’est point un minéral; un autre, que ce n’est pas non plus un animal; un autre, que ce n’est pas non plus un végétal encore attaché à la terre; un autre, que ce n’est pas non plus un seul corps formant un ensemble naturel; un autre, que ce n’est pas non plus quelque chose qui ait une forme plate, comme les planches et les portes; un autre, que ce n’est pas non plus une sphère; un autre, que ce n’est pas non plus quelque chose de (forme) conique; un autre, que ce n’est pas non plus quelque chose de circulaire, ni quelque chose qui ait des côtés plans; un autre enfin, que ce n’est pas non plus un solide plein; — il est clair que ce dernier sera arrivé à peu près, au moyen de ces attributs négatifs, à se figurer le navire tel qu’il est, et qu’il se trouvera, en quelque sorte, au niveau de celui qui se le figure comme un corps de bois, creux, oblong et composé de nombreux morceaux de bois, et qui se le représente au moyen d’attributs affirmatifs. Quant aux précédents dont nous avons parlé dans notre exemple, chacun d’eux est plus loin de se faire une idée du navire que celui qui le suit, de sorte que le premier, dans notre exemple, n’en sait autre chose que le nom seul.
C’est ainsi que les attributs négatifs te rapprochent de la connaissance de Dieu et de sa perception; mais il faut tâcher surtout que chaque nouvelle négation que tu ajoutes soit démontrée, et il ne faut pas te contenter de la prononcer seulement; car, à mesure qu’il te sera manifesté par une démonstration qu’une chose qu’on croyait exister dans Dieu doit être niée de lui, tu te seras indubitablement rapproché de lui d’un degré de plus.
C’est de cette manière que certains hommes se trouvent très rapprochés de lui, tandis que d’autres en sont extrêmement éloignés; mais non pas qu’il y ait là un rapprochement local, de sorte qu’on puisse (matériellement) se rapprocher et s’éloigner de lui, comme le croient ceux qui sont privés de vue. Comprends bien cela, sachele, et tu t’en trouveras heureux. Tu connais maintenant la voie dans laquelle il faut marcher pour te rapprocher de Dieu, et il dépend de ta volonté d’y marcher.
Quant aux attributs de Dieu (exprimés) par des affirmations, ils renferment un grand danger; car on a déjà démontré que tout ce que nous pourrions prendre pour une perfection [quand même cette perfection existerait dans Dieu, conformément à l’opinion de ceux qui admettent les attributs], ne serait pas la même espèce de perfection que nous nous imaginerions, mais serait seulement appelée ainsi par homonymie, comme nous l’avons exposé. Cela te ferait nécessairement aboutir à une idée négative: car, en disant qu’il sait d’une science unique, que, par cette science invariable et non multiple, il sait les choses multiples et variables qui se renouvellent sans cesse, sans qu’il lui survienne une nouvelle science, et que c’est d’une seule science invariable qu’il sait la chose, avant qu’elle naisse, après être arrivée à l’existence et après avoir cessé d’exister, tu déclares qu’il sait d’une science qui n’est pas comme la nôtre; et de même aussi, il faut attacher à son existence une autre idée qu’à la nôtre. Tu produis donc nécessairement des négations, et, loin de parvenir à constater un attribut essentiel, tu arrives à (établir) la multiplicité et à admettre que Dieu est une essence ayant des attributs inconnus; car ceux que tu prétends lui prêter affirmativement, tu refuses toi-même de les assimiler aux attributs connus chez nous, et, par conséquent, ils ne sont pas de la même espèce. Ainsi donc, admettre les attributs affirmatifs n’aboutirait, en quelque sorte, qu’à dire: que Dieu est un sujet affecté de certains attributs, et que ce sujet n’est pas la même chose que ces attributs, de sorte que le résultat final que nous obtiendrions par cette croyance ne serait d’autre chose que l’association. En effet, tout sujet possède indubitablement des attributs, et, quoique un par l’existence, il est (divisé en) deux pour la définition, l’idée du sujet étant une autre que celle de l’attribut. Dans quelques chapitres de ce traité on te démontrera clairement que la composition est impossible dans Dieu, mais qu’il est la simplicité pure, au dernier degré.
Je ne dirai pas, du reste, que celui qui prête à Dieu des attributs affirmatifs le saisisse imparfaitement, ou lui associe (d’autres êtres), ou le saisisse contrairement à ce qu’il est; mais je dirai plutôt que, sans s’en apercevoir, il élimine de sa croyance l’existence de Dieu. Je m’explique: celui qui saisit imparfaitement la réalité d’une chose, c’est celui qui en saisit une partie et en ignore une autre, comme, par exemple, celui qui, dans l’idée d’homme, saisit ce qui se rattache à la nature animale, sans saisir ce qui se rattache à la raison; or, dans l’être réel de Dieu il n’y a pas de multiplicité, de manière qu’on puisse en comprendre telle chose et en ignorer telle autre. De même, celui qui associe à une chose (une autre chose), c’est celui qui, tout en se représentant une certaine essence selon sa nature réelle, attribue une nature semblable à une autre essence; or, les attributs en question, selon l’opinion de ceux qui les admettent, ne sont pas l’essence de Dieu, mais des idées ajoutées à l’essence. Enfin, celui qui saisit une chose contrairement à ce qu’elle est doit nécessairement saisir quelque chose de ce qu’elle est réellement; car, si quelqu’un se figurait que le goût fût une quantité, je ne dirais pas qu’il se figure la chose contrairement à ce qu’elle est, mais je dirais qu’il ignore jusqu’à l’existence du goût et qu’il ne sait pas à quoi s’applique ce nom. Ce sont là des considérations très subtiles, qu’il faut bien comprendre.
Par cette explication tu sauras que celui-là seul saisit Dieu imparfaitement, et est loin de le connaître, qui ne reconnaît pas la non-existence (dans Dieu) de certaines choses que d’autres ont démontré devoir être niées de lui; de sorte qu’à mesure que quelqu’un admet moins de négations, il le saisit moins parfaitement, comme nous l’avons exposé au commencement de ce chapitre. Quant à celui qui prête à Dieu un attribut affirmatif, il ne sait (de lui) rien que le simple nom, mais l’objet auquel, dans son imagination, ce nom s’applique, est quelque chose qui n’existe pas; c’est plutôt une invention et un mensonge, et c’est comme s’il appliquait ce nom à un non-être, car il n’y a dans l’être rien de pareil. Il en est comme de quelqu’un qui, ayant entendu le nom de l’éléphant et ayant su que c’est un animal, désirerait en connaître la figure et la véritable nature, et à qui un autre, trompé ou trompeur, dirait ceci: «C’est un animal avec un seul pied et trois ailes, demeurant dans les profondeurs de la mer; il a le corps transparent, et une face large de la même forme et de la même figure que la face humaine; il parle comme l’homme, et tantôt vole dans l’air et tantôt nage comme un poisson.» Certes, je ne dirais pas que cet homme se figure l’éléphant contrairement à ce qu’il est en réalité, ni qu’il a de l’éléphant une connaissance imparfaite; mais je dirais que la chose qu’il s’imagine être de cette façon est une invention et un mensonge, qu’il n’existe rien de semblable, et qu’au contraire, c’est un non-être auquel on a appliqué le nom d’un être, comme le griffon, le cheval-homme (centaure), et d’autres figures imaginaires auxquelles on a appliqué le nom de quelque être réel, soit un nom simple ou un nom composé. Il en est absolument de même ici: en effet, Dieu — qu’il soit glorifié ! — est un être dont l’existence a été démontrée nécessaire, et de l’existence nécessaire résulte (comme conséquence) la simplicité pure, ainsi que je le démontrerai; mais que cette essence simple, d’une existence nécessaire, ait des attributs et soit affectée d’autres choses, comme on l’a prétendu, c’est là ce qui ne peut nullement avoir lieu, comme on l’a démontré. Si donc nous disions que cette essence, par exemple, qu’on appelle Dieu, est une essence renfermant des idées nombreuses qui lui servent d’attributs, nous appliquerions ce nom à un pur non-être. Considère, par conséquent, combien il est dangereux de prêter à Dieu des attributs affirmatifs.
Ainsi donc, ce qu’il faut croire à l’égard des attributs qu’on rencontre dans le Pentateuque et dans les livres des prophètes, c’est que tous ils n’ont pour but autre chose si ce n’est de nous amener à (reconnaître) la perfection de Dieu, ou bien qu’ils désignent des actions émanant de lui, comme nous l’avons exposé.
Chapter 61
Tous les noms de Dieu qu’on trouve dans les livres (sacrés) sont généralement dérivés des actions, ce qui n’est point inconnu. Un seul nom doit être excepté, c’est (celui qui s’écrit par) yod, hé, wâw, hé; car c’est un nom improvisé pour (désigner) Dieu, et qui, à cause de cela, est appelé schem mephorasch, ce qui veut dire qu’il indique expressément l’essence de Dieu, et qu’il n’y a pas là d’homonymie. Quant à ses autres noms glorieux, ils le désignent par homonymie; car ils sont dérivés de certaines actions comme on en trouve de semblables chez nous, ainsi que nous l’avons exposé. Le nom même (d’ Adônaï), qu’on substitue à celui de yod, hé, wâw, hé, est également dérivé, (renfermant l’idée) de seigneurie; (on lit par exemple:) L’homme, le Seigneur (אדני) du pays, a parlé, etc. (Genèse, 42, 30). La différence entre Adônî (אֲדׂנִי, mon seigneur), le noun ayant la voyelle i, et Adônaï (אֲדׂנָי), le noun ayant un a long, est la même que celle qui existe entre Sarî (שָׂרִי), signifiant mon prince, et Saraï(שָׂרַי), nom de la femme d’Abrâm (Ibid., 12, 17; XVI, 1); car ce sont là des noms emphatiques et qui embrassent aussi d’autres êtres, et on a dit aussi (en parlant) à un ange: Adônaï (mon seigneur)… ne passe point outre (Ibid., 18, 3). Si je t’ai donné cette explication, particulièrement au sujet (du nom) d’Adônaï, employé par substitution, c’est parce que, de tous les noms de Dieu les plus répandus, c’est celui-là qui lui est le plus propre. Quant aux autres, comme Dayyân (juge), Çaddîk (juste), ’Hannoun (gracieux, clément), Ra’houm (miséricordieux), Èlôhîm, ce sont évidemment des noms communs et dérivés. Mais le nom qui est épelé yod, hé, wâw, hé, n’a pas d’étymologie connue, et ne s’applique à aucun autre être. Il n’est pas douteux que ce nom glorieux, qui, comme tu le sais, ne devait être prononcé que dans le sanctuaire, et particulièrement par les prêtres sanctifiés à l’Éternel, dans la bénédiction sacerdotale, et par le grand-prêtre au jour du jeûne, n’indique une certaine idée à l’égard de laquelle il n’y a rien de commun entre Dieu et ce qui est en dehors de lui; peut-être indique-t-il, — selon la langue (hébraïque), dont il ne nous reste aujourd’hui que très peu de chose, et selon la manière dont il était prononcé, — l’idée de l’existence nécessaire. En somme, ce qui fait que ce nom a une si haute importance et qu’on se garde de le prononcer, c’est qu’il indique l’essence même de Dieu, de sorte qu’aucun être créé ne participe à ce qu’il indique, comme l’ont dit les docteurs, au sujet de ce nom: mon nom, qui m’est particulier.
Quant aux autres noms, ils indiquent tous des attributs, (je veux dire qu’ils n’indiquent) pas seulement une essence, mais une essence ayant des attributs, car ils sont dérivés; et par cela même ils font croire à la multiplicité (dans Dieu), je veux dire, qu’ils font croire qu’il existe des attributs et qu’il y a là une essence et quelque chose qui est ajouté à l’essence. En effet, c’est là la signification de tout nom dérivé; car il indique une certaine idée et un sujet non exprimé auquel se joint cette idée. Or, comme il a été démontré que Dieu n’est point un sujet auquel certaines idées soient venues se joindre, on sait que les noms dérivés sont (donnés à Dieu), soit pour lui attribuer l’action, soit pour nous amener à (reconnaître) sa perfection.
C’est pourquoi R. ’Hanîna aurait éprouvé de la répugnance à dire: «Le (Dieu) grand, puissant et redoutable,» s’il n’y avait pas eu les deux nécessités dont il parle; car ces mots pourraient faire croire à des attributs essentiels, je veux dire, à des perfections qui existeraient dans Dieu. Ces noms de Dieu dérivés de ses actions, s’étant multipliés, faisaient croire à certains hommes qu’il avait des attributs nombreux, aussi nombreux que les actions dont ils sont dérivés; c’est pourquoi on a prédit que les hommes parviendront à une perception qui fera cesser pour eux cette erreur, et on a dit: En ce jour-là, l’Éternel sera UN et son nom sera UN (Zacharie, 14, 9), c’est-à-dire: de même qu’il est un, de même il sera invoqué alors sous un seul nom, celui qui indique uniquement l’essence (de Dieu), et ce ne sera point un (nom) dérivé. Dans les Pirké R. Éliézer (chap. 3), on lit: «Avant la création du monde, il n’y avait que le Très-Saint et son nom seul.» Remarque bien comme il dit clairement que ces noms dérivés ne sont tous nés qu’après la naissance du monde; et cela est vrai, car ce sont tous des noms qui ont été établis par rapport aux actions (de Dieu) qu’on trouve dans l’univers; mais si l’on considère son essence, dénuée et dépouillée de toute action, il n’a absolument aucun nom dérivé, mais un seul nom improvisé pour indiquer son essence. Nous ne possédons pas de schem (nom) qui ne soit pas dérivé, si ce n’est celui-là, c’est-à-dire, yod, hé, wâw, hé, qui est le schem ha-mephorasch absolu;
il ne faut pas croire autre chose, ni donner accès dans ton esprit à la folie de ceux qui écrivent des kami’ôth et à ce que tu entendras d’eux ou que tu liras dans leurs écrits insensés, en fait de noms qu’ils forgent sans offrir un sens quelconque, les appelant schémôth (noms sacrés), et prétendant qu’ils exigent de la sainteté et de la pureté, et qu’ils opèrent des miracles. Toutes ces choses-là sont des fables qu’un homme parfait ne devrait pas seulement écouter; et comment donc pourrait-il y croire?
On n’appelle donc schem ha-mephorasch que ce seul nom tétragrammate, qui est écrit, mais qu’on ne lit pas selon ses lettres. On dit clairement dans le siphrî (à ce verset): Ainsi (כּהׁ) vous bénirez les enfants d’Israël (Nombres, 6, 23): «Ainsi, c’est-à-dire, en ces termes; ainsi, c’est-à-dire, par le schem ha-mephorasch.» On y dit également: «Dans la ville sainte, (on prononce ce nom) tel qu’il est écrit; dans la province, par le nom substitué.» Et dans le Talmud, il est dit: «Ainsi (כּהׁ) veut dire, par le schem ha-mephorasch; si (doutant encore,) tu demandais: Est-ce réellement par le schem ha-mephorasch, ou seulement par le nom qui lui est substitué? il y aurait, pour te renseigner, ces mots: Et ils mettront MON NOM (Ibid., V. 27), c’est-à-dire, le nom qui m’est particulier.»
Il est donc clair que le schem ha-mephorasch est ce nom tétragrammate, et que c’est lui seul qui indique l’essence (de Dieu) sans association d’aucune autre idée; c’est pourquoi on a dit à son égard: celui qui m’est particulier.
Dans le chapitre suivant, je t’exposerai ce qui a amené les hommes à cette croyance relative aux schémôth (ou noms mystérieux); je t’expliquerai le fond de cette question et je t’en soulèverai le voile, afin qu’il ne reste point d’obscurité à cet égard, à moins que tu ne veuilles t’abuser toi-même.
Chapter 62
On nous a prescrit la bénédiction sacerdotale, dans laquelle le nom de l’Éternel (se prononce) tel qu’il est écrit, et c’est là le schem ha-mephorasch. Il n’était pas su de tout le monde comment on devait le prononcer et par quelle voyelle devait être mue chacune de ses lettres, ni si une de ses lettres devait être redoublée, d’entre celles qui sont susceptibles de l’être; les hommes instruits se transmettaient cela les uns aux autres, je veux dire, la manière de prononcer ce nom, qu’ils n’enseignaient à personne, excepté au disciple d’élite, une fois par semaine. Je crois que lorsque les docteurs disent: «le nom de quatre lettres, les sages le transmettent à leurs fils et à leurs disciples une fois par semaine,» il ne s’agit pas là seulement de la manière de le prononcer, mais aussi de l’enseignement de l’idée en vue de laquelle ce nom a été improvisé, et dans laquelle il y a également un mystère divin.
On possédait aussi un nom qui renfermait douze lettres, et qui était inférieur en sainteté au nom de quatre lettres; ce qu’il y a de plus probable, selon moi, c’est que ce n’était pas là un seul nom, mais deux ou trois, qui réunis ensemble avaient douze lettres. C’est celui qu’on substituait toutes les fois que le nom de quatre lettres se présentait dans la lecture, ainsi que nous substituons aujourd’hui (celui qui commence par) aleph, daleth. Ce nom de douze lettres avait sans doute aussi un sens plus particulier que celui qu’indique le nom d’Adônaï; il n’était point interdit (de l’enseigner), et on n’en faisait mystère à aucun des hommes de science, mais (au contraire) on l’enseignait à quiconque désirait l’apprendre. Il n’en était pas ainsi du nom tétragrammate; car aucun de ceux qui le savaient ne l’enseignait jamais qu’à son fils et à son disciple une fois par semaine. Mais depuis que des hommes relâchés, ayant appris ce nom de douze lettres, professèrent par suite de cela des croyances mauvaises, — comme il arrive à tout homme non parfait, lorsqu’il apprend que la chose n’est pas telle qu’il se l’était imaginée d’abord, — on cachait aussi ce nom, et on ne l’enseignait qu’aux plus pieux de la classe sacerdotale, pour s’en servir en bénissant le peuple dans le sanctuaire; car déjà, à cause de la corruption des hommes, on avait cessé de prononcer le schem ha-mephorasch, même dans le sanctuaire: «Après la mort de Siméon-le-Juste, disent les docteurs, les prêtres, ses frères, cessèrent de bénir par le nom (tétragrammate)»; mais ils bénirent par ce nom de douze lettres. «D’abord, disent-ils (ailleurs), on le transmettait à tout homme; mais depuis que les hommes téméraires se multiplièrent, on ne le transmettait qu’aux plus pieux de la classe sacerdotale, et ceux-ci le faisaient absorber par les mélodies des prêtres, leurs frères. Rabbi Tarphon dit: Un jour je suivis mon aïeul maternel sur l’estrade, et, ayant penché mon oreille vers un prêtre, j’entendis qu’il faisait absorber (le nom en question) par les mélodies des prêtres ses frères.»
On possédait aussi un nom de quarante-deux lettres. Or, tout homme capable d’une idée sait bien qu’il est absolument impossible que quarante-deux lettres forment un seul mot; ce ne pouvaient donc être que plusieurs mots, qui formaient un ensemble de quarante-deux lettres. Ces mots, on ne saurait en douter, indiquaient nécessairement certaines idées qui devaient rapprocher (l’homme) de la véritable conception de l’essence divine, par le procédé dont nous avons parlé. Si ces mots, composés de lettres nombreuses, ont été désignés comme un seul nom, ce n’est que parce qu’ils indiquent une seule chose, comme tous les noms (propres) improvisés; et, pour faire comprendre cette chose, on s’est servi de plusieurs mots, car on emploie quelquefois beaucoup de paroles pour faire comprendre une seule chose.
Il faut te bien pénétrer de cela, et savoir aussi que ce qu’on enseignait, c’étaient les idées indiquées par ces (deux) noms, et non pas la simple prononciation des lettres, denuée de toute idée. On n’a jamais appliqué audit nom de douze lettres ni à celui de quarante-deux lettres la dénomination de schem ha-mephorasch; celle-ci ne désigne que le nom particulier (tétragrammate), ainsi que nous l’avons exposé. Quant à ces deux autres (noms), ils renfermaient nécessairement un certain enseignement métaphysique, et la preuve que l’un renfermait un enseignement (de ce genre), c’est que les docteurs disent à cet égard: «Le nom de quarante-deux lettres est très saint, et on ne le transmet qu’à l’homme pieux se trouvant dans l’âge moyen, qui ne se met pas en colère, ni ne s’enivre, ni ne persiste dans ses mœurs (mauvaises), et qui parle avec douceur aux créatures. Quiconque connaît ce nom et le garde avec attention et avec pureté est aimé là-haut et chéri ici-bas; il est un objet de respect pour les créatures, son instruction se conserve dans lui, et il a en partage deux mondes, ce monde-ci et le monde futur.» Tel est le texte du Talmud; mais combien le sens qu’on attache à ces paroles est loin de l’intention de leur auteur! En effet, la plupart croient qu’il n’y a là autre chose que des lettres qu’on prononce, mais auxquelles ne s’attache aucune idée, de sorte que ce serait par ces lettres qu’on obtiendrait lesdites choses sublimes, et que ce serait pour elles qu’on aurait besoin de ces dispositions morales et de cette grande préparation dont il a été question, tandis qu’il est clair qu’il ne s’agit dans tout cela que de faire connaître des sujets métaphysiques, de ces sujets qui font partie des mystères de la Torâ, comme nous l’avons exposé. Dans les livres qui ont été composés sur la science métaphysique, il a été exposé qu’il est impossible d’oublier cette science, je veux parler de la perception de l’intellect actif; et c’est là le sens de ces mots: son instruction se conserve dans lui.
Mais des hommes pervers et ignorants, ayant trouvé ces textes (talmudiques), y virent un vaste champ pour le mensonge, se disant qu’ils pouvaient rassembler telles lettres qu’ils voudraient et dire que c’était un schem (ou nom sacré) qui agirait et opérerait s’il était écrit ou prononcé de telle ou telle manière. Ensuite ces mensonges, inventés par un premier homme pervers et ignorant, furent mis par écrit; les écrits ayant été transmis entre les mains d’hommes de bien, pieux mais bornés, et qui n’avaient pas de jugement pour discerner le vrai d’avec le faux, ceux-ci en firent mystère, et, quand (ces écrits) furent retrouvés dans leur succession, on les prit pour de la pure vérité. Bref, le sot croit à toute chose (Prov., 14, 15).
Nous nous sommes écartés de notre sujet sublime et de notre spéculation subtile pour nous ingénier à réfuter une folie dont l’absurdité est manifeste pour quiconque a seulement commencé les études; mais nous y avons été amenés nécessairement en parlant des noms (de Dieu), de leur signification et des opinions répandues à leur égard parmi le vulgaire. Je reviens donc à mon sujet,
et, après avoir fait remarquer que tous les noms de Dieu sont dérivés, à l’exception du schem ha-mephorasch, il faut que nous parlions, dans un chapitre particulier, du nom (renfermé dans ces mots:) אהיה אשר אהיה, Je suis celui qui suis (Exode, 3, 14); car cela se rapporte au sujet subtil dont nous nous occupons ici, je veux parler de la négation des attributs.
Chapter 63
Nous ferons d’abord une observation préliminaire. Au sujet de ces paroles (de Moïse): S’ils me disent: quel est son nom? que leur répondrai-je (Exode, 3, 13)? (on peut demander d’abord:) comment la chose dont il s’agissait pouvait-elle amener une pareille question (de la part des Hébreux), pour que Moïse dût demander ce qu’il aurait à y répondre? [Quant à ces paroles: Certes ils ne me croiront point et n’obéiront point à ma voix; car ils diront: l’Éternel ne t’est point apparu (Ibid., IV, 1), elles sont très claires; car c’est là ce qu’on doit dire à quiconque prétend être prophète, afin qu’il en produise la preuve.] Ensuite, si, comme il semble (de prime abord), il s’agit là tout simplement d’un nom à prononcer, il faut nécessairement admettre, ou bien que les Israélites connaissaient déjà ce nom, ou bien qu’ils ne l’avaient jamais entendu. Or, s’il leur était connu, son énonciation ne pouvait pas servir d’argument à Moïse, puisqu’il n’en savait que ce qu’ils en savaient eux-mêmes; si, au contraire, ils n’en avaient jamais entendu parler, qu’est-ce donc alors qui prouvait que ce fût là le nom de Dieu, en supposant même que la simple connaissance du nom pût servir de preuve (en faveur de Moïse)? Enfin, Dieu, après lui avoir appris le nom en question, lui dit: Va et assemble les anciens d’Israël….. et ils obéiront à ta voix (Ibid., III, 16 et 18); puis Moïse lui répondit, en disant: Certes ils ne me croiront point et n’obéiront point à ma voix, quoique Dieu lui eût déjà dit: et ils obéiront à ta voix. Et là-dessus Dieu lui dit: Qu’est ce que tu as dans ta main? et il répondit: Une verge (Ibid., 4, 2).
Ce qu’il faut savoir, pour que toutes ces obscurités te soient éclaircies, c’est ce que je vais te dire. Tu sais combien étaient répandues en ces temps là les opinions des Sabiens, et que tous les hommes alors, à l’exception de quelques uns, étaient livrés à l’idolâtrie, je veux dire qu’ils croyaient aux esprits (des astres) et aux conjurations, et qu’ils faisaient des talismans. La prétention de quiconque s’arrogeait (une mission divine) s’était de tout temps bornée à ceci: ou bien il soutenait qu’en méditant et en cherchant des preuves il lui avait été démontré qu’un seul Dieu présidait à l’univers entier,—et c’est ainsi que fit Abraham,—ou bien il prétendait que l’esprit d’un astre, ou un ange, ou un autre être semblable, s’était révélé à lui. Mais que quelqu’un se prétendît prophète, (disant) que Dieu lui avait parlé et l’avait envoyé, c’est ce qu’on n’avait jamais entendu avant Moïse, notre maître. Il ne faut pas te laisser induire en erreur par ce qu’on raconte des patriarches, en disant que Dieu leur adressait la parole et qu’il se manifestait à eux; car tu ne trouveras pas ce genre de mission prophétique (qui consiste) à faire un appel aux hommes ou à guider les autres, de sorte qu’Abraham, ou Isaac, ou Jacob, ou ceux qui les précédaient, aient dit aux hommes: «Dieu m’a dit que vous devez faire ou ne pas faire (telle chose)», ou bien: «il m’a envoyé vers vous». Jamais pareille chose n’a eu lieu; au contraire, il ne leur fut parlé d’autre chose que de ce qui les concernait particulièrement, je veux dire, (qu’il s’agissait) de les rendre parfaits, de les diriger dans ce qu’ils devaient faire et de leur annoncer quel serait l’avenir de leur race, mais pas d’autre chose; et eux, ils appelaient les hommes au moyen de l’étude et de l’enseignement, ce qui, selon nous, est clairement indiqué dans ces mots: et le personnel qu’ils s’étaient fait à Haran (Genèse, 12, 5).
Lors donc que Dieu se manifesta à Moïse, notre maître, et lui ordonna d’appeler ces hommes (à la foi) et de leur apporter le message en question: «Mais, répliqua celui-ci, ce qu’ils me demanderont tout d’abord, c’est de leur établir qu’il existe un Dieu pour l’univers, et ensuite je pourrai soutenir qu’il m’a envoyé.» En effet, tous les hommes alors, à l’exception de quelques uns, ignoraient l’existence de Dieu, et leur plus haute méditation n’allait pas au delà de la sphère céleste, de ses forces et de ses effets; car ils ne se détachaient pas des choses sensibles et ne possédaient aucune perfection intellectuelle. Dieu donc lui donna alors une connaissance qu’il devait leur communiquer, afin d’établir pour eux l’existence de Dieu, et c’est (ce qu’expriment les mots) EHYÉ ascher EHYÉ (Je suis celui qui suis); c’est là un nom dérivé de HAYA (היה), qui désigne l’existence, car HAYA signifie il fut, et, dans la langue hébraïque, on ne distingue pas entre être et exister. Tout le mystère est dans la répétition, sous forme d’attribut, de ce mot même qui désigne l’existence; car le mot ascher (אשר, qui), étant un nom incomplet qui a besoin d’une adjonction et ayant le sens des mots alladzî
et allatî
en arabe, exige qu’on exprime l’attribut qui lui est conjoint; et, en exprimant le premier nom, qui est le sujet, par EHYÉ, et le second nom, qui lui sert d’attribut, par ce même mot EHYÉ, on a, pour ainsi dire, déclaré que le sujet est identiquement la même chose que l’attribut. C’est donc là une explication de cette idée: que Dieu existe, mais non par l’existence; de sorte que cette idée est ainsi résumée et interprétée: l’Être qui est l’Être, c’est-à-dire, l’Être nêcessaire. Et c’est en effet ce qu’on peut rigoureusement établir par la voie démonstrative, (savoir) qu’il y a quelque chose dont l’existence est nécessaire, qui n’a jamais été non-existant et qui ne le sera jamais, ainsi que j’en exposerai (ailleurs) la démonstration.
Dieu donc ayant fait connaître à Moïse les preuves par lesquelles son existence pouvait être établie pour leurs hommes instruits [car on dit plus loin: Va et assemble les ANCIENS d’Israël], et lui ayant promis qu’ils comprendraient ce qu’il lui avait enseigné et qu’ils l’accepteraient [ce qui est exprimé par ces mots: et ils obéiront à ta voix]: «S’il est vrai, répliqua Moïse, que, par ces démonstrations ressortant de l’intelligence, ils admettront qu’il existe un Dieu, par quoi prouverai-je que ce Dieu qui existe m’a envoyé?» Et là-dessus il fut mis en possession d’un miracle.— Il est donc clair que les mots quel est son nom ne signifient autre chose si ce n’est: quel est celui par qui tu prétends être envoyé? S’il a dit: quel est son nom? ce n’était que pour s’exprimer d’une manière respectueuse en adressant la parole à Dieu; c’est comme s’il eût dit: ton essence réelle, personne ne peut l’ignorer, mais si l’on me demande ton nom, quelle est l’idée indiquée par ce nom? C’est que, trouvant inconvenant de dire, en adressant la parole (à Dieu), qu’il pourrait y avoir quelqu’un à qui cet être fût inconnu, il appliquait leur ignorance à son nom, et non pas à celui qui était désigné par ce nom.
De même le nom de YAH (יה) implique l’idée de l’existence éternelle. — SCHADDAY (שדי) est dérivé de DAY (די), qui signifie suffisance, — p. ex.: la matière était דיס suffisante pour eux (Exode, 26, 7)—; le schîn a le sens d’ascher (אשר), comme, p. ex., dans sche-kebar (שכבר, qui déjà, Ecclés., IV, 2), de sorte que le sens (dudit nom) est אשר די, qui est suffisant, ce qui veut dire qu’il n’a besoin d’aucun (être) en dehors de lui pour que ce qu’il produit arrive à l’existence et continue d’exister, mais que la seule existence de Dieu suffit pour cela. ’HASÎN (חםין), de même, est un nom dérivé, (ayant le sens) de force, p. ex., et il est fort (חםׂן) comme les chênes (Amos, 2, 9). De même ÇOUR (צור) est un homonyme, ainsi que nous l’avons expliqué.
Il est donc clair que tous les noms (de Dieu) ou sont dérivés, ou bien se disent par homonymie comme ÇOUR (צור) et ses pareils. Enfin, il n’y a point de nom de Dieu qui ne soit pas dérivé, à l’exception du nom tétragrammate, qui est le schem ha-mephorasch; car celui-ci ne désigne point un attribut, mais une simple existence, et pas autre chose. L’existence absolue renferme l’idée de ce qui est toujours, je veux dire de l’être nécessaire.
Pénétre-toi bien de tout ce que nous avons dit jusqu’ici.
Chapter 64
Sache que par schem (שם) ou NOM de l’Éternel on désigne souvent (dans l’Écriture) le simple nom, comme, p. ex., dans ces mots: Tu ne proféreras pas le NOM de l’Éternel, ton Dieu, en vain (Exode, 20, 6); Et celui qui aura prononcé le NOM de l’Éternel (Lévit., 24, 16). Les exemples en sont innombrables. Quelquefois on désigne par là l’essence de Dieu et son véritable être, p. ex.: S’ils me disent: quel est son NOM (Exode, 3, 13)? D’autres fois on désigne par là l’ordre de Dieu, de sorte que, si nous disons NOM de l’Éternel, c’est comme si nous disions PAROLE OU ORDRE de l’Éternel; ainsi, p. ex., les mots car mon NOM est dans lui (Ibid., 23, 21) signifient: ma PAROLE ou mon ORDRE est dans lui, ce qui veut dire qu’il (le messager) est l’instrument de ma volonté et de mon désir. J’expliquerai ces paroles en parlant de l’homonymie du mot Malakh (מלאך) .
De même, par cabôd (כבוד) ou gloire de l’Éternel on désigne quelquefois la lumière créée que Dieu fait d’une manière miraculeuse descendre dans un lieu pour le glorifier; p. ex.: Et la gloire (כבור) de l’Éternel demeura sur la montagne de Sinaï, et le nuage la couvrit, etc. (Ibid., XXIV, 16); Et la gloire de l’Éternel remplissait la demeure (Ibid., 40, 35).—D’autres fois on désigne par là l’essence de Dieu et son véritable être; p. ex.: Fais-moi donc voir ta gloire (Ibid., 33, 18), à quoi il fut répondu: …car l’homme ne peut me voir et vivre (v. 20), ce qui indique que la gloire dont on parle ici est son essence. S’il a dit ta gloire, c’était par respect (pour la divinité), conformément à ce que nous avons exposé au sujet de ces mots: s’ils me disent: quel est son nom? — Enfin on désigne quelquefois par cabôd (כבוד) la glorification dont Dieu est l’objet de la part de tous les hommes, ou plutôt de la part de tout ce qui est en dehors de lui, car tout sert à le glorifier. En effet, sa véritable glorification consiste à comprendre sa grandeur, et quiconque comprend sa grandeur et sa perfection le glorifie selon la mesure de sa compréhension. L’homme en particulier le glorifie par des paroles, pour indiquer ce qu’il a compris par son intelligence et pour le faire connaître aux autres; mais (les êtres) qui n’ont pas de perception, comme les êtres inanimés, le glorifient aussi, en quelque sorte, en indiquant par leur nature la puissance et la sagesse de celui qui les a produits, et par là celui qui les contemple est amené à le glorifier, soit par sa langue, soit même sans parler, si c’est un être auquel la parole n’est point accordée. La langue hébraïque s’est donné de la latitude à cet égard, de sorte qu’on applique à l’idée en question le verbe אמר, dire, et qu’on dit même de ce qui n’a pas de perception qu’il loue (Dieu); on a dit, p. ex.: Tous mes os disent: Éternel, qui est semblable à toi (Ps. 35, 10)? ce qui signifie qu’ils font naître cette conviction, comme s’ils la prononçaient, car c’est par eux aussi que cela se sait. C’est dans ce sens (de glorification) attribué au mot cabôd (gloire) qu’on a dit: Toute la terre est remplie de sa GLOIRE (Isaïe, 6, 3), ce qui est semblable à ces mots: Et la terre fut remplie de sa LOUANGE (Habacuc, 3, 3); car la louange est appelée cabôd (gloire), ainsi qu’il a été dit: Donnez la gloire (כבור) à l’Éternel, votre Dieu (Jérémie, 13, 16); Et dans son temple tout dit; GLOIRE (Ps. 29, 9)! Il y en a de nombreux exemples. Il faut te pénétrer aussi de cette homonymie du mot cabôd (gloire) et l’interprêter dans chaque passage selon ce qui convient, et tu échapperas par là à de grandes difficultés.
Chapter 65
Je ne pense pas qu’après être arrivé à ce point et avoir reconnu que Dieu existe, mais non par l’existence, et qu’il est un, mais non pas l’unité, tu aies encore besoin qu’on t’expose (la nécessité) d’écarter de Dieu l’attribut de la parole; surtout lorsque notre nation admet d’un commun accord que la Loi est une chose créée, ce qui veut dire que la parole attribuée à Dieu est une chose créée, et que, si elle a été attribuée à Dieu, ce n’est que parce que le discours entendu par Moïse, c’était Dieu qui l’avait créé et produit comme toutes les œuvres de la création. Il sera parlé plus amplement du prophétisme; ici on a seulement pour but (de montrer) que, si l’on attribue à Dieu la parole, c’est comme quand on lui attribue, en général, des actions semblables aux nôtres. Ainsi donc, pour amener les esprits à (reconnaître) qu’il y a une connaissance divine qu’obtiennent les prophètes, on disait que Dieu leur avait parlé et leur avait dit (telle chose), afin que nous sussions que ces choses qu’ils nous rapportaient de la part de Dieu ne venaient pas simplement de leur pensée et de leur réflexion, ainsi qu’il sera exposé (ailleurs). Nous avons déjà touché ce sujet précédemment.
Ce chapitre a uniquement pour but (de montrer) que les verbes dibber (דבר, parler) et amar (אמר, dire) sont des homonymes. Ils s’appliquent d’abord au langage proprement dit; p. ex.: משה ידבר, Moïse parlait (Exode, 19, 19); ויאמר פרעה, Et Pharaon dit (Ibid., 5, 5). Ensuite ils s’appliquent à la pensée que l’on forme dans l’intelligence, sans l’exprimer; p.ex.: Et j’ai DIT en mon cœur (Ecclés., II, 15); Et j’ai PARLÉ en mon cœur (Ibid.); Et ton cœur PARLERA (Prov., 23, 33); De toi me DISAIT mon cœur (Ps. 27, 8); Et Ésaü DISAIT en son cœur (Genèse, XXVII. 41); il y en a de nombreux exemples. Enfin ils s’appliquent à la volonté; p. ex.: Et il DIT de frapper David (II Sam., 21, 16), — ce qui veut dire, et il VOULUT le frapper, c’est-à-dire, il s’en préoccupait; — DIS-tu de me tuer (Exode, 2, 14), — ce qui doit s’expliquer dans le sens de VEUX-tu me tuer? — Et toute l’assemblée DIT de les lapider (Nombres, 14, 10); il y en a également de nombreux exemples.
Toutes les fois que les verbes amar (dire) et dibber (parler) sont attribués à Dieu, ils ont les deux derniers sens, je veux dire qu’ils désignent ou bien la volonté et l’intention, ou bien quelque chose qu’on comprend (être rapporté) de la part de Dieu, n’importe qu’on l’ait appris par une voix créée ou par l’une des voies prophétiques que nous exposerons; et (ils ne signifient) nullement que Dieu ait parlé par des lettres et des sons, ni qu’il ait une âme, pour que les choses puissent s’imprimer dans son âme de manière à être dans lui quelque chose qui soit ajouté à son essence. Mais on a rattaché ces choses à Dieu, et on les lui a attribuées comme on lui a attribué toutes les autres actions.
Toutefois, si l’on a désigné l’intention et la volonté (de Dieu) par les verbes amar et dibber, ce n’est pas seulement à cause de ce que nous avons exposé de l’homonymie de ces mots, mais aussi par assimilation à nous, comme nous l’avons fait observer précédemment. En effet, l’homme ne comprend pas de prime abord comment la chose qu’on veut faire peut s’exécuter par la simple volonté; il pense plutôt tout d’abord que celui qui veut qu’une chose soit doit nécessairement la faire lui-même ou ordonner à un autre de la faire. C’est pourquoi on a métaphoriquement attribué à Dieu un ordre, pour exprimer que ce qu’il a voulu s’est accompli, et on a dit: «il a ordonné que telle chose fût, et elle fut»; et cela par assimilation à nos actions, et en ayant égard aussi à ce que ce verbe (dire ou ordonner) indique également le sens de vouloir, ainsi que nous l’avons exposé. Ainsi, toutes les fois qu’on trouve, dans le récit de la création, ויאמר; et (Dieu) dit, cela signifie il voulut ou il lui plut; c’est ce que d’autres ont déjà dit avant nous, et c’est très connu. Ce qui en est la preuve, je veux dire (ce qui prouve) que partout ici le verbe amar (dire) désigne la volonté, et non la parole, c’est que la parole ne peut s’adresser qu’à un être qui puisse recevoir l’ordre. C’est ainsi que ces mots: Les cieux ont été faits par la parole de l’Éternel (Ps. 33, 6), sont parallèles à ceux-ci: et toute leur armée, par le souffle de sa bouche (ibid.); de même que sa bouche et le souffle de sa bouche sont une métaphore, de même sa parole et son dire sont une métaphore, et on veut dire qu’ils (les cieux) furent produits par son intention et sa volonté. C’est là une chose que n’ignorait aucun de nos savants renommés. Je n’ai pas besoin d’exposer que les verbes amar et dibber, dans la langue hébraïque, sont aussi synonymes (ce qui résulte de ce passage): Car elle a entendu toutes les paroles (אמרי) de l’Éternel, qu’il nous a dites (דבר) (Josué, 24, 27).
Chapter 66
Et les Tables (dit l’Écriture) étaient l’œuvre de Dieu (Exode, 32, 16): cela veut dire qu’elles étaient une production de la nature, et non de l’art; car toutes les choses naturelles sont appelées œuvre de Dieu; p. ex.: Eux, ils ont vu les œuvres de l’Éternel (Ps. 107, 24); et de même, après avoir mentionné toutes les choses naturelles, telles que plantes, animaux, vents, pluies, etc., (le poète) s’écrie: Que tes œuvres sont grandes, ô Éternel (Ps. 104, 24)! Mais ce qui est encore plus expressif que cette attribution, ce sont ces mots: Les cèdres du Liban, qu’il a plantés (Ibid., V. 16); car, comme ils sont une production de la nature, et non de l’art, on dit que Dieu les a plantés.
De même, quand on dit une écriture de Dieu (Exode, 32, 16), il est évident qu’on attribue l’écriture à Dieu; et en effet on dit (que les Tables étaient) écrites du doigt de Dieu (Ibid., 31, 18). On dit ici du doigt de Dieu, de même qu’on dit, en parlant du ciel: l’ouvrage de tes doigts (Ps. 8, 4), bien qu’on dise expressèment qu’il a été fait par la parole: Les cieux ont été faits par la porole de l’Éternel (Ps. 33, 6). Il est donc clair que les textes (sacrés) expriment métaphoriquement par les verbes amar (dire) et dibber (parler) qu’une chose a été produite (par Dieu) et que cette chose-là même qu’on dit avoir été faite par la parole, on l’appelle aussi ouvrage du doigt (de Dieu); ainsi l’expression écrites du doigt de Dieu équivaut à (écrites) par la parole de Dieu, et si, en effet, on avait dit בדבר אלהים, par la parole de Dieu, cela équivaudrait à בחפץ אלהים, c’est-à-dire, par la volonté et l’intention de Dieu.
Quant à Onkelos, il a adopté à ce sujet une interprétation étrange, car il a dit (dans sa version): כתיבין באצבעא די״י, écrites du doigt de Dieu, en considérant le mot doigt comme quelque chose qui est mis en relation avec Dieu, et en interprétant doigt de Dieu comme (il interprète) montagne de Dieu et verge de Dieu; il veut dire par là que ce fut un instrument créé qui grava les Tables par la volonté de Dieu. Je ne sais ce qui l’a engagé à cela; car il était plus simple de traduire: כתיבין במימרא די״י, écrites par la PAROLE de Dieu, conformément à ces mots: Les cieux ont été faits par la parole de l’Éternel. Peut-on, en effet, trouver l’existence de l’écriture sur les Tables plus extraordinaire que celle des astres dans les sphères? De même que cette dernière est l’effet d’une volonté primitive (de Dieu), et non d’un instrument qui aurait fabriqué (les astres), de même cette écriture a été tracée par une volonté primitive, et non par un instrument. Tu connais les termes de la Mischnâ dans (ce passage): «Dix choses furent créées (la veille du Sabbat) au coucher du soleil, etc.»; de leur nombre étaient l’Écriture (sainte) et l’écriture (gravée sur les Tables), ce qui prouve qu’une chose sur laquelle on a été généralement d’accord, c’est qu’il en est de l’écriture des Tables comme de toutes les autres œuvres de la création, comme nous l’avons exposé dans le Commentaire sur la Mischnâ.
Chapter 67
Puisque le verbe amar (dire) a été métaphoriquement employé pour la volonté (se manifestant) dans tout ce qui fut produit pendant les six jours de la création, de sorte qu’on a dit chaque fois: ויאמר, et Dieu dit, on a aussi appliqué à Dieu le verbe schabath (שבת. cesser, se reposer), en parlant du jour de sabbat, pendant lequel il n’y eut pas de nouvelle création, et on a dit: Et il cessa ou se reposa (וישבת) au septième jour (Genèse, 2, 2); car on emploie aussi le verbe schabath dans le sens de cesser de parler; p. ex.: Et ces trois hommes cessèrent (וישבתו) de répondre à Job (Job, 32, 1).
De même on trouve le verbe noua’h (נוח, être tranquille, se reposer) employé dans le sens de cesser de parler, comme, p. ex., dans ce passage: Et ils dirent à Nabal, au nom de David, toutes ces paroles, puis ILS SE TINRENT TRANQUILLES (וינוחו) (I Sam., 25, 9), ce qui signifie, selon moi: ils cessèrent de parler pour entendre la réponse. En effet, on n’a point raconté précédemment qu’ils se fussent fatigués; de sorte que, quand même ils se seraient réellement fatigués, le mot וינוחו (dans le sens de ils se reposèrent) serait toujours fort impropre dans ce récit. Mais on ne fait ici que rapporter qu’après avoir habilement disposé tout ce discours, dans lequel il y avait tant d’affabilité, ils se turent, c’est-à-dire, qu’ils n’ajoutèrent à ce discours rien autre chose, ni aucune action qui méritât la réponse qu’il leur fit; car le but de ce récit est de décrire sa bassesse, parce qu’il était d’une bassesse extrême.
— C’est aussi dans ce sens (de cesser ou s’arrêter) qu’il a été dit וַיָּנַח ביום השביעי (Exode, 20, 11).
Cependant les docteurs et d’autres commentateurs ont pris ce mot (וַיָּנַח) dans le sens de repos et en ont fait un verbe transitif; les docteurs disent: «Il fit reposer son univers au septième jour», c’est-à-dire, la créationfut arrêtée en ce jour.
Il est possible que ce soit un verbe ayant pour première ou pour troisième radicale une lettre faible, et que le sens soit: «Il affermit, ou il fit durer l’univers tel qu’il était au septième jour ”; ce qui voudrait dire qu’à chacun des six jours il survint des événements (qui étaient) en dehors (de la loi) de la nature telle qu’elle est établie et qu’elle existe maintenant dans l’ensemble de l’univers, mais qu’au septième jour tout se consolida et prit la stabilité actuelle. On ne saurait nous objecter que le mot en question n’est pas conjugué comme le sont les verbes ayant pour première ou pour troisième radicale une lettre faible; car il y a quelquefois des formes verbales qui s’écartent (de la règle) et qui ne suivent pas l’analogie, et surtout dans ces verbes faibles. Et d’ailleurs, quand il s’agit de faire disparaître un pareil sujet d’erreur, on ne saurait opposer une règle de conjugaison, surtout lorsque nous savons que nous n’embrassons point aujourd’hui la connaissance (complète) de notre langue et que (d’ailleurs) les règles de toute langue sont une chose de pluralité. Nous trouvons du reste dans cette racine, même en lui donnant pour deuxième radical une lettre faible, le sens de poser et d’affermir; p.ex.: וְהֻנִּיחָה שׁם, et elle sera POSÉE là (Zacharie, 5, 11); de même: Et elle ne permit pas aux oiseaux du ciel de se POSER (לנוח) sur eux (II Sam., 21, 10). Tel est aussi, selon moi, le sens (de ce verbe) dans: אשר אָנוּחַ ליום צרה, car j’attends FERME (ou TRANQUILLE) le jour du malheur (Habacuc, 3, 16).
Quant au mot wayyinnaphasch (וינפש, Exode, 31, 17), c’est un niph’al de néphesch (נֶפֶש) . Nous avons déjà exposé que néphesch est un homonyme, et qu’il est (employé) dans le sens d’intention et de volonté; par conséquent (le verbe וינפש) signifie que son intention s’était accomplie et que toute sa volonté avait été exécutée.
Chapter 68
Tu connais cette célèbre proposition que les philosophes ont énoncée à l’égard de Dieu, savoir qu’il est l’intellect, l’intelligent, et l’intelligible, et que ces trois choses, dans Dieu, ne font qu’une seule et même chose, dans laquelle il n’y a pas de multiplicité. Nous aussi, nous en avons déjà parlé dans notre grand ouvrage; car c’est là la base de notre religion, comme nous l’y avons exposé, je veux parler de ce qu’il est un seulement et qu’aucune autre chose n’est en relation avec lui, c’est-à-dire qu’il n’y a rien d’éternel que lui. C’est pour cela qu’on dit חי י״י (par le vivant Dieu!), et qu’on ne dit pas חֵי י״י (par la vie de Dieu!); car sa vie n’est rien d’autre que son essence, comme nous l’avons déjà expliqué en écartant les attributs.
Sans doute, celui qui n’a pas étudié les livres traitant de l’intellect, qui n’a pas saisi l’essence de l’intellect, qui n’en connaît pas le véritable être et qui n’en comprend qu’autant qu’il comprend de l’idée de blanc et de noir, aura beaucoup de peine à comprendre ce sujet, et quand nous disons que Dieu est l’intellect, l’intelligent et l’intelligible, ce sera pour lui comme si nous disions que la blancheur, la chose blanchie et ce qui blanchit sont une seule et même chose. Et en effet, combien y a-t-il d’ignorants qui se hâteront de nous réfuter par cet exemple et par d’autres semblables! et combien même y en a-t-il qui, tout en prétendant à la science, trouveront cette chose-là difficile et croiront qu’il est au dessus de notre esprit d’en reconnaître la vérité absolue! Cependant c’est là un sujet démontrable et évident, selon ce qu’ont exposé les philosophes métaphysiciens, et je vais te faire comprendre ce qu’ils ont établi par la démonstration.
Sache que l’homme, avant de penser une chose, est intelligent en puissance; mais lorsqu’il a pensé une certaine chose, comme, par exemple, lorsqu’il a pensé la forme de ce bois en question, qu’il a abstrait ce qui en est la forme de ce qui en est la matière, et qu’il s’est figuré la forme abstraite [car c’est en cela que consiste l’action de l’intellect], il est devenu intelligent en acte. L’intellect qui a passé à l’acte est lui-même la forme du bois abstraite dans l’esprit de l’homme; car l’intellect n’est point autre chose que l’objet intelligible. Tu comprendras donc que la chose intelligible est la forme abstraite du bois, qui est elle-même l’intellect passé à l’acte; il n’y a point là deux choses, savoir, l’intellect et la forme pensée du bois; car l’intellect en acte n’est point autre chose que ce qui a été pensé, et la chose par laquelle la forme du bois a été pensée et abstraite, et qui est l’intelligent, est elle-même indubitablement l’intellect passé à l’acte. En effet, l’essence de tout intellect consiste dans son action, et il ne se peut pas que l’intellect en acte soit une chose et son action une autre chose; car le véritable être de l’intellect, c’est la perception. Il ne faut donc pas croire que l’intellect en acte soit quelque chose qui existe de son côté, séparé de la perception, et que la perception soit quelque autre chose (qui existe) dans lui; mais (ce qui constitue) l’intellect en lui-même et sa réalité, c’est la perception, et par conséquent, quand tu poses un intellect existant en acte, (tu poses) par là même la perception d’un objet pensé. Ceci est très clair pour celui qui s’est occupé de ces sortes de spéculations.
Puis donc qu’il est clair que l’action de l’intellect, qui consiste dans sa perception, est (ce qui constitue) sa véritable essence, il s’ensuit que ce par quoi la forme de ce bois a été abstraite et perçue, savoir l’intellect, est lui-même l’intelligent; car c’est cet intellect lui-même qui a abstrait la forme et qui l’a perçue, et c’est là son action à cause de laquelle il est appelé intelligent. Mais son action étant elle-même son essence, il n’y a, dans ce qui a été posé comme intellect en acte, que la forme du bois en question. Il est donc clair (d’une part) que, toutes les fois que l’intellect existe en acte, cet intellect est lui-même la chose intelligible, et (d’autre part) il a été exposé que l’action qui constitue l’essence de tout intellect, c’est d’être intelligent; d’où il s’ensuit que l’intellect, l’intelligent et l’intelligible sont toujours une seule et même chose toutes les fois qu’il s’agit d’une pensée en acte.
Mais lorsqu’on pose (une pensée) en puissance, il y a là nécessairement deux choses: l’intellect en puissance et l’intelligible en puissance. Si, par exemple, tu parles de cet intellect hylique qui est dans Zéid, c’est un intellect en puissance, et de même ce bois est intelligible en puissance, et il y a là indubitablement deux choses. Mais quand (la pensée) a passé à l’acte, et que la forme du bois est devenue intelligible en acte, alors la forme intelligible est identique avec l’intellect, et c’est par cet intellect lui-même, qui est intellect en acte, qu’elle a été abstraite et pensée; (je dis intellect en acte,) parce que tout ce dont il existe une action (réelle) existe en acte.
Ainsi donc, l’intellect en puissance et l’intelligible en puissance sont toujours deux choses. Mais tout ce qui est en puissance doit nécessairement avoir un substratum qui porte cette puissance, comme, par exemple, l’homme; de sorte qu’il y aura là trois choses: l’homme qui porte ladite puissance et qui est l’intelligent en puissance, cette puissance elle-même, qui est l’intellect en puissance, et la chose apte à être pensée, et qui est l’intelligible en puissance; ou bien, pour parler conformément à notre exemple: l’homme, l’intellect hylique et la forme du bois, qui sont trois choses distinctes. Mais lorsque l’intellect est arrivé à l’acte, les trois choses ne font plus qu’une seule, et on ne trouvera jamais dans l’intellect et l’intelligible deux choses différentes, si ce n’est lorsqu’ils sont pris en puissance.
Or, comme il est démontré que Dieu [qu’il soit glorifié!] est intellect en acte, et comme il n’y a en lui absolument rien qui soit en puissance, — ce qui est clair (en lui-même) et sera encore démontré, — de sorte qu’il ne se peut pas que tantôt il perçoive et tantôt il ne perçoive pas, et qu’au contraire il est toujours intellect en acte, il s’ensuit que lui et la chose perçue sont une seule et même chose, qui est son essence; et (d’autre part) cette même action de percevoir, pour laquelle il est appelé intelligent, est l’intellect même qui est son essence. Par conséquent, il est perpétuellement intellect, intelligent et intelligible.
Il est clair aussi que, si l’on dit que l’intellect, l’intelligent et l’intelligible ne forment qu’un en nombre, cela ne s’applique pas seulement au Créateur, mais à tout intellect. Dans nous aussi, l’intelligent, l’intellect et l’intelligible sont une seule et même chose toutes les fois que nous possédons l’intellect en acte; mais ce n’est que par intervalles que nous passons de la puissance à l’acte. De même l’intellect séparé, je veux dire l’intellect actif (universel), éprouve quelquefois un empêchement à son action; et, bien que cet empêchement ne vienne pas de lui-même, mais du dehors, c’est une certaine perturbation (qui survient) accidentellement à cet intellect. Mais nous n’avons pas maintenant pour but d’expliquer ce sujet; notre but est plutôt (d’exposer) que la chose qui appartient à Dieu seul et qui lui est particulière, c’est d’être toujours intellect en acte et de n’éprouver aucun empêchement à la perception, ni de lui-même, ni d’autre part. Il s’ensuit de là qu’il est toujours et perpétuellement intelligent, intellect et intelligible; c’est son essence même qui est intelligente, c’est elle qui est l’intelligible, et c’est elle encore qui est l’intellect, comme cela doit être dans tout intellect en acte.
Si nous nous sommes souvent répétés dans ce chapitre, c’est parce qu’il s’agissait d’une chose que les esprits conçoivent très difficilement. Je ne pense pas que dans toi la conception intellectuelle puisse être troublée par l’imagination, et que tu puisses, dans ta faculté imaginative, établir à ce sujet une comparaison avec les choses sensibles; car ce traité n’a été composé que pour ceux qui ont étudié la philosophie et qui connaissent ce qui a été exposé au sujet de l’âme et de toutes ses facultés.
Chapter 69
Les philosophes, comme tu le sais, appellent Dieu la cause première; mais ceux qu’on connaît sous le nom de Motécallemîn évitent cette dénomination avec grand soin et appellent Dieu l’agent. Ils croient qu’il y a une grande différence entre dire cause et dire agent: car, disent-ils, si nous disions qu’il (Dieu) est une cause, il s’ensuivrait nécessairement que l’effet existe, ce qui conduirait à l’éternité du monde et (à admettre) que le monde lui est (coexistant) d’une manière nécessaire; mais si nous disons agent, il ne s’ensuit pas nécessairement que l’objet de l’action existe ensemble avec lui, car l’agent peut être antérieur à son action; et ils vont même jusqu’à se figurer que l’agent ne peut être dit agent qu’à la condition d’être antérieur à son action.
Mais c’est là le raisonnement de celui qui ne sait pas distinguer entre ce qui est en puissance et ce qui est en acte; car il faut savoir qu’il n’y a pas de différence à cet égard entre les mots cause et agent. En effet, la cause aussi, si tu la prends en puissance, précède son effet dans le temps, tandis que, si c’est une cause en acte, l’effet coexiste nécessairement avec cette cause en acte. De même, si tu prends l’agent comme agent en acte, il s’ensuit nécessairement que l’objet de son action existe; car l’architecte, avant de bâtir la maison, n’est point architecte en acte, mais architecte en puissance [de même que la matière de la maison, avant que celle-ci soit bâtie, est une maison en puissance]; mais lorsqu’il bâtit, il devient architecte en acte, et il s’ensuit alors nécessairement qu’il existe (en même temps) quelque chose de bâti. Nous ne gagnerions donc rien en préférant la dénomination d’agent à celle de cause. Et (en effet) on a ici uniquement pour but d’établir l’égalité entre ces deux dénominations, et (de montrer) que, de même que nous appelons Dieu agent, quand bien même l’objet de son action n’existerait pas encore, — et cela parce qu’il n’y a rien qui puisse le retenir et l’empêcher d’agir quand il le veut, — de même il nous est permis de l’appeler cause, absolument dans le même sens, quand bien même l’effet n’existerait pas encore.
Ce qui a engagé les philosophes à appeler Dieu cause et à ne point l’appeler agent, ce n’était pas leur opinion bien connue concernant l’éternité du monde; mais ils avaient pour cela d’autres raisons que je vais te récapituler. Il a été exposé dans la Physique qu’il existe différentes causes pour tout ce qui a une cause, qu’elles sont au nombre de quatre, savoir: la matière, la forme, l’agent (ou l’efficient) et la fin, et qu’il y en a de prochaines et de lointaines; chacune de ces quatre est appelée cause. Parmi leurs opinions, une de celles que je ne conteste pas est celle-ci, que Dieu est en même temps l’efficient, la forme et la fin; c’est dans ce sens qu’ils disent que Dieu est la cause, ce qui embrasse à la fois ces trois causes et ce qui veut dire que Dieu est l’efficient du monde, sa forme et sa fin. J’ai donc pour but, dans ce chapitre, de t’expliquer dans quel sens il a été dit de Dieu qu’il est l’efficient (ou l’agent) et qu’il est aussi la forme du monde et sa fin. Il ne faut pas ici te préoccuper de la question de savoir si Dieu a (librement) produit le monde, ou si celui-ci, comme ils (les philosophes) le pensent, coexiste nécessairement avec lui; car on entrera là-dessus dans de longs détails, comme il convient à un pareil sujet.
Ici on a seulement pour but (d’établir) que Dieu est l’efficient des faits particuliers qui surviennent dans le monde, comme il est l’efficient du monde dans son ensemble. Voici donc ce que je dis: Il a été exposé dans la Physique que, pour chacune de ces quatre espèces de causes, il faut chercher une autre cause, de sorte qu’on trouvera d’abord, pour la chose qui naît, ses quatre causes immédiates, et qu’ensuite on trouvera pour celles-ci d’autres causes, et, pour ces causes (secondaires), d’autres causes encore, jusqu’à ce qu’on arrive aux causes premières; ainsi, par exemple, telle chose est l’effet produit par tel efficient, qui, à son tour, aura son efficient, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’on arrive à un premier moteur qui sera le véritable efficient de toutes ces choses intermédiaires. En effet, soit A mu par B, B par C, C par D et D par E; cela ne pouvant s’étendre à l’infini, arrêtons-nous, par exemple, à E, et il n’y aura pas de doute que E ne soit le moteur de A, de B, de C et de D, et c’est à juste titre qu’on pourra dire du mouvement de A que c’est E qui l’a fait. C’est de cette manière que chaque fait dans l’univers, quel que soit d’ailleurs l’efficient immédiat qui l’ait produit, est attribué à Dieu, ainsi que nous l’exposerons (ailleurs); c’est donc lui qui en est la cause la plus éloignée, en tant qu’efficient.
De même, si nous poursuivons les formes physiques, qui naissent et périssent, nous trouverons qu’elles doivent nécessairement être précédées (chacune) d’une autre forme qui prépare telle matière à recevoir telle forme (immédiate); cette seconde forme, à son tour, sera précédée d’une autre, (et ainsi de suite,) jusqu’à ce que nous arrivions à la dernière forme qui est nécessaire pour l’existence de ces formes intermédiaires, lesquelles sont la cause de ladite forme immédiate. Cette forme dernière de tout l’être est Dieu. Si nous disons de lui qu’il est la forme dernière de tout l’univers, il ne faut pas croire que ce soit là une allusion à cette forme dernière dont Aristote dit, dans la Métaphysique, qu’elle ne naît ni ne périt; car la forme dont il s’agit là est physique, et non pas une intelligence séparée. En effet, quand nous disons de Dieu qu’il est la forme dernière du monde, ce n’est pas comme la forme ayant matière est une forme pour cette matière, de sorte que Dieu soit une forme pour un corps. Ce n’est pas ainsi qu’il faut l’entendre, mais de la manière que voici: de même que la forme est ce qui constitue le véritable être de tout ce qui a forme, de sorte que, la forme périssant, l’être périt également, de même Dieu se trouve dans un rapport absolument semblable avec tous les principes de l’être les plus éloignés; car c’est par l’existence du Créateur que tout existe, et c’est lui qui en perpétue la durée par quelque chose qu’on nomme l’épanchement, comme nous l’exposerons dans l’un des chapitres de ce traité. Si donc la non-existence du Créateur était admissible, l’univers entier n’existerait plus, car ce qui constitue ses causes éloignées disparaîtrait, ainsi que les derniers effets et ce qui est intermédiaire; et, par conséquent, Dieu est à l’univers ce qu’est la forme à la chose qui a forme et qui par là est ce qu’elle est, la forme constituant son véritable être. Tel est donc le rapport de Dieu au monde, et c’est à ce point de vue qu’on a dit de lui qu’il est la forme dernière et la forme des formes; ce qui veut dire qu’il est celui sur lequel s’appuie en dernier lieu l’existence et le maintien de toutes les formes dans le monde, et que c’est par lui qu’elles subsistent, de même que les choses douées de formes subsistent par leurs formes. Et c’est à cause de cela qu’il a été appelé, dans notre langue, חי העולמים, ce qui signifie qu’il est la vie du monde, ainsi qu’on l’exposera (plus loin).
Il en est de même aussi pour toute fin, car lorsqu’une chose a une certaine fin, tu dois chercher pour cette fin une autre fin. Si, par exemple, tu dis que la matière de ce trône est le bois, son efficient le menuisier, sa forme carrée et de telle ou telle figure, et sa fin de s’asseoir dessus, tu dois ensuite demander: A quelle fin s’assied-on sur le trône? C’est, répondra-t-on, afin que celui qui s’assied dessus soit élevé au dessus du sol. Mais, demanderas-tu encore, à quelle fin doit-il être élevé au dessus du sol? et on te répondra: C’est afin qu’ainsi assis, il grandisse aux yeux de ceux qui le voient. Et à quelle fin, poursuivras-tu, doit-il paraître grand à ceux qui le voient? C’est, répondra-t-on, afin qu’il soit craint et respecté. Mais, demanderas-tu de nouveau, à quelle fin doit-il être craint? C’est, dira-t-on, afin qu’on obéisse à son ordre. Et à quelle fin, poursuivras-tu encore, doit-on obéir à son ordre? C’est, répondra-t-on, afin qu’il empêche les hommes de se faire du mal les uns aux autres. Et si tu demandes encore: A quelle fin? on te répondra: C’est afin que leur existence se continue en bon ordre. — Il en sera nécessairement de même de chaque fin nouvelle, jusqu’à ce qu’on arrive enfin, — selon une certaine opinion qui sera exposée (ailleurs), — à la simple volonté de Dieu, de sorte qu’on répondra à la fin: C’est ainsi que Dieu l’a voulu; ou bien (on aboutira), — selon une autre opinion, — à l’exigence de la sagesse divine, ainsi que je l’exposerai, de sorte qu’on répondra à la fin: C’est ainsi que sa sagesse l’a exigé. La série de toutes les fins aboutira donc, selon ces deux opinions, à la volonté et à la sagesse de Dieu. Mais celles-ci, selon notre opinion, sont son essence; car il a été exposé que l’intention, la volonté et la sagesse de Dieu ne sont point des choses en dehors de son essence, je veux dire, autres que son essence. Par conséquent, Dieu est la fin dernière de toute chose; tout aussi a pour fin de lui devenir semblable en perfection, autant que cela se peut, et c’est là ce qu’il faut entendre par sa volonté, qui est son essence, ainsi qu’on l’exposera. C’est donc à ce point de vue qu’il a été appelé la fin des fins.
Ainsi je t’ai exposé dans quel sens il a été dit de Dieu qu’il est efficient, forme et fin; c’est pourquoi ils (les philosophes) l’ont appelé cause, et non pas seulement agent (ou efficient).
Sache que certains penseurs parmi ces motécallemîn ont poussé l’ignorance et l’audace jusqu’à soutenir que, quand même on admettrait que le Créateur pût ne plus exister, il ne s’ensuivrait point que la chose que le Créateur a produite, c’est-à-dire le monde, dût également cesser d’exister; car (disent-ils) il ne faut pas nécessairement que ce qui a été fait périsse parce que l’auteur, après l’avoir fait, a cessé d’exister. Ce qu’ils ont dit là serait vrai si Dieu était uniquement efficient, et que cette chose faite n’eût pas besoin de lui pour prolonger sa durée; de même que, lorsque le menuisier meurt, le coffre (qu’il a fait) n’en périt pas pour cela, car ce n’est pas lui qui en prolonge la durée. Mais, puisque Dieu est en même temps la forme du monde, ainsi que nous l’avons exposé, et que c’est lui qui en prolonge la permanence et la durée, il est impossible (de supposer) que celui qui donne la durée puisse disparaître, et que néanmoins la chose qui n’a de durée que par lui puisse continuer d’exister.
Voilà donc à quelle grande erreur donnerait lieu cette assertion: que Dieu est seulement efficient, et qu’il n’est ni fin ni forme.
Chapter 70
Rakhab (רכב) . — Ce mot est un homonyme qui, dans sa première acception, désigne la manière habituelle de monter sur une monture; p. ex.: Et il était monté (רכב) sur son ânesse (Nombres, 22, 22). Ensuite il a été métaphoriquement employé dans le sens de dominer sur une chose, parce que le cavalier domine et gouverne sa monture, et c’est dans ce sens qu’il a été dit: Il le fait chevaucher (ירכיבהו) sur les hauteurs de la terre (Deut., XXXII, 13); Et je te ferai chevaucher (והרכבתיך) sur les hauteurs de la terre (Isaïe, 58, 14), ce qui veut dire: vous dominerez sur les hauteurs de la terre; (de même:) Je ferai chevaucher (ארכיב) Éphraïm (Osée, 10, 11), c’est-à-dire, je le ferai régner et dominer. C’est dans ce sens qu’il a été dit de Dieu: Celui qui chevauche (רכב) sur le ciel, pour venir à ton aide (Deut., XXXIII, 26), ce qui veut dire: celui qui domine sur Ie ciel. De même les mots לרוכב בערבות, celui qui chevauche sur ’Arabôth (Ps. 68, 5), signifient: celui qui domine sur ’Arabôth; car c’est là la sphère supérieure qui environne tout, ainsi que les docteurs le répètent dans plusieurs endroits, en disant qu’il y a sept cieux et que ’Arabôth en est le plus élevé, qui les environne tous. Tu ne les blâmeras pas de compter (seulement) sept cieux, quoiqu’il y en ait davantage; car quelquefois on ne compte que pour un seul globe celui qui pourtant renferme plusieurs sphères, comme il est clair pour ceux qui étudient cette matière, et comme je l’exposerai (ailleurs). Ici on a seulement pour but (de montrer) qu’ils disent toujours clairement que ’Arabôth est le plus élevé de tous (les cieux), et que c’est de ’Arabôth qu’on (parle quand on) dit: celui qui chevauche sur le CIEL pour venir à ion aide.
Il y a un passage dans ’Haghîgâ où l’on dit: «Sur ’Arabôth réside le Très-Haut, car il est dit: Exaltez celui qui chevauche sur ’ARABÔTH (Ps. 68, 5). Et d’où savons-nous que c’est ainsi qu’on appelle le ciel? C’est qu’ici il est écrit: celui qui chevauche sur ’ARABÔTH, et ailleurs: celui qui chevauche sur le CIEL.» Il est donc clair qu’on fait partout allusion à une seule sphère, celle qui environne l’univers, et au sujet de laquelle tu vas encore apprendre d’autres détails. Remarque bien qu’ils disent: (le Très-Haut) réside SUR lui, et qu’ils ne disent pas: réside DANS lui; car, s’ils eussent dit dans lui, c’eût été assigner un lieu à Dieu, ou dire que Dieu est une faculté dans lui, comme se l’imaginaient les sectes des Sabiens, savoir, que Dieu est l’esprit de la sphère céleste. En disant donc réside SUR lui, ils ont déclaré que Dieu est séparé de la sphère, et qu’il n’est point une faculté dans elle.
Sache aussi que l’expression métaphorique selon laquelle Dieu chevauche sur le ciel, renferme une comparaison bien remarquable. En effet, le cavalier est supérieur à la monture [supérieur n’est dit ici qu’improprement, car le cavalier n’est pas de la même espèce que la monture], et en outre, c’est le cavalier qui met en mouvement la bête et la fait marcher comme il veut; celle-ci est pour lui un instrument dont il dispose à sa volonté, tandis qu’il est, lui, indépendant d’elle et que, loin d’y être joint, il est en dehors d’elle. De même, Dieu [que son nom soit glorifié!] est le moteur de la sphère supérieure, par le mouvement de laquelle se meut tout ce qui est mû au dedans d’elle; mais Dieu est séparé d’elle et n’est point une faculté dans elle.
Dans le Beréschîth rabbâ, les docteurs, en expliquant cette parole divine: Une demeure, le Dieu éternel (Deut., XXXIII, 27), s’expriment ainsi: «Dieu est la demeure du monde, mais le monde n’est point sa demeure;» et ils ajoutent ensuite (en comparant Dieu à un guerrier monté à cheval): «Le cheval est l’accessoire du cavalier, mais le cavalier n’est pas l’accessoire du cheval; c’est là ce qui est écrit: Lorsque tu montas sur tes chevaux (Habacuc, 3, 8).» Voilà leurs propres termes; fais-y bien attention, et tu comprendras qu’ils ont exposé par là quel est le rapport de Dieu à la sphère, savoir, que celle-ci est son instrument par lequel il gouverne l’univers. En effet, quand tu trouves chez les docteurs (cette assertion) que dans tel ciel il y a telle chose, et dans tel ciel telle autre chose, il ne faut pas l’entendre dans ce sens qu’il y ait dans le ciel des corps autres que le ciel, mais le sens est que les facultés (de la nature) qui font naître telle ou telle chose et en maintiennent la régularité dérivent de tel ou tel ciel. La preuve de ce que je viens de dire, c’est que les docteurs disent: «’Arabôth, dans lequel sont la justice, la vertu, le droit, des trésors de vie, des trésors de paix, des trésors de bénédiction, les âmes des justes, les âmes et les esprits de ceux qui sont encore à naître et la rosée par laquelle le Très-Saint ressuscitera les morts.» Il est évident que rien de tout ce qu’ils énumèrent ici n’est un corps de manière à être dans un lieu; car la rosée n’est pas ici une rosée dans le sens propre du mot. Tu remarqueras aussi qu’ici ils disent dans lequel (שֶׁבּוֹ) c’est-à-dire que ces choses sont dans ’Arabôth, et qu’ils ne disent pas qu’elles sont sur lui; ils ont en quelque sorte déclaré par là que les choses en question, qui existent dans le monde, n’y existent que par des facultés émanées de ’Arabôth, et que c’est Dieu qui a fait de ce dernier le principe de ces choses et les y a fixées. De leur nombre sont les trésors de vie, ce qui est exactement vrai; car toute vie qui se trouve dans un être vivant (quelconque) ne vient que de cette vie-là, comme je l’exposerai plus loin. Remarque aussi qu’ils comprennent dans le nombre les âmes des justes, ainsi que les âmes et les esprits de ceux qui sont encore à naître; et c’est là un sujet d’une haute importance pour celui qui sait le comprendre. En effet, les âmes qui survivent après la mort ne sont pas la même chose que l’âme qui naît dans l’homme au moment de sa naissance; car celle qui naît en même temps avec lui est seulement une chose en puissance et une disposition, tandis que la chose qui reste séparément après la mort est ce qui est devenu (intellect) en acte. L’âme qui naît (avec l’homme) n’est pas non plus la même chose que l’esprit qui naît (avec lui); c’est pourquoi ils comptent (séparément), comme choses à naître, les âmes et les esprits, tandis que l’âme séparée n’est qu’une seule chose. Nous avons déjà exposé l’homonymie du mot רוח (esprit), et nous nous sommes aussi expliqué, à la fin du livre Madda’, sur ces divers homonymes.
Tu vois par là comme ces hautes vérités, objet de la spéculation des plus grands philosophes, sont disséminées dans les Midraschôth, que le savant non équitable, en les lisant superficiellement, trouve ridicules, parce qu’il en voit le sens littéral en contraste avec la réalité de l’être; mais ce qui est la cause de tout cela, c’est qu’on s’est exprimé d’une manière énigmatique, parce que ces sujets étaient trop profonds pour les intelligences vulgaires, comme nous l’avons déjà dit bien des fois.
Pour terminer le sujet dont j’ai abordé l’explication, j’ajoute que les docteurs ont entrepris de prouver par des passages de l’Écriture que les choses énumérées existent dans ’Arabôth, en disant: «Pour ce qui est de la justice et du droit, il est écrit: la justice et le droit sont la base de ton trône (Ps.89, 15).» Et de même, ils prouvent que les autres choses qu’ils ont énumérées y existent également, en montrant qu’elles sont mises en rapport avec Dieu. Il faut bien comprendre cela. — Dans les Pirké Rabbi Éliézer (chap. 18), on dit: «Le Très Saint a créé sept cieux, et entre tous il n’a choisi, pour trône glorieux de son règne, que le seul ’Arabôth; car il est dit: Exaltez celui qui chevauche sur’Arabôth (Ps. 68, 5).» Tel est le passage textuel; il faut également t’en bien pénétrer.
Sache aussi qu’un ensemble de bêtes de monture s’appelle mercabâ (מרבבה, attelage ou char), mot qui est fréquemment employé; p. ex.: Et Joseph fit atteler sa MERCABA ou son char (Genèse, 46, 29); dans le char (מרבבת) du ministre (Ibid., 41, 43); les attelages ou les chars (מרבבות) de Pharaon (Exode, 15, 4). La preuve que ce nom désigne un nombre de bêtes, c’est qu’on a dit: Une MERCABA (ou un attelage) montait et sortait d’Égypte pour six cents pièces d’argent, et un cheval pour cent cinquante (I Roi, X, 29), et cela prouve que mercabâ désigne quatre chevaux. Or, dis-je, comme il a été affirmé par la tradition que le trône glorieux (de Dieu) est porté par quatre animaux, les docteurs l’ont appelé pour cela mercabâ, par comparaison avec l’attelage qui se compose de quatre individus.
Mais voilà qu’on a été entraîné loin du sujet de ce chapitre. Il y aura nécessairement encore beaucoup d’autres observations à faire sur cette matière; mais il faut revenir au but de ce chapitre qui était de montrer que les mots celui qui chevauche sur le ciel (Deut., XXXIII, 26) signifient: celui qui, par sa puissance et sa volonté, fait tourner et mouvoir la sphère environnante. De même, à la fin du verset, les mots et par sa majesté, les cieux, signifient: celui qui par sa majesté fait tourner les cieux. On a donc fait ressortir le premier [qui, comme nous l’avons exposé, est ’Arabôth] par le verbe chevaucher (רכב), tandis que pour les autres (on a employé) le mot majesté (גאוה); car c’est par suite du mouvement diurne, accompli par la sphère supérieure, que se meuvent toutes les (autres) sphères, comme la partie se meut dans le tout, et c’est là la grande puissance qui meut tout et qui, à cause de cela, est appelée majesté (גאוה).
Que ce sujet soit toujours présent à ton esprit pour (comprendre) ce que je dirai plus lard; car il contient la preuve la plus importante par laquelle on puisse connaître l’existence de Dieu [je veux parler de la circonvolution de la sphère céleste], ainsi que je le démontrerai. Il faut t’en bien pénétrer.
Chapter 71
Sache que les nombreuses sciences que possédait notre nation pour approfondir ces sujets se sont perdues tant par la longueur des temps que par la domination que les peuples barbares exerçaient sur nous, et aussi parce que ces sujets, ainsi que nous l’avons exposé, n’étaient point livrés à tout le monde, les textes des Écritures étant la seule chose qui fût abordable pour tous. Tu sais que même la Loi traditionnelle n’était point autrefois rédigée par écrit, à cause de ce dicton si répandu dans notre communion: «Les paroles que je t’ai dites de vive voix, il ne t’est pas permis de les transmettre par écrit.» Et c’était là une mesure extrêmement sage à l’égard de la loi; car on évitait par là les inconvénients dans lesquels on tomba plus tard, je veux dire, les nombreuses manières de voir, la division des opinions, les obscurités qui régnaient dans l’expression du rédacteur, l’erreur à laquelle celui-ci était sujet, la désunion survenue parmi les hommes, qui se partageaient en sectes, et enfin l’incertitude au sujet des pratiques. Loin de là, la chose resta confiée à tous égards au grand tribunal, comme nous l’avons exposé dans nos ouvrages talmudiques et comme l’indique le texte de la Loi.
Or, si à l’égard de la Loi traditionnelle on a usé de tant de réserves, pour ne pas la perpétuer dans un recueil prodigué à tout le monde, (et cela) à cause des inconvénients qui pouvaient en résulter, à plus forte raison ne pouvait-on rien mettre par écrit de ces secrets de la Tôrâ pour être livré à tout le monde; ces derniers, au contraire, ne se transmettaient que par quelques hommes d’élite à quelques autres hommes d’élite, ainsi que je te l’ai exposé en citant ce passage: «On ne transmet les secrets de la Tôrâ qu’à un homme de conseil, savant penseur, etc..» Et c’est là la cause qui fit disparaître dans notre nation ces principes fondamentaux si importants, au sujet desquels on ne trouve que quelques légères remarques et quelques indications qui se présentent dans le Talmud et dans les Midraschôth, et qui ne sont qu’un petit nombre de noyaux entourés de nombreuses écorces; de sorte que les hommes se sont occupés de ces écorces, ne soupçonnant pas qu’il y eût quelque noyau caché dessous.
Quant à ce peu de choses que tu trouves du calâm chez quelques Gueônîm et chez les Karaïtes, au sujet de l’unité de Dieu et de ce qui s’y rattache, ce sont des choses qu’ils ont empruntées aux Motécallemîn des musulmans, et c’est très peu en comparaison de ce que les musulmans ont écrit là-dessus. Il arriva aussi que, dès que les musulmans eurent commencé (à embrasser) cette méthode, il se forma une certaine secte, celle des Mo’tazales, et nos coreligionnaires leur firent maints emprunts et suivirent leur méthode. Beaucoup plus tard, il naquit parmi les musulmans une autre secte, celle des Asch’ariyya, professant d’autres opinions, dont on ne trouve rien chez nos coreligionnaires; non pas que ceux-ci aient choisi de préférence la première opinion plutôt que la seconde, mais parce qu’il leur était arrivé par hasard de recevoir la première opinion, et qu’ils l’avaient adoptée en la croyant fondée sur des preuves démonstratives. Quant aux Andalousiens de notre communion, ils sont tous attachés aux paroles des philosophes et penchent vers leurs opinions, en tant qu’elles ne sont pas en contradiction avec un article fondamental de la religion; et tu ne trouveras point qu’ils marchent, sous un rapport quelconque, dans les voies des Motécallemîn, C’est pourquoi, dans ce peu de choses qui nous reste de leurs (auteurs) modernes, ils suivent, sous beaucoup de rapports, à peu près notre système (adopté) dans ce traité.
Il faut savoir que tout ce que les musulmans, tant Mo’tazales qu’Ascharites, ont dit sur les sujets en question, ce sont des opinions basées sur certaines propositions, lesquelles sont empruntées aux écrits des Grecs et des Syriens, qui cherchaient à contredire les opinions des philosophes et à critiquer leurs paroles. Et cela pour la raison que voici: Lorsque l’Église chrétienne, dont on connaît la profession de foi, eut reçu dans son sein ces nations, parmi lesquelles les opinions des philosophes étaient répandues, — car c’est d’elles qu’est émanée la philosophie, — et qu’il eut surgi des rois qui protégeaient la religion, les savants de ces siècles, parmi les Grecs et les Syriens, virent qu’il y avait là des assertions avec lesquelles les opinions philosophiques se trouvaient dans une grande et manifeste contradiction. Alors naquit parmi eux cette science du calâm, et ils commencèrent à établir des propositions, profitables pour leur croyance, et à réfuter ces opinions qui renversaient les bases de leur religion.
Et lorsque les sectateurs de l’islamisme eurent paru et qu’on leur transmit les écrits des philosophes, on leur transmit aussi ces réfutations qui avaient été écrites contre les livres des philosophes. Ils trouvèrent donc les discours de Jean le grammairien, d’Ibn-’Adi et d’autres encore, traitant de ces matières; et ils s’en emparèrent dans l’opinion d’avoir fait une importante trouvaille. Ils choisirent aussi dans les opinions des philosophes anciens tout ce qu’ils croyaient leur être utile, bien que les philosophes plus récents en eussent démontré la fausseté, comme, par exemple, l’hypothèse des atomes et du vide; et ils s’imaginaient que c’étaient là des choses d’un intérêt commun et des propositions dont avaient besoin tous ceux qui professaient une religion positive. Ensuite le calâm s’étendit et on entra dans d’autres voies extraordinaires, dans lesquelles les Motécallemîn grecs et autres ne s’étaient jamais engagés; car ceux-ci étaient plus rapprochés des philosophes. Puis il surgit encore, parmi les musulmans, des doctrines religieuses qui leur étaient particulières et dont il fallait nécessairement prendre la défense; et, la division ayant encore éclaté parmi eux à cet égard, chaque secte établit des hypothèses qui pussent lui servir à défendre son opinion.
Il n’y a pas de doute qu’il n’y ait là des choses qui intéressent également les trois (communions), je veux dire, les juifs, les chrétiens et les musulmans, comme, par exemple, le dogme de la nouveauté du monde, [de la vérité duquel dépend celle des miracles,] et d’autres encore. Mais les autres questions dans lesquelles les sectateurs des deux religions (chrétienne et musulmane) ont pris la peine de s’engager, comme, par exemple, ceux-ci dans la question de la Trinité et quelques sectes de ceux-là dans celle de la parole [de sorte qu’ils ont eu besoin d’établir certaines hypothèses de leur choix, afin de soutenir les questions dans lesquelles ils s’étaient engagés], ainsi que tout ce qui est particulier à chacune des deux communions et a été posé en principe par elle, (de tout cela, dis-je,) nous n’en avons besoin en aucune façon.
En somme, tous les anciens Motécallemîn, tant parmi les Grecs devenus chrétiens que parmi les musulmans, ne s’attachèrent pas d’abord, dans leurs propositions, à ce qui est manifeste dans l’être, mais ils considéraient comment l’être devait exister pour qu’il pût servir de preuve de la vérité de leur opinion, ou du moins ne pas la renverser. Cet être imaginaire une fois établi, ils déclarèrent que l’être est de telle manière; ils se mirent à argumenter pour confirmer ces hypothèses d’où ils devaient prendre les propositions par lesquelles leur système pût se confirmer ou être à l’abri des attaques. Ainsi firent même les hommes intelligents qui, les premiers, suivirent ce procédé; ils consignèrent cela dans des livres et prétendirent que la seule spéculation les y avait amenés sans qu’ils eussent eu égard à un système ou à une opinion quelconque du passé. Ceux qui plus tard lisaient ces livres ne savaient rien de ce qui s’était passé; de sorte qu’en trouvant dans ces livres anciens de graves argumentations et de grands efforts pour établir ou pour nier une certaine chose, ils s’imaginaient que ce n’était nullement dans l’intérêt des principes fondamentaux de la religion qu’on avait besoin d’établir ou de nier cette chose, et que les anciens n’avaient fait cela que pour montrer ce qu’il y avait de confus dans les opinions des philosophes et pour élever des doutes sur ce que ceux-ci avaient pris pour une démonstration. Ceux qui raisonnaient ainsi ne se doutaient pas qu’il en était tout autrement; car, au contraire, si les anciens se sont donné tant de peine pour chercher à établir telle chose et en nier telle autre, ce n’était qu’à cause du danger qui pouvait en résulter, fût-ce même au bout (d’une série) de cent prémisses, pour l’opinion qu’on voulait avérer, de sorte que ces anciens Motécallemîn coupèrent la maladie dès son principe. Mais je te dirai en thèse générale que la chose est comme l’a dit Thémistius, savoir: que l’être ne s’accommode pas aux opinions, mais que les opinions vraies s’accommodent à l’être.
Ayant étudié les écrits de ces Molécallemîn, selon que j’en avais la facilité, comme j’ai aussi étudié, selon mon pouvoir, les écrits des philosophes, j’ai trouvé que la méthode de tous les Motécallemîn est d’une seule et même espèce, quoique présentant diverses variétés. En effet, ils ont tous pour principe qu’il ne faut pas avoir égard à l’être tel qu’il est, car ce n’est là qu’une habitude, dont le contraire est toujours possible dans notre raison. Aussi, dans beaucoup d’endroits, suivent-ils l’imagination, qu’ils décorent du nom de raison. Après avoir donc établi les propositions que nous te ferons connaître, ils ont péremptoirement décidé, au moyen de leurs démonstrations, que le monde est créé; or, dès qu’il est établi que le monde est créé, il est indubitablement établi qu’il y a un ouvrier qui l’a créé. Ils démontrent ensuite que cet ouvrier est un, et enfin ils établissent qu’étant un, il n’est point un corps. Telle est la méthode de tout Motécallem d’entre les musulmans dans ce genre de questions; et il en est de même de ceux qui les ont imités parmi nos coreligionnaires et qui ont marché dans leurs voies. Quant à leurs manières d’argumenter et aux propositions par lesquelles ils établissent la nouveauté du monde ou en nient l’éternité, il y en a de variées; mais la chose qui leur est commune à tous, c’est d’établir tout d’abord la nouveauté du monde, au moyen de laquelle il est avéré que Dieu existe.
Quand donc j’ai examiné cette méthode, mon âme en a éprouvé une très grande répugnance, et elle mérite en effet d’être repoussée; car tout ce qu’on prétend être une preuve de la nouveauté du monde est sujet aux doutes, et ce ne sont là des preuves décisives que pour celui qui ne sait point distinguer entre la démonstration, la dialectique et la sophistique. Mais pour celui qui connaît ces différents arts, il est clair et évident que toutes ces démonstrations sont douteuses, et qu’on y a employé des prémisses qui ne sont pas démontrées.
Le terme jusqu’où pourrait aller, selon moi, le théologien qui cherche la vérité, ce serait de montrer la nullité des démonstrations alléguées par les philosophes pour l’éternité (du monde); et combien ce serait magnifique si l’on y réussissait! En effet, tout penseur pénétrant qui cherche la vérité et ne s’abuse pas lui-même sait bien que cette question, je veux dire (celle de savoir) si le monde est éternel ou créé, ne saurait être résolue par une démonstration décisive, et que c’est un point où l’intelligence s’arrête. Nous en parlerons longuement; mais qu’il te suffise (maintenant de savoir), pour ce qui concerne cette question, que depuis trois mille ans, et jusqu’à notre temps, les philosophes de tous les siècles ont été divisés là-dessus, (comme on peut le voir) dans ce que nous trouvons de leurs ouvrages et de leur histoire.
Or, puisqu’il en est ainsi de cette question, comment donc la prendrions-nous comme prémisse pour construire (la preuve de) l’existence de Dieu? Celle-ci serait alors douteuse: Si le monde est créé (dirait-on), il y a un Dieu; mais s’il est éternel, il n’y a pas de Dieu. Voilà où nous en serions, à moins que nous ne prétendions avoir une preuve pour la nouveauté du monde et que nous ne l’imposions de vive force, afin de pouvoir prétendre que nous connaissons Dieu au moyen de la démonstration. Mais tout cela serait loin de la vérité;
selon moi, au contraire, la manière véritable, c’est-à-dire la méthode démonstrative dans laquelle il n’y a point de doute, consiste à établir l’existence de Dieu, son unité et son incorporalité par les procédés des philosophes, lesquels procédés sont basés sur l’éternité du monde. Ce n’est pas que je croie l’éternité du monde, ou que je leur fasse une concession à cet égard; mais c’est que, par cette méthode, la démonstration devient sûre et on obtient une parfaite certitude sur ces trois choses, savoir, que Dieu existe, qu’il est un et qu’il est incorporel, sans qu’il importe de rien décider à l’égard du monde, (savoir) s’il est éternel ou créé. Ces trois questions graves et importantes étant résolues par une véritable démonstration, nous reviendrons ensuite sur la nouveauté du monde et nous produirons à cet égard toutes les argumentations possibles.
Si donc tu es de ceux qui se contentent de ce qu’ont dit les Motécallemîn et que tu croies qu’il y a une démonstration solide pour la nouveauté du monde, certes c’est fort bien; et si la chose ne te paraît pas démontrée, mais que lu acceptes traditionnellement des prophètes que le monde est créé, il n’y a pas de mal à cela. Cependant, il ne faut pas demander (dès à présent): Comment le prophétisme peut-il subsister, si le monde est éternel? (et il faut attendre) jusqu’à ce que tu aies entendu ce que nous dirons sur le prophétisme dans le présent traité; car nous ne nous occupons pas maintenant de ce sujet. Mais ce qu’il faut savoir, c’est que dans les propositions que les hommes des racines, je veux dire les Motécallemîn, ont établies pour affirmer la nouveauté du monde, il y a renversement du monde et altération des lois de la nature, comme tu vas l’entendre; car je ne puis me dispenser de te parler de leurs propositions et de leur manière d’argumenter.
Quant à ma méthode, elle est telle que je vais te la décrire sommairement. Le monde, dis-je, est nécessairement ou éternel ou créé. Or, s’il est créé, il a indubitablement un créateur, car c’est une notion première que ce qui est né ne s’est pas fait naître lui-même, mais ce qui l’a fait naître est autre chose que lui; donc (dit-on), ce qui a fait naître le monde, c’est Dieu. Si (au contraire) le monde est éternel, il s’ensuit nécessairement, en vertu de telle et telle preuve, qu’il existe un être, autre que tous les corps de l’univers, qu’il n’est ni un corps, ni une faculté dans un corps, qu’il est un, permanent, éternel, qu’il n’a pas de cause et qu’il est immuable; cet être est Dieu. Il est donc clair que les preuves de l’existence de Dieu, de son unité et de son incorporalité, il faut les obtenir uniquement par l’hypothèse de l’éternité (du monde), et ce n’est qu’ainsi que la démonstration sera parfaite, n’importe que (réellement) le monde soit éternel ou qu’il soit créé. C’est pourquoi tu trouveras que toutes les fois que, dans mes ouvrages talmudiques, il m’arrive de parler des dogmes fondamentaux et que j’entreprends d’établir l’existence de Dieu, je le fais dans des termes inclinant vers l’éternité (de la matière). Ce n’est pas que je professe l’éternité; mais je veux affermir l’existence de Dieu dans notre croyance par une méthode démonstrative sur laquelle il ne puisse y avoir aucune contestation, afin de ne pas appuyer ce dogme vrai, d’une si grande importance, sur une base que chacun puisse ébranler et chercher à démolir, et que tel autre puisse même considérer comme non avenue. Et d’autant plus que les preuves philosophiques sur ces trois questions sont prises dans la nature visible de l’être, qui ne saurait être niée qu’à la faveur de certaines opinions préconçues, tandis que les preuves des Motécallemîn sont puisées dans des propositions contraires à la nature visible de l’être, de sorte qu’ils sont obligés d’établir qu’aucune chose n’a une nature (fixe).
Je te donnerai dans ce traité, en parlant de la nouveauté du monde, un chapitre particulier dans lequel je t’exposerai une certaine démonstration sur cette question, et j’arriverai au terme auquel tout Motécallem a aspiré, sans que pour cela je nie la nature de l’être, ni que je contredise Aristote dans rien de ce qu’il a démontré. En effet, tandis que la preuve que certains Motécallemîn ont alléguée pour la nouveauté du monde, et qui est la plus forte de leurs preuves, n’a pu être établie par eux sans qu’ils eussent nié la nature de tout l’être et contredit tout ce que les philosophes ont exposé, j’arriverai, moi, à une preuve analogue, sans être en contradiction avec la nature de l’être, ni avoir besoin de contester les choses sensibles.
Je crois devoir te rapporter les propositions générales au moyen desquelles les Motécallemîn établissent la nouveauté du monde, ainsi que l’existence, l’unité et l’incorporalité de Dieu; je te ferai voir quelle est leur méthode à cet égard, et je t’exposerai ce qui résulte de chacune desdites propositions. Ensuite je te rapporterai les propositions des philosophes directement relatives à ce sujet, et je te ferai voir la méthode de ces derniers.
Tu ne me demanderas pas que, dans ce traité, je démontre la vérité de ces propositions philosophiques que je te rapporterai sommairement; car il y a là la plus grande partie de la physique et de la métaphysique. De même tu ne désireras pas que je te fasse entendre, dans ce traité, les arguments allégués par les Motécallemîn pour démontrer la vérité de leurs propositions; car ils ont passé à cela leur vie, comme l’y passeront encore ceux qui viendront, et leurs livres se sont multipliés. En effet, chacune de ces propositions, à l’exception d’un petit nombre, est réfutée par ce qui se voit dans la nature de l’être, et les doutes surviennent; de sorte qu’ils ont besoin de faire des livres et des controverses pour affermir chaque proposition, résoudre les doutes qui y surviennent et repousser même l’évidence qui la réfute, s’il n’y a pas d’autres moyens possibles. Mais, pour ce qui est des propositions philosophiques que je te rapporterai sommairement pour servir à la démonstration desdites trois questions, je veux dire, de l’existence, de l’unité et de l’incorporalité de Dieu, ce sont, pour la plupart, des propositions qui te donneront la certitude dès que tu les auras entendues et que tu en auras compris le sens. Quelques unes t’indiqueront en elles-mêmes les endroits des livres de la Physique ou de la Métaphysique où elles sont démontrées; tu pourras donc en chercher l’endroit et vérifier ce qui peut avoir besoin d’être vérifié.
Je t’ai déjà fait savoir qu’il n’existe autre chose que Dieu et cet univers. Dieu ne peut être démontré que par cet univers (considéré) dans son ensemble et dans ses détails; il faut donc nécessairement examiner cet univers tel qu’il est, et prendre les prémisses (des preuves) dans sa nature visible. Par conséquent il faut connaître sa forme et sa nature visibles, et ce n’est qu’alors qu’on pourra en induire des preuves sur ce qui est en dehors de lui. J’ai donc cru nécessaire de donner d’abord un chapitre où je t’expose l’ensemble de l’univers, sous forme d’une simple relation de ce qui a été démontré (ailleurs) et dont la vérité est hors de doute. Ensuite je donnerai d’autres chapitres, où je rapporterai les propositions des Motécallemîn et où j’exposerai les méthodes dont ils se servent pour résoudre les quatre questions dont il s’agit. Puis, dans d’autres chapitres encore, je t’exposerai les propositions des philosophes et leurs méthodes d’argumentation à l’égard desdites questions. Enfin je t’exposerai la méthode que je suis moi-même, comme je te l’ai annoncé, à l’égard de ces quatre questions.
Chapter 72
Sache que cet univers dans son ensemble ne forme qu’un seul individu; je veux dire: le globe du ciel extrême avec tout ce qu’il renferme est indubitablement un seul individu, au même titre d’individualité que Zéid et ’Amr. Il en est de ses différentes substances, je veux dire, des substances de ce globe avec tout ce qu’il renferme, comme il en est, par exemple, des différentes substances des membres de l’individu humain. De même donc que Zéid, par exemple, est un seul individu, bien que composé de différentes parties, telles que la chair et les os, de différentes humeurs et d’esprits, de même ce globe dans son ensemble embrasse les sphères et les quatre éléments avec ce qui en est composé. Il n’a absolument aucun vide, mais il est un solide plein qui a pour centre le globe terrestre; la terre est environnée par l’eau, celle-ci par l’air, celui-ci par le feu, et ce dernier enfin est environné par le cinquième corps. Celui-ci se compose de sphères nombreuses, contenues les unes dans les autres, entre lesquelles il n’y a point de creux ni de vide, mais qui s’enceignent exactement, appliquées les unes aux autres. Elles ont toutes un mouvement circulaire égal, et dans aucune d’elles il n’y a ni précipitation ni ralentissement, je veux dire qu’aucune de ces sphères ne se meut tantôt rapidement, tantôt lentement, mais que chacune, pour sa vitesse et sa manière de se mouvoir, reste soumise à sa loi naturelle. Cependant ces sphères se meuvent plus rapidement les unes que les autres, et celle qui entre toutes a le mouvement le plus rapide, c’est la sphère qui environne tout, c’est-à-dire celle qui a le mouvement diurne et qui les fait toutes mouvoir avec elle comme la partie se meut dans le tout, car toutes elles forment des parties dans elles. Ces sphères ont des centres différents; les unes ont pour centre le centre du monde, les autres ont leur centre en dehors de celui du monde. Il y en a qui suivent perpétuellement leur mouvement particulier de l’orient à l’occident, tandis que d’autres se meuvent continuellement de l’occident à l’orient. Tout astre dans ces sphères fait partie de la sphère, dans laquelle il reste fixe à sa place; il n’a pas de mouvement qui lui soit particulier, et ne se montre mû que par le mouvement du corps dont il fait partie. La matière de ce cinquième corps tout entier, qui a le mouvement circulaire, n’est point semblable à celle des corps des quatre éléments qui se trouvent à l’intérieur.
Le nombre de ces sphères qui environnent le monde ne peut en aucune manière être au dessous de dix-huit; il est possible cependant qu’il y en ait davantage, et c’est une chose à examiner. Quant à savoir s’il y a des sphères de circonvolution, qui n’environnent pas le monde, c’est également à examiner.
A l’intérieur de la sphère inférieure qui est le plus près de nous, il y a une matière différente de celle du cinquième corps, et qui a reçu quatre formes primitives par lesquelles il s’est formé quatre corps, (qui sont) la terre, l’eau, l’air et le feu. Chacun de ces quatre (corps) a un lieu naturel, qui lui est particulier, et ne se trouve point dans un autre (lieu) tant qu’il reste abandonné à sa nature. Ce sont des corps inanimés, qui n’ont ni vie ni perception et qui ne se meuvent pas par eux-mêmes, mais qui restent en repos dans leurs lieux naturels. Si toutefois l’un d’eux a été forcé de sortir de son lieu naturel, alors, dès que cesse la cause qui l’y a forcé, il se meut pour retourner à ce lieu naturel; car il a en lui le principe en vertu duquel il se meut en ligne droite pour retourner à son lieu, mais il n’a en lui aucun principe en vertu duquel il doive (toujours) rester en repos ou se mouvoir autrement qu’en ligne droite. Les mouvements en ligne droite que font ces quatre éléments, quand ils se meuvent pour retourner à leurs lieux, sont de deux espèces: un mouvement vers la circonférence, qui appartient au feu et à l’air, et un mouvement vers le centre, qui appartient à l’eau et à la terre; et chacun, après être arrivé à son lieu naturel, reste en repos. Quant à ces corps (célestes) qui ont le mouvement circulaire, ils sont vivants et ont une âme par laquelle ils se meuvent; il n’y a en eux absolument aucun principe de repos, et ils ne subissent aucun changement si ce n’est dans la position, ayant le mouvement circulaire. Quant à savoir s’ils ont aussi une intelligence par laquelle ils conçoivent, cela ne peut s’éclaircir qu’au moyen d’une spéculation subtile.
Le cinquième corps tout entier accomplissant son mouvement circulaire, il en naît toujours par là dans les éléments un mouvement forcé par lequel ils sortent de leurs régions, je veux dire (qu’il en naît un mouvement) dans le feu et l’air, qui sont refoulés vers l’eau, et tous, ils pénètrent dans le corps de la terre jusque dans ses profondeurs, de sorte qu’il en résulte un mélange des éléments. Ensuite ils commencent à se mouvoir pour retourner dans leurs régions (respectives), et, par suite de cela, des parcelles de terre quittent également leurs places en se joignant à l’eau, à l’air et au feu. Dans tout cela, les éléments agissent les uns sur les autres et reçoivent les impressions les uns des autres, et le mélange subit une transformation, de sorte qu’il en naît d’abord les différentes espèces des vapeurs, ensuite les différentes espèces des minéraux, toutes les espèces des plantes et de nombreuses espèces d’animaux, selon ce qu’exige la complexion du mélange. Tout ce qui naît et périt ne naît que des éléments et y revient en périssant. De même, les éléments naissent les uns des autres et se perdent les uns dans les autres; car tout n’a qu’une seule matière, et la matière ne peut exister sans forme, de même qu’aucune forme physique de ces choses qui naissent et périssent ne peut exister sans matière. Donc, la naissance et la destruction des éléments, ainsi que de tout ce qui naît de ces derniers et s’y résout en périssant, suivent (en quelque sorte) un mouvement circulaire, semblable à celui du ciel; de sorte que le mouvement que fait cette matière formée, à travers les formes qui lui surviennent successivement, peut se comparer au mouvement que fait le ciel dans le lieu, les mêmes positions se répétant pour chacune de ses parties.
De même que dans le corps humain il y a (d’une part) des membres dominants, et (d’autre part) des membres dominés qui ont besoin, pour se maintenir, du gouvernement du membre principal qui les régit, de même il y a, dans l’ensemble de l’univers, des parties dominantes, comme le cinquième corps qui environne (tout), et des parties dominées qui ont besoin d’un guide, comme les éléments et ce qui en est composé.
De même que le membre principal, qui est le cœur, se meut toujours et est le principe de tout mouvement qui existe dans le corps, tandis que les autres membres du corps sont dominés par lui, et que c’est lui qui, par son mouvement, leur envoie les facultés dont ils ont besoin pour leurs actions, de même c’est la sphère céleste qui, par son mouvement, gouverne les autres parties de l’univers, et c’est elle qui envoie à tout ce qui naît les facultés qui s’y trouvent; de sorte que tout mouvement qui existe dans l’univers a pour premier principe le mouvement de la sphère céleste, et que toute âme de ce qui, dans l’univers, est doué d’une âme, a son principe dans l’âme de la sphère céleste.
Il faut savoir que les facultés qui arrivent de la sphère céleste à ce monde-ci sont, comme on l’a exposé, au nombre de quatre, savoir: une faculté qui produit le mélange et la composition et qui suffit indubitablement pour la production des minéraux, une autre faculté, qui donne l’àme végétative à toute plante, une autre, qui donne l’âme vitale à tout ce qui vit, et une autre enfin, qui donne la faculté rationnelle à tout être raisonnable; et tout cela se fait par l’intermédiaire de la lumière et des ténèbres résultant de la lumière des astres et de leur révolution autour de la terre.
De même encore que, lorsque le cœur s’arrête un seul instant, l’individu meurt et tous ses mouvements et ses facultés cessent, de même, si les sphères célestes s’arrêtaient, ce serait la mort de l’univers entier et l’anéantissement de tout ce qui s’y trouve.
De même enfin que l’animal vit tout entier par l’effet seul du mouvement de son cœur, bien qu’il possède des membres dénués de mouvement et de sensibilité, comme, par exemple, les os, les cartilages, etc., de même tout cet univers est un seul individu, vivant par le mouvement de la sphère céleste qui y occupe le même rang que tient le cœur dans ce qui a un cœur, quoiqu’il renferme beaucoup de corps sans mouvement et inanimés.
C’est ainsi qu’il faut te représenter l’ensemble de cette sphère comme un seul individu, vivant, se mouvant et doué d’une âme; car cette manière de se représenter (la chose) est très nécessaire, ou du moins très utile, pour la démonstration de l’unité de Dieu, ainsi qu’on l’exposera, et de cette manière il sera clair aussi que l’un n’a créé qu’un seul (être).
De même donc qu’il est impossible que les membres de l’homme existent séparément comme véritables membres de l’homme, je veux dire, que le foie ou le cœur soit isolé, ou qu’il y ait de la chair isolément, de même il serait impossible que les parties de l’univers existassent les unes sans les autres, dans cet être bien constitué dont nous parlons, de sorte que le feu existât sans la terre, ou la terre sans le ciel, ou le ciel sans la terre.
De même encore qu’il y a dans cet individu humain une certaine faculté qui lie ses membres les uns aux autres, les gouverne, donne à chaque membre ce qu’il lui faut pour se conserver en bon état, et en écarte ce qui lui est nuisible, — savoir celle que les médecins désignent expressément comme la faculté directrice du corps animal, et que souvent ils appellent nature, — de même il y a dans l’ensemble de l’univers une faculté qui en lie les parties entre elles, qui empêche les espèces de périr et conserve aussi les individus de ces espèces tant qu’il est possible de le faire, et qui conserve également une partie des individus de l’univers. Il est à examiner toutefois si cette faculté agit, ou non, par l’intermédiaire de la sphère céleste.
Dans le corps de l’individu humain il y a (d’une part) des choses qui ont un but particulier: les unes, comme les organes de la nutrition, ont pour but la conservation de l’individu; les autres, comme les organes de la génération, ont pour but la conservation de l’espèce; d’autres encore, comme, par exemple, les mains et les yeux, sont destinées à pourvoir à ce dont l’homme a besoin en fait d’aliments et d’autres choses semblables. Et (d’autre part) il y existe aussi des choses qui n’ont pas de but en elles-mêmes, mais qui se rattachent comme accessoires à la complexion de certains membres, complexion particulière qui est nécessaire (à ces derniers) pour obtenir telle forme propre, afin de remplir les fonctions auxquelles ils sont destinés. Ainsi, à ce qui y est formé pour un certain but, il se joint, suivant l’exigence de la matière, certaines autres choses, comme, par exemple, le poil et la couleur du corps; c’est pourquoi ces choses n’ont point de régularité, il y en a même qui souvent manquent (complétement), et il existe à cet égard une différence très grande entre les individus, ce qui n’a point lieu pour les membres. En effet, tu ne trouveras point un individu qui ait le foie dix fois aussi grand que celui d’un autre individu, tandis que tu trouveras tel homme dépourvu de barbe, ou (qui n’a pas) de poil dans certains endroits du corps, ou qui a la barbe dix ou vingt fois plus grande que celle d’un autre individu; et cela est très fréquent dans cet ordre de choses, je veux parler de la différence (qui existe entre les individus) pour les poils et les couleurs. — Et de même, dans l’ensemble de l’univers, il y a (d’une part) des espèces dont la génération a un but déterminé, qui suivent avec constance une certaine règle et dans lesquelles il n’y a que de petites anomalies restant dans les limites de l’espèce sous le rapport de la qualité et de la quantité; et (d’autre part) des espèces qui n’ont pas de but (en elles-mêmes), mais sont une conséquence nécessaire des lois générales de génération et de destruction, comme, par exemple, les différentes espèces de vers qui naissent dans les fumiers, les différentes espèces d’animalcules qui naissent dans les fruits lorsqu’ils se corrompent, ce qui naît de la corruption des choses humides, les vers qui naissent dans les intestins, etc. En général, il me semble que tout ce qui n’a pas la faculté de procréer son semblable est de cette catégorie; c’est pourquoi tu trouveras que ces choses n’observent pas de règle, bien qu’elles doivent nécessairement exister, de même qu’il faut que les individus humains soient de couleurs différentes et aient différentes espèces de poils.
De même encore que dans l’homme il y a des corps d’une permanence individuelle, tels que les membres principaux, et des corps permanents comme espèce, et non comme individu, comme les quatre humeurs, de même il y a dans l’ensemble de l’univers des corps stables, d’une permanence individuelle, comme le cinquième corps avec toutes ses parties, et des corps permanents comme espèce, tels que les éléments et ce qui en est composé.
De même encore que les facultés au moyen desquelles l’homme naît et se conserve pendant un certain temps sont elles-mêmes celles qui causent sa destruction et sa perte, de même, dans l’ensemble du monde de la naissance et de la destruction, les causes de la naissance sont elles-mêmes celles de la destruction. En voici un exemple: Si ces quatre facultés qui existent dans le corps de tout ce qui s’alimente, savoir, l’attractive, la coërcitive, la digestive et l’expulsive, pouvaient ressembler aux facultés intellectuelles, de manière à ne faire que ce qu’il faut, au moment où il le faut et dans la mesure qu’il faut, l’homme serait préservé des plus grandes calamités et de nombreuses maladies; mais, comme cela n’est pas possible et qu’au contraire elles remplissent des fonctions physiques, sans réflexion ni discernement et sans comprendre en aucune manière ce qu’elles font, il s’ensuit qu’elles font naître de graves maladies et des calamités, quoiqu’elles soient l’instrument par lequel l’animal naît et se conserve pendant un certain temps. Ainsi, pour m’expliquer, si la faculté attractive, par exemple, n’attirait que ce qui convient sous tous les rapports, et seulement dans la mesure du besoin, l’homme serait préservé de beaucoup de maladies et de calamités. Mais, comme il n’en est point ainsi et qu’au contraire elle attire toute matière qui se présente, (pourvu qu’elle soit) du genre de son attraction, quand même cette matière s’écarterait un peu (de la juste mesure) sous le rapport de la quantité et de la qualité, il en résulte qu’elle attire aussi la matière qui est plus chaude, ou plus froide, ou plus épaisse, ou plus subtile, ou en plus grande quantité qu’il ne faut; par là les veines s’engorgent, il survient de l’obstruction et de la putréfaction, la qualité des humeurs est corrompue et leur quantité est altérée, et il arrive des maladies, comme la gale, la grattelle et les verrues, ou de grandes calamités, comme la tumeur cancéreuse, l’éléphantiasis et la gangrène, de sorte que la forme d’un ou de plusieurs membres se trouve détruite. Et il en est de même des autres d’entre les quatre facultés. — Or, c’est absolument la même chose qui arrive dans l’ensemble de l’univers: la chose qui fait naître ce qui naît et en prolonge l’existence pendant un certain temps, — savoir, le mélange des éléments produit par les facultés de la sphère céleste qui les mettent en mouvement et s’y répandent, — est elle-même la cause qui amène dans l’univers des choses nuisibles, comme les torrents, les averses, la neige, la grêle, les ouragans, le tonnerre, les éclairs et la corruption de l’air, ou de terribles catastrophes qui détruisent une ou plusieurs villes ou une contrée, comme les croulements du sol, les tremblements de terre, les violents orages et les eaux qui débordent des mers et des abîmes.
Il faut savoir que, malgré tout ce que nous avons dit de la ressemblance qui existe entre l’ensemble de l’univers et l’individu humain, ce n’est pourtant pas à cause de tout cela qu’on a dit de l’homme qu’il est un petit monde (microcosme); car toute cette comparaison peut se poursuivre à l’égard de tout individu d’entre les animaux d’un organisme complet, et cependant tu n’as jamais entendu qu’aucun des anciens ait dit que l’âne ou le cheval fût un petit monde. Si cela a été dit de l’homme, c’est uniquement à cause de ce qui le distingue particulièrement; et c’est la faculté rationnelle, je veux dire cette intelligence qui est l’intellect hylique, chose qui ne se trouve dans aucune autre espèce des animaux. En voici l’explication: Tout individu d’entre les animaux n’a besoin ni de pensée, ni de réflexion, ni de régime, pour prolonger son existence; mais il va et vient selon sa nature, mange ce qu’il trouve de convenable pour lui, s’abrite dans le premier lieu venu, et saillit la première femelle qu’il rencontre quand il est en chaleur, si toutefois il a une époque de chaleur. Par là l’individu dure le temps qu’il peut durer et l’existence de son espèce se perpétue; il n’a nullement besoin d’un autre individu de son espèce pour le secourir et l’aider à se conserver, de manière que ce dernier fasse pour lui des choses qu’il ne puisse faire lui-même. Mais il en est autrement de l’homme; car, si l’on supposait un individu humain existant seul, privé de tout régime et devenu semblable aux animaux, (un tel individu) périrait sur-le-champ et ne pourrait pas même subsister un seul jour, à moins que ce ne fût par accident, je veux dire, qu’il ne trouvât par hasard quelque chose pour se nourrir. En effet, les aliments par lesquels l’homme subsiste ont besoin d’art et de longs apprêts qu’on ne peut accomplir qu’à force de penser et de réfléchir, à l’aide de beaucoup d’instruments et avec le concours d’un grand nombre de personnes dont chacune se charge d’une fonction particulière. C’est pourquoi il faut (aux hommes) quelqu’un pour les guider et les réunir, afin que leur société s’organise et se perpétue, et qu’ils puissent se prêter un secours mutuel. De même, pour se préserver de la chaleur à l’époque des chaleurs et du froid dans la saison froide et se garantir contre les pluies, les neiges et les vents, l’homme est obligé de faire beaucoup de préparatifs qui tous ne peuvent s’accomplir qu’au moyen de la pensée et de la réflexion. C’est donc à cause de cela qu’il a été doué de cette faculté rationnelle par laquelle il pense, réfléchit, agit, et, à l’aide d’arts divers, se prépare ses aliments et de quoi s’abriter et se vêtir; et c’est par elle aussi qu’il gouverne tous les membres de son corps, afin que le membre dominant fasse ce qu’il doit faire, et que celui qui est dominé soit gouverné comme il doit l’être. C’est pourquoi, si tu supposais un individu humain privé de cette faculté et abandonné à la seule nature animale, il serait perdu et périrait à l’instant même. Cette faculté est très noble, plus noble qu’aucune des facultés de l’animal; elle est aussi très occulte, et sa véritable nature ne saurait être de prime abord comprise par le simple sens commun, comme le sont les autres facultés naturelles.
— De même, il y a dans l’univers quelque chose qui en gouverne l’ensemble et qui en met en mouvement le membre dominant et principal, auquel il communique la faculté motrice de manière à gouverner par là les autres membres; et, s’il était à supposer que la chose en question pût disparaître, cette sphère (de l’univers) tout entière, tant la partie dominante que la partie dominée, cesserait d’exister. C’est par cette chose que se perpétue l’existence de la sphère et de chacune de ses parties; et cette chose, c’est Dieu [que son nom soit exalté!]. — C’est dans ce sens seulement que l’homme en particulier a été appelé microcosme, (c’est-à-dire) parce qu’il y a en lui un principe qui gouverne son ensemble; et c’est à cause de cette idée que Dieu a été appelé, dans notre langue, la vie du monde, et qu’il a été dit: Et il jura par la vie du monde (Daniel, 12, 7).
Il faut savoir que la comparaison que nous avons établie entre l’ensemble de l’univers et l’individu humain ne souffre de contradiction dans rien de ce que nous avons dit, si ce n’est cependant sur trois points:
Le membre dominant (ou le cœur), dans tout animal qui a un cœur, tire profit des membres dominés dont il lui revient de l’utilité. Mais rien de semblable n’a lieu dans l’être général; au contraire, tout ce qui (dans l’univers) exerce une influence directrice ou communique une faculté ne retire de son côté aucun profit de la partie dominée, mais sa manière de donner est comme celle de l’homme bienfaisant et libéral, qui fait le bien par générosité de caractère et par une bonté innée et non pas dans l’espoir (d’une récompense); bien plus, c’est pour se rendre semblable à Dieu [que son nom soit exalté!].
Dans tous les animaux qui ont un cœur, celui-ci se trouve au milieu, et tous les membres dominés l’environnent pour lui être généralement utiles, en le gardant et en le protégeant, afin qu’il ne lui survienne pas de malheur du dehors. Mais dans l’ensemble de l’univers, la chose est à l’inverse: la partie plus noble environne ce qui en est moins noble, parce qu’elle n’est point exposée à recevoir une impression de ce qui est en dehors d’elle; et, quand même elle serait impressionnable, elle ne trouverait point en dehors d’elle un autre corps qui pût agir sur elle, car elle influe sur ce qui est au dedans d’elle, et il ne lui arrive aucune impression ni aucune faculté (venant) d’un autre corps.— Il y a cependant ici quelque ressemblance: car tout ce qui d’entre les membres de l’animal est plus éloigné du membre dominant est moins noble que ce qui en est plus près; et de même, dans l’ensemble de l’univers, à mesure que les corps s’approchent du centre, ils deviennent ternes, leur substance devient plus grossière et leur mouvement plus difficile, et ils perdent leur éclat et leur transparence, à cause de leur éloignement du corps noble, lumineux, transparent, mobile, subtil et simple, je veux dire, de la sphère céleste; mais, à mesure qu’un corps s’en approche, il acquiert quelque chose de ces qualités, à raison de sa proximité, et jouit d’une certaine supériorité sur ce qui est au dessous de lui.
Cette faculté rationnelle (dont nous avons parlé) est une faculté dans un corps et inséparable de celui-ci, tandis que Dieu n’est point une faculté dans le corps de l’univers, mais qu’il est séparé de toutes les parties de l’univers. Le gouvernement de Dieu et sa providence s’attachent à l’ensemble du monde par un lien dont la véritable nature nous est inconnue et que les facultés des mortels ne sauraient comprendre; car on peut démontrer (d’une part) que Dieu est séparé du monde et qu’il en est indépendant, et (d’autre part) on peut démontrer aussi que l’influence de son gouvernement et de sa providence s’étend sur chacune des parties du monde, quelque faible et insignifiante qu’elle puisse être. Louange à celui dont la perfection nous remplit d’admiration !
Sache que nous aurions dû comparer le rapport entre Dieu et l’univers à celui qui existe entre l’intellect acquis et l’homme; car cet intellect aussi n’est point une faculté dans un corps, étant en réalité séparé du corps sur lequel il s’épanche. Quant à la faculté rationnelle, on pourrait la comparer aux intelligences des sphères, qui se trouvent dans des corps. Mais la question des intelligences des sphères, l’existence des intelligences séparées et l’idée de l’intellect acquis, qui est également séparée, sont des choses qui ont besoin d’être étudiées et examinées, et dont les démonstrations sont obscures quoique vraies; elles sont sujettes à beaucoup de doutes et exposées aux attaques de celui qui veut critiquer et chicaner. Nous avons donc mieux aimé tout d’abord qu’on pût se représenter l’univers par sa forme manifeste; et en effet rien de ce que nous avons avancé d’une manière absolue ne peut être nié si ce n’est par deux sortes de personnes: soit par celui qui ignore même ce qu’il y a de plus évident, comme (par exemple) celui qui n’est pas géomètre nie des choses mathématiques qui sont démontrées; soit par celui qui préfère s’attacher à une opinion préconçue et s’abuser lui-même. Quant à celui qui veut se livrer à une spéculation véritable, il doit faire des études, afin que la vérité de tout ce que nous avons rapporté lui devienne évidente, et qu’il sache, sans avoir à cet égard le moindre doute, que telle est (en effet) la forme de cet être dont l’existence est (invariablement) constituée. Si quelqu’un veut l’accepter de celui à qui tout a été rigoureusement démontré, qu’il l’accepte et qu’il construise là-dessus ses syllogismes et ses preuves; mais s’il n’aime pas la simple tradition, pas même pour ces principes (des choses), alors qu’il étudie, et il lui deviendra manifeste que la chose est ainsi. Voilà ce que nous avons examiné, il en est ainsi; écoute-le et sache-le bien (Job, 5, 27).
Après cette préparation, j’aborde le sujet que j’ai promis d’exposer.
Chapter 73
Les propositions générales que les Motécallemîn ont établies, malgré leurs opinions diverses et leurs méthodes nombreuses, [propositions qui leur sont nécessaires pour affirmer ce qu’ils veulent affirmer au sujet des quatre questions dont il s’agit,] sont au nombre de douze. Je vais d’abord te les énoncer (sommairement); ensuite je t’exposerai le sens de chacune de ces propositions et ce qui en résulte:
La Ire proposition affirme (l’existence de) la substance simple;
la IIe, l’existence du vide;
la IIIe, que le temps est composé d’instants;
la IVe, que la substance est inséparable d’accidents nombreux;
la Ve, que dans la substance simple (ou l’atome) résident les accidents sur lesquels je m’expliquerai, et qu’elle en est inséparable;
la VIe, que l’accident ne dure pas deux temps (ou instants);
la VIIe, que la raison d’être est la même pour les capacités et pour leurs privations, et que toutes elles sont des accidents réels qui ont besoin d’un efficient;
la VIIIe, qu’il n’y a dans tout l’être [c’est-à-dire, dans toutes les choses créées,] autre chose que substance et accident, et que la forme physique est également un accident;
la IXe, que les accidents ne se portent pas les uns les autres;
la Xe, que le possible ne doit pas être considéré au point de vue de la conformité de l’être avec telle idée;
la XIe, que, pour ce qui est de l’inadmissibilité de l’infini, il importe peu que celui-ci le soit en acte ou en puissance, ou accidentellement; je veux dire, qu’il importe peu que les choses infinies existent simultanément, ou qu’elles soient réputées (être composées) de ce qui est et de ce qui n’est plus [et c’est là ce qui est accidentellement]; tout cela, disent-ils, est (également) inadmissible;
la XIIe enfin, c’est leur assertion: que les sens induisent en erreur, beaucoup de choses échappant à leur perception, et que par conséquent on ne saurait admettre leur jugement ni les prendre absolument pour principes d’une démonstration.
Après les avoir énumérées, je vais en expliquer le sens et exposer ce qui en résulte, (en les abordant) une à une.
La PREMIÈRE PROPOSITION a le sens que voici: Ils soutenaient que l’univers entier, c’est-à-dire, chacun des corps qu’il renferme, est composé de très petites parcelles, qui, à cause de leur subtilité, ne se laissent point diviser. Chacune de ces parcelles est absolument sans quantité; mais lorsqu’elles sont réunies les unes aux autres, cet ensemble a de la quantité et est alors un corps. Selon l’opinion de quelques uns, dès que deux de ces parcelles se réunissent, chacune d’elles devient un corps, ce qui fait deux corps. Toutes ces parcelles sont semblables et pareilles les unes aux autres, et il n’y a entre elles aucune espèce de différence. Il n’est pas possible, disent-ils, qu’il existe un corps quelconque qui ne soit pas composé de ces parcelles pareilles, par juxtaposition; de sorte que, pour eux, la naissance, c’est la réunion (des atomes), et la destruction, c’est la séparation. Cependant ils ne donnent point à cette dernière le nom de destruction, mais ils disent: les naissances sont réunion, séparation, mouvement et repos. Ils disent aussi que ces parcelles ne sont pas d’un nombre limité dans l’univers, comme le croyaient Epicure et d’autres qui ont professé la doctrine des atomes; ils soutiennent, au contraire, que Dieu crée perpétuellement ces substances quand il le veut, et qu’ils peuvent aussi ne pas exister. Je vais te faire connaître leurs opinions concernant la privation de la substance.
La DEUXIÈME PROPOSITION, c’est l’assertion du vide: — Les hommes des racines croient aussi que le vide existe, c’est-à-dire (qu’il existe) un ou plusieurs espaces où il n’y a absolument rien, mais qui sont vides de tout corps et privés de toute substance. Cette proposition leur est nécessaire dès qu’ils admettent la première proposition. En effet, si l’univers était plein de ces parcelles, comment donc pourrait se mouvoir ce qui se meut? car on ne peut pas se figurer que les corps entrent les uns dans les autres, et ces parcelles ne peuvent se réunir et se séparer que par le mouvement. Ils sont donc nécessairement obligés d’admettre le vide, afin qu’il soit possible à ces parcelles de se réunir et de se séparer, et que le mouvement puisse s’opérer dans ce vide, dans lequel il n’y a point de corps ni aucune de ces substances (simples).
La TROISIÈME PROPOSITION dit: «que le temps est composé d’instants;» c’est-à-dire, qu’il se compose de petits temps nombreux, qui, à cause de leur courte durée, ne se laissent point diviser. Cette proposition leur est également nécessaire, à cause de la première proposition; car, ayant vu sans doute les démonstrations par lesquelles Aristote a démontré que l’étendue, le temps et le mouvement local sont trois choses correspondantes dans l’être [c’est-à-dire qu’elles sont entre elles dans un même rapport mutuel, et que, lorsque l’une de ces choses se divise, l’autre se divise également et dans la même proportion], ils étaient forcés de reconnaître que, si le temps était continu et susceptible de division jusqu’à l’infini, il s’ensuivrait que cette parcelle qu’ils posaient comme indivisible est nécessairement divisible, et que de même, si l’on admettait que l’étendue est continue, on serait forcé d’admettre la divisibilité de cet instant de temps que l’on posait comme indivisible, ainsi que l’a exposé Aristote dans l’Acroasis. C’est pourquoi ils ont posé en principe que l’étendue n’est point continue, mais composée de parcelles auxquelles la divisibilité s’arrête, et que de même le temps aboutit à des instants qui n’admettent point la division. Ainsi, par exemple, une heure ayant soixante minutes, la minute soixante secondes, la seconde soixante tierces, la chose aboutira pour eux à des parcelles comme, par exemple, des dixièmes, ou d’autres plus petites encore, qui ne pourront aucunement se subdiviser et qui, comme (les atomes de) l’étendue, n’admettront plus la division. D’après cela, le temps serait une chose de position et d’ordre; et en effet ils n’ont nullement approfondi la véritable nature du temps.
Et cela devait être; car, si les plus habiles philosophes ont été embarrassés à l’égard du temps et que plusieurs n’en ont pas compris l’idée, — de sorte que Galien dit que c’est quelque chose de divin dont on ne peut saisir la véritable nature, — à plus forte raison ceux-là, qui n’ont égard à la nature d’aucune chose.
Écoute maintenant ce qu’il leur a fallu admettre comme conséquence de ces trois (premières) propositions: Le mouvement, disaient-ils, consiste en ce que chacune de ces parcelles indivisibles se transporte d’un atome (de l’étendue) à l’atome voisin, et il s’ensuit de cette hypothèse que les mouvements ne sont pas plus rapides les uns que les autres. En effet, disent-ils, quand tu vois que deux choses en mouvement parcourent dans le même temps deux distances différentes, la cause n’en est pas que le mouvement de ce qui parcourt la distance plus longue soit plus rapide, mais la cause en est que dans ce mouvement que nous appelons lent, il entre plus d’intervalles de repos, tandis que dans celui que nous appelons rapide, il entre moins d’intervalles de repos. Quand on leur opposait (l’exemple de) la flèche lancée d’un arc fortement tendu, ils répondaient: en effet, elle aussi a ses mouvements interrompus par des intervalles de repos, et, si tu crois qu’elle se meut d’un mouvement continu, c’est par l’erreur des sens; car beaucoup de choses échappent à la perception des sens, comme ils l’ont posé en principe dans la douzième proposition. On leur a dit ensuite: N’avez-vous pas vu que, lorsque la meule accomplit un mouvement circulaire parfait, la partie qui est à sa circonférence parcourt l’étendue du plus grand cercle absolument dans le même temps pendant lequel la partie qui est près du centre parcourt le plus petit cercle ? le mouvement de la circonférence est donc plus rapide que celui du cercle intérieur; et il ne vous est pas permis de dire que dans le mouvement de cette dernière partie il entre plus d’intervalles de repos, puisque tout le corps, je veux dire, le corps de la meule, est un et continu. Et là-dessus ils ont répondu que, dans la circonvolution, ses parties se séparent, et que les intervalles de repos qui entrent dans chaque partie tournant près du centre sont plus nombreux que ceux qui entrent dans la partie éloignée du centre. Mais alors, leur disait-on, comment se fait–il que la meule, dans laquelle nous reconnaissons un seul corps qui ne peut être brisé avec des marteaux, se rompe en tournant et puis se rejoigne, dès qu’elle est en repos, et redevienne telle qu’elle était? et comment ne s’aperçoit-on pas que ses parties se soient séparées? Et pour y répondre, ils se sont servis précisément de cette douzième proposition, qui dit qu’il ne faut pas avoir égard à la perception des sens, mais au témoignage de l’intelligence.
Il ne faut pas croire du reste que ce que je viens de dire soit ce qu’il résulte de plus absurde de ces trois propositions; car, certes, ce qui résulte de la croyance à l’existence du vide est encore plus extraordinaire et plus absurde; et ce que je t’ai rapporté au sujet du mouvement n’est pas une plus grande absurdité que d’admettre, comme il le faut d’après ce système, que la diagonale du carré est égale à son côté, de sorte qu’il y en avait parmi eux qui soutenaient que le carré est une chose qui n’existe pas. En somme, par suite de la Ire proposition, toutes les démonstrations de la géométrie tout entière se trouvent détruites. Celle-ci peut se diviser à cet égard en deux catégories: Une partie sera entièrement annulée, comme, par exemple, les propriétés d’incommensurabilité et de commensurabilité dans les lignes et les plans, l’existence de lignes rationnelles et irrationnelles, et (en général) tout ce que renferme le Xe livre d’Euclide, ainsi que d’autres choses semblables. Pour une autre partie, les démonstrations ne seront point absolues, comme, par exemple, pour le problème de la division d’une ligne en deux parties égales; car, si les atomes de la ligne sont d’un nombre impair, il ne sera pas possible, selon leur hypothèse, d’opérer la division. — Sache aussi que le célèbre Livre des Artifices, par les Beni-Schàkir, renferme au delà de cent artifices, qui tous sont appuyés de démonstrations et ont été mis en pratique; or, si le vide pouvait exister, pas un seul (de ces procédés) ne pourrait s’effectuer, et bien des opérations hydrauliques ne pourraient avoir lieu. Cependant on a passé la vie à argumenter pour confirmer ces propositions et d’autres semblables. — Je reviens maintenant à l’explication des autres propositions que j’ai rapportées.
La QUATRIÈME PROPOSITION dit: «que les accidents existent, que ce sont des idées ajoutées à l’idée de la substance, et qu’il n’y a aucun corps qui en soit entièrement exempt.» Si cette proposition restait renfermée dans ces termes, ce serait là une proposition vraie, claire et évidente, qui ne renfermerait rien de douteux ni d’obscur. Mais ils disent que, si une substance (simple) n’a pas en elle l’accident de la vie, elle doit nécessairement avoir l’accident de la mort; car, de deux (accidents) opposés, ce qui reçoit (les accidents) en a nécessairement un. Ainsi, disent-ils, elle a (par exemple) la couleur et le goût, et (en outre) le mouvement ou le repos, la réunion ou la séparation. Si elle a l’accident de la vie, elle a nécessairement aussi quelques autres espèces d’accidents, comme la science ou l’ignorance, la volonté ou son opposé, la puissance ou l’impuissance, la perception ou l’un de ses opposés; en somme, tout (accident) qui peut exister dans l’être vivant, elle doit nécessairement l’avoir lui-même, ou bien avoir un de ses opposés.
La CINQUIÈME PROPOSITION dit: «que c’est dans l’atome déjà que résident ces accidents et qu’il en est inséparable.» Voici l’explication et le sens de cette proposition: Ils disent que chacun de ces atomes que Dieu crée a des accidents dont il est inséparable, comme, par exemple, la couleur et l’odeur, le mouvement ou le repos; excepté toutefois la quantité, car chaque atome à part n’a point de quantité, et en effet, ils n’appellent point la quantité un accident, et ils n’y reconnaissent pas l’idée d’accident. Selon cette proposition, ils pensent qu’on ne peut dire d’aucun des accidents existants dans un corps quelconque qu’il soit propre à l’ensemble de ce corps; cet accident, au contraire, existe, selon eux, dans chacun des atomes dont le corps est composé. Dans ce tas de neige, par exemple, la blancheur n’existe pas seulement dans tout l’ensemble, mais c’est chacun des atomes de cette neige qui est blanc, et c’est pour cela que la blancheur se trouve dans leur ensemble. De même, ils soutiennent, à l’égard du corps mû, que c’est chacun de ses atomes qui se meut, et que c’est pour cela que son ensemble se meut. C’est ainsi que la vie aussi existe, selon eux, dans chacun des atomes du corps vivant, et de même, pour ce qui est de la sensibilité, chaque atome dans cet ensemble sensitif est, selon eux, doué de sensibilité; car la vie, la sensibilité, l’intelligence et la science sont, selon eux, des accidents comme la noirceur et la blancheur, ainsi que nous le montrerons par l’exposé de leurs opinions.
Au sujet de l’âme, ils sont divisés: selon l’opinion dominante, elle est un accident existant dans un seul de tous les atomes dont l’homme, par exemple, est composé; et, si l’ensemble s’appelle animé, c’est parce que cet atome en fait partie. Il y en a qui disent que l’âme est un corps composé d’atomes subtils, atomes qui sans doute sont doués d’un certain accident qui leur est particulier et par lequel il devient une âme, et ces atomes, disent-ils, se mêlent aux atomes du corps; par conséquent, ils ne renoncent pas à voir dans l’âme un accident. Quant à l’intelligence, je les vois convenir d’un commun accord qu’elle est un accident (existant) dans l’un des atomes de l’ensemble intelligent.
Au sujet de la science, il y a chez eux de l’indécision (sur la question de savoir) si elle existe comme accident dans chacun des atomes de l’ensemble doué de science, ou (si elle n’existe que) dans un seul atome; mais les deux opinions ont des conséquences absurdes.
Quand on leur a objecté que les métaux et les pierres, nous les trouvons pour la plupart doués d’une couleur intense, laquelle pourtant s’en va dès qu’on les réduit en poudre — [car, quand nous réduisons en poudre l’émeraude, qui est d’un gros vert, elle se transforme en une poussière blanche, ce qui prouve que cet accident compète à l’ensemble, et non pas à chacune de ses parcelles; et, ce qui est encore plus évident, quand on coupe des parties de l’être vivant, elles ne sont point vivantes, ce qui prouve que cette idée (de vie) compète à l’ensemble, et non pas à chacune de ses parties] —, ils ont répondu à cela que l’accident n’a pas de durée, mais qu’il est créé perpétuellement; et c’est cette opinion que j’exposerai dans la proposition suivante.
La SIXIÈME PROPOSITION dit: «que l’accident ne dure pas deux temps.» Le sens de cette proposition, le voici: Ils prétendent que Dieu, en créant la substance (simple), crée à la fois dans elle tout accident qu’il veut, et qu’on ne saurait attribuer à Dieu le pouvoir de créer une substance sans accident, parce que cela est impossible. La véritable idée de l’accident, c’est de ne point durer et de ne pas subsister deux temps, c’est-à-dire, deux instants; l’accident donc, aussitôt qu’il est créé, s’en va et ne reste pas, et Dieu crée un autre accident de la même espèce. Ce dernier s’en va également, et Dieu en crée un troisième de la même espèce; et cela se continue ainsi, tant que Dieu veut faire durer cette espèce d’accident. Si Dieu veut créer une autre espèce d’accident dans cette substance, il le fait; mais s’il s’abstient de créer, et qu’il ne crée plus d’accident, cette substance cesse d’être. Telle est l’opinion d’une partie (des Motécallemîn), et c’est la majorité; et c’est là la création des accidents dont ils parlent. Cependant plusieurs d’entre les Mo’tazales soutiennent qu’il y a des accidents qui durent un certain temps et qu’il y en a d’autres qui ne durent pas deux instants; mais ils n’ont point à cet égard de règle pour se guider, de manière à pouvoir dire: Telle espèce d’accidents dure et telle autre espèce ne dure pas.
Ce qui leur a fait adopter cette opinion, c’est qu’on n’admet point (chez eux) qu’il y ait une nature (des choses), et que, par exemple, la nature de tel corps exige que celui-ci soit affecté de tel ou tel accident; car, au contraire, ils veulent soutenir que Dieu a créé ces accidents instantanément, sans l’intermédiaire d’une loi naturelle ou d’une autre chose quelconque. Or, en professant cette opinion, ils devaient nécessairement arriver à cette conclusion: que l’accident ne dure pas. En effet, si l’on admettait qu’il dure un certain temps et qu’ensuite il cesse d’être, cela donnerait lieu à demander quelle chose l’a fait cesser d’être; et si l’on répondait que c’est Dieu qui le fait cesser d’être quand il veut, cela ne pourrait être vrai selon leur opinion; car l’efficient ne fait pas le non-être, lequel n’a pas besoin d’efficient, mais c’est lorsque l’efficient s’abstient d’agir que l’effet cesse d’être [ce qui est vrai sous un certain rapport]. C’est pourquoi, ayant voulu soutenir qu’il n’y a point de loi naturelle qui nécessite l’existence ou la non-existence de quoi que ce soit, ils ont été amenés par là à dire que les accidents sont créés successivement. Selon les uns donc, lorsque Dieu veut que la substance cesse d’être, il n’y crée pas d’accident, et par là elle cesse d’être; d’autres cependant disent que, si Dieu voulait détruire le monde, il créerait l’accident de la destruction sans que celui-ci eût un substratum, et cette destruction neutraliserait l’existence du monde.
En vertu de cette proposition, ils ont soutenu que cette étoffe que nous croyons avoir teinte en rouge, ce n’est point nous qui l’avons teinte, mais c’est Dieu qui a fait naître cette couleur dans l’étoffe, au moment où celle-ci s’est unie à la couleur rouge; car, disent-ils, bien que nous croyions que cette couleur a (forcément) pénétré dans l’étoffe, il n’en est point ainsi. Au contraire (ajoutent-ils), c’est Dieu qui a établi comme une chose habituelle que cette couleur noire, par exemple, ne naquit qu’au moment où l’étoffe s’unît à l’indigo; cependant ce noir, que Dieu a créé au moment où la chose à noircir s’unissait à la couleur noire, ne reste pas, mais s’en va à l’instant même, et Dieu crée un autre noir. De même, Dieu s’est fait l’habitude de créer, après la disparition de ce noir, non pas une couleur rouge ou jaune, mais un noir semblable.
Conformément à cette hypothèse, ils ont soutenu que les connaissances que nous avons maintenant de certaine chose ne sauraient être les mêmes que celles que nous avions hier; que celles-ci, au contraire, se sont évanouies, et qu’il en a été créé d’autres semblables; et, s’il en est ainsi, disent-ils, c’est parce que la science est un accident. Et de même, celui qui croit que l’âme est un accident doit nécessairement admettre qu’il est créé dans chaque être animé cent mille âmes, par exemple, dans chaque minute; car, selon eux, comme tu le sais, le temps se compose d’instants indivisibles.
Ils soutiennent encore, en vertu de cette proposition, que, lorsque l’homme meut la plume, ce n’est pas l’homme qui la meut; car ce mouvement qui naît dans la plume est un accident que Dieu y a créé. De même, le mouvement de la main, qui dans notre opinion meut la plume, est un accident que Dieu a créé dans la main qui se meut; Dieu a seulement établi comme habitude que le mouvement de la main s’unît au mouvement de la plume, sans que pour cela la main ait une influence quelconque ou une causalité dans le mouvement de la plume, car, disentils, l’accident ne dépassse pas son substratum. Ils admettent donc d’un commun accord que cette étoffe blanche qu’on a descendue dans la cuve d’indigo et qui a été teinte, ce n’est pas l’indigo qui l’a rendue noire; car le noir est un accident dans le corps de l’indigo et ne saurait passer à un autre corps. Il n’y a absolument aucun corps qui exerce une action; le dernier efficient n’est autre que Dieu, et c’est lui qui a fait naître le noir dans le corps de l’étoffe, quand celle-ci s’est unie à l’indigo, car telle est l’habitude qu’il a établie. En somme, on ne peut dire aucunement: Telle chose est la cause de telle autre; c’est là l’opinion de la grande majorité (des Motécallemîn). Il y en a quelques uns qui ont admis la causalité, mais on les en a blâmés.
— Cependant, à l’égard des actions des hommes, ils sont divisés. La plupart d’entre eux, et (notamment) les Asch’ariyya en masse, sont d’avis que, pour le mouvement de cette plume, Dieu a créé quatre accidents qui ne servent point de cause les uns aux autres, et qui ne font que coexister ensemble. Le premier accident, c’est ma volonté de mouvoir la plume; le deuxième accident, c’est la faculté que j’ai de la mouvoir; le troisième accident, c’est le mouvement humain lui-même, je veux dire, le mouvement de la main; enfin, le quatrième accident, c’est le mouvement de la plume. En effet, ils prétendent que, lorsque l’homme veut quelque chose et qu’ensuite il le fait [du moins à ce qu’il croit], il lui a été créé d’abord la volonté, ensuite la faculté de faire ce qu’il voulait faire, et enfin l’action elle-même; car il n’agit point au moyen de la faculté créée dans lui, laquelle n’a point d’influence sur l’action.— Cependant les Mo’tazales disent qu’il agit au moyen de la faculté créée dans lui; et une partie des Asch’ariyya soutiennent que la faculté créée exerce une certaine influence sur l’action et y concourt, opinion qui a été blâmée. Cette volonté créée, selon l’opinion de tous, et de même la faculté créée et l’action créée, selon l’opinion de quelques uns, sont toutes des accidents sans durée; et c’est Dieu qui crée dans cette plume des mouvements les uns après les autres, ce qui se continue tant que la plume se meut. Pour qu’elle se repose, il faut que Dieu y crée également le repos, et il ne cesse d’y créer successivement le repos, tant que la plume reste en repos.
C’est ainsi que dans chacun de ces instants, je veux dire (dans chacun) de ces atomes du temps, Dieu crée un accident dans tout être individuel, soit ange, soit sphère céleste, etc., et cela se continue ainsi perpétuellement. C’est là, disent-ils, ce qui s’appelle véritablement croire que Dieu est efficient; et celui qui ne croit pas que Dieu agisse ainsi nie, selon eux, que Dieu soit efficient. Mais, selon moi et selon tout homme intelligent, c’est au sujet de pareilles croyances qu’on peut dire: Vous raillerez-vous de lui (Dieu) comme on se raille d’un mortel (Job, 13, 9)? Car c’est là en vérité de la pure raillerie.
La SEPTIÈME PROPOSITION, c’est qu’ils croient que les privations des capacités sont des choses (réelles) existant dans le corps et ajoutées à sa substance, que ce sont des accidents ayant également une existence (réelle) et qui, par conséquent, sont perpétuellement créés, de manière que, lorsque l’un disparaît, il en est créé un autre. En voici l’explication: Ils n’admettent pas que le repos soit la privation du mouvement, ni que la mort soit la privation de la vie, ni que la cécité soit la privation de la vue, ni (en général) qu’il y ait de semblables privations de capacités. Selon eux, au contraire, il en est du mouvement et du repos comme de la chaleur et du froid; et de même que la chaleur et le froid sont deux accidents existant dans deux sujets, celui qui est chaud et celui qui est froid, de même le mouvement est un accident créé dans ce qui se meut et le repos un accident que Dieu crée dans ce qui est en repos. Celui-ci non plus ne dure pas deux temps, comme on l’a déjà vu dans la proposition précédente; donc, dans ce corps en repos, Dieu, selon eux, crée le repos pour chacun de ses atomes, et un repos ayant disparu, il en crée un autre, aussi long-temps que cette chose est en repos. Il en est absolument de même, selon eux, de la science et de l’ignorance; car l’ignorance, selon eux, est un accident positif, et elle ne cesse de disparaître et d’être créée de nouveau tant que celui qui ignore une certaine chose reste dans son ignorance. Il en est encore absolument de même de la vie et de la mort. En effet, l’une et l’autre, selon eux, sont des accidents (au même titre), et ils disent clairement que, tant que l’être vivant reste vivant, il y a toujours une vie (instantanée) qui disparaît et une autre qui est créée; mais lorsque Dieu veut qu’il meure, il crée dans lui l’accident de la mort, à la suite de la (dernière) disparition de l’accident de vie, qui ne dure pas deux temps. Tout cela, ils le disent expressément;
et il s’ensuit nécessairement de cette hypothèse que l’accident de mort créé par Dieu disparaît également à l’instant même, et que Dieu crée (aussitôt) une autre mort, car sans cela la mort ne durerait pas. De même donc qu’il est créé vie sur vie, de même, il est créé mort sur mort. Cependant, je voudrais savoir jusqu’à quand Dieu créera l’accident de mort dans le mort! Est-ce tant qu’il conserve sa forme extérieure, ou tant qu’il reste un de ses atomes? Car l’accident de mort que Dieu crée, il le crée, comme ils le supposent, dans chacun de ces atomes. Or, nous trouvons des dents molaires de morts qui sont là depuis des milliers d’années, ce qui prouve que Dieu n’a pas réduit au néant cette substance, et que, par conséquent, il y crée l’accident de la mort pendant ces milliers d’années, de manière que, une mort disparaissant, il en crée une autre. Et telle est en effet l’opinion du plus grand nombre (des Motécallemîn).
Cependant une partie des Mo’tazales admettent que certaines privations de capacités ne sont point des choses positives; ils disent, au contraire, que l’impuissance est (réellement) la privation de la puissance et l’ignorance la privation de la science. Mais ils ne jugent pas ainsi à l’égard de toutes les privations, et ils n’admettent pas que les ténèbres soient la privation de la lumière, ni que le repos soit la privation du mouvement. Loin de là, ils voient dans ces privations en partie des choses positives et en partie des privations véritables, selon ce qui leur convient sous le rapport de leur croyance, comme ils l’ont fait aussi pour ce qui concerne la durée des accidents, (disant) que les uns durent un certain temps et que les autres ne durent pas deux instants; car leur but est en général de supposer un Être dont la nature soit conforme à nos opinions et à nos croyances.
La HUITIÈME PROPOSITION dit: «qu’il n’y a (partout) que substance et accident, et que les formes physiques sont également des accidents.» Voici l’explication de cette proposition: Tous les corps, selon eux, sont composés d’atomes pareils, comme nous l’avons exposé dans leur première proposition, et ne diffèrent les uns des autres que par les seuls accidents. Selon eux donc, la qualité d’animal, celle d’homme, la sensibilité, la raison, etc., sont des accidents au même titre que la blancheur, la noirceur, l’amertume et la douceur; de sorte que les individus d’espèces diverses ne diffèrent entre eux que comme les individus de la même espèce. Ils voient, par conséquent, dans le corps du ciel, et même dans celui des anges, et jusque dans celui du prétendu trône céleste, la même substance que dans un insecte quelconque de la terre ou dans une plante quelconque; toutes ces choses ne diffèrent entre elles que par les seuls accidents, et toutes ont pour substance les atomes.
La NEUVIÈME PROPOSITION dit: «que les accidents ne se portent pas les uns les autres.» On ne saurait donc dire, selon eux, que tel accident est porté par tel autre, et cet autre par la substance; mais tous les accidents sont portés, immédiatement et au même titre, par la substance même. Ce qu’ils veulent éviter par là, c’est d’être forcés d’admettre que le second accident ne saurait exister dans la substance qu’avec le premier qui l’y aurait précédé; car ils nient que cela ait lieu pour certains accidents, et ils s’efforcent d’inventer pour ces certains accidents la possibilité d’exister dans quelque substance que ce soit, sans que celle-ci soit déterminée par un autre accident, (et cela) conformément à leur opinion, savoir, que tous les accidents sont quelque chose qui détermine (la substance). D’autre part aussi, il faut que le sujet qui porte l’attribut reste toujours stable pendant un certain temps; or, comme d’après eux l’accident ne dure pas deux temps, c’est-à-dire, deux instants, comment se pourrait-il, d’après cette supposition, qu’il servît de substratum à autre chose?
La DIXIÈME PROPOSITION, c’est cette admissibilité dont ils parlent et qui est la base de la science du calâm. Écoute quelle en est la signification: Ils sont d’avis que tout ce qui est imaginable est aussi admissible pour la raison, (et ils disent) par exemple, que le globe terrestre pourrait devenir une sphère tournant en cercle et la sphère se transformer en globe terrestre, et qu’il est admissible pour la raison que cela puisse arriver; que la sphère du feu pourrait se mouvoir vers le centre et le globe terrestre vers la circonférence, et que, selon ce principe d’admissibilité rationnelle, l’un des deux lieux convient autant que l’autre à chacun de ces corps. De même, disent-ils, toute chose d’entre ces êtres que nous voyons pourrait être plus grande ou plus petite qu’elle n’est, ou se trouver, sous le rapport de la figure et du lieu, dans un état contraire au sien. Ainsi, par exemple, il pourrait y avoir un individu humain de la dimension d’une grande montagne, ayant plusieurs têtes et nageant dans l’air; ou bien il pourrait exister un éléphant de la dimension d’un moucheron et un moucheron de la dimension d’un éléphant; tout cela, disent-ils, est admissible pour la raison. Ce principe d’admissibilité s’applique avec conséquence à tout l’univers, et, pour tout ce qu’ils supposent de la sorte, ils disent: «On peut admettre qu’il en soit ainsi, et il est possible qu’il en soit ainsi, et il ne faut pas que telle chose soit plutôt de telle manière que de telle autre», sans considérer si la réalité répond à leur supposition; car, disent-ils, si cet être a des formes connues, des dimensions déterminées et des conditions fixes, qui ne subissent ni altération ni changement, ce n’est là qu’une simple habitude. Ainsi, par exemple, c’est l’habitude du souverain de ne traverser les rues de la ville que sur une monture, et on ne le voit jamais autrement, quoiqu’il ne soit pas inadmissible pour la raison qu’il puisse parcourir la ville à pied; au contraire, personne ne doute que cela ne soit possible, et on admet que cela peut arriver. De même, disent ils, c’est le cours de l’habitude que l’élément terrestre se meuve vers le centre et le feu vers le haut, ou bien que le feu brûle et que l’eau rafraîchisse; mais il n’est pas inadmissible pour la raison que cette habitude puisse changer, de sorte que le feu puisse rafraîchir et se mouvoir vers le bas, tout en étant le feu, et que de même l’eau puisse produire la chaleur et se mouvoir vers le haut, tout en étant l’eau. Telle est la base de tout leur raisonnement.
Néanmoins, ils conviennent d’un commun accord que la réunion des contraires dans un même sujet et au même instant est une chose absurde et impossible que la raison ne saurait admettre. De même, ils disent que l’existence d’une substance sans aucun accident, ou bien celle d’un accident sans substratum [admise par quelques uns], est une chose impossible que la raison ne saurait admettre. Enfin, ils disent de même que la substance ne saurait se transformer en accident, ni l’accident en substance, ni un corps pénétrer dans un autre corps; et ils affirment même que ce sont là des choses rationnellement impossibles.
A la vérité, (en disant) que toutes ces choses énumérées comme impossibles, on ne saurait se les figurer, et que, ce qu’ils ont appelé possible, on peut se le figurer, il y a là du vrai. Cependant, les philosophes (leur) disent: Si telle chose, vous l’appelez impossible parce qu’on ne saurait se l’imaginer, et que telle autre chose, vous l’appeliez possible parce qu’on peut se l’imaginer, alors ce qui vous paraît possible ne l’est que dans l’imagination, mais non pour la raison; par conséquent, dans cette proposition, vous considérez le nécessaire, l’admissible et l’absurde, tantôt au point de vue de l’imagination et non de la raison, et tantôt à celui du simple sens commun, comme l’a dit Abou-Naçr (al-Farâbi), en parlant de ce que les Motécallemîn appellent raison.
Il est donc clair que, pour eux, ce qu’on peut s’imaginer est possible [n’importe que la réalité lui soit conforme, ou ne le soit pas], et que tout ce qu’on ne saurait s’imaginer est impossible. Mais cette proposition ne peut se soutenir qu’au moyen des neuf propositions précédentes, et c’est pour celle-ci sans doute qu’on a été obligé d’établir d’abord celles-là. Cela résultera plus clairement de ce que je vais t’exposer, en te révélant ce qu’il y a au fond de ces choses, sous forme d’une discussion qui eut lieu entre un Motécallem et un philosophe:
Pourquoi, demanda le Motécallem au philosophe, trouvonsnous le corps de ce fer extrêmement solide et dur et de couleur noire, et le corps de ce beurre extrêmement tendre et mou et de couleur blanche?
C’est, lui répondit le philosophe, que tout corps naturel a deux espèces d’accidents: les uns lui surviennent du côté de sa matière, comme, par exemple, la santé et la maladie dans l’homme; les autres lui surviennent du côté de sa forme, comme, par exemple, l’étonnement et le rire do l’homme. Or, les matières des corps d’une composition achevée varient beaucoup selon les formes particulières à ces matières, de sorte que la substance du fer devient l’opposé de la substance du beurre, et qu’elles sont l’une et l’autre accompagnées des accidents différents que tu y vois; la dureté de l’une et la mollesse de l’autre sont donc des accidents qui tiennent à la diversité de leur forme respective, tandis que la noirceur et la blancheur sont des accidents qui tiennent à la diversité de leur matière dernière.
Mais le Motécallem renversa toute cette réponse au moyen de ses susdites propositions, ainsi que je vais te l’exposer: Il n’existe point, dit-il, de forme qui, comme vous le croyez, constitue la substance de manière à en faire des substances variées, mais il n’y a partout que des accidents [selon leur opinion, que nous avons exposée dans la VIIIe proposition]. Il n’y a point de différence, poursuivit-il, entre la substance du fer et celle du beurre; car tout est composé d’atomes pareils les uns aux autres. Et c’est là leur opinion que nous avons exposée dans la Ire proposition, de laquelle, comme nous l’avons expliqué, découlent nécessairement la IIe et la IIIe propositions; et de même on a besoin de la XIIe proposition pour établir l’existence des atomes. On ne saurait pas non plus admettre, selon le Motécallem, que telle substance possède certains accidents qui lui soient particuliers et par lesquels elle soit disposée et préparée à recevoir des accidents secondaires; car, selon lui, un accident ne saurait porter un autre accident, comme nous l’avons exposé dans la IXe proposition. L’accident n’a pas non plus de durée, ainsi que nous l’avons exposé dans la VIe proposition. — Le Motécallem étant ainsi parvenu, au moyen de ses propositions, à affirmer tout ce qu’il voulait, et ayant obtenu ce résultat: «que les substances du beurre et du fer sont pareilles et identiques, qu’il y a un seul et même rapport entre toute substance et tout accident, que telle substance n’est pas plus apte que telle autre à (recevoir) tel accident, et que, de même que tel atome n’est pas plus susceptible de mouvement que de repos, de même les atomes ne sont pas plus aptes les uns que les autres à recevoir l’accident de la vie ou celui de l’intelligence ou celui de la sensibilité [n’importe que le nombre des atomes (réunis) soit plus ou moins grand, car, selon l’opinion exposée dans la Ve proposition, l’accident existe dans chacun des atomes]», il résulte de toutes ces propositions que l’homme n’est pas plus apte à penser que le scarabée; et on a dû en venir à cette admissibilité dont ils parlent dans la présente proposition. C’est à cette proposition qu’aboutissaient tous leurs efforts; car elle se prête à merveille à toutes les hypothèses qu’on veut établir, ainsi qu’il va être exposé.
ANNOTATION. Sache, ô lecteur de ce traité! que, si tu es de ceux qui connaissent l’âme et ses facultés et que tu approfondisses chaque chose dans toute la réalité de son être, tu sauras que l’imagination appartient à la plupart des animaux; que, du moins pour ce qui est des animaux parfaits, je veux parler de ceux qui ont un cœur, il est évident qu’ils possèdent tous l’imagination, et que ce n’est pas par celle-ci que l’homme se distingue (des autres animaux). L’action de l’imagination n’est pas la même que celle de l’intelligence, mais lui est opposée. En effet, l’intelligence analyse les choses composées, en distingue les parties, les abstrait, se les représente dans leur réalité et avec leurs causes et perçoit ainsi dans un seul objet des choses nombreuses, aussi distinctes pour l’intelligence que deux individus humains sont des êtres distincts pour l’imagination. C’est par l’intelligence qu’on distingue ce qui est général de ce qui est individuel, et aucune démonstration ne peut avoir lieu qu’au moyen de ce qui est général; enfin c’est par l’intelligence qu’on sait (distinguer) l’attribut essentiel d’avec l’accidentel. Mais l’imagination ne peut accomplir aucune de ces actions; car elle ne perçoit que l’individuel et le composé dans son ensemble, tel que le perçoivent les sens, ou bien elle compose les choses qui dans la réalité sont séparées et qu’elle combine les unes avec les autres, et cet ensemble devient un corps ou une des facultés du corps. Ainsi, par exemple, on peut concevoir dans l’imagination un individu humain ayant une tête de cheval et des ailes, et d’autres (créations) semblables; et c’est là ce qu’on appelle une invention mensongère, car il n’y a absolument aucun être qui lui soit conforme. L’imagination ne peut, dans sa perception, se débarrasser en aucune façon de la matière, quand même elle ferait tous les efforts pour abstraire une forme; c’est pourquoi il ne faut point avoir égard à l’imagination.
—Écoute, combien (à cet égard) les sciences mathématiques sont instructives pour nous, et combien sont importantes les propositions que nous y puisons.
Sache qu’il y a certaines choses que l’homme, lorsqu’il les considère par son imagination, ne peut nullement se figurer, et qu’au contraire il trouve aussi impossibles pour l’imagination que le serait la réunion des contraires; et cependant, telle chose qu’il est impossible de s’imaginer, on peut établir par la démonstration qu’elle existe et en faire ressortir la réalité. Si, par exemple, tu t’imagines un grand globe de telle dimension que tu voudras, dusses-tu te l’imaginer aussi grand que le globe de la sphère environnante, qu’ensuite tu t’y imagines un axe qui en traverse le centre, et qu’enfin tu te figures deux hommes debout sur les deux extrémités de l’axe, de manière que leurs pieds soient posés dans la direction de l’axe et que celui-ci forme en quelque sorte avec les pieds une seule ligne droite, il faudra nécessairement que cet axe soit parallèle à l’horizon ou ne le soit pas; or, s’il est parallèle (à l’horizon), les deux hommes tomberont, et, s’il n’est pas parallèle, l’un d’eux, celui qui est en bas, tombera, et l’autre restera debout. Voilà du moins ce que se figure l’imagination. Or, il est démontré que la terre est de figure sphérique, et qu’aux deux extrémités de son axe il y a des pays habités. Chacun des habitants des deux extrémités a sa tête vers le ciel et ses pieds vers ceux de son antipode; et cependant il n’est point possible ni imaginable qu’aucun des deux puisse tomber, car ils ne sont pas l’un en haut et l’autre en bas, mais chacun des deux est en haut ou en bas par rapport à l’autre.—De même (pour citer un autre exemple), il a été démontré, dans le IIe livre des Sections coniques, qu’il y a deux lignes sortant (de certains points) et entre lesquelles il y a, à leur point de départ, une certaine distance qui diminue à mesure qu’elles se prolongent; de sorte qu’elles vont toujours se rapprochant l’une de l’autre sans pouvoir jamais se rencontrer, quand même on les prolongerait à l’infini, quoique cependant elles se rapprochent de plus en plus en se prolongeant. Voilà une chose qu’on ne saurait se figurer et que l’imagination ne saurait nullement concevoir. Ces deux lignes sont, l’une droite, l’autre courbe, ainsi qu’il est exposé à l’endroit cité. Il est donc démontré qu’il existe des choses qu’on ne peut s’imaginer, et qui (non seulement) ne sauraient être comprises par l’imagination, mais lui paraissent même impossibles. De même, il est démontré (d’autre part) que certaines choses que l’imagination affirmerait sont (en réalité) impossibles, comme, par exemple, que Dieu.soit un corps ou une faculté dans un corps; car, pour l’imagination, rien n’a de l’existence, si ce n’est un corps ou quelque chose dans un corps.
Il est donc clair qu’il existe autre chose par quoi on juge le nécessaire, le possible et l’impossible, et que ce n’est pas l’imagination. Et que cette étude est belle et d’un grand profit pour celui qui désire éviter le malheur de se laisser guider par l’imagination!
Il ne faut pas croire que les Motécallemîn ne s’aperçoivent de rien de tout cela; au contraire, ils en ont bien quelque sentiment et le savent si bien qu’ils appellent présomption et chimère ce qui, quoique impossible, est admis par l’imagination, comme, par exemple, que Dieu soit un corps, et souvent ils disent clairement que ces présomptions sont mensongères. C’est pourquoi ils ont eu recours aux neuf propositions que nous avons rapportées, afin de pouvoir affirmer cette dixième proposition, qui énonce l’admissibilité de toutes les choses imaginables qu’ils voulaient déclarer admissibles, et cela à la faveur (des hypothèses) de la parité des atomes et de la nature égale de tous les accidents, ainsi que nous l’avons exposé.
En y réfléchissant bien, on verra que cela peut donner lieu à une discussion difficile. En effet, il y a certaines idées qu’un tel pourra donner pour des conceptions de l’intelligence, tandis qu’un autre soutiendra qu’elles sont du domaine de l’imagination; et, dans ce cas, nous voudrions trouver un criterium pour distinguer les choses intelligibles des conceptions de l’imagination. Or, si le philosophe disait: «J’ai pour témoin l’être [comme il s’exprime] et c’est par lui que nous examinons le nécessaire, le possible et l’impossible», le théologien lui répondrait: «Mais c’est là précisément le point disputable; car moi je soutiens que cet être a été fait par la volonté (divine), et qu’il n’est pas le résultat de la nécessité; et, quoiqu’il soit fait de telle manière, il est admissible qu’il eût pu être fait différemment, à moins que la conception de l’intelligence ne décide qu’il ne saurait être autrement qu’il n’est, ainsi que tu le prétends.»
Tel est ce principe d’admissibilité, sur lequel je me réserve de revenir dans d’autres endroits de ce traité; et ce n’est pas là une chose qu’on doive se hâter de repousser entièrement et à la légère.
La ONZIÈME PROPOSITION dit: «que l’existence de l’infini (dans l’univers) est inadmissible, de quelque manière que ce soit.» En voici l’explication: Il a été démontré qu’il est impossible qu’il existe une grandeur infinie, ou bien qu’il existe des grandeurs dont le nombre soit infini [lors même que chacune d’elles serait une grandeur finie], en supposant toutefois que ces choses infinies existent simultanément. De même, il est inadmissible qu’il existe des causes à l’infini; je veux dire, qu’une chose servant de cause à une autre ait à son tour une autre cause et cette dernière encore une cause, et ainsi de suite jusqu’à l’infini, de sorte qu’il y eût là des choses nombreuses à l’infini existant en acte. Et peu importe que ce soient des corps ou des substances séparées, pourvu qu’elles servent de causes les unes aux autres. C’est là l’ordre physique essentiel, au sujet duquel il a été démontré que l’infini y est impossible.
Quant à l’infini existant en puissance ou accidentellement, on en a en partie démontré l’existence; ainsi, par exemple, on a démontré qu’une grandeur est virtuellement divisible jusqu’à l’infini, et que le temps l’est également. Mais en partie, cela donne lieu à la spéculation, comme, par exemple, l’existence de l’infini par succession, qu’on appelle aussi l’infini par accident, c’est-à-dire, quand une chose existe après qu’une autre a cessé d’exister, et cette autre, après qu’une troisième a cessé d’exister, et ainsi de suite (en remontant) à l’infini. C’est là un objet de spéculation très difficile.
Ceux qui prétendent avoir démontré l’éternité du monde soutiennent que le temps est infini, et il ne s’ensuit pour eux rien d’inadmissible, car, à mesure qu’une partie du temps se produit, une autre qui la précédait a disparu; et il en est de même, selon eux, de la succession des accidents qui surviennent à la matière jusqu’à l’infini, sans qu’il s’ensuive rien d’inadmissible, puisqu’ils n’existent pas tous simultanément, mais successivement, ce dont l’impossibilité n’a point été démontrée. Mais, selon les Motécallemîn, il est indifférent qu’on dise qu’il existe une grandeur infinie, ou qu’on dise que le corps et le temps sont divisibles à l’infini. Il est également indifférent, selon eux, (qu’on suppose) l’existence simultanée d’une série de choses infinies en nombre, en parlant, par exemple, des individus humains existant en ce moment, ou qu’on dise qu’il survient dans l’univers des choses d’un nombre infini, quoique disparaissant successivement, comme qui dirait, par exemple: Zéid et le fils de ’Amr, celui-ci le fils de Khâled, celui-ci le fils de Becr, et ainsi de suite (en remontant) à l’infini; car ceci est, selon eux, aussi inadmissible que le premier cas. Ces quatre classes de l’infini sont donc égales, selon eux. Pour ce qui est de la dernière classe, il y en a parmi eux qui croient devoir en prouver la vérité, je veux dire (qu’ils croient devoir) en démontrer l’impossibilité, par une méthode que je t’exposerai dans ce traité. D’autres disent que cela s’entend par soi-même, et que c’est quelque chose qu’on sait de prime abord et qui n’a pas besoin de démonstration. Or, s’il était manifestement inadmissible qu’il y eût des choses infinies par succession, dût même ce qui en existe maintenant être fini, l’éternité du monde se montrerait inadmissible de prime abord, sans qu’on eût besoin d’aucune autre proposition. Mais ce n’est pas ici le lieu d’examiner ce sujet.
La DOUZIÈME PROPOSITION dit: «que les sens ne donnent pas toujours la certitude.» En effet, les Motécallemîn suspectaient la perception des sens sous deux rapports. Premièrement, disentils, beaucoup d’objets sensibles leur échappent, soit à cause de la subtilité du corps perceptible [comme ils le disent au sujet (de l’hypothèse) des atomes et de ce qui s’ensuit, ainsi que nous l’avons exposé], soit parce qu’ils sont trop éloignés de celui qui veut les percevoir; ainsi l’homme ne peut ni voir, ni entendre, ni sentir, à la distance de plusieurs lieues, et de même le mouvement du ciel n’est point perceptible. Secondement, disentils, les sens se trompent dans leurs perceptions. Ainsi, par exemple, une chose qui est grande, l’homme la voit petite lorsqu’elle est éloignée de lui; la chose petite, il la voit grande quand elle est dans l’eau; enfin il voit en ligne brisée ce qui est droit, quand une partie est dans l’eau et l’autre hors de l’eau. De même, celui qui a la jaunisse voit les choses en jaune, et celui dont la langue s’est imbibée de bile jaune trouve les choses douces d’un goût amer. Ils énumèrent encore beaucoup de choses de ce genre; c’est pourquoi, disent-ils, on ne saurait se fier aux sens de manière à les prendre pour principe d’une démonstration.
Il ne faut pas croire que ce soit en vain que les Motécallemîn aient insisté sur cette proposition, de même que la plupart de ces (Motécallemîn) modernes croient que c’est sans nécessité que leurs devanciers se sont efforcés de soutenir (l’hypothèse de) l’atome. Au contraire, tout ce que jusqu’ici nous avons rapporté de leur part est nécessaire, et, lorsqu’on porte atteinte à une seule de ces propositions, tout le but est manqué. Quant à cette dernière proposition, elle est très nécessaire; car, quand la perception de nos sens est en contradiction avec ce qu’ils ont établi, ils disent qu’il ne faut pas avoir égard aux sens dès qu’une chose est démontrée au moyen de ce qu’ils appellent le témoignage de la raison. C’est ainsi qu’ils prétendent au sujet du mouvement, qui pourtant est continu, qu’il y entre des intervalles de repos, et que la meule se sépare en tournant; et ils prétendent encore que la blancheur (précédente) de cette étoffe a maintenant disparu, et que ceci est une autre blancheur. Ce sont là des choses en opposition avec ce que l’on voit; et (de même) il résulte de l’existence du vide heaucoup de choses qui toutes sont démenties par les sens. A tout cela ils répondent: «C’est une chose qui échappe aux sens», quand toutefois il est possible de répondre ainsi; pour d’autres choses, ils répondent que c’est une des nombreuses erreurs des sens.
Tu sais que ce sont là toutes des opinions anciennes professées par les Sophistes, ainsi que le rapporte Galien dans son livre des Facultés naturelles (en parlant) de ceux qui disent que les sens sont mensongers; il y a relaté (à ce sujet) tout ce que tu sais.
Après avoir parlé d’abord de ces propositions (des Motécallemîn), je vais exposer leurs méthodes relatives aux quatre questions dont il s’agit.
Chapter 74
Dans ce chapitre je te relaterai en résumé les preuves des Motécallemîn (établissant) que le monde est créé. Tu ne me demanderas pas d’en donner l’exposé dans leurs propres termes et avec leur prolixité; mais je te ferai connaître ce que chacun d’eux avait en vue et sa méthode d’argumentation pour affirmer la nouveauté du monde ou en nier l’éternité, et je te ferai remarquer brièvement les propositions employées pour chaque méthode. Si tu lis leurs livres prolixes et leurs ouvrages les plus célèbres, tu n’y trouveras absolument rien de plus que ce que mes paroles te feront comprendre de leur argumentation sur ce sujet; mais tu y trouveras un langage plus abondant et de belles et brillantes expressions. Quelquefois on y a employé la rime et les mots symétriques, et on y a fait choix des expressions les plus élégantes; et parfois aussi on y a employé un style obscur, dans le but d’étonner l’auditeur et d’effrayer celui qui en aborde la méditation. Tu trouveras aussi, dans leurs ouvrages, des répétitions, des questions douteuses qu’ils proposent et qu’ils prétendent avoir résolues, et des sorties fréquentes contre leurs adversaires.
PREMIÈRE MÉTHODE: Il y en a parmi eux qui soutiennent qu’en admettant une seule chose née, on peut démontrer que le monde est créé. Ainsi, par exemple, il est inadmissible que cet individu Zéid, qui d’abord était une molécule et qui ensuite s’est transformé successivement jusqu’à ce qu’il ait atteint sa perfection, se soit ainsi changé lui-même, et que ce soit lui qui ait produit en lui-même ces diverses métamorphoses. Au contraire, il y a eu en dehors de lui quelque chose qui l’a changé; et, par conséquent, il est démontré qu’il avait besoin d’un ouvrier qui organisât sa structure et lui fît subir diverses transformations. Il en est de même, par analogie, de ce palmier et de toute autre chose; et il en est de même encore, a-t-on dit, de l’ensemble de l’univers. Tu vois, par conséquent, que celui-ci croit que, de ce qu’on trouve avoir lieu dans un corps, il faut en tirer des conclusions pour tout autre corps.
DEUXIÈME MÉTHODE: Ils disent encore qu’en admettant la création d’un seul d’entre les individus qui se propagent par la génération, on peut démontrer que l’univers entier est créé. En voici l’explication: Ce Zéid, qui d’abord n’existait pas, a ensuite existé; toutefois, il n’a pu naître que par ’Amr, son père, et celui-ci, étant également né, n’a pu naître que par Khâled, le grand-père. Or, ce dernier étant également né, cela se continuera ainsi jusqu’à l’infini; mais ils ont posé en principe que l’existence de l’infini, même de cette manière, est inadmissible, comme nous l’avons exposé dans la XIe de leurs propositions. De même, si tu aboutissais, par exemple, à un premier individu sans père, qui serait Adam, il s’ensuivrait encore la question: «d’où est né cet Adam?» Si tu répondais, par exemple: «de la poussière», on demanderait nécessairement: «mais d’où est née cette poussière?» Que si, par exemple, on répondait: «de l’eau», on demanderait encore: «mais d’où est née cette eau?» Il est donc absolument nécessaire, disent-ils, que cela se continue ainsi à l’infini, ce qui est inadmissible; ou bien tu aboutiras à l’existence d’une chose sortie du néant absolu. Là est la vérité et là s’arrêteront les questions. C’est donc là une preuve, disent-ils, que le monde est sorti du néant absolu.
TROISIÈME MÉTHODE: Les atomes de l’univers, disent-ils, doivent nécessairement être ou réunis ou séparés, et il y en a qui tantôt se réunissent, tantôt se séparent. Or, il est clair et évident que, par rapport à leur essence, ce n’est ni la réunion seule, ni la séparation seule, qui leur compète; car, si leur essence et leur nature exigeaient qu’ils fussent seulement séparés, ils ne se réuniraient jamais, et de même, si leur essence et leur véritable caractère exigeaient qu’ils fussent seulement réunis, ils ne se sépareraient jamais. Ainsi donc, la séparation ne leur convient pas plus que la réunion, ni la réunion plus que la séparation; et par conséquent, s’ils sont en partie réunis et en partie séparés, et qu’en partie encore ils changent de condition, étant tantôt réunis et tantôt séparés, c’est là une preuve que ces atomes ont besoin de quelqu’un qui en réunisse ce qui doit se réunir et qui sépare ce qui doit être séparé. Par conséquent, disent-ils, c’est là une preuve que le monde est créé.—Il est clair que l’auteur de cette méthode s’est servi de la Ire d’entre leurs propositions et de tout ce qui s’ensuit.
QUATRIÈME MÉTHODE: L’univers entier, disent-ils, est composé de substance et d’accident et aucune substance n’est exempte d’un ou de plusieurs accidents; or, comme tous les accidents naissent, il faut que la substance qui les porte soit également née, car tout ce qui se joint aux choses nées et en est inséparable est également né. Par conséquent, le monde entier est né (ou créé). Que si quelqu’un disait: «peut-être la substance n’est-elle point née et peut-être n’y a-t-il que les accidents qui naissent en s’y succédant les uns aux autres jusqu’à l’infini», ils répondraient qu’il faudrait alors qu’il y eût un nombre infini de choses nées (successivement), ce qu’ils ont posé comme inadmissible.— Cette méthode passe chez eux pour la plus ingénieuse et la meilleure, de sorte que beaucoup y ont vu une (véritable) démonstration.
On a admis, pour cette méthode, trois hypothèses dont la nécessité n’échappera à aucun penseur: 1° Que l’infini par succession est inadmissible; 2° Que tout accident naît. Mais notre adversaire, qui soutient l’éternité du monde, nous contredit au sujet d’un des accidents, qui est le mouvement circulaire. En effet, Aristote soutient que le mouvement circulaire ne naît ni ne périt; c’est pourquoi, selon lui, le mobile qui a ce mouvement ne naît ni ne périt. Nous ne gagnons donc rien à établir la naissance des autres accidents; car notre adversaire ne conteste pas que ces derniers ne naissent, et il soutient qu’ils se succèdent tour à tour dans ce qui n’est point né. De même il soutient que ce seul accident, savoir, le mouvement circulaire [je veux dire, le mouvement de la sphère céleste], n’est point né et qu’il n’appartient à aucune des espèces des accidents nés. C’est donc cet accident seul qu’il faudrait examiner, afin de démontrer qu’il est (également) né. Enfin, la 3e hypothèse que l’auteur de cette méthode a admise est celle-ci: qu’il n’y a pas d’être sensible autre que la substance et l’accident; je veux dire, la substance simple (ou l’atome) avec les accidents qu’on lui prête. Cependant, si le corps était composé de matière et de forme, comme l’a démontré notre adversaire, il faudrait démontrer que la matière première et la forme première naissent et périssent, et c’est alors seulement qu’on pourrait établir une démonstration pour la nouveauté du monde.
Une CINQUIÈME MÉTHODE est celle de la détermination. Ils ont une très grande prédilection pour cette méthode, dont le sens revient à ce que je t’ai exposé au sujet de leur Xe proposition. Fixant la pensée sur l’ensemble du monde ou sur une de ses parties quelle qu’elle soit, on dit: Il est admissible que cette chose soit telle qu’elle est, par rapport à la figure et à la mesure, avec les accidents qui s’y trouvent et dans le temps et le lieu où elle se trouve; mais il est admissible aussi qu’elle eût pu être ou plus grande, ou plus petite, ou d’une figure différente, ou (accompagnée) de tels accidents, ou exister avant ou après l’époque de son existence, ou dans tel autre lieu. Or, comme elle est déterminée par une certaine figure, ou par une mesure, ou par un lieu, ou par un certain accident et par un temps particulier, bien qu’il soit admissible que tout cela eût pu être différemment, c’est là une preuve qu’il y a (un être) qui détermine librement (les choses) et qui a préféré l’un de ces deux cas admissibles. Par conséquent, l’ensemble du monde ou une de ses parties ayant besoin d’un être qui détermine, cela prouve que le monde est créé; car, peu importe que tu dises déterminant, ou efficient, ou créateur, ou producteur, ou novateur, ou agissant avec intention, tout cela n’a qu’un seul et même sens.
Entrant au sujet de cette méthode dans beaucoup de détails généraux et spéciaux, ils disent, par exemple: «Il ne convient pas plutôt à la terre d’être au dessous de l’eau que d’être au dessus d’elle; qui donc alors lui a assigné ce lieu? Il ne convient pas plutôt au soleil d’être rond que d’être carré ou triangulaire, car toutes les figures conviennent également aux corps doués de figures; qui donc alors a particularisé le soleil par cette figure?» Et c’est ainsi qu’ils considèrent les détails de l’univers entier; de sorte qu’en voyant des fleurs de différentes couleurs, ils en sont étonnés et trouvent là de quoi fortifier leur argumentation. En effet, disent-ils, cette terre étant une et cette eau une, pourquoi donc telle fleur est elle jaune et telle autre rouge? Cela peut-il avoir lieu autrement que par un être déterminant? et cet être déterminant est Dieu; donc, le monde entier a besoin d’un être qui en détermine l’ensemble, ainsi que chacune de ses parties, par une particularité quelconque.
Tout cela résulte (seulement) de l’acceptation de la Xe proposition; et il faut ajouter à cela que, parmi ceux-là même qui soutiennent l’éternité du monde, il y en a qui ne nous contestent pas la détermination, ainsi que nous l’exposerons. Mais, en somme, cette méthode me paraît la meilleure, et j’ai là-dessus une opinion que tu entendras (plus loin).
SIXIÈME MÉTHODE: Un des modernes a prétendu être tombé sur une très bonne méthode, meilleure que toutes celles qui précèdent, et qui est (puisée dans) la préférence accordée à l’être sur le non-être. Chacun, dit-il, accorde que l’existence du monde n’est que possible, car, s’il avait une existence nécessaire, il serait Dieu; or nous ne parlons ici qu’à celui qui, tout en professant l’éternité du monde, affirme cependant l’existence de Dieu. Le possible, c’est ce qui peut exister ou ne pas exister, et l’être ne lui convient pas plutôt que le non-être. Or, puisque ce dont l’existence n’est que possible existe (réellement), quoiqu’il y ait pour lui une égale raison pour être et pour ne pas être, c’est là une preuve qu’il y a quelque chose qui en a préféré l’existence à la non-existence. Voilà une méthode (qui peut paraître) très satisfaisante, mais qui n’est qu’une branche de celle de la détermination, qui précède, à cela près que celui-là a changé le mot déterminer en préférer, et qu’aux conditions de l’être il a substitué l’existence même de l’être. Mais, ou il a cherché à nous tromper, ou il s’est trompé lui-même sur le sens de cette thèse qui dit: que le monde est d’une existence possible; car notre adversaire, qui admet l’éternité du monde, lorsqu’il dit: «le monde est d’une existence possible», emploie le mot possible dans un sens autre que celui que lui donne le Motécallem, ainsi que nous l’exposerons. Ensuite, quand on dit que le monde a besoin de quelque chose qui en préfère l’existence à la non-existence, il y a là quelque chose de très erroné; car la préférence et la détermination ne peuvent s’appliquer qu’à un être quelconque capable de recevoir également l’une des deux qualités opposées ou différentes, de sorte qu’on puisse dire: puisque nous le trouvons dans telle condition et non pas dans telle autre, cela prouve qu’il y a là un ouvrier qui agit avec intention. Ainsi, par exemple, on dirait: Ce cuivre n’est pas plutôt apte à recevoir la forme d’une aiguière qu’à recevoir celle d’un chandelier; donc, si nous le trouvons chandelier ou aiguière, nous savons par là nécessairement qu’un (ouvrier) déterminant et agissant avec intention a eu en vue l’une de ces deux formes admissibles. Or, il est évident que le cuivre existait, et qu’avant l’action de celui qui a donné la préférence à l’une des deux formes admissibles qui lui sont attribuées, il n’y avait là de non existant que celles-ci. Mais, pour ce qui est de cet être au sujet duquel on n’est pas d’accord si son existence a toujours été et sera toujours telle qu’elle est, ou s’il a commencé à exister après le non-être (absolu), il ne peut nullement donner lieu à cette pensée; et on ne saurait demander: «Qui est celui qui en a préféré l’existence à la non-existence?» si ce n’est après avoir reconnu qu’il est arrivé à l’existence après ne pas avoir existé, ce qui est précisément la chose sur laquelle on n’est pas d’accord. Que si nous prenions son existence et sa non-existence pour quelque chose d’idéal, nous en reviendrions tout simplement à la Xe proposition, qui dit qu’il faut avoir égard seulement aux imaginations et aux idées, et non pas aux choses réelles et intelligibles; car l’adversaire, qui admet l’éternité du monde, pense qu’il en est de la supposition imaginaire de la non-existence du monde comme de la supposition de toute autre chose impossible qui nous viendrait à l’imagination. — Mais on n’a pas ici pour but de réfuter leurs opinions; j’ai voulu seulement t’exposer qu’il n’est pas vrai, comme on l’a prétendu, que cette méthode soit différente de celle qui précède, et qu’au contraire il en est de celle-ci comme de la précédente, en ce qu’elle suppose cette admissibilité qu’on connaît.
SEPTIÈME MÉTHODE: Un autre d’entre les modernes a soutenu qu’on peut établir la nouveauté du monde au moyen de la permanence des âmes admise par les philosophes. Si le monde, dit-il, était éternel, les hommes qui sont morts dans le passé illimité seraient d’un nombre infini; il y aurait donc des âmes infinies en nombre et qui existeraient simultanément. Or, il a été indubitablement démontré que cela est faux; je veux parler de l’existence simultanée de choses infinies en nombre.—Voilà une méthode bien singulière, qui démontre une chose obscure au moyen de ce qui est encore plus obscur; et c’est à cela qu’on peut appliquer à juste titre ce proverbe répandu chez les Syriens: «Ton garant a besoin lui-même d’un garant.» On dirait que pour celui-là la permanence des âmes est une chose démontrée et qu’il sait de quelle manière elles survivent (aux corps) et quelle est la chose qui survit, de sorte qu’il puisse tirer de là des arguments. Si cependant il n’a eu pour but que d’élever une objection contre l’adversaire qui admet l’éternité du monde tout en admettant la permanence des âmes, son objection ne serait fondée qu’à la condition que l’adversaire avouât aussi l’idée qu’on lui prête sur la permanence des âmes.
Quelques philosophes modernes ont résolu cette difficulté en disant: Les âmes qui survivent ne sont point des corps, de manière qu’elles aient un lieu et une situation et que l’infini soit incompatible avec leur manière d’exister. Mais toi, ta sais que ces choses séparées, je veux dire celles qui ne sont ni des corps, ni une faculté dans un corps, mais de pures intelligences, n’admettent en aucune façon la multiplicité, si ce n’est (dans ce sens) que les unes d’entre elles sont la cause de l’existence des autres, de sorte qu’elles ne se distinguent entre elles qu’en ce que telle est cause et telle autre effet. Or, ce qui survit de Zéid n’est ni la cause, ni l’effet, de ce qui survit de ’Amr; c’est pourquoi l’ensemble est un en nombre, comme l’a montré Abou-Becr ibn-al-Çâyeg, lui et d’autres qui se sont appliqués à parler de ces choses profondes. En somme, ce n’est pas dans des choses aussi obscures, que les esprits sont incapables de concevoir, qu’on doit prendre des prémisses pour démontrer d’autres choses.
Il faut savoir que tous ceux qui s’efforcent d’établir la nouveauté du monde ou d’en contester l’éternité, au moyen de ces méthodes du calâm, doivent nécessairement y employer l’une de ces deux propositions ou les deux à la fois; savoir, la Xe proposition [c’est-à-dire l’admissibilité rationnelle], afin d’établir qu’il y a un être déterminant, ou bien la XIe proposition, qui proclame l’inadmissibilité de l’infini par succession. Cette dernière proposition, ils cherchent à en constater la vérité de différentes manières. D’abord, l’argumentateur s’attache à une espèce quelconque (de créatures) dont les individus naissent et périssent, et, remontant dans son esprit au temps passé, il obtient ce résultat que, selon l’opinion qui admet l’éternité (du monde), les individus de ladite espèce (qui ont existé) à partir de telle époque et antérieurement dans le passé éternel sont infinis (en nombre), et que (d’autre part) les individus de cette même espèce (qui ont existé) à partir d’une époque postérieure, par exemple, de mille ans, à celle qui a été adoptée d’abord, et en remontant dans le passé éternel, sont également infinis; or, cette dernière totalité dépassant la première totalité de tout le nombre de ceux qui ont été nés pendant ces mille ans, ils prétendent, par cette considération, arriver à ce résultat: qu’il y aurait là un infini plus grand qu’un autre infini. Ils en font autant des révolutions de la sphère céleste et ils prétendent obtenir ce résultat: qu’il y aurait des révolutions infinies plus nombreuses que d’autres révolutions infinies. Quelquefois ils comparent aussi les révolutions d’une sphère avec celles d’une autre plus lentes et qui toutes sont infinies. Ils en font de même pour toute espèce d’accidents qui surviennent. Ils comptent donc (partout) les individualités qui n’existent plus et se les représentent comme si elles existaient et comme si c’étaient des choses délimitées; ensuite ils ajoutent à cette chose idéale ou en retranchent. Mais ce sont là des choses purement idéales et non réelles. Déjà Abou-Naçr al-Farâbi a détruit cette (onzième) proposition, en montrant ce qu’elle présentait d’erroné dans toutes ses applications particulières; ainsi qu’avec un examen impartial tu le trouveras clairement exposé dans son célèbre ouvrage sur les Êtres variables.
Ce sont là les principales méthodes des Motécallemîn pour établir la nouveauté du monde. Dès qu’ils ont établi par ces preuves que le monde est créé, il s’ensuit nécessairement qu’il a un ouvrier qui l’a créé avec intention, avec volonté et de son plein gré. Ensuite ils ont démontré, par (diverses) méthodes que nous t’exposerons dans le chapitre suivant, qu’il (le Créateur) est un.
Chapter 75
Je vais t’exposer aussi, dans ce chapitre, les preuves de l’unité (de Dieu) selon le système des Motécallemîn. Cet être, disent-ils, que l’univers indique, comme étant son ouvrier et son producteur, est un; et leurs méthodes principales pour établir l’unité sont au nombre de deux: la méthode de l’obstacle mutuel et celle de la diversité réciproque.
La PREMIÈRE MÉTHODE, savoir celle de l’obstacle mutuel, est celle qui est préférée par la grande majorité. Voici quel en est le sens: Si, dit-on, l’univers avait deux dieux, il faudrait que l’atome — qui (en principe) ne saurait être exempt de l’un de deux (accidents) opposés — fût dénué des deux à la fois, ce qui est inadmissible, ou bien que les deux opposés fussent réunis ensemble dans le même temps et dans le même substratum, ce qui est également inadmissible. Si, par exemple, l’atome ou les atomes que l’un (des deux dieux) voudrait maintenant faire chauds, l’autre voulait les faire froids, il s’ensuivrait, ou bien qu’ils ne seraient ni chauds ni froids, parce que les deux actions se feraient mutuellement obstacle — [ce qui est inadmissible, tout corps recevant l’un des deux accidents opposés] —, ou bien que le corps dont il s’agit serait à la fois chaud et froid (ce qui est impossible). De même, si l’un des deux voulait mettre en mouvement tel corps, il se pourrait que l’autre voulût le mettre en repos; et il s’ensuivrait qu’il ne serait ni en mouvement ni en repos, ou qu’il serait à la fois en mouvement et en repos. Cette espèce d’argumentation est basée sur la question de l’atome, qui est (l’objet de) leur Ire proposition, sur l’hypothèse de la création (perpétuelle) des accidents et sur la proposition qui dit que les privations des capacités sont des choses positives qui ont besoin d’un efficient. En effet, si quelqu’un disait que la matière inférieure, dans laquelle, selon l’opinion des philosophes, se succèdent la naissance et la destruction, est autre que la matière supérieure [c’est-à-dire, ce qui sert de substratum aux sphères célestes], comme cela a été démontré, et que l’on soutînt qu’il y a deux dieux, l’un gouvernant la matière inférieure et dont l’action ne s’étend point aux sphères, l’autre gouvernant les sphères et dont l’action ne s’étend point à la matière élémentaire, comme le prétendaient les dualistes, une telle opinion ne conduirait nullement à un obstacle mutuel. Et si l’on objectait que ce serait là attribuer une imperfection à chacun des deux, parce que l’un ne disposerait point de ce dont dispose l’autre, on pourrait répondre que cela ne constitue d’imperfection à l’égard d’aucun des deux; car cette chose à laquelle son action ne s’étend point est à son égard impossible, et ne pas pouvoir faire l’impossible ne constitue point d’imperfection dans l’ouvrier, de même que, pour nous autres unitaires, il n’y a point d’imperfection dans le Dieu unique en ce qu’il ne peut réunir les contraires dans un même sujet, et que son pouvoir ne s’étend ni à cela, ni à d’autres impossibilités semblables.
S’étant aperçus de la faiblesse de cette méthode, bien qu’il y eût quelque chose qui les y appelât, ils ont passé à une autre méthode.
DEUXIÈME MÉTHODE: S’il y avait deux dieux, disent-ils, il faudrait qu’ils eussent quelque chose qui leur appartînt en commun et quelque autre chose qui appartînt à l’un d’eux, sans appartenir à l’autre, et par quoi eût lieu leur diversité réciproque. C’est là une méthode philosophique et (véritablement) démonstrative, pourvu qu’on la poursuive et qu’on en ait exposé les prémisses. Je l’exposerai moi-même quand je rapporterai les opinions des philosophes sur cette matière. Mais cette méthode ne saurait être suivie selon le système de ceux qui admettent les attributs; car, selon eux, il y a dans l’être éternel des choses nombreuses, différentes les unes des autres, l’idée de la science étant pour eux autre chose que l’idée de la puissance, et de même l’idée de la puissance autre chose que l’idée de la volonté. Il ne serait donc pas impossible, avec ce système, que chacun des deux dieux renfermât plusieurs idées, de sorte que les unes, il les eût en commun avec l’autre (dieu), et que par les autres il en différât.
TROISÈME MÉTHODE: Il y a encore une autre méthode qui a besoin de l’une des hypothèses admises par les partisans de ce système. C’est que plusieurs d’entre eux (les Motécallemîn) — et ce sont les plus anciens — croient que Dieu veut par une volonté, laquelle n’est point une idée ajoutée à l’essence du Créateur, mais qui est une volonté sans substratum. Selon cette hypothèse que nous venons d’énoncer, mais dont il est difficile, comme tu le vois, de se former une idée, ils disent: La volonté unique qui n’est point dans un substratum ne saurait appartenir à deux; car, ajoutent-ils, une cause unique ne saurait produire deux résultats pour deux essences (différentes). C’est là, comme je te l’ai déjà fait observer, expliquer une chose obscure par ce qui est encore plus obscur. Cette volonté dont ils parlent, on ne saurait s’en former une idée; il y en a parmi eux qui la croient impossible, et ceux-là même qui l’admettent y reconnaissent des difficultés innombrables. Et cependant ils la prennent pour preuve de l’unité (de Dieu).
QUATRIÈME MÉTHODE: L’existence de l’action, disent-ils, prouve nécessairement qu’il y a un agent, mais ne nous prouve pas qu’il y ait plusieurs agents, n’importe qu’on prétende que Dieu soit deux, ou trois, ou vingt, ou de quelque nombre que ce soit; ce qui est clair et évident. Que si l’on objectait que cette preuve ne démontre point que la pluralité dans Dieu soit impossible, mais qu’elle démontre seulement qu’on en ignore le nombre, et que par conséquent il se peut également qu’il y ait un Dieu ou qu’il y en ait plusieurs, celui-là compléterait sa démonstration en disant: «Dans l’existence de Dieu il n’y a point de possibilité, mais il est (un être) nécessaire, et par conséquent la possibilité de la pluralité (dans Dieu) est inadmissible.» — Voilà de quelle manière argumente l’auteur de cette démonstration; mais l’erreur y est de toute évidence. En effet, c’est dans l’existence même de Dieu qu’il n’y a point de possibilité; mais, dans la connaissance que nous avons de lui, il y a bien possibilité; car, être possible pour la science, c’est autre chose que d’être possible en réalité. Il se pourrait donc que Dieu ne fût ni trois, comme le croient les chrétiens, ni un, comme nous le croyons, nous. — Cela est clair pour celui qui a appris à connaître de quelle manière les conclusions résultent des prémisses.
CINQUIÈME MÉTHODE: Un des modernes a prétendu avoir trouvé une méthode démonstrative pour (établir) l’unité; c’est celle dite du besoin, dont voici l’explication: Ou bien, dit-il, c’était chose facile pour un seul (dieu) de produire tout ce qui existe, et alors un second serait superflu et on n’en aurait pas besoin; ou bien cet univers ne pouvait être achevé et mis en ordre que par les deux ensemble, et alors chacun des deux, ayant besoin de l’autre, serait affecté d’impuissance et ne se suffirait pas lui-même. Ce n’est là autre chose qu’une branche (de la méthode) de l’obstacle mutuel,
et voici ce qu’on pourrait objecter à ce genre d’argumentation: On n’appelle point impuissant quiconque ne fait pas ce qu’il n’est pas dans sa nature de faire; car nous ne disons pas d’un individu humain quil soit faible parce qu’il ne peut pas remuer mille quintaux, et nous n’attribuons point d’impuissance à Dieu pour ne pas pouvoir se corporifier, ni créer son semblable, ni créer un carré dont le côté soit égal à la diagonale. De même, nous ne saurions dire qu’il soit impuissant parce qu’il ne créerait pas seul; car (selon l’hypothèse) il serait dans les conditions de l’être divin qu’il y eût deux dieux, et il n’y aurait point là de besoin (mutuel), mais plutôt une nécessité, et le contraire serait impossible. De même donc que, selon leur système, nous ne saurions dire que Dieu soit impuissant pour ne pouvoir produire un corps qu’en créant d’abord des atomes et en les réunissant par des accidents qu’il y crée, — chose que nous n’appelons point besoin ni impuissance, le contraire étant impossible, — de même le dualiste dira: Il est impossible que l’un (des deux dieux) agisse seul, et cela ne constitue d’impuissance à l’égard d’aucun des deux, car pour leur être c’est une condition essentielle d’être deux.
Il y en avait parmi eux qui, fatigués d’inventer des artifices, disaient que l’unité de Dieu doit être acceptée comme dogme religieux; mais les Motécallemîn ont fortement blâmé cela et ont montré du mépris pour celui qui l’a dit. Moi, cependant, je crois que celui d’entre eux qui a dit cela était un homme d’un esprit très droit et à qui il répugnait d’accepter des sophismes; n’ayant donc rien entendu dans leurs paroles qui fût réellement une démonstration, et ne se trouvant point l’esprit tranquillisé par ce qu’ils prétendaient en être une, il disait que c’était là une chose qu’on devait accepter comme tradition religieuse. En effet, ces gens-là n’ont reconnu à la nature aucune loi fixe dont on puisse tirer un argument véritable, ni n’ont concédé à l’intelligence aucune justesse innée au moyen de laquelle on puisse former des conclusions vraies. Tout cela a été fait avec intention afin de supposer un univers qui nous permette de démontrer ce qui n’est point démontrable; ce qui a eu pour résultat de nous rendre incapables de démontrer ce qui peut être démontré. Il ne reste qu’à en appeler à Dieu et aux hommes justes et doués d’intelligence.
Chapter 76
DE L’INCORPORALITÉ, SELON LE SYSTÈME DES MOTÉCALLEMÎN.
Les méthodes des Motécallemîn et leurs argumentations pour écarter la corporéité (de Dieu) sont très faibles, plus faibles que leurs preuves de l’unité; car, pour eux, l’incorporalité est comme une branche qui se rattache nécessairement à l’unité comme souche: «Le corps, disent-ils, n’est point un.» — Quant à celui qui repousse la corporéité par cette raison que le corps est nécessairement composé de matière et de forme [car c’est là une (véritable) composition, et il est évident que la composition est impossible dans l’essence de Dieu], je ne le considère point comme un Motécallem; car cette preuve n’est point basée sur les principes des Motécallemîn, mais c’est une démonstration vraie, basée sur la doctrine de la matière et de la forme et sur la conception de ces deux idées. C’est là une doctrine philosophique dont je parlerai plus loin, et que j’exposerai en rapportant les démonstrations des philosophes sur cette matière. Dans ce chapitre, nous avons seulement pour but de rapporter les preuves des Motécallemîn sur l’incorporalité, selon leurs propositions et leurs méthodes d’argumentation.
PREMIÈRE MÉTHODE: Si Dieu, disent-ils, était un corps, il faudrait nécessairement, ou bien que la véritable idée de la divinité résidât dans toutes les substances (simples) de ce corps, je veux dire dans chacun de ses atomes, ou bien qu’elle résidât dans un seul des atomes de ce corps. Or, si elle résidait dans un seul atome, à quoi serviraient les autres atomes? L’existence de ce corps n’aurait pas de sens. Si (au contraire) elle résidait dans chacun des atomes de ce corps, il y aurait là beaucoup de dieux, et non pas un seul dieu; mais on a déjà exposé qu’il n’y en a qu’un seul. Si tu examines cette démonstration, tu la trouveras basée sur la Ire et la Ve de leurs propositions. Mais on pourrait leur objecter: que le corps de Dieu n’est point composé de parcelles indivisibles, c’est-à-dire, qu’il n’est point composé de (petites) substances semblables à celles qu’il crée, comme vous le dites, mais qu’il est un corps unique et continu qui n’est susceptible de division que dans l’idée, et qu’il ne faut pas avoir égard aux fausses idées. C’est ainsi, en effet, que tu t’imagines que le corps du ciel est susceptible d’être déchiré et morcelé, tandis que le philosophe dit que ce n’est là que l’effet de l’imagination et (que c’est) juger par ce qui est visible [c.-à-d., par les corps qui existent près de nous] de ce qui est invisible.
LA DEUXIÈME MÉTHODE, qu’ils considèrent comme très importante, est (prise dans) l’impossibilité de la similitude. Dieu (disent-ils) ne saurait ressembler à aucune de ses créatures; mais, s’il était un corps, il ressemblerait aux autres corps. Ils s’étendent beaucoup sur ce sujet, et ils disent (entre autres): «Si nous disions (qu’il est) un corps, non comme les autres corps, ce serait là une contradiction; car tout corps est semblable à tout autre corps sous le rapport de la corporéité, et les corps ne diffèrent entre eux que sous d’autres rapports, c’est-à-dire, dans les accidents.» Il s’ensuivrait en outre, selon eux, que Dieu aurait créé son semblable.
Cette preuve peut se réfuter de deux manières. Premièrement, quelqu’un pourrait objecter: «Je n’accorde pas la non-similitude, car comment démontrerez-vous que Dieu ne saurait ressembler en rien à aucune de ses créatures? A moins, par Dieu! que vous ne vous en rapportiez à cet égard [je veux dire, pour ce qui concerne la négation de la similitude] à quelque texte d’un livre prophétique; mais alors l’incorporalité de Dieu serait une chose reçue par tradition, et non pas un objet de l’intelligence.» Et si l’on disait que Dieu, s’il ressemblait à quelque chose d’entre ses créatures, aurait créé son semblable, l’adversaire pourrait répondre: «Mais ce n’est pas son semblable sous toutes les faces; car je ne nie pas que la divinité renferme des idées nombreuses et qu’elle se présente sous plusieurs faces.» Et en effet, celui qui croit à la corporéité de Dieu ne conteste pas cela.
— Une seconde manière, qui est plus profonde, est celle-ci: Il est établi et avéré pour quiconque a étudié la philosophie et s’est plongé dans les systèmes des philosophes que, si l’on a (en même temps) appliqué le mot corps aux sphères célestes et à ces corps hyliques, ce n’est que par simple homonymie; car il n’y a là identité ni de matière, ni de forme, mais, au contraire, c’est également par homonymie que les mots matière et forme sont appliqués à ce qui est ici-bas et aux sphères célestes. S’il est vrai que la sphère céleste a indubitablement des dimensions, ce ne sont pas les dimensions en elles-mêmes qui font le corps, mais celui-ci est quelque chose qui est composé de matière et de forme. Or, si cela se dit à l’égard de la sphère céleste, à plus forte raison celui qui admet la corporéité pourra-t-il le dire à l’égard de Dieu. Il dira, en effet: Dieu est un corps ayant des dimensions; mais son essence, sa véritable nature et sa substance ne ressemblent à rien d’entre ses créatures, et ce n’est que par homonymie qu’on leur applique, à lui et à elles, le mot corps, de même que c’est par homonymie que, selon les vrais penseurs, on leur appplique, à lui et à elles, le mot être. Celui qui soutient la corporéité n’accorde pas non plus que tous les corps soient composés d’atomes pareils, mais il dit que Dieu est le créateur de tous ces corps, qui varient de substance et de nature; et de même que pour lui le corps de la fiente n’est pas (la même chose que) le corps du globe solaire, de même il dit que le corps de la lumière créée, je veux dire, de la schekhînâ, n’est pas le corps des sphères et des astres ni le corps de la schekhînâ, ou de la colonne de nuée créée, n’est, selon lui, le corps de Dieu. Ce corps, dit-il au contraire, est l’essence parfaite et sublime qui ne fut jamais composée, qui ne changea jamais et dont le changement est impossible; car, au contraire, ce corps a toujours nécessairement existé tel qu’il est, et c’est lui qui fait tout ce qui est en dehors de lui, selon son intention et sa volonté. — Je voudrais savoir comment ce système, quelque malade qu’il soit, pourrait être réfuté au moyen de leurs étonnantes méthodes que je t’ai fait connaître!
LA TROISIÈME MÉTHODE est celle-ci: Si Dieu, disent-ils, était un corps, il serait fini [ce qui est vrai], et s’il était fini, il aurait une certaine mesure et une certaine figure déterminée [ce qui est également une conséquence vraie]. Or, disent-ils, quelles que soient la mesure et la figure (qu’on suppose), Dieu, en tant que corps, pourrait être plus grand ou plus petit que cette mesure et avoir une figure différente de celle-là; si donc il est déterminé par une certaine mesure et une certaine figure, il a fallu pour cela un être déterminant. — Cette démonstration aussi, je l’ai entendu vanter par eux, bien qu’elle soit plus faible que tout ce qui précède, étant basée sur la Xe proposition, dont nous avons déjà exposé toutes les difficultés qu’elle présente à l’égard même des autres êtres [puisqu’on suppose qu’ils pourraient avoir une nature différente de celle qu’ils ont], et à plus forte raison à l’égard de Dieu. Il n’y a pas de différence entre ce raisonnement-ci et ce qu’ils disent au sujet de la préférence accordée à l’existence du monde sur sa non-existence, et qui (selon eux) prouverait qu’il y a un agent qui en a préféré l’existence à la non-existence, l’une et l’autre étant possibles. Or, si on leur demandait: pourquoi cela ne s’applique-t-il pas à Dieu et pourquoi ne dit-on pas que, puisqu’il existe, il doive y avoir un être qui en ait préféré l’existence à la non-existence? ils répondraient sans doute: c’est parce que cela conduirait à un enchaînement (infini) et qu’il faudrait nécessairement s’arrêter à un être nécessaire, dans lequel il n’y ait point de possibilité et qui n’ait pas besoin d’un autre être qui le fasse exister. Mais cette même réponse peut s’appliquer à la figure et à la mesure. En effet, pour que les figures et les mesures ne soient que d’une existence possible, il faut qu’elles s’appliquent à un être qui existe après ne pas avoir existé, et d’un tel être seulement on pourra dire: il était possible qu’il fût plus grand ou plus petit qu’il n’est réellement et qu’il eût une figure différente de celle qu’il a, de sorte qu’il avait absolument besoin d’un être déterminant. Mais, pour ce qui est de la figure et de la mesure de Dieu [loin de lui toute imperfection et assimilation!], le partisan de la corporéité dira: «Ce n’est point après ne pas avoir existé qu’il est arrivé à l’existence, de sorte qu’il ait eu besoin d’un être déterminant. Au contraire, son essence avec la mesure et la figure qu’elle a est ainsi d’une existence nécessaire; elle n’a point eu besoin d’un être qui la déterminât ni qui en préférât l’existence à la non-existence, car il n’y a en elle aucune possibilité de non-existence; et de même elle n’a point eu besoin d’un être qui lui donnât une figure et une mesure déterminées, car son existence était nécessaire de cette manière.»
Et maintenant, ô lecteur! si tu préfères la recherche de la vérité, si tu rejettes loin de toi la passion, la croyance sur autorité et la prévention pour ce que tu étais habitué à respecter, et si tu ne veux pas t’abuser toi-même, regarde à quoi sont réduits ces penseurs, ce qui leur est arrivé et ce qui est sorti d’eux; car ils sont comme quelqu’un qui s’échappe de la cendre brûlante (pour tomber) dans le feu. En effet, ils ont effacé toute loi naturelle et altéré la nature du ciel et de la terre, en prétendant que par ces propositions on peut démontrer que le monde est créé. Mais, loin d’avoir démontré la nouveauté du monde, ils nous ont détruit les démonstrations de l’existence, de l’unité et de l’incorporalité de Dieu; car les démonstrations par lesquelles tout cela devient clair ne peuvent être prises que dans la nature de l’être, telle qu’elle est établie, visible et perçue par les sens et l’intelligence.
Après avoir complétement résumé leurs paroles, nous allons rapporter aussi les propositions des philosophes et leurs démonstrations (établissant) que Dieu existe, qu’il est un et qu’il est impossible qu’il soit un corps; et cela, en leur accordant d’abord (l’hypothèse de) l’éternité du monde, bien que, pour nous, nous ne l’admettions pas. Ensuite, je te montrerai la méthode que, guidé par une spéculation vraie, j’ai adoptée moi-même pour compléter la démonstration de ces trois questions; et enfin, avec l’aide du Tout-Puissant, je reviendrai m’engager avec les philosophes dans ce qu’ils ont dit de l’éternité du monde.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
DU GUIDE DES ÉGARÉS.
Part 2
Introduction
AU NOM DE L’ÉTERNEL DIEU DE L’UNIVERS
Les propositions dont on a besoin pour établir l’existence de Dieu et pour démontrer qu’il n’est ni un corps, ni une force dans un corps, et qu’il est un [que son nom soit glorifié!], sont au nombre de vingt-cinq, qui, généralement démontrées, ne renferment rien de douteux; — (car) déjà Aristote et les péripatéticiens qui lui ont succédé ont abordé la démonstration de chacune d’elles. — Il y a (en outre) une proposition que nous leur accordons comme concession, parce que ce sera le moyen de démontrer les questions dont il s’agit, comme je l’exposerai; cette proposition, c’est l’éternité du monde.
PREMIÈRE PROPOSITION. — L’existence d’une grandeur infinie quelconque est inadmissible.
DEUXIÈME PROPOSITION. — L’existence d’un nombre infini de grandeurs est inadmissible, si l’on veut qu’elles existent (toutes) simultanément.
TROISIÈME PROPOSITION. — L’existence d’un nombre infini de causes et d’effets est inadmissible, lors même que ce ne seraient pas de grandeurs; ainsi, par exemple, il est évidemment inadmissible que telle intelligence ait pour cause une seconde intelligence, cette seconde une troisième, cette troisième une quatrième, et ainsi de suite jusqu’à l’infini.
QUATRIÈME PROPOSITION. — Le changement se trouve dans quatre catégories:
1° dans la catégorie de la substance, et le changement dont est susceptible la substance, c’est la naissance et la corruption;
2° dans la catégorie de la quantité, et ici c’est la croissance et le décroissement;
3° dans la catégorie de la qualité, ce qui est la transformation;
4° dans la catégorie du lieu, ce qui est le mouvement de translation; c’est à ce changement dans le lieu que s’applique en particulier le (terme de) mouvement.
CINQUIÈME PROPOSITION. — Tout mouvement est un changement et un passage de la puissance à l’acte.
SIXIÈME PROPOSITION. — Les mouvements sont tantôt essentiels (ou dans la chose en elle-même), tantôt accidentels, tantôt dus à la violence, tantôt partiels, et (dans ce dernier cas) c’est une espèce de (mouvement) accidentel. Essentiels, comme la translation du corps d’un endroit à un autre; accidentels, comme on dirait (par exemple) de la noirceur qui est dans tel corps, qu’elle s’est transportée d’un endroit à un autre; dus à la violence, comme lorsque la pierre se meut vers le haut par quelque chose qui l’y force; partiels, comme le mouvement du clou dans le navire: car lorsque le navire se meut, nous disons aussi que le clou se meut. Et ainsi, toutes les fois qu’une chose composée se meut tout entière, on dit aussi que sa partie se meut.
SEPTIÈME PROPOSITION. — Tout ce qui subit le changement est divisible; c’est pourquoi tout ce qui est mû est divisible et est nécessairement un corps. Tout ce qui n’est pas divisible n’est point mû, et, par conséquent, ne peut nullement être un corps.
HUITIÈME PROPOSITION. — Tout ce qui est mû accidentellement sera nécessairement en repos, son mouvement n’étant pas dans son essence; c’est pourquoi il est impossible qu’il accomplisse perpétuellement ce mouvement accidentel.
NEUVIÈME PROPOSITION. — Tout corps qui en meut un autre ne se meut qu’en étant mû lui-même au moment où il meut.
DIXIÈME PROPOSITION. — Tout ce dont on dit qu’il est dans un corps est de l’une de ces deux classes: c’est ou bien quelque chose qui subsiste par le corps, comme les accidents, ou bien quelque chose par quoi le corps subsiste, comme la forme physique; dans les deux cas, c’est une force (qui est) dans un corps.
ONZIÈME PROPOSITION. — Certaines choses qui subsistent par le corps se divisent par la division du corps, et sont, par conséquent, accidentellement divisibles, comme, par exemple, les couleurs et en général les forces répandues dans tout le corps. De même, certaines choses qui constituent l’être du corps ne se divisent en aucune manière, comme l’âme et l’intelligence.
DOUZIÈME PROPOSITION. — Toute force qui se trouve répandue dans un corps est finie, parce que le corps (lui-même) est fini.
TREIZIÈME PROPOSITION. — Rien dans les différentes espèces de changement ne peut être continu, si ce n’est le mouvement de translation, et dans celui-ci le (seul mouvement) circulaire.
QUATORZIÈME PROPOSITION. — Le mouvement de translation est antérieur à tous les mouvements et en est le premier selon la nature; car (même) la naissance et la corruption sont précédées d’une transformation; et la transformation (à son tour) est précédée d’un rapprochement entre ce qui transforme et ce qui doit être transformé; enfin, il n’y a ni croissance, ni décroissement, sans qu’il y ait d’abord naissance et corruption.
QUINZIÈME PROPOSITION. — Le temps est un accident qui accompagne le mouvement et qui lui est inhérent, et aucun des deux n’existe sans l’autre; un mouvement n’existe que dans un temps, et on ne saurait penser le temps qu’avec le mouvement. Par conséquent, tout ce pour quoi il n’existe pas de mouvement ne tombe pas sous le temps.
SEIZIÈME PROPOSITION. — Tout ce qui est incorporel n’admet point l’idée de nombre; à moins que ce ne soit une force dans un corps, de sorte qu’on puisse nombrer les forces individuelles en nombrant leurs matières ou leurs sujets. C’est pourquoi les choses séparées, qui ne sont ni un corps, ni une force dans un corps, n’admettent aucunement l’idée de nombre, si ce n’est (dans ce sens) qu’elles sont des causes et des effets (les unes des autres).
DIX-SEPTIÈME PROPOSITION. — Tout ce qui se meut a nécessairement un moteur. Ou bien il a un moteur en dehors de lui, comme la pierre que meut la main; ou bien il a son moteur dans lui-même, comme le corps de l’animal. Ce dernier est composé d’un moteur et d’un chose mue; c’est pourquoi, lorsque l’animal meurt, et qu’il est privé du moteur, qui est l’âme, la chose mue, qui est le corps, tout en restant telle qu’elle était, cesse aussitôt d’avoir ce mouvement. Mais, comme le moteur qui existe dans la chose mue est occulte et ne se manifeste pas pour les sens, on s’est imaginé que l’animal se meut sans moteur. Toute chose mue, qui a son moteur en elle même, est dite se mouvoir d’elle-même; ce qui veut dire que la force qui meut essentiellement ce qui en est mû se trouve dans son ensemble.
DIX HUITIÈME PROPOSITION. — Toutes les fois que quelque chose passe de la puissance à l’acte, ce qui l’y fait passer est autre chose que lui, et nécessairement est en dehors de lui: car, si ce qui fait passer (à l’acte) était dans lui, et qu’il n’y eût là aucun empêchement, il ne resterait pas un instant en puissance, mais serait toujours en acte. Que si, cependant, ce qui fait passer une chose (à l’acte) était dans elle, mais qu’il y eût existé un empêchement qui eût été enlevé, il n’y a pas de doute que ce qui a fait cesser l’empêchement ne soit ce qui a fait passer cette puissance à l’acte. Tâche de bien comprendre cela.
DIX-NEUVIÈME PROPOSITION. — Toute chose dont l’existence a une cause est, par rapport à sa propre essence, d’une existence possible: car, si ses causes sont présentes, elle existera; mais, si elles n’ont jamais été présentes, ou si elles ont disparu, ou enfin, si le rapport qui rendait nécessaire l’existence de la chose est changé, elle n’existera pas.
VINGTIÈME PROPOSITION. — Tout ce qui est d’une existence nécessaire, par rapport à sa propre essence, ne tient son existence, en aucune façon, d’une cause quelconque.
VINGT ET UNIÈME PROPOSITION. — Tout ce qui est un composé de deux idées différentes a nécessairement, dans cette composition même, la cause (immédiate) de son existence telle qu’elle est, et, par conséquent, n’est pas d’une existence nécessaire en lui-même: car il existe par l’existence de ses deux parties et de leur composition.
VINGT-DEUXIÈME PROPOSITION. — Tout corps est nécessairement composé de deux idées différentes et est nécessairement affecté d’accidents. Les deux idées qui en constituent l’être sont sa matière et sa forme; les accidents qui l’affectent sont la quantité, la figure et la situation.
VINGT-TROISIÈME PROPOSITION. — Tout ce qui est en puissance, de manière à avoir dans son essence même une certaine possibilité, peut, à un certain moment, ne pas exister en acte.
VINGT-QUATRIÈME PROPOSITION. — Tout ce qui est une chose quelconque en puissance a nécessairement une matière: car la possibilité est toujours dans la matière.
VINGT-CINQUIÈME PROPOSITION. — Les principes de la substance composée et individuelle sont la matière et la forme, et il faut nécessairement un agent, c’est-à-dire un moteur, qui ait mû le substratum afin de le disposer à recevoir la forme; et c’est ici le moteur prochain, qui dispose une matière individuelle quelconque.
C’est là nécessairement le point de départ pour la recherche sur le mouvement, le moteur et ce qui est mû. Toutes les explications nécessaires ont été données sur ce sujet et Aristote dit expressément: «La matière ne se meut pas elle-même.» C’est ici la proposition importante qui conduit à la recherche sur l’existence du premier moteur.
De ces vingt-cinq propositions que j’ai mises en tête, les unes sont claires au plus léger examen, et (ce sont) des propositions démonstratives et des notions premières, ou à peu près, (intelligibles) par le simple exposé que nous en avons fait; les autres ont besoin de démonstrations et de prémisses nombreuses, mais ont été déjà toutes démontrées d’une manière qui ne laisse pas de doute, (et cela) en partie dans le livre de l’Acroasis et dans ses commentaires, et en partie dans le livre de la Mêtaphysique et dans son commentaire. Je t’ai déjà fait savoir que j’ai pour but, dans ce traité, non pas d’y transcrire les livres des philosophes, ni d’y exposer les propositions les plus éloignées, mais d’y rapporter les propositions qui sont à notre portée et nécessaires pour notre sujet.
Aux propositions qui précèdent j’en ajouterai une qui implique l’éternité (du monde), et qu’Aristote prétend être vraie et tout ce qu’il y a de plus admissible; nous la lui concédons à titre d’hypothèse, jusqu’à ce que nous ayons pu exposer nos idées à cet égard.
Cette proposition, qui est LA VINGT-SIXIÈME, dit que le temps et le mouvement sont éternels, perpétuels, et toujours existant en acte.
De cette proposition donc, il s’ensuit nécessairement, selon lui, qu’il y a un corps ayant un mouvement éternel, toujours en acte, et c’est là le cinquième corps. C’est pourquoi il dit que le ciel ne naît ni ne périt: car le mouvement, selon lui, ne naît ni ne périt. En effet, dit-il, tout mouvement est nécessairement précédé d’un autre mouvement, soit de la même espèce, soit d’une autre espèce; et, quand on s’imagine que le mouvement local de l’animal n’est précédé absolument d’aucun autre mouvement, cela n’est pas vrai; car la cause qui fait qu’il (l’animal) se meut après avoir été en repos, remonte à certaines choses qui amènent ce mouvement local: c’est ou bien un changement de tempérament produisant (dans l’animal) le désir de chercher ce qui lui convient, ou de fuir ce qui lui est contraire, ou bien une imagination, ou enfin une opinion qui lui survient, de sorte que l’une de ces trois choses le mette en mouvement, chacune d’elles étant à son tour amenée par d’autres mouvements. Il dit de même que, dans tout ce qui survient, la possibilité de survenir précède dans le temps ce qui survient, et il en tire différentes conclusions pour confirmer sa proposition. — Selon cette proposition, le mobile qui est fini devra se mouvoir sur une étendue finie un nombre de fois infini, en retournant toujours sur la même étendue, ce qui n’est possible que dans le mouvement circulaire, comme cela est démontré par la treizième de ces propositions. Il s’ensuit que l’infini peut exister par manière de succession et pourvu qu’il n’y ait pas simultanéité.
Cette proposition, Aristote s’efforce toujours de la confirmer. Quant à moi, il me semble qu’il ne prétend nullement attribuer aux preuves dont il l’appuie une force démonstrative; mais elle est, selon lui, ce qu’il y a de plus admissible. Cependant, ses sectateurs et les commentateurs de ses écrits prétendent qu’elle est nécessaire et non pas seulement possible, et qu’elle a été démontrée. Chacun des Motécallemîn (au contraire) s’efforce d’établir qu’elle est impossible: car, disent-ils, on ne saurait se figurer qu’il puisse survenir, même successivement, des faits infinis (en nombre); et ils considèrent cela, en somme, comme une notion première. Ce qu’il me semble à moi, c’est que ladite proposition est possible, (et qu’elle n’est) ni nécessaire, comme le disent les commentateurs des paroles d’Aristote, ni impossible, comme le prétendent les Motécallemîn. Je n’ai pas pour but, en ce moment, d’exposer les preuves d’Aristote, ni de produire mes doutes contre lui, ni d’exposer mon opinion sur la nouveauté du monde; mais mon but, dans cet endroit, a été d’énumérer les propositions dont nous avons besoin pour nos trois questions. Après avoir mis en tête ces propositions et les avoir concédées, je commence à exposer ce qui en résulte.
Chapter 1
Il s’ensuit de la vingt-cinquième proposition qu’il y a un moteur qui a mis en mouvement la matière de ce qui naît et périt, pour qu’elle reçût la forme; et, si l’on cherche ce qui a mis en mouvement ce moteur prochain, il faudra nécessairement qu’on lui trouve (à son tour) un autre moteur, soit de son espèce, soit d’une autre espèce: car le mouvement se trouve dans les quatre catégories auxquelles on applique en général le (terme de) mouvement, ainsi que nous l’avons dit dans la quatrième proposition. Mais cela ne peut pas se continuer à l’infini, comme nous l’avons dit dans la troisième proposition. Or, nous trouvons que tout mouvement (ici-bas) aboutit au mouvement du cinquième corps, où il s’arrête. C’est de ce dernier mouvement que dérive, et à lui remonte par enchaînement, tout ce qui dans le monde inférieur tout entier imprime le mouvement et dispose (à la réception de la forme). La sphère céleste a le mouvement de translation, qui est antérieur à tous les mouvements, comme il a été dit dans la quatorzième proposition. De même, tout mouvement local (ici-bas) aboutit au mouvement de la sphère céleste. On peut dire, par exemple, que cette pierre qui se meut, c’est le bâton qui l’a mise en mouvement; le bâton a été mu par la main, la main par les tendons, les tendons ont été mus par les muscles, les muscles par les nerfs, les nerfs par la chaleur naturelle, et celle-ci enfin a été mue par la forme qui est dans elle, et qui, indubitablement, est le moteur premier. Ce moteur, ce qui l’a porté à mouvoir, aura été, par exemple, une opinion, à savoir, de faire arriver cette pierre, en la poussant avec le bâton, dans une lucarne, pour la boucher, afin que ce vent qui souffle ne pût pas pénétrer par là jusqu’à lui. Or, ce qui meut ce vent et ce qui produit son souffle, c’est le mouvement de la sphère céleste; et ainsi tu trouveras que toute cause de naissance et de corruption remonte au mouvement de la sphère céleste.
Quand (par notre pensée) nous sommes enfin arrivés à cette sphère, qui est (également) mue, il faut (disons nous) qu’elle ait à son tour un moteur, selon ce qui a été dit dans la dix-septième proposition. Son moteur ne peut qu’être ou dans elle ou en dehors d’elle; et c’est là une alternative nécessaire. S’il est en dehors d’elle, il doit nécessairement être, ou corporel, ou incorporel; dans ce dernier cas cependant, on ne dirait pas qu’il est en dehors d’elle, mais on dirait qu’il est séparé d’elle: car de ce qui est incorporel, on ne dit que par extension qu’il est en dehors du corps. Si son moteur, je veux dire celui de la sphère, est dans elle, il ne peut qu’être ou bien une force répandue dans tout son corps et divisible en même temps que ce dernier, comme la chaleur dans le feu, ou bien une force (située) dans lui, mais indivisible, comme l’âme et l’intelligence, ainsi qu’il a été dit dans la dixième proposition. Par conséquent, le moteur de la sphère céleste sera nécessairement une de ce ces quatre choses: ou un autre corps en dehors d’elle, ou un (être) séparé, ou une force répandue dans elle, ou une force indivisible.
Le premier (cas), qui suppose comme moteur de la sphère céleste un autre corps en dehors d’elle, est inadmissible, comme je vais le montrer. En effet, étant un corps, il sera mû lui-même en imprimant le mouvement, ainsi qu’il a été dit dans la neuvième proposition; or, comme ce sixième corps sera également mû en communiquant le mouvement, il faudra que ce soit un septième corps qui le meuve, et celui ci encore sera mû à son tour. Il s’ensuivra donc qu’il existe des corps d’un nombre infini, et que c’est par là que la sphère céleste se meut. Mais cela est inadmissible, comme il a été dit dans la deuxième proposition.
Le troisième cas, qui suppose comme moteur de la sphère céleste une force répandue dans elle, est également inadmissible, comme je vais le montrer. En effet, la sphère, étant un corps, est nécessairement finie, comme il résulte de la première proposition; sa force sera donc également finie, comme le dit la douzième, et elle se divisera par la division du corps, comme le dit la onzième. Elle ne pourra donc pas imprimer un mouvement, qui, comme nous l’avons posé dans la vingt-sixième proposition, serait infini.
Quant au quatrième cas, qui suppose comme moteur de la sphère céleste une force indivisible qui serait dans elle, comme par exemple l’âme humaine est dans l’homme, il est également inadmissible que ce moteur seul soit la cause du mouvement perpétuel, bien qu’il s’agisse d’une force indivisible. En effet, si c’était là son moteur premier, ce moteur cependant serait mû lui-même accidentellement, comme il a été dit dans la sixième proposition; mais j’ajoute ici une explication. Lorsque, par exemple, l’homme est mû par son âme, qui est sa forme, pour monter de la maison au pavillon supérieur, c’est son corps qui est mû essentiellement, et l’âme est le moteur premier essentiel. Mais cette dernière est mue accidentellement: car, quand le corps se transporte de la maison au pavillon, l’âme, qui était dans la maison, se transporte également et se trouve ensuite dans le pavillon. Cependant, lorsque l’âme cesse de mouvoir, ce qui est mû par elle, c’est-à-dire le corps, se trouve également en repos et (à son tour), par le repos du corps, cesse le mouvement accidentel qui était arrivé à l’âme. Or, tout ce qui est mû accidentellement sera nécessairement en repos, comme il a été dit dans la huitième (proposition); et, quand il sera en repos, ce qui est mû par lui le sera également. Il faut donc nécessairement que ce moteur premier ait une autre cause, en dehors de l’ensemble composé d’un moteur et d’une chose mue; si cette cause qui est le principe du mouvement est présente, le moteur premier qui est dans cet ensemble mettra en mouvement la partie mue; mais si elle est absente, cette dernière sera en repos. C’est pourquoi les corps des animaux ne se meuvent pas continuellement, quoi-qu’il y ait dans chacun d’eux un moteur premier indivisible: car leur moteur ne meut pas continuellement par son essence, et, au contraire, ce qui le porte à produire le mouvement, ce sont des choses en dehors de lui, soit (le désir) de chercher ce qui lui convient ou de fuir ce qui lui est contraire, soit une imagination, soit une conception, dans (les êtres) qui ont la conception. C’est par là seulement qu’il meut, et, en donnant le mouvement, il est mû lui-même accidentellement; il reviendra donc nécessairement au repos, comme nous l’avons dit. — Par conséquent, si le moteur de la sphère céleste se trouvait dans elle de cette manière, il ne serait pas possible qu’elle eût un mouvement perpétuel.
Si donc ce mouvement est continuel et éternel, comme l’a dit notre adversaire, — ce qui est possible, comme on l’a dit dans la treizième proposition, — il faudra nécessairement, selon cette opinion, admettre pour la cause première du mouvement de la sphère céleste, le deuxième cas, à savoir qu’elle est séparée de la sphère, et c’est ainsi que l’exige la (précédente) division.
Il est donc démontré que le moteur premier de la sphère céleste, si celle-ci a un mouvement éternel et continuel, ne peut être nullement ni un corps, ni une force dans un corps; de sorte que ce moteur n’a point de mouvement, ni essentiel, ni accidentel, et qu’à cause de cela aussi il n’est susceptible, ni de division, ni de changement, comme il a été dit dans la septième et dans la cinquième proposition. Et c’est là Dieu — que son nom soit glorifié! — je veux dire, (qu’il est) la cause première qui met en mouvement la sphère céleste.
Il est inadmissible qu’il soit deux ou plus: car les choses séparées, qui ne sont point corporelles, n’admettent pas la numération, si ce n’est (dans ce sens) qu’elles sont des causes et des effets les unes des autres, comme il a été dit dans la seizième (proposition). Il est clair aussi que, puisque le mouvement ne lui est pas applicable, il ne tombe pas non plus sous le temps, comme il a été dit dans la quinzième.
Cette spéculation nous a donc conduit (à établir), par une démonstration, que la sphère céleste ne saurait se donner elle-même le mouvement perpétuel, que la cause première qui lui imprime le mouvement n’est ni un corps, ni une force dans un corps, et qu’elle est une et non sujette au changement, son existence n’étant pas liée au temps. Ce sont là les trois questions que les meilleurs d’entre les philosophes ont décidées par démonstration.
DEUXIÈME SPÉCULATION de ces mêmes (philosophes). — Aristote a d’abord posé en principe que, si l’on trouve une chose composée de deux choses (distinctes), et que l’une des deux choses existe isolément en dehors de cette chose composée, il faut nécessairement que l’autre existe également en dehors de cette chose composée: car, si c’était une condition nécessaire de leur existence de n’exister qu’ensemble, comme il en est de la matière et de la forme physique, aucune des deux ne pourrait, d’une façon quelconque, exister sans l’autre. Ainsi donc, l’existence isolée de l’une des deux étant une preuve de leur indépendance mutuelle, il s’ensuit nécessairement que l’autre aussi existera (isolément). Si, par exemple, l’oxymel existe, et qu’en même temps le miel existe seul, il s’ensuit nécessairement que le vinaigre aussi existe seul. — Après avoir exposé cette proposition, il dit: Nous trouvons beaucoup de choses composées d’un moteur et de ce qui est mû, c’est-à-dire, qui meuvent autre chose et qui, en donnant le mouvement, sont mues elles-mêmes par autre chose; cela est clair pour toutes les choses intermédiaires dans le mouvement. Mais nous trouvons aussi une chose mue qui ne meut point, et c’est la dernière chose mue; par conséquent, il faut nécessairement qu’il existe aussi un moteur qui ne soit point mû, et c’est là le moteur premier. — Puis donc que le mouvement, dans lui, est impossible, il n’est ni divisible, ni un corps, et ne tombe pas non plus sous le temps, ainsi qu’il a été expliqué dans la précédente démonstration.
TROISIÈME SPÉCULATION PHILOSOPHIQUE sur ce sujet, empruntée aux paroles d’Aristote, quoique celui-ci l’ait produite dans un autre but. — Voici la suite du raisonnement: on ne saurait douter qu’il n’y ait des choses qui existent, et ce sont ces êtres perçus par les sens. On ne peut admettre au sujet des êtres que trois cas, et c’est là une division nécessaire: ou bien que tous les êtres ne naissent ni ne périssent; ou bien que tous ils naissent et périssent; ou bien qu’en partie ils naissent et périssent et qu’en partie ils ne naissent ni ne périssent. La premier cas est évidemment inadmissible: car nous voyons beaucoup d’êtres qui naissent et périssent. Le second cas est également inadmissible, comme je vais l’expliquer: En effet, si tout être était soumis à la naissance et à la corruption, chacun d’entre tous les êtres aurait la possibilité de périr; mais ce qui est possible pour l’espèce ne peut pas ne pas arriver nécessairement, comme tu le sais. Il s’ensuivrait de là que tous ils auraient nécessairement péri, je veux dire, tous les êtres. Or, après qu’ils auraient tous péri, il eût été impossible qu’il existât quelque chose: car il ne serait plus rien resté qui eût pu faire exister quelque chose; d’où il s’ensuivrait qu’en effet il n’existe absolument rien. Cependant, nous voyons des choses qui existent, et nous-mêmes nous existons. — Il s’ensuit donc nécessairement de cette spéculation que, s’il y a des êtres qui naissent et périssent, comme nous le voyons, il faut qu’il y ait aussi un être quelconque qui ne naisse ni ne périsse. Dans cet être qui ne naît ni ne périt, il n’y aura absolument aucune possibilité de périr; au contraire, il sera d’une existence nécessaire, et non pas d’une existence possible.
— On a dit ensuite: L’être nécessaire ne peut être tel que par rapport à lui-même, ou bien par rapport à sa cause; de sorte que (dans ce dernier cas) il pourrait, par rapport à lui-même, exister ou ne pas exister, tandis qu’il sera (d’une existence) nécessaire par rapport à sa cause, et que sa cause, par conséquent, sera le (véritable) être nécessaire, comme il a été dit dans la dix-neuvième (proposition). Il est donc démontré qu’il faut nécessairement qu’il existe un être dont l’existence soit nécessaire par rapport à lui-même, et que, sans lui, il n’existerait absolument rien, ni ce qui serait sujet à la naissance et à la corruption, ni ce qui ne le serait pas, — si toutefois il y a quelque chose qui existe de cette dernière manière, comme le soutient Aristote, je veux dire quelque chose qui ne soit pas sujet à la naissance et à la corruption, étant l’effet d’une cause dont l’existence est nécessaire. — C’est là une démonstration qui n’admet ni doute, ni réfutation, ni contradiction, si ce n’est pour celui qui ignore la méthode démonstrative.
Nous disons ensuite: L’existence de tout être nécessaire en lui-même doit nécessairement ne point avoir de cause, comme il a été dit dans la vingtième proposition; il n’y aura en lui absolument aucune multiplicité d’idées, comme il a été dit dans la vingt et unième proposition, d’où il s’ensuit qu’il ne sera ni un corps, ni une force dans un corps, comme il a été dit dans la vingt-deuxième. Il est donc démontré, par cette spéculation, qu’il y a un être qui, par sa propre essence même, est d’une existence nécessaire, et c’est celui dont l’existence n’a point de cause, dans lequel il n’y a point de composition, et qui, à cause de cela, n’est ni un corps, ni une force dans un corps; cet être est Dieu [que son nom soit glorifié!].
De même, on peut démontrer facilement qu’il est inadmissible que l’existence nécessaire par rapport à l’essence même appartienne à deux (êtres): car l’espèce d’être nécessaire serait alors une idée ajoutée à l’essence de chacun des deux, et aucun des deux ne serait plus un être nécessaire par sa seule essence; mais il le serait par cette seule idée qui constitue l’espèce de l’être et qui appartiendrait à l’un et à l’autre. — On peut démontrer de plusieurs manières que dans l’être nécessaire il ne peut y avoir de dualité en aucune façon, ni par similitude, ni par contrariété; la raison de tout cela est dans la simplicité pure et la perfection absolue (de cet être), — qui ne laisse point de place en dehors de son essence à quoi que ce soit de son espèce, — ainsi que dans l’absence totale de toute cause. Il n’y a donc (en lui) aucune association.
QUATRIÈME SPÉCULATION, également philosophique. — On sait que nous voyons continuellement des choses qui sont (d’abord) en puissance et qui passent à l’acte. Or, tout ce qui passe de la puissance à l’acte a en dehors de lui quelque chose qui l’y fait passer, comme il a été dit dans la dix-huitième proposition. Il est clair aussi que cet efficient était d’abord efficient en puissance avant de l’être en acte; et la raison pourquoi il n’était d’abord qu’en puissance est, ou bien dans un obstacle (provenant) de lui-même, ou bien dans (l’absence d’) un certain rapport manquant d’abord entre lui et la chose qu’il a fait passer (à l’acte), de sorte que, ce rapport existant, il a réellement fait passer (à l’acte). Chacun de ces deux cas exigeait nécessairement (à son tour) un efficient, ou quelque chose qui fit cesser l’obstacle; et on devra en dire autant du second efficient, ou de ce qui a fait cesser l’obstacle. Mais, cela ne pouvant s’étendre à l’infini, il faudra nécessairement arriver à quelque chose qui fait passer de la puissance à l’acte, en existant toujours dans le même état, et sans qu’il y ait en lui une puissance quelconque, je veux dire sans qu’il ait dans son essence même une chose quelconque (qui soit) en puissance: car, s’il y avait dans son essence même une possibilité, il pourrait cesser d’exister, comme il a été dit dans la vingt-troisième (proposition). Il est inadmissible aussi que cet être ait une matière; mais, au contraire, il sera séparé, comme il a été dit dans la vingt-quatrième (proposition). Cet être séparé, dans lequel il n’y a absolument aucune possibilité, mais qui existe (en acte) par son essence, c’est Dieu. Enfin, il est clair que, n’étant point un corps, il est un, comme il a été dit dans la seizième proposition.
Ce sont là toutes des méthodes démonstratives pour (établir) l’existence d’un Dieu unique, qui n’est ni un corps, ni une force dans un corps, (et cela) tout en admettant l’éternité du monde.
Il y a encore une autre méthode démonstrative pour écarter lacorporéité et établir l’unité (de Dieu): c’est que, s’il y avait deux dieux, il faudrait nécessairement qu’ils eussent quelque chose qui leur appartînt en commun, — savoir, la chose par laquelle chacun des deux méritât d’être (appelé) Dieu, — et quelque autre chose également nécessaire, par quoi eût lieu leur distinction réciproque et par quoi ils fussent deux. Mais alors, si chacun des deux avait quelque chose que n’eût pas l’autre, chacun des deux serait composé de deux idées, aucun des deux ne serait ni cause première, ni être nécessaire par lui-même, et chacun des deux aurait des causes, comme il a été exposé dans la dix-neuvième (proposition). Si, au contraire, la chose distinctive se trouvait seulement dans l’un des deux, celui qui aurait ces deux choses ne serait point un être nécessaire par lui-même.
Autre méthode pour (établir) l’unité. — Il a été établi par démonstration que tout l’univers est comme un seul individu, dont les parties sont liées les unes aux autres, et que les forces de la sphère céleste se répandent dans cette matière inférieure et la disposent. Cela étant établi, il est inadmissible qu’un dieu s’isole avec l’une des parties de cet être, et qu’un second dieu s’isole avec une autre partie: car elles sont liées l’une à l’autre. Il ne reste donc d’autre partage à faire, si ce n’est que l’un (des deux dieux) agisse dans un temps et l’autre dans un autre temps, ou bien qu’ils agissent toujours tous les deux ensemble, de sorte qu’aucune action ne puisse s’accomplir que par les deux ensemble. — Supposer que l’un agisse dans un temps et l’autre dans un autre temps, est impossible par plusieurs raisons. En effet, s’il se pouvait que, pendant le temps où l’un des deux agit, l’autre agît également, quelle serait la cause qui ferait que l’un agît et que l’autre fût oisif? Si, au contraire, il était impossible que l’un des deux agît dans le même temps où l’autre agit, cela supposerait une autre cause qui aurait fait qu’à l’un il fût possible d’agir, tandis qu’à l’autre cela fût impossible: car dans le temps même il n’y a pas de différence, et le substratum de l’action aussi est un seul dont les parties sont liées les unes aux autres, comme nous l’avons exposé. Ensuite, chacun des deux tomberait sous le temps: car son action serait liée au temps. Ensuite, chacun des deux passerait de la puissance à l’acte, au moment où il agirait, de sorte que chacun des deux aurait besoin de quelque chose qui le fît passer de la puissance à l’acte. Enfin, il y aurait dans l’essence de chacun des deux une possibilité. — Mais, supposer qu’ils opèrent toujours tous les deux ensemble tout ce qui se fait dans l’univers, de sorte que l’un n’agisse pas sans l’autre, c’est là également chose impossible, comme je vais l’expliquer. En effet, toutes les fois qu’une certaine action ne peut s’accomplir que par un ensemble (d’individus), aucun individu de cet ensemble n’est efficient absolu par son essence, et aucun n’est cause première pour l’action en question; mais, au contraire, la cause première est la réunion de l’ensemble. Mais il a été démontré que l’être nécessaire doit être absolument dénué de cause. Ensuite, la réunion de l’ensemble est (elle-même) un acte qui, à son tour, a besoin d’une autre cause, et c’est celle qui réunit l’ensemble. Or donc, si ce qui a réuni cet ensemble, sans lequel l’action ne peut s’accomplir, est (un être) unique, c’est là indubitablement Dieu. Si, au contraire, ce qui a réuni cet ensemble est à son tour un autre ensemble, il faudra pour ce second ensemble ce qu’il a fallu pour le premier ensemble. On arrivera donc nécessairement à un être unique, qui sera la cause de l’existence de cet univers unique, n’importe de quelle manière ce dernier existe: que ce soit par une création ex nihilo, ou par nécessité. — Il est donc clair aussi, par cette méthode, que l’unité de l’univers entier nous prouve que son auteur est un.
Autre méthode pour (établir) l’incorporalité. — 1° Tout corps est composé, comme il a été dit dans la vingt-deuxième (proposition), et tout composé suppose nécessairement un efíicient, qui est la cause de l’existence de sa forme dans sa matière. 2° Il est aussi parfaitement clair que tout corps est divisible et a des dimensions, et que, par conséquent, il est indubitablement un substratum pour des accidents. Ainsi donc, le corps ne peut être un, d’une part, parce qu’il est divisible, et d’autre part, parce qu’il est composé, je veux dire, parce qu’il y a une dualité dans le terme même (de corps): car tout corps n’est tel corps déterminé que par une idée ajoutée à l’idée de corps en général, et, par conséquent, il y a nécessairement en lui deux idées. Mais il a déjà été démontré que dans l’être nécessaire, il n’y a composition d’aucune façon.
Après avoir d’abord rapporté ces démonstrations, nous commencerons à exposer notre propre méthode, comme nous l’avons promis.
Chapter 2
Ce cinquième corps, qui est la sphère céleste, doit nécessairement être, ou bien quelque chose qui naît et périt [et il en sera de même du mouvement], ou bien quelque chose qui ne naît ni ne périt, comme le dit l’adversaire. Or, si la sphère céleste est une chose qui naît et périt, ce qui l’a fait exister après le non-être, c’est Dieu [que son nom soit glorifié!]; c’est là une notion première, car tout ce qui existe après ne pas avoir existé suppose nécessairement quelque chose qui l’ait appelé à l’existence, et il est inadmissible qu’il se soit fait exister lui-même. Si, au contraire, cette sphère n’a jamais cessé et ne cessera jamais de se mouvoir ainsi par un mouvement perpétuel et éternel, il faut, en vertu des propositions qui précèdent, que ce qui lui imprime le mouvement éternel ne soit ni un corps, ni une force dans un corps; et ce sera encore Dieu [que son nom soit glorifié!]. Il est donc clair que l’existence de Dieu [être nécessaire, sans cause, et dont l’existence est en elle-même exempte de toute possibilité] est démontrée par des preuves décisives et certaines, n’importe que le monde soit une création ex nihilo, ou qu’il ne le soit pas. De même, il est établi par des démonstrations qu’il (Dieu) est un et incorporel, comme nous l’avons dit précédemment: car la démonstration de son unité et de son incorporalité reste établie, n’importe que le monde soit, ou non, une création ex nihilo, comme nous l’avons exposé dans la troisième des méthodes philosophiques, et comme (ensuite) nous avons exposé (à part) l’incorporalité et l’unité par des méthodes philosophiques.
Il m’a paru bon d’achever les théories des philosophes en exposant leurs preuves pour l’existence des intelligences séparées, et de montrer qu’ils sont d’accord, en cela, avec les principes de notre religion: je veux parler de l’existence des anges. Après avoir achevé ce sujet, je reviendrai à l’argumentation que j’ai promise sur la nouveauté du monde: car nos principales preuves là-dessus ne seront solides et claires qu’après qu’on aura connu l’existence des intelligences séparées et les preuves sur lesquelles elle s’appuie. Mais, avant tout cela, il faut que je fasse une observation préliminaire, qui sera un flambeau pour éclaircir les obscurités de ce traité tout entier, tant des chapitres qui ont précédé que de ceux qui suivront, et cette observation, la voici:
OBSERVATION PRÉLIMINAIRE.
Sache que, dans ce traité, je n’ai pas eu pour but de composer (un ouvrage) sur la science physique, pas plus que d’analyser d’après certains systèmes les sujets de la science métaphysique, ou de reproduire les démonstrataions dont ils ont été l’objet. Je n’y ai pas eu non plus pour but de résumer et d’abréger (la science de) la disposition des sphères célestes, ni de faire connaître le nombre de ces dernières; car les livres qui ont été composés sur tout cela sont suffisants, et dussent-ils ne pas l’être pour un sujet quelconque, ce que je pourrais dire, moi, sur ce sujet ne vaudrait pas mieux que tout ce qui a été dit. Mon but dans ce traité n’a été autre que celui que je t’ai fait connaître dans son introduction; à savoir, d’expliquer les obscurités de la loi et de manifester les vrais sens de ses allégories, qui sont au dessus des intelligences vulgaires. C’est pourquoi, quand tu me verras parler de l’existence et du nombre des Intelligences séparées, ou du nombre des sphères et des causes de leurs mouvements, ou de la véritable idée de la matière et de la forme, ou de ce qu’il faut entendre par l’épanchement divin, ou d’autres choses semblables, il ne faudra pas que tu croies un seul instant que j’aie eu uniquement pour but d’examiner ce sujet philosophique; car ces sujets ont été traités dans beaucoup de livres, et on en a, pour la plupart, démontré la vérité. Mais j’ai seulement pour but de rapporter ce dont l’intelligence peut servir à éclaircir certaines obscurités de la Loi, et d’exposer brièvement tel sujet par la connaissance duquel beaucoup de difficultés peuvent être résolues.
Tu sais déjà, par l’introduction de ce traité, qu’il roule principalement sur l’explication de ce qu’il est possible de comprendre du Ma’asé beréschîth (récit de la Création) et du Ma’asé mercabâ (récit du char céleste), et sur l’éclaircissement des obscurités inhérentes à la prophétie et à la connaissance de Dieu. Toutes les fois que, dans un chapitre quelconque, tu me verras aborder l’explication d’un sujet qui déjà a été démontré soit dans la science physique, soit dans la science métaphysique, ou qui seulement a été présenté comme ce qu’il y a de plus admissible, ou un sujet qui se rattache à ce qui a été exposé dans les mathématiques, — tu sauras que ce sujet est nécessairement une clef pour comprendre une certaine chose des livres prophétiques, je veux dire de leurs allégories et de leurs mystères, et que c’est pour cela que je l’ai mentionné et clairement exposé, comme étant utile soit pour la connaissance du Ma’asé mercabâ et du Ma’asé beréschîth, soit pour l’explication d’un principe relatif au prophétisme ou à une opinion vraie quelconque qu’on doit admettre dans les croyances religieuses.
Après cette observation préliminaire, je reviens accomplir la tâche que je m’étais imposée.
Chapter 3
Sache que les opinions qu’émet Aristote sur les causes du mouvement des sphères, et dont il a conclu qu’il existe des Intelligences séparées, quoique ce soient des hypothèses non susceptibles d’une démonstration, sont cependant, d’entre les opinions qu’on peut énoncer, celles qui sont le moins sujettes au doute et qui se présentent avec le plus de méthode, comme le dit Alexandre dans (son traité) les Principes de toutes choses. Ce sont aussi des énoncés, qui, comme je l’exposerai, sont d’accord avec beaucoup d’entre ceux de la Loi, surtout selon l’explication des Midraschim les plus célèbres, qui, sans doute, appartiennent à nos sages. C’est pourquoi, je citerai ses opinions et ses preuves, afin d’en choisir ce qui est d’accord avec la Loi et conforme aux énoncés des sages [que leur mémoire soit bénie!].
Chapter 4
Que la sphère céleste est douée d’une âme, c’est ce qui devient clair quand on examine bien (la chose). Ce qui fait que celui qui entend cela le croit une chose difficile à comprendre, ou le rejette bien loin, c’est qu’il s’imagine que, lorsque nous disons douée d’une âme, il s’agit d’une âme comme celle de l’homme, ou comme celle de l’âne et du bœuf. Mais ce n’est pas là le sens de ces mots, par lesquels on veut dire seulement que son mouvement local prouve qu’elle a indubitablement dans elle un principe par lequel elle se meut, et ce principe, sans aucun doute, est une âme. En effet, — pour m’expliquer plus clairement, — il est inadmissible que son mouvement circulaire soit semblable au mouvement droit de la pierre vers le bas, ou du feu vers le haut, de sorte que le principe de ce mouvement soit une nature, et non pas une âme; car ce qui a ce mouvement naturel, le principe qui est dans lui le meut uniquement pour chercher son lieu (naturel), lorsqu’il se trouve dans un autre lieu, de sorte qu’il reste en repos dès qu’il est arrivé à son lieu, tandis que cette sphère céleste se meut circulairement (en restant toujours) à la même place. Mais il ne suffit pas qu’elle soit douée d’une âme, pour qu’elle doive se mouvoir ainsi; car tout ce qui est doué d’une âme ne se meut que par une nature, ou par une conception. — Par nature je veux dire ici (ce qui porte l’animal) à se diriger vers ce qui lui convient et à fuir ce qui lui est contraire, n’importe que ce qui le met ainsi en mouvement soit en dehors de lui, — comme, par exemple, lorsque l’animal fuit la chaleur du soleil, et que, ayant soif, il cherche le lieu de l’eau,— ou que son moteur soit l’imagination [car l’animal se meut aussi par la seule imagination de ce qui lui est contraire et de ce qui lui convient]. — Or, cette sphère ne se meut point dans le but de fuir ce qui lui est contraire ou de chercher ce qui lui convient; car le point vers lequel elle se meut est ausssi son point de départ, et chaque point de départ est aussi le point vers lequel elle se meut. Ensuite, si son mouvement avait ce but-là, il faudrait qu’arrivée au point vers lequel elle se meut, elle restât en repos; car si elle se mouvait pour chercher ou pour fuir quelque chose, sans qu’elle y parvînt jamais, le mouvement serait en vain. Son mouvement circulaire ne saurait donc avoir lieu qu’en vertu d’une certaine conception, qui lui impose de se mouvoir ainsi. Or, la conception n’a lieu qu’au moyen d’un intellect; la sphère céleste, par conséquent, est douée d’un intellect. Mais tout ce qui possède un intellect, par lequel il conçoit une certaine idée, et une âme, par laquelle il lui devient possible de se mouvoir, ne se meut pas (nécessairement) quand il conçoit (une idée); car la seule conception ne nécessite pas le mouvement. Ceci a été exposé dans la Philosophie première (ou dans la Métaphysique), et c’est clair aussi (en soi-même). En effet, tu trouveras par toi-même que tu conçois beaucoup de choses vers lesquelles aussi tu es capable de te mouvoir, et que cependant tu ne te meus pas vers elles, jusqu’à ce qu’il te survienne nécessairement un désir (qui t’entraîne) vers cette chose que tu as conçue, et alors seulement tu te meus pour obtenir ce que tu as conçu. Il est donc clair que ni l’âme par laquelle se fait le mouvement, ni l’intellect par lequel on conçoit la chose, ne suffisent pour produire le mouvement dont il s’agit jusqu’à ce qu’il s’y joigne un désir de la chose conçue. Il s’ensuit de là que la sphère céleste a le désir (de s’approcher) de ce qu’elle a conçu, à savoir de l’objet aimé, qui est Dieu [que son nom soit exalté!]. C’est à ce point de vue qu’on a dit que Dieu met en mouvement la sphère céleste, c’est-à-dire, que la sphère désire s’assimiler à l’objet de sa perception, et c’est là cette chose conçue (par elle), qui est d’une simplicité extrême, dans laquelle il ne survient absolument aucun changement, ni aucune situation nouvelle, et dont le bien émane continuellement. Mais la sphère céleste, en tant qu’elle est un corps, ne peut cela que parce que son action est le mouvement circulaire, pas autrement [car le plus haut point de perfection que le corps puisse atteindre, c’est d’avoir une action perpétuelle]. C’est là le mouvement le plus simple que le corps puisse posséder, et (cela étant) il ne survient aucun changement, ni dans son essence, ni dans l’épanchement des bienfaits qui résultent de son mouvement.
Aristote, après avoir reconnu tout cela, se livra à un nouvel examen, par lequel il trouva démonstrativement (qu’il y a) des sphères nombreuses, dont les mouvements respectifs diffèrent les uns des autres par la vitesse, par la lenteur, et par la direction, quoiqu’elles aient toutes en commun le mouvement circulaire. Cette étude physique le porta à croire que la chose que conçoit telle sphère, de manière à accomplir son mouvement rapide en un jour, doit nécessairement différer de celle que conçoit telle autre sphère, qui accomplit un seul mouvement en trente ans. Il en a donc décidément conclu qu’il y a des Intelligences séparées, du même nombre que celui des sphères, que chacune des sphères éprouve un désir pour cette intelligence, qui est son principe, et que celle-ci lui imprime le mouvement qui lui est propre, de sorte que telle intelligence (déterminée) met en mouvement telle sphère. Ni Aristote, ni aucun autre, n’a décidé que les intelligences soient au nombre de dix ou de cent; mais il a dit qu’elles sont du même nombre que les sphères. Or, comme on croyait, de son temps, que les sphères étaient au nombre de cinquante, Aristote dit: «S’il en est ainsi, les Intelligences séparées sont au nombre de cinquante.» Car les connaissances mathématiques étaient rares de son temps et ne s’étaient pas encore perfectionnées; on croyait que pour chaque mouvement il fallait une sphère, et on ne savait pas que l’inclinaison d’une seule sphère faisait naître plusieurs mouvements visibles, comme, par exemple, le mouvement de longitude, le mouvement de déclinaison, et aussi le mouvement (apparent) qu’on voit sur le cercle de l’horizon, dans l’amplitude des levants et des couchants. Mais ce n’est pas là notre but, et nous revenons à notre sujet.
Si les philosophes modernes ont dit que les Intelligences sont au nombre de dix, c’est qu’ils ont compté les globes ayant des astres et la sphère environnante, bien que quelques-uns de ces globes contiennent plusieurs sphères. Or, ils ont compté neuf globes, (à savoir) la sphère qui environne tout, celle des étoiles fixes, et les sphères des sept planètes. Quant à la dixième Intelligence, c’est l’intellect actif, dont l’existence est prouvée par nos intellects passant de la puissance à l’acte, et par les formes survenues aux êtres qui naissent et périssent, après qu’elles n’ont été dans leurs matières qu’en puissance. Car, tout ce qui passe de la puissance à l’acte a nécessairement en dehors de lui quelque chose qui l’y fait passer; et il faut que cet efficient soit de la même espèce que la chose sur laquelle il agit. En effet, le menuisier ne fait pas le coffre parce qu’il est artisan, mais parce qu’il a dans son esprit la forme du coffre; et c’est la forme du coffre, dans l’esprit du menuisier, qui a fait passer à l’acte et survenir au bois la forme (objective) du coffre. De même, sans aucun doute, ce qui donne la forme est une forme séparée, et ce qui donne l’existence à l’intellect est un intellect, à savoir l’intellect actif; de sorte que l’intellect actif est aux éléments et à ce qui en est composé, ce que chaque intelligence séparée, appartenant à une sphère quelconque, est à cette sphère, et que le rôle de l’intellect en acte existant dans nous, lequel est émané de l’intellect actif et par lequel nous percevons ce dernier, est le même que celui de l’intellect existant dans chaque sphère, lequel est émané de l’intelligence séparée, et par lequel elle (la sphère) perçoit l’intelligence séparée, la conçoit, désire s’assimiler à elle, et arrive ainsi au mouvement.
Il s’ensuit aussi pour lui ce qui déjà a été démontré, à savoir: que Dieu ne fait pas les choses par contact; quand (par exemple) il brûle, c’est par l’intermédiaire du feu, et celui-ci est mû par l’intermédiaire du mouvement de la sphère céleste, laquelle à son tour est mue par l’intermédiaire d’une Intelligence séparée. Les Intelligences sont donc les anges qui approchent (de Dieu), et par l’intermédiaire desquels les sphères sont mises en mouvement. Or, comme les Intelligences séparées ne sont pas susceptibles d’être nombrées sous le rapport de la diversité de leurs essences, — car elles sont incorporelles, — il s’ensuit que, d’après lui (Aristote), c’est Dieu qui a produit la première Intelligence, laquelle met en mouvement la première sphère, de la manière que nous avons exposée; l’Intelligence qui met en mouvement la deuxième sphère n’a pour cause et pour principe que la première Intelligence, et ainsi de suite; de sorte que l’Intelligence qui met en mouvement la sphère voisine de nous est la cause et le principe de l’intellect actif. Celui-ci est la dernière des Intelligences séparées, de même que les corps aussi, commençant par la sphère supérieure, finissent par les éléments et par ce qui se compose de ceux-ci. On ne saurait admettre que l’Intelligence qui met en mouvement la sphère supérieure soit elle-même l’Être nécessaire (absolu); car, comme elle a une chose de commun avec les autres Intelligences, à savoir, la mise en mouvement des corps (respectifs), et que toutes elles se distinguent les unes des autres par une autre chose, chacune des dix est (composée) de deux choses, et, par conséquent, il faut qu’il y ait une cause première pour le tout.
Telles sont les paroles d’Aristote et son opinion. Ses preuves sur ces choses ont été exposées, autant qu’elles peuvent l’être, dans les livres de ses successeurs. Ce qui résulte de toutes ses paroles, c’est que toutes les sphères célestes sont des corps vivants, possédant une âme et un intellect; qu’elles conçoivent et perçoivent Dieu, et qu’elles perçoivent aussi leurs principes; enfin, qu’il existe des Intelligences séparées, absolument incorporelles, qui toutes sont émanées de Dieu, et qui sont les intermédiaires entre Dieu et tous ces corps (cèlestes).
— Et maintenant je vais t’exposer, dans les chapitres suivants, ce que notre Loi renferme, soit de conforme, soit de contraire à ces opinions.
Chapter 5
Que les sphères célestes sont vivantes et raisonnables, je veux dire (des êtres) qui perçoivent, c’est ce qui est aussi (proclamé) par la Loi une chose vraie et certaine; (c’est-à-dire) qu’elles ne sont pas des corps morts, comme le feu et la terre, ainsi que le croient les ignorants, mais qu’elles sont, comme disent les philosophes, des êtres animés, obéissant à leur maître, le louant et le glorifiant de la manière la plus éclatante. On a dit: Les cieux racontent la gloire de Dieu, etc. (Ps XIX, 2); et combien serait il éloigné de la conception de la vérité celui qui croirait que c’est ici une simple métaphore! car la langue hébraïque n’a pu employer à la fois les verbes הגּיד (annoncer) et ספּר (raconter) qu’en parlant d’un Être doué d’intelligence. Ce qui prouve avec évidence que (le Psalmiste) parle ici de quelque chose qui leur est inhérent à elles-mêmes, je veux dire aux sphères, et non pas de quelque chose que les hommes leur attribuent, c’est qu’il dit: Ni discours, ni paroles; leur voix n’est pas entendue (Ibid., v. 4); il exprime donc clairement qu’il parle d’elles-mêmes (en disant) qu’elles louent Dieu et qu’elles racontent ses merveilles sans le langage des lèvres et de la langue. Et c’est la vérité; car celui qui loue par la parole ne fait qu’annoncer ce qu’il a conçu, mais c’est dans cette conception même que consiste la vraie louange, et, si on l’exprime, c’est pour en donner connaissance aux autres, ou pour manifester qu’on a eu soi-même une certaine perception. On a dit (à ce sujet): Dites (pensez) dans votre cœur, sur votre couche, et demeurez silencieux (Ps. IV, 5), ainsi que nous l’avons déjà exposé. Cette preuve, tirée de l’Écriture sainte, ne sera contestée que par un homme ignorant ou qui aime à contrarier.
Quant à l’opinion des docteurs à cet égard, elle n’a besoin, je crois, ni d’explication, ni de preuve. Tu n’as qu’à considérer leur rédaction de la bénediction de la lune, et ce qui est souvent répété dans les prières, ainsi que les textes des Midraschim sur ces passages: Et les armées célestes se prosternent devant toi (Néhémie, IX, 6); Quand les étoiles du matin chantaient ensemble et que les fils de Dieu faisaient éclater leur joie (Job. XXXVIII, 7). Ils y reviennent souvent dans leurs discours Voici comment ils s’expriment, dans le Beréschîth rabbâ, sur cette parole de Dieu: Et la terre était TOHOU et BOHOU (Gen. I, 2): «Elle était tohâ et bohâ [c’est-à-dire, la terre se lamentait et se désolait de son malheureux sort]; moi et eux, disait-elle, nous avons été créés ensemble [c’est-à-dire, la terre et les cieux]; mais les choses supérieures sont vivantes, tandis que les choses inférieures sont mortes.» Ils disent donc clairement aussi que les cieux sont des corps vivants, et non pas des corps morts, comme les éléments.
Ainsi donc il est clair que, si Aristote a dit que la sphère céleste a la perception et la conception, cela est conforme aux paroles de nos prophètes et des soutiens de notre Loi, qui sont les docteurs.
Il faut savoir aussi que tous les philosophes conviennent que le régime de ce bas monde s’accomplit par la force qui de la sphère céleste découle sur lui, ainsi que nous l’avons dit, et que les sphères perçoivent et connaissent les choses qu’elles régissent. Et c’est ce que la Loi a également exprimé en disant (des armées célestes): que Dieu les a données en partage à tous les peuples (Deut. IV, 19), ce qui veut dire qu’il en a fait des intermédiaires pour gouverner les créatures, et non pour qu’elles fussent adorées. On a encore dit clairement: Et pour dominer (ולמשל) sur le jour et sur la nuit, et pour séparer, etc. (Gen. I. 18); car le verbe משל signifie dominer en gouvernant. C’est là une idée ajoutée à celle de la lumière et des ténèbres, qui sont la cause prochaine de la naissance et de la destruction; car de l’idée de la lumière et des ténèbres (produites par les astres) on a dit: et pour séparer la lumière des ténèbres (Ibid.). Or, il est inadmissible que celui qui gouverne une chose n’ait pas la connaissance de cette chose, dès qu’on s’est pénétré du véritable sens qu’a ici le mot gouverner.
Nous nous étendrons encore ailleurs sur ce sujet.
Chapter 6
Quant à l’existence des anges, c’est une chose pour laquelle il n’est pas nécessaire d’alléguer une preuve de l’Ecriture; car la Loi se prononce à cet égard dans beaucoup d’endroits. Tu sais déjà qu’ÉLOHIM est le nom des juges (ou des gouvernants); p. ex. devant les Elohîm (juges) viendra la cause des deux (Exod. XXII, 9). C’est pourquoi ce nom a été métaphoriquement employé pour (désigner) les anges, et aussi pour Dieu, parce qu’il est le juge (ou le dominateur) des anges; et c’est pourquoi aussi on a dit (Deut. X, 17): Car l’Eternel votre Dieu, ce qui est une allocution à tout le genre humain; et ensuite: Il est le Dieu des dieux, c’est-à-dire le dieu des anges, et le Seigneur des seigneurs, c’est-à-dire le maître des sphères et des astres, qui sont les seigneurs de tous les autres corps. C’est là le vrai sens, et les mots élohîm (dieux) et adonîm (seigneurs) ne sauraient désigner ici des êtres humains; car ceux-ci seraient trop infimes pour cela; et d’ailleurs les mots votre Dieu embrassent déjà toute l’espèce humaine, la partie dominante comme la partie dominée. — Il ne se peut pas non plus qu’on ait voulu dire par là que Dieu est le maître de tout ce qui, en fait (de statues) de pierre et de bois, est réputé une divinité; car ce ne serait pas glorifier et magnifier Dieu que d’en faire le maître de la pierre, du bois et d’un morceau de métal. Mais ce qu’on a voulu dire, c’est que Dieu est le dominateur des dominateurs, c’est-à-dire des anges, et le maître des sphères célestes.
Nous avons déjà donné précédemment, dans ce traité, un chapitre où l’on expose que les anges ne sont pas des corps. C’est aussi ce qu’a dit Aristote; seulement il y a ici une différence de dénomination: lui, il dit Intelligences séparées, tandis que nous, nous disons anges. Quant à ce qu’il dit, que ces Intelligences séparées sont aussi des intermédiaires entre Dieu et les (autres) êtres et que c’est par leur intermédiaire que sont mues les sphères, — ce qui est la cause de la naissance de tout ce qui naît, — c’est là aussi ce que proclament tous les livres (sacrés); car tu n’y trouveras jamais que Dieu fasse quelque chose autrement que par l’intermédiaire d’un ange. Tu sais que le mot MALAKH (ange) signifie messager; quiconque donc exécute un ordre est un malâkh, de sorte que les mouvements de l’animal même irraisonnable s’accomplissent, selon le texte de l’Écriture, par l’intermédiaire d’un malâkh, quand ce mouvement est conforme au but qu’avait Dieu, qui a mis dans l’animal une force par laquelle il accomplit ce mouvement. On lit, p. ex.: Mon Dieu a envoyé son ange (MALAKHEH) et a fermé la gueule des lions, qui ne m’ont fait aucun mal (Daniel, VI, 22); et de même tous les mouvements de l’ânesse de Balaam se firent par l’intermédiaire d’un MALAKH. Les éléments mêmes sont nommés MALAKHÎM (anges ou messagers); p. ex.: Il fait des vents ses messagers (MALAKHÂW) et du feu flamboyant ses serviteurs. (Ps. CIV, 4). Il est donc clair que le mot MALAKH s’applique: 1° au messager d’entre les hommes, p. ex.: Et Jacob envoya des MALAKHÎM ou des messagers (Gen. XXXII, 3); 2° au prophète, p. ex.: Et un MALAKH de l’Eternel monta de Guilgal à Bokhîm (Juges II, 1); Il envoya un MALAKH et nous fit sortir d’Egypte (Nom. XX, 16); 3° aux Intelligences séparées qui se révèlent aux prophètes dans la vision prophétique; enfin 4° aux facultés animales, comme nous l’exposerons.
Ici, nous parlons seulement des anges, qui sont des Intelligences séparées; et certes notre Loi ne disconvient pas que Dieu gouverne ce monde par l’intermédiaire des anges. Voici comment s’expriment les docteurs sur les paroles de la Loi: Faisons l’homme à notre image (Gen. I, 26), Eh bien, descendons (Ibid. XI, 7), où on emploie le pluriel: «Si, disent-ils, il est permis de parler ainsi, le Très-Saint ne fait aucune chose qu’après avoir regardé la famille supérieure.» Le mot regardé est bien remarquable; car Platon a dit, dans ces mêmes termes, que Dieu ayant-regardé le monde des intelligences, ce fut de celui-ci qu’émana l’être. Dans quelques endroits, ils disent simplement: «le Très-Saint ne fait aucune chose qu’après avoir consulté la famille supérieure.» Le mot פמליא (familia) signifie armée dans la langue grecque. On a dit encore dans le Beréschîth rabbâ, ainsi que dans le Midrasch Kohéleth, (sur les mots) ce qu’ils ont déjà fait (Ecclésiaste II, 12): «On ne dit pas ici עשהו, il l’a fait, mais עשוהו ils l’ont fait; c’est que, s’il est permis de parler ainsi, lui (Dieu) et son tribunal se sont consultés sur chacun de tes membres et l’ont placé sur sa base, ainsi qu’il est dit: il t’a fait, et il t’a établi (Deutér. XXXII, 6).» On a dit encore dans le Beréschîth rabbâ: «Partout où il a été dit: ET l’Eternel, c’est lui et son tribunal.»
Tous ces textes n’ont pas pour but, comme le croient les ignorants, (d’affirmer) que le Très-Haut parle, ou réfléchit, ou examine, ou consulte, pour s’aider de l’opinion d’autrui; car comment le Créateur chercherait-il un secours auprès de ce qu’il a créé? Tout cela, au contraire, exprime clairement que même les (moindres) particularités de l’univers, jusqu’à la création des membres de l’animal tels qu’ils sont, que tout cela (dis-je) s’est fait par l’intermédiaire d’anges; car toutes les facultés sont des anges. De quelle force est l’aveuglement de l’ignorance, et combien est-il dangereux! Si tu disais à quelqu’un de ceux qui prétendent être les sages d’Israël que Dieu envoie un ange, qui entre dans le sein de la femme et y forme le fœtus, cela lui plairait beaucoup; il l’accepterait et il croirait que c’est attribuer à Dieu de la grandeur et de la puissance, et reconnaître sa haute sagesse. En même temps il admettrait aussi que l’ange est un corps (formé) d’un feu brûlant, et qu’il a la grandeur d’environ un tiers de l’univers entier; et tout cela lui paraîtrait possible à l’égard de Dieu. Mais, si tu lui disais que Dieu a mis dans le sperme une force formatrice qui façonne et dessine ces membres, et que c’est là l’ange, ou bien que toutes les formes viennent de l’action de l’intellect actif et que c’est lui qui est l’ange et le prince du monde dont les docteurs parlent toujours, il repousserait une telle opinion; car il ne comprendrait pas le sens de cette grandeur et de cette puissance véritables, qui consistent à faire naître dans une chose des forces actives, imperceptibles pour les sens. Les docteurs ont donc clairement exposé, pour celui qui est véritablement un sage, que chacune des forces corporelles est un ange, à plus forte raison les forces répandues dans l’univers, et que chaque force a une certaine action déterminée, et non pas deux actions. Dans le Beréschîth rabbâ on lit: «Il a été enseigné: un seul ange ne remplit pas deux missions, et deux anges ne remplissent pas la même mission;» — et c’est là en effet une condition de toutes les forces (physiques). Ce qui te confirmera encore que toutes les forces individuelles, tant physiques que psychiques, sont appelées anges, c’est qu’ils disent dans plusieurs endroits, et primitivement dans le Beréschîth rabbâ: «Chaque jour le Très-Saint crée une classe d’anges, qui récitent devant lui un cantique et s’en vont.» Comme on a objecté à ces paroles un passage qui indiquerait que les anges sont stables, — et en effet il a été exposé plusieurs fois que les anges sont vivants et stables, — il a été fait cette réponse, qu’il y en a parmi eux qui sont stables, mais qu’il y en a aussi de périssables. Et il en est ainsi en effet; car ces forces individuelles naissent et périssent continuellement, tandis que les espèces de ces forces sont permanentes et ne se détériorent pas. — On y dit encore, au sujet de l’histoire de Juda et de Tamar: «R. Io’hanan dit: Il (Juda) voulut passer outre; mais Dieu lui députa un ange préposé à la concupiscence,» c’est-à-dire à la faculté vénérienne. Cette faculté donc, on l’a également appelée ange. Et c’est ainsi que tu trouveras qu’ils disent toujours: Un ange préposé à telle ou telle chose; car toute faculté que Dieu a chargée d’une chose quelconque est (considérée comme) un ange préposé à cette chose. Un passage du Midrasch Kohéleth dit: «Pendant que l’homme dort, son âme parle à l’ange et l’ange aux chérubins;» ici donc, pour celui qui comprend et qui pense, ils ont dit clairement que la faculté imaginative est également appelée ange et que l’intellect est appelé chérubin. Cela paraîtra bien beau à l’homme instruit, mais déplaira beaucoup aux ignorants.
Nous avons déjà dit ailleurs que toutes les fois que l’ange se montre sous une forme quelconque, c’est dans une vision prophétique. Tu trouves des prophètes qui voient l’ange comme s’il était un simple individu humain; p. ex.: Et voici trois hommes (Gen. XVIII, 2). A d’autres, il apparaît comme un homme redoutable et effrayant; p. ex.: Et son aspect était celui d’un ange de Dieu, très redoutable (Juges, XIII, 6). A d’autres encore il apparaît comme du feu; p. ex.: Et l’ange de l’Eternel lui apparut dans une flamme de feu (Exode, III, 2). On a dit encore au même endroit: «A Abraham, qui avait une faculté excellente, ils apparurent sous la figure d’hommes; mais à Loth, qui n’avait qu’une faculté mauvaise, ils apparurent sous la figure d’anges.» Il s’agit ici d’un grand mystère relatif au prophétisme, dont on dira plus loin ce qu’il convient. — On y a dit encore: «Avant d’accomplir leur mission, (ils se montrèrent comme) des hommes; après l’avoir accomplie, ils reprirent leur nature d’anges» — Remarque bien que de toute part on indique clairement que par ange il faut entendre une action quelconque, et que toute vision d’ange n’a lieu que dans la vision prophétique et selon l’état de celui qui perçoit.
Dans ce qu’Aristote a dit sur ce sujet, il n’y a rien non plus qui soit en contradiction avec la Loi. Mais ce qui nous est contrairedans tout cela, c’est que lui (Aristote), il croit que toutes ces choses sont éternelles et que ce sont des choses qui par nécessité viennent ainsi de Dieu; tandis que nous, nous croyons que tout cela est créé, que Dieu a créé les Intelligences séparées et a mis dans la sphère céleste une faculté de désir (qui l’attire) vers elles, que c’est lui (en un mot) qui a créé les Intelligences et les sphères et qui y a mis ces facultés directrices. C’est en cela que nous sommes en contradiction avec lui.
Tu entendras plus loin son opinion, ainsi que l’opinion de la Loi vraie, sur la nouveauté du monde.
Chapter 7
Nous avons donc exposé que le mot malâkh (ange) est un nom homonyme et qu’il embrasse les Intelligences, les sphères et les éléments; car tous ils exécutent un ordre (de Dieu). Mais il ne faut pas croire que les sphères ou les Intelligences soient au rang des autres forces (purement) corporelles, qui sont une nature et qui n’ont pas la conscience de leur action; au contraire, les sphères et les Intelligences ont la conscience de leurs actions, et usent de liberté pour gouverner. Seulement, ce n’est pas là une liberté comme la nôtre, ni un régime comme le nôtre, où tout dépend de choses (accidentelles) nouvellement survenues. La Loi renferme plusieurs passages qui éveillent notre attention là-dessus. Ainsi, p. ex., l’ange dit à Loth: Car je ne puis rien faire, etc. (Gen. XIX, 22); et il lui dit en le sauvant: «Voici, en cette chose aussi j’ai des égards pour toi» (ibid., V. 21); et (ailleurs) on dit: «Prends garde à lui (à l’ange), écoute sa voix et ne te révolte pas contre lui; car il ne par donner a point votre péché parce que mon nom est en lui» (Exode, XXIII, 21). Tous ces passages t’indiquent qu’elles agissent avec pleine conscience et qu’elles ont la volonté et la liberté dans le régime qui leur a été confié, de même que nous avons une volonté dans ce qui nous a été confié et dont la faculté nous a été donnée dès notre naissance. Nous cependant, nous faisons quelquefois le moins possible; notre régime et notre action sont précédés de privation, tandis qu’il n’en est pas ainsi des Intelligences et des sphères. Celles-ci, au contraire, font toujours ce qui est bien, et il n’y a chez elles que le bien, ainsi que nous l’exposerons dans d’autres chapitres; tout ce qui leur appartient se trouve parfait et toujours en acte, depuis qu’elles existent.
Chapter 8
C’est une des opinions anciennes répandues chez les philosophes et la généralité des hommes, que le mouvement des sphères célestes fait un grand bruit fort effrayant. Pour en donner la preuve, ils disent que, puisque les petits corps ici bas, quand ils sont mus d’un mouvement rapide, font entendre un grand bruit et un tintement effrayant, à plus forte raison les corps du soleil, de la lune et des étoiles, qui sont si grands et si rapides. Toute la secte de Pythagore croyait qu’ils ont des sons harmonieux, qui, malgré leur force, sont proportionnés entre eux, comme le sont les modulations musicales; et ils allèguent des causes pourquoi nous n’entendons pas ces sons si effrayants et si forts. Cette opinion est également répandue dans notre nation. Ne vois-tu pas que les docteurs décrivent le grand bruit que fait le soleil en parcourant chaque jour la sphère céleste? Et il s’ensuit la même chose pour tous (les autres astres). Cependant Aristote refuse (d’admettre) cela et montre qu’ils n’ont pas de sons. Tu trouveras cela dans son livre du Ciel, et là tu pourras t’instruire sur ce sujet. Ne sois pas offusqué de ce que l’opinion d’Aristote est ici en opposition avec celle des docteurs; car cette opinion, à savoir qu’ils (les astres) ont des sons, ne fait que suivre la croyance (qui admet) «que la sphère reste fixe et que les astres tournent». Mais tu sais que dans ces sujets astronomiques, ils reconnaissent à l’opinion des sages des nations du monde la prépondérance sur la leur: c’est ainsi qu’ils disent clairement: «Et les sages des nations du monde vainquirent». Et cela est vrai; car tous ceux qui ont parlé sur ces choses spéculatives ne l’ont fait que d’après le résultat auquel la spéculation les avait conduits; c’est pourquoi on doit croire ce qui a été établi par démonstration.
Chapter 9
Nous t’avons déjà exposé que le nombre des sphères n’avait pas été précisé du temps d’Aristote, et que ceux qui, de notre temps, ont compté neuf sphères, n’ont fait que considérer comme un seul tel globe qui embrasse plusieurs sphères, comme il est clair pour celui qui a étudié l’astronomie. C’est pourquoi aussi il ne faut pas trouver mauvais ce qu’a dit un des docteurs: «Il y a deux firmaments, comme il est dit: C’est à l’Éternel ton Dieu qu’appartiennent les cieux et les cieux des cieux (Deut. X, 14).» Car celui qui a dit cela n’a compté qu’un seul globe pour toutes les étoiles, je veux dire, pour les sphères renfermant des étoiles, et a compté comme deuxième globe la sphère environnante, dans laquelle il n’y a pas d’étoile; c’est pourquoi il a dit: il y a deux firmaments.
Je vais te faire une observation préliminaire qui est nécessaire pour le but que je me suis proposé dans ce chapitre; la voici:
Sache qu’à l’égard des deux sphères de Vénus et de Mercure, il y a divergence d’opinion entre les anciens mathématiciens (sur la question de savoir) si elles sont au-dessus ou au-dessous du soleil; car l’ordre dans lequel sont placées ces deux sphères ne saurait être rigoureusement démontré. L’opinion de tous les anciens était que les deux sphères de Vénus et de Mercure sont au–dessus du soleil, ce qu’il faut savoir et bien comprendre. Ensuite vint Ptolémée, qui préféra admettre qu’elles sont au-dessous, disant qu’il est plus naturel que le soleil soit au milieu et qu’il y ait trois planètes au-dessus de lui et trois au-dessous. Ensuite parurent en Andalousie, dans ces derniers temps, des hommes très versés dans les mathématiques, qui montrèrent, d’après les principes de Ptolémée, que Vénus et Mars sont au-dessus du soleil. Ibn-Afla’h de Séville, avec le fils duquel j’ai été lié, a composé là dessus un livre célèbre; puis l’excellent philosophe Abou-Becr ibn-al-Çayeg, chez l’un des disciples duquel j’ai pris des leçons, examina ce sujet, et produisit certains arguments [que nous avons copiés de lui], par lesquels il présenta comme invraisemblable que Vénus et Mercure soient au-dessus du soleil; mais ce qu’a dit Abou-Becr est un argument pour en montrer l’invraisemblance, et n’en prouve point l’impossibilité. En somme, qu’il en soit ainsi ou non, (toujours est-il que) tous les anciens rangeaient Vénus et Mercure au-dessus du soleil, et à cause de cela, ils comptaient les sphères (au nombre de) cinq: celle de la lune, qui, indubitablement, est près de nous, celle du soleil, qui est nécessairement au-dessus d’elle, celle des cinq (autres) planètes, celle des étoiles fixes, et enfin la sphère qui environne le tout, et dans laquelle il n’y a pas d’étoiles. Ainsi donc, les sphères figurées,— je veux dire les sphères aux figures, dans lesquelles il y a des étoiles, car c’est ainsi que les anciens appelaient les étoiles figures, comme cela est connu par leurs écrits, — ces sphères (dis-je) seraient au nombre de quatre: la sphère des étoiles fixes, celle des cinq planètes, celle du soleil et celle de la lune; et au dessus de toutes est une sphère nue, dans laquelle il n’y a pas d’étoiles. Ce nombre (de quatre) est pour moi un principe important pour un sujet qui m’est venu à l’idée, et que je n’ai vu clairement (exposé) chez aucun des philosophes; mais j’ai trouvé dans les discours des philosophes et dans les paroles des docteurs, ce qui a éveillé mon attention là-dessus. Je vais en parler dans le chapitre suivant, et j’exposerai le sujet.
Chapter 10
On sait, et c’est une chose répandue dans tous les livres des philosophes, que, lorsqu’ils parlent du régime (du monde), ils disent que le régime de ce monde inférieur, je veux dire du monde de la naissance et de la corruption, n’a lieu qu’au moyen des forces qui découlent des sphères célestes. Nous avons déjà dit cela plusieurs fois, et tu trouveras que les docteurs disent de même: «Il n’y a pas jusqu’à la moindre plante ici-bas qui n’ait au firmament son mazzâl (c’est-à-dire son étoile), qui la frappe et lui ordonne de croître, ainsi qu’il est dit (Job, XXXVIII, 33): Connais-tu les lois du ciel, ou sais-tu indiquer sa domination (son influence) sur la terre?— [Par mazzâl, on désigne aussi un astre, comme tu le trouves clairement au commencement du Beréschîth rabbâ, où ils disent: «Il y a tel mazzâl (c.-à-d. tel astre ou telle planète) qui achève sa course en trente jours, et tel autre qui achève sa course en trente ans.»] — Ils ont donc clairement indiqué par ce passage que même les individus de la nature sont sous l’influence particulière des forces de certains astres; car, quoique toutes les forces ensemble de la sphère céleste se répandent dans tous les êtres, chaque espèce cependant se trouve aussi sous l’influence particulière d’un astre quelconque. Il en est comme des forces d’un seul corps; car l’univers tout entier est un seul individu, comme nous l’avons dit.—C’est ainsi que les philosophes ont dit que la lune a une force augmentative qui s’exerce particulièrement sur l’élément de l’eau; ce qui le prouve, c’est que les mers et les fleuves croissent à mesure que la lune augmente et décroissent à mesure qu’elle diminue, et que le flux, dans les mers, est (en rapport) avec l’avancement de la lune et le reflux avec sa rétrogradation, — je veux parler de son ascension et de sa descente dans les quadrants de l’orbite, — comme cela est clair et évident pour celui qui l’a observé. Que d’autre part, les rayons du soleil mettent en mouvement l’élément du feu, c’est ce qui est très évident, comme tu le vois par la chaleur qui se répand dans le monde en présence du soleil, et par le froid qui prend le dessus aussitôt qu’il (le soleil) s’éloigne d’un endroit, ou se dérobe à lui. Cela est trop évident pour qu’on l’expose longuement.
Sachant cela, il m’est venu à l’idée que, bien que de l’ensemble de ces quatre sphères figurées il émane des forces (qui se répandent) dans tous les êtres qui naissent et dont elles sont les causes, chaque sphère pourtant peut avoir (sous sa dépendance) l’un des quatre éléments, de manière que telle sphère soit le principe de force de tel élément en particulier, auquel, par son propre mouvement, elle donne le mouvement de la naissance. Ainsi donc, la sphère de la lune serait ce qui meut l’eau; la sphère du soleil, ce qui meut le feu; la sphère des autres planètes, ce qui meut l’air [et leur mouvement multiple, leur inégalité, leur rétrogradation, leur rectitude et leur station produisent les nombreuses configurations de l’air, sa variation et sa prompte contraction et dilatation]; enfin la sphère des étoiles fixes, ce qui meut la terre; et c’est peut-être à cause de cela que cette dernière se meut difficilement pour recevoir l’impression et le mélange, (je veux dire) parce que les étoiles fixes ont le mouvement lent. A ce rapport des étoiles fixes avec la terre, on a fait allusion en disant que le nombre des espèces des plantes correspond à celui des individus de l’ensemble des étoiles.
De cette manière donc, il se peut que l’ordre (dans la nature) soit celui-ci: quatre sphères, quatre éléments mus par elles et quatre forces émanées d’elles (et agissant) dans la nature en général, comme nous l’avons exposé. De même, les causes de tout mouvement des sphères sont au nombre de quatre, à savoir: la figure de la sphère, — je veux dire sa sphéricité, — son âme, son intellect par lequel elle conçoit, comme nous l’avons expliqué, et l’Intelligence séparée, objet de son désir. Il faut te bien pénétrer de cela. En voici l’explication: si elle n’avait pas cette figure (sphérique), il ne serait nullement possible qu’elle eût un mouvement circulaire et continu; car la continuité du mouvement toujours répété n’est possible que dans le seul mouvement circulaire. Le mouvement droit, au contraire, quand même la chose mue reviendrait plusieurs fois sur une seule et même étendue, ne saurait être continu; car, entre deux mouvements opposés, il y a toujours un repos, comme on l’a démontré à son endroit. Il est donc clair que c’est une condition nécessaire de la continuité du mouvement revenant toujours sur la même étendue, que la chose mue se meuve circulairement. Mais il n’y a que l’être animé qui puisse se mouvoir; il faut donc qu’il existe une âme (dans la sphère). Il est indispensable aussi qu’il y ait quelque chose qui invite au mouvement; c’est une conception et le désir de ce qui a été conçu, comme nous l’avons dit. Mais cela ne peut avoir lieu ici qu’au moyen d’un intellect; car il ne s’agit ici ni de fuir ce qui est contraire, ni de chercher ce qui convient. Enfin, il faut nécessairement qu’il y ait un être qui ait été conçu et qui soit l’objet du désir, comme nous l’avons exposé.
Voilà donc quatre causes pour le mouvement de la sphère céleste; et (il y a aussi) quatre espèces de forces générales descendues d’elle vers nous, et qui sont: la force qui fait naître les minéraux, celle de l’âme végétative, celle de l’âme vitale et celle de l’âme rationnelle, comme nous l’avons exposé. Ensuite, si tu considères les actions de ces forces, tu trouveras qu’elles sont de deux espèces, (à savoir) de faire naître tout ce qui naît et de conserver cette chose née, je veux dire d’en conserver l’espèce perpétuellement et de conserver les individus pendant un certain temps. Et c’est là ce qu’on entend par la nature, dont on dit qu’elle est sage, qu’elle gouverne, qu’elle a soin de produire l’animal par un art semblable à la faculté artistique (de l’homme), et qu’elle a soin de le conserver et de le perpétuer, produisant (d’abord) des forces formatrices qui sont la cause de son existence, et (ensuite) des facultés nutritives qui sont la cause par laquelle il dure et se conserve aussi longtemps que possible; en un mot, c’est là cette chose divine de laquelle viennent les deux actions en question, par l’intermédiaire de la sphère céleste.
Ce nombre quatre est remarquable et donne lieu à réfléchir. Dans le Midrasch de Rabbi Tan’houma on dit: «Combien de degrés avait l’échelle? quatre.» II s’agit ici du passage et voici, une échelle était placée sur la terre (Gen. XXVIII, 12). Dans tous les Midraschîm on rapporte «qu’il y a quatre légions d’anges», et on répète cela souvent. Dans quelques copies j’ai vu: «Combien de degrés avait l’échelle? sept»; mais toutes les copies (du Midrasch Tan’houma) et tous les Midraschîm s’accordent à dire que les anges de Dieu qu’il (Jacob) vit monter et descendre n’étaient que quatre, pas davantage, «deux qui montaient et deux qui descendaient,» que les quatre se tenaient ensemble sur un des degrés de l’échelle et que tous quatre ils se trouvaient sur un même rang, les deux qui montaient, comme les deux qui descendaient. Ils ont donc appris de là que la largeur de l’échelle dans la vision prophétique était comme l’univers et le tiers (de l’univers); car l’espace d’un seul ange, dans cette vision prophétique, étant comme le tiers de l’univers, — puisqu’il est dit: Et son corps était comme un TARSCHISCH (Daniel, x, 6), — il s’ensuit que l’espace occupé par les quatre était comme l’univers et le tiers (de l’univers). — Dans les allégories de Zacharie, après avoir décrit (ch. VI, v. 1) les quatre chariots sortant d’entre deux montagnes, lesquelles montagnes étaient d’airain (NE’HOSCHETH), il ajoute pour en donner l’explication (Ibid, v. 5): Ce sont les quatre vents qui sortent de là où ils se tenaient devant le maître de toute la terre, et qui sont la cause de tout ce qui naît. Dans la mention de l’airain (NE’HOSCHETH), comme dans les mots de l’airain poli (NE’HOSCHETH KALAL, Ezéch., I, 7), on n’a eu en vue qu’une certaine homonymie, et tu entendras plus loin une observation là-dessus.
— Quant à ce qu’ils disent que l’ange est le tiers de l’univers, — ce qu’ils expriment textuellement dans le Beréschîth rabbâ par les mots שהמלאך שלישו של עולם, — c’est très clair, et nous l’avons déjà exposé dans notre grand ouvrage sur la loi traditionnelle. En effet, l’ensemble des choses créées se divise en trois parties: 1° les Intelligences séparées, qui sont les anges; 2° les corps des sphères célestes; 3° la matière première, je veux dire les corps continuellement variables, qui sont au-dessous de la sphère céleste.
C’est ainsi que doit comprendre celui qui veut comprendre les énigmes prophétiques, s’éveiller du sommeil de l’indolence, être sauvé de la mer de l’ignorance et s’élever aux choses supérieures. Quant à celui qui se plaît à nager dans les mers de son ignorance et à descendre de plus en plus bas, il n’aura pas besoin de fatiguer son corps; mais son cœur ne sera pas libre d’agitation et il descendra naturellement au plus bas degré.
Il faut bien comprendre tout ce qui a été dit et y réfléchir.
Chapter 11
Sache que, si un simple mathématicien lit et comprend ces sujets astronomiques dont il a été parlé, il peut croire qu’il s’agit là d’une preuve décisive (pour démontrer) que tels sont la forme et le nombre des sphères. Cependant il n’en est pas ainsi, et ce n’est pas là ce que cherche la science astronomique. A la vérité, il y en a de ces sujets qui sont susceptibles d’une démonstration: c’est ainsi par exemple qu’il est démontré que l’orbite du soleil décline de l’équateur, et il n’y a pas de doute là-dessus. Mais qu’il a une sphère excentrique, ou un épicycle, c’est ce qui n’a pas été démontré, et l’astronome ne se préoccupe pas de cela; car le but de cette science est de poser un système avec lequel le mouvement de l’astre puisse être uniforme, circulaire, sans être jamais hâté, ni retardé, ni changé, et dont le résultat soit d’accord avec ce qui se voit. Avec cela, on a pour but de diminuer les mouvements et le nombre des sphères autant que possible; car, si par exemple nous pouvons poser un système au moyen duquel les mouvements visibles de tel astre peuvent se justifier par (l’hypothèse de) trois sphères, et un autre système au moyen duquel la même chose peut se justifier par quatre sphères, le mieux est de s’en tenir au système dans lequel le nombre des mouvements est moindre. C’est pourquoi nous préférons, pour le soleil, l’excentricité à l’épicycle, comme l’a dit Ptolémée.— Dans cette vue donc, puisque nous percevons les mouvements de toutes les étoiles fixes comme un seul mouvement invariable, et qu’elles ne changent pas de position les unes à l’égard des autres, nous soutenons () qu’elles sont toutes dans une seule sphère; mais il ne serait pas impossible que chacune de ces étoiles fût dans une sphère (particulière), de manière qu’elles eussent toutes un mouvement uniforme et que toutes ces sphères (tournassent) sur les mêmes pôles. Il y aurait alors des lntelligences selon le nombre des sphères, comme il est dit: Ses légions peuvent-elles se compter (Job, xxv, 3)? c’est-à-dire, à cause de leur grand nombre; car les Intelligences, les corps célestes et toutes les forces, tout cela ensemble forme ses légions, et leurs espèces doivent nécessairement être limitées par un certain nombre. Mais, dût-il en être ainsi, cela ne ferait aucun tort à notre classification, en ce que nous avons compté pour une seule la sphère des étoiles fixes, de même que nous avons compté pour une seule les cinq sphères des planètes avec les nombreuses sphères qu’elles renferment; car tu as bien compris que nous n’avons eu d’autre but que de compter (comme une seule) la totalité de chaque force que nous percevons dans la nature comme un seul ensemble, sans nous préoccuper de rendre un compte exact du véritable état des intelligences et des sphères.
Mais notre intention, en somme, est (de montrer): 1° Que tous les êtres en dehors du Créateur se divisent en trois classes: la première (comprend) les intelligences séparées; la deuxième, les corps des sphères célestes, qui sont des substrata pour des formes stables et dans lesquelles la forme ne se transporte pas d’un substratum à l’autre, ni le substratum lui-même n’est sujet au changement; la troisième, ces corps qui naissent et périssent et qu’embrasse une seule matière. 2° Que le régime descend de Dieu sur les intelligences, selon leur ordre (successif), que les Intelligences, de ce qu’elles ont reçu elles-mêmes, épanchent des bienfaits et des lumières sur les corps des sphères célestes, et que les sphères enfin épanchent des forces et des bienfaits sur ce (bas) corps qui naît et périt, (en lui communiquant) ce qu’elles ont reçu de plus fort de leurs principes.
Il faut savoir que tout ce qui, dans cette classification, communique un bien quelconque, n’a pas uniquement pour but final de son existence, tout donneur qu’il est, de donner à celui qui reçoit; car (s’il en était ainsi), il s’ensuivrait de là une pure absurdité. En effet, la fin est plus noble que les choses qui existent pour cette fin; or, il s’ensuivrait (de ladite supposition) que ce qui est plus élevé, plus parfait et plus noble existe en faveur de ce qui lui est inférieur, chose qu’un homme intelligent ne saurait s’imaginer. Mais il en est comme je vais le dire: Quand une chose possède un certain genre de perfection, tantôt cette perfection y occupe une étendue (suffisante) pour que la chose elle-même soit parfaite, sans qu’il s’en communique une perfection à une autre chose; tantôt la perfection a une étendue telle qu’il y en a de reste pour perfectionner autre chose. Ainsi, pour citer un exemple, tu dirais qu’il y a tel homme qui possède une fortune suffisante seulement pour ses besoins et qu’il n’en reste rien de trop dont un autre puisse tirer profit, et tel autre qui possède une fortune dont il lui reste en surplus de quoi enrichir beaucoup de monde, de sorte qu’il puisse en donner à une autre personne suffisamment pour que cette personne soit également riche et en ait assez de reste pour enrichir une troisième personne. Il en est de même dans l’univers: l’épanchement, qui vient de Dieu pour produire des Intelligences séparées, se communique aussi de ces intelligences pour qu’elles se produisent les unes les autres, jusqu’à l’intellect actif avec lequel cesse la production des (intelligences) séparées. De chaque (intelligence) séparée, il émane également une autre production, jusqu’à ce que les sphères aboutissent à celle de la lune. Après cette dernière vient ce (bas) corps qui naît et périt, je veux dire la matière première et ce qui en est composé. De chaque sphère il vient des forces (qui se communiquent) aux éléments, jusqu’à ce que leur épanchement s’arrête au terme (du monde) de la naissance et de la corruption.
Nous avons déjà exposé que toutes ces choses ne renversent rien de ce qu’ont dit nos prophètes et les soutiens de notre Loi; car notre nation était une nation savante et parfaite, comme Dieu l’a proclamé par l’intermédiaire du Maître qui nous a perfectionnés, en disant: Cette grande nation seule est un peuple sage et intelligent (Deut. IV, 6). Mais lorsque les méchants d’entre les nations ignorantes eurent anéanti nos belles qualités, détruit nos sciences et nos livres et massacré nos savants, — de sorte que nous devînmes ignorants, ainsi qu’on nous en avait menacés à cause de nos péchés, en disant: Et la sagesse de ses sages périra, et l’intelligence de ses hommes intelligents disparaîtra (Isaïe, 29, 14), — nous nous mêlâmes à ces nations, et leurs opinions passèrent à nous, ainsi que leurs mœurs et leurs actions. De même qu’on a dit, au sujet de l’assimilation des actions: Ils se sont mêlés aux nations et ont appris leurs actions (Ps. 106, 35), de même on a dit, au sujet des opinions des nations ignorantes transmises à nous: Et ils se contentent des enfants des étrangers (Isaïe, 2, 6), ce que Jonathan ben-Uziel traduit: Et ils suivent les lois des nations. Lors donc que nous eûmes été élevés dans l’habitude des opinions des peuples ignorants, ces sujets philosophiques parurent être aussi étrangers à notre Loi qu’ils l’étaient aux opinions des peuples ignorants, bien qu’il n’en soit pas ainsi.
Puisque, dans notre discours, il a été question à plusieurs reprises de l’épanchement (venant) de Dieu et des intelligences, il faut que nous t’en exposions le véritable sens, je veux dire l’idée qu’on désigne par le mot épanchement. Après cela, je commencerai à parler de la nouveauté du monde.
Chapter 12
Il est évident que tout ce qui est né a nécessairement une cause efficiente qui l’a fait naître après qu’il n’avait pas existé. Cet efficient prochain ne peut qu’être ou corporel ou incorporel; cependant, un corps quelconque n’agit pas en tant que corps, mais il exerce telle action parce qu’il est tel corps, je veux dire (qu’il agit) par sa forme. Je parlerai de cela plus loin. Cet efficient prochain, producteur de la chose née, peut être lui-même né (d’autre chose); mais cela ne peut se continuer à l’infini, et au contraire, dès qu’il y a une chose née, il faut nécessairement que nous arrivions à la fin à un producteur primitif, incréé, qui ait produit la chose. Mais alors il reste la question (de savoir) pourquoi il a produit maintenant et pourquoi il ne l’a pas fait plus tôt, puisqu’il existait. Il faut donc nécessairement que cet acte nouveau ait été impossible auparavant: soit que, l’agent étant corporel, il manquât un certain rapport entre l’agent et l’objet de l’action; soit que, l’agent étant incorporel, il manquât la disposition de la matière.
Tout cet exposé est le résultat de la spéculation physique, sans que, pour le moment, on se préoccupe ni de l’éternité ni de la nouveauté du monde; car ce n’est pas là le but de ce chapitre.
Il a été exposé dans la science physique que tout corps qui exerce une certaine action sur un autre corps n’agit sur ce dernier qu’en l’approchant, ou en approchant quelque chose qui l’approche, si cette action s’exerce par des intermédiaires. Ainsi, par exemple, ce corps qui a été chauffé maintenant, l’a été, ou bien parce que le feu lui-même l’a approché, ou bien parce que le feu a chauffé l’air et que l’air environnant le corps l’a chauffé, de sorte que c’est la masse d’air chaud qui a été l’agent prochain pour chauffer ce corps. C’est ainsi que l’aimant attire le fer de loin au moyen d’une force qui se répand de lui dans l’air qui approche le fer. C’est pourquoi il n’exerce pas l’attraction à quelque distance que ce soit, de même que le feu ne chauffe pas à quelque distance que ce soit, mais seulement à une distance qui permet la modification de l’air qui est entre lui et la chose chauffée par sa force; mais lorsque la chaleur de l’air venant de ce feu se trouve coupée (ou éloignée) de dessous la cire, celle-ci ne peut plus se fondre par elle; il en est de même pour ce qui concerne l’attraction. Or, pour qu’une chose qui n’a pas été chaude le devînt ensuite, il a fallu nécessairement qu’il survînt une cause pour la chauffer, soit qu’il naquit un feu, soit qu’il y en eût un à une certaine distance qui fût changée. C’est là le rapport qui manquait d’abord et qui ensuite est survenu. De même, (si nous cherchons) les causes de tout ce qui survient dans ce monde en fait de créations nouvelles, nous trouverons que ce qui en est la cause, c’est le mélange des éléments, corps qui agissent les uns sur les autres et reçoivent l’action les uns des autres, je veux dire que la cause de ce qui naît c’est le rapprochement ou l’éloignement des corps (élémentaires) les uns des autres. — Quant à ce que nous voyons naître sans que ce soit la simple conséquence du mélange, — et ce sont toutes les formes, — il faut pour cela aussi un efficient, je veux dire quelque chose qui donne la forme. Et ceci n’est point un corps; car l’efficient de la forme est une forme sans matière, comme il a été exposé en son lieu, et nous en avons précédemment indiqué la preuve. Ce qui peut encore servir à te l’expliquer, c’est que tout mélange est susceptible d’augmentation et de diminution et arrive petit à petit, tandis qu’il n’en est pas ainsi des formes; car celles-ci n’arrivent pas petit à petit, et à cause de cela elles n’ont pas de mouvement, et elles surviennent et disparaissent en un rien de temps. Elles ne sont donc pas l’effet du mélange; mais le mélange ne fait que disposer la matière à recevoir la forme. L’efficient de la forme est une chose non susceptible de division, car son action est de la même espèce que lui; il est donc évident que l’efficient de la forme, je veux dire ce qui la donne, est nécessairement une forme, et celle-ci est une (forme) séparée. Il est inadmissible que cet efficient, qui est incorporel, produise son impression par suite d’un certain rapport. En effet, n’étant point un corps, il ne saurait ni s’approcher ni s’éloigner, ni aucun corps ne saurait s’approcher ou s’éloigner de lui; car il n’existe pas de rapport de distance entre le corporel et l’incorporel. Il s’ensuit nécessairement de là que l’absence de cette action a pour cause le manque de disposition de telle matière pour recevoir l’action de l’être séparé.
Il est donc clair que l’action que les corps (élémentaires), en vertu de leurs formes (particulières), exercent les uns sur les autres a pour résultat de disposer les (différentes) matières à recevoir l’action de ce qui est incorporel, c’est-à-dire les actions qui sont les formes. Or, comme les impressions de l’intelligence séparée sont manifestes et évidentes dans ce monde,— je veux parler de toutes ces nouveautés (de la nature) qui ne naissent pas du seul mélange en lui-même, — on reconnaîtra nécessairement que cet efficient n’agit pas par contact, ni à une distance déterminée, puisqu’il est incorporel. Cette action de l’intelligence séparée est toujours désignée par le mot épanchement (FÉIDH), par comparaison avec la source d’eau qui s’épanche de tous côtés et qui n’a pas de côtés déterminés, ni d’où elle proflue, ni par où elle se répande ailleurs, mais qui jaillit de partout et qui arrose continuellement tous les côtés (à l’entour), ce qui est près et ce qui est loin. Car il en est de même de cette intelligence: aucune force ne lui arrive d’un certain côté ni d’une certaine distance, et sa force n’arrive pas non plus ailleurs par un côté déterminé, ni à une distance déterminée, ni dans un temps plutôt que dans un autre temps; au contraire, son action est perpétuelle, et toutes les fois qu’une chose a été disposée, elle reçoit cette action toujours existante qu’on a désignée par le mot épanchement. De même encore, comme on a démontré l’incorporalilé du Créateur et établi que l’univers est son œuvre et qu’il en est, lui, la cause efficiente, — ainsi que nous l’avons exposé et que nous l’exposerons encore, — on a dit que le monde vient de l’épanchement de Dieu et que Dieu a épanché sur lui tout ce qui y survient. De même encore on a dit que Dieu a épanché sa science sur les prophètes. Tout cela signifie que ces actions sont l’œuvre d’un être incorporel; et c’est l’action d’un tel être qu’on appelle épanchement. La langue hébraïque aussi a employé ce mot, je veux dire (le mot) épanchement, en parlant de Dieu par comparaison avec la source d’eau qui s’épanche, ainsi que nous l’avons dit. En effet, on n’aurait pu trouver d’expression meilleure que celle-là, je veux dire féidh (épanchement), pour désigner par comparaison l’action de l’être séparé; car nous ne saurions trouver un mot réellement correspondant à la véritable idée, la conception de l’action de l’être séparé étant chose très difficile, aussi difficile que la conception de l’existence même de l’être séparé. De même que l’imagination ne saurait concevoir un être que comme corps ou comme force dans un corps, de même elle ne saurait concevoir qu’une action puisse s’exercer autrement que par le contact d’un agent, ou du moins à une certaine distance (limitée) et d’un côté déterminé. Or, comme pour certains hommes, même du vulgaire, c’est une chose établie que Dieu est incorporel, ou même qu’il n’approche pas de la chose qu’il fait, ils se sont imaginé qu’il donne ses ordres aux anges et que ceux-ci exécutent les actions par contact et par un approche corporel, comme nous agissons nous-mêmes sur ce que nous faisons; ils se sont donc imaginé que les anges aussi sont des corps. Il y en a qui croient que Dieu ordonne la chose en parlant comme nous parlons, je veux dire par des lettres et des sons, et qu’alors la chose se fait. Tout cela, c’est suivre l’imagination, qui est aussi, en réalité, le yécer ha-ra’ (la fantaisie mauvaise); car tout vice rationnel ou moral est l’œuvre de l’imagination ou la conséquence de son action. Mais ce n’est pas là le but de ce chapitre. Nous avons plutôt l’intention de faire comprendre ce qu’on entend par l’épanchement, en parlant soit de Dieu, soit des Intelligences ou des anges, qui sont incorporels. On dit aussi des forces des sphères célestes qu’elles s’épanchent sur le (bas) monde, et on dit: «l’épanchement de la sphère céleste,» quoique les effets produits par celle-ci viennent d’un corps et qu’à cause de cela les astres agissent à une distance déterminée, je veux dire suivant qu’ils sont près ou loin du centre (du monde) et selon leur rapport mutuel. C’est ici le premier point de départ de l’astrologie judiciaire.
Quant à ce que nous avons dit que les prophètes aussi ont présenté métaphoriquement l’action de Dieu par l’idée de l’épanchement, c’est, par exemple, dans ce passage: Ils m’ont abandonné, moi, source d’eau vive (Jérémie, 2, 13), ce qui signifie épanchement de la vie, c’est-à-dire de l’existence, qui, indubitablement, est la vie. De même on a dit: Car auprès de toi est la source de la vie (Ps. 36, 10), ce qui veut dire l’épanchement de l’existence; et c’est encore la même idée qui est exprimée à la fin de ce passage par les mots: dans ta lumière nous voyons la lumière (ce qui veut dire) que, grâce à l’épanchement de l’intellect (actif) qui est émané de toi, nous pensons, et par là nous sommes dirigés et guidés et nous percevons l’intellect (actif). Il faut te bien pénétrer de cela.
Chapter 13
Sur la question de savoir si le monde est éternel ou créé, ceux qui admettent l’existence de Dieu ont professé trois opinions différentes:
I. La première opinion, embrassée par tous ceux qui admettent la Loi de Moïse, notre maître, est (celle-ci): Que l’univers, dans sa totalité, je veux dire tout être hormis Dieu, c’est Dieu qui l’a produit du néant pur et absolu; qu’il n’avait existé (d’abord) que Dieu seul et rien en dehors de lui, ni ange, ni sphère, ni ce qui est à l’intérieur de la sphère céleste; qu’ensuite il a produit tous ces êtres, tels qu’ils sont, par sa libre volonté et non pas de quelque chose; enfin, que le temps lui-même aussi fait partie des choses créées, puisqu’il accompagne le mouvement, lequel est un accident de la chose mue, et que cette chose ellemême dont le temps accompagne le mouvement a été créée et est née après ne pas avoir existé. Que si l’on dit: «Dieu fut avant de créer le monde,» — où le mot fut indique un temps,— et de même s’il s’ensuit de là pour la pensée que son existence avant la création du monde s’est prolongée à l’infini, il n’y a dans tout cela que supposition ou imagination de temps et non pas réalité de temps; car le temps est indubitablement un accident, et il fait partie, selon nous, des accidents créés aussi bien que la noirceur et la blancheur. Bien qu’il ne soit pas de l’espèce de la qualité, il est pourtant, en somme, un accident inhérent au mouvement, comme il est clair pour celui qui a compris ce que dit Aristote pour expliquer le temps et son véritable être.
Nous allons ici donner une explication, qui sera utile pour le sujet que nous traitons, bien qu’elle ne s’y rapporte pas directement. Ce qui (disons-nous) a fait que le temps est resté une chose obscure pour la plupart des hommes de science, de sorte qu’ils ont été indécis — comme par exemple Gallien et d’autres — sur la question de savoir s’il a, ou non, une existence réelle, c’est qu’il est un accident dans un (autre) accident. En effet, les accidents qui existent dans les corps d’une manière immédiate, comme les couleurs et les goûts, on les comprend du premier abord et on en conçoit l’idée. Mais les accidents dont les substrata sont d’autres accidents, comme, par exemple, l’éclat dans la couleur, la courbure et la rondeur dans la ligne, sont une chose très obscure, surtout lorsqu’il se joint à cela (cette circonstance) que l’accident qui sert de substratum n’est pas dans un état fixe, mais change de condition; car alors la chose est plus obscure. Or, dans le temps, les deux choses sont réunies; car (d’abord) il est un accident inhérent au mouvement, lequel est un accident dans la chose mue; et (ensuite) le mouvement n’est pas dans la condition de la noirceur et de la blancheur, qui sont quelque chose de fixe mais au contraire, il est de la véritable essence du mouvement de ne pas rester un seul clin d’œil dans le même état. C’est donc là ce qui a fait que le temps est resté une chose obscure.
Notre but est (d’établir) que, pour nous autres, il est une chose créée et née, comme les autres accidents et comme les substances qui portent ces accidents. Par conséquent, la production du monde par Dieu n’a pu avoir un commencement temporel, le temps faisant partie lui-même des choses créées.
Il faut que tu médites profondément sur ce sujet, afin que tu ne sois pas en butte aux objections auxquelles ne saurait échapper celui qui ignore cela. En effet, dès que tu affirmes (qu’il existait) un temps avant le monde, tu es obligé d’admettre l’éternité; car le temps étant un accident, auquel il faut nécessairement un substratum, il s’ensuivrait de là qu’il a existé quelque chose avant l’existence de ce monde qui existe maintenant, et c’est à cela précisément que nous voulons échapper.
Telle est donc l’une des (trois) opinions, qui forme indubitablement un principe fondamental de la Loi de Moïse, notre maître, le second principe après celui de l’unité (de Dieu); et il ne doit point te venir à l’idée qu’il puisse en être autrement. Ce fut notre père Abraham qui commença à publier cette opinion, à laquelle il avait été amené par la spéculation; c’est pourquoi il proclama le nom de l’Éternel, Dieu de l’univers. Il a clairement exprimé cette opinion en disant: Créateur du ciel et de la terre (Genèse, 14, 22).
II. La deuxième opinion est celle de tous les philosophes dont nous avons entendu parler, ou dont nous avons vu les paroles. Il est inadmissible, disent-ils, que Dieu produise quelque chose du néant, et il n’est pas non plus possible, selon eux, qu’une chose soit réduite au néant (absolu); je veux dire, qu’il n’est pas possible qu’un être quelconque, ayant matière et forme, soit né sans que la matière ait jamais existé, ni qu’il périsse de manière que la matière elle-même soit réduite au néant absolu. Attribuer à Dieu la faculté de (faire) pareille chose, ce serait, selon eux, comme si on lui attribuait la faculté de réunir au même instant les deux contraires, ou de créer son semblable, ou de se corporifier, ou de créer un carré dont la diagonale soit égale au côté, ou de semblables choses impossibles. Ce qui est sousentendu dans leurs paroles, c’est qu’ils veulent dire que, de même qu’il ne peut être taxé d’impuissance pour ne pas produire les choses impossibles, — car l’impossible a une nature stable, qui n’est pas l’œuvre d’un agent, et qui, à cause de cela, est invariable, — de même on ne saurait lui attribuer l’impuissance, parce qu’il ne serait pas capable de produire quelque chose du néant (absolu); car cela est de la catégorie de toutes les choses impossibles. Ils croient donc qu’il existe une matière qui est éternelle comme Dieu; que lui, il n’existe pas sans elle, ni elle sans lui. Cependant ils ne croient pas pour cela qu’elle occupe dans l’être le même rang que Dieu; mais, au contraire, Dieu est (selon eux) la cause par laquelle elle existe, et elle est pour lui ce que l’argile est pour le potier, ou ce que le fer est pour le forgeron. Il crée dans elle ce qu’il veut: tantôt il en forme ciel et terre, tantôt il en forme autre chose.
Les partisans de cette opinion croient que le ciel aussi est né et (qu’il est) périssable, mais qu’il n’est pas né du néant, ni ne doit périr (de manière à retourner) au néant. Au contraire, de même que les individus des animaux naissent et périssent (en sortant) d’une matière qui existe et (en retournant) à une matière qui existe, de même le ciel est né et doit périr, et il en est de sa naissance et de sa corruption comme de celles des autres êtres qui sont au-dessous de lui. Ceux qui appartiennent à cette secte se divisent en plusieurs classes, dont il est inutile de mentionner dans ce traité les divisions et les opinions; mais le principe universel de cette secte est celui que je t’ai dit. Platon aussi professe cette opinion; tu trouveras qu’Aristote rapporte de lui dans l’Acroasis (ou la Physique) qu’il croyait, — c’est-à-dire Platon, — que le ciel est né et (qu’il est) périssable, et de même tu trouveras son opinion clairement exprimée dans son livre à Timée. Cependant il ne croit pas ce que nous croyons, comme le pensent ceux qui n’examinent pas les opinions et n’étudient pas avec soin, et qui s’imaginent que notre opinion et la sienne sont semblables. Il n’en est point ainsi; car nous, nous croyons que le ciel est né, non pas de quelque chose, mais du néant absolu, tandis que lui, il croit qu’il existait (virtuellement) et qu’il a été formé de quelque chose. Telle est la deuxième opinion.
III. La troisième opinion est celle d’Aristote, de ses sectateurs et des commentateurs de ses ouvrages. Il soutient, avec les adeptes de la secte dont il vient d’être parlé, qu’aucune chose matérielle ne peut être produite sans une matière (préexistante), mais il soutient en plus que le ciel n’est aucunement sujet à la naissance et à la corruption. Voici le résumé de son opinion: Il prétend que cet univers entier, tel qu’il est, a toujours été et sera toujours ainsi; que la chose stable qui n’est point sujette à la naissance et à la corruption, c’est à-dire le ciel, ne cesse jamais d’être tel (qu’il est); que le temps et le mouvement sont éternels et permanents, sans naissance ni corruption; que ce qui naît et périt, à savoir ce qui est au-dessous de la sphère de la lune, continue toujours ainsi [c’est-à-dire que cette matière première en elle-même n’est pas née et ne périra pas, mais que les formes se succèdent dans elle, de sorte que, dépouillée d’une forme, elle en revêt une autre]; enfin, que tout cet ordre (de l’univers), le supérieur comme l’inférieur, ne sera pas altéré et ne cessera pas, qu’il ne s’y produira rien de nouveau qui ne soit pas dans sa nature et qu’il n’y surviendra absolument rien qui sorte de la règle.
Il dit [car, bien qu’il ne s’exprime pas en ces termes, c’est pourtant ce qui résulte de son opinion] qu’il est, selon lui, de la catégorie de l’impossible que Dieu change son vouloir ou qu’il lui survienne une volonté nouvelle, et que tout cet univers, tel qu’il est, Dieu l’a fait exister par sa volonté, sans pourtant qu’il ait rien fait du néant. De même, pense-t-il, qu’il est de la catégorie de l’impossible que Dieu cesse d’exister ou que son essence change, de même il est de la catégorie de l’impossible qu’il change de volonté ou qu’il lui survienne un vouloir nouveau. Il s’ensuit par conséquent que tout cet univers, tel qu’il est maintenant, tel il a été de toute éternité et tel il sera à tout jamais.
Tel est le résumé de ces opinions et leur véritable sens; et ce sont les opinions de ceux pour lesquels c’est une chose démontrée qu’il existe un Dieu pour cet univers. Quant à ceux qui n’ont pas reconnu l’existence de Dieu, mais qui ont pensé que les choses naissent et périssent par l’agrégation et la séparation, selon le hasard, et qu’il n’y a pas d’être qui gouverne et ordonne l’univers, — et ce sont Épicure, sa secte et ses semblables, comme le rapporte Alexandre, — il n’est d’aucune utilité pour nous de parler de ces sectes; car l’existence de Dieu a été démontrée, et il serait inutile de mentionner les opinions de gens qui ont construit leur système sur une base qui déjà a été renversée par la démonstration. Il serait également inutile pour nous de faire des efforts pour établir la vérité de ce que disent les partisans de la deuxième opinion, à savoir que le ciel est né et qu’il est périssable; car ceux-là admettent l’éternité (de la matière), et il n’y a pas de différence, selon nous, entre ceux qui croient que le ciel est nécessairement né de quelque chose et qu’il y retournera en périssant, et l’opinion d’Aristote, qui croit qu’il n’est pas né et qu’il ne périra pas. En effet, tous ceux qui suivent la Loi de Moïse et de notre père Abraham, ou qui marchent sur leurs traces, ne tendent à autre chose qu’à cette croyance: qu’il n’existe absolument aucune chose éternelle à côté de Dieu, et que produire l’être du néant (absolu) n’est point pour Dieu de la catégorie de l’impossible; bien plus, dans l’opinion de certains penseurs, c’est même une chose nécessaire.
Après avoir établi les (différentes) opinions, je commence à exposer en résumé les preuves d’Aristote (qu’il allègue) pour son opinion, et comment il y a été conduit.
Chapter 14
Je n’ai pas besoin de répéter dans chaque chapitre que je n’ai composé pour toi ce traité que parce que je sais ce que tu possèdes; il n’est donc pas nécessaire que je cite partout textuellement les paroles des philosophes, mais (il suffit d’en indiquer) les sujets, sans être long et en appelant seulement ton attention sur les méthodes (de démonstration) qu’ils avaient en vue, comme je l’ai fait pour les opinions des Motécallemîn, Je n’aurai point égard à ceux qui, outre Aristote, ont raisonné (sur ces matières); car ses opinions sont les seules qu’il faille examiner, et, si ce que nous lui objectons, ou le doute que nous élevons contre lui sur un point quelconque, est bien fondé, il le sera mieux encore et aura plus de force à l’égard de tous les autres qui contredisent les principes fondamentaux de la loi. — Je dis donc:
I. Aristote dit que le mouvement n’est pas né ni ne périra, — c’est-à-dire le mouvement par excellence —; car, dit-il, si le mouvement était nouvellement survenu, alors, toute chose survenue étant précédée d’un mouvement, qui est son passage (de la puissance) à l’acte et son devenir après ne pas avoir été, il s’ensuivrait qu’il avait déjà existé un mouvement, à savoir celui en vertu duquel existe ce mouvement postérieur. Donc, le mouvement premier est nécessairement éternel; sinon, la chose remonterait à l’infini. Partant de ce principe, il dit encore que le temps n’est pas né ni ne périra; car le temps accompagne le mouvement et lui est inhérent, de sorte que le mouvement n’a lieu que dans le temps et qu’on ne saurait penser le temps qu’avec le mouvement, comme cela a été démontré. — C’est là une (première) méthode à lui, dont on peut conclure l’éternité du monde.
II. Une seconde méthode à lui (est celle-ci): La matière première, dit-il, commune aux quatre éléments, n’est pas née, ni ne périra; car, si la matière première était née, elle aurait (à son tour) une matière dont elle serait née, d’où il s’ensuivrait que cette matière née serait douée de forme, ce qui est la vraie condition de la naissance. Or, comme nous l’avons supposée être une matière non douée de forme, il s’ensuit nécessairement qu’elle n’est point née de quelque chose; elle est donc éternelle et elle ne périra pas. Et cela conduit également à l’éternité du monde.
III. Troisième méthode à lui: Dans la matière de la sphère céleste tout entière, dit-il, il n’existe aucune espèce de contrariété, le mouvement circulaire n’ayant pas de contraire, comme on l’a exposé; la contrariété, comme il a été démontré, n’a lieu que dans le mouvement droit. Or, dit-il, tout ce qui périt n’a pour cause de sa perte que la contrariété qui est dans lui; mais, comme il n’y a pas de contrariété dans la sphère céleste, celle-ci ne périt pas, et ce qui ne périt pas n’est pas non plus né. Car il énonce d’une manière absolue les propositions suivantes: tout ce qui est né est périssable; tout ce qui est périssable est né; tout ce qui n’est pas né n’est pas périssable; tout ce qui n’est pas périssable n’est pas né. C’est donc là encore une méthode par laquelle il arrive, comme il l’a pour but, à (établir) l’éternité du monde.
IV. Quatrième méthode: Dans tout ce qui survient (ou naît), dit-il, la possibilité de survenir précède temporellement ce qui survient; et de même, dans tout ce qui change, la possibilité de changer en précède temporellement le changement. De cette proposition il conclut que le mouvement circulaire est perpétuel et qu’il n’a ni fin, ni commencement; et c’est aussi par cette proposition que ses sectateurs modernes ont expliqué l’éternité du monde. Avant que le monde fût, disent-ils, sa naissance devait être ou possible, ou nécessaire, ou impossible; or, si sa naissance a élé nécessaire, il a toujours existé; si sa naissance a été impossible, il n’a jamais pu exister; enfin si elle a été possible, quel serait donc le substratum de cette possibilité? Il fallait donc nécessairement qu’il existât quelque chose qui fût le substratum de la possibilité et par quoi la chose en question pût être dite possible. — C’est là une méthode très forte pour établir l’éternité du monde.
Quelques-uns des plus pénétrants parmi les Motécallemîn modernes ont prétendu résoudre la difficulté, en disant: la possibilité réside dans l’agent et non pas dans l’objet de l’action. Mais cela ne veut rien dire; car il y a deux possibilités différentes. En effet, dans tout ce qui naît, la possibilité de naître est antérieure à la naissance, et de même, dans l’agent qui l’a fait naître, la possibilité de faire naître telle chose existait avant qu’il la fit naître; il y a donc là indubitablement deux possibilités: une possibilité dans la matière, (celle) de devenir telle chose, et une possibilité dans l’agent, (celle) de faire telle chose.
Telles sont les principales méthodes suivies par Aristote pour établir l’éternité du monde, en prenant pour point de départ le monde lui-même.
Mais il y a quelques autres méthodes, mentionnées par ses successeurs, qui les ont tirées de sa philosophie, et où ils établissent l’éternité du monde en prenant Dieu pour point de départ.
V. L’une d’elles (est celle-ci): Si, disent-ils, Dieu avait produit le monde du néant, Dieu aurait été, avant de créer le monde, agent en puissance, et en le créant, il serait devenu agent en acte. Dieu aurait donc passé de la puissance à l’acte, et, par conséquent, il y aurait eu en lui une possibilité et il aurait eu besoin d’un efficient qui l’eût fait passer de la puissance à l’acte. — C’est là encore une grande difficulté, sur laquelle tout homme intelligent doit méditer, afin de la résoudre et d’en pénétrer le mystère.
VI. Autre méthode: Si un agent, disent-ils, tantôt agit et tantôt n’agit pas, ce ne peut être qu’en raison des obstacles ou des besoins qui lui surviennent ou (qui sont) dans lui; les obstacles donc l’engagent à s’abstenir de faire ce qu’il aurait voulu, et les besoins l’engagent à vouloir ce qu’il n’avait pas voulu auparavant. Or, comme le créateur n’a pas de besoins qui puissent amener un changement de volonté, et qu’il n’y a pour lui ni empêchements, ni obstacles, qui puissent survenir ou cesser, il n’y a pas de raison pour qu’il agisse dans un temps et n’agisse pas dans un autre temps; son action, au contraire, doit perpétuellement exister en acte, comme il est lui-même perpétuel.
VII. Autre méthode: Les œuvres de Dieu, disent-ils, sont très parfaites, et il n’y a dans elles rien de défectueux, ni rien d’inutile ou de superflu. C’est ce qu’Aristote répète continuellement, en disant: la nature est sage et ne fait rien en vain, mais elle fait chaque chose de la manière la plus parfaite possible. De là, disent-ils, il s’ensuit que cet univers est ce qu’il y a de plus parfait, et qu’il n’v a rien qui le surpasse; il faut donc qu’il soit perpétuel, car la sagesse de Dieu est perpétuelle comme son essence, ou plutôt son essence est (elle-même) sa sagesse qui a exigé l’existence de cet univers.
Tout ce que tu pourras trouver, en fait d’argumentations (émanées) de ceux qui admettent l’éternité du monde, dérive de ces méthodes et peut se ramener à l’une d’elles.
Ils disent encore, comme pour réduire à l’absurde: Comment se pourrait-il que Dieu eût été oisif, ne faisant absolument rien et ne produisant rien dans toute l’éternité passée, et qu’après n’avoir rien fait pendant toute la durée de son existence éternelle qui est sans fin, il eût depuis hier commencé (à créer) l’univers? Car, lors même que tu dirais, par exemple, qu’avant ce monde Dieu en a créé beaucoup d’autres, aussi nombreux que les grains de sénevé que pourrait contenir le globe de la sphère dernière, et que chacun de ces mondes a existé pendant des années aussi nombreuses que ce même contenu de grains de sénevé, tout cela serait encore, par rapport à l’existence infinie de Dieu, comme si tu disais que c’est d’hier que Dieu a créé le monde. En effet, dès que nous affirmons que l’univers a commencé après le néant absolu, il importe peu que tu admettes que cela a eu lieu depuis des centaines de mille ans ou depuis un temps très rapproché; car ceux qui admettent l’éternité (du monde) trouvent cela également absurde.
On a argumenté encore de ce qui de tout temps a été généralement admis par tous les peuples, et d’où il résulte que la chose est naturelle et non pas (simplement) hypothétique; de sorte qu’on est tombé d’accord à cet égard. Tous les hommes, dit Aristote, reconnaissent ouvertement la perpétuité et la stabilité du ciel, et, comme ils ont senti qu’il n’est pas né et qu’il n’est pas non plus périssable, ils en ont fait la demeure de Dieu et des êtres spirituels, c’est-à-dire des anges; ils l’ont attribué à Dieu pour indiquer sa perpétuité. Il allègue, dans le même chapitre, d’autres choses de cette espèce, afin de fortifier, par les opinions probables, l’opinion que la spéculation lui avait fait reconnaître vraie.
Chapter 15
Mon but, dans ce chapitre, est d’exposer qu’Aristote n’a pas de démonstration sur l’éternité du monde (envisagée) selon son opinion.
Il ne s’abuse même pas là-dessus; je veux dire qu’il sait lui-même qu’il n’a pas de démonstration là dessus, et que ces argumentations et ces preuves qu’il allègue sont (seulement) celles qui ont le plus d’apparence et vers lesquelles l’âme incline le plus. Elles sont (en effet), comme le soutient Alexandre, celles qui offrent le moins de doutes; mais il ne faut point croire qu’un Aristote ait pu prendre ces raisonnements pour une démonstration, puisque c’est Aristote lui-même qui a enseigné aux hommes les méthodes de la (vraie) démonstration, ses règles et ses conditions.
— Ce qui m’a engagé à parler de cela, c’est que les modernes d’entre les partisans d’Aristote prétendent que celuici a démontré l’éternité du monde. La plupart de ceux qui ont la prétention d’être philosophes suivent donc dans cette question l’autorité d’Aristote, croyant que tout ce qu’il a dit est une démonstration décisive dans laquelle il n’y a rien de douteux; et ils trouvent même absurde de le contredire, ou (de supposer) que quelque chose ait pu lui rester caché ou qu’il ait pu se tromper dans quoi que ce soit. C’est pourquoi j’ai cru devoir procéder avec eux suivant leur propre opinion, et leur montrer qu’Aristote lui-même ne prétend point donner une démonstration sur cette question. Ainsi, par exemple, il dit dans l’Acroasis: «Tous les physiciens qui nous ont précédés croyaient que le mouvement n’est pas né et qu’il est impérissable, à l’exception de Platon qui croyait que le mouvement est né et périssable; et de même le ciel, selon lui, est né et périssable.» Telles sont ses expressions. Or, il est clair que si cette question avait été démontrée par des démonstrations rigoureuses, Aristote n’aurait pas eu besoin de l’appuyer par l’opinion conforme des anciens physiciens, et il n’aurait pas eu besoin non plus de dire tout ce qu’il a dit au même endroit pour montrer l’absurdité de ceux qui le contredisent et rendre méprisable leur opinion; car, dès qu’une chose est démontrée, sa vérité ne saurait augmenter, ni sa certitude se fortifier, par le commun accord de tous les savants, et (d’un autre côté) sa vérité ne saurait diminuer, ni sa certitude s’affaiblir, par la contradiction de tous les habitants de la terre.
Tu trouveras aussi qu’Aristote, dans le traité du Ciel et du Monde, là où il commence à exposer que le ciel n’est pas né et qu’il est impérissable, s’exprime ainsi: «Nous voulons donc, après cela, faire encore des recherches sur le ciel, et nous disons: crois tu qu’il soit né de quelque chose, ou qu’il ne le soit pas? qu’il soit sujet à la corruption, ou qu’il ne doive jamais périr?» Après avoir posé cette question, voulant (comme il le dit) rapporter les arguments de ceux qui disent que le ciel est né, il continue dans les termes suivants: «Quand nous aurons fait cela, nos paroles seront accueillies avec plus de bienveillance par ceux qui excellent dans la spéculation; surtout quand ils auront d’abord entendu les argumentations des adversaires. Car si, sans rapporter les arguments de nos adversaires, nous disions seulement notre opinion et nos arguments, ceux-ci paraîtraient aux auditeurs trop faibles pour être acceptés. Il est digne de celui qui veut juger avec vérité de ne pas être hostile à celui qui le contredit; il doit, au contraire, être bienveillant et impartial à son égard, en rendant justice à ses argumentations comme aux siennes propres.» Telles sont les paroles textuelles de cet homme.
Et maintenant, ô vous tous qui êtes penseurs! y a t-il encore, après cette déclaclaration préliminaire, de quoi blâmer cet homme? croira-t-on encore, après de telles paroles, qu’il ait eu une démonstration sur cette question? Un homme quelconque, et à plus forte raison Aristote, peut-il s’imaginer qu’une chose qui a été démontrée puisse être faiblement accueillie si on n’a pas entendu les argumentations de ceux qui la contredisent? — Ensuite, Aristote déclarant que c’est là une opinion à lui et que ses preuves làdessus ne sont que des argumentations (dialectiques), — est-ce un Aristote qui pourrait ignorer la différence entre les argumentations et les démonstrations, entre les opinions qui paraissent à la pensée fortes ou faibles et les choses démonstratives? Enfin, cette expression oratoire d’impartialité envers l’adversaire, qu’il ajoute comme pour fortifier son opinion! a-t-on besoin de tout cela dans la démonstration? Non, certes; mais tout ce qu’il a pour but, c’est de montrer que son opinion est plus vraie que celle de ses adversaires, ou de ceux qui prétendent que la spéculation philosophique conduit à (admettre) que le ciel est sujet à la naissance et à la corruption, mais que cependant il n’a jamais été (absolument) non existant, — ou qu’il a été formé (de quelque chose), — et qu’il ne périra pas (absolument); et autres choses semblables qu’il rapporte de ces opinions. Et cela est indubitablement vrai; car (en effet) son opinion est plus près de la vérité que la leur, quand on cherche à argumenter de la nature de l’être. Mais nous ne pensons pas ainsi, comme je l’exposerai. Cependant toutes les sectes, et même les philosophes, se sont laissés entraîner par les passions, de sorte qu’ils ont voulu établir qu’Aristote a démontré cette question. Peut-être, selon leur opinion, Aristote a-t-il fait une démonstration sur cette question, sans s’en apercevoir lui-même, de sorte que ce ne serait qu’après lui qu’on en aurait fait la remarque! — Quant à moi, il me semble hors de doute que toutes les opinions qu’Aristote exprime sur ces sujets, — je veux parler de l’éternité du monde, de la cause des mouvements variés des sphères et de l’ordre des Intelligences, — que tout cela, dis-je, n’est pas susceptible d’une démonstration. Aussi Aristote n’a-t-il jamais eu la pensée que ces raisonnements pussent être (considérés comme) une démonstration; au contraire, comme il le dit lui-même, nous n’avons aucun moyen d’aborder ces choses par des méthodes démonstratives, et elles n’ont pour nous aucun principe dont nous puissions argumenter.
Tu connais le texte de ses paroles que voici: «et il y en a (des problèmes) sur lesquels nous n’avons pas d’argument, ou qui nous paraissent graves; car il nous est difficile d’en dire le pourquoi, comme par exemple la question si le monde est éternel, ou non» Telles sont ses expressions. Mais tu sais comment Abou-Naçr (al-Farâbi) a interprété cet exemple, quelle explication il en a donnée et comment il a repoussé (l’idée) qu’Aristote ait pu douter de l’éternité du monde. Il parle de Gallien avec un souverain mépris, parce que celui-ci avait dit que c’est là une question obscure pour laquelle on ne connaît pas de démonstration. Abou-Naçr pense que c’est une chose claire, évidente et susceptible d’une démonstration (rigoureuse) que le ciel est éternel et que ce qui est au dedans de lui est sujet à la naissance et à la corruption.
En somme, ce n’est pas de l’une des manières que nous avons rapportées dans ce chapitre qu’une opinion peut être confirmée, ou détruite, ou mise en doute.
Nous n’avons fait ces citations que parce que nous savons que la plupart de ceux qui prétendent être des génies, quoiqu’ils ne comprennent aucune science, tranchent sur l’éternité du monde, en suivant l’autorité des savants célèbres qui en ont proclamé l’éternité, et rejettent les paroles de tous les prophètes, parce que celles-ci ne sont pas conçues dans le style didactique, mais dans celui d’une proclamation de la part de Dieu. Dans cette voie (des prophètes) ne sont guidés que quelques-uns que l’intelligence a favorisés.
Ce que nous désirons (établir), nous autres, relativement à la nouveauté du monde, selon l’opinion de notre Loi, je le dirai dans les chapitres suivants.
Chapter 16
Voici un chapitre dans lequel je t’exposerai ce que je pense sur cette question, et ensuite j’alléguerai des preuves sur ce que nous voulons (établir). Je dis donc, au sujet de tout ce que débitent ceux d’entre les Motécallemîn qui prétendent avoir démontré la nouveauté du monde, que je n’accepte pas ces preuves et que je ne veux pas m’abuser moi-même en décorant les méthodes sophistiques du nom de démonstrations. Si un homme prétend démontrer une certaine question par des sophismes, il ne fortifie point, selon moi, la croyance à cette chose qu’on cherche, mais, au contraire, il l’affaiblit et donne lieu à contester la chose; car la nullité de ces preuves étant devenue manifeste, l’âme se refuse à croire ce qu’on a cherché à prouver. Mieux vaut encore que la chose sur laquelle il n’y a pas de démonstration reste simplement à l’état de question, ou qu’on accepte (traditionnellement) l’un des deux termes de la contradiction. J’ai déjà rapporté les méthodes par lesquelles les Motécallemîn établissent la nouveauté du monde, et j’ai appelé ton attention sur la critique à laquelle elles donnent lieu. De même, tout ce qu’Aristote et ses successeurs ont dit pour prouver l’éternité du monde n’est point, selon moi, une démonstration rigoureuse; ce ne sont, au contraire, que des argumentations sujettes à des doutes graves, comme tu l’entendras (plus loin).
Ce que je désire faire, moi, c’est de montrer que la nouveauté du monde, conformément à l’opinion de notre Loi que j’ai déjà exposée, n’est point impossible, et que toutes ces argumentations philosophiques, desquelles il semble résulter qu’il n’en est pas comme nous avons dit, — que tous ces raisonnements (dis-je) ont un côté par lequel on peut les détruire et empêcher qu’on les emploie comme arguments contre nous. Cela étant avéré pour moi, et cette question, — à savoir si le monde est éternel ou créé, — restant indécise, j’accepte la solution donnée par la prophétie, qui explique des choses auxquelles la faculté spéculative ne saurait arriver; car nous exposerons que la prophétie n’est pas une chose vaine, même selon l’opinion de celui qui admet l’éternité (du monde).
Après avoir exposé que ce que nous soutenons est possible, je chercherai également, par une preuve spéculative, à le faire prévaloir sur l’autre (opinion); je veux dire, à faire prévaloir l’opinion de la création sur celle de l’éternité. J’exposerai que, si nous sommes conduits à quelque conséquence absurde en admettant la création, on est poussé à une absurdité plus forte encore en admettant l’éternité.
Et maintenant j’essayerai de présenter une méthode pour détruire les preuves de tous ceux qui argumentent en faveur de l’éternité du monde.
Chapter 17
Toute chose nouvelle qui naît après ne pas avoir existé, — bien que sa matière existât et que celle-ci ne fasse que se dépouiller d’une forme et en revêtir une autre, — possède, après être née, achevée et arrivée à son état définitif, une nature autre que celle qu’elle avait au moment où elle naissait et commençait à passer de la puissance à l’acte, et différente aussi de celle qu’elle avait avant de se mouvoir pour passer à l’acte. Ainsi, par exemple, le sperme de la femelle, pendant qu’il n’est encore que du sang dans les vaisseaux, a une nature différente de celle qu’il a au moment de la conception, lorsqu’il a été touché par le sperme du mâle et qu’il commence à se mouvoir; et la nature qu’il a dans ce moment-là est également différente de celle de l’animal parfait après sa naissance. On ne peut en aucune façon argumenter de la nature qu’a une chose, après être née, achevée et arrivée en définitive à son état le plus parfait, sur l’état où se trouvait cette chose au moment où elle se mouvait pour naître. On ne peut pas non plus argumenter de l’état où elle était au moment de se mouvoir sur celui dans lequel elle se trouvait avant de commencer à se mouvoir. Dès que tu te trompes là-dessus et que tu persistes à argumenter de la nature d’une chose arrivée à l’acte sur celle qu’elle avait étant en puissance, il te survient des doutes graves; des choses qui doivent être te paraissent absurdes, et des choses absurdes te semblent devoir être.
Que l’on fasse, au sujet de l’exemple que nous avons allégué, la supposition suivante: Un homme a été né avec un naturel très parfait; sa mère étant morte après l’avoir allaité quelques mois, le mari s’occupa seul, dans une île retirée, d’achever l’éducation de cet enfant, jusqu’à ce qu’il eût grandi et qu’il fût devenu intelligent et instruit. N’ayant jamais vu ni femme, ni aucune femelle des animaux, il demanda un jour à un des hommes qui étaient avec lui: «Comment se fait-il que nous existons, et de quelle manière avons-nous été formés ?» Celui à qui il avait adressé la question lui répondit: «Chacun de nous a été formé dans le ventre d’un individu de notre espèce, semblable à nous, et qui était une femme ayant telle et telle forme; chacun de nous était un petit corps dans l’intérieur du ventre, se mouvant, s’alimentant, croissant petit à petit, vivant, jusqu’à ce qu’arrivé à telle limite de grandeur, il s’ouvrit à lui, dans le bas du corps (de la femme), une porte par laquelle il apparut et sortit, et après cela il ne cessa de grandir jusqu’à ce qu’il fût devenu tel que tu nous vois.» Cet enfant orphelin interrogera nécessairement de nouveau et dira: «Cet individu d’entre nous, pendant qu’il était petit dans le ventre, vivant, se mouvant et croissant, mangeait-il? buvait-il? respirait-il par la bouche et le nez? déposait-il des excréments?» — Non, lui répondra-t on. — Mais lui, il s’empressera indubitablement de nier cela, et il démontrera l’impossibilité de toutes ces choses, qui pourtant sont vraies, en argumentant de l’être parfait arrive à son état définitif. «Si l’un de nous, dira-t-il, était pendant quelques moments privé de respiration, il mourrait, et ses mouvements cesseraient; et comment donc peut-on se figurer que quelqu’un d’entre nous puisse rester pendant des mois dans une membrane épaisse, enfermé dans l’intérieur d’un corps, et avec cela vivre et se mouvoir? Si l’un de nous pouvait avaler un moineau, certes, ce moineau mourrait instantanément dès qu’il arriverait dans l’estomac, et à plus forte raison dans le bas-ventre. Chacun de nous, s’il ne prenait pas de nourriture par la bouche et s’il ne buvait pas, mourrait indubitablement au bout de quelques jours; et comment donc un individu pourrait-il rester des mois sans manger ni boire? Si quelqu’un de nous, après s’être nourri, ne déposait pas d’excréments, il mourrait en peu de jours dans les douleurs les plus violentes; comment donc celui-là aurait-il pu rester des mois sans déposer des excréments? Si l’on perçait le ventre à l’un de nous, il mourrait au bout de quelques jours; comment donc pourrait-on croire que ce fœtus ait eu l’ombilic ouvert? comment enfin se fait-il qu’il n’ouvre pas ses yeux, ni n’étende ses mains, ni n’allonge ses pieds, comme vous le prétendez, puisque tous ses membres sont en bon état, et n’ont aucun mal?» — Et ainsi il poursuivra ses raisonnements, (pour prouver) qu’il est impossible que l’homme se forme de cette manière.
Examine bien cet exemple et réfléchis-y, ô penseur! et tu trouveras que c’est là également la condition dans laquelle nous sommes vis-à-vis d’Aristote. En effet, nous tous, les sectateurs de Moïse, notre maître, et d’Abraham, notre père, nous croyons que le monde a été formé de telle et telle manière, qu’il s’est développé de telle manière, et que telle chose a été créée après telle autre; mais Aristote se prend à nous contredire, en argumentant contre nous de la nature de l’être arrivé à son état définitif, parfait et existant en acte, tandis que nous, nous lui affirmons qu’après être arrivé à son état définitif et être devenu parfait, il ne ressemble à rien de ce qu’il était au moment de naître, et qu’il a été produit du néant absolu. Quel argument donc peut-on tirer contre nous de tout ce qu’il dit? car ces arguments ne frappent que celui qui prétend que c’est la nature de cet être, arrivée à son état définitif, qui prouve (elle-même) qu’il a été créé, tandis que je t’ai déjà fait savoir que, quant à moi, je ne soutiens pas cela.
Je vais maintenant reprendre les principes de ses méthodes, et je te montrerai comment il ne s’ensuit absolument rien pour nous qui soutenons que Dieu a produit le monde entier du néant et l’a formé (successivement) jusqu’à ce qu’il fût devenu parfait comme tu le vois.
La matière première, dit-il, n’est pas née ni ne périra; et, argumentant des choses nées et périssables, il montre qu’il est impossible qu’elle soit née. Et cela est vrai. Car nous ne soutenons pas que la matière première se soit formée, comme l’homme se forme du sperme, ni qu’elle doive périr, comme périt l’homme en devenant poussière; mais nous soutenons au contraire que Dieu l’a produite du néant, et qu’après sa production elle est telle qu’elle est, je veux dire que toute chose se forme d’elle et que tout ce qui s’est formé d’elle retourne à elle en périssant. Elle n’existe point dénuée de forme, et elle est le terme de la naissance et de la corruption. Quant à elle, elle n’est pas née (de quelque chose), comme naît tout ce qui se forme d’elle, et elle ne périra pas (en quelque chose), comme périt ce qui périt en elle; mais au contraire, elle est une chose créée, et quand son créateur le voudra, il la réduira au néant pur et absolu.
Nous dirons absolument la même chose du mouvement; car on a argumenté de la nature du mouvement pour prouver qu’il n’est pas né et qu’il ne périra pas. Et cela est encore vrai; car nous soutenons qu’il est inimaginable que, depuis que le mouvement a existé avec sa nature invariable et fixe, il ait pu, dans son universalité, être sujet à la naissance et à la corruption, comme le sont les mouvements partiels qui naissent et périssent. Le même raisonnement s’applique à tout ce qui est inhérent à la nature du mouvement. De même, quand il dit du mouvement circulaire qu’il n’a pas de commencement, cela est vrai (dans ce sens) qu’après la production du corps sphérique, qui se meut circulairement, on ne saurait se figurer dans son mouvement aucun commencement.
Nous en dirons autant de la possibilité qui doit précéder tout ce qui naît; car cela n’est nécessaire que dans cet univers (complétement) établi, où tout ce qui naît ne naît que d’un être quelconque. Mais la chose produite du néant n’indique, ni pour les sens, ni pour l’intelligence, aucune chose (antérieure), de manière qu’elle dût être précédée d’une possibilité.
Enfin, nous raisonnerons encore de la même manière sur (ce qu’il dit) que dans le ciel il n’y a pas de contrariété. Cela est encore vrai; seulement (il faut remarquer) que nous ne soutenons pas que le ciel se soit formé, comme se forment le cheval et le palmier, et (par conséquent) nous ne soutenons pas qu’étant composé, il doive périr, comme les plantes et les animaux, à cause de la contrariété qui y existerait.
Le fond de la chose est ce que nous avons dit, (à savoir) que l’être étant dans son état parfait et achevé, on ne saurait argumenter de son état actuel sur l’état (où il était) avant sa perfection.
Nous ne trouvons non plus rien d’absurde dans ce qu’on a dit que le ciel a été formé avant la terre, ou la terre avant le ciel, ou que le ciel était d’abord sans astres, ou (qu’il existait) telle espèce d’animaux sans telle autre; car tout cela s’applique à l’époque où cet ensemble (de l’univers) fut formé. Il en est comme de l’animal lors de sa formation, le cœur étant formé avant les testicules, comme on le reconnaît à la simple vue, et les veines avant les os, quoique, dans son état parfait, aucun de ses membres n’existe indépendamment de tous les autres, sans lesquels la conservation de l’individu est impossible. Il faut aussi (admettre) tout cela, dès qu’on prend le texte (de l’Ecriture) dans son sens littéral, bien qu’il n’en soit pas ainsi, comme cela sera exposé quand nous nous étendrons là-dessus.
— Il faut que tu fasses bien attention à ce sujet; car c’est un grand mur que j’ai construit autour de la Loi et qui l’environne pour la protéger contre les pierres qu’on lui lance. Si Aristote, — je veux dire celui qui adopte son opinion, — argumentait contre nous, en disant: Puisqu’on ne peut tirer aucune preuve de cet univers (achevé), comment donc savez-vous, vous-mêmes, qu’il a été créé et qu’il y avait une autre nature qui l’a créé? nous répondrions: Cela ne nous touche point par rapport à notre but actuel. En effet, nous ne voulons pas maintenant établir que le monde a été créé; mais ce que nous voulons, c’est (de montrer) qu’il est possible qu’il ait été créé; et on ne saurait démontrer la fausseté de cette assertion, en argumentant de la nature de l’univers, avec laquelle nous ne nous mettons pas en opposition. La possibilité de cette assertion étant établie, comme nous l’avons exposé, nous chercherons ensuite à faire prévaloir l’opinion de la création. Il ne resterait donc à cet égard (d’autre moyen de nous réfuter) que de nous démontrer l’impossibilité de la création du monde, non pas par la nature de l’univers, mais par ce que l’intelligence juge être nécessaire par rapport à Dieu; et ce sont les trois méthodes dont je t’ai parlé précédemment, et par lesquelles on cherche à démontrer l’éternité du monde en prenant Dieu pour point de départ. Je vais donc te montrer, dans le chapitre suivant, de quelle manière on peut les mettre en doute, de sorte qu’il ne puisse en résulter aucune preuve.
Chapter 18
La première méthode dont ils parlent est celle où ils prétendent établir que, selon nous, Dieu aurait passé de la puissance à l’acte, puisqu’il aurait agi dans un certain moment et pas dans un autre moment. — Il sera très facile de réfuter cette objection: En effet, on ne peut raisonner de la sorte que (lorsqu’il s’agit) de quelque chose qui est composé d’une matière à l’état de possibilité et d’une forme. Sans aucun doute, si un tel corps agit par sa forme après ne pas avoir agi, il y a eu en lui quelque chose en puissance qui a passé à l’acte, et, par conséquent, il a eu besoin d’un efficient; car, pour les choses douées de matière, c’est là une proposition démontrée. Mais ce qui est incorporel et immatériel n’a dans son essence aucune possibilité, et tout ce qui est en lui est perpétuellement en acte. On ne peut donc pas lui appliquer le raisonnement en question, et pour lui il n’est point impossible que tantôt il agisse et tantôt il n’agisse pas. Pour l’être séparé, ce n’est là ni un changement, ni un passage de la puissance à l’acte. Nous en avons une preuve dans l’intellect actif, qui, selon l’opinion d’Aristote et de ses sectateurs, est séparé, et qui, cependant, tantôt agit et tantôt n’agit pas, comme l’a exposé Abou-Naçr dans son traité de l’Intellect. Il s’y exprime en ces termes: «Il est évident que l’intellect actif n’agit pas perpétuellement; mais, au contraire, tantôt il agit et tantôt il n’agit pas.» Voilà ce qu’il dit textuellement, et c’est évidemment la vérité. Mais, bien qu’il en soit ainsi, on ne dit pas cependant que l’intellect actif soit sujet au changement, ni qu’après avoir été agent en puissance, il le soit devenu en acte, parce qu’il aurait fait dans un certain moment ce qu’il n’aurait pas fait auparavant; car il n’y a pas de rapport entre les corps et ce qui est incorporel, et il n’y a de similitude (entre eux) ni au moment de l’action, ni au moment où ils s’abstiennent d’agir. Si l’action des formes matérielles et celle de l’être séparé sont (l’une et l’autre) appelées action, ce n’est que par homonymie; c’est pourquoi, si l’être séparé n’accomplit pas dans un certain moment l’action qu’il accomplira plus tard, il ne s’ensuit pas de là qu’il aura passé de la puissance à l’acte, comme nous le trouvons dans les formes matérielles.
On pourra peut-être croire que dans ce que je viens de dire il y a quelque sophisme: Si, dira-t-on, l’intellect actif nécessairement agit dans un certain moment et n’agit point dans un autre moment, ce n’est point à cause de quelque chose qui soit inhérent à son essence, mais à cause de la disposition des matières; de sa part, l’action s’exerce perpétuellement sur tout ce qui est disposé, et s’il y a quelque chose qui empêche l’action, cela vient de la disposition de la matière, et non pas de l’intellect en lui-même.— Que celui là donc qui pense ainsi sache bien que nous n’avons pas pour but de faire connaître la cause pour laquelle Dieu a agi dans un certain moment et non dans un autre, et, en citant cet exemple, nous n’en avons pas conclu que, puisque l’intellect actif, qui est séparé, agit dans un temps et n’agit pas dans un autre, il doive en être de même de Dieu. Nous n’avons pas dit cela, et nous n’avons pas fait cette conclusion; et si nous avions fait cela, c’eût été en effet un sophisme. Mais ce que nous en avons conclu, — et c’est une conclusion vraie, — c’est que, bien que l’intellect actif, qui n’est ni un corps ni une force dans un corps, agisse dans un certain moment et n’accomplisse pas la même action dans un autre moment, n’importe quelle en soit la cause, on ne dit pas pour cela de lui qu’il ait passé de la puissance à l’acte, ni qu’il y ait eu dans son essence une possibilité, ni enfin qu’il ait besoin d’un efficient qui le fasse passer de la puissance à l’acte.
Ainsi se trouve écartée de nous cette grave objection qui nous a été faite par ceux qui soutiennent l’éternité du monde; car, comme nous croyons que Dieu n’est ni un corps, ni une force dans un corps, il n’est point affecté de changement en agissant après ne pas avoir agi.
La deuxième méthode est celle où on conclut l’éternité du monde de ce que pour Dieu il n’y a ni besoins, ni rien qui survienne, ni obstacles. La solution de cette objection est difficile et à la fois subtile; écoute-la.
Sache que tout agent qui a une volonté et qui agit pour une raison quelconque doit nécessairement tantôt agir et tantôt ne pas agir, en raison de certains obstacles ou de besoins qui surviennent. Ainsi, par exemple, tel homme qui voudrait posséder une maison n’en bâtira point cependant, à cause des empêchements, soit qu’il n’en ait pas les matériaux sous la main, soit que ceux-ci, tout préparés qu’ils sont, ne soient pas prêts à recevoir la forme, à cause du manque d’instruments. Il se peut aussi que les matériaux et les instruments soient prêts, et que cependant (l’homme) ne bâtisse pas, parce que, n’ayant pas besoin de demeure, il ne veut pas bâtir; mais lorsqu’il lui surviendra des accidents, comme la chaleur ou le froid, qui le forceront de chercher un abri, alors il voudra bâtir. Il est donc clair que les accidents survenus changent la volonté, et que les obstacles s’opposent à la volonté de manière qu’on ne puisse pas agir. Cependant, tout cela n’a lieu que lorsque les actions ont pour raison quelque chose en dehors de la volonté même. Mais lorsque l’action n’a absolument aucun autre but que celui d’obéir à une volonté, cette volonté n’a pas besoin d’invitation (du dehors); et (dans ce cas) il n’est pas nécessaire non plus que celui qui a la volonté, tout en n’ayant pas d’obstacles, agisse toujours; car il n’a pas de but extérieur qui le fasse agir, de manière qu’il soit forcé d’agir dès qu’il n’y aurait pas d’obstacles pour atteindre le but, puisque l’action, dans ce cas, obéit à la seule volonté.
On pourrait nous objecter: Tout cela est vrai; mais n’y a-t-il pas changement en cela même que tantôt on veut et tantôt on ne veut pas? A cela nous répondrons: Non; car ce qui constitue la véritable idée de la volonté, c’est de vouloir et de ne pas vouloir. Or, si cette volonté appartient à un être matériel, et que ce qu’on cherche par elle soit un but extérieur, ce sera une volonté sujette au changement, en raison des obstacles et de ce qui peut survenir; mais la volonté de l’être séparé, qui n’est aucunement déterminée par autre chose, n’est point sujette au changement, et, s’il veut maintenant une chose et demain autre chose, cela ne constitue pas de changement dans son essence, ni n’exige une autre cause (en dehors de lui), de même qu’il n’y a point changement en ce que tantôt il agit et tantôt il n’agit pas, comme nous l’avons exposé. On exposera (plus loin) que ce n’est que par homonymie qu’on applique à la fois à notre volonté et à celle de l’être séparé le nom de volonté, et qu’il n’y a point de similitude entre les deux volontés. — Ainsi donc, cette objection se trouve également détruite, et il est clair qu’il ne résulte pour nous de cette méthode rien d’inadmissible. C’est là ce que nous voulions (obtenir), comme tu sais.
La troisième méthode est celle où l’on prouve l’éternité du monde (en raisonnant) ainsi: Quand la sagesse (divine) décide qu’une chose doit apparaître, elle a apparu; or, la sagesse de Dieu étant éternelle comme son essence, ce qui en résulte est (également) éternel. — Mais c’est là un raisonnement très faible; car, de même que nous ignorons pourquoi sa sagesse a exigé que les sphères fussent (au nombre de) neuf, ni plus ni moins, que les étoiles fussent aussi nombreuses qu’elles sont, ni plus ni moins, et (qu’elles ne fussent) ni plus grandes ni plus petites, de même nous ignorons pourquoi la sagesse, à une époque (relativement) récente, a fait que l’univers existât après ne pas avoir existé. Tout se conforme à sa sagesse perpétuelle et invariable; mais nous, nous ignorons complètement la loi de cette sagesse et ce qu’elle exige. Car, selon notre opinion, la volonté se conforme également à la sagesse; tout (dans Dieu) est une seule et même chose, je veux dire que sa sagesse est son essence, car nous n’admettons pas les attributs. Tu entendras beaucoup sur ce sujet, quand nous parlerons de la Providence — Par cette considération donc, tombe aussi cette absurdité (qu’on nous attribue).
Quant à ce qu’Aristote dit que les peuples, dans les temps anciens, croyaient d’un commun accord que les anges habitaient le ciel, et que Dieu aussi était au ciel, — chose que dit aussi le sens littéral des textes (sacrés), — cela ne peut pas servir de preuve pour l’éternité du monde, comme il le veut, lui; mais cela a été dit pour prouver que le ciel nous indique l’existence des Intelligences séparées, qui sont les êtres spirituels et les anges, et qu’il nous indique aussi l’existence de Dieu, qui le met en mouvement et qui le gouverne, ainsi que nous l’exposerons. Nous montrerons qu’il n’y a pas de preuve qui nous démontre mieux l’existence du Créateur, selon notre opinion, que celle tirée du ciel; et celui-ci, comme nous l’avons déjà dit, prouve aussi, selon l’opinion des philosophes, qu’il existe (un être) qui le met en mouvement, et que ce dernier n’est ni un corps, ni une force dans un corps.
Après t’avoir exposé que ce que nous affirmons est admissible, et que (tout au moins) ce n’est pas une chose impossible, comme le prétendent ceux qui soutiennent l’éternité (du monde), je vais montrer, dans les chapitres suivants, que notre opinion est préférable au point de vue spéculatif, et je révélerai les conséquences absurdes qu’a l’autre opinion.
Chapter 19
Il résulte évidemment du système d’Aristote, comme du système de tous ceux qui professent l’éternité du monde, que selon lui cet univers est émané du Créateur par nécessité, que Dieu est la cause et ce monde l’effet, et que, par conséquent, celui-ci est nécessaire. De même qu’on ne saurait dire de Dieu pourquoi il existe, ni comment il existe ainsi, je veux dire un et incorporel, de même on ne saurait dire de l’univers dans son ensemble pourquoi il existe ni comment il existe ainsi (que nous le voyons); car il est nécessaire que tout cela existe ainsi, (je veux dire) la cause et son effet; et il est impossible pour tous deux de ne pas exister ou de devenir autres qu’ils ne sont. Il s’ensuit donc de cette opinion que toute chose doit nécessairement conserver toujours la nature qu’elle a, et qu’aucune chose ne peut, en une façon quelconque, changer de nature. Selon cette opinion, le changement de nature d’un être quelconque est chose impossible, et, par conséquent, toutes ces choses n’ont pu naître par le dessein d’un être ayant une intention et qui aurait librement voulu qu’elles fussent ainsi; car, si elles étaient nées par un tel dessein, elles n’auraient pas existé ainsi avant que le dessein en fût arrêté.
Mais, selon notre opinion, à nous, il est clair que les choses sont par suite d’un dessein, et non par nécessité. Il se pourrait donc que celui qui a formé le dessein les changeât et formât un autre dessein. Toutefois, ce ne pourrait être, dans un sens absolu, un dessein quelconque; car il y a une nature de l’impossible qui est stable et qui ne saurait être détruite, comme nous l’exposerons. — J’ai pour but, dans ce chapitre, de te montrer, par des preuves qui approchent de la démonstration, que cet univers nous indique nécessairement un Créateur agissant avec intention, sans que pour cela je veuille prendre à tâche ce qu’ont entrepris les Motécallemîn, en détruisant la nature de l’être et en proclamant l’atome, la perpétuelle création des accidents et tout ce que je t’ai exposé de leurs principes, dont le seul but est d’établir la détermination. Il ne faut pas croire qu’ils aient dit aussi ce que je vais dire; mais ce qu’on ne saurait mettre en doute, c’est qu’ils ont visé au même but que moi. Ils parlent donc aussi des choses dont je vais parler, ayant en vue la détermination; mais pour eux, si telle plante est plutôt rouge que blanche, plutôt douce qu’amère, c’est une particularisation au même titre que celle du ciel ayant de préférence cette figure qu’il a, et non pas la figure carrée ou triangulaire. Eux, ils ont établi la détermination au moyen de leurs propositions que tu connais déjà, tandis que moi, j’établirai la détermination, là où il le faut, au moyen de propositions philosophiques puisées dans la nature de l’être.
Je vais exposer cette méthode, après avoir d’abord posé en principe ce qui suit: toutes les fois qu’une matière est commune à des choses qui diffèrent entre elles d’une manière quelconque, il a fallu nécessairement, en dehors de cette matière commune, une cause qui ait fait que ces choses eussent, les unes telle qualité, les autres telle autre, ou plutôt (il a fallu) autant de causes qu’il y a de choses différentes. C’est là une proposition sur laquelle tombent d’accord les partisans de l’éternité (du monde) et ceux de la création.
Après avoir posé ce principe, j’aborde l’exposition de ce que j’avais en vue, (en discutant) sous la forme de question et de réponse, sur l’opinion d’Aristote.
Nous posons d’abord à Aristote la question suivante: Tu nous as démontré que toutes les choses sublunaires ont une seule et même matière, commune à toutes; quelle est donc alors la cause de la diversité des espèces qui existent ici-bas, et quelle est la cause de la diversité des individus de chacune de ces espèces? — Là-dessus, il nous répondra: Ge qui cause la diversité, c’est que les choses composées de cette matière diffèrent de mélange. Cette matière commune a reçu d’abord quatre formes, dont chacune est accompagnée de deux qualités, et par ces quatre qualités elle devient les éléments de ce qui en est composé; car ils (les éléments) s’entremêlent d’abord par suite du mouvement de la sphère céleste, et ensuite, ayant formé un mélange tempéré, la diversité survient dans les choses mêlées, qui sont composées (des éléments) à des degrés différents de chaud, de froid, d’humide et de sec. Par ces mélanges divers, elle (la matière) acquiert des dispositions diverses pour recevoir des formes diverses, et ces formes, à leur tour, la disposent pour la réception d’autres formes, et ainsi de suite. La matière (substratum) d’une seule forme spécifique possède une grande étendue de quantité et de qualité, et c’est en raison de cette étendue qu’il y a une variété d’individus de la même espèce, comme cela a été exposé dans la science physique. — Tout cela est vrai et évident pour celui qui est équitable envers lui-même et qui ne veut pas s’abuser.
Ensuite, nous adresserons encore à Aristote cette autre question: S’il est vrai que le mélange des éléments est la cause qui dispose les matières à recevoir les formes diverses, qu’est-ce donc alors qui a disposé cette matière première de manière qu’une partie reçût la forme de feu, et une autre partie la forme de terre, et que ce qui est entre les deux (devînt apte) à recevoir la forme d’eau et d’air? Puisque le tout a une matière commune, qu’est-ce donc qui a rendu la matière de la terre plus propre à la forme de terre, et la matière du feu plus propre à la forme de feu ?
— A cela Aristote fera la réponse suivante: Ce qui a fait cela, c’est la différence des lieux; car ce sont ceux-ci qui ont produit dans la matière unique des dispositions diverses. La partie qui est plus près de la circonférence a reçu de celle-ci une impression de subtilité et de mouvement rapide et approche de sa nature, de sorte qu’ainsi préparée, elle a reçu la forme de feu; mais, à mesure que la matière s’éloigne de la circonférence (et qu’elle est) plus près du centre, elle devient plus épaisse, plus consistante et moins lumineuse; elle se fait alors terre, et, par la même raison, eau et air. Il doit nécessairement en être ainsi; car il serait absurde (de dire) que celle matière n’est point dans un lieu, ou que la circonférence est elle-même le centre, et vice versa. C’est donc là ce qui a fait qu’elle devait se particulariser par des formes diverses, je veux dire ce qui l’a disposée à recevoir des formes diverses.
Enfin nous lui demanderons encore: La matière de la circonférence, c’est-à-dire du ciel, est-elle la même que celle des éléments?
— Non, répondra-t-il; mais, au contraire, celle-là est une autre matière, et elle a d’autres formes. Si on donne en même temps aux corps d’ici-bas et à ceux-là (d’en haut) le nom de corps, ce n’est que par homonymie, comme l’ont exposé les modernes. Tout cela a été démontré.
Écoute maintenant, ô lecteur de ce traité! ce que je dis, moi.
— Tu sais qu’il a été démontré par Aristote que de la différence des actions on peut inférer la différence des formes. Or, comme les mouvements des quatre éléments sont droits, tandis que le mouvement de la sphère céleste est circulaire, on reconnaît (d’abord) que la matière des uns n’est pas la même que celle de l’autre, ce qui est une vérité résultant de la spéculation physique; mais, comme on trouve aussi que ceux-là (les éléments), qui ont les mouvements droits, diffèrent de direction, se mouvant les uns vers le haut, les autres vers le bas, et que ceux-là même qui se dirigent du même côté ont le mouvement plus ou moins rapide ou lent, on reconnaît qu’ils diffèrent de formes. C’est ainsi qu’on a reconnu que les éléments sont au nombre de quatre. C’est par une argumentation absolument semblable qu’on arrive à conclure que toutes les sphères célestes ont une même matière; car toutes elles se meuvent circulairement. Mais, en fait de forme, les sphères diffèrent les unes des autres; car telle se meut de l’orient à l’occident, et telle autre de l’occident à l’orient, et, en outre, les mouvements diffèrent par la rapidité et la lenteur. On doit donc encore lui adresser (c’est-à-dire à Aristote) la question suivante: Puisque toutes les sphères ont une matière commune, et que dans chacune d’elles le substratum a une forme particulière qui n’est pas celle des autres, qui est donc celui qui a particularisé ces substrata et qui les a disposés pour recevoir des formes diverses? Y a-t-il, après la sphère, autre chose à quoi on puisse attribuer cette particularisation, si ce n’est Dieu, le très haut ?
Je dois ici appeler ton attention sur la grande profondeur d’Aristote et sur sa compréhension extraordinaire, et (te faire remarquer) combien, sans doute, cette objection l’a embarrassé, et comment il s’est efforcé d’en sortir par des moyens où (la nature de) l’être ne lui venait pas en aide. Car, bien qu’il n’ait pas mentionné cette objection, il est pourtant évident, par ses paroles, qu’il désire nous présenter systématiquement l’existence des sphères, comme il a fait pour ce qui est au-dessous de la sphère céleste, de manière que tout ait lieu par une nécessité physique et non par l’intention d’un être qui poursuit le but qu’il veut et qui détermine (les choses), de quelque manière qu’il lui plaise. Mais il n’y a point réussi, et on n’y réussira jamais. Il s’efforce de donner la raison 1° pourquoi le mouvement de la sphère part de l’orient et non de l’occident; 2° pourquoi (les sphères) ont le mouvement, les unes rapide, les autres lent, ce qui dépend de l’ordre de leur position vis-à-vis de la sphère supérieure; 3° pourquoi chacune des sept planètes a plusieurs sphères, tandis que ce grand nombre (d’étoiles fixes) est dans une seule sphère. Il s’efforce d’indiquer les causes de tout cela, afin de nous présenter la chose suivant un ordre physique (existant) par nécessité. Cependant, il n’a réussi à rien de tout cela; car, si tout ce qu’il nous a exposé à l’égard des choses sublunaires est systématique et conforme à ce qui existe (réellement) et dont les causes sont manifestes, et si on peut dire que tout y a lieu par une nécessité (résultant) du mouvement et des forces de la sphère céleste, il n’a pu donner aucune raison évidente pour tout ce qu’il a dit à l’égard de la sphère céleste, et la chose ne se présente pas sous une forme systématique, de manière qu’on puisse en soutenir la nécessité. En effet, pour ce qui est des sphères, nous voyons que tantôt celles qui ont le mouvement plus rapide sont au-dessus de celles qui ont le mouvement plus lent, tantôt celles qui ont le mouvement plus lent sont au-dessus de celles qui ont le mouvement plus rapide, tantôt enfin elles ont les mouvements égaux, quoiqu’elles soient au-dessus les unes des autres. Il y a encore d’autres choses (qui deviennent) très difficiles, dès qu’on se place au point de vue de la nécessité, et je leur consacrerai un chapitre particulier de ce traité.
En somme, Aristote, reconnaissant sans doute la faiblesse de ce qu’il dit pour motiver ces choses et en indiquer les causes, a mis en tête, en abordant ces recherches, des paroles dont voici le texte: «Nous voulons maintenant examiner soigneusement deux questions qu’il est nécessaire d’examiner, et nous en dirons ce que comportent notre intelligence, notre science et notre opinion; mais personne ne doit pour cela nous taxer d’outrecuidance et d’audace. On doit, au contraire, admirer notre passion et notre zèle pour la philosophie; et quand nous examinons les questions grandes et nobles et que nous parvenons à leur donner une solution tant soit peu solide, l’auditeur doit éprouver un grand plaisir et être dans la joie.» Tels sont ses propres termes. Il est donc clair qu’il reconnaissait indubitablement la faiblesse de ce qu’il disait à cet égard; d’autant plus que la science des mathématiques était encore imparfaite de son temps, et qu’on ne savait pas alors ce que nous savons aujourd’hui à l’égard des mouvements de la sphère céleste. Il me semble que, si Aristote dit, dans la Métaphysique, qu’on doit supposer une intelligence séparée pour chaque sphère, c’est également à cause du sujet en question, (c’est à-dire) afin qu’il y ait une chose qui donne un mouvement particulier à chaque sphère. Mais nous allons montrer qu’il ne gagne rien par là.
Quant à ce qu’il dit, dans le texte que j’ai cité: «ce que comportent notre intelligence, notre science et notre opinion,» je vais t’en expliquer le sens; car je ne l’ai vu (exposé) par aucun des commentateurs. Par les mots notre opinion, il indique le point de vue de la nécessité, c’est-à dire l’opinion de l’éternité du monde. Les mots notre science indiquent cette chose évidente sur laquelle on est d’accord, (à savoir) que chacune de ces choses (célestes) a nécessairement une cause et n’arrive point par un simple hasard. Les mots notre intelligence signifient: notre impuissance à indiquer, d’une manière tout à fait parfaite, les causes de pareilles choses; cependant, il prétend pouvoir en dire quelque peu de chose. Et c’est en effet ce qu’il a fait; car ce qu’il dit de la rapidité du mouvement universel et de la lenteur qu’a la sphère des étoiles fixes, (son mouvement) prenant une direction opposée, est un raisonnement étrange et étonnant. De même il dit qu’à mesure qu’une sphère est plus éloignée de la huitième, il faut que son mouvement soit plus rapide; et pourtant il n’en est pas toujours ainsi, comme je te l’ai exposé. Et ce qui est encore plus grave que cela, c’est qu’il y a aussi des sphères au-dessous de la huitième qui se meuvent de l’orient à l’occident; il faudrait donc que celles qui se meuvent de l’orient à l’occident fussent (chacune d’elles) plus rapides que celles qui sont au-dessous, et que (généralement) celles dont le mouvement part de l’orient fussent plus rapides, à mesure qu’elles sont plus près du mouvement (diurne) de la neuvième. Mais, comme je te l’ai déjà fait savoir, la science astronomique n’était pas de son temps ce qu’elle est aujourd’hui.
Sache que, selon notre opinion à nous tous qui professons la nouveauté du monde, tout cela est facile et marche bien (d’accord) avec nos principes; car nous disons qu’il y a un être déterminant, qui, pour chaque sphère, a déterminé comme il l’a voulu la direction et la rapidité du mouvement, mais que nous ignorons le mode de cette sagesse qui a fait naître telle chose de telle manière. Si Aristote avait été capable de nous donner la raison de la diversité du mouvement des sphères, de manière que tout fût en harmonie avec leur position réciproque, comme il le croyait, c’eût été à merveille; et alors il en eût été de la cause de ce qu’il y a de particulier (pour chaque sphère) dans cette diversité des mouvements, comme il en est de la cause de la diversité des éléments à l’égard de leur position (respective) entre la circonférence et le centre (de l’univers). Mais la chose n’est pas ainsi réglée, comme je te l’ai exposé.
Ce qui rend encore plus évidente l’existence de la détermination dans la sphère céleste, de sorte que personne ne saurait lui trouver d’autre cause déterminante que le dessein d’un être agissant avec intention, c’est la manière d’exister des astres. En effet, la sphère étant toujours en mouvement et l’astre restant toujours fixe, cela prouve que la matière des astres n’est pas la même que celle des sphères. Déjà Abou-Naçr (Al-Farâbi), dans ses gloses sur l’Acroasis, s’est exprimé dans les termes suivants: «Entre la sphère et les astres il y a une différence; car la sphère est transparente, tandis que les astres ne le sont pas. La cause en est qu’il y a entre les deux matières et entre les deux formes une différence, quoique petite.» Telles sont ses expressions. Moi cependant je ne dis pas petite, mais (je dis) qu’elles diffèrent beaucoup; car j’en tire la preuve, non pas de la transparence, mais des mouvements. Il est donc clair pour moi qu’il y a trois matières et trois formes: 1° des corps qui, en eux-mêmes, sont toujours en repos, et ce sont les corps des astres; 2° des corps qui sont toujours en mouvement, et ce sont les corps des sphères; 3° des corps qui tantôt se meuvent, tantôt sont en repos, et ce sont les éléments. Or, je voudrais savoir ce qui a pu réunir ensemble ces deux matières, — entre lesquelles il y a une différence extrême, comme il me semble, ou (tout au moins) une petite différence, comme le dit Ahou-Naçr, — et qui est celui qui a préparé cette union ? En somme, deux corps divers, dont l’un est fixé dans l’autre, sans y être mêlé, et se trouvant, au contraire, circonscrit dans un lieu particulier de ce dernier et fortement attaché, (tout cela) sans le dessein d’un être agissant avec intention, ce serait là une chose étonnante. Mais, ce qui est encore plus étonnant, ce sont ces étoiles nombreuses qui se trouvent dans la huitième (sphère), toutes des globes, les unes petites, les autres grandes, ici une étoile, là une autre [en apparence à la distance d’une coudée], ici dix (étoiles) agglomérées ensemble, là une grande bande sans rien. Quelle est donc la cause qui distingue particulièrement cette bande par dix étoiles et cette autre par le manque d’étoiles ? Enfin, le corps de la sphère est un seul corps simple, sans diversité; par quelle cause donc telle partie de la sphère convient-elle à l’astre qui s’y trouve, plutôt que telle autre? Tout cela, comme tout ce qui est de la même espèce, serait très invraisemblable, ou plutôt toucherait à l’impossible, si l’on admettait que tout vient de Dieu par nécessité, comme le pense Aristote. Mais, dès qu’on admet que tout est dû au dessein d’un être agissant avec intention et qui l’a fait ainsi, il ne reste plus rien dont il faille s’étonner, ni absolument rien d’invraisemblable; et il n’y a plus lieu de scruter, à moins que tu ne demandes: quelle est la cause de ce dessein ?
Tout ce qu’on sait, en somme, c’est que tout cela a lieu pour une raison que nous ne connaissons pas, mais que ce n’est pas cependant une œuvre inutile, ni due au hasard. En effet, tu sais que les veines et les nerfs de l’individu chien ou âne ne sont pas l’œuvre du hasard, ni n’ont fortuitement telle mesure, et que ce n’est pas non plus par le simple hasard que telle veine est grosse et telle autre mince, que tel nerf se déploie en beaucoup de branches tandis que tel autre ne se déploie pas ainsi, que l’un descend tout droit tandis qu’un autre se replie sur lui-même; car rien de tout cela n’a lieu que pour certains avantages dont on connaît la nécessité. Et comment donc un homme intelligent pourrait-il s’imaginer que les positions de ces astres, leurs mesures, leur nombre et les mouvements de leurs sphères diverses soient sans raison, ou l’œuvre du hasard ? Il n’y a pas de doute que chacune de ces choses ne soit nécessaire par rapport au dessein de celui qui a agi avec intention, et il est très difficile de concevoir que cet ordre des choses vienne d’une (aveugle) nécessité, et non pas d’un dessein.
Il n’y a pas, selon moi, de plus grande preuve du dessein que la variété des mouvements des sphères et les astres fixés dans les sphères; c’est pourquoi tu trouveras que tous les prophètes ont pris les astres et les sphères pour preuve qu’il existe nécessairement un Dieu. Ce que la tradition sur Abraham rapporte de son observation des astres est très connu. Isaïe dit, pour appeler l’attention sur les preuves qu’on peut en tirer: Elevez vos yeux vers le haut et voyez; qui a créé ces choses ? etc. (Is., XL 26). De même Jérémie dit: Celui qui a fait les cieux. Abraham a dit: l’Eternel, Dieu des cieux (Genèse, 24, 7), et le prince des prophètes: Celui qui chevauche sur les cieux (Deutér., 33, 26), ce que nous avons expliqué. Et c’est là en effet la véritable preuve, dans laquelle il n’y a rien de douteux. Je m’explique: S’il y a au-dessous de la sphère céleste tant de choses diverses, bien que leur matière soit une, comme nous l’avons exposé, tu peux dire que ce qui les a particularisées, ce sont les forces des sphères et les différentes positions de la matière vis-à-vis de la sphère céleste, comme nous l’a enseigné Aristote. Mais, pour ce qui est des diversités qui existent dans les sphères et les astres, qui a pu les particulariser, si ce n’est Dieu? car, si quelqu’un disait (que ce sont) les intelligences séparées, il n’aurait rien gagné par cette assertion. En effet, les intelligences ne sont pas des corps, de sorte qu’ils puissent avoir une position vis-à-vis de la sphère; pourquoi donc alors ce mouvement de désir (qui attire chaque sphère) vers son intelligence séparée, telle sphère le ferait-elle vers l’orient et telle autre vers l’occident? Crois-tu que telle intelligence soit du côté de l’occident et telle autre du côté de l’orient? Pourquoi encore telle (sphère) seraitelle plus lente et telle autre plus rapide, sans même qu’il y eût en cela une suite (régulière) en rapport avec leur distance (respective) les unes des autres, comme tu le sais? Il faudrait donc dire nécessairement que c’est la nature même de telle sphère et sa substance qui ont exigé qu’elle se mût vers tel côté et avec tel degré de vitesse, et que le résultat de son désir fût telle chose (obtenue) de telle manière. Et c’est en effet ce que dit Aristote et ce qu’il proclame clairement.
Nous voilà donc revenus à notre point de départ, et nous disons: Puisque toutes (les sphères) ont une seule et même matière, qu’est-ce donc qui peut faire qu’elles se distinguent les unes des autres par une nature particulière, et que les unes aient un certain désir produisant telle espèce de mouvement et opposé au désir des autres produisant telle autre espèce de mouvement ? ne faut-il pas nécessairement quelque chose qui les particularise? — Cette considération nous a conduit à examiner deux questions. L’une (est celle-ci): peut-on, ou non, conclure de l’existence de cette diversité que tout se fasse nécessairement par le dessein d’un être ayant une intention, et non par nécessité? La deuxième question (est celle ci): Supposé que tout cela soit dû au dessein d’un être ayant une intention et qui ait ainsi particularisé les choses, peut-on conclure de là que tout ait été créé après ne pas avoir existé? ou bien, doit-on ne pas en tirer cette conclusion et admettre au contraire que cette particularisation a eu lieu de toute éternité? — car cette opinion a été professée aussi par quelques-uns de ceux qui admettent l’éternité (du monde). Je vais donc, dans les chapitres suivants, aborder ces deux questions et en exposer ce qui est nécessaire.
Chapter 20
Aristote démontre que les choses physiques en général n’arrivent pas par le hasard, et la démonstration qu’il en donne est celle-ci: les choses du hasard n’arrivent ni continuellement, ni même le plus fréquemment; mais toutes ces choses (physiques) arrivent ou continuellement, ou (du moins) très fréquemment. Quant au ciel, avec tout ce qu’il renferme, il reste continuellement dans certaines situations, sans subir aucun changement, comme nous l’avons exposé, ni dans son essence même, ni en changeant de place. Mais les choses physiques qui sont au dessous de la sphère de la lune ont lieu, les unes continuellement, les autres le plus fréquemment: continuellement, comme, par exemple, le feu qui chauffe et la pierre qui descend vers le bas; le plus fréquemment, comme, par exemple, les figures des individus de chaque espèce et ses actions. Tout cela est clair. Or, puisque les choses partielles (du monde) ne sont pas dues au hasard, comment le tout le serait-il? Il est donc démontré que ces êtres ne sont point l’œuvre du hasard.
Voici comment s’exprime Aristote, en réfutant ceux d’entre les anciens qui prétendaient que ce monde est venu du hasard et qu’il est né spontanément, sans cause: «D’autres, dit-il, ont donné pour cause de ce ciel et de tous les mondes la spontanéité; car, disent ils, c’est spontanément que naît la révolution ainsi que le mouvement qui a tout distingué et constitué dans cet ordre. Mais il y a en cela quelque chose de fort étonnant: ils disent (d’une part), des animaux et des plantes, qu’ils ne sont ni ne naissent par le hasard, mais qu’ils ont pour cause, soit une nature, soit une intelligence, soit quelque autre chose de semblable; car toute chose quelconque ne naît pas de toute semence ou de tout sperme (quelconque), mais de telle semence il naît un olivier, et de tel sperme il naît un homme. Et (d’autre part), ils disent du ciel et des corps qui (seuls) parmi tous les corps visibles sont (véritablement) divins, qu’ils ne sont nés que spontanément et qu’ils n’ont absolument aucune cause, comme en ont les animaux et les plantes.» Telles sont ses expressions, et il entre dans de longs détails pour montrer la fausseté de ce qu’ils ont présumé.
Il est donc clair qu’Aristote croit et démontre que tous ces êtres n’existent pas par le hasard; ce qui réfute (l’opinion qui admet) qu’ils sont l’œuvre du hasard, c’est qu’ils existent essentiellement, c’est-à-dire qu’ils ont (évidemment) une cause qui veut qu’ils soient nécessairement ainsi, et par cette cause ils existent tels qu’ils sont. Voilà ce qui a été démontré et ce que croit Aristote. Mais (quant à la question de savoir) si, de ce qu’ils ne sont pas nés spontanément, il s’ensuit nécessairement qu’ils sont l’œuvre d’un dessein et d’une volonté libre, il ne m’est pas prouvé qu’Aristote croie cela; car, réunir ensemble l’existence par nécessité et la naissance par un dessein et une volonté, de manière à en faire une seule et même chose, voilà ce qui me paraît bien près de la réunion de deux choses opposées. En effet, l’idée de la nécessité admise par Aristote est (celle-ci): que tout ce qui d’entre les êtres n’est pas le produit de l’art a nécessairement une cause qui l’a produit et formé tel qu’il est; cette cause a une deuxième cause, celle-ci une troisième, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’on arrive à une cause première de laquelle tout est émané; car on ne saurait admettre un enchaînement (de causes) à l’infini. Mais il ne croit pas pour cela que l’existence du monde résulte nécessairement du Créateur, je veux dire de la cause première, comme l’ombre résulte du corps, ou comme la chaleur résulte du feu, ou comme la lumière résulte du soleil, comme le soutiennent de lui ceux qui ne comprennent pas ses paroles. Il croit, au contraire, qu’il en est de cette nécessité à peu près comme (quand nous disons que) l’intelligible résulte nécessairement de l’intellect, l’intellect étant l’efficient de l’intelligible en tant qu’intelligible; car, même selon lui (Aristote), cette cause première est un intellect au rang le plus élevé et le plus parfait de l’être. Mais, bien qu’il dise que Dieu veut ce qui émane de lui, qu’il en a de la joie et du plaisir et qu’il ne pourrait vouloir le contraire, on ne saurait appeler cela dessein, et il n’y a pas là l’idée du dessein. En effet, l’homme désire avoir deux yeux et deux mains, il en éprouve de la joie et du plaisir, et il ne saurait vouloir le contraire; mais si tel individu a deux yeux et deux mains, ce n’est pas par un dessein (venant de lui), ni parce qu’il veut particulièrement telle figure et telles actions. L’idée du dessein et celle de la détermination ne s’appliquent qu’à une chose qui n’existe pas encore et qui peut exister ou ne pas exister telle qu’on l’a projetée ou déterminée.
Je ne sais (du reste) si les modernes ont compris les paroles d’Aristote, disant que les choses ont nécessairement une cause, dans le sens du dessein et de la détermination; ou bien, s’ils l’ont contredit sur ce point et si ce sont eux qui ont préféré l’opinion du dessein et de la détermination, croyant qu’elle n’est pas en contradiction avec l’éternité (du monde).
— Après cet exposé, j’aborde l’opinion de ces modernes.
Chapter 21
Sache que, parmi les philosophes modernes qui professent l’éternité du monde, il y en a qui disent que Dieu est l’efficient du monde, dont il a préféré l’existence (à la non-existence), qu’il l’a fait avec dessein et l’a déterminé tel qu’il est, mais qu’il est inadmissible que cela ait eu lieu dans un temps plutôt que dans un autre, et qu’au contraire, cela a toujours été et sera toujours ainsi. Ce qui fait, disent-ils, que nous ne saurions nous figurer qu’un agent ait fait quelque chose sans que cet agent ait précédé son action dans le temps, c’est que dans ce que nous faisons, nous autres, il en est nécessairement ainsi; car, dans tout agent de celte sorte, il y a une certaine privation: il est (d’abord) agent en puissance, et, après avoir agi, il a passé à l’acte. Mais Dieu, dans lequel il n’y a point de privation, ni absolument rien qui soit en puissance, ne précède point son action; au contraire, il n’a jamais cessé d’agir, et de même qu’il y a une immense différence entre son essence et la nôtre, de même aussi le rapport qui existe entre son action et lui diffère de celui qui existe entre notre action et nous. Ils font le même raisonnement sur la détermination et la volonté; car, peu importe que tu dises agent, ou voulant, ou agissant avec dessein, ou préférant, ou déterminant, (tous ces mots) ayant le même sens. Il est inadmissible, disent-ils encore, que son action ou sa volonté soit sujette au changement, ainsi que nous l’avons exposé.
Il est donc clair pour toi, ô lecteur de mon présent traité, que ceux-là ont bien changé le mot nécessité, mais en ont laissé subsister l’idée. Peut-être ont-ils eu pour but de choisir une plus belle expression, ou (du moins) d’écarter quelque chose de malsonnant; car (si l’on dit) que l’univers est intimement lié à sa cause, — qui est Dieu, comme le dit Aristote, — et qu’il participe de sa perpétuité, c’est absolument la même idée que lorsqu’ils disent que le monde vient de l’action de Dieu, ou (qu’il a été fait) par son dessein, sa volonté, son choix et sa détermination, mais qu’il n’a jamais cessé et ne cessera jamais d’être tel qu’il est, de même que le lever du soleil est indubitablement l’efficient du jour, sans que l’un précède temporellement l’autre. Mais ce n’est pas là l’idée du dessein tel que nous l’envisageons; au contraire, nous voulons dire par là que le monde n’est pas nécessairement émané de Dieu, comme l’effet émane de sa cause, de laquelle il est tellement inséparable qu’il ne peut changer sans que la cause elle-même subisse un changement, ou que (du moins) elle change à l’égard d’une de ses conditions. Quand tu auras ainsi compris l’idée (du dessein), tu reconnaîtras combien il est faux de dire que le monde est une conséquence nécessaire de l’existence de Dieu, comme l’effet l’est de la cause, et (tu sauras) qu’il est venu de l’action (libre) de Dieu ou (qu’il existe) par sa détermination.
Après avoir ainsi exposé le sujet, nous arrivons à examiner (la question de) cette diversité qui existe dans le ciel et qui, comme il a été démontré, a nécessairement une cause; (et nous demandons) si cette cause, par son existence même, a motivé et rendu nécessaire cette diversité, ou bien si elle est l’efficient de cette diversité qui l’a déterminée de la manière que nous croyons, nous, les sectateurs de Moïse, notre maître? Nous répondrons à cela, après avoir fait d’abord une observation préliminaire pour expliquer le sens de la nécessité admise par Aristote, afin que tu en conçoives l’idée; et ensuite je t’exposerai la préférence que je donne à l’opinion de la nouveauté du monde, (appuyée) par des preuves spéculatives, philosophiques et pures de tout faux raisonnement.
S’il dit que l’Intelligence première est nécessairement émanée de Dieu, la deuxième Intelligence de la première et la troisième de la deuxième, et de même, s’il pense que les sphères sont émanées des Intelligences et (s’il proclame) cet ordre bien connu que tu as pu étudier dans les passages y relatifs et que nous avons ici exposés en abrégé, il est clair qu’il ne veut pas dire par là que telle chose ait existé d’abord, et qu’ensuite soit née d’elle cette autre chose qui en est la conséquence nécessaire; car il n’admet la naissance d’aucune de ces choses. En disant conséquence nécessaire, il ne veut parler que de la causalité, comme s’il disait: l’Intelligence première est la cause de l’existence de la deuxième Intelligence, celle-ci est la cause de l’existence de la troisième, et ainsi de suite; et il en est de même de ce qu’il dit des sphères et de la matière première, car toutes ces choses ne se précèdent point les unes les autres et n’existent point, selon lui, les unes sans les autres. Il en est, par exemple, comme si quelqu’un disait que, des qualités premières, résultent nécessairement l’aspérité, le lisse, la dureté, la mollesse, l’épaisseur et la qualité spongieuse; car personne ne met en doute que ce ne soient celles-là (les qualités premières), je veux dire la chaleur, la froideur, l’humidité et la sécheresse, qui aient fait naître l’aspérité, le lisse, la dureté, la mollesse, l’épaisseur, la qualité spongieuse et autres choses semblables, et que ces dernières ne soient nécessairement émanées des qualités premières, quoiqu’il soit impossible qu’il existe un corps qui, possédant les qualités premières, soit dénué de ces qualités secondaires. C’est donc absolument de la même manière qu’Aristote dit, de l’univers en général, que telle chose est nécessairement émanée de telle autre, jusqu’à ce qu’on arrive à la cause première, comme il s’exprime, lui, ou à l’Intelligence première, ou n’importe comme tu voudras l’appeler. Nous avons tous en vue un seul et même principe; mais lui, il pense que tout ce qui est en dehors (de ce principe) en est émané par nécessité, comme je l’ai dit, tandis que nous, nous disons que c’est Dieu qui a fait toutes ces choses avec dessein et en voulant cet univers, qui n’a pas existé d’abord et qui maintenant a été appelé à l’existence par la volonté de Dieu. Je vais maintenant, dans les chapitres suivants, produire les preuves qui me font donner la préférence (l’opinion qui admet) que le monde a été créé.
Chapter 22
C’est une proposition sur laquelle Aristote et tous les philosophes sont d’accord, que d’une chose simple il ne peut émaner (directement) qu’une seule chose simple. Si la chose est composée, il peut en émaner plusieurs choses, selon le nombre des simples qu’elle renferme et dont elle est composée. Le feu, par exemple, étant un composé de deux qualités (premières), la chaleur et la sécheresse, il en résulte qu’il chauffe par sa chaleur et dessèche par sa sécheresse. De même, une chose étant composée de matière et de forme, il peut en émaner, si elle est de composition multiple, plusieurs choses du côté de sa matière et plusieurs autres du côté de sa forme. — Conformément à cette proposition, Aristote dit qu’il n’y a eu d’émanation primitive de Dieu qu’une seule intelligence simple, pas autre chose.
Deuxième proposition: Toute chose quelconque ne saurait émaner fortuitement de toute chose quelconque, mais il faut toujours nécessairement qu’il y ait une certaine relation entre la cause et son effet. Les accidents eux-mêmes ne sauraient émaner au hasard les uns des autres, comme par exemple la quantité de la qualité, ou la qualité de la quantité. De même, une forme ne saurait émaner de la matière ni une matière de la forme
Troisième proposition: Tout agent qui agit avec dessein et volonté, et non par sa nature, peut exercer des actions diverses et nombreuses.
Quatrième proposition: Un tout composé de substances diverses juxtaposées forme plus véritablement une composition qu’un tout composé de substances diverses mêlées ensemble. Ainsi, par exemple, les os, ou la chair, ou les veines, ou les nerfs, sont plus simples que l’ensemble de la main ou du pied, composé de nerfs, de chair, de veines et d’os. — Cela est trop clair pour qu’on ait besoin d’en dire davantage.
Après ces préliminaires, je dirai que, si Aristote dit que la première Intelligence sert de cause à la deuxième, la deuxième à la troisième, et ainsi de suite, dût-il y en avoir des milliers de degrés, la dernière de ces intelligences sera toujours indubitablement simple. D’où donc alors viendrait la composition, qui, selon l’opinion d’Aristote, existerait par nécessité dans ces êtres (d’ici-bas)? Nous voulons bien être d’accord avec lui quand il dit qu’à mesure que les Intelligences s’éloignent (de la cause première), il se rencontre dans elles une plus grande composition d’idées (diverses), leurs intelligibles devenant de plus en plus nombreux; mais, tout en admettant avec lui celte opinion conjecturale, (nous lui demanderons) comment les intelligences ont-elles pu devenir la cause des sphères émanant d’elles ? Quel rapport y a-t-il entre la matière (des sphères) et l’Intelligence séparée, qui est absolument immatérielle? Supposé même que nous accordions que chaque sphère a pour cause une Intelligence, ainsi qu’on l’a dit, parce que cette intelligence est composée en ce qu’elle se pense elle-même et (qu’elle pense aussi) ce qui est en dehors d’elle,— de sorte qu’elle est en quelque sorte composée de deux choses, dont l’une produit l’autre intelligence qui est au-dessous d’elle, et dont l’autre produit la sphère, - on pourra encore lui demander: Cette chose une et simple de laquelle (selon vous) émane la sphère, comment a-t-elle pu produire la sphère, puisque celle ci est composée de deux matières et de deux formes (qui sont d’une part) la matière et la forme de la sphère et (d’autre part) la matière et la forme de l’astre fixé dans la sphère? Si donc tout se passait par voie de nécessité, il nous faudrait nécessairement supposer dans cette intelligence composée une cause également composée de deux parties, dont l’une pût produire le corps de la sphère et l’autre le corps de l’astre. Et encore faudrait-il que la matière de tous les astres fût une seule et même; mais il se peut que les étoiles brillantes soient d’une substance à part, et les nébuleuses d’une autre substance. Enfin, on sait que tout corps est composé de sa matière et de sa forme.
Il est donc clair que ces choses ne procèdent point par voie de nécessité, comme il le dit. De même, la diversité du mouvement des sphères n’est point en rapport avec leur ordre successif, les unes au-dessous des autres, de manière qu’on puisse soutenir à cet égard le système de la nécessité, ce dont nous avons déjà parlé.
Il y a encore (dans ce système) autre chose qui renverse tout ce qui a été établi à l’égard des choses physiques, si l’on considère l’état de la sphère céleste: Si la matière de toutes les sphères est une, comment se fait-il que la forme de telle sphère ne se transporte pas nécessairement à la matière de telle autre, comme cela arrive dans les choses sublunaires, à cause de l’aptitude de la matière? pourquoi telle forme reste-t-elle toujours dans telle matière (déterminée), puisque tout a une matière commune? — à moins, par Dieu, qu’on ne veuille soutenir que chaque sphère a une matière différente de celle des autres, de sorte qu’alors la forme du mouvement ne serait plus une preuve pour (l’unité de) la matière; mais ce serait là le renversement de tous les principes.
Ensuite, si la matière de tous les astres est une, par quoi (peut-on demander) se distinguent leurs individualités? Est-ce par des formes ou par des accidents? Mais, dans n’importe laquelle des deux hypothèses, il faudrait que, soit ces formes, soit ces accidents, se transportassent nécessairement sur chacun (des astres), si l’on ne veut pas nier l’aptitude (de la matière).
Tu comprendras donc par là que, si nous disons matière des sphères, ou matière des astres, cela ne doit point être pris dans le même sens que cette matière (sublunaire), et qu’il n’y a là qu’une simple homonymie; car chacun de ces corps célestes a une existence qui lui est particulière et à laquelle ne participent point les autres. Mais (s’il en est ainsi), comment se fait-il pourtant qu’il y ait communauté en ce qui concerne le mouvement circulaire des sphères ou la fixité des astres? — Cependant, si nous admettons que tout cela a lieu par le dessein d’un être agissant avec intention, qui a tout fait et déterminé comme l’a exigé sa sagesse incompréhensible, on ne peut nous adresser aucune de toutes ces questions, que l’on n’est en droit de faire qu’à celui qui soutient que tout se fait par nécessité et non par une volonté libre. Mais cette dernière opinion ne s’accorde point avec l’ordre de l’univers, et on n’a pu l’appuyer d’aucune raison ni d’aucune preuve suffisante. Et avec cela, il s’ensuit des choses extrêmement invraisemblables; car Dieu, que tout homme intelligent affirme être doué de toutes les espèces de perfections, se trouverait, à l’égard de tous les êtres, dans l’impuissance de rien innover, et s’il voulait allonger l’aile d’une mouche ou raccourcir le pied d’un insecte, il ne le pourrait pas. Mais Aristote dira à cela que Dieu ne le veut point, et qu’il serait même inadmissible qu’il voulût qu’il en fût autrement; ce ne serait pas là (dira-t-il) lui attribuer plus de perfection, et peut-être serait-ce plutôt une imperfection à certains égards.
Je te dirai en thèse générale, — car quoique je sache que beaucoup d’hommes passionnés me reprocheront de peu comprendre leurs paroles ou de m’en écarter à dessein, je ne m’abstiendrai pas pour cela de dire ce que j’ai saisi et compris selon ma faible intelligence, — et cette thèse la voici: Tout ce qu’Aristote a dit sur tout ce qui existe au-dessous de la sphère de la lune, jusqu’au centre de la terre, est indubitablement vrai; et personne ne saurait s’en écarter, si ce n’est celui qui ne le comprend pas, ou bien celui qui a des opinions préconçues qu’il veut défendre (à tout prix) ou qui le conduisent à nier une chose évidente. Mais, à partir de la sphère de la lune et au-dessus, tout ce qu’Aristote en dit ressemble, à peu de chose près, à de simples conjectures; et à plus forte raison, ce qu’il dit de l’ordre des intelligences, ainsi que quelques-unes de ces opinions métaphysiques qu’il adopte, sans pouvoir les démontrer, mais qui renferment de grandes invraisemblances, des erreurs évidentes et manifestes (répandues) parmi les nations et de mauvaises doctrines qui se sont divulguées.
Il ne faut pas me critiquer pour avoir fait ressortir les doutes qui s’attachent à son opinion. Est ce bien par des doutes, me diras-tu, qu’on peut détruire une opinion, ou établir l’opinion opposée? Certes, il n’en est point ainsi; mais nous agissons avec ce philosophe, comme ses sectateurs nous ont recommandé d’agir avec lui. En effet, Alexandre a déjà exposé que, toutes les fois qu’une chose n’est pas susceptible d’être démontrée, il faut poser (successivement) les deux hypothèses contraires, voir quels sont les doutes qui s’attachent à chacun des deux cas opposés, et admettre celui qui offre le moins de doutes. Il en est ainsi, dit Alexandre, de tout ce qu’Aristote dit au sujet de certaines opinions métaphysiques pour lesquelles on n’a pas de démonstration; car tous ceux qui sont venus après Aristote affirment que ce qu’Aristote en a dit offre moins de doutes que tout ce qu’on en pourrait dire.
Et c’est là ce que nous avons fait: après qu’il nous a été avéré que, dans la question de savoir si le ciel est né ou éternel, aucune des deux (hypothèses) opposées ne saurait être démontrée, et après avoir exposé les doutes inhérents à chacune des deux opinions, nous t’avons montré que l’opinion de l’éternité (du monde) offre le plus de doutes et qu’elle est très dangereuse pour la croyance qu’il faut professer à l’égard de Dieu. Ajoutons à cela que la nouveauté (du monde) est l’opinion de notre père Abraham et de Moïse, notre prophète.
Puisque nous avons dit qu’il faut examiner les opinions au moyen des doutes (qu’elles renferment), je crois devoir entrer là-dessus dans quelques détails.
Chapter 23
Sache que, dans la comparaison (à établir) entre les doutes qui s’attachent à une certaine opinion et ceux qui s’attachent à l’opinion opposée, afin de donner la préférence à celle qui offre le moins de doutes, il ne s’agit pas de prendre en considération le plus grand nombre des doutes, mais plutôt l’importance de l’invraisemblance (qu’ils font ressortir) et des difficultés qu’on rencontre dans la nature de l’être. Il se peut, en effet, que tel doute ait à lui seul plus d’importance que mille autres doutes.
Ensuite, cette comparaison ne pourra être établie avec profit que par celui qui attacherait une égale valeur aux deux (hypothèses) contraires; mais si quelqu’un, soit à cause de son éducation, soit par un intérêt quelconque, préférait (d’avance) l’une des deux opinions, il resterait aveugle pour la vérité. Il est vrai que l’homme passionné ne saurait s’opiniâtrer contre une chose démontrable; mais, quand il s’agit de pareilles choses (hypothétiques), il n’est que trop possible de s’y montrer rebelle.
Tu peux quelquefois, si tu le veux, te dépouiller de la passion, te débarrasser de l’habitude, ne t’appuyer que sur la seule spéculation, et choisir de préférence ce qui mérite d’être préféré; mais il faut pour cela remplir plusieurs conditions: En premier lieu, savoir mesurer la capacité de ton esprit et la perfection de ton talent naturel; et tu t’éclaireras là-dessus en étudiant toutes les sciences mathématiques et en cherchant à comprendre les règles de la logique. En second lieu, connaître les sciences physiques et les approfondir, afin de te rendre un compte exact des points douteux. En troisième lieu, (surveiller) tes mœurs; car, dès qu’un homme, soit par son naturel, soit par une habitude acquise, se trouve entraîné aux appétits et aux plaisirs, se laisse aller à la violence et à la colère, laisse prévaloir sa faculté irascible et lui lâche la bride, il fera toujours des faux pas et bronchera partout où il ira, cherchant des opinions qui puissent venir en aide à son penchant naturel.
J’ai appelé ton attention là-dessus, afin que tu ne te laisses pas séduire; car il se peut que quelqu’un, un jour, t’induise en erreur en élevant des doutes contre la nouveauté du monde, et que tu sois trop prompt a te laisser tromper en adoptant une opinion qui sape la religion par la base et proclame une hérésie à l’égard de Dieu. Il faut donc que ton esprit soit toujours sur ses gardes à cet égard, et que tu suives les deux prophètes qui sont la colonne de l’amélioration de l’espèce humaine dans ses croyances et sa vie sociale. Tu ne t’écarteras de l’opinion de la nouveauté du monde que par suite d’une (vraie) démonstration; mais une telle n’existe pas dans la nature.
Que le lecteur de ce traité veuille ne pas me critiquer de ce que je me suis servi ici de paroles oratoires pour appuyer l’opinion de la nouveauté du monde; car le prince des philosophes, Aristote, dans ses principaux écrits, a également employé des paroles oratoires pour appuyer son opinion de l’éternité du monde, et c’est en pareil cas qu’on peut dire en vérité: «Notre loi parfaite ne vaut-elle pas leurs discours frivoles?» Si lui, il appuie son opinion par les folies des Sabiens, comment n’appuierions-nous pas la nôtre par les paroles de Moïse et d’Abraham et par tout ce qui s’ensuit?
Je t’ai promis un chapitre dans lequel je te parlerais des doutes graves qu’on peut opposer à celui qui croit que la science humaine peut rendre compte de l’ordre des mouvements de la sphère céleste, et que ce sont là des choses physiques qui arrivent par une loi nécessaire et dont l’ordre et l’enchaînement sont clairs. J’en aborde donc maintenant l’exposition.
Chapter 24
Tu sais en fait d’astronomie ce que, dans mes leçons, tu as lu et compris du contenu du livre de l’Almageste; mais le temps n’était pas assez long pour te faire commencer une autre étude.
Ce que tu sais déjà, c’est que, pour se rendre compte de la régularité des mouvements et pour que la marche des astres soit d’accord avec les phénomènes visibles, il faut admettre (une de ces) deux hypothèses, soit un épicycle, soit une sphère excentrique, ou même les deux à la fois. Mais je vais te faire remarquer que chacune de ces deux hypothèses est totalement en dehors de toute règle et contraire à tout ce qui a été exposé dans la science physique. D’abord, établir un épicycle qui tourne sur une certaine sphère, sans tourner autour du centre de cette sphère qui le porte, comme cela a été supposé pour la lune et pour les cinq planètes, voilà une chose dont il s’ensuivrait nécessairement qu’il y a roulement, c’est-à-dire que l’épicycle roule et change entièrement de place, chose inadmissible à laquelle on a voulu échapper, (à savoir) qu’il y ait là (dans le ciel) quoi que ce soit qui change de place. C’est pourquoi Abou-Becr-ibn-al-Çâyeg, dans un discours qui existe de lui sur l’astronomie, a dit que l’existence de l’épicycle est inadmissible; et, après avoir parlé de ladite conséquence (du roulement), il dit qu’outre cette chose inadmissible qui résulterait de l’existence de l’épicycle, il s’ensuivrait encore d’autres choses inadmissibles. Je vais te les exposer: 1° Il y aurait une révolution autour d’un centre qui ne serait pas celui du monde; et cependant c’est un principe fondamental de tout cet univers, que les mouvements sont au nombre de trois: un mouvement (partant) du milieu, un autre (se dirigeant) vers le milieu et un autre autour du milieu. Mais, s’il y avait un épicycle, son mouvement ne se ferait ni du milieu, ni vers lui, ni autour de lui. 2° C’est un des principes posés par Aristote, dans la science physique, qu’il faut nécessairement quelque chose de fixe autour de quoi se fasse le mouvement, et c’est là pourquoi il faut que la terre reste fixe; mais, si l’épicycle existait, ce serait là un mouvement circulaire autour de rien de fixe.
J’ai entendu dire qu’Abou-Becr disait avoir trouvé un système astronomique dans lequel il n’y avait pas d’épicycle, mais (où tout s’expliquait) uniquement par des sphères excentriques; cependant, je n’ai point entendu cela (de la bouche) de ses disciples. Mais, quand même il y aurait réussi, il n’y aurait pas gagné grand’ chose; car, dans (l’hypothèse de) l’excentricité, on s’écarte également des principes posés par Aristote et auxquels on ne peut rien ajouter. Et ceci est une observation qui m’appartient. En effet, dans l’excentricité aussi, nous trouvons un mouvement circulaire des sphères qui ne se fait pas autour du milieu (de l’univers), mais autour d’un point imaginaire qui s’écarte du centre du monde; et c’est là également un mouvement qui ne se fait pas autour de quelque chose de fixe. Il est vrai que ceux qui n’ont pas de connaissances en astronomie prétendent que, puisque ces points (imaginaires) sont à l’intérieur de la sphère de la lune, comme cela paraît de prime abord, l’excentricité aussi admet un mouvement autour du milieu (de l’univers); et nous voudrions pouvoir leur accorder qu’il (le mouvement) se fait autour d’un point dans le feu ou dans l’air, bien que cela ne soit pas un mouvement autour de quelque chose de fixe. Mais nous leur exposerons que les mesures des excentricités ont été démontrées dans l’Almageste, selon les hypothèses qui y sont adoptées; et les modernes ayant établi par une démonstration vraie, dans laquelle il n’y a rien de douteux, quelle est la mesure de ces excentricités relativement au demi-diamètre de la terre, comme aussi ils ont exposé toutes les distances et les grandeurs (desastres), il a été prouvé que le centre de l’excentrique du soleil est nécessairement hors de la concavité de la sphère de la lune et au-dessous de la convexité de la sphère de Mercure. De même, le point autour duquel tourne Mars, je veux dire le centre de son excentrique, est hors de la concavité de la sphère de Mercure et au-dessous de la convexité de la sphère de Vénus. De même encore, le centre de l’excentrique de Jupiter se trouve à cette même distance, je veux dire entre les sphères de Mercure et de Vénus. Quant à Saturne, le centre de son excentrique tombe entre Mars et Jupiter. Vois, par conséquent, combien toutes ces choses s’éloignent de la spéculation physique! Tout cela te deviendra clair, quand tu auras étudié les distances et les grandeurs que l’on connaît pour chaque sphère et pour chaque astre; et l’évaluation de tout cela se fait par le demi-diamètre de la terre, de sorte que tout (se calcule) d’après un seul et même rapport, sans en établir aucun entre l’excentricité et la sphère respective.
Mais il y a quelque chose de plus étrange encore et de bien plus obscur: c’est que, toutes les fois qu’il y a deux sphères placées l’une dans l’autre, appliquées de tous côtés l’une à l’autre, mais ayant des centres différents, il se peut que la petite se meuve dans la grande sans que cette dernière se meuve aussi; mais il est impossible que la grande se meuve sur tout axe quelconque, sans que la petite se meuve aussi; car toutes les fois que la grande se meut, elle emporte nécessairement la petite par son mouvement, excepté toutefois quand le mouvement se fait sur l’axe qui passe par les deux centres. Or, en raison de cette proposition démonstrative, en raison de ce qui a été démontré que le vide n’existe pas, et enfin, en raison de l’hypothèse de l’excentricité, il faudrait que, la (sphère) supérieure étant en mouvement, elle emportât l’inférieure, par son mouvement, autour de son (propre) centre; et cependant nous ne trouvons pas qu’il en soit ainsi, mais au contraire nous trouvons qu’aucune des deux sphères, l’une contenant et l’autre contenue, ne se meut ni par le mouvement de l’autre, ni autour du centre de cette dernière, ni autour de ses pôles, et que chacune a un mouvement qui lui est particulier. C’est pourquoi on a été forcé d’admettre (qu’il existe), entre les sphères prises deux à deux, des corps autres que ceux des sphères (des planètes). Mais, combien resterait-il là encore d’obscurités, s’il en était réellement ainsi! où supposerait-on les centres de ces corps qui existeraient entre chaque couple de sphères ? Et il faudrait que ces corps aussi eussent un mouvement particulier. —Déjà Thâbit a exposé cela dans un traité particulier, et il a démontré, selon ce que nous avons dit, qu’il faut nécessairement (admettre) un corps sphérique entre chaque couple de sphères. — Je ne t’ai point expliqué tout cela, quand tu suivais mes leçons, afin de ne pas te troubler dans ce que j’avais pour but de te faire comprendre.
Pour ce qui concerne l’inclinaison et l’obliquité dont il est question pour la latitude de Vénus et de Mercure, je t’ai exposé de vive voix et (clairement) montré qu’il est impossible de se figurer comment pareille chose peut exister dans les corps (célestes). Ptolémée en a clairement avoué la difficulté, comme tu l’as vu; car il s’exprime en ces termes: «Que personne ne croie que ces principes et d’autres semblables puissent difficilement avoir lieu, en considérant ce que nous avons présenté ici comme des choses obtenues par artifice et par la subtilité de l’art, et qui peuvent difficilement avoir lieu; car il ne convient pas de comparer les choses humaines aux choses divines.» Tels sont ses propres termes, comme tu le sais.
Je t’ai indiqué les endroits par lesquels tu peux vérifier tout ce que je t’ai dit, excepté cependant ce que je t’ai dit de l’observation de ces points qui sont les centres des excentriques, (pour savoir) où ils tombent; car je n’ai jamais rencontré aucun (auteur) qui s’en soit préoccupé. Mais cela te deviendra clair, quand tu sauras la mesure du diamètre de chaque sphère, et quelle est la distance entre les deux centres, relativement au demi diamètre de la terre, comme l’a démontré Al-Kabîci dans le traité des Distances; car, quand tu examineras ces distances, tu reconnaîtras la vérité de ce que je t’ai fait remarquer.
Regarde, par conséquent, combien tout cela est obscur; si ce qu’Aristote dit dans la science physique est la vérité, il n’y a ni épicycle ni excentrique, et tout tourne autour du centre de la terre. Mais d’où viendraient alors aux planètes tous ces mouvements divers? Est-il possible, d’une manière quelconque, que le mouvement soit parfaitement circulaire et égal, et qu’il réponde (en même temps) aux phénomènes visibles, si ce n’est (en l’expliquant) par l’une des deux hypothèses ou par les deux à la fois? D’autant plus qu’en admettant tout ce que Ptolémée dit de l’épicycle de la lune et de sa déviation vers un point en dehors du centre du monde et aussi du centre de l’excentrique, les calculs faits d’après ces hypothèses ne se trouvent pas en défaut d’une seule minute, et que la vérité en est attestée par la réalité des éclipses, toujours calculées d’après ces hypothèses et pour lesquelles on fixe si exactement les époques, ainsi que le temps et les mesures de l’obscurcissement. — Comment encore se figurer la rétrogradation (apparente) d’une planète, avec ses autres mouvements, sans (l’hypothèse de) l’épicycle? Comment enfin peut-on s’imaginer qu’il y ait là (dans le ciel) un roulement ou mouvement autour d’un centre non fixe? Et c’est là une perplexité réelle.
Je t’ai déjà expliqué de vive voix que tout cela ne regarde pas l’astronome; car celui-ci n’a pas pour but de nous faire connaître sous quelle forme les sphères existent, mais son but est de poser un système par lequel il soit possible d’admettre des mouvements circulaires, uniformes et conformes à ce qui se perçoit par la vue, n’importe que la chose soit (réellement) ainsi, ou non.
Tu sais qu’Abou-Becr ibn-al-Çâyeg, dans son discours sur la Physique, exprime ce doute: si Aristote a connu l’excentricité du soleil, et si, la passant sous silence, il ne s’est préoccupé que de ce qui résulte de l’inclinaison, — l’effet de l’excentricité n’étant point distinct de celui de l’inclinaison, — ou bien s’il ne l’a point connue. La vérité est qu’il ne l’a point connue et qu’il n’en avait jamais entendu parler; car les sciences mathématiques étaient imparfaites de son temps. S’il en avait entendu parler, il l’aurait certainement repoussée avec violence; et si elle lui avait été avérée, il se serait trouvé dans une grande perplexité, à l’égard de tout ce qu’il a établi sur cette matière.
Ce que j’ai déjà dit plus haut, je le répéterai ici: c’est que tout ce qu’Aristote a dit sur les choses sublunaires a une suite logique; ce sont des choses dont la cause est connue et qui se déduisent les unes des autres, et la place qu’y tiennent la sagesse et la prévoyance de la nature est évidente et manifeste. Quant à tout ce qui est dans le ciel, l’homme n’en connaît rien, si ce n’est ce peu de théories mathématiques; et tu vois ce qu’il en est. Je dirai, en me servant d’une locution poétique: Les cieux appartiennent à l’Eternel; mais la terre, il l’a donnée aux fils d’Adam (Ps. 115, 16), c’est-à-dire, que Dieu seul connaît parfaitement la véritable nature du ciel, sa substance, sa forme, ses mouvements et leurs causes; mais, pour ce qui est au-dessous du ciel, il a donné à l’homme la faculté de le connaître, car c’est là son monde et la demeure où il a été placé et dont il forme lui-même une partie. Et c’est la vérité; car il nous est impossible d’avoir les éléments (nécessaires) pour raisonner sur le ciel, qui est loin de nous et trop élevé par sa place et son rang; et même la preuve générale qu’on peut en tirer, (en disant) qu’il nous prouve (l’existence de) son moteur, est une chose à la connaissance de laquelle les intelligences humaines ne sauraient arriver. Mais, fatiguer les esprits avec ce qu’ils ne sauraient saisir, n’ayant même pas d’instruments pour y arriver, ne serait qu’un manque de bon sens et une espèce de folie. Arrêtons-nous donc à ce qui est en notre puissance; mais ce qui ne peut être saisi par le raisonnement, abandonnons-le à celui qui fut l’objet de la grande inspiration divine, de sorte qu’il mérita qu’il fût dit de lui: Je lui parle bouche à bouche (Nom. XII, 8).
Voilà tout ce que je sais dire sur cette question; mais il est possible qu’un autre possède une démonstration qui lui rende évidente la vérité de ce qui a été obscur pour moi. Le plus grand hommage que j’aie pu rendre à la vérité, c’est d’avoir ouvertement déclaré combien ces matières me jetaient dans la perplexité et que je n’avais ni entendu, ni connu de démonstration pour aucune d’elles.
Chapter 25
Sache que, si nous évitons de professer l’éternité du monde, ce n’est pas parce que le texte de la Loi proclamerait le monde créé; car les textes qui indiquent la nouveauté du monde ne sont pas plus nombreux que ceux qui indiquent la corporéité de Dieu. Au sujet de la nouveauté du monde aussi, les moyens d’une interprétation allégorique ne nous manqueraient pas et ne nous seraient pas interdits; au contraire, nous pourrions employer ici ce mode d’interprétation, comme nous l’avons fait pour écarter la corporéité (de Dieu). Peut-être même serait-ce beaucoup plus facile, et serions-nous très capable d’interpréter les textes en question et d’établir l’éternité du monde, de même que nous avons interprété les (autres) textes et écarté la corporéité de Dieu. Mais deux raisons nous ont engagé à ne pas faire cela et à ne pas l’admettre. L’une est celle-ci: l’incorporalité de Dieu a été démontrée, et il faut nécessairement avoir recours à l’interprétation allégorique, toutes les fois que, le sens littéral étant réfuté par une démonstration, on sait (d’avance) qu’il est nécessairement sujet à l’interprétation. Mais l’éternité du monde n’a pas été démontrée, et, par conséquent, il ne convient pas de faire violence aux textes et de les interpréter allégoriquement, pour faire prévaloir une opinion dont on pourrait aussi bien faire prévaloir le contraire, en raisonnant d’une autre manière. Voilà donc une raison.
— La seconde raison est celle-ci: notre croyance de l’incorporalité de Dieu ne renverse aucune des bases de notre religion, ni ne donne de démenti à rien de ce qu’ont proclamé les prophètes. Il n’y a en cela (aucun inconvénient), si ce n’est qu’au dire des ignorants, ce serait contraire aux textes (de l’Écriture); mais, ainsi que nous l’avons montré, il n’y a là rien qui lui soit contraire, et c’est là plutôt le but de l’Écriture. Mais, admettre l’éternité (du monde) telle que la croit Aristote, c’est-à-dire comme une nécessité, de sorte qu’aucune loi de la nature ne puisse être changée et que rien ne puisse sortir de son cours habituel, ce serait saper la religion par sa base, taxer nécessairement de mensonge tous les miracles, et nier tout ce que la religion a fait espérer ou craindre, à moins, par Dieu! qu’on ne veuille aussi interpréter allégoriquement les miracles, comme l’ont fait les Bâtenis (ou allégoristes) parmi les musulmans, ce qui conduirait à une espèce de folie. — Cependant, si l’on admet l’éternité selon la deuxième opinion que nous avons exposée, qui est celle de Platon, et selon laquelle le ciel aussi est périssable, cette opinion ne renverse pas les bases de la religion, et il ne s’ensuit point la négation du miracle, mais, au contraire, son admissibilité. On pourrait interpréter les textes dans son sens et trouver, dans les textes du Pentateuque et ailleurs, beaucoup d’expressions analogues auxquelles elle pourrait se rattacher et qui pourraient même lui servir de preuve. Cependant, aucune nécessité ne nous y oblige, à moins que cette opinion ne pût être démontrée; mais, puisqu’elle n’a pas été démontrée, nous n’inclinons pas vers cette opinion et nous n’y faisons même aucune attention. Nous prenons plutôt les textes dans leur sens littéral, et nous disons que la religion nous a fait connaître une chose que nous sommes incapables de concevoir, et le miracle témoigne de la vérité de ce que nous soutenons.
Il faut savoir que, dès qu’on admet la nouveauté du monde, tous les miracles devenant possibles, la (révélation de la) Loi devient possible aussi, et toutes les questions qu’on pourrait faire à ce sujet s’évanouissent. Si donc on demandait: Pourquoi Dieu s’est-il révélé à tel homme et pas à tel autre? pourquoi Dieu a-t-il donné cette Loi à une nation particulière, sans en donner une à d’autres ? pourquoi l’a-t-il donnée à telle époque et ne l’a-t-il donnée ni avant ni après? pourquoi a-t-il ordonné de faire telles choses et défendu de faire telles autres? pourquoi a-t il signalé le prophète par tels miracles qu’on rapporte, sans qu’il y en eût d’autres? qu’est-ce que Dieu avait pour but dans cette législation? pourquoi enfin n’a-t-il pas inspiré à notre nature le sentiment de ces choses ordonnées ou défendues, si tel a été son but? — la réponse à toutes ces questions serait celle-ci: «c’est ainsi qu’il l’a voulu,» ou bien: «c’est ainsi que l’a exigé sa sagesse.» De même qu’il a fait naître le monde sous cette forme au moment où il l’a voulu, sans que nous puissions nous rendre compte de sa volonté à cet égard, ni de la sagesse qui lui a fait particulièrement choisir telles formes et telle époque, de même nous ne saurions nous rendre compte de sa volonté, ni de ce qu’a demandé sa sagesse, quand il a déterminé tout ce qui fait l’objet des questions précédentes. Mais, si l’on soutenait que le monde est ainsi par nécessité, il faudrait nécessairement faire toutes ces questions, et on ne pourrait en sortir que par de méchantes réponses, qui renfermeraient le démenti et la négation de tous ces textes de la Loi dont un homme intelligent ne saurait mettre en doute l’acception littérale. C’est pour cela qu’on a évité (de professer) cette opinion, et pour cela les hommes pieux ont passé et passeront leur vie à méditer sur cette question; car, si la nouveauté (du monde) était démontrée, ne fût-ce que selon l’opinion de Platon, tout ce que les philosophes ont dit pour nous réfuter tomberait; et de même, s’ils avaient réussi à démontrer l’éternité (du monde) selon l’opinion d’Aristote, toute la religion tomberait, et on serait porté vers d’autres opinions.
Je t’ai déjà exposé que tout dépend de cette question; sache-le bien.
Chapter 26
Dans les Aphorismes célèbres de Rabbi Eliézer le Grand, connus sous le titre de Pirké Rabbi Eli’ézer, j’ai vu un passage tel que je n’en ai jamais vu de plus étrange dans les discours d’aucun de ceux qui suivent la loi de Moïse, notre maître. Ecoute en quels termes il s’exprime; «D’où furent créés les cieux? Il (Dieu) prit de la lumière de son vêtement et l’étendit comme un drap; et de là les cieux allèrent se déployant, ainsi qu’il a été dit: Il s’enveloppe de lumière comme d’un vêtement, il étend les cieux comme un tapis (Ps. 104, 2). —D’où fut créée la terre? Il prit de la neige de dessous le trône de sa gloire et la lança, ainsi qu’il a été dit: Car à la neige il dit: sois terre (Job, 37, 6).»
— Tels sont les termes du passage en question. Puissé-je savoir ce que croyait ce sage! Croyait-il peut-être qu’il est inadmissible qu’une chose soit produite du néant et qu’il faut nécessairement une matière de laquelle soit formé tout ce qui naît? Et est-ce pour cela qu’il cherchait pour le ciel et la terre (la matière) d’où ils avaient été créés? Mais, de quelque manière qu’on comprenne sa réponse, on devra nécessairement lui demander: «D’où a été créée la lumière de son vêtement? D’où a été créée la neige qui est sous le trône de la gloire? D’où a été créé ce trône lui-même?» — Que si, par la lumière de son vêtement, il avait voulu indiquer quelque chose d’incréé, et que de même (selon lui) le trône de la gloire fût incréé. ce serait là (une opinion) bien répréhensible; car il aurait alors affirmé l’éternité du monde, tout au moins dans le sens de l’opinion de Platon.
Pour ce qui est du trône de la gloire, les docteurs disent expressément qu’il est une des choses créées, quoiqu’ils s’expriment d’une manière singulière (en disant) qu’il a été créé avant la création du monde. Quant aux textes des livres (sacrés), ils ne parlent point de création à son égard, à l’exception de ces paroles de David: L’Éternel a érigé son trône dans les cieux (Ps. 103, 19); mais c’est un passage qui prête beaucoup à l’interprétation allégorique. Ce que le texte déclare expressément, c’est sa durée éternelle: Toi, Eternel, tu résides éternellement, ton trône (reste) de génération en génération (Lament., 5, 19).
— Si donc R. Eliézer avait admis l’éternité du trône, celui-ci ne pourrait désigner qu’un attribut de Dieu et non pas un corps créé; mais, comment alors serait-il possible que quelque chose fût né d’un attribut? — Mais ce qu’il y a de plus étonnant, c’est l’expression la lumière de son vêtement.
En somme, c’est là un passage qui trouble très fort le théologien, homme de science, dans sa foi. Je ne saurais en donner une interprétation suffisante, et je ne t’en ai parlé que pour que tu ne te laisses pas induire en erreur;
mais, quoi qu’il en soit, il (l’auteur) nous a rendu par là un grand service, en disant clairement que la matière du ciel est une autre que celle de la terre et que ce sont deux matières bien distinctes. L’une, à cause de son élévation et de sa majesté, est attribuée à Dieu et vient de la lumière de son vêtement; l’autre, éloignée de la lumière et de la splendeur de Dieu, est la matière inférieure, qu’on fait venir de la neige qui est sous le trône de la gloire. — C’est là ce qui m’a amené à interpréter les paroles du Pentateuque Et sous ses pieds il y avait comme un ouvrage de la blancheur du saphir (Exode, 24, 10), dans ce sens: qu’ils perçurent, dans cette vision prophétique, la véritable condition de la matière première inférieure; car Onkelos, comme je te l’ai expliqué, considère (les mots) ses pieds comme se rapportant au trône, ce qui indique clairement que ce blanc, qui était sous le trône, est la matière terrestre.
Rabbi Eliézer a donc répété la même chose, en s’exprimant plus clairement, à savoir, qu’il y a deux matières, une supérieure et une inférieure, et que la matière de toute chose n’est point une seule. C’est là un grand mystère, et il ne faut pas dédaigner ce que les plus grands docteurs d’Israël en ont révélé; car c’est un des mystères de l’Être, et un des secrets de la Torâ. Dans le Beréschith Rabbâ on lit: «R.Eliézer dit: la création de tout ce qui est dans les cieux vient des cieux, et la création de tout ce qui appartient à la terre vient de la terre.» Remarque bien comme ce docteur dit clairement que tout ce qui appartient à la terre, c’est-à-dire tout ce qui est au-dessous de la sphère de la lune, a une seule matière commune, et que la matière des cieux et de tout ce qui s’y trouve est une autre, distincte de la première. Dans ses Aphorismes, il ajoute ce trait nouveau, concernant la majesté de l’une de ces matières, voisine de Dieu, ainsi que la défectuosité de l’autre et son espace circonscrit. Il faut te pénétrer de cela.
Chapter 27
Je t’ai déjà exposé que la croyance à la nouveauté du monde est nécessairement la base de toute la religion; mais que ce monde, création nouvelle, doive aussi périr un jour, ce n’est point là, selon nous, un article de religion, et, en croyant à sa perpépuité, on ne blesserait aucune de nos croyances. Tu diras peut-être: «N’a-t-il pas été démontré que tout ce qui naît est périssable? Donc, puisqu’il est né, il doit périr.» Mais, sache bien que nous ne sommes pas obligés de raisonner ainsi; car nous n’avons pas soutenu qu’il soit né comme naissent les choses physiques, soumises à une loi naturelle. En effet, ce qui est né selon le cours naturel des choses doit nécessairement périr selon le cours de la nature; car, de même que sa nature a exigé qu’il n’existât pas d’abord tel qu’il est et qu’ensuite il devînt tel, de même elle exige nécessairement qu’il n’existe pas perpétuellement ainsi, puisqu’il est avéré que, par sa nature même, cette manière d’exister ne lui convient pas perpétuellement. Mais, selon notre thèse religieuse, qui attribue l’existence des choses et leur perte à la volonté de Dieu, et non à la nécessité, selon cette opinion (dis-je), rien ne nous oblige d’admettre que Dieu, après avoir produit une chose qui n’avait pas existé, doive nécessairement détruire cette chose. Au contraire, cela dépendra, ou bien de sa volonté qui sera libre de la détruire ou de la conserver, ou bien de ce qu’exigera sa sagesse; il sera donc possible qu’il la conserve éternellement et qu’il lui accorde une permanence semblable à la sienne propre.
Tu sais (par exemple) que les docteurs ont expressément déclaré que le trône de la gloire est une chose créée, et cependant ils n’ont jamais dit qu’il doive cesser d’être; on n’a jamais entendu, dans le discours d’aucun prophète, ni d’aucun docteur, que le trône de la gloire doive périr ou cesser d’être, et le texte de l’Écriture en a même proclamé la durée éternelle. De même les âmes des hommes d’élite, selon notre opinion, bien que créées, ne cessent jamais d’exister. Selon certaines opinions de ceux qui s’attachent au sens littéral des Midraschîm, leurs corps aussi jouiront de délices perpétuelles dans toute l’éternité, ce qui ressemble à la fameuse croyance que certaines gens professent sur les habitants du paradis.
En somme, la spéculation (philosophique) amène à cette conclusion: que le monde n’est pas nécessairement soumis à la destruction. Il ne reste donc (à examiner) que le point de vue de la prédiction des prophètes et des docteurs: a-t-il été prédit, ou non, que le monde sera infailliblement réduit au néant? En effet, le vulgaire d’entre nous croit, pour la plupart, que cela a été prédit et que ce monde tout entier doit périr; mais je t’exposerai qu’il n’en est point ainsi, qu’au contraire un grand nombre de textes en proclament la perpétuité, et que tout ce qui, pris dans le sens littéral, semble indiquer qu’il doit périr, est très évidemment une allégorie, comme je l’expliquerai. Si quelque partisan du sens littéral s’y refuse, disant qu’il doit nécessairement croire à la destruction (future) du monde, il ne faut pas le chicaner pour cela. Cependant, il faut lui faire savoir que, si la destruction du monde est nécessaire, ce n’est pas parce qu’il est créé, et que, si selon lui elle doit être admise, c’est plutôt par une foi sincère dans ce qui a été prédit par cette expression allégorique qu’il a prise, lui, dans son sens littéral. Il n’y a en cela aucune espèce de danger pour la religion.
Chapter 28
Beaucoup de nos coreligionnaires croient que Salomon admettait l’éternité (du monde). Mais il est étonnant qu’on ait pu s’imaginer qu’un homme qui professait la religion de Moïse, notre maître, ait pu admettre l’éternité. Si quelqu’un croyait, — ce dont Dieu nous garde! — qu’il a déserté en cela les opinions religieuses, comment donc tous les prophètes et docteurs l’auraient-ils accepté? comment ne l’auraient-ils pas attaqué sur ce point et ne l’auraient-ils pas blâmé après sa mort, comme on dut le faire pour les femmes étrangères et pour d’autres choses? Ce qui a donné lieu à le soupçonner à cet égard, c’est que les docteurs disent: «On voulait supprimer le livre de l’Ecclésiaste, parce que ses paroles inclinent vers les paroles des hérétiques.» Il en est ainsi, sans doute; je veux dire que ce livre, pris dans son sens littéral, renferme des choses qui inclinent vers des opinions hétérodoxes et qui ont besoin d’une interprétation. Mais l’éternité (du monde) n’est pas de ce nombre; il n’y a (dans ce livre) aucun passage qui l’indique, et encore moins y trouve-t-on un texte qui déclare manifestement l’éternité du monde. Cependant, il renferme des passages qui en indiquent la durée perpétuelle, laquelle est vraie; or, y ayant vu des passages qui en indiquent la perpétuité, on a pensé que Salomon le croyait incréé, tandis qu’il n’en est point ainsi.
Le passage sur la perpétuité est celui-ci: et la terre reste à perpétuité, לעולם (Ecclésiaste, 1, 4); et ceux qui n’ont pas porté leur attention sur ce point curieux ont dû recourir à cette explication: pendant le temps qui lui a été fixé. Ils ont dit de même, au sujet de ces paroles de Dieu: Jamais tant que durera la terre (Genèse,8, 22), qu’il s’agit là de la durée du temps qui lui a été fixé. Mais je voudrais savoir ce qu’on dira des paroles de David: Il a fondé la terre sur ses bases, afin qu’elle ne chancelle point, à tout jamais (Ps. 104, 5); car si les mots עולם ועד, in sœculum, n’indiquaient pas non plus la durée perpétuelle, Dieu aussi aurait une certaine durée limitée, puisqu’on s’exprime sur sa perpétuité en ces termes: l’Éternel règnera à jamais, לעולם ועד (Exode, 15, 18). Mais ce qu’il faut savoir, c’est que עולם, sœculum, n’indique la durée perpétuelle que lorsque la particule עד y est jointe, soit après, comme, p.ex., עולם ועד, soit avant, comme, par exemple, עד עולם; ainsi donc, l’expression de Salomon, לעולם עמדת reste à perpétuité, dirait même moins que celle de David, בל תמוט עולם ועד, afin qu’elle ne chancelle point, à tout jamais. David, en effet, a clairement exposé la perpétuité du ciel et (déclaré) que ses lois, ainsi que tout ce qu’il renferme, resteront invariablement dans le même état. Il a dit: Célébrez l’Éternel du haut des cieux, etc., car il a ordonné et ils furent créés; il les a établis pour toute éternité; il a fixé une loi qui reste invariable (Ps. 148, 1, 5, 6), ce qui veut dire que ces lois qu’il a fixées ne seront jamais changées; car le mot חׄק (loi) est une allusion aux lois du ciel et de la terre, dont il a été parlé précédemment. Mais en même temps il déclare qu’elles ont été créées, en disant: car il a ordonné, et ils furent créés. Jérémie a dit: celui qui a destiné le soleil pour servir de lumière pendant le jour, (qui a prescrit) des lois à la lune et aux étoiles pour servir de lumière pendant la nuit, etc., si ces lois peuvent disparaître de devant moi, dit l’Éternel, la race d’Israël aussi cessera d’être une nation. (Jérémie 31, 35); il a donc également déclaré que bien qu’elles aient été créées, à savoir ces lois, elles ne disparaîtront point. Si donc on en poursuit la recherche, on trouvera (aussi cette doctrine) ailleurs que dans les paroles de Salomon. Mais Salomon (lui-même) a dit encore que ces œuvres de Dieu, c’est-à-dire le monde et ce qu’il renferme, resteront perpétuellement stables dans leur nature, bien qu’elles aient été faites: Tout ce que Dieu a fait, dit-il, restera à perpétuité; il n’y a rien à y ajouter, rien à en retrancher (Ecclésiaste, 3, 14). Il a donc fait connaître par ce verset, que le monde est l’œuvre de Dieu et qu’il est d’une durée perpétuelle, et il a aussi donné la cause de sa perpétuité, en disant: il n’y a rien à y ajouter, rien à en retrancher; car ceci est la cause pourquoi il restera à perpétuité. C’est comme s’il avait dit que la chose qui est sujette au changement ne l’est qu’à cause de ce qu’elle a de défectueux et qui doit être complété, ou (à cause) de ce qu’elle a de superflu et d’inutile, de sorte que ce superflu doit être retranché; tandis que les œuvres de Dieu, étant extrêmement parfaites, de sorte qu’il est impossible d’y ajouter ou d’en retrancher, restent nécessairement telles qu’elles sont, rien dans elles ne pouvant amener le changement. Il semblerait qu’il ait voulu aussi indiquer le but de la création, ou justifier les changements qui surviennent, en disant à la fin du verset: Et Dieu l’a fait pour qu’on le craignît, ce qui est une allusion aux miracles qui surviennent. Quand il dit ensuite (V, 15): Ce qui a été est encore, et ce qui sera a déjà été, et Dieu veut cette suite (continuelle); il veut dire par là que Dieu veut la perpétuité de l’univers et que tout s’y suive par un enchaînement mutuel.
Ce qu’il a dit de la perfection des œuvres de Dieu et de l’impossibilité d’y rien ajouter et d’en rien retrancher, le prince des savants l’a déjà déclaré en disant: Le rocher (le Créateur), son œuvre est parfaite (Deut., XXXII, 4); ce qui veut dire que toutes ses œuvres, à savoir ses créatures, sont extrêmement parfaites, qu’il ne s’y mêle aucune défectuosité, et qu’elles ne renferment rien de superflu ni rien d’inutile. Et de même, tout ce qui s’accomplit pour ces créatures et par elles est parfaitement juste et conforme à ce qu’exige la sagesse (divine), comme cela sera exposé dans quelques chapitres de ce traité.
Chapter 29
Sache que celui qui ne comprend pas la langue d’un homme qu’il entend parler, sait sans doute que cet homme parle, mais il ignore ce qu’il veut dire. Mais, ce qui est encore plus grave, c’est qu’on entend quelquefois dans le langage (d’un homme) des mots qui, dans la langue de celui qui parle, indiquent un certain sens, tandis que par hasard, dans la langue de l’auditeur, tel mot a un sens opposé à celui que l’interlocuteur voulait (exprimer); et cependant l’auditeur croit que le mot a, pour celui qui parle, la signification qu’il a pour lui-même. Si, par exemple, un Arabe entendait dire à un Hébreu abâ, l’Arabe croirait que l’autre veut parler de quelqu’un qui repousse une chose et qui ne la veut pas, tandis que l’Hébreu veut dire, au contraire, que la chose plaît à celui-là et qu’il la veut. C’est là également ce qui arrive au vulgaire avec le langage des prophètes; en partie, il ne le comprend pas du tout, mais c’est, comme a dit (le prophète): Toute vision est pour vous comme les paroles d’un livre scellé (Isaïe, 29, 11); en partie, il le prend à rebours ou dans un sens opposé, comme a dit (un autre prophète): Et vous renversez les paroles du Dieu vivant (Jérémie, 23, 36). Sache aussi que chaque prophète a un langage à lui propre, qui est en quelque sorte la langue (particulière) de ce personnage; et c’est de la même manière que la révélation, qui lui est personnelle, le fait parler à celui qui peut le comprendre.
Après ce préambule, il faut savoir que ce qui arrive fréquemment dans le discours d’Isaïe, — mais rarement dans celui des autres (prophètes), — c’est que, lorsqu’il veut parler de la chute d’une dynastie ou de la ruine d’une grande nation, il se sert d’expressions telles que: Les astres sont tombés, le ciel a été bouleversé, le soleil s’est obscurci, la terre a été dévastée et ébranlée, et beaucoup d’autres métaphores semblables.
C’est comme on dit chez les Arabes (en parlant) de celui qu’un grand malheur a frappé: Son ciel a été renversé sur sa terre. De même, lorsqu’il décrit la prospérité d’une dynastie et un renouvellement de fortune, il se sert de métaphores telles que l’augmentation de la lumière du soleil et de la lune, le renouvellement du ciel et de la terre, et autres expressions analogues. C’est ainsi que (les autres prophètes), lorsqu’ils décrivent la ruine d’un individu, d’une nation ou d’une ville, attribuent à Dieu des dispositions de colère et de grande indignation contre eux; mais, lorsqu’ils décrivent la prospérité d’un peuple, ils attribuent à Dieu des dispositions de joie et d’allégresse. Ils disent (en parlant) de ses dispositions de colère contre les hommes: il est sorti, il est descendu, il a rugi, il a tonné, il a fait retentir sa voix, et beaucoup d’autres mots semblables; ils disent aussi: il a ordonné, il a dit, il a agi, il a fait, et ainsi de suite, comme je l’exposerai. En outre, lorsque le prophète raconte la ruine des habitants d’un certain endroit, il met quelquefois toute l’espèce (humaine) à la place des habitants de cet endroit; c’est ainsi qu’lsaïe dit: Et l’Éternel éloignera les hommes (VI, 12), voulant parler de la ruine d’Israël. Sephania dit dans le même sens: J’exterminerai l’homme de la surface de la terre, et j’étendrai ma main contre Juda (I, 3 et 4). Il faut te bien pénétrer de cela.
Après t’avoir exposé ce langage (des prophètes) en général, je vais le faire voir que ce que je dis est vrai et t’en donner la preuve. Isaïe, — lorsque Dieu l’a chargé d’annoncer la chute de l’empire de Babylone, la destruction de San’hérib, celle de Nebouchadneçar qui apparut après lui, et la cessation de son règne, et que (le prophète) commence à dépeindre les calamités (qui devaient les frapper) à la fin de leur règne, leurs déroutes et ce qui devait les atteindre en fait de malheurs qui atteignent quiconque est mis en déroute et qui fuit devant le glaive victorieux,— (Isaïe, dis-je,) s’exprime ainsi: Car les étoiles des cieux et leurs constellations ne feront pas luire leur lumière, le soleil sera obscurci dès son lever, et la lune ne fera pas resplendir sa clarté (Isaïe, 13, 10). Il dit encore dans la même description: C’est pourquoi j’ébranlerai les cieux, et la terre sera remuée de sa place, par la fureur de Jehova Sebaoth, et au jour de sa brûlante colère (ibid., v. 13). Je ne pense pas qu’il y ait un seul homme dans lequel l’ignorance, l’aveuglement, l’attachement au sens littéral des métaphores et des expressions oratoires, soient arrivés au point qu’il pense que les étoiles du ciel et la lumière du soleil et de la lune aient été altérées lorsque le royaume de Babylone périt, ou que la terre soit sortie de son centre, comme s’exprime (le prophète). Mais tout cela est la description de l’état d’un homme mis en fuite, qui, sans doute, voit toute lumière en noir, trouve toute douceur amère, et s’imagine que la terre lui est trop étroite et que le ciel s’est couvert sur lui.
De même, quand il dépeint à quel état d’abaissement et d’humiliation devaient arriver les Israélites pendant les jours de l’impie San’hérib, lorsqu’il s’emparerait de toutes les villes fortes de Juda (ibid., XXXVI, 1), comment ils devaient être faits captifs et mis en déroute, quelles calamités devaient successivement venir (fondre) sur eux, de la part de ce roi, et comment la terre d’Israël devait périr alors par sa main, — il s’exprime ainsi: Effroi, fosse et piége contre toi, habitant du pays. Celui qui fuira le bruit de l’effroi tombera dans la fosse; celui qui remontera de la fosse sera pris dans le piége; car les écluses des hauteurs (célestes) s’ouvrent, et les fondements de la terre sont ébranlés. La terre sera violemment secouée, crevassée, ébranlée. La terre chancellera comme un ivrogne, etc. (ibid., XXIV, 17-20). A la fin de ce discours, en décrivant ce que Dieu fera à San’hérib, la perte de sa domination altière (dans son expédition) contre Jérusalem, et la honte dont Dieu le confondra devant cette ville, il dit allégoriquement: La lune rougira, le soleil sera confus; car l’Eternel Sebaoth régnera, etc. (ibid., v. 23). Jonathan ben Uziel a très bien interprété ces paroles; il dit que, lorsqu’il arrivera à San’hérib ce qui lui arrivera (dans son expédition) contre Jérusalem, les adorateurs des astres sauront que c’est un acte divin, et ils seront stupéfaits et troublés: Ceux, dit-il, qui rendent un culte à la lune rougiront, ceux qui se prosternent devant le soleil seront humiliés, car le règne de Dieu se révélera, etc.
Ensuite, en dépeignant la tranquillité dont jouiront les Israélites quand San’hérib aura péri, la fertilité et le repeuplement de leurs terres et la prospérité de leur empire sous Ezéchias, il dit allégoriquement que la lumière du soleil et de la lune sera augmentée; car, de même qu’il a été dit, au sujet du vaincu, que la lumière du soleil et de la lune s’en va et se change en ténèbres par rapport au vaincu, de même la lumière des deux (astres) augmente pour le vainqueur. Tu trouveras toujours que, lorsqu’il arrive à l’homme un grand malheur, ses yeux s’obscurcissent, et la lumière de sa vue n’est pas claire, parce que l’esprit visuel se trouble par l’abondance des vapeurs et qu’en même temps il s’affaiblit et s’amoindrit par la grande tristesse et par le resserrement de l’âme. Dans la joie, au contraire, lorsque l’âme se dilate et que l’esprit (visuel) s’éclaircit, l’homme voit en quelque sorte la lumière plus forte qu’auparavant. — Après avoir dit: Car, peuple dans Sion, qui habites dans Jérusalem! tu ne pleureras plus, etc. (le prophète ajoute,) à la fin du discours: La lumière de la lune sera comme la lumière du soleil, et la lumière du soleil sera septuple comme la lumière des sept jours, lorsque Dieu pansera la fracture de son peuple et qu’il guérira la plaie de sa blessure (ibid., XXX, 19 et 26); il veut dire: lorsqu’il les relèvera de leur chute (qu’ils auront faite) par la main de l’impie San’hérib. Quant à ces mots: comme la lumière des sept jours, ies commentateurs disent qu’il veut indiquer par là la grande quantité (de lumière); car les Hébreux mettent sept pour un grand nombre. Mais il me semble, à moi, qu’il fait allusion aux sept jours de la dédicace du Temple qui eut lieu aux jours de Salomon; car jamais la nation n’avait joui d’un bonheur, d’une prospérité et d’une joie générale, comme dans ces jours-là. Il dit donc que leur bonheur et leur prospérité seront alors (grands) comme dans ces sept jours.
Lorsqu’il décrit la ruine des impies Iduméens, qui opprimaient les Israélites, il dit: Leurs morts seront jetés, et de leurs cadavres s’élèvera une odeur infecte; les montagnes se fondront dans leur sang. Toute l’armée céleste se dissoudra, les cieux se rouleront comme un livre, toute leur armée tombera comme tombent la feuille de la vigne et le fruit flétri du figuier. Car mon glaive, dans le ciel, est ivre; voici qu’il descend sur Edom, etc. (ibid., XXXIV, 3–5). Or, considérez, vous qui avez des yeux, s’il y a dans ces textes quelque chose qui soit obscur, ou qui puisse faire penser qu’il décrive un événement qui arrivera au ciel, et si c’est là autre chose qu’une métaphore pour dire que leur règne sera détruit, que la protection de Dieu se retirera d’eux, que leur fortune sera abattue, et que les dignités de leurs grands s’évanouiront au plus vite et avec une extrême rapidité. C’est comme s’il disait que les personnages qui étaient comparables aux étoiles par la solidité, par l’élévation de position et par l’éloignement des vicissitudes, tomberont, dans le plus court délai, comme tombe la feuille de la vigne, etc. Ceci est trop clair pour qu’on en parle dans un traité comme celui-ci, et, à plus forte raison, pour qu’on s’y arrête. Mais la nécessité (nous) y a appelé; car le vulgaire, et même ceux qu’on prend pour des gens distingués, tirent des preuves de ce verset, sans faire attention à ce qui se trouve avant et après, et sans réfléchir à quel sujet cela a été dit, (le considérant) seulement comme un récit par lequel l’Écriture eût voulu nous annoncer la fin du ciel, comme elle nous en a raconté la naissance.
Ensuite, lorsqu’Isaïe annonce aux Israélites la ruine de San’hérib et de tous les peuples et rois qui étaient avec lui [comme il est notoire] et la victoire qu’ils remporteront par l’aide de Dieu seul, il leur dit allégoriquement: voyez comme ce ciel se dissout, comme cette terre s’use; ceux qui l’habitent meurent, et vous, vous êtes secourus. C’est comme s’il disait que ceux qui ont embrassé toute la terre et que l’on croyait solides comme le ciel, — par hyperbole, — périront rapidement et s’en iront comme s’en va la fumée, et leurs monuments qui étaient en vue et (paraissaient) slables comme la terre, ces monuments se perdront comme se perd un vêtement usé. Au commencement de ce discours, il dit: Car Dieu consolera Sion, il consolera toutes ses ruines, etc Écoutez-moi, mon peuple, etc. Ma justice est proche, mon salut apparaît, etc. Levez vos yeux vers les cieux, regardez la terre en bas, car les cieux se dissipent comme la fumée, la terre s’use comme un vêtement, et ses habitants périssent également; mais mon salut sera pour l’éternité et ma justice ne se brisera pas (ibid., LI, 3-6).
En parlant de la restauration du royaume des Israélites, de sa stabilité et de sa durée, il dit que Dieu produira de nouveau un ciel et une terre; car, dans son langage, il s’exprime toujours au sujet du règne d’un roi, comme si c’était un monde propre à celui-ci, à savoir: un ciel et une terre. Après avoir commencé les consolations (par les mots): Moi, moi-même je vous console (ibid., v. 12), et ce qui suit, il s’exprime ainsi: Je mets mes paroles dans ta bouche et je te couvre de l’ombre de ma main, pour implanter les cieux, pour fonder la terre et pour dire à Sion: tu es mon peuple (ibid., v. 16). Pour dire que la domination restera aux Israélites et qu’elle s’éloignera des puissants célèbres, il s’exprime ainsi: Car les montagnes céderont, etc. (ibid., LIV, 10). En parlant de la perpétuité du règne du Messie, et (pour dire) que le règne d’Israël ne sera plus détruit depuis, il s’exprime ainsi: Ton soleil ne se couchera plus, etc. (ibid., LX, 20). — Enfin, pour celui qui comprend le sens de ce langage, ce sont de pareilles métaphores, souvent répétées, qu’Isaïe emploie dans son discours. C’est ainsi que, décrivant les circonstances de l’exil et leurs particularités, et ensuite le retour de la puissance et la disparition de tous ces deuils, il dit allégoriquement: Je créerai un autre ciel et une autre terre, ceux d’à présent seront oubliés et leur trace sera effacée. Puis il explique cela dans la suite du discours, et il dit: Si j’emploie les mots je créerai etc., je veux dire par là que je vous formerai un état de joie continuelle et d’allégresse en place de ces deuils et de cette affliction, et on ne pensera plus à ces deuils précédents.
Ecoute l’enchaînement des idées et comment se suivent les versets qui s’y rapportent: d’abord, en commençant ce sujet, il dit: Je rappellerai les bontés de l’Éternel, les louanges de l’Éternel, etc. (ibid., LXIII, 7). Après cela, il dépeint tout d’abord les bontés de Dieu envers nous (en disant): Il les a soulevés et il les a portés tous les jours de l’éternité, et tout l’ensemble du passage (ibid., v. 9). Puis il décrit notre rébellion: Ils se sont révoltés et ils ont irrité son esprit saint, et ce qui suit (ibid., v. 10). Ensuite il décrit comment l’ennemi s’est rendu maître de nous: Nos ennemis ont foulé ton sanctuaire; nous sommes (comme ceux) sur lesquels tu n’as jamais dominé, et ce qui suit (ibid., v. 18 et 19). Ensuite, il prie pour nous, et il dit: Ne t’irrite pas trop, ô Éternel, et ce qui suit (ibid., LXIV, 8). Après cela il rappelle de quelle manière nous avons mérité le grave (châtiment) par lequel nous avons été éprouvés, puisque nous avons été appelés à la vérité et que nous n’avons pas répondu, et il dit: Je me suis laissé chercher par ceux qui n’avaient pas demandé, etc. (ibid., LXV, 1). Puis, il promet le pardon et la miséricorde, et il dit: Ainsi parle l’Eternel: comme le moût se trouve dans la grappe, et ce qui suit (ibid., v. 8). Il menace ensuite ceux qui nous ont opprimés, et il dit: Voici, mes serviteurs mangeront, et vous, vous aurez faim, etc. (ibid., v. 13). Enfin, il ajoute à cela que les croyances de cette nation se corrigeront, qu’elle deviendra un objet de bénédiction sur la terre, et qu’elle oubliera toutes les vicissitudes précédentes; et il s’exprime en ces termes: Et il appellera ses serviteurs par un autre nom; celui qui se bénira sur la terre se bénira par le vrai Dieu, et celui qui jurera sur la terre jurera par le vrai Dieu; car les premières détresses seront oubliées et dérobées à mes yeux. Car voici, je crée des cieux nouveaux et une terre nouvelle, on ne pensera plus à ce qui a précédé et on ne s’en souviendra plus. Mais, réjouissez-vous et tressaillez pour toujours à cause de ce que je crée; car voici, je crée Jérusalem pour l’allégresse, et son peuple pour la joie. Et je me réjouirai de Jérusalem, etc. (ibid., v. 15-19). — Tu as donc maintenant une explication claire de tout le sujet. C’est que, après avoir dit: Car voici, je crée des cieux nouveaux et une terre nouvelle, il l’explique immédiatement, en disant: Car voici, je crée Jérusalem pour l’allégresse, et son peuple pour la joie. Après ce préambule, il dit: De même que ces circonstances de la foi et de l’allégresse qui s’y rattache, (circonstances) que j’ai promis de créer, subsisteront toujours, — car la foi en Dieu et l’allégresse que cause cette foi sont deux circonstances qui ne peuvent jamais cesser ni s’altérer dans celui à qui elles sont arrivées; — il dit donc. De même que cet état de foi et d’allégresse, que j’annonce comme devant être universel sur la terre, sera perpétuel et stable, de même se perpétuera votre race et votre nom. C’est là ce qu’il dit après: Car de même que ces cieux nouveaux et cette terre nouvelle que je ferai subsistent devant moi, dit l’Éternel, de même subsistera votre race et votre nom (ibid., LXVI, 22). Car il arrive quelquefois que la race reste, et que le nom ne reste pas; tu trouves, par exemple, beaucoup de peuples qui indubitablement sont de la race des Perses ou des Grecs, et qui cependant ne sont plus connus par un nom particulier, mais qu’une autre nation a absorbés. Il y a là encore, selon moi, une allusion à la perpétuité de la Loi (de Moïse), à cause de laquelle nous avons un nom particulier.
Comme ces métaphores se rencontrent fréquemment dans Isaïe, j’ai dû, à cause de cela, les parcourir toutes; mais il s’en trouve aussi quelquefois dans le discours des autres (prophètes).
JÉRÉMIE dit, en décrivant la destruction de Jérusalem, due aux crimes de nos ancêtres: J’ai vu la terre, et il n’y avait que le vide et le chaos (IV, 23).
EZÉCHIEL dit, en décrivant la ruine du royaume d’Égypte et la chute du Pharaon par la main de Nebouchadneçar: Je couvrirai les cieux en t’éteignant, et j’obscurcirai leurs astres; je couvrirai le soleil d’un nuage, et la lune ne fera pas luire sa lumière. Toutes les clartés de lumière dans les cieux, je les obscurcirai sur toi, et je répandrai des ténèbres sur ta terre, dit le Seigneur, l’Éternel (XXXII, 7–8).
JOEL, fils de Pethouel, dit (en parlant) de la multitude des sauterelles qui arrivèrent de son temps: Devant elles la terre tremble, le ciel s’ébranle, le soleil et la lune s’obscurcissent, et les astres retirent leur clarté (II, 10).
AMOS dit, en décrivant la destruction de Samarie: Je ferai coucher le soleil en plein midi, et je couvrirai de ténèbres la terre au milieu de la clarté du jour; je changerai vos fêtes en deuil, etc. (VIII, 9 et 10).
MICHA dit, au sujet de la destruction de Samarie, en demeurant toujours dans ces expressions oratoires généralement connues: Car voici, l’Éternel sort de sa résidence, il descend, et il foule les hauteurs de la terre; les montagnes se fondent, etc. (I, 3-4).
’HAGGAΪ dit (en parlant) de la destruction du royaume des Perses et des Mèdes: J’ébranlerai les cieux et la terre, la mer et le continent; je remuerai toutes les nations, etc. (II, 6-7).
Au sujet de l’expédition de Joab contre les Araméens, lorsqu’il (David) dépeint combien la nation était faible et abaissée auparavant et comment (les Israélites) étaient vaincus et mis en fuite, et qu’il prie pour qu’ils soient victorieux dans ce moment, il s’exprime ainsi: Tu as ébranlé la terre, tu l’as brisée; guéris ses fractures, car elle chancelle (Ps. 60, 4). De même, pour nous avertir que nous ne devons rien craindre lorsque les peuples périssent et s’en vont, — parce que nous nous appuyons sur le secours du Très-Haut et non pas sur notre combat et sur notre force, comme a dit (Moïse): Peuple secouru de l’Eternel (Deut., XXXIII, 29),— il dit: C’est pourquoi nous ne craignons rien, lorsque la terre change et que les montagnes chancellent au cœur des mers (Ps. 46, 3).
Au sujet de la submersion des Egyptiens, on trouve (les expressions suivantes): Les eaux t’ont vu et elles ont tremblé, et les abîmes se sont émus. La voix de ton tonnerre dans le tourbillon etc., la terre tremblait et s’ébranlait (Ps. 77, 17 et 19). L’Éternel est-il en colère contre les fleuves (Habac., III, 8)? La fumée monta dans ses narines etc. (Ps. 18, 9). De même, dans le cantique de Débora: la terre s’ébranla, etc. (Juges, 5, 4.— On rencontre beaucoup (d’autres passages) de ce genre; ce que je n’ai pas cité, tu l’expliqueras d’une manière analogue.
Quant à ces paroles de Joel (III, 3-5): Je montrerai des prodiges dans les cieux et sur la terre, du sang, du feu et des colonnes de fumée. Le soleil sera changé en ténèbres et la lune en sang, avant qu’arrive le jour grand et terrible de l’Éternel. Et quiconque invoquera le nom de l’Éternel sera sauvé; car sur le mont Sion et dans Jérusalem il y aura un refuge etc., — je serais très porté à croire qu’il veut décrire la ruine de San’hérib (dans son expédition) contre Jérusalem. Mais, si tu ne veux pas (admettre) cela, ce peut être la description de la ruine de Gôg (qui aura lieu) devant Jérusalem, aux jours du roi-Messie, bien qu’il ne soit question, dans ce passage, que du grand carnage, du ravage des flammes et de l’éclipse des deux astres. Tu diras peut-être: comment se fait-il que, selon notre explication, il appelle le jour de la ruine de San’hérib le jour grand et terrible de l’Eternel? Mais il faut savoir que chaque jour auquel a lieu une grande victoire ou une grande calamité est appelé le jour grand et terrible de l’Eternel. Joel a dit de même (en parlant) du jour où ces sauterelles arrivèrent contre eux (II, 11): Car grand est le jour de l’Eternel et fort terrible; qui peut le supporter?
On connaît déjà le but auquel nous visons; c’est (de prouver) qu’une destruction (future) de ce monde, un changement de l’état dans lequel il est, ou même un changement quelconque dans sa nature, de manière qu’il doive ensuite rester dans cet état altéré, est une chose qu’aucun texte prophétique, ni même aucun discours des docteurs ne vient appuyer; car, lorsque ces derniers disent: «Le monde dure six mille ans et pendant un millénaire il reste dévasté,» ce n’est pas (dans ce sens) que tout ce qui existe doive rentrer dans le néant, puisque ces mots même: et pendant un millénaire il reste dévasté, indiquent que le temps restera. Au reste, c’est là une opinion individuelle et (conçue) suivant une certaine manière de voir. Mais, ce que tu trouves continuellement chez tous les docteurs, et ce qui est un principe fondamental dont chacun des docteurs de la Mischnâ et du Talmud tire des arguments, c’est que, selon cette parole: Rien de nouveau sous le soleil (Ecclesiaste, I, 9), aucun renouvellement n’aura lieu de quelque manière et par quelque cause que ce soit. Gela est si vrai, que celui-là même qui prend les mots (d’Isaïe) cieux nouveaux et terre nouvelle dans le sens qu’on leur attribue (par erreur), dit pourtant: «Même les cieux et la terre qui seront produits un jour sont déjà créés et subsistent, puisqu’il est dit: ils subsistent devant moi; on ne dit donc pas ils subsisteront, mais ils subsistent»; et il prend pour argument ces mots, rien de nouveau sous le soleil. Ne crois pas (du reste) que cela soit en opposition avec ce que j’ai exposé; il est possible, au contraire, qu’il ait voulu dire par là que la disposition physique qui devra alors produire ces circonstances promises (par le prophète) est créée depuis les six jours de la création; ce qui est vrai.
Si j’ai dit que rien ne changera sa nature, de manière à rester dans cet état altéré, ç’a été uniquement pour faire mes réserves au sujet des miracles; car, quoique le bâton (de Moïse) se fût changé en serpent et l’eau en sang, et que la main pure et glorieuse fût devenue blanche (par la lèpre), sans que cela fût le résultat d’une cause naturelle, ces circonstances pourtant et d’autres semblables ne durèrent point et ne devinrent point une autre nature; et on a dit au contraire: Le monde suit sa marche habituelle. Telle est mon opinion, et c’est là ce qu’il faut croire. A la vérité, les docteurs se sont exprimés sur les miracles d’une manière fort extraordinaire, dans un passage que tu trouveras dans le Beréschith rabbâ et dans le Midrasch Kohéleth. Mais l’idée qu’ils ont voulu exprimer est celle-ci: que les miracles sont aussi, en quelque sorte, dans la nature; car, disent-ils, lorsque Dieu créa cet univers et qu’il y mit ces dispositions physiques, il mit aussi dans ces dispositions (la faculté) de faire naître tous les miracles survenus au moment même où ils sont réellement survenus. Le signe du prophète (selon cette opinion) consiste en ce que Dieu lui fait connaître le temps où il doit annoncer tel événement et où telle chose recevra telle action, selon ce qui a été mis dans sa nature dès le principe de sa création.
S’il en est réellement ainsi, cela donne une haute idée de l’auteur de ce passage et nous montre qu’il trouvait extrêmement difficile (d’admettre) qu’une disposition physique (quelconque) put être changée après l’œuvre de la création, ou qu’il pût survenir une autre volonté (divine) après que tout a été ainsi fixé. Son opinion paraît être, par exemple, qu’il a été mis dans la nature de l’eau d’être continue et de couler toujours de haut en bas, excepté à l’époque où les Égyptiens seraient submergés; alors seulement l’eau devait se diviser.
Ainsi je t’ai fait remarquer quel est le véritable esprit du passage en question, et que tout cela (a été dit) pour éviter d’admettre la rénovation de quoi que ce soit (dans la nature). Voici ce qu’on y dit: «Rabbi Jonathan dit: Dieu avait fait des conditions avec la mer, pour qu’elle se divisât devant les Israélites; c’est là ce qui est écrit: וישב … לאיתנו, la mer retourna, vers le matin, à sa première CONDITION (Exode, 14, 27). R. Jérémie, fils d’Eléazar, dit: Ce ne fut pas seulement avec la mer que Dieu fit des conditions, mais avec tout ce qui fut créé dans les six jours de la Création; tel est le sens de ces mots: Ce sont mes mains qui ont déployé les cieux, et j’ai ordonné à toute leur armée (Isaïe, 45, 12). J’ai ordonné à la mer de se diviser, au feu de ne pas nuire à Hanania, Mischaël et Asaria, aux lions de ne pas faire de mal à Daniel, à la baleine de vomir Jonas.» Et c’est d’une manière analogue qu’il faut expliquer les autres (miracles).
Maintenant la chose t’est claire, et l’opinion (que je professe) est nettement exposée. C’est que nous sommes d’accord avec Aristote pour la moitié de son opinion: nous croyons que cet univers existera toujours et perpétuellement avec cette nature que Dieu a voulu (y mettre) et que rien n’en sera changé de quelque manière que ce soit, si ce n’est dans quelque particularité et par miracle, quoique Dieu ait le pouvoir de le changer totalement ou de le réduire au néant, ou de faire cesser telle disposition qu’il lui plairait de ses dispositions physiques; cependant, il a eu un commencement, et il n’y avait d’abord absolument rien d’existant, si ce n’est Dieu. Sa sagesse a exigé qu’il produisît la création, au moment où il l’a produite, que ce qu’il aurait produit ne fût pas réduit au néant, et que sa nature ne fût changée en rien, si ce n’est dans quelques particularités qu’il plairait à Dieu (de changer), lesquelles nous connaissons déjà en partie, mais qui, en partie, nous sont encore inconnues et appartiennent à l’avenir. Telle est notre opinion et tel est le principe fondamental de notre loi. Mais Aristote pense que, de même qu’il (l’univers) est perpétuel et impérissable, de même il est éternel et n’a pas été créé. Or, nous avons déjà dit et clairement exposé que cela ne peut bien s’arranger qu’avec la loi de la nécessité; mais (proclamer) la nécessité, ce serait professer une hérésie à l’égard de Dieu, comme nous l’avons déjà montré.
La discussion étant arrivée à ce point, nous donnerons un chapitre dans lequel nous ferons aussi quelques observations sur des textes qui se trouvent dans le récit de la création [car le but principal dans ce traité n’est autre que d’expliquer ce qu’il est possible d’expliquer dans le Ma’asé beréschîth et le Ma’asé mercabâ]; mais nous le ferons précéder de deux propositions générales.
L’UNE D’ELLES est la proposition que voici: «Tout ce qui est rapporté, dans le Pentateuque, sur l’œuvre de la création, ne doit pas toujours être pris dans son sens littéral, comme se l’imagine le vulgaire;» car, s’il en était ainsi, les hommes de science n’auraient pas été si réservés à cet égard, et les docteurs n’auraient pas tant recommandé de cacher ce sujet et de ne pas en entretenir le vulgaire. En effet, ces textes, pris à la lettre, conduisent à une grande corruption d’idées et à donner cours à des opinions mauvaises sur la divinité; ou bien même (ils conduisent) à la pure irréligion et à renier les fondements de la Loi (de Moïse). La vérité est, qu’on doit s’abstenir de les considérer avec la seule imagination et dénué de science; et il ne faut pas faire comme ces pauvres darschanîm (prédicateurs) et commentateurs, qui s’imaginent que la science consiste à connaître l’explication des mots, et aux yeux desquels c’est une très grande perfection que de parler avec abondance et prolixité; mais d’y méditer avec une véritable intelligence, après s’être perfectionné dans les sciences démonstratives et dans la connaissance des mystères prophétiques, c’est là ce qui est un (véritable) devoir. Cependant, quiconque aura acquis quelque connaissance de ce sujet, ne doit pas le divulguer, comme je l’ai exposé plusieurs fois dans le Commentaire sur la Mischnâ. On a dit expressément: «Depuis le commencement du livre (de la Genèse) jusqu’ici, la majesté de Dieu (demande) de cacher la chose;» c’est ce qu’on a dit (dans le Midrasch) à la fin de la relation du sixième jour (de la création).
— Ainsi, ce que nous avons dit est clairement démontré. Cependant, comme le précepte divin oblige nécessairement quiconque a acquis une certaine perfection, de la répandre sur les autres [ainsi que nous l’expliquerons ci-après dans les chapitres sur la prophétie], tout savant qui est parvenu à comprendre quelque chose de ces mystères, soit par sa propre spéculation, soit par un guide qui l’y a conduit, ne peut se dispenser d’en parler; mais, comme il est défendu d’en parler clairement, il fera de simples allusions. De pareilles allusions, observations et indications se trouvent souvent aussi dans les discours de quelques-uns des docteurs; mais elles sont confondues avec les paroles des autres et avec d’autres sujets. C’est pourquoi tu trouveras que, (en parlant) de ces mystères, je mentionne toujours la seule parole qui est la base du sujet, et j’abandonne le reste à ceux qui en sont dignes.
LA SECONDE PROPOSITION est celle-ci: «Les prophètes [comme nous l’avons dit] emploient, dans leurs discours, des homonymes et des noms par lesquels ils n’ont pas en vue ce que ces noms désignent dans leur première acception; mais plutôt, en employant tel nom, ils ont égard seulement à une certaine étymologie.» Ainsi, par exemple, de makkel SCHAKÉD (bâton de bois d’amandier), on déduit SCHÖKED (vigilant, attentif), comme nous l’expliquerons dans les chapitres sur la prophétie. C’est d’après la même idée que, dans le (récit du) char, on emploie le mot ’HASCHMAL (Ezéch., I, 4), comme on l’a expliqué; de même REGHEL ’EGHEL et NE’HOSCHETH KALAL (ibid., v. 7); de même ce que dit Zacharie (6, 1): Et les montagnes étaient de NE’HOSCHETH (airain), et d’autres expressions semblables.
Après ces deux propositions, je donne le chapitre que j’ai promis.
Chapter 30
Sache qu’il y a une différence entre le premier et le principe. C’est que le principe existe, ou dans la chose à laquelle il sert de principe, ou (simultanément) avec elle, quoiqu’il ne la précède pas temporellement; on dit, par exemple, que le cœur est le principe de l’animal, et que l’élément est le principe de ce dont il est élément. On applique aussi quelquefois à cette idée le mot premier. D’autres fois cependant premier se dit de ce qui est seulement antérieur dans le temps, sans que cet antérieur soit la cause de ce qui lui est postérieur; on dit, par exemple, «le premier qui ait habité cette maison était un tel, et après lui c’était tel autre,» sans que l’un puisse être appelé le principe de l’autre. Le mot qui, dans notre langue (hébraïque), indique la priorité, est TE’HILLA (תחלה); par exemple: Première (תחלת) allocution de l’Éternel à Hosée (Hos., I, 2). Celui qui désigne le principe est RÉSCHÎTH (ראשית); car il est dérivé de RÔSCH (ראש), la tête, qui est le principe (commencement) de l’animal, par sa position.
Or, le monde n’a pas été créé dans un commencement temporel, comme nous l’avons exposé, le temps étant (lui-même) du nombre des choses créées; c’est pourquoi on a dit BE–RÉSCHÎTH (בראשית, Gen., I, 1), où la particule BE (ב) a le sens de dans. La véritable traduction de ce verset est donc celle-ci: Dans le principe Dieu créa le haut et le bas (de l’uninivers); c’est là la seule explication qui s’accorde avec la nouveauté (du monde).
— Quant à ce que tu trouves rapporté de la part de quelques-uns des docteurs, tendant à établir que le temps existait avant la création du monde, c’est très obscur; car ce serait là, comme je te l’ai exposé, l’opinion d’Aristote, qui pense qu’on ne saurait se figurer un commencement pour le temps, ce qui est absurde. Ce qui les a amenés à professer une pareille opinion, c’est qu’ils rencontraient (les expressions) un jour, deuxième jour (Gen., I, 5, 8). Celui-là donc qui professait cette opinion prenait la chose à la lettre: puisque, se disait-il, il n’y avait encore ni sphère qui tournât, ni soleil, par quelle chose donc aurait été mesuré le premier jour? Voici le passage textuel: «Premier jour: Il s’ensuit de là, dit R Juda, fils de R. Simon, que l’ordre des temps avait existé auparavant. R. Abbahou dit: il s’ensuit de là que le Très-Saint avait déjà créé des mondes qu’il avait ensuite détruits.» Cette dernière opinion est encore plus blâmable que la première. Tu comprends ce qui leur paraissait difficile à tous les deux, à savoir, que le temps existât avant l’existence de ce soleil; mais on t’exposera tout à l’heure la solution de ce qui a pu leur paraître obscur à eux deux. A moins, par Dieu! que ces (deux docteurs) n’aient voulu soutenir que l’ordre des temps dut nécessairement exister de toute éternité; — mais alors ce serait admettre l’éternité (du monde), chose que tout homme religieux doit repousser bien loin. Ce passage me paraît tout à fait semblable à celui de R. Eliézer: D’où furent créés les cieux, etc.. En somme, il ne faut pas avoir égard, dans ces sujets, à ce qu’a pu dire un tel. Je t’ai déjà fait savoir que c’est le principe fondamental de toute la religion, que Dieu a produit le monde du néant absolu, et non pas dans un commencement temporel; le temps, au contraire, est une chose créée, car il accompagne le mouvement de la sphère céleste, et celle-ci est créée.
Ce qu’il faut savoir aussi, c’est que, pour ce qui est du mot ETH (את) dans את השמים ואת הארץ (Gen., I, 1), les docteurs ont déclaré dans plusieurs endroits qu’il a le sens d’avec. Ils veulent dire par là que Dieu créa avec le ciel tout ce qui est dans le ciel, et avec la terre tout ce qui appartient à la terre. Tu sais aussi qu’ils disent clairement que le ciel et la terre ont été créés à la fois, en alléguant ce passage: Je les ai appelés, ils furent là ensemble (Isaïe, 48, 13). Tout donc fut créé simultanément, et ensuite les choses se distinguèrent successivement les unes des autres. Il en est, selon eux, comme d’un laboureur qui a semé dans la terre, au même instant, des graines variées, dont une partie a poussé au bout d’un jour, une autre au bout de deux jours et une autre encore au bout de trois jours, bien que toute la semaille ait eu lieu au même moment. Selon cette opinion, qui est indubitablement vraie, se trouve dissipé le doute qui engagea R. Juda, fils de R. Simon, à dire ce qu’il a dit, parce qu’il lui était difficile de comprendre par quelle chose furent mesurés le premier, le deuxième, le troisième jour. Les docleurs se prononcent clairement là-dessus dans le Beréschîth rabbâ; en parlant de la lumière qu’on dit. dans le Pentateuque, avoir été créée le premier jour (Gen., I, 3), ils s’expriment ainsi: «Ce sont là les luminaires (ibid., v. 14) qui furent créés dès le premier jour, mais qu’il ne suspendit qu’au quatrième jour.» Ce sujet est donc clairement exposé.
Ce qu’il faut savoir encore, c’est que ארץ (terre) est un homonyme, qui s’emploie d’une manière générale et spéciale. Il s’applique, en général, à tout ce qui est au-dessous de la sphère de la lune, c’est-à dire aux quatre éléments, et se dit aussi, en particulier, du dernier d’entre eux seulement, qui est la terre. Ce qui le prouve, c’est qu’on dit: Et la terre était vacuité et chaos, des ténèbres étaient sur la surface de l’abîme, et le souffle de Dieu, etc. (Gen., I, 2). On les appelle donc tous ארץ (terre); ensuite on dit: Et Dieu appela la partie sèche ארץ terre (ibid., v. 10).
—C’est là aussi un des grands mystères; (je veux dire) que toutes les fois que tu trouves l’expression et Dieu appela telle chose ainsi, on a pour but de la séparer de l’autre idée (générale), dans laquelle le nom est commun aux deux choses. C’est pourquoi je t’ai traduit le (premier) verset: Dans le principe Dieu créa le HAUT et le BAS (de l’univers); de sorte que le mot ארץ (terre) signifie, la première fois, le monde inférieur, je veux dire les quatre éléments, tandis qu’en disant: Et Dieu appela la partie sèche ארץ terre, on veut parler de la terre seule. Ceci est donc clair.
Ce qu’il faut remarquer encore, c’est que les quatre éléments sont mentionnés tout d’abord après le ciel; car, comme nous l’avons dit, ils sont désignés par le premier nom de ארץ, terre. En effet on énumère: ארץ (la terre), מים (l’eau), רוח (le souffle ou l’air) et חשך (les ténèbres).—Quant au mot חשך (ténèbres), il désigne le feu élémentaire, et il ne faut pas penser à autre chose; (Moïse, par exemple,) après avoir dit: Et tu entendis ses paroles du milieu du feu האש (Deut., IV, 36), dit ensuite: Lorsque vous entendîtes la voix du milieu des ténèbres החשך (ibid., V, 20); et ailleurs on dit: Toutes les ténèbres (calamités) sont réservées à ses trésors, un feu non soufflé le dévorera (Job, 20, 26). Si le feu élémentaire a été désigné par ce nom (de ténèbres), c’est parce qu’il n’est pas lumineux, mais seulement diaphane; car, si le feu élémentaire était lumineux, nous verrions toute l’atmosphère enflammée pendant la nuit.
—On les a énumérés (les éléments) selon leurs positions naturelles: la terre (d’abord), au-dessus d’elle l’eau, l’air s’attache à l’eau, et le feu est au-dessus de l’air; car, puisqu’on désigne l’air comme se trouvant sur la surface de l’eau (Gen., I, 2), les ténèbres qui sont sur la surface de l’abîme (ibid.) se trouvent indubitablement au-dessus de l’air (רוח) . Ce qui a motivé (pour désigner l’air) l’expression רוח אלהים, le souffle ou le vent de Dieu, c’est qu’on l’a supposé en mouvement, מרחפת, et que le mouvement du vent est toujours attribué à Dieu; par exemple: Et un vent partit d’auprès de l’Éternel (Nomb., 11, 31); Tu as soufflé avec ton vent (Exode, 15, 10); L’Éternel fit tourner un vent d’ouest (ibid., X, 19), et beaucoup d’autres passages. — Puisque le mot ’HOSCHEKH (חשך), la première fois (v. 5), employé comme nom de l’élément (du feu), est autre chose que le ’HOSCHEKH dont on parle ensuite et qui désigne les ténèbres, on l’explique et on le distingue en disant: et il appela les ténèbres nuit (v. 5), selon ce que nous avons exposé. Voilà donc qui est également clair.
Ce qu’il faut savoir encore, c’est que dans le passage: Et il fit une séparation entre les eaux etc. (v. 7), il ne s’agit pas (simplement) d’une séparation locale, de sorte qu’une partie (des eaux) aurait été en haut et une autre en bas, ayant l’une et l’autre la même nature; le sens est, au contraire, qu’il les sépara l’une de l’autre par une distinction physique, je veux dire par la forme, et qu’il fit de cette partie qu’il avait désignée d’abord par le nom d’eau une chose à part, au moyen de la forme physique dont il la revêtit, tandis qu’il donna à l’autre partie une autre forme Cette dernière c’est l’eau (proprement dite); c’est pourquoi aussi il dit: Et l’agrégation des eaux, il l’appela mers (v. 10), te révélant par là que la première eau, dont il est question dans les mots sur la surface des eaux (v. 2), n’est pas celle qui est dans les mers, mais qu’une partie, au-dessus de l’atmosphère, fut distinguée par une forme (particulière), et qu’une autre partie est cette eau (inférieure). Il en est donc de l’expression: Et il fit une séparation entre les eaux qui sont au-dessous du firmament etc. (v. 7), comme de cette autre: Et Dieu fit une séparation entre la lumière et les ténèbres (v. 4). où il s’agit d’une distinction par une forme.
Le firmament (רקיע) lui-même fut formé de l’eau, comme on a dit: «La goutte du milieu se consolida.»
— [L’expression Et Dieu appela le firmament ciel (v. 8) a encore le but que je t’ai exposé, celui de faire ressortir l’homonymie et (de faire comprendre) que le ciel dont il est question d’abord, dans les mots le ciel et la terre (v. 1), n’est pas ce que nous appelons (vulgairement) ciel, ce qu’on a confirmé par les mots devant le firmament des cieux (v. 20), déclarant ainsi que le firmament est autre chose que le ciel. C’est à cause de cette homonymie que le véritable ciel est aussi appelé quelquefois firmament, de même que le véritable firmament est appelé ciel; ainsi, on a dit: Et Dieu les plaça (les astres) dans le firmament des cieux (v. 17).
Il est clair aussi par ces mots, — ce qui déjà a été démontré, — que tous les astres, et (même) le soleil et la lune, sont fixés dans la sphère, parce qu’il n’y a pas de vide dans le monde; ils ne se trouvent pas à la surface (inférieure) de la sphère, comme se l’imagine le vulgaire, puisqu’on dit DANS le firmament des cieux, et non pas SUR le firmament des cieux.]
— Il est donc clair qu’il y avait d’abord une certaine matière commune, appelée eau, qui se distingua ensuite par trois formes: une partie forma les mers, une autre le firmament, et une troisième resta au-dessus de ce firmament; cette dernière est tout entière en dehors de la terre. On a donc adopté pour ce sujet une autre méthode, pour (indiquer) des mystères extraordinaires. — Que cette chose qui est au-dessus du firmament n’a été désignée comme eau que par le seul nom, et que ce n’est pas cette eau spécifique (d’ici-bas), c’est ce qu’ont dit aussi les docteurs, dans ce passage: «Quatre entrèrent dans le paradis (de la science), etc.. Rabbi ’Akiba leur dit: Quand vous arriverez aux pierres de marbre pur, ne dites pas de l’eau! de l’eau! car il est écrit: Celui qui dit des mensonges ne subsistera pas devant mes yeux (Ps. 101, 7).» Réfléchis donc, si tu es de ceux qui réfléchissent, quel éclaircissement il (R. ’Akiba) a donné par ce passage, et comment il a révélé tout le sujet, pourvu que tu l’aies bien examiné, que tu aies compris tout ce qui a été démontré dans la Météorologie, et que tu aies parcouru tout ce qui a été dit sur chaque point.
Ce qui mérite encore de fixer ton attention, c’est la raison pourquoi, au second jour, on ne dit pas כי טוב, que c’était bien. Tu connais les opinions que les docteurs ont émises à cet égard, selon leur méthode d’interprétation; ce qu’ils ont dit de meilleur, c’est: «que l’œuvre de l’eau n’était pas achevée.» Selon moi aussi, la raison en est très claire: c’est que, toutes les fois qu’on parle de l’une des œuvres de la création dont l’existence se prolonge et se perpétue et qui sont arrivées à leur état définitif, on en dit que c’était bien. Mais ce firmament (רקיע) et la chose qui est au-dessus, appelée eau, sont, comme tu le vois, enveloppés d’obscurité. En effet, si on prend la chose à la lettre et qu’on ne la considère que superficiellement, c’est là quelque chose qui n’existe pas du tout; car, entre nous et le ciel inférieur, il n’y a d’autre corps que les éléments, et il n’y a pas d’eau au-dessus de l’atmosphère. Et que serait-ce, si quelqu’un s’imaginait que le firmament en question, avec ce qu’il y a sur lui, est au-dessus du ciel? car alors la chose serait ce qu’il y a de plus impossible et de plus insaisissable. Mais (d’un autre côté), si on prend la chose dans son sens ésotérique et selon ce qu’on a voulu dire (en effet), c’est extrêmement obscur; car il était nécessaire d’en faire un des mystères occultes, afin que le vulgaire ne le sût pas. Or, comment serait-il permis de dire d’une pareille chose que c’était bien? Les mots que c’était bien n’ont d’autre sens, si ce n’est que la chose est d’une utilité manifeste et évidente pour l’existence et la prolongation de cet univers. Mais la chose dont le (véritable) sens est caché, et qui extérieurement ne se présente pas telle qu’elle est, quelle est donc l’utilité qui s’y manifeste aux hommes, pour qu’on puisse en dire que c’était bien? — Il faut que je t’en donne encore une autre explication: c’est que, bien que cette chose forme une partie très importante de la création, elle n’est pas cependant un but qu’on ait eu en vue pour la prolongation de durée de l’univers, de sorte qu’on eût pu en dire que c’était bien; mais (elle a été faite) pour une certaine nécessité urgente, (c’est-à-dire) afin que la terre fût à découvert. Il faut te bien pénétrer de cela.
Il faut que tu saches encore que, selon l’explication des docteurs, les herbes et les arbres, Dieu ne les fit pousser de la terre qu’après l’avoir arrosée de pluie, de sorte que le passage: Et une vapeur monta de la terre (Genèse, 2, 6) parle d’une circonstance antérieure, qui précéda (cet ordre:) Que la terre fasse pousser des végétaux (ibid., I, 11). C’est pourquoi Onkelos traduit: ועננא הוה סליק מן ארעא «et une vapeur était montée de la terre.» C’est d’ailleurs ce qui résulte clairement du texte même: Aucune plante des champs n’était encore sur la terre (ibid., II, 5). Voilà donc qui est clair.
—Tu sais, ô lecteur! que les principales causes de la naissance et de la corruption, après les forces des sphères célestes, sont la lumière et les ténèbres, à cause de la chaleur et du froid qu’elles ont pour conséquence. C’est par suite du mouvement de la sphère céleste que les éléments se mêlent ensemble, et leur mélange varie en raison de la lumière et des ténèbres. Le premier mélange qui en naît, ce sont les deux espèces d’exhalaisons qui sont la première cause de tous les phénomènes supérieurs, du nombre desquels est la pluie, et qui sont aussi les causes des minéraux, et ensuite, de la composition des plantes, à laquelle succède celle des animaux et enfin celle de l’homme. Les ténèbres sont la nature de l’être de tout le monde inférieur, et la lumière lui survient (comme accident); il te suffit (de voir) que, dans l’absence de la lumière, tout reste dans un état immobile. — L’Écriture, dans le récit de la Création, suit absolument le même ordre, sans rien omettre de tout cela.
Ce qu’il faut savoir encore, c’est qu’ils (les docteurs) disent: «Toutes les œuvres de la création furent créées dans leur stature (parfaite), avec toute leur intelligence et dans toute leur beauté»; ce qui veut dire que tout ce qui a été créé l’a été dans sa perfection quantitative, avec sa forme parfaite et avec ses plus belles qualités. Ce sont ces dernières qu’indique le mot לצביונם (dans leur beauté) qui vient de צב׳, beauté, ornement, par exemple: le plus beau (צבי) de tous les pays (Ezéch., XX, 6). Sache bien cela; car c’est là un principe important, parfaitement vrai et clair.
Ce qui doit être un sujet de sérieuse méditation, c’est qu’après avoir parlé de la création de l’homme, dans les six jours de la création, en disant: il les créa mâle et femelle (Gen., I, 27), et après avoir entièrement conclu (le récit de) la création, en disant: Ainsi furent achevés le ciel et la terre et toute leur armée (ibid., II, 1), on ouvre un nouveau chapitre, (pour raconter) comment Ève fut créée d’Adam. On y parle de l’arbre de la vie et de l’arbre de la science, de l’aventure du serpent et de ce qui en arriva, et on présente tout cela comme ayant eu lieu après qu’Adam eut été placé dans le jardin d’Eden. Tous les docteurs tombent d’accord que tout cet événement eut lieu le vendredi, et que rien ne fut changé, en aucune façon, après les six jours de la création. Il ne faut donc rien voir de choquant dans aucune de ces choses; car, comme nous l’avons dit, il n’y avait encore jusque-là aucune nature fixe.
Outre cela, ils ont dit d’autres choses que je dois te faire entendre, en les recueillant dans différents endroits, et je dois aussi appeler ton attention sur certains points, comme ils ont fait eux-mêmes à notre égard. Il faut savoir que tout ce que je vais te citer ici des discours des docteurs sont des paroles d’une extrême perfection, dont l’interprétation était claire pour ceux à qui elles s’adressaient, et qui sont d’une très grande précision. C’est pourquoi je n’en pousserai pas trop loin l’explication et je ne les exposerai pas longuement, afin de ne pas révéler un secret; mais il suffira, pour les faire comprendre à un homme comme toi, que je les cite dans un certain ordre et avec une rapide observation.
C’est ainsi qu’ils disent qu’Adam et Ève furent créés ensemble, unis dos contre dos; (cet homme double) ayant été divisé, il (Dieu) en prit la moitié, qui fut Ève, et elle fut donnée à l’autre (à Adam) pour compagne. Les mots אחת מצלעתיו (Gen., II, 21) signifient (dit-on) un de ses deux côtés, et on a cité pour preuve צלע המשכן (Exode, 26, 20, etc.), que le Targoum rend par סטר משכנא, côté du tabernacle, de sorte, disent-ils, qu’ici (il faudrait traduire): מן סטרוהי, de ses côtés. Comprends bien comment on a dit clairement qu’ils étaient en quelque sorte deux et que cependant ils ne formaient qu’un, selon ces mots: un membre de mes membres et une chair de ma chair (Gen., II, 23), ce qu’on a encore confirmé davantage, en disant que les deux ensemble étaient désignés par un seul nom: Elle sera appelée ISCHA, parce qu’elle a été prise du ISCH (ibid.); et, pour faire mieux encore ressortir leur union, on a dit: Il s’attachera à sa femme, et ils seront une seule chair (ibid., v. 25). — Combien est forte l’ignorance de ceux qui ne comprennent pas qu’il y a nécessairement au fond de tout cela une certaine idée! Voilà donc qui est clair.
Un autre sujet qu’ils ont exposé dans le Midrasch et qu’il faut connaître est celui-ci: Le serpent, disent-ils, était monté par un cavalier, et il était aussi grand qu’un chameau; ce fut son cavalier qui séduisit Ève, et ce cavalier fut Sammaël. Ce nom, ils l’appliquent à Satan: ils disent, par exemple, dans plusieurs endroits, que Satan voulait faire faillir notre père Abraham, en sorte qu’il ne consentìt pas à offrir Isaac (en holocauste), et de même il voulut faire faillir Isaac, en sorte qu’il n’obéit pas à son père; et, dans cette occasion, je veux dire, au sujet du sacrifice d’Isaac, ils s’expriment ainsi: «Sammaël se rendit auprès de notre père Abraham et lui dit: Eh quoi, vieillard, tu as donc perdu ton bon sens, etc..» Il est donc clair que Sammaël est Satan. Ce nom, de même que celui du na’hasch (serpent), indique une certaine idée; en rapportant comment ce dernier vint tromper Ève, ils disent: «Sammaël était monté sur lui; mais le Très-Saint se riait du chameau et de son cavalier.»
Ce qui mérite encore de fixer ton attention, c’est que le serpent n’eut aucune espèce de rapport avec Adam et ne lui adressa pas la parole, mais qu’il ne conversa et n’eut de communication qu’avec Ève; ce fut par l’intermédiaire d’Ève qu’il arriva du mal à Adam et que le serpent le perdit. La parfaite inimitié n’a lieu qu’entre le serpent et Ève, et entre la postérité de l’un et celle de l’autre, bien que sa postérité à elle (זרעה) soit indubitablement celle d’Adam. Ce qui est encore plus remarquable, c’est que ce qui enchaîne le serpent à Ève, c’est-à-dire la postérité de l’un à celle de l’autre, c’est (d’une part) la tête et (d’autre part) le talon, de sorte qu’elle le dompte par la tête, tandis que lui il la dompte par le talon. Voilà donc qui est également clair.
Voici encore un de ces passages étonnants, dont le sens littéral est extrêmement absurde, mais (dans lesquels), dès que tu auras parfaitement bien compris les chapitres de ce traité, tu admireras l’allégorie pleine de sagesse et conforme à (la nature de) l’être. «Au moment, disent-ils, où le serpent s’approcha d’Ève, il l’entacha de souillure. Les israélites s’étant présentés au mont Sinaï, leur souillure a été enlevée; quant aux gentils, qui ne se sont pas présentés au mont Sinaï, leur souillure n’a pas été enlevée.» Médite aussi là-dessus.
Un autre passage qu’il faut connaître est celui-ci: «L’arbre de la vie a (une étendue de) cinq cents ans de marche, et toutes les eaux de la création se répandent de dessous lui. On y a déclaré qu’on a pour but (de désigner) par cette mesure l’épaisseur de son corps, et non pas l’étendue de ses branches: «Le but de cette parole, disent-ils, n’est pas son branchage, mais c’est son tronc (קורתו) qui a (une étendue de) cinq cents ans de marche.» Par קורתו, on entend son bois épais qui est debout; ils ont ajouté cette phrase complémentaire, pour compléter l’explication du sujet et lui donner plus de clarté. Voilà donc qui est clair aussi.
Il faut aussi connaître le passage suivant: «Quant à l’arbre de la science, le Très-Saint n’a jamais révélé cet arbre à aucun homme et ne le révélera jamais.» Et cela est vrai; car la nature de l’être l’exige ainsi.
Le passage suivant mérite également que tu l’apprennes: «Et l’Éternel Dieu prit l’homme (Genèse, 2, 15), c’est-à-dire, il l’éleva; et il l’établit (ויניחהו) dans le jardin d’Eden, c’est-à-dire, il lui donna le repos (הניח לו) .» On n’a donc pas entendu le texte (dans ce sens) qu’il (Dieu) l’aurait retiré d’un endroit et placé dans un autre endroit, mais (dans ce sens allégorique) qu’il éleva le rang de son être, au milieu de ces êtres qui naissent et périssent, et qu’il l’établit dans une certaine position.
Un autre point qu’il faut te faire remarquer, c’est avec quelle sagesse les deux fils d’Adam furent désignés par les noms de Kaïn et de Hebel (Abel), que ce fut Kaïn qui tua Hebel au champ (Genèse, 4, 8), qu’ils périrent tous deux, bien que celui qui avait exercé la violence fût traité avec indulgence, et enfin qu’il n’y eut d’existence durable que pour Scheth: Car Dieu m’a établi (SCHATH) une autre postérité (ibid., v. 25). Tout cela est justifié.
Ce qui mérite encore de fixer ton attention, c’est le passage: Et l’homme imposa des noms, etc. (ibid., II, 20), qui nous apprend que les langues sont conventionnelles et non pas naturelles, comme on l’a cru.
Ce qui enfin mérite encore ta méditation, ce sont les quatre mots employés pour (désigner) le rapport entre le ciel et Dieu, à savoir: ברא créer, עשה faire, קנה acquérir, posséder, et אל Dieu. On dit, par exemple: Dieu créa (ברא) le ciel et la terre (Gen., I, 1); au jour ou Dieu fit (עשות) terre et ciel (ibid., II, 4); auteur ou possesseur (קׂנה) du ciel et de la terre (ibid., XIV, 19 et 22); le Dieu (אל) de l’univers (ibid., XXI, 33); Dieu (אלהי) du ciel et Dieu de la terre (ibid, XXIV, 3). Quant aux expressions: אשר כוננתה (la lune et les étoiles) que tu as ÉTABLIES (Ps. 8, 4), טפחה שמים (et ma droite) a MESURÉ par palmes les cieux, נוטה שמים, qui ÉTEND les cieux (Ps. 104, 2), elles sont toutes renfermées dans עשה, faire. Pour ce qui est du verbe יצר, former, il ne se rencontre pas (dans ce sens). Il me semble, en effet, que ce verbe s’applique à la formation de la figure et des linéaments, ou à un des autres accidents; car la figure et les linéaments sont également des accidents. C’est pourquoi on dit: יוצר אור, qui forme la lumière (Isaïe, 45, 7), car celle-ci est un accident; יוצר הרים, qui forme les montagnes (Amos, 4, 13), signifie qui en fait la figure; il en est de même de וייצר י״י אלהים, l’Éternel Dieu forma, etc. (Genèse, 2, 7 et 19). Mais, en parlant de cet être qui comprend l’ensemble de l’univers, c’est-à-dire le ciel et la terre, on emploie le verbe ברא, créer, qui, selon nous, signifie produire du néant. On dit aussi עשה, faire, (ce qui s’applique) aux formes spécifiques qui leur ont été données, je veux dire à leurs caractères physiques. On leur a appliqué le verbe קנה, posséder, parce que Dieu les domine, comme le maître domine ses esclaves; c’est pourquoi il est appelé le Seigneur de toute la terre (Josué, 3, 11, 13) et (simplement) האדון, le Seigneur (Exode, 23, 17; XXXIV, 23). Mais, comme il n’y a pas de Seigneur sans qu’il y ait en même temps une possession, ce qui semblerait supposer une certaine matière préexistante, on a (plutôt) employé les verbes ברא, créer, et עשה, faire. Quand on dit אלהי השמים, Dieu du ciel, et אל עולם, Dieu de l’univers, c’est au point de vue de la perfection de Dieu et de la perfection de ces derniers; lui, il est ELOHÎM, c’est-à dire gouvernant, et eux, ils sont gouvernés. Il ne faut pas y voir l’idée de domination, car c’est là le sens de קונה, possesseur; (en disant ELOHÎM) c’est au point de vue du rang que Dieu occupe dans l’être et de leur rang à eux; car c’est lui, et non pas le ciel, qui est Dieu. Il faut te bien pénétrer de cela.
Ces observations sommaires, avec ce qui précède et ce qui sera dit encore sur ce sujet, sont suffisantes par rapport au but qu’on s’est proposé dans ce traité et par rapport au lecteur.
Chapter 31
Tu as peut-être déjà reconnu la raison pourquoi on a tant insisté sur la loi du sabbat et pourquoi elle a (pour pénalité) la lapidation, de sorte que le prince des prophètes a (en effet) infligé la mort à cause d’elle. Elle occupe le troisième rang après l’existence de Dieu et la négation du dualisme [car la défense d’adorer un autre être que lui n’a d’autre but que d’affirmer l’unité]. Tu sais déjà, par mes paroles, que les idées ne se conservent pas si elles ne sont pas accompagnées d’actions qui puissent les fixer, les publier et les perpétuer parmi le vulgaire. C’est pourquoi il nous a été prescrit d’honorer ce jour, afin que le principe de la nouveauté du monde fût établi et publié dans l’univers par le repos auquel tout le monde se livrerait le même jour; car, si l’on demandait quelle en est la cause, la réponse serait: Car en six jours l’Éternel a fait etc. (Exode, 20, 11).
Mais on a donné à cette loi deux causes différentes, qui devaient avoir deux conséquences différentes: dans le premier Décalogue (Exode, chap. XX). on dit, pour motiver la glorification du sabbat: Car en six jours l’Éternel a fait etc., tandis que dans le Deutéronome (V, 15) on dit: Et tu te souviendras que tu as été esclave dans le pays d’Égypte…..; c’est pourquoi l’Éternel ton Dieu t’a prescrit de célébrer le jour du sabbat. Et cela est juste. En effet, la conséquence (indiquée) dans le premier passage, c’est l’illustration et la glorification de ce jour, comme on a dit: C’est pourquoi l’Éternel a béni le jour du sabbat et l’a sanctifié (Exode, 20, 10), ce qui est la conséquence résultant de la cause (indiquée par ces mots): Car en six jours etc. Mais, si on nous en a fait une loi, et s’il nous a été ordonné, à nous, d’observer ce jour, c’est une conséquence (résultant) de cette autre cause: que nous étions esclaves en Égypte, où nous ne travaillions pas selon notre choix et quand nous voulions, et où nous n’étions pas libres de nous reposer.
On nous a donc prescrit l’inaction et le repos, afin de réunir deux choses: 1° d’adopter une opinion vraie, à savoir (celle de) la nouveauté du monde, qui, du premier abord et par la plus légère réflexion, conduit à (reconnaître) l’existence de Dieu; 2° de nous rappeler le bien que Dieu nous a fait en nous accordant le repos de dessous les charges de l’Égypte (Exode, 6, 6 et 7). C’est en quelque sorte un bienfait qui sert à la fois à confirmer une opinion spéculative et à produire le bien-être du corps.
Chapter 32
Il en est des opinions des hommes sur la prophétie comme de leurs opinions concernant l’éternité ou la nouveauté du monde; je veux dire que, de même que ceux pour qui l’existence de Dieu est avérée professent trois opinions (diverses) sur l’éternité ou la nouveauté du monde, comme nous l’avons exposé, de même aussi les opinions concernant la prophétie sont au nombre de trois. Je ne m’arrêterai pas à l’opinion de l’épicurien, — car celui-ci ne croit pas à l’existence d’un Dieu, et comment, à plus forte raison, croirait-il à la prophétie? — mais je n’ai pour but que de rapporter les opinions de ceux qui croient en Dieu.
I. La première opinion, professée par ceux d’entre les peuples païens qui croyaient à la prophétie, est aussi admise par certaines gens du vulgaire appartenant à notre religion. Dieu (disent-ils), choisissant celui qu’il veut d’entre les hommes, le rend prophète et lui donne une mission; et peu importe, selon eux, que cet homme soit savant ou ignorant, vieux ou jeune. Cependant ils mettent aussi pour condition qu’il soit un homme de bien et de bonnes mœurs; car personne n’a prétendu jusqu’ici que, selon cette opinion, Dieu accorde quelquefois le don de prophétie à un homme méchant, à moins qu’il ne l’ait d’abord ramené au bien.
II. La deuxième opinion est celle des philosophes; à savoir, que la prophétie est une certaine perfection (existant) dans la nature humaine; mais que l’individu humain n’obtient cette perfection qu’au moyen de l’exercice, qui fait passer à l’acte ce que l’espèce possède en puissance, à moins qu’il n’y soit mis obstacle par quelque empêchement tenant au tempérament ou par quelque cause extérieure. Car, toutes les fois que l’existence d’une perfection n’est que possible dans une certaine espèce, elle ne saurait exister jusqu’au dernier point dans chacun des individus de cette espèce, mais il faut nécessairement (qu’elle existe au moins) dans un individu quelconque; et si cette perfection est de nature à avoir besoin d’une cause déterminante pour se réaliser, il faut une telle cause. Selon cette opinion, il n’est pas possible que l’ignorant devienne prophète, ni qu’un homme sans avoir été prophète la veille le soit (subitement) le lendemain, comme quelqu’un qui fait une trouvaille. Mais voici, au contraire, ce qu’il en est: si l’homme supérieur, parfait dans ses qualités rationnelles et morales, possède en même temps la faculté imaginative la plus parfaite et s’est préparé de la manière que tu entendras (plus loin), il sera nécessairement prophète; car c’est là une perfection que nous possédons naturellement. Il ne se peut donc pas, selon cette opinion, qu’un individu, étant propre à la prophétie et s’y étant préparé, ne soit pas prophète, pas plus qu’il ne se peut qu’un individu d’un tempérament sain se nourrisse d’une bonne nourriture, sans qu’il en naisse un bon sang et autres choses semblables.
III. La troisième opinion, qui est celle de notre Loi et un principe fondamental de notre religion, est absolument semblable à cette opinion philosophique, à l’exception d’un seul point. En effet, nous croyons que celui qui est propre à la prophétie et qui y est préparé peut pourtant ne pas être prophète, ce qui dépend de la volonté divine. Selon moi, il en est de cela comme de tous les miracles, et c’est de la même catégorie; car la nature veut que tout homme qui, par sa constitution naturelle, est propre (à la prophétie) et qui s’est exercé par son éducation et par son étude, devienne réellement prophète; et, si cela lui est refusé, c’est comme quand on est empêché de mouvoir sa main, à l’exemple de Jéroboam (I Rois, 13, 4), ou qu’on est empêché de voir, comme l’armée du roi de Syrie allant chercher Elisée (II Rois, 6, 18).
— Quant à ce (que j’ai dit) que c’est notre principe fondamental qu’il faut être préparé et s’être perfectionné dans les qualités morales et rationnelles, c’est ce qu’ont dit (les docteurs): «La prophétie ne réside que dans l’homme savant, fort et riche». Nous avons déjà exposé cela dans le Commentaire sur la Mischnâ et dans le grand ouvrage, et nous avons fait connaître que les élèves des prophètes s’occupaient constamment de la préparation. Mais, que celui qui est préparé peut pourtant subir un empêchement et ne pas devenir prophète, c’est ce que tu peux apprendre par l’histoire de Baruch, fils de Neria: car celui-ci s’était fait le suivant de Jérémie, qui l’exerça, l’instruisit et le prépara; mais, tout animé qu’il était du désir de devenir prophète, cela lui fut pourtant refusé, comme il le dit: Je me suis lassé dans mes gémissements et je n’ai point trouvé le repos (Jérémie, 45, 3), et il lui fut répondu par l’intermédiaire de Jérémie: Voici ce que tu lui diras: Ainsi dit l’Éternel etc. Toi, tu recherches des grandeurs ! Ne les recherche point (ibid., vers. 4 et 5). A la vérité, on serait libre de dire qu’on a voulu déclarer par là que la prophétie, par rapport à Baruch, était trop de grandeur; de même on pourrait dire que dans le passage des Lamentations (II, 9): Même ses prophètes n’ont pas trouvé de vision de la part de l’Éternel, (il faut sous-entendre) parce qu’ils étaient dans l’exil, comme nous l’exposerons. Mais nous trouvons de nombreux passages, tant des textes bibliques que des paroles des docteurs, qui tous insistent sur ce principe fondamental, à savoir, que Dieu rend prophète qui il veut et quand il le veut, pourvu que ce soit un homme extrêmement parfait et (vraiment) supérieur; car pour les ignorants d’entre le vulgaire, cela ne nous paraît pas possible, — je veux dire que Dieu rende prophète l’un d’eux, — pas plus qu’il ne serait possible qu’il rendît prophète un âne ou une grenouille. Tel est notre principe, (je veux dire) qu’il est indispensable de s’exercer et de se perfectionner, et que par là seulement naît la possibilité à laquelle se rattache la puissance divine.
Ne te laisse pas induire en erreur par ce passage: Avant que je te formasse dans les entrailles (de ta mère), je t’ai connu, et avant que tu sortisses de son sein, je t’ai sanctifié (Jérém., I, 5); car c’est là la condition de tout prophète, (je veux dire) qu’il lui faut une disposition naturelle dès sa constitution primitive, comme on l’exposera. Quant à ces mots: Je suis un jeune homme, NA’AR (ibid., vers. 6), tu sais que la langue hébraïque appelle le pieux Joseph NA’AR (jeune homme), bien qu’il fût âgé de trente ans, et qu’on appelle aussi Josué NA’AR, bien qu’il approchât alors de la soixantaine. En effet, on dit (de ce dernier), à l’époque de l’affaire du veau d’or: Et son serviteur Josué, fils de Nun, jeune homme (NA’AR), ne bougeait pas etc. (Exode, 33, 11). Or Moïse, notre maître, avait alors quatre-vingt-un ans, et sa vie entière fut de cent vingt ans; mais Josué, qui vécut encore quatorze ans après lui, arriva à l’âge de cent dix ans. Il est donc clair que Josué avait, à l’époque en question, cinquante-sept ans au moins, et cependant on l’appelle NA’AR.
Il ne faut pas non plus te laisser induire en erreur par ce qui se trouve dans les promesses (prophétiques), où il est dit: Je répandrai mon esprit sur tous les mortels, de sorte que vos fils et vos filles prophétiseront (Joël, 2, 28); car il (le prophète) a expliqué cela et a fait connaître quelle serait cette prophétie, en disant: Vos vieillards feront des songes, vos jeunes gens auront des visions (ibid.). En effet, quiconque prédit une chose inconnue, soit au moyen de la magie et de la divination, soit au moyen d’un songe vrai, est également appelé prophète; c’est pourquoi les prophètes de Baal et ceux d’Aschérâ sont appelés prophètes. Ne vois-tu pas que Dieu a dit: S’il s’élève au milieu de toi un prophète ou un SONGEUR (Deut. XIII, 1)?
Quant à la scène du mont Sinaï, bien que tous (les Israélites), par la voie du miracle, vissent le grand feu et entendissent les sons redoutables et effrayants, il ne parvint pourtant au rang de la prophétie que ceux-là seuls qui y étaient propres, et cela à différents degrés. Tu le vois bien par ce passage: Monte vers l’Éternel, toi, Aaron, Nadab, Abihu et soixante-dix d’entre les anciens d’Israël (Exode, 24, 1). Lui (Moïse), il occupe le degré le plus élevé, comme il est dit: Moïse seul s’approcha de Dieu, mais eux, ils ne s’approchèrent point (ibid., vers. 2); Aaron est placé au-dessous de lui, Nadab et Abihu sont au-dessous d’Aaron, les soixante-dix anciens au-dessous de Nadab et d’Abihu, et les autres au-dessous de ces derniers, selon leurs degrés de perfection. Un passage des docteurs dit: «Moïse forme une enceinte à part et Aaron une enceinte à part.»
Puisque nous avons été amenés à parler de la scène du mont Sinaï, nous appellerons l’attention, dans un chapitre à part, sur les éclaircissements que fournissent, au sujet de cette scène, les textes (bibliques), quand on les examine bien, ainsi que les discours des docteurs.
Chapter 33
Il est clair pour moi que, dans la scène du mont Sinaï, tout ce qui parvint à Moïse ne parvint pas dans sa totalité à tout Israël. La parole, au contraire, s’adressa à Moïse seul [c’est pourquoi l’allocution, dans le Décalogue, se fait à la deuxième personne du singulier], et lui, descendu au pied de la montagne, fit connaître au peuple ce qu’il avait entendu. Le texte du Pentateuque (dit): Je me tenais entre l’Éternel et vous, en ce temps-là, pour vous rapporter la parole de l’Éternel (Deutér, V, 5), et on dit encore: Moïse parlait et Dieu lui répondait par une voix (Exode, 19, 19); il est dit expressément dans le Mekhilthâ qu’il leur répétait chaque commandement comme il l’avait entendu. Un autre passage du Pentateuque dit: Afin que le peuple entende quand je parlerai avec toi, etc. (ibid., vers. 9), ce qui prouve que la parole s’adressait à lui; eux ils entendirent la voix forte, mais ils ne distinguèrent pas les paroles, et c’est de cette voix forte, entendue (par eux), qu’on a dit: Quand vous entendîtes la voix (Deutér., 5, 20). On a dit encore: Vous entendiez une VOIX de paroles, sans voir aucune figure; rien qu’une VOIX (ibid., IV, 12); mais on n’a pas dit vous entendiez des paroles. Toutes les fois donc qu’il est question de paroles entendues, on ne veut parler que de la voix qu’on entendait; ce fut Moïse qui entendit les paroles et qui les leur rapporta. Voilà ce qui est évident par le texte du Pentateuque et par plusieurs discours des docteurs.
Cependant, (je dois citer) de ces derniers une assertion rapportée dans plusieurs endroits des Midraschîm et qui se trouve aussi dans le Talmud; c’est celle-ci: «JE SUIS et TU N’AURAS POINT, ils les entendirent de la bouche de la Toute-Puissance.» Ils veulent dire par là que ces paroles leur parvinrent (directement), comme elles parvinrent à Moïse, notre maître, et que ce ne fut pas Moïse qui les leur fit parvenir. En effet, ces deux principes, je veux dire l’existence de Dieu et son unité, on les conçoit par la (simple) spéculation humaine; et tout ce qui peut être su par une démonstration l’est absolument au même titre par le prophète et par tout autre qui le sait, sans qu’il y ait là une supériorité de l’un sur l’autre. Ces deux principes donc ne sont pas connus seulement par la prophétie, (comme le dit) le texte du Pentateuque: On te l’a fait voir afin que tu reconnusses etc. (Deulér., IV, 35). Quant aux autres commandements, ils sont de la catégorie des opinions probables et des choses acceptées par tradition, et non de la catégorie des choses intelligibles.
Mais, quoi qu’ils aient pu dire à cet égard, ce que comportent les textes (bibliques) et les paroles des docteurs, c’est que tous les Israélites n’entendirent dans cette scène qu’un seul son, en une fois; et c’est le son par lequel Moïse et tout Israël entendirent (les deux commandements) JE SUIS et TU N’AURAS POINT, que Moïse leur fit entendre (de nouveau) dans son propre langage, en prononçant distinctement des lettres intelligibles. Les docteurs se sont prononcés dans ce sens, en s’appuyant de ces mots: UNE FOIS Dieu a parlé, deux fois j’ai entendu cela (Ps. 62, 12), et ils ont clairement dit, au commencement du Midrasch ’Hazîtha, qu’ils n’entendirent pas d’autre voix émanée (directement) de Dieu, ce qu’indique aussi le texte du Pentateuque: … avec une grande voix, qui ne continua point (Deutér., 5, 19). Ce fut après avoir entendu cette première voix, qu’arriva ce qu’on raconte de la terreur qu’ils éprouvaient et de leur peur violente, et (qu’ils prononcèrent) les paroles qu’on rapporte: Et vous dites: voici, l’Éternel, notre Dieu, nous a fait voir etc. Et maintenant pourquoi mourrions-nous etc.? Approche toi et écoute etc. (ibid., vers. 21-24). Il s’avança donc, lui, le plus illustre des mortels, une seconde fois, reçut le reste des commandements un à un, descendit au pied de la montagne, et les leur fit entendre au milieu de ce spectacle grandiose. Ils voyaient les feux et entendaient les voix, je veux dire ces voix qui sont (désignées par les mots) des voix et des éclairs (Exode, 19, 16), comme le tonnerre et le fort retentissement du cor; et partout où l’on parle (dans cette occasion) de plusieurs voix qu’on entendait, comme par exemple: Et tout le peuple apercevait les voix (ibid., XX, 15), il ne s’agit que du retentissement du cor, du tonnerre, etc. Mais la voix de l’Éternel, je veux dire la voix créée, par laquelle fut communiquée la parole (de Dieu), ils ne l’entendirent qu’une seule fois, comme le dit textuellement le Pentateuque et comme l’ont exposé les docteurs à l’endroit que je t’ai fait remarquer. C’est cette voix (dont on a dit) que «leur âme s’échappa en l’entendant,» et au moyen de laquelle furent perçus les deux premiers commandements.
Il faut savoir cependant que, pour cette voix même, leur degré (de perception) n’était point égal à celui de Moïse, notre maître. Je dois appeler ton attention sur ce mystère et te faire savoir que c’est là une chose traditionnellement admise par notre nation et connue par ses savants. En effet, tous les passages où tu trouves (les mots): Et l’Éternel parla à Moïse en disant, Onkelos les traduit (littéralement) par ומלל י״י, Et l’Éternel parla etc. Et de même (il traduit les mots): Et l’Éternel prononça toutes ces paroles ( Exode, 20, 1) par ומלל י״י יה כל פתגמיא. Mais, ces paroles des Israélites (adressées) à Moïse: Et que Dieu ne parle pas avec nous (ibid., vers. 16), il les traduit par ולא יתמלל עמנא מן קדם י״י, et qu’il ne soit pas parlé avec nous de la part de Dieu. Il t’a donc révélé par là la distinction que nous avons établie. Tu sais que ces choses remarquables et importantes, Onkelos, comme on l’a dit expressément, les apprit de la bouche de R. Eliézer et de R. Josué, qui sont les docteurs d’Israël par excellence.
Il faut savoir tout cela et te le rappeler; car il est impossible de pénétrer dans la scène du mont Sinaï plus profondément qu’on ne l’a fait, (cette scène) étant du nombre des secrets de la loi. La vraie nature de cette perception et les circonstances qui l’accompagnaient sont pour nous une chose très obscure; car il n’y en a jamais eu de semblable auparavant, et il n’y en aura pas dans l’avenir. Sache-le bien.
Chapter 34
Quant à ce passage qu’on rencontre dans le Pentateuque, et qui dit: Voici, j’envoie un ange devant toi etc. (Exode, 23, 20), le sens de ce passage a été expliqué dans le Deutéronome (XXIII, 18), où on lit que Dieu dit à Moïse, dans la scène du mont Sinaï: Je leur susciterai un prophète etc.. Ce qui le prouve, c’est qu’on dit (en parlant) de cet ange: Prends garde à lui et écoute sa voix etc. (Exode, 23, 21), ordre qui s’adresse indubitablement à la foule; mais l’ange ne se manifestait pas à la foule, à laquelle il ne communiquait (directement) ni ordre, ni défense, pour qu’elle dût être avertie de ne pas se montrer rebelle à lui. Le sens de ces paroles ne peut donc être que celui-ci: que Dieu leur fit savoir qu’il y aurait parmi eux un prophète, auquel viendrait un ange, qui lui parlerait, et qui lui communiquerait des ordres et des défenses; Dieu nous ordonne donc de ne pas être rebelles à cet ange dont le prophète nous ferait parvenir la parole, comme on a dit clairement dans le Deutéronome (XVIII, 15): Vous lui obéirez, et encore: Et quiconque n’obéira pas à mes paroles qu’il aura dites EN MON NOM etc. (ibid., v. 19), ce qui explique les mots parce que MON NOM est en lui (Exode, 23, 21).
Tout cela (leur fut dit) seulement pour leur donner l’avertissement suivant: Ce spectacle grandiose que vous avez vu, c’est-à-dire la scène du mont Sinaï, n’est pas une chose qui doive se continuer pour vous; il n’y en aura pas de semblable dans l’avenir, et il n’y aura pas non plus toujours de feu ni de nuée, comme il y en a maintenant continuellement sur le tabernacle. Mais un ange que j’enverrai à vos prophètes vous conquerra les pays, déploiera la terre devant vous, et vous fera connaître ce que vous devez faire; c’est lui qui vous fera savoir ce qu’il faut aborder et ce qu’il faut éviter.
— Par là aussi a été donné le principe que je n’ai cessé d’exposer, à savoir, qu’à tout prophète autre que Moïse, notre maître, la révélation arrivait par l’intermédiaire d’un ange. Sache bien cela.
Chapter 35
J’ai déjà exposé à tout le monde, dans le Commentaire sur la Mischnâ et dans le Mischné Tôrâ, les quatre différences par lesquelles la prophétie de Moïse, notre maître, se distinguait de celle des autres prophètes; et j’en ai donné les preuves et montré l’évidence. Il n’est donc pas besoin de répéter cela, et c’est aussi en dehors du but de ce traité.
Je dois te faire savoir que tout ce que je dis sur la prophétie, dans les chapitres de ce traité, ne se rapporte qu’à la qualité prophétique de tous les prophètes qui furent avant Moïse et de ceux qui devaient venir après lui; mais, pour ce qui est de la prophétie de Moïse, notre maître, je ne l’aborderai pas, dans ces chapitres, même par un seul mot, ni expressément, ni par allusion. En effet, selon moi, ce n’est que par amphibologie, que le nom de prophète s’applique à la fois à Moïse et aux autres; et il en est de même, selon moi, de ses miracles et de ceux des autres, car ses miracles ne sont pas de la même catégorie que ceux des autres prophètes.
La preuve tirée de la loi, (pour établir) que sa prophétie était distincte de celle de tous ses prédécesseurs, est dans ces mots: J’apparus à Abraham, etc., mais je ne me suis pas fait connaître à eux par mon nom d’ÉTERNEL (Exode, 6, 3); car on nous a fait savoir par là que sa perception n’était point semblable à celle des patriarches, mais plus grande, ni, à plus forte raison, (semblable) à celles des autres (prophètes) antérieurs. Mais, que sa prophétie était distincte aussi de celle de tous ses successeurs, c’est ce qui a été dit, sous forme de simple énoncé: Et il ne s’est plus levé, dans Israël, de prophète comme Moïse, que Dieu ait connu face à face (Deut., XXXIV, 10): on a donc dit clairement que sa perception était distincte de la perception de tous ceux qui devaient lui succéder parmi les Israélites, — lesquels (pourtant) furent un royaume de prêtres et un peuple saint (Exode, 19, 6), et au milieu desquels était l’Éternel (Nombres, 16, 3), — et, à plus forte raison, parmi les autres nations.
Ce qui distingue généralement ses miracles de ceux de tout autre prophète en général, c’est que tous les miracles que faisaient les prophètes, ou qui étaient faits en leur faveur, n’étaient connus que de quelques personnes, comme par exemple les miracles d’Élie et d’Élisée; ne vois-tu pas que le roi d’Israël s’en informe, et demande à Guéhazi de les lui faire connaître, comme il est dit: Raconte-moi donc toutes les grandes choses qu’Élisée a faites; et il raconta etc. Et Guéhazi dit: Mon Seigneur, le Roi, voici cette femme et voici son fils qu’Élisée a rappelé à la vie (II Rois, 8, 4 et 5). Il en est ainsi des miracles de tout prophète, à l’exception de Moïse, notre maître; c’est pourquoi l’Écriture déclare au sujet de ce dernier, également sous forme d’énoncé, qu’il ne s’élèvera jamais de prophète qui fera des miracles publiquement, devant l’ami et l’adversaire, comme a fait Moïse. C’est là ce qui est dit: Et il ne s’est plus levé de prophète etc., à l’égard de tous les signes et miracles etc., aux yeux de tout Israël (Deut., XXXIV, 10-12); on a donc ici lié ensemble et réuni à la fois les deux choses: qu’il ne se lèvera plus (de prophète) qui aura la même perception que lui, ni qui fera ce qu’il a fait. Ensuite on déclare que ces miracles furent faits devant Pharaon, tous ses serviteurs et tout son pays, ses adversaires, comme aussi en présence de tous les Israélites, ses partisans: aux yeux de tout Israël; c’est là une chose qui n’avait eu lieu chez aucun prophète avant lui, et sa prédiction véridique a annoncé d’avance que cela n’aurait lieu chez aucun autre.
Ne te laisse pas induire en erreur par ce qu’on a dit au sujet de la lumière du soleil, qui s’arrêta pour Josué pendant des heures: Et il dit en présence d’Israël (Jos., X, 12); car on n’a pas dit de TOUT Israël, comme on l’a fait au sujet de Moïse. De même Élie, sur le mont Carmel, n’agit que devant un petit nombre d’hommes. Si je dis pendant des heures, c’est qu’il me semble que les mots כיום תמים (environ un jour entier, Josué, 10, 13) signifient comme le plus long jour qui soit; car תמים signifie complet. C’est donc comme si on avait dit que cette journée de Gabaon fut pour eux comme le plus long des jours d’été dans ces contrées.
Après que tu m’auras mis à part, dans ton esprit, la prophétie de Moïse et ses miracles, — car il s’agit là d’une perception et d’actes également extraordinaires, — et que tu seras convaincu que c’est là un degré que nous sommes incapables de comprendre dans toute sa réalité, tu entendras ce que je dirai, dans tous ces chapitres (suivants), sur la prophétie et sur les différents degrés qu’y occupent les prophètes, abstraction faite de ce premier degré (de Moïse). Voilà ce que j’avais à dire dans ce chapitre.
Chapter 36
Sache que la prophétie, en réalité, est une émanation de Dieu, qui se répand, par l’intermédiaire de l’intellect actif, sur la faculté rationnelle d’abord, et ensuite sur la faculté imaginative; c’est le plus haut degré de l’homme et le terme de la perfection à laquelle son espèce peut atteindre, et cet état est la plus haute perfection de la faculté imaginative. C’est une chose qui ne saurait nullement exister dans tout homme, et ce n’est pas une chose à laquelle on puisse arriver en se perfectionnant dans les sciences spéculatives et par l’amélioration des mœurs, dussentelles toutes être les meilleures et les plus belles, sans qu’il s’y joigne la plus grande perfection possible de la faculté de l’imagination dans sa formation primitive. Tu sais que la perfection de ces facultés corporelles, du nombre desquelles est la faculté imaginative, dépend de la meilleure complexion possible de tel organe portant telle faculté, de sa plus belle proportion et de la plus grande pureté de sa matière; c’est là une chose dont il n’est nullement possible de réparer la perte, ou de suppléer la défectuosité, au moyen du régime. Car l’organe dont la complexion a été mauvaise dès le principe de sa formation, le régime réparateur peut tout au plus le conserver dans un certain degré de santé, sans pouvoir le ramener à la meilleure constitution possible; mais, si son infirmité provient de sa disproportion, de sa position, ou de sa substance, je veux dire de la matière même dont il a été formé, alors il n’y a pas moyen d’y remédier. Tu sais bien tout cela; il serait donc inutile d’entrer à ce sujet dans de longues explications.
Tu connais aussi les actions de cette faculté imaginative, consistant à garder le souvenir des choses sensibles, à les combiner, et, ce qui est (particulièrement) dans sa nature, à retracer (les images); son activité la plus grande et la plus noble n’a lieu que lorsque les sens reposent et cessent de fonctionner, et c’est alors qu’il lui survient une certaine inspiration, (qui est) en raison de sa disposition, et qui est la cause des songes vrais et aussi celle de la prophétie. Elle ne diffère que par le plus et le moins, et non par l’espèce. Tu sais qu’ils (les docteurs) ont dit à différentes reprises: «le songe est un soixantième de la prophétie»; mais on ne saurait établir une proportion entre deux choses spécifiquement différentes, et il ne serait pas permis de dire par exemple: la perfection de l’homme est autant de fois le double de la perfection du cheval. Ils ont répété cette idée dans le Beréschîth rabbâ, en disant: «Le fruit abortif de la prophétie est le songe». C’est là une comparaison remarquable: en effet le fruit abortif (נובלת) est identiquement le fruit lui-même, si ce n’est qu’il est tombé avant sa parfaite maturité; de même, l’action de la faculté imaginative pendant le sommeil est la même que dans l’état de prophétie, si ce n’est qu’elle est encore insuffisante et qu’elle n’est pas arrivée à son terme. — Mais pourquoi t’instruirions-nous par les paroles des docteurs et laisserions-nous de côté les textes du Pentateuque? (Comme par exemple:) Si c’est un prophète d’entre vous, moi, l’Éternel, je me fais connaître à lui dans une vision, je lui parle dans un songe (Nombres, 12, 6). Ici Dieu nous a fait connaître le véritable être de la prophétie, et nous a fait savoir que c’est une perfection qui arrive dans un songe ou dans une vision. Le mot vision (מראה) est dérivé de voir (ראה); car il arrive à la faculté imaginative d’agir si parfaitement, qu’elle voit la chose comme si elle existait au dehors et que la chose qui n’a son origine que dans elle lui semble être venue par la voie de la sensation extérieure. Dans ces deux parties, je veux dire dans la vision et dans le songe, sont renfermés tous les degrés de la prophétie. On sait que la chose dont l’homme, dans l’état de veille et en se servant de ses sens, est très occupé, à laquelle il s’applique et qui est l’objet de son désir, (que cette chose, dis-je) est aussi celle dont s’occupe la faculté imaginative pendant le sommeil, lorsque l’intellect (actif) s’épanche sur elle, selon qu’elle y est préparée. Il serait superflu de citer des exemples pour cela et d’en dire davantage; car c’est une chose claire que chacun connaît, et il en est comme de la perception des sens, contre laquelle aucun des hommes de bon sens n’élève d’objection.
Après ces préliminaires, il faut savoir qu’il s’agit ici d’un individu humai, dont la substance cérébrale, dans sa formation primitive, serait extrêmement bien proportionnée, par la pureté de sa matière et de la complexion particulière à chacune de ses parties, par sa quantité et par sa position, et ne subirait point de dérangements de complexion de la part d’un autre organe. Ensuite, (il faudrait) que cet individu eût acquis la science et la sagesse, de manière à passer de la puissance à l’acte; qu’il possédât une intelligence humaine toute parfaite et des mœurs humaines pures et égales; que tous ses désirs se portassent sur la science des mystères de cet univers et sur la connaissance de leurs causes; que sa pensée se portât toujours sur les choses nobles; qu’il ne se préoccupât que de la connaissance de Dieu, de la contemplation de ses œuvres et de ce qu’il faut croire à cet égard; et enfin, que sa pensée et son désir fussent dégagés des choses animale, telles que la recherche des jouissances que procurent le manger, le boire, la cohabitation, et, en général, le sens du toucher, sens dont Aristote a expressément dit, dans l’Éthique, qu’il est une honte pour nous. — [Et que c’est bien ce qu’il a dit! et combien il est vrai qu’il (ce sens) est une honte pour nous! car nous ne le possédons qu’en tant que nous sommes des animaux, comme les autres bêtes brutes, et il ne renferme rien qui s’applique à l’idée de l’humanité. Quant aux autres jouissances sensuelles, telles que celles de l’odorat, de l’ouïe et de la vue, bien qu’elles soient corporelles, il s’y trouve parfois un plaisir pour l’homme en tant qu’homme, comme l’a exposé Aristote. Nous avons été entraîné ici à parler de ce qui n’est pas dans notre but (actuel), mais cela était nécessaire; car trop souvent les pensées des savants distingués se préoccupent des plaisirs du sens en question et les désirent, et néanmoins ils s’étonnent de ne pas être prophètes, puisque, (disent-ils) la prophétie est quelque chose qui est dans la nature (de l’homme).] — Il faudrait aussi que la pensée et le désir de cet individu fussent dégagés des ambitions vaines, je veux parler du désir de dominer ou d’être exalté par les gens du peuple et de se concilier leurs hommages et leur obéissance sans aucun autre but [car on doit plutôt considérer tous les hommes selon leurs positions, par rapport auxquelles ils sont assurément semblables, les uns aux bêtes domestiques, les autres aux bêtes féroces, sur qui l’homme parfait et solitaire ne porte sa pensée, — si toutefois il y pense, — que pour se préserver du mal qu’elles peuvent lui faire, si par hasard il a affaire à elles, ou pour tirer profit des avantages qu’elles peuvent offrir, quand il s’y trouve réduit pour un besoin quelconque]. — Si donc, dans un individu tel que nous venons de le décrire, la faculté imaginative aussi parfaite que possible était en pleine activité, et que l’intellect (actif) s’épanchât sur elle en raison de la perfection spéculative de l’individu, celui-ci ne percevrait indubitablement que des choses divines fort extraordinaires, ne verrait que Dieu et ses anges, et la science qu’il acquerrait n’aurait pour objet que des opinions vraies et des règles de conduite embrassant les bonnes relations des hommes les uns avec les autres.
On sait que, dans les trois choses que nous avons posées pour conditions, à savoir, la perfection de la faculté rationnelle au moyen de l’étude, celle de la faculté imaginative dans sa formation (primitive), et celle des mœurs (qui s’obtient) lorsqu’on dégage sa pensée de tous les plaisirs corporels et qu’on fait taire le désir de toute espèce de sottes et pernicieuses grandeurs, (que dans ces trois choses, dis-je) les hommes parfaits ont une grande supériorité les uns sur les autres, et c’est en raison de la supériorité dans chacune de ces trois choses que tous les prophètes sont supérieurs en rang les uns aux autres.
Tu sais que toute faculté corporelle, tantôt s’émousse, s’affaiblit et se détériore, et tantôt se corrobore. Or, cette faculté imaginative est indubitablement une faculté corporelle; c’est pourquoi tu trouveras que les prophètes, pendant la tristesse, la colère et autres (sentiments) semblables, cessent de prophétiser. Tu sais que les docteurs disent que «la prophétie n’arrive ni pendant la tristesse, ni pendant l’abattement»; que notre patriarche Jacob n’eut point de révélation pendant les jours de son deuil, parce que sa faculté imaginative était occupée de la perte de Joseph, et que Moïse n’eut pas de révélation, comme auparavant, depuis le malheureux événement des explorateurs et jusqu’à ce que la génération du désert eût péri tout entière, parce qu’il était accablé par l’énormité de leur crime [quoique, du reste, la faculté imaginative n’entrât pour rien dans sa prophétie et que l’intellect (actif) s’épanchât sur lui sans l’intermédiaire de cette faculté; car, comme nous l’avons dit plusieurs fois, il ne prophétisait pas, comme les autres prophètes, par des paraboles, chose qui sera encore exposée ailleurs et qui n’est pas le but de ce chapitre].
De même, tu trouveras que certains prophètes, après avoir prophétisé pendant un certain temps, furent dépouillés de la prophétie, qui, à cause d’un accident survenu, ne pouvait se continuer. C’est là, indubitablement, la cause essentielle et immédiate pour laquelle la prophétie a cessé au temps de la captivité; peut-il exister pour un homme, dans une circonstance quelconque, un motif plus grave d’abattement ou de tristesse, que d’être esclave, propriété (d’un autre) et soumis à des hommes ignorants et impies qui joignent l’absence de la véritable raison à la plénitude des concupiscences animales, et de ne rien pouvoir contre cela? C’est là ce dont nous avons été menacés, et c’est ce qu’on a voulu dire par ces mots: Ils erreront pour chercher la parole de l’Éternel, et ils ne la trouveront pas (Amos, 8, 12); et on a dit encore: Son roi et ses princes sont parmi les nations, sans loi; même ses prophètes n’ont pas trouvé de vision de la part de l’Éternel (Lament., 2, 9). Cela est vrai, et la raison en est manifeste; car l’instrument a cessé de fonctionner. C’est pour cette môme raison aussi que la prophétie nous reviendra à l’époque du Messie [puisse-t-il bientôt se révéler!], comme on nous l’a promis.
Chapter 37
Il est nécessaire d’appeler ton attention sur la nature de l’être de cette émanation divine qui nous arrive, par laquelle nous pensons et (par laquelle) nos intelligences sont supérieures les unes aux autres. C’est que tantôt elle arrive à un individu dans une mesure suffisante pour le perfectionner lui-même, sans aller au delà, tantôt ce qui en arrive à l’individu suffit au delà de son propre perfectionnement, (de sorte qu’il lui en reste) pour le perfectionnement des autres. Il en est de même pour tous les êtres: il y en a qui ont assez de perfection pour gouverner les autres (êtres), tandis qu’il y en a d’autres qui n’ont de perfection qu’autant qu’il faut pour se laisser gouverner par d’autres, comme nous l’avons exposé.
Cela étant, il faut que tu saches que, si cette émanation de l’intellect (actif) se répand seulement sur la faculté rationnelle (de l’homme), sans qu’il s’en répande rien sur la faculté imaginative [soit parce que l’émanation elle-même est insuffisante, soit parce que la faculté imaginative est défectueuse dans sa formation primitive, de sorte qu’elle est incapable de recevoir l’émanation de l’intellect], c’est là (ce qui constitue) la classe des savants qui se livrent à la spéculation. Mais, si cette émanation se répand à la fois sur les deux facultés, je veux dire sur la rationnelle et sur l’imaginative [comme nous l’avons exposé et comme l’ont aussi exposé d’autres parmi les philosophes], et que l’imaginative a été créée primitivement dans toute sa perfection, c’est là (ce qui constitue) la classe des prophètes. Si, enfin, l’émanation se répand seulement sur la faculté imaginative, et que la faculté rationnelle reste en arrière, soit par suite de sa formation primitive, soit par suite du peu d’exercice, c’est (ce qui constitue) la classe des hommes d’État qui font les lois, des devins, des augures et de ceux qui font des songes vrais; et de même, ceux qui font des miracles par des artifices extraordinaires et des arts occultes, sans pourtant être des savants, sont tous de cette troisième classe.
Ce dont il faut te pénétrer, c’est qu’à certains hommes de cette troisième classe, il arrive, même quand ils sont éveillés, d’étonnantes visions chimériques, des rêves et des agitations, semblables aux visions prophétiques, de telle sorte qu’ils se croient eux-mêmes prophètes; ils se complaisent donc beaucoup dans ce qu’ils perçoivent de ces visions chimériques, croyant qu’ils ont acquis des sciences sans avoir fait des études, et ils apportent de grandes confusions dans les choses graves et spéculatives, mêlant ensemble, d’une manière étonnante, les choses vraies et les chimères. Tout cela, parce que la faculté imaginative est forte (chez eux), tandis que la faculté rationnelle est faible et n’a absolument rien obtenu; je veux dire qu’elle n’a point passé à l’acte.
On sait que, dans chacune de ces trois classes, il y a un grand nombre de gradations. Chacune des deux premières classes se divise en deux parties, comme nous l’avons exposé. En effet, l’émanation qui arrive à chacune des deux classes est, ou bien suffisante seulement pour perfectionner l’individu, et pas plus, ou bien elle est assez forte pour qu’il en reste à cet individu de quoi en perfectionner d’autres. En ce qui concerne la première classe, celle des savants, tantôt ce qui se répand sur la faculté rationnelle de l’individu est suffisant pour en faire un homme d’étude et d’intelligence, possédant des connaissances et du discernement, mais qui ne se sent pas porté à instruire les autres, ni à composer des ouvrages, n’ayant pour cela ni le goût ni la capacité (nécessaire); tantôt, ce qui se répand sur lui est d’une force suffisante pour le stimuler nécessairement à composer des ouvrages et à professer. Il en est de même de la deuxième classe: tantôt tel prophète a des inspirations qui servent seulement à le perfectionner lui-même; tantôt il est inspiré de manière à être forcé de faire un appel aux hommes, de les instruire et de répandre sur eux (une partie) de sa perfection.
Il est donc clair que, sans cette perfection surabondante, on n’aurait pas composé de livres sur les sciences, et les prophètes n’auraient pas appelé les hommes à la connaissance de la vérité. En effet, un savant n’écrit rien pour lui-même, afin de s’enseigner à lui-même ce qu’il sait déjà; mais il est dans la nature de cet intellect (actif) de se communiquer perpétuellement et d’étendre successivement son épanchement d’un individu à un autre, jusqu’à ce qu’il arrive à un individu au delà duquel son influence ne saurait se répandre et qu’il ne fait que perfectionner (personnellement), comme nous l’avons expliqué, par une comparaison, dans un des chapitres de ce traité.
La nature de cette chose fait que celui qui a reçu cet épanchement surabondant prêche nécessairement aux hommes, n’importe qu’il soit écouté ou non, dût-il même exposer sa personne; de sorte que nous trouvons des prophètes qui prêchèrent aux hommes jusqu’à se faire tuer, stimulés par cette inspiration divine qui ne leur laissait ni tranquill té ni repos, lors même qu’ils étaient frappés de grands malheurs. C’est pourquoi tu vois Jérémie déclarer, qu’à cause du mépris qu’il essuyait de la part de ces hommes rebelles et incrédules qui existaient de son temps, il voulait cacher sa mission prophétique et ne plus les appeler à la vérité qu’ils avaient rejetée, mais que cela lui était impossible: Car la parole de l’Éternel, dit-il, est devenue pour moi une cause d’opprobre et de dérision tout le jour. Je me disais: Je ne ferai plus mention de lui, et je ne parlerai plus en son nom; mais il y avait dans mon cœur comme un feu ardent, renfermé dans mes os; j’étais las de le supporter, je ne le pouvais plus (Jérémie, 20, 8, 9). C’est dans le même sens qu’un autre prophète a dit: Le Seigneur, l’Éternel, a parlé; qui ne prophétiserait pas (Amos, 3, 8)? — Il faut te pénétrer de cela.
Chapter 38
Sache que chaque homme possède nécessairement une faculté de hardiesse; sans cela, il ne serait pas mû par la pensée à écarter ce qui lui est nuisible. Cette faculté, selon moi, est, parmi les facultés de l’âme, ce que l’expulsive est parmi les facultés physiques. Cette faculté de hardiesse varie par la force et la faiblesse, comme les autres facultés: de sorte que tu trouves tel homme qui s’avance contre le lion, et tel autre qui s’enfuit devant une souris; tel qui s’avance seul contre une armée pour la combattre, et tel autre qui tremble et a peur quand une femme lui lance un cri. Il faut aussi qu’on possède, dès sa formation primitive, une certaine prédisposition de complexion, laquelle, avec une certaine manière de penser, s’accroîtra [de sorte que ce qui est en puissance sortira par l’effort (qu’on fera) pour le faire sortir], et qui, avec une autre façon de penser, diminuera par le peu d’exercice. Dès le plus jeune âge, on reconnaît dans les enfants si cette faculté est forte ou faible chez eux.
De même, cette faculté de divination (qu’on rencontre chez les prophètes) existe dans tous les hommes, mais varie par le plus et le moins; (elle existe) particulièrement pour les choses dont l’homme se préoccupe fortement et dans lesquelles il promène sa pensée. Tu devines, par exemple, qu’un tel a parlé ou agi de telle manière dans telle circonstance, et il en est réellement ainsi. Tu trouves tel homme chez lequel la faculté de conjecturer et de deviner est tellement forte et juste, que presque tout ce que, dans son imagination, il croit être, est (réellement) tel qu’il se l’est imaginé, ou l’est (du moins) en partie. Les causes en sont nombreuses, (et cela arrive) par un enchaînement de nombreuses circonstances, antérieures, postérieures et présentes; mais, par la force de cette (faculté de) divination, l’esprit parcourt toutes ces prémisses et en tire les conclusions en si peu de temps qu’on dirait que c’est l’affaire d’un instant. C’est par cette faculté que certains hommes avertissent de choses graves qui doivent arriver.
Ces deux facultés, je veux dire, la faculté de hardiesse et la faculté de divination, doivent nécessairement être très fortes dans les prophètes. Lorsque l’intellect (actif) s’épanche sur eux, ces deux facultés prennent une très grande force, et tu sais jusqu’où est allé l’effet produit par là; à savoir, qu’un homme isolé se présentât hardiment, avec son bâton, devant un grand roi, pour délivrer une nation de l’esclavage imposé par celui-ci, et qu’il n’éprouvât ni terreur ni crainte, parce qu’il lui avait été dit (par Dieu): Car je serai avec toi (Exode, 3, 12). C’est là un état qui varie bien chez eux (les prophètes), mais qui leur est indispensable. C’est ainsi qu’il fut dit à Jérémie: N’aie pas peur d’eux, etc. Ne tremble pas devant eux, etc. Voici, j’ai fait de toi aujourd’hui une ville forte, etc. (Jérémie, 1, 8, 17,18); et à Ézéchiel il fut dit: N’aie pas peur d’eux et ne crains point leurs paroles (Ézéch., 2, 6). C’est ainsi que tu les trouves tous doués d’une forte hardiesse. De même, par le grand développement de leurs facultés de divination, ils prédisent promptement l’avenir; mais, à cet égard aussi, il y a chez eux variation (de degrés), comme tu le sais.
Il faut savoir que les vrais prophètes ont indubitablement aussi des perceptions spéculatives, (mais d’une nature telle) que l’homme, par la seule spéculation, ne saurait saisir les causes qui peuvent amener une pareille connaissance; c’est comme quand ils prédisent des choses que l’homme ne saurait prédire au moyen de la seule conjecture et de la divination vulgaire. En effet, cette même inspiration qui se répand sur la faculté imaginative, de manière à la perfectionner à tel point que son action va jusqu’à prédire l’avenir et à le percevoir comme s’il s’agissait de choses perçues par les sens et qui fussent parvenues à cette faculté imaginative par la voie des sens, (cette même inspiration, dis-je) perfectionne aussi l’action de la faculté rationnelle à tel point qu’elle arrive par cette action à connaître l’être réel des choses et qu’elle en possède la perception comme si elle l’avait obtenue par des propositions spéculatives.
Telle est la vérité que doit admettre quiconque aime à porter un jugement impartial; car toutes les choses servent de témoignage et de preuve les unes aux autres. Cela convient même bien plus encore à la faculté rationnelle. En effet, ce n’est que sur elle, en réalité, que s’épanche (directement) l’intellect actif, qui la fait passer à l’acte, et c’est par la faculté rationnelle que l’épanchement arrive à la faculté imaginative; comment donc alors se pourrait-il que la force imaginative fût parfaite au point de percevoir ce qui ne lui arrive pas par la voie des sens, sans qu’il en fût de même pour la faculté rationnelle, c’est-à-dire (sans qu’elle fût parfaite au point) de percevoir ce qu’elle ne saurait percevoir au moyen des prémisses, de la conclusion logique et de la réflexion? — Telle est la véritable idée du prophétisme, et telles sont les opinions qui servent à caractériser l’enseignement prophétique. Si, dans ce que je viens de dire des prophètes,
j’ai mis pour condition que ce soient de vrais prophètes, ç’a été pour faire mes réserves au sujet des gens de la troisième classe, qui possèdent, non pas des notions rationnelles, ni de la science, mais seulement des chimères et des opinions erronées. Il se peut aussi que ce que perçoivent ceux-là ne soit autre chose que des idées (vraies) qu’ils avaient (autrefois), et dont leurs chimères (actuelles) ont conservé les traces, à côté de tout ce qui est dans leur faculté imaginative; de sorte que, après avoir anéanti et fait disparaître beaucoup de leurs chimères, les traces de ces (anciennes) idées soient restées seules et leur aient apparu comme une nouveauté et comme une chose venue du dehors. Je crois pouvoir les comparer à un homme qui a eu auprès de lui, dans sa maison, des milliers d’animaux; ceux-ci s’étant tous retirés de la maison, à l’exception d’un seul individu du nombre de ceux qui y étaient, l’homme, resté seul avec cet individu, s’imaginerait que celui-ci vient d’entrer auprès de lui dans la maison, tandis qu’il n’en est pas ainsi et qu’au contraire c’est celui-là même qui n’en est point sorti.
C’est là ce qui a donné lieu aux erreurs les plus pernicieuses et ce qui a causé la perte de bien des hommes qui prétendaient avoir du discernement.
Ainsi, tu trouves des gens qui appuient la vérité de leurs idées sur des songes qu’ils ont eus, s’imaginant que ce qu’ils ont vu dans le sommeil est autre chose que l’idée qu’ils ont conçue (eux-mêmes) ou entendue dans l’état de veille.
C’est pourquoi il ne faut accorder aucune attention à ceux dont la faculté rationnelle n’est point parfaite et qui ne sont pas arrivés à la plus haute perfection spéculative; car celui-là seul qui est arrivé à la perfection spéculative peut ensuite obtenir d’autres connaissances (supérieures), quand l’intellect divin s’épanche sur lui. C’est celui-là qui est véritablement prophète, et c’est ce qui a été clairement dit (par les mots) ונביא לבב חכמה (Ps. 90, 12), c’est-à-dire que le véritable prophète est (celui qui a) un cœur plein de sagesse. C’est là aussi ce dont il faut se pénétrer.
Chapter 39
Après avoir parlé de l’essence de la prophétie, que nous avons fait connaître dans toute sa réalité, et après avoir exposé que la prophétie de Moïse, notre maître, se distingue de celle des autres, nous dirons que c’est cette perception seule (de Moïse) qui a eu pour conséquence nécessaire de nous appeler à la loi. En effet, un appel semblable à celui que nous fit Moïse n’avait jamais été fait par aucun de ceux que nous connaissons, depuis Adam jusqu’à lui, et il n’a pas été fait non plus d’appel semblable après lui, par aucun de nos prophètes. De même, c’est un principe fondamental de notre loi qu’il n’y en aura jamais d’autre; c’est pourquoi, selon notre opinion, il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais qu’une seule Loi, celle de Moïse, notre maître. En voici une (plus ample) explication, d’après ce qui a été dit expressément dans les livres prophétiques et ce qui se trouve dans les traditions. C’est que, de tous les prophètes qui précédèrent Moïse, notre maître, tels que les patriarches, Sem, Eber, Noé, Méthusélah et Hénoch, aucun n’a jamais dit à une classe d’hommes: «Dieu m’a envoyé vers vous et m’a ordonné de vous dire telle et telle chose; il vous défend der faire telle chose et vous ordonne de faire telle autre.» C’est là une chose qui n’est attestée par aucun texte du Pentateuque et qu’aucune tradition vraie ne rapporte. Ceux-là, au contraire, n’eurent de révélation divine que dans le sens que nous avons déjà exposé; et si quelqu’un d’entre eux était plus fortement inspiré, comme, par exemple, Abraham, il rassemblait les hommes et les appelait, par la voie de l’enseignement et de la direction, à la vérité qu’il avait perçue lui-même. C’est ainsi qu’Abraham instruisait les hommes, leur montrant, par des preuves spéculatives, que l’univers n’avait qu’un seul Dieu, que c’était lui qui avait créé tout ce qui est en dehors de lui, et qu’il ne fallait point adorer ces figures (des astres), ni aucune des choses créées. C’est là ce qu’il inculquait aux hommes, les attirant par de beaux discours et par la bienveillance; mais jamais il ne leur disait: «Dieu m’a envoyé vers vous et m’a ordonné ou défendu (telle ou telle chose).» Cela est si vrai que, lorsque la circoncision lui fut ordonnée, pour lui, ses enfants et ceux qui lui appartenaient, il les circoncit, mais n’invita point les (autres) hommes, par un appel prophétique, à en faire autant. Ne vois-tu pas que le texte de l’Écriture dit à son égard: Car je l’ai distingué, etc. (Genèse, 18, 19)? d’où il résulte clairement qu’il procédait seulement par voie de prescription; et c’est sous la même forme qu’Isaac, Jacob, Lévi, Kehath et Amram adressaient leurs appels aux hommes. Tu trouves de même que les docteurs, en parlant des prophètes antérieurs (à Moïse), disent: Le tribunal d’Eber, le tribunal de Méthusélah, l’école de Méthusélah; car tous ces prophètes ne faisaient qu’instruire les hommes, en guise de précepteurs, d’instituteurs et de guides, mais ne disaient jamais: l’Éternel m’a dit: Parle aux fils d’un tel.
Voilà comment la chose se passa avant Moïse, notre maître. Quant à Moïse, tu sais ce qui lui fut dit et ce qu’il a dit, et (tu connais) cette parole que lui adressa tout le peuple: Aujourd’hui nous avons vu que Dieu parle à un homme etc. (Deut., V, 21). Quant à tous ceux de nos prophètes qui vinrent après Moïse, notre maître, tu sais de quelle manière ils s’expriment dans toutes leurs relations et qu’ils se présentent comme des prédicateurs qui invitent les hommes à suivre la loi de Moïse, menaçant ceux qui s’y montreraient rebelles et faisant des promesses à ceux qui s’efforceraient delà suivre. Et nous croyons de même qu’il en sera toujours ainsi, comme il a été dit: Elle n’est pas dans le ciel etc. (ibid., XXX, 12); pour nous et pour nos enfants à jamais (ibid., XXIX, 28). Et cela doit être, en effet; car, dès qu’une chose est la plus parfaite possible de son espèce, toute autre chose de la même espèce ne peut pas ne pas être d’une perfection moindre, soit en dépassant la juste mesure, soit en restant au-dessous. Si, par exemple, une complexion égale est ce qu’il y a de plus égal possible dans une espèce, toute complexion qui serait en dehors de celte égalité pécherait par la défectuosité, ou par l’excès. Il en est de même de cette loi, qu’on a déclarée être égale (c.-à-d. équitable ou juste), en disant: des statuts et des ordonnances JUSTES צדיקים (ibid., IV, 8); car tu sais que צדיקים (justes) signifie égaux (ou équitables). En effet, ce sont des pratiques religieuses dans lesquelles il n’y a ni fardeau, ni excès, comme (il y en a) dans le monachisme, dans la vie de pèlerin, etc., ni défectuosité (vice) qui conduise à la gloutonnerie et à la débauche, de manière à diminuer la perfection de l’homme, relativement aux mœurs et à l’étude, comme (le font) toutes les lois (religieuses) des peuples anciens.
Quand nous parlerons, dans ce traité, des motifs qu’on peut alléguer pour les lois (de Moïse), tu auras tous les éclaircissements nécessaires sur leur égalité et leur sagesse; c’est pourquoi on en a dit: La loi de l’Éternel est parfaite (Ps. 19, 8). Quand on prétend qu’elles imposent de grands et lourds fardeaux et qu’elles causent des tourments, c’est là une erreur du jugement. Je montrerai que, pour les hommes parfaits, elles sont faciles; c’est pourquoi on a dit: Qu’est-ce que l’Éternel, ton Dieu, te demande? etc. (Deutér., 10, 12); et encore: Ai-je été un désert pour Israël, etc. (Jér., II, 31)? Tout cela, certainement, (a été dit) par rapport aux hommes vertueux. Quant aux hommes impies, violents et despotes, ils considèrent, comme la chose la plus nuisible et la plus dure, qu’il y ait un juge qui empêche le despotisme; et de même, pour les hommes à passions ignobles, c’est la chose la plus dure que d’être empêchés de s’abandonner librement à la débauche et d’encourir le châtiment pour s’y être livrés. Et c’est ainsi que tout homme vicieux considère comme un lourd fardeau l’empêchement du mal qu’il aime à faire par suite de sa corruption morale. Il ne faut donc pas mesurer la facilité et la difficulté de la loi selon la passion de tout homme méchant, vil et de mœurs dépravées; mais il faut considérer cette loi au point de vue de l’homme parfait qu’elle veut donner pour modèle à tous les hommes. Cette loi seule, nous l’appelons Loi divine; mais tout ce qu’il y a en dehors d’elle en fait de régimes politiques, comme les lois des Grecs et les folies des Sabiens et d’autres (peuples), est l’œuvre d’hommes politiques et non pas de prophètes, comme je l’ai exposé plusieurs fois.
Chapter 40
Il a été très clairement exposé que l’homme est naturellement un être sociable, et que sa nature (exige) qu’il vive en société; il n’est pas comme les autres animaux, pour lesquels la réunion en société n’est pas une nécessité. A cause de la composition multiple de cette espèce (humaine), — car, comme tu le sais, elle est ce qu’il y a de plus composé, — il y a, entre ses individus, une différence tellement variée qu’on ne trouve presque pas deux individus en harmonie sous un rapport moral quelconque, pas plus qu’on ne pourrait trouver deux figures parfaitement semblables. Ce qui en est la cause, c’est la différence de complexion, qui produit une différence dans les matières (respectives) et aussi dans les accidents qui accompagnent la forme; car chaque forme physique a certains accidents particuliers qui l’accompagnent, outre les accidents qui accompagnent la matière. Une si grande variation d’individu à individu ne se rencontre dans aucune espèce d’animaux; au contraire, la différence entre les individus de chaque espèce est peu sensible, excepté chez l’homme. En effet, on peut trouver deux individus qui diffèrent tellement dans chaque qualité morale, qu’on dirait qu’ils appartiennent à deux espèces (différentes), de sorte que tu trouveras (p. ex.) tel individu qui a de la cruauté au point d’égorger son jeune fils dans la violence de la colère, tandis qu’un autre s’émeut (à l’idée) de tuer un moucheron ou un reptile, ayant l’âme trop tendre pour cela; et il en est de même dans la plupart des accidents.
Or, comme l’espèce humaine, par sa nature, comporte cette variation dans ses individus, et comme la vie sociale est nécessaire à sa nature, il est absolument impossible que la société soit parfaite sans qu’elle ait un guide qui puisse régler les actions des individus, en suppléant ce qui est défectueux et en modérant ce qui est en excès, et qui puisse prescrire des actions et des mœurs que tous doivent continuellement pratiquer, d’après la même règle, afin que la variation naturelle soit cachée par la grande harmonie conventionnelle et que la société soit en bon ordre.
C’est pourquoi je dis que la loi, bien qu’elle ne soit pas naturelle, entre pourtant, à certains égards, dans la catégorie du naturel; car il était de la sagesse divine, pour conserver cette espèce dont elle avait voulu l’existence, de mettre dans sa nature (la condition) que ses individus possédassent une faculté de régime. Tantôt l’individu est celui-là même à qui ce régime a été inspiré, et c’est le prophète ou le législateur; tantôt il est celui qui a la faculté de contraindre (les hommes) à pratiquer ce que ces deux-là ont prescrit, à le suivre et à le faire passer à l’acte, et tels sont le souverain qui adopte cette loi (du législateur) et le prétendu prophète qui adopte la loi du (vrai) prophète, soit en totalité, soit en partie. Si (celui-ci) adopte une partie et abandonne une autre partie, c’est ou bien parce que cela lui est plus facile, ou bien parce que, par jalousie, il veut faire croire que ces choses lui sont parvenues par la révélation (divine) et qu’il ne les a pas empruntées à un autre; car il y a tel homme qui se plaît dans une certaine perfection, la trouve excellente et l’affectionne, et qui veut que les hommes s’imaginent qu’il est lui-même doué de cette perfection, quoiqu’il sache bien qu’il ne possède aucune perfection. C’est ainsi que tu vois beaucoup d’hommes qui se vantent du poëme d’un autre et se l’attribuent; et c’est là aussi ce qui s’est fait pour certains ouvrages des savants et pour beaucoup de détails scientifiques, (je veux dire) qu’une personne jalouse et paresseuse, étant tombée (par hasard) sur une chose inventée par un autre, prétendait l’avoir inventée. C’est aussi ce qui est arrivé pour cette perfection prophétique; car nous trouvons que certains hommes, prétendant être prophètes, dirent des choses qui n’avaient jamais été révélées par Dieu, comme (le fit), par exemple, Sidkia, fils de Kenaana, et nous en trouvons d’autres qui, s’arrogeant la prophétie, dirent des choses que, sans doute, Dieu avait dites, je veux dire qu’elles avaient été révélées, mais à d’autres, comme (le fit), par exemple, Hanania, fils d’Azzour, — de sorte qu’ils se les attribuèrent et s’en parèrent.
Tout cela se reconnaît et se distingue très clairement; mais je te l’exposerai, afin qu’il ne te reste rien d’obscur, et que tu possèdes un critérium au moyen duquel tu puisses faire la distinction entre les régimes des lois conventionnelles, ceux de la Loi divine et ceux émanés d’hommes qui ont fait des emprunts aux paroles des prophètes, en s’en vantant et en se les attribuant. Quant aux lois que leurs auteurs ont expressément déclarées être l’œuvre de leur réflexion, tu n’as besoin pour cela d’aucune argumentation, l’aveu de l’adversaire rendant inutile toute preuve. Je ne veux donc te faire connaître que les régimes qu’on proclame prophétiques, et qui, en partie, sont réellement prophétiques, je veux dire divins, en partie législatifs et en partie des plagiats.
Si donc tu trouves une loi qui n’a d’autre fin et dont l’auteur, qui en a calculé les effets, n’a eu d’autre but que de mettre en bon ordre l’État et ses affaires et d’en écarter l’injustice et la violence, sans qu’on y insiste, en aucune façon, sur des choses spéculatives, sans qu’on y ait égard au perfectionnement de la faculté rationnelle, et sans qu’on s’y préoccupe des opinions, qu’elles soient saines ou malades, tout le but étant, au contraire, de régler, à tous les égards, les rapports mutuels des hommes et (de faire) qu’ils obtiennent une certaine félicité présumée, selon l’opinion du législateur, — (si, dis-je, tu trouves une telle loi,) tu sauras que cette loi est (purement) législative et que son auteur, comme nous l’avons dit, est de la troisième classe, je veux dire de ceux qui n’ont d’autre perfection que celle de la faculté imaginative.
Mais, si tu trouves une loi dont toutes les dispositions visent (non-seulement) à l’amélioration des intérêts corporels, dont on vient de parler, mais aussi à l’amélioration de la foi, s’efforçant tout d’abord de répandre des opinions saines sur Dieu et sur les anges, et tendant à rendre l’homme sage, intelligent et attentif, pour qu’il connaisse tout l’être selon sa vraie condition, alors tu sauras que ce régime émane de Dieu et que cette loi est divine.
Mais il te restera encore à savoir si celui qui la proclame est luimême l’homme parfait auquel elle a été révélée, ou si c’est une personne qui s’est vantée de ces discours et se les est faussement attribués. — Pour en faire l’expérience, il faut examiner (jusqu’où va) la perfection de cette personne, épier ses actions et considérer sa conduite. Le plus important critérium que tu puisses avoir, c’est la répulsion et le mépris (qu’aurait cette personne) pour les plaisirs corporels; car c’est là le premier pas des hommes de science, et, à plus forte raison, des prophètes, particulièrement en ce qui concerne celui des sens, qui est une honte pour nous, comme le dit Aristote, et notamment la souillure de la cohabitation qui en dérive. C’est pourquoi Dieu a confondu par cette dernière quiconque s’arrogeait (la prophétie), afin que la vérité fût connue à ceux qui la cherchaient et qu’ils ne fussent pas égarés et induits en erreur. Tu en vois un exemple dans Sidkia, fils de Masséïa, et Achab, fils de Kolaïa, qui s’arrogèrent la prophétie et attirèrent les hommes, en débitant des discours prophétiques révélés à d’autres, mais qui (en même temps) se livrèrent à l’ignoble plaisir vénérien, au point de commettre l’adultère avec les femmes de leurs amis et de leurs partisans, jusqu’à ce qu’enfin Dieu les dévoilât, comme il en avait confondu d’autres, de sorte que le roi de Babylone les fit brûler, comme le dit clairement Jérémie: On les prendra comme exemple de malédiction pour tous les captifs de Juda qui sont à Babylone, et on dira: Que Dieu te rende semblable à Sidkia et à Achab, que le roi de Babylone a fait consumer par le feu. Parce qu’ils ont commis une indignité avec les femmes de leurs prochains, et qu’ils ont dit en mon nom des paroles de mensonge que je ne leur avais pas commandées. C’est moi qui le sais et qui en suis témoin, dit l’Éternel (Jérém., XXIX, 22 et 23). Comprends bien l’intention de cela.
Chapter 41
Je n’ai pas besoin d’expliquer ce que c’est que le songe. Quant à la vision (מראה), — par exemple, je me fais connaître à lui dans une vision (Nomb., 12, 6), — qu’on désigne par le nom de מראֵה הנבואה, vision prophétique, qui (dans l’Écriture) est aussi appelée יד י״י, main de l’Éternel, et qui porte aussi le nom de MA’HAZÉ (מחזה) , c’est un état d’agitation et de terreur qui saisit le prophète quand il est éveillé, comme cela est exposé, au sujet de Daniel, dans ces mots: Je vis cette grande vision, et il ne resta pas de force en moi; ma bonne mine se changea et se décomposa, et je ne conservais pas de vigueur; et il continue: Je tombai étourdi sur ma face, ayant le visage contre terre (Daniel, 10, 8, 9). Quand ensuite l’ange lui adresse la parole et le fait lever, cela se passe encore dans la vision prophétique. Dans un pareil état, les sens cessent de fonctionner; cet épanchement (dont j’ai parlé) se répand sur la faculté rationnelle, et de là sur la faculté imaginative, de sorte que celle-ci se perfectionne et fonctionne. Parfois la révélation commence par une vision prophétique; puis cette agitation et cette forte émotion, suite de l’action parfaite de l’imagination, vont s’augmentant, et alors arrive la révélation (véritable). C’est là ce qui eut lieu pour Abraham; car (en parlant) de cette révélation, on commence par dire: La parole de l’Éternel fut adressée à Abram dans une vision (Genèse, 15, 1), et à la fin (on dit), et un profond assoupissement pesa sur Abram (ibid., V. 12); et ensuite: Et il dit à Abram etc. (ibid., V. 13-16).
Sache que ceux d’entre les prophètes qui racontent avoir eu une révélation, tantôt l’attribuent (expressément) à un ange, tantôt à Dieu, bien qu’elle ait eu lieu indubitablement par l’intermédiaire d’un ange; les docteurs se sont prononcés là-dessus, en disant: «El l’Éternel lui dit (ibid, XXV, 23), par l’intermédiaire d’un ange.» — Il faut savoir que, toutes les fois qu’un passage (de l’Écriture) dit de quelqu’un qu’un ange lui parla, ou que la parole de Dieu lui fut adressée, cela n’a pu avoir lieu autrement que dans un songe ou dans une vision prophétique.
Les termes employés dans les livres prophétiques nous présentent quatre modes de s’exprimer sur la parole adressée aux prophètes: Le premier mode, (c’est quand) le prophète dit expressément que ce discours est venu de l’ange, dans un songe ou dans une vision. Le deuxième mode, c’est qu’il rapporte seulement le discours qui lui a été adressé par l’ange, sans dire expressément que ç’a été dans un songe, ou dans une vision, étant sûr que c’est une chose (généralement) connue qu’il n’existe de révélation que de l’une des deux manières: Je me fais connaître à lui dans une vision, je lui parle dans un songe (Nombres, 12, 6). Le troisième mode, c’est qu’il ne parle point d’un ange, mais qu’il attribue la parole à Dieu, qui la lui aurait adressée lui-même, déclarant toutefois que cette parole lui est parvenue dans une vision ou dans un songe. Le quatrième mode, c’est que le prophète dit simplement que Dieu lui a parlé, ou qu’il lui a ordonné d’agir, de faire (telle chose) ou de parler de telle manière, sans qu’il parle expressément ni d’ange, ni de songe, en se fiant à ce qui est connu et a été posé en principe, (à savoir) qu’aucune prophétie, aucune révélation, n’arrive autrement que dans un songe, ou dans une vision, et par l’intermédiaire d’un ange.
On s’exprime selon le premier mode dans les passages suivants: Et l’ange de Dieu me dit dans un songe (Genèse, 31, 11); Et Dieu dit à Israël dans les visions de la nuit (ibid. XLVI, 2); Et Dieu vint à Bileam; Et Dieu dit à Bileam (Nomb., 22, 9 et 12). — Pour le deuxième mode, on peut citer les exemples suivants: Et Dieu dit à Jacob: Lève-toi, monte à Béthel (Genèse, 35, 1); Et Dieu lui dit: ton nom est Jacob (ibid., V. 10); Et un ange de l’Éternel lui cria du ciel; Et l’ange de l’Éternel lui cria une seconde fois etc. (ibid., XXII, 11 et 15); Et Dieu dit à Noé (ibid., VI, 13); Et Dieu parla à Noé (ibid., VIII, 15). — Un exemple du troisième mode se trouve dans ce passage: La parole de l’Éternel fut adressée à Abram dans une vision etc. (ibid., XV, 1). — Pour le quatrième mode, on trouve les exemples suivants: Et l’Éternel dit à Abram (ibid., XII, 1); L’Éternel dit à Jacob: Retourne dans le pays de tes pères (ibid., XXXI, 3); Et l’Éternel dit à Josué (Josué, 3, 7); Et l’Éternel dit à Gédéon (Juges, 7, 2). Et c’est ainsi qu’ils (les prophètes) s’expriment pour la plupart: Et l’Éternel me dit (Isaïe,8, 1); Et la parole de l’Éternel me fut adressée (Ézéchiel, XXIV, 1); Et la parole de l’Éternel fut adressée (II Sam., 24, 11; 1 Rois, XVIII, 1); Et voilà que lui arriva la parole de l’Éternel (I Rois, 19, 9); La parole de l’Éternel fut adressée (Ézéch., 1, 3); Première allocution de l’Éternel à Hosée (Hos., I, 2); La main de l’Éternel fut sur moi (Ézéch., 37, 1; XL, 1). Il y a beaucoup d’exemples de cette espèce.
Tout ce qui est présenté selon l’un de ces quatre modes est une prophétie, et celui qui le prononce est un prophète. Mais, quand on dit: «Dieu vint auprès d’un tel dans un songe de la nuit,» il ne s’agit point là de prophétie, et cette personne n’est point prophète. En effet, on veut dire (seulement) qu’il est venu à cette personne un avertissement de la part de Dieu, et on nous déclare ensuite que cet avertissement se fit au moyen d’un songe; car, de même que Dieu fait que telle personne se mette en mouvement pour sauver une autre personne ou pour la perdre, de même il fait naître, au moyen de ce qu’on voit dans un songe, certaines choses qu’il veut faire naître. Certes, nous ne doutons pas que l’Araméen Laban ne fût un parfait scélérat et en même temps un idolâtre; et, pour ce qui est d’Abimélech, bien qu’au milieu de son peuple il fût un homme pieux, notre père Abraham dit de sa ville et de son royaume: Certes, il n’y a pas de crainte de Dieu dans ce lieu (Genèse, 20, 11); et cependant, de chacun des deux, je veux dire de Laban et d’Abimélech, on dit (que Dieu lui apparut dans un songe): Et Dieu vint auprès d’Abimélech dans un songe de la nuit (ibid., V. 3), et de même (on dit) de Laban: Dans un songe de la nuit (ibid., XXXI, 24). Il faut donc te pénétrer de cela et faire attention à la différence qu’il y a entre les expressions: Dieu vint et Dieu dit, et entre les expressions dans un songe de la nuit et dans les visions de la nuit; car de Jacob on dit: Dieu DIT à Israël dans les visions de la nuit (ibid., XLVI, 2), tandis que de Laban et d’Abimélech (on dit): Et Dieu VINT etc. dans un songe de la nuit; c’est pourquoi Onkelos le traduit par ואתא מימר מן קדם י״י, et il vint une PAROLE de la part de Dieu, et il ne dit point (en parlant) des deux derniers: ואתגלי י״י, et Dieu se révéla.
Il faut savoir aussi qu’on dit parfois: l’Éternel dit à un tel, sans qu’il s’agisse (directement) de ce personnage, et sans qu’il ait jamais eu de révélation, mais où la communication s’est faite par l’intermédiaire d’un prophète. Ainsi, par exemple, au sujet de ce passage: Et elle alla interroger l’Éternel (ibid., XXV, 22), on a dit expressément (qu’elle s’adressa) «à l’école d’Eber»; ce fut celui-ci qui lui répondit, de sorte que c’est de lui qu’on a parlé en disant: Et l’ÉTERNEL lui dit (ibid., V. 23). S’il est vrai qu’on a dit aussi: «Et l’ÉTERNEL lui dit, par l’intermédiaire d’un MALAKH (ange ou messager),» on peut interpréter cela (dans ce sens) que c’est Eber qui est le MALAKH; car le prophète aussi est appelé MALAKH, comme nous l’exposerons. Il se peut aussi qu’on ait voulu indiquer l’ange qui apporta cette prophétie à Eber; ou bien, (il se peut) qu’on ait voulu déclarer par là que, partout où l’on trouve un discours simplement attribué à Dieu, il faut admettre l’intermédiaire d’un ange, (et cela) pour tous les prophètes (en général), comme nous l’avons exposé.
Chapter 42
Nous avons déjà exposé que, partout où on a parlé de l’apparition d’un ange, ou d’une allocution faite par lui, il ne peut être question que d’une vision prophétique, ou d’un songe, n’importe qu’on l’ait ou non déclaré expressément, comme cela a été dit précédemment. Il faut savoir cela et t’en bien pénétrer. Peu importe qu’on dise tout d’abord de quelqu’un qu’il a vu l’ange, ou qu’on semble dire qu’il le prenait d’abord pour un individu humain, et qu’à la fin il devint manifeste pour lui que c’était un ange; dès que tu trouves dans le dénoûment que celui qui a été vu et qui a parlé était un ange, tu sauras et tu seras certain que dès le commencement c’était une vision prophétique, ou un songe prophétique. En effet, dans la vision prophétique ou dans le songe prophétique, tantôt le prophète voit Dieu qui lui parle, comme nous l’exposerons, tantôt il voit un ange qui lui parle, tantôt il entend quelqu’un qui lui parle, sans voir la personne qui parle, tantôt enfin il voit un individu humain qui lui adresse la parole, et ensuite il lui devient manifeste que celui qui parlait était un ange. Dans la prophétie de cette dernière espèce, il raconte qu’il a vu un homme agir ou parler, et qu’ensuite il a su que c’était un ange.
C’est ce principe important qu’a professé un des docteurs, et même un des plus grands d’entre eux, à savoir R. ’Hayya le Grand, au sujet de ce passage du Pentateuque: Et l’Éternel lui apparut aux Chènes de Mamré, etc. (Genèse, 18, 1); car, après avoir d’abord dit sommairement que Dieu lui apparut, on commence par expliquer sous quelle forme eut lieu cette apparition, et on dit qu’il vit d’abord trois hommes, qu’il courut (au devant d’eux), qu’ils parlèrent et qu’il leur fut parlé. Celui-là donc qui donne cette interprétation dit que ces paroles d’Abraham: Seigneur! si j’ai trouvé grâce à tes yeux, ne passe pas ainsi devant ton serviteur (ibid., v. 3) sont aussi une relation de ce que, dans la vision prophétique, il dit à l’un d’entre eux: «Ce fut, dit-il, au plus grand d’entre eux qu’il adressa la parole.» Il faut aussi te bien pénétrer de ce sujet, car il renferme un profond mystère.
Je dis de même que, dans l’histoire de Jacob, quand on dit: Et un homme lutta avec lui (ibid., XXXII, 25), il s’agit d’une révélation prophétique, puisqu’on dit clairement à la fin (versets 29 et suiv.) que c’était un ange. Il en est exactement comme de l’histoire d’Abraham, où l’on raconte d’abord sommairement que Dieu lui apparut etc., et ensuite on commence à expliquer comment cela se passa. De même, au sujet de Jacob, on dit (d’abord): Des anges de Dieu le rencontrèrent (ibid., V. 2); ensuite on commence à exposer ce qui se passa jusqu’au moment où ils le rencontrèrent, et on dit qu’il envoya des messagers (à Esaü), et qu’après avoir agi et avoir fait (telle et telle chose), Jacob resta seul etc. (ibid., V. 25); car ici il s’agit de ces mêmes anges de Dieu dont on a dit d’abord des anges de Dieu le rencontrèrent, et cette lutte, ainsi que tout le dialogue (qui suit), eut lieu dans une vision prophétique. De même, tout ce qui se passa avec Bileam sur le chemin (Nombres, 22, 22 et suiv.), ainsi que le discours de l’ânesse, (tout cela, dis-je,) eut lieu dans une vision prophétique, puisqu’on dit expressément à la fin (verset 32) que l’ange de l’Éternel lui parla. De même encore, au sujet de ces paroles (du livre) de Josué (5, 13), il leva ses yeux et vit qu’un HOMME se tenait en face de lui, je dis que cela eut lieu dans la vision prophétique, puisqu’il est clairement dit ensuite (V. 14 et 15) que c’était un prince de l’armée de l’Eternel. — [Quant à ce passage Et un MALAKH (messager) de l’Eternel monta de Guilgal etc. Et lorsque le MALAKH de l’Eternel dit ces paroles à tout Israël (Juges, 2, 1 et 4), les docteurs ont écrit que le MALAKH de l’Eternel dont on parle ici est Pinehas; ils s’expriment ainsi: «c’est Pinehas, qui, au moment où la majesté divine reposait sur lui, ressemblait à un malakh (ange) de l’Éternel.»
Nous avons déjà exposé que le nom de malakh est homonyme, et que le prophète aussi est appelé malakh, comme, par exemple, dans les passages suivants: Il envoya un MALAKH et nous fit sortir d’Egypte (Nomb., 20, 16); Et ’Haggaï, le MALAKH de l’Eternel, dit, suivant un message de l’Eternel (Hag., I, 13); Et ils se raillaient des MALAKHIM (messagers) de Dieu (Il Chron., XXXVI, 16).] — Quand Daniel dit: Et Gabriel, ce personnage que j’avais vu d’abord dans une vision, arriva à moi d’un vol rapide, vers le temps de l’oblation du soir (Dan., IX, 21), tout cela aussi eut lieu dans une vision prophétique; et il ne doit point te venir à l’idée qu’on ait pu voir un ange, ou entendre les paroles d’un ange, autrement que dans une vision prophétique ou dans un songe prophétique, comme il a été posé en principe (dans ce passage): Je me fais connaître à lui dans une vision, je lui parle dans un songe (Nomb., 12, 6). De ce que j’ai cité, tu tireras la preuve pour d’autres passages que je n’ai pas cités.
Par ce que nous avons dit précédemment de la nécessité d’une préparation pour la prophétie, et par ce que nous avons dit de l’homonymie du nom de malakh, tu sauras que l’Égyptienne Hagar n’était pas une prophétesse, et que Manoah et sa femme n’étaient pas non plus prophètes; car la parole qu’ils entendirent, ou qui frappa leur esprit, était quelque chose de semblable à ce son de voix dont les docteurs parlent constamment et qui désigne une certaine situation dans laquelle peut se trouver une personne non préparée. Ce qui a donné lieu à se tromper là-dessus, c’est uniquement l’homonymie; mais c’est là (précisément) le principe qui lève la plupart des difficultés du Pentateuque.
— Remarque bien que l’expression: Et l’ange la trouva (וימצאה) près de la source d’eau etc. (Genèse, 16, 7) ressemble à celle employée au sujet de Joseph: Et un homme le trouva (וימצאהו) errant dans la campagne (ibid., XXXVII, 15), où tous les Midraschîm disent que c’était un ange.
Chapter 43
Nous avons déjà exposé, dans nos ouvrages, que les prophètes présentent quelquefois leurs prophéties sous forme de paraboles; c’est que parfois (le prophète) voit une chose par parabole, et ensuite le sens de la parabole lui est expliqué dans cette même vision prophétique. Il en est comme d’un homme qui a un songe, et qui, dans ce songe même, s’imagine qu’il s’est éveillé, qu’il a raconté le songe à un autre, et que celui-ci lui en a expliqué le sens, tandis que le tout n’était qu’un songe. C’est là ce qu’on appelle: «un songe qui a été interprété dans un songe,» tandis qu’il y a aussi des songes dont on connaît le sens après s’être éveillé. De même, le sens des paraboles prophétiques est parfois expliqué dans la vision prophétique, comme cela est évident à l’égard de Zacharie, qui dit, après avoir d’abord présenté certaines paraboles: Et l’ange qui m’avait parlé revint, et m’éveilla comme un homme qu’on éveille de son sommeil; et il me dit: que vois-tu? etc. (Zach., IV, 1 et 2); ensuite il (l’ange) lui explique la (nouvelle) parabole.
Et cela est de même évident à l’égard de Daniel; car il est dit d’abord: Daniel vit un songe, et sur sa couche (il eut) des visions dans sa tête (Dan., VIII, 1); et après avoir rapporté toutes les paraboles et avoir exprimé combien il était affligé de ne pas en connaître l’explication, il interroge enfin l’ange, et celui-ci lui en fait connaître l’explication, dans cette même vision: Je m’approchai, dit-il, de l’un des assistants, et je lui demandai la vérité sur tout cela; il me parla et me fit connaître l’interprétation de ces choses (ibid., V. 16). Après avoir dit qu’il vit un songe, il appelle tout l’événement ’HAZÔN (une vision), parce que, comme il le dit, ce fut un ange qui le lui expliqua dans un songe prophétique. Il dit donc, après cela: Une vision (’HAZÔN) m’apparut, à moi Daniel, après celle qui m’était apparue d’abord (ibid., VIII, 1). Cela est clair; car ’HAZÔN est dérivé du verbe ’HAZA, comme MAREA (vision) est dérivé de RAA, et les deux verbes ont le même sens (celui de voir), de sorte qu’il n’y a pas de différence entre les mots MAREA, MA’HAZÉ et ’HAZÔN. Il n’y a pas de troisième voie (de prophétie) outre ces deux voies dont parle le Pentateuque: Je me fais connaître à lui dans une VISION, je lui parle dans un SONGE (Nombres, 12, 6); mais il y a en cela des gradations, comme on l’exposera.
— Cependant, parmi les paraboles prophétiques, il y en a aussi beaucoup dont le sens n’est point expliqué dans la vision prophétique, mais dont le prophète connaît l’intention après s’être réveillé, comme il en est, par exemple, des houlettes que prit Zacharie dans une vision prophétique.
Il faut savoir que, de même que les prophètes voient des choses qui ont un sens parabolique, — comme, par exemple, les lampes de Zacharie (Zach., 4, 2), les chevaux et les montagnes (ibid., VI, 1-7), le rouleau d’Ezéchiel (II, 9), le mur fait au niveau que vit Amos (7, 7), les animaux que vit Daniel (ch. 7 et VIII), la marmite bouillante que vit Jérémie (1, 13), et d’autres paraboles semblables, par lesquelles on a pour but de retracer certaines idées, — de même ils voient aussi des choses par lesquelles on veut (indiquer) ce que le nom de la chose vue rappelle par son étymologie ou par son homonymie, de manière que l’action de la faculté imaginative consiste en quelque sorte à faire voir une chose portant un nom homonyme, par l’une des acceptions duquel on est guidé vers une autre, ce qui aussi est une des espèces de l’allégorie. Quand, par exemple, Jérémie dit: (qu’il voyait) MAKKEL SCHAKED, un bâton de bois d’amandier, son intention est de déduire (quelque chose) de l’homonymie du mot SCHAKED, et il dit ensuite: Car je suis SCHÔKED, vigilant, etc. (Jér., I, 11 et 12); car il ne s’agit ni de l’idée du bâton, ni de celle de l’amandier. De même, quand Amos voit KELOUB KAÏÇ, un panier de fruits d’été, c’est pour en déduire l’accomplissement du temps; et il dit: Car le KÈÇ (ou le terme) est venu (Amos, 8, 2).
— Ce qui est encore plus étonnant, c’est quand on éveille l’attention au moyen d’un certain nom dont les lettres sont aussi celles d’un autre nom, dans un ordre interverti, quoi-qu’il n’y ait entre ces deux noms aucun rapport étymologique, ni aucune communauté de sens, comme on le trouve (par exemple) dans les paraboles de Zacharie, quand, dans une vision prophétique, il prend les deux houlettes pour faire paître le troupeau et qu’il donne à l’une le nom de NO’AM (grâce, faveur) et à l’autre, celui de ’HÔBELÎM (destructeurs). Dans cette parabole, on a pour but (d’indiquer): que la nation, dans son état primitif, jouissait de la faveur de l’Éternel qui l’a guidé et l’a dirigé, qu’elle était joyeuse d’obéir à Dieu et en éprouvait du plaisir, et que Dieu lui était propice et l’aimait — [comme il est dit: Tu as aujourd’hui exalté l’Eternel etc. et l’Eternel t’a exalté etc. (Deut. XXVI, 17 et 18)] —, lorsqu’elle était guidée et dirigée par Moïse et par les Prophètes qui lui succédèrent; mais qu’ensuite elle changea tellement de disposition qu’elle eut en aversion l’obéissance à Dieu, de sorte que Dieu l’eut en aversion et qu’il fit de ses chefs des destructeurs, comme Jeroboam et Manassé. Voilà (quel est le sens) selon l’étymologie; car ’HOBELÎM (חובלים) est de (la même racine que) ME’HABBELÎM, מחבלים כרמים (qui DÉTRUISENT les vignes, Cantique, II, 15). Ensuite, il en déduit également, — je veux dire du nom de ’HOBELIM, — qu’ils avaient en aversion la Loi et que Dieu les avait en aversion. Mais ce sens ne peut être dérivé de ’HOBELÎM qu’au moyen de la transposition des lettres ’H, B, L; il dit donc, à l’égard de l’idée d’aversion et d’abomination que renferme cette parabole: Mon âme s’est retirée d’eux et leur âme aussi a eu de l’aversion (BA’HALA) pour moi (Zach., XI, 8), et il transpose les lettres ’H B L (חבל) pour en faire B ’H L (בחל).
Selon cette méthode, on trouve des choses extraordinaires, qui sont également des mystères, dans les mots NE-’HOSCHETH (נחשת), KALAL (קלל), RÉGHEL (רגל), ’ÉGHEL (עגל), et ’HASCHMAL (חשמל) employés dans la Mercabâ. Dans divers passages, (on trouve) d’autres mots qui, après cette observation, te deviendront clairs par l’ensemble du discours, si tu les examines bien dans chaque passage.
Chapter 44
La prophétie n’a lieu qu’au moyen d’une vision ou d’un songe, comme nous l’avons exposé plusieurs fois, de sorte que nous n’avons plus à le répéter. Nous dirons maintenant que, lorsque le prophète est inspiré, il voit parfois une parabole, comme nous l’avons exposé à plusieurs reprises. Parfois il croit voir Dieu qui lui parle dans une vision prophétique, comme a dit Isaïe (6, 8): Et j’ entendis la voix de l’Éternel qui disait: Qui enverrai-je et qui ira pour nous? D’autres fois il entend un ange qui lui parle et qu’il voit, ce qui est très fréquent, comme dans ces passages: Et l’ange de Dieu me dit etc. (Genèse, 31, 11); Et il me dit: Ne sais-tu pas ce que signifient ces choses ? Et l’ange qui me parlait répondit etc. (Zach., IV, 5); Et j’entendis un saint qui parlait (Daniel, 8, 13); cela est trop fréquent pour qu’on puisse énumérer (tous les exemples). D’autres fois le prophète voit un personnage humain qui lui parle, comme il est dit dans Ézéchiel (XL, 3 et 4): Et voici un personnage dont l’aspect était comme celui de l’airain etc.; Et ce personnage me dit: Fils de l’homme etc., après qu’on avait dit d’abord (v. 1): La main de l’Éternel fut sur moi. D’autres fois enfin, le prophète, dans la vision prophétique, ne voit aucune figure, mais entend seulement des paroles qui s’adressent à lui, comme a dit Daniel: Et j’entendis la voix d’un homme du milieu du (fleuve) Oulaï (Dan., VIII, 16), et comme a dit Éliphaz: Il y avait du silence, et j’entendis une voix (Job, 4, 16), et comme a dit aussi Ézéchiel: Et j’entendis quelqu’un qui me parlait (Ézéch., 2, 2); car ce qui lui parlait, ce n’était pas cette chose qu’il avait perçue dans la vision prophétique; mais, après avoir raconté en détail cette chose étonnante et extraordinaire qu’il déclare avoir perçue, il commence (à exposer) le sujet et la forme de la révélation, et il dit: J’entendis quelqu’un qui me parlait.
Après avoir d’abord parlé de cette division (des révélations prophétiques), qui est justifiée par les textes, je dirai que ces paroles que le prophète entend dans la vision prophétique, son imagination les lui présente quelquefois extrêmement fortes, comme quand un homme rêve qu’il entend un fort tonnerre, ou qu’il voit un tremblement de terre ou un feu du ciel; car souvent on a de ces rêves.
D’autres fois, les paroles qu’il entend dans la vision prophétique sont semblables au langage habituel et familier, de sorte qu’il n’y trouve rien d’étrange. C’est ce qui te deviendra clair par l’histoire du prophète Samuel, qui, lorsque Dieu l’appela dans un moment d’inspiration, croyait que c’était le prêtre Éli qui l’avait appelé trois fois successivement; ensuite l’Écriture en explique la cause, et on dit que ce qui lui produisait cet effet, de sorte qu’il croyait que c’était Éli, c’est qu’il ne savait pas alors que la parole de Dieu s’adressait aux prophètes sous cette forme, ce mystère ne lui ayant pas encore été révélé. On dit donc, pour en donner la raison: Samuel ne connaissait pas encore l’Éternel, et la parole de l’Éternel ne lui avait pas encore été révélée (I Sam., 3, 7), ce qui veut dire qu’il ne savait pas encore et qu’il ne lui avait pas encore été révélé que c’était ainsi (que se manifestait) la parole de l’Éternel. Quand on dit qu’il ne connaissait pas encore l’Éternel, cela signifie qu’il n’avait eu auparavant aucune inspiration prophétique; car il a été dit de celui qui prophétise: Je me fais connaître à lui dans une vision (Nomb., 12, 6). La traduction du verset, si on a égard (seulement) au sens, serait donc celle-ci: «Samuel n’avait pas prophétisé auparavant, et il ne savait même pas que ce fût là la forme de l’inspiration prophétique.» Il faut te pénétrer de cela.
Chapter 45
Après avoir exposé préalablement le vrai sens de la prophétie, selon ce qu’exige la spéculation (combinée) avec ce qui a été exposé dans notre Loi, il faut que je t’énumère les degrés de la prophétie selon ces deux bases. Si je les appelle degrés de la prophétie, ce n’est pas que celui qui en occupe un degré quelconque soit prophète; car, au contraire, le premier et le deuxième degrés ne sont que des marches (pour arriver) à la prophétie, et celui qui est arrivé à l’une de ces marches n’est pas compté au nombre des prophètes dont on a parlé précédemment. Si parfois il est appelé prophète, ce n’est que par une espèce de généralisation, parce qu’il est très près des prophètes.
Il ne faut pas te laisser induire en erreur au sujet de ces degrés, si tu trouves dans les livres prophétiques qu’un prophète a été inspiré sous la forme de l’un de ces degrés, et qu’ensuite on déclare de ce même prophète qu’il a eu une révélation sous la forme d’un autre degré; car il se peut que tel prophète, après avoir eu une révélation sous la forme de l’un des degrés que je vais énumérer, ait ensuite, dans un autre moment, une autre révélation, à un degré inférieur à celui de la première révélation. En effet, de même que le prophète ne prophétise pas pendant toute sa vie, sans interruption, et qu’au contraire, après avoir prophétisé dans un moment, l’inspiration prophétique l’abandonne dans d’autres moments, de même il se peut qu’il prophétise dans un certain moment sous la forme d’un degré supérieur, et qu’ensuite, dans un autre moment, il prophétise sous la forme d’un degré inférieur au premier. Il se peut donc qu’il n’atteigne ce degré supérieur qu’une seule fois dans sa vie, et qu’ensuite il en soit privé (pour toujours), comme il se peut aussi qu’il conserve un degré inférieur (d’inspiration), jusqu’au moment où son inspiration prophétique cesse complètement; car l’inspiration prophétique abandonne nécessairement tous les prophètes plus ou moins de temps avant leur mort, comme on l’a déclaré à l’égard de Jérémie, en disant: Quand la parole de l’Éternel eut cessé (de sortir) de la bouche de Jérémie (Ezra, 1, 1), et comme on l’a déclaré à l’égard de David, en disant: Voici les dernières paroles de David (II Sam., 23, 1). Et de là on peut conclure pour tous (les autres).
Après avoir fait l’observation préliminaire qui précède, je commence à énumérer les degrés en question, et je dis:
I. PREMIER DEGRÉ: Le premier pas vers la prophétie, c’est quand un secours divin accompagne l’individu, lequel il met en mouvement et qu’il encourage pour une action vertueuse, grande et d’une haute importance, comme, par exemple, de délivrer une société d’hommes vertueux d’une société de méchants, ou de sauver un grand homme vertueux, ou de répandre le bien sur une multitude de gens, de sorte que (cet individu) trouve en lui-même quelque chose qui le pousse et qui l’invite à agir. C’est là ce qu’on appelle l’esprit de l’Éternel, et on dit de l’individu qui se trouve dans cet état: que l’esprit de l’Eternel a pénétré dans lui, ou que l’esprit de l’Eternel l’a revêtu, ou que l’esprit de l’Eternel repose sur lui, ou l’Eternel est avec lui, et d’autres expressions semblables. Tel fut le degré de tous les juges d’Israël, dont il a été dit en général: Et quand l’Eternel leur établissait des juges, l’Eternel était avec le juge, et les délivrait etc. (Juges, 2, 18); et tel fut aussi le degré de tous les rois vertueux d’Israël. Cela a été déclaré particulièrement à l’égard de plusieurs juges et rois, p. ex.: Et l’esprit de l’Eternel fut sur Jephté (ibid., XI, 29); de Samson on dit: L’esprit de l’Eternel pénétra dans lui (ibid., XIV, 19); on a dit encore: Et l’esprit de Dieu pénétra dans Saül lorsqu’il entendit ces paroles (I Sam., 11, 6); de même enfin on a dit d’Amasa, mû par l’esprit saint pour aller au secours de David: Et l’esprit revêtit Amasaï, le principal des capitaines; à toi (dit-il), ô David! et avec toi, fils d’Isaï, la paix! etc. (I Chron., 12, 18).— Sache que ce genre de force restait inséparable de Moïse, depuis le moment où il avait atteint l’âge viril; c’est pourquoi il se sentit porté à tuer l’Égyptien et à repousser celui des deux querelleurs qui avait tort. Cette force était tellement violente en lui que, même après avoir eu peur et avoir pris la fuite, lorsque, arrivé à Midian étranger et craintif, il vit quelquo injustice, il ne put gagner sur lui-même de ne pas la faire cesser et n’eut pas la force de la supporter, comme il est dit: Et Moïse se leva et les secourut (Exode, 2, 17). De même encore, une force semblable s’était attachée à David depuis qu’il avait été oint de l’huile d’onction, comme dit l’Écriture: Et l’esprit de l’Éternel pénétra David, depuis ce jour-là (I Sam., 16, 13); c’est pourquoi il aborda courageusement le lion, l’ours et le Philistin. Mais un semblable esprit de l’Eternel n’inspira jamais, à aucun de ceux-là, une parole (prophétique) quelconque; cette force, au contraire, n’aboutit qu’à pousser l’homme fortifié à une certaine action, non pas à quelque action que ce soit, mais à secourir un opprimé, soit un grand individu, soit une société, ou du moins (elle pousse) à ce qui conduit à cela. Car, de même que tous ceux qui font un songe vrai ne sont pas pour cela prophètes, de même on ne saurait dire de chacun de ceux qu’un secours (divin) assiste pour une chose quelconque, comme, par exemple, pour acquérir une fortune, ou pour atteindre un but personnel, que l’esprit de l’Eternel l’accompagne, ou que l’Éternel est avec lui, et que c’est par l’esprit saint qu’il a fait ce qu’il a fait. Nous ne disons cela, au contraire, que de celui qui a accompli une œuvre noble, d’une haute importance, ou du moins (qui a fait) ce qui peut y conduire, comme, par exemple, l’action prospère de Joseph dans la maison de l’Égyptien, laquelle fut la première cause des événements importants qui arrivèrent ensuite, comme cela est évident.
II. Le DEUXIÈME DEGRÉ, c’est quand il semble à un individu que quelque chose a pénétré dans lui et qu’il lui est survenu une force nouvelle qui le fait parler, de sorte qu’il prononce des maximes de sagesse, ou une louange (de Dieu), ou des avertissements salutaires, ou des discours relatifs au régime politique ou à la métaphysique, et tout cela dans l’état de veille, lorsque les sens fonctionnent selon leur coutume. C’est d’un tel homme qu’on dit qu’il parle par l’esprit saint. Ce fut par celte sorte d’esprit saint que David composa les Psaumes et que Salomon composa les Proverbes, l’Ecclésiaste et le Cantique des Cantiques. De même, ce fut par cette sorte d’esprit saint que furent composés Daniel, Job, les Chroniques et les autres Hagiographes; c’est pourquoi on les appelle KETHOUBÎM (Hagiographes), voulant dire qu’ils sont écrits au moyen de l’esprit saint. On a dit expressément: «Le livre d’Esther a été dicté par l’esprit saint.» C’est en parlant de cette sorte d’esprit saint que David a dit: L’esprit de l’Eternel a parlé dans moi, et sa parole est sur ma langue (II Sam., 23, 2), ce qui veut dire que c’est lui qui lui a fait prononcer ces paroles. De cette classe furent aussi les soixante-dix anciens, dont il est dit: Et quand l’esprit reposa sur eux, ils prophétisèrent, mais ils ne continuèrent point (Nombres, 11, 25); et de même Eldad et Médad (Ibid., v. 26). De même, tout grand prêtre, interrogé au moyen des Ourîm et Tummîm, appartient à cette classe, c’est-à-dire — comme s’expriment les docteurs —: «la majesté divine repose sur lui, et il parle par l’esprit saint.» De cette classe est aussi Jahaziel, fils de Zacharie, dont il est dit dans les Chroniques: L’esprit de l’Eternel fut sur lui, au milieu de l’assemblée. Et il dit: soyez attentifs, vous tous (hommes) de Juda et habitants de Jérusalem et toi, roi Josaphat! Ainsi vous parle l’Éternel, etc. (II Chron., 20, 14 et 15). De même, Zacharie, fils de Jehoïada, le prêtre, appartient à cette classe; car il est dit de lui: Et l’esprit de Dieu revêtit Zacharie, fils de Jehoïada le prêtre, et il se tint debout au-dessus du peuple, et leur dit: Ainsi a dit Dieu etc. (Ibid., 24, 20). De même, Azaria, fils d’Oded, dont il est dit: «L’esprit de Dieu fut sur Azaria, fils d’Oded; et il sortit au-devant d’Asa, etc. (Ibid., 15, 1-2). Il eu est de même de tous ceux sur lesquels on s’exprime de la même manière. Il faut savoir que Bileam aussi, tant qu’il était pieux, appartenait à cette catégorie. C’est ce qu’on a voulu indiquer par ces mots: Et l’Éternel mit une parole dans la bouche de Bileam (Nombres, 23, 5), car c’est comme si on avait dit qu’il parlait par l’esprit de l’Eternel; et c’est dans ce sens qu’il dit de lui-même: celui qui entend les paroles de Dieu (Ibid., 24, 4).
— Ce que nous devons faire observer, c’est que David, Salomon et Daniel sont aussi de cette classe et qu’ils n’appartiennent pas à la classe d’Isaïe, de Jérémie, du prophète Nathan, d’Ahia le Silonite, et de leurs semblables; car ceux-là, je veux dire David, Salomon et Daniel, ne parlaient et ne disaient tout ce qu’ils disaient que par l’esprit saint. Quant à ces paroles de David: le Dieu d’Israël a dit, le rocher d’Israël m’a parlé (II Sam., 23, 3), il faut les entendre dans ce sens qu’il lui avait fait des promesses par un prophète, soit par Nathan, soit par un autre; il en est comme de ce passage: Et l’Éternel lui dit (Genèse, 25, 26), et comme de cet autre passage: Et l’Éternel dit à Salomon: puisque tu pensais ainsi et que tu n’as pas observé mon alliance (I Rois, 11, 11), ce qui indubitablement est une menace qui lui fut adressée par l’intermédiaire d’Ahia le Silonite, ou d’un autre prophète. De même, quand il est dit au sujet de Salomon: A Gabaon, l’Eternel apparut à Salomon dans un songe de la nuit, et Dieu dit, etc. (Ibid., 3, 5), il ne s’agit pas là d’une vraie prophétie. Il n’en est point comme de ce passage: La parole de l’Eternel fut à Abrâm dans une vision (Genèse, 15, 1), ni comme de cet autre: Et Dieu dit à Israël dans les visions de la nuit (Ibid., 46, 2), ni comme des prophéties d’Isaïe et de Jérémie; car, bien que ce fût par un songe que chacun de ceux-là eût sa révélation, cette révélation elle-même lui fit savoir qu’il s’agissait d’une prophétie et qu’il lui était venu une révélation (de Dieu). Mais, dans ce récit sur Salomon, on dit (expressément) à la fin: Salomon s’éveilla, et c’était un songe (I Rois, 3, 15); et de même, on dit dans le second récit: Et l’Eternel apparut à Salomon une seconde fois, comme il lui était apparu à Gabaon (Ibid., 9, 2), où on avait dit expressément que c’était un songe. C’est là un degré inférieur à celui dont il est dit: Je lui parle dans un songe (Nombres, 12, 6); car ceux qui ont une (véritable) inspiration prophétique dans un songe n’appellent nullement un songe celui dans lequel la prophétie leur est arrivée, mais déclarent positivement que c’était une révélation (divine). C’est dans ce sens que s’est exprimé notre père Jacob; car, après s’être éveillé de son songe prophétique, il ne dit point que c’était un songe, mais déclara positivement: Vraiment, l’Eternel est dans ce lieu etc. (Genèse, 28, 16), et (plus loin) il dit: Le Dieu tout-puissant m’est apparu à Luz, dans le pays de Chanaan (Ibid., 48, 3), déclarant ainsi que c’était une révélation, tandis qu’à l’égard de Salomon, on dit: Salomon s’éveilla, et c’etait un songe. Et de même, tu vois Daniel déclarer simplement qu’il a eu des songes; et, bien qu’il y eût vu un ange dont il avait entendu les paroles, il les appelait des songes, même après y avoir puisé les (hautes) instructions qu’il avait reçues: Alors, dit-il, le secret fut révélé à Daniel dans une vision de la nuit (Dan., II, 19). Plus loin il dit: Alors il écrivit le songe, etc. J’ai vu dans ma vision pendant la nuit etc. (Ibid., 7, 1,2); Et ces visions de ma tête me troublèrent (Ibid., v. 15); et il dit encore: J’étais étonné de la vision, que personne ne comprenait (Ibid., 8, 27). C’est là indubitablement un degré inférieur aux degrés de ceux dont il est dit: Je lui parle dans un songe (Nombres, 12, 6). C’est pourquoi on s’est accordé, dans notre communion, à ranger le livre de Daniel parmi les Hagiographes, et non parmi les Prophètes. J’ai donc dû te faire observer que, bien que dans cette sorte de vision prophétique qu’eurent Daniel et Salomon ils vissent un ange dans un songe, ils ne la prirent pas cependant eux-mêmes pour une vraie prophétie, mais pour un songe qui devait faire connaître la vérité de certaines choses, ce qui rentre dans la catégorie de ceux qui parlent par l’esprit saint, et forme le deuxième degré. C’est ainsi que, dans le classement des Hagiographes, on ne fait pas de différence entre les Proverbes, l’Ecclésiaste, Daniel, les Psaumes, et les livres de Ruth et d’Esther, qui tous ont été écrits au moyen de l’esprit saint et (dont les auteurs) s’appellent tous prophètes par un terme général.
III. Le TROISIÈME DEGRÉ [qui est le premier degré de ceux qui disent: La parole de l’Éternel me fut adressée, ou qui se servent d’autres expressions ayant un sens analogue], c’est lorsque le prophète voit une parabole dans un songe, avec toutes les conditions qui ont été posées précédemment pour la véritable prophétie, et que dans ce même songe prophétique on lui explique le sens qu’on a voulu indiquer par la parabole, comme cela a lieu pour la plupart des paraboles de Zacharie.
IV. Le QUATRIÈME DEGRÉ, c’est quand il entend, dans un songe prophétique, des paroles claires et distinctes, sans voir celui qui les prononce; ce qui arriva à Samuel lorsqu’il eut sa première révélation, comme nous l’avons exposé à son sujet.
V. Le CINQUIÈME DEGRÉ, c’est quand un personnage lui parle dans un songe, comme il est dit dans l’une des prophéties d’Ézéchiel: Et ce personnage me dit: Fils de l’homme, etc. (Ézéch., 40, 4).
VI. Le SIXIÈME DEGRÉ, c’est quand un ange lui parle dans un songe; et telle est la condition de la plupart des prophètes, comme il est dit: Et l’ange de Dieu me dit dans un songe, etc. (Genèse, 31, 11).
VII. Le SEPTIÈME DEGRÉ, c’est quand il lui semble, dans un songe prophétique, que Dieu lui parle, comme lorsqu’Isaïe dit: Je vis l’Éternel etc., et il dit: Qui enverrai-je? etc. (Isaïe, 6, 1 et 8), et comme lorsque Michaïahou, fils de Yimla, dit: J’ai vu l’Eternel etc. (I Rois, 22, 19; II Chron., 18, 18).
VIII. Le HUITIÈME DEGRÉ, c’est lorsqu’il a une révélation dans une vision prophétique et qu’il voit des paraboles, comme, par exemple, Abraham dans la vision entre les morceaux (des animaux dépecés); car ces visions paraboliques eurent lieu pendant le jour, comme on l’a déclaré.
IX. Le NEUVIÈME DEGRÉ, c’est quand il entend des paroles dans une vision, comme on a dit au sujet d’Abraham: Et voilà que lui arriva la parole de l’Éternel en disant: Celui-ci n’héritera pas de toi (Genèse, 15, 4).
X. Le DIXIÈME DEGRÉ, c’est quand, dans une vision prophétique, il voit un personnage qui lui parle, comme, par exemple, Abraham aux Chênes de Mamré, et Josué à Jéricho.
XI. Le ONZIÈME DEGRÉ, c’est quand, dans une vision, il voit un ange qui lui parle, comme, par exemple, Abraham au moment du sacrifice d’Isaac. C’est ici, selon moi, le plus haut degré qu’aient atteint les prophètes proclamés par les livres (saints), pourvu qu’on pose en fait, comme on l’a établi, la perfection des qualités rationnelles de l’individu obtenue par la spéculation, et qu’on excepte de la règle commune Moïse, notre maître. Quant à (la question de savoir) s’il est possible que, dans la vision prophétique aussi, le prophète croie entendre la parole de Dieu, (j’avoue que) selon moi, c’est là quelque chose d’invraisemblable, et la force d’action de la faculté imaginative ne va pas jusque-là; en effet, nous n’avons point rencontré cet état de choses chez les prophètes ordinaires. C’est pourquoi on a dit expressément dans le Pentateuque: Je me FAIS CONNAITRE à lui dans une vision, je lui PARLE dans un songe (Nombres, 12, 6); on a donc placé la parole dans le songe seulement, tandis qu’on a placé dans la vision l’union et l’épanchement de l’intellect (actif), ce qu’on a exprimé par אתודע, je me fais connaître, qui est un verbe réfléchi (dérivé) de ידע, connaître, savoir. Mais on n’a point dit clairement que, dans la vision, on puisse entendre des paroles venant de Dieu.
Ayant trouvé des textes qui rendent, témoignage des paroles que le prophète aurait entendues et où (néanmoins) il est clair qu’il s’agit d’une vision, j’ai dit, par simple conjecture, que peut-être, là où on dit que des paroles peuvent être entendues (seulement) dans un songe et qu’il ne saurait en être de même dans une vision, c’est (dans l’hypothèse) que ce soit Dieu lui-même qu’il (le prophète) s’imagine lui adresser la parole; et tout cela (je l’ai dit) en m’attachant au sens littéral. Cependant, on pourrait dire que toute vision où il est question de paroles entendues était en effet, de prime abord, une vision, mais qu’ensuite elle aboutissait à un profond assoupissement et devenait un songe, comme nous l’avons exposé au sujet de ces mots: Et un profond assoupissement pesa sur Abrâm (Genèse, 15, 12),dontils (les docteurs) ont dit: «C’est l’assoupissement de la prophétie.» Toutes les fois donc qu’on entendait des paroles, n’importe de quelle manière, c’était dans un songe, comme dit le texte: Je lui parle dans un songe (Nombres, 12, 6), tandis que dans la vision prophétique, on ne percevait que des paraboles, ou des communications de l’intellect faisant connaître des choses scientifiques semblables à celles qu’on obtient au moyen de la spéculation, comme nous l’avons exposé, et c’est là ce qu’on aurait voulu dire (par les mots) je me fais connaître à lui dans une vision (ibid.). Selon cette dernière interprétation donc, les degrés de la prophétie seraient au nombre de huit, dont le plus élevé et le plus parfait serait celui, en général, où le prophète est inspiré par une vision, quand même ce ne serait qu’un personnage qui lui parlerait, comme il a été dit.
Tu me feras peut-être une objection en me disant: «Tu as compté, parmi les degrés de la prophétie, celui où le prophète entendrait des paroles qui lui seraient adressées (directement) par Dieu, comme, par exemple, Isaïe et Michaïahou. Mais, comment cela peut-il être, puisque nous avons pour principe que tout prophète n’entend la parole (de Dieu) que par l’intermédiaire d’un ange, à l’exception de Moïse, notre maître, dont il a été dit: Je lui parle bouche à bouche (Nombres, 12, 8)?» Sache donc qu’il en est ainsi en effet, et que ce qui sert ici d’intermédiaire, c’est la faculté imaginative; car ce n’est que dans le songe prophétique que le prophète entend Dieu qui lui parle, tandis que Moïse, notre maître, l’entendait de dessus le propitiatoire, d’entre les deux chérubins (Exode, 25, 22), sans se servir de la faculté imaginative. Nous avons déjà exposé dans le Mischné Tôrâ les différences de cette prophétie (de Moïse), et nous avons expliqué le sens des mots bouche à bouche (Nombres, 12, 8), des mots comme un homme parle à son prochain (Exode, 33, 11), et d’autres expressions. C’est donc là que tu peux en puiser l’intelligence, et il n’est pas nécessaire de répéter ce qui déjà a été dit.
Chapter 46
D’un seul individu on peut conclure sur tous les individus de la même espèce et apprendre que chacun de ses individus a telle forme. En disant cela, j’ai pour but (d’établir) que, de la forme de l’une des relations des prophètes, tu peux conclure sur toutes les autres relations de la même espèce.
Après cette observation préliminaire, il faut savoir que, de même qu’un homme croit voir, dans un songe, qu’il a fait un voyage dans tel pays, qu’il s’y est marié, et qu’après y être resté un certain temps, il lui est né un fils à qui il a donné tel nom et qui se trouvait dans tel état et dans telle circonstance, de même ces paraboles prophétiques qui apparaissent (au prophète), ou qui, dans la vision prophétique, se traduisent en action [quand la parabole exige un acte quelconque], ainsi que certaines choses que le prophète exécute, les intervalles de temps qu’on mentionne paraboliquement entre les différentes actions et les translations d’un endroit à un autre, tout cela (dis-je) n’existe que dans la vision prophétique, et ce ne sont pas des actions réelles (existant) pour les sens extérieurs. Quelques-unes (de ces choses) sont rapportées, dans les livres prophétiques, d’une manière absolue; car, dès qu’on sait que tout l’ensemble était une vision prophétique, il était inutile de répéter à chaque détail de la parabole qu’il avait eu lieu dans la vision prophétique.
Ainsi, le prophète ayant dit: Et l’Éternel me dit, n’a pas besoin de déclarer que c’était dans un songe; mais le vulgaire s’imagine que ces actions, ces déplacements, ces questions et réponses, que tout cela (dis-je) a eu lieu dans l’état de la perception des sens, et non pas dans la vision prophétique.
Je vais t’en citer un exemple sur lequel personne n’a pu se tromper, et j’y rattacherai quelques autres exemples de la même espèce; de ces quelques exemples, tu pourras conclure sur ce que je n’aurai pas cité. Ce qui est clair et sur quoi personne ne peut se tromper, c’est quand Ézéchiel dit: J’étais assis dans ma maison, et les anciens de Juda étaient assis devant moi, etc. Un vent me porta entre la terre et le ciel et me fit entrer à Jérusalem, dans les VISIONS DE DIEU (Ézéch., 8, 1 et 3). De même quand il dit: Je me levai et je sortis vers la vallée (Ibid., 3, 23), ce n’était également que dans les visions de Dieu, comme il est dit aussi au sujet d’Abraham: Et il le fit sortir dehors (Genèse, 15, 5), ce qui eut lieu dans une vision (Ibid., v. 1). De même quand il dit: Et il me déposa au milieu de la vallée (Ézéchiel, XXXVII, 1), ce fut encore dans les visions de Dieu. Ézéchiel, dans cette vision où il fut introduit dans Jérusalem, s’exprime en ces termes: Je vis, et il y avait une ouverture dans le mur. Et il me dit: Fils de l’homme! creuse donc dans le mur, et je creusai dans le mur, et il se trouva là une porte (Ibid., 8, 7-8). De même donc qu’il lui avait semblé dans les visions de Dieu qu’on lui ordonnait de creuser le mur afin d’y entrer et de voir ce qui se faisait là, et qu’ensuite il creusa, comme il le dit, dans ces mêmes visions de Dieu, entra par l’ouverture et vit ce qu’il vit, tout cela dans une vision prophétique, de même, quand Dieu lui dit: Prends une brique etc., couche-toi sur le côté gauche etc. Prends du froment, de l’orge etc. (Ibid. 4, 1, 4 et 9), et de même encore, quand il lui dit: Et passe (le rasoir) sur ta tête et sur ta barbe, etc. (Ibid., 5, 1), tout cela (signifie que), dans une vision prophétique, il lui semblait qu’il faisait les actions qu’il lui avait été ordonné de faire. Loin de Dieu de rendre ses prophètes une risée pour les sots et un objet de plaisanterie, et de leur ordonner de faire des actes de démence! Ajoutons à cela qu’on lui aurait ordonné de désobéir (à la Loi); car, comme il était prêtre, il se serait rendu coupable de deux transgressions pour chaque coin de barbe ou de chevelure (qu’il aurait coupé). Mais tout cela n’eut lieu que dans une vision prophétique. De même, quand on dit: Comme mon serviteur Isaïe a marché nu et déchaussé (Isaïe, 20, 3), cela n’a eu lieu que dans les visions de Dieu. Il n’y a que les hommes faibles en raisonnement qui croient que dans tous ces passages le prophète raconte qu’il lui avait été (réellement) ordonné de faire telle chose, et qu’il l’a faite; c’est ainsi qu’il raconterait qu’il lui avait été ordonné de creuser le mur qui était sur la montagne du temple (à Jérusalem), quoiqu’il fût alors à Babylone, et il ajouterait qu’il le creusa (réellement), comme il le dit: Et je creusai dans le mur (Ézéch., 8, 8). Cependant, il dit expressément que cela eut lieu dans les visions de Dieu.
C’est comme on lit au sujet d’Abraham: La parole de l’Éternel fut à Abrâm dans une vision, en disant (Genèse, 15, 1), et on dit dans cette même vision prophétique: Et il le fit sortir dehors et dit: Regarde donc vers le ciel, et compte les étoiles (Ibid., v. 5); il est donc clair que ce fut dans la vision prophétique qu’il lui semblait être emmené hors du lieu où il se trouvait, de sorte qu’il vit le ciel, et qu’ensuite on lui dit · Compte les étoiles. Tel est le récit, ainsi que tu le vois. J’en dirai autant de l’ordre qui fut donné à Jérémie de cacher la ceinture dans l’Euphrate; l’ayant cachée, il alla la chercher après un long espace de temps et la trouva pourrie et corrompue. Tout cela, ce sont des paraboles de la vision prophétique; car Jérémie n’était pas parti du pays d’Israel pour Babylone et n’avait pas vu l’Euphrate. De même, ces paroles adressées à Hosée: Prends une femme prostituée et (aie d’elle) des enfants (nés) de prostitution (Hos., I, 2), et tout ce récit de la naissance des enfants et des noms tel et tel qui leur furent donnés, tout cela eut lieu dans une vision prophétique. En effet, dès qu’on a déclaré que ce ne sont là que des paraboles, il n’y a plus lieu de soupçonner qu’un détail quelconque y ait eu de la réalité, à moins qu’on ne nous applique ce qui a été dit: El toute vision est pour vous comme les paroles d’un livre scellé (Isaïe, 29, 11). — De même, il me semble que ce qu’on raconte, au sujet de Gédéon, de la toison et d’autre chose (miraculeuse), n’eut lieu que dans une vision. Cependant, je n’appellerai pas cela une vision prophétique, dans le sens absolu; car Gédéon n’était pas parvenu au rang des prophètes, et comment donc serait-il allé jusqu’à faire des miracles? Son plus grand mérite fut d’être compris parmi les juges d’Israel [car ils (les docteurs) l’ont même mis au nombre des hommes les moins considérables du monde], comme nous l’avons exposé. Mais tout cela n’eut lieu que dans un songe, semblable au songe de Laban et (à celui) d’Abimélech, dont nous avons parlé.
— De même encore, ce que dit Zacharie: Je fis paître les brebis destinées au carnage, certes, les plus pauvres des brebis, et je pris deux houlettes (Zach., XI, 7), ainsi que la suite du récit, à savoir: le salaire demandé avec douceur, l’acceptation du salaire, l’argent compté qui est jeté dans le trésor (Ibid., v. 12 et 13), tout cela, il lui semblait, dans une vision prophétique, qu’on lui ordonnait de le faire, et il le fit dans la vision prophétique ou dans le songe prophétique.
C’est là une chose dont on ne saurait douter, et qui ne peut être ignorée que par celui qui confond ensemble le possible et l’impossible.
De ce que j’ai cité, tu pourras conclure sur ce que je n’ai pas cité; tout est d’une même espèce et d’une même méthode, tout est vision prophétique. Toutes les fois donc qu’on dit que, dans telle vision, il agit, ou il entendit, ou il sortit, ou il entra, ou il dit, ou il lui fut dit, ou il se leva, ou il s’assit, ou il monta, ou il descendit, ou il voyagea, ou il interrogea, ou il fut interrogé, le tout (a eu lieu) dans la vision prophétique. Quand même les actions désignées auraient duré longtemps et se rattacheraient à certaines époques, à tels individus indiqués et à de certains lieux, dès qu’il sera clair pour toi que telle action est une parabole, tu sauras d’une manière certaine qu’elle a eu lieu dans la vision prophétique.
Chapter 47
Il est indubitablement clair et manifeste que les prophètes, le plus souvent, prophétisent par des paraboles; car ce qui sert d’instrument pour cela, je veux dire la faculté imaginative, produit cet effet. Il faut, de même, qu’on sache quelque chose des métaphores et des hyperboles; car il s’en trouve parfois dans les textes des livres prophétiques. Si l’on y prenait (telle expression) au pied de la lettre, sans savoir que c’est une hyperbole et une exagération, ou si l’on prenait (telle autre expression) dans le sens qu’indiquent les mots selon leur acception primitive, sans savoir que c’est une métaphore, il en naîtrait des absurdités. Ils (les docteurs) ont dit clairement: «L’Écriture emploie le langage exagéré», c’est-à-dire l’hyperbole, et ils ont cité pour preuve ces mots: des villes grandes et fortes, jusqu’au ciel (Deutér., 1, 28), ce qui est juste. De la catégorie de l’hyperbole sont aussi ces mots: car l’oiseau du ciel emportera la voix (Ecclésiaste, 10, 20). De la même manière on a dit: … dont la hauteur était comme celle des cèdres, etc. (Amos, 2, 9). Cette manière (de s’exprimer) se rencontre fréquemment dans les paroles de tous les prophètes, je veux parler des expressions employées par manière d’hyperbole et d’exagération, et non (pour parler) avec précision et exactitude.
De cette catégorie n’est point ce que le Pentateuque dit de ’Og: הנה ערשו ערשׂ ברזל וגו׳, son lit, un lit de fer etc. (Deutéronome, III, 11); car ערש est le lit, comme אף ערשנו רעננה, notre LIT est verdoyant Cant., I, 16). Or, le lit d’un homme n’a pas exactement la mesure de celui-ci; car ce n’est pas un vêtement dont il se revête. Au contraire, le lit est toujours plus grand que la personne qui y couche, et il est d’usage, comme on sait, qu’il dépasse d’environ un tiers la longueur de la personne. Si donc la longueur de ce lit est de neuf coudées, la longueur de celui qui y couche sera, selon la proportion habituelle des lits, de six coudées, ou un peu plus. Les mots באמת איש, selon la coudée d’un homme (Deutéron, l. c.), signifient: selon la coudée d’une personne d’entre nous, je veux dire, d’entre le reste des hommes, et non pas selon la coudée de ’Og; car tout individu a ordinairement les membres proportionnés. On voulait donc dire que la taille de ’Og était deux fois celle d’une personne d’entre les autres hommes, ou un peu plus. Sans doute, c’est là une anomalie pour les individus de l’espèce; mais ce n’est nullement impossible.
Quant à ce que le Pentateuque rapporte en fait du chiffre des âges de certaines personnes, je dis, moi, que la personne (chaque fois) désignée atteignit seule cet âge (qu’on lui attribue), tandis que les autres hommes n’atteignaient que les âges naturels et habituels. L’anomalie, dans tel individu, ou bien provenait de plusieurs causes (existant) dans sa manière de se nourrir et dans son régime, ou bien il faut y voir l’effet d’un miracle. Il n’y a pas moyen de raisonner là-dessus d’une autre manière.
De même encore, il faut porter une grande attention aux choses qui ont été dites par métaphore. Il y en a qui sont claires et évidentes et qui n’ont d’obscurité pour personne, comme, par exemple, quand on dit: Les montagnes et les collines éclateront de joie devant vous, et tous les arbres des champs frapperont des mains (Isaïe, 55, 12), ce qui évidemment est une métaphore. Il en est de même, quand on dit: Même les cyprès se sont réjouis à cause de toi etc. (Ibid., 14, 8), ce que Jonathan ben-Uziel a paraphrasé ainsi: «même les souverains se sont réjouis à cause de toi, ceux qui sont riches en biens», y voyant une allégorie comme (dans ce passage): la crème des vaches et le lait des brebis etc. (Deutéron., 32, 14).
Ces métaphores sont extrêmement nombreuses dans les livres prophétiques; il y en a dans lesquelles le vulgaire même reconnaît des métaphores, mais il y en a d’autres qu’il ne prend pas pour telles. En effet, personne ne saurait douter que ces paroles: l’Éternel t’ouvrira son bon trésor etc. (Deutéron., 28, 12) ne soient une métaphore, Dieu n’ayant pas de trésor qui renferme la pluie. De même, quand on dit: Il a ouvert les battants du ciel et leur a fait pleuvoir la manne (Ps. 78, 23-24), personne ne croira qu’il y ait dans le ciel une porte et des battants; mais cela (est dit) selon la manière de la similitude, qui est une espèce de la métaphore. C’est ainsi qu’il faut entendre ces expressions: Les cieux s’ouvrirent (Ézéch., 1, 1); sinon, efface-moi de ton livre que tu as écrit (Exode, 32, 32); je l’effacerai de mon livre (Ibid., v. 33); qu’ils soient effacés du livre des vivants (Ps. 69, 29). Tout cela (est dit) selon la manière de la similitude; non pas que Dieu ait un livre, dans lequel il écrive et efface, comme le croit le vulgaire, ne s’apercevant pas qu’il y a ici une métaphore.
Tout (ce que j’ai dit) est de la même catégorie. Tout ce que je n’ai pas cité, tu le compareras à ce que j’ai cité dans ce chapitre; sépare et distingue les choses par ton intelligence, et tu comprendras ce qui a été dit par allégorie, ce qui a été dit par métaphore, ce qui a été dit par hyperbole, et ce qui a été dit exactement selon ce qu’indique l’acception primitive (des termes). Et alors toutes les prophéties te deviendront claires et évidentes; tu auras des croyances raisonnables, bien ordonnées et agréables à Dieu, car la vérité seule est agréable à Dieu, et le mensonge seul lui est odieux. Que tes idées et tes pensées ne s’embrouillent pas, de manière que tu admettes des opinions peu saines, très éloignées de la vérité, et que tu les prennes pour de la religion! Les préceptes religieux ne sont que la vérité pure, si on les comprend comme on doit; il est dit: Tes préceptes sont éternellement justes etc. (Ps. 119, 144), et il est dit encore: Moi, l’Eternel, je profère ce qui est juste (Isaïe, 45, 19). Par ces réflexions, tu échapperas aussi à l’imagination d’un monde que Dieu n’a pas créé et à ces idées corrompues dont quelques-unes peuvent conduire à l’irréligion et à faire admettre dans Dieu une défectuosité, comme les circonstances de la corporéité, des attributs et des passions, ainsi que nous l’avons exposé, à moins que tu ne croies que ces discours prophétiques soient un mensonge. Tout le mal qui conduit à cela, c’est qu’on néglige les choses sur lesquelles nous avons appelé l’attention; mais ce sont là aussi des sujets (qui font partie) des secrets de la Loi, et, quoique nous n’ayons parlé là-dessus que d’une manière sommaire, il sera facile, par ce qui précède, d’en connaître les détails.
Chapter 48
Il est très évident que toute chose née a nécessairement une cause prochaine qui l’a fait naître; cette cause (à son tour) a une cause, jusqu’à ce qu’on arrive à la cause première de toute chose, c’est-à-dire à la libre volonté de Dieu. C’est pourquoi on omet quelquefois, dans les discours des prophètes, toutes ces causes intermédiaires, et on attribue directement à Dieu tel acte individuel qui se produit, en disant que c’est Dieu qui l’a fait. Tout cela est connu; nous en avons déjà parlé nous-mêmes, ainsi que d’autres d’entre les vrais philosophes, et c’est l’opinion de tous nos théologiens.
Après cette observation préliminaire, écoute ce que je vais exposer dans ce chapitre, et portes-y une attention toute particulière, en sus de l’attention que tu dois porter à tous les chapitres de ce traité. La chose que je veux t’exposer, la voici:
Sache que toutes les causes prochaines, desquelles naît ce qui naît, n’importe que ces causes soient essentielles et naturelles, ou arbitraires, ou accidentelles et dues au hasard [par arbitraires, je veux dire que la cause de ce qui naît soit le libre arbitre d’un homme], et dût même la cause n’être que la volonté d’un animal quelconque, — toutes ces causes (dis-je) sont, dans les livres des prophètes, attribuées à Dieu; et, dans leurs manières de s’exprimer, on dit simplement, de tel fait, que Dieu l’a fait, ou l’a ordonné, ou l’a dit. Pour toutes ces choses, on emploie les verbes dire, parler, ordonner, appeler, envoyer, et c’est là le sujet sur lequel j’ai voulu appeler l’attention dans ce chapitre. En effet, comme c’est Dieu [ainsi qu’il a été établi] qui a excité telle volonté dans tel animal irraisonnable, comme c’est lui qui a fait que l’animal raisonnable eût le libre arbitre, et comme c’est lui enfin qui a déterminé le cours des choses naturelles [car le hasard n’est qu’un excédant du naturel, comme il a été exposé, et le plus souvent il participe de la nature, du libre arbitre et de la volonté], on doit, en raison de tout cela, dire de ce qui résulte de ces causes, que Dieu a ordonné de faire telle chose, ou qu’il a dit: «Que telle chose soit».
Je vais te citer de tout cela des exemples auxquels tu pourras comparer tout ce que je n’aurai pas mentionné (expressément). En parlant des choses naturelles qui suivent toujours leur cours, comme (par exemple) de la neige qui fond quand l’air est chaud, et de l’eau de la mer qui est agitée quand le vent souffle, on s’exprime ainsi: Il ENVOIE sa parole et les fait fondre (Ps. 147, 18); il PARLE et fait lever un vent de tempête qui élève les vagues (Ps. 107, 25); de la pluie qui tombe, il est dit: Et J’ORDONNERAI aux nuages de ne pas faire tomber de pluie etc. (Isaïe, 5, 6).
En parlant de ce qui a pour cause le libre arbitre de l’homme, comme (par exemple) de la guerre qu’un peuple puissant fait à un autre peuple, ou d’un individu qui se met en mouvement pour faire du mal à un autre individu, et lors même qu’il n’aurait fait que l’injurier, on s’exprime ainsi: J’ai COMMANDÉ à ceux qui me sont consacrés, et j’ai APPELÉ mes héros pour (exécuter) ma colère (Isaïe, 13, 3), — où il est question de la tyrannie de l’impie Nebouchadneçar et de ses armées; — et ailleurs: Je L’ENVERRAI contre un peuple hypocrite (Ibid., X, 6). Dans l’affaire de Siméï, fils de Guéra, on dit: Car l’Éternel lui a DIT: Maudis David (II Sam., 16, 10). Au sujet du pieux Joseph délivré du cachot, on dit: Il ENVOYA un roi qui le fit relâcher (Ps. 105, 20). Au sujet de la victoire des Perses et des Mèdes sur les Chaldéens, il est dit: Et J’ENVERRAI contre Babylone des barbares qui la disperseront (Jér., LI, 2). Dans l’histoire d’Élie, lorsque Dieu charge une femme de le nourrir, il lui dit: J’ai COMMANDÉ là à une femme veuve de te nourrir (I Rois, 17, 9). Le pieux Joseph dit: Ce n’est pas vous qui m’avez ENVOYÉ ici, mais Dieu (Genèse, 45, 8).
En parlant de ce qui a pour cause la volonté d’un animal, qui est mis en mouvement par ses besoins animaux (on dit, par exemple): Et l’Éternel PARLA au poisson (Jonas, 2, 11); car (on veut dire que) ce fut Dieu qui excita en lui cette volonté, et non pas qu’il l’ait rendu prophète et qu’il se soit révélé à lui. De même, il est dit au sujet des sauterelles qui arrivèrent aux jours de Joel, fils de Pethouel: Car l’exécuteur de sa PAROLE est puissant (Joel, II, 11). De même encore, il est dit au sujet des bêtes sauvages qui s’emparèrent de la terre d’Édom, lorsqu’elle fut dévastée aux jours de San’hérib: Et il leur a jeté le sort, et sa main la leur a distribuée au cordeau (Isaïe, 34, 17). Quoi-qu’on n’ait employé ici aucune des expressions dire, ordonner, envoyer, le sens est évidemment analogue; et tu jugeras de même de toutes les phrases qui ont une tournure semblable.
Au sujet des choses accidentelles, de pur hasard, on dit, par exemple, dans l’histoire de Rebecca: Et qu’elle soit (donnée) pour femme au fils de ton maître, comme l’Éternel a PARLÉ (Genèse, 24, 51 ). Dans l’histoire de David et de Jonathan, on dit: Va-t’en; car l’Éternel te RENVOIE (I Sam., 20, 22). Dans l’histoire de Joseph (il est dit): Et Dieu m’a ENVOYÉ devant vous (Genèse, 45, 7). Tu vois donc clairement que, pour (désigner) la disposition des causes, — n’importe de quelle manière elles soient disposées, que ce soient des causes par essence, ou par accident, ou par libre arbitre, ou par volonté (animale), — on emploie ces cinq expressions, à savoir: ordonner, dire, parler, envoyer et appeler. Sache bien cela, et réfléchis-y dans chaque passage (pour l’expliquer) comme il lui convient; alors beaucoup d’absurdités disparaîtront, et tu reconnaîtras le vrai sens de tel passage qu’on pourrait croire éloigné de la vérité.
Me voici arrivé au terme de ce que j’avais à dire au sujet de la prophétie, de ses paraboles et de ses expressions. C’est là tout ce que je te dirai sur ce sujet dans le présent traité; nous allons donc aborder d’autres sujets avec l’aide du Tout-Puissant.
FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE
DU GUIDE DES ÉGARÉS.
Part 3
Introduction
DIEU DE L’UNIVERS
OBSERVATION PRÉLIMINAIRE.
Nous avons déjà exposé plusieurs fois que le but principal (que nous avions) dans ce traité, c’était d’expliquer ce qu’il est possible d’expliquer du Ma’asé beréschith (récit de la création) et du Ma’asé mercabâ (récit du char céleste), eu égard à ceux pour qui ce traité a été composé.
Nous avons aussi exposé que ces sujets font partie des secrets de la Loi; et tu sais combien les docteurs blâment celui qui révèle ces secrets, disant même clairement que celui qui cache les secrets de la Loi, clairs et manifestes pour les esprits spéculatifs, aura une très-grande récompense. A la fin du traité Pesa’him, en interprétant ces mots: Car son trafic sera pour ceux qui sont assis devant l’Éternel, afin qu’ils aient de quoi se nourrir et se rassasier, WE-LIMEKHASSÉ ATHÎK (Isaïe, 23, 18), ils disent: «Et pour celui qui couvre (limekhassé) les choses qu’a révélées le vieux (’attik) des jours, à savoir les secrets de la Loi.» Il faut donc comprendre, si tu as de l’intelligence, quel enseignement ils ont voulu nous donner par là. Ils ont exposé ailleurs combien le Ma’asé mercabâ est profond et combien il est inaccessible aux esprits vulgaires; et il a été déclaré que même ce qui en est clair pour celui qui a été admis à le comprendre, il est interdit par la religion de l’enseigner et de le faire comprendre (aux autres), à moins que ce ne soit de vive voix et en s’adressant à un seul individu ayant certaines qualités, et encore ne lui en apprendra-t-on que les premiers éléments. C’est là la raison pourquoi cette science s’est entièrement éteinte dans notre communion, de sorte qu’on n’en trouve plus la moindre trace. Et il devait en effet en être ainsi, car elle n’a été transmise que par tradition d’un docteur à un autre, et elle n’a jamais été mise par écrit.
S’il en est ainsi, comment m’y prendrai-je pour éveiller l’attention sur ce qui m’a paru à peu près clair, ou sur ce qui est pour moi d’une évidence indubitable, selon ce que j’en ai compris? Cependant, j’aurais cru commettre une grande lâcheté envers toi et envers tout homme perplexe, en m’abstenant de rien écrire de ce qui est clair pour moi, de sorte que ma mort inévitable en eût entraîné la perte; c’eût été en quelque sorte dérober la vérité à celui qui en est digne, ou jalouser l’héritier pour son héritage, deux choses qui dénotent un caractère blâmable.
D’un autre côté, nous avons déjà dit que la religion nous interdit d’exposer clairement ce sujet, sans parler de ce que le simple jugement nous impose. Ajoutons à cela que ce que j’en crois posséder moi-même n’est que simple conjecture et une opinion (personnelle). Je n’ai point eu là-dessus de révélation divine qui m’ait fait savoir que ce soit là réellement ce qu’on a voulu dire, et je n’ai pas non plus appris d’un maître ce que j’en pense; mais ce sont les textes des livres prophétiques et des discours des docteurs, ainsi que ces propositions spéculatives que je possède, qui m’ont induit à croire que la chose est indubitablement ainsi. Cependant, il est possible qu’il en soit autrement et qu’on ait voulu dire tout autre chose.
Dirigé par une pensée droite et par le secours divin, j’ai pris à cet égard le parti dont je vais parler: je te donnerai sur les paroles d’Ézéchiel une explication qui, entendue par le premier venu, pourra lui paraître ne rien ajouter à ce qu’exprime le texte, comme si je ne faisais que traduire des mots d’une langue dans une autre, ou résumer le sens littéral du discours; mais si elle est examinée avec un soin parfait par celui pour qui ce traité a été composé et qui en a bien compris chaque chapitre, toute la chose sera claire pour lui, comme elle est claire et manifeste pour moi, de sorte que rien n’y sera plus un mystère pour lui. C’est là tout ce qu’il a été possible de faire pour être utile à chacun, tout en s’abstenant d’enseigner clairement, et comme il le faudrait, quoi que ce soit de ce sujet.
Après cette observation préliminaire, applique bien ton esprit aux chapitres qui vont traiter de ce sujet noble, sublime et grand, qui est un pieu auquel tout est suspendu et une colonne sur laquelle tout est appuyé.
Chapter 1
On sait qu’il y a des individus humains dont les visages ont des formes semblables à celle appartenant à l’un des autres animaux, de sorte que tu vois tel individu dont le visage ressemble en quelque sorte à la face du lion, tel autre qui a pour ainsi dire une face de bœuf, et ainsi de suite; c’est d’après ces figures approchant de celles des faces des animaux que les hommes reçoivent des surnoms. C’est ainsi que les mots face de bœuf, face de lion, face d’aigle (Ézéchiel, I, 10), ne désignent autre chose qu’une face d’homme, inclinant vers les figures de ces espèces. Deux preuves viennent à l’appui de cela: la première, c’est qu’après avoir dit des ’hayyôth (figures d’animaux) en général: Et voici leur aspect, elles avaient une figure humaine (ibid., v. 5), il dit de chacune des ’hayyôth qu’elle avait une face d’homme, une face d’aigle, une face de lion, une face de bœuf. La seconde preuve, c’est l’explication qu’il donne dans la seconde mercabâ, ayant pour but d’expliquer certaines choses qui étaient restées obscures dans la première, car dans la seconde mercabâ, il dit: ils avaient chacun quatre faces, 1° une face de chérubin, 2° une face d’homme, 3° une face de lion, 4° une face d’aigle (Ezéchiel, X, 14). Il a donc dit clairement que ce qu’il avait appelé d’abord face de bœuf, c’est la face de chérubin; mais le mot כרוב (chérubin) désigne un homme d’un âge tendre. De là on peut conclure aussi sur les deux autres faces. S’il a ici omis la face de bœuf, c’est aussi pour appeler l’attention sur une certaine étymologie, chose à laquelle nous avons déjà fait allusion. Il ne serait pas permis de dire qu’il s’agit peut-être ici de la perception d’autres figures, car, à la fin de cette seconde description, il dit: C’était la ’HAYYA (l’animal) que j’avais vue sous le Dieu d’Israël, près du fleuve de Chaboras (Ibid., 10, 20). — Voilà donc éclairci ce que nous avons cru devoir expliquer en premier lieu.
Chapter 2
Il (le prophète) raconte avoir vu quatre ’HAYYÔTH (figures d’animaux) dont chacune avait quatre faces, quatre ailes, et deux mains; l’ensemble de la configuration de chaque ’hayyâ était une figure d’homme, comme il dit: elles avaient une ressemblance humaine (Ézéchiel, I, 5). Il dit également que les mains étaient des mains d’homme (v. 8), car on sait que les mains de l’homme sont formées de manière à pouvoir faire des ouvrages d’art, ce dont on ne saurait douter. Ensuite, il dit que leurs pieds étaient droits, ce qui veut dire qu’ils n’avaient pas d’articulations; tel est le sens littéral des mots pieds droits (v. 7). Les docteurs disent également: «Leurs pieds étaient des pieds droits; cela veut dire que les êtres supérieurs ne s’asseyent pas.» Il faut aussi te bien pénétrer de cela. — Il dit encore que les plantes des pieds, organes de la marche, n’étaient pas comme (celles) d’un pied d’homme; les mains seules ressemblaient aux mains de l’homme, mais les pieds étaient arrondis comme la plante d’un pied de veau (v. 7). Puis il dit qu’entre chaque couple de ces quatre ’hayyôth il n’y avait ni interstice, ni espace, et qu’au contraire elles étaient appliquées les unes sur les autres, comme il est dit: attachées l’une à l’autre (v. 9). Mais, ajoute-t-il, quoiqu’elles fussent appliquées les unes sur les autres, leurs faces et leurs ailes étaient séparées en haut, comme il est dit: leurs faces et leurs ailes étaient séparées par en haut (v. 11). Remarque bien l’expression par en haut; car les corps seuls étaient appliqués les uns sur les autres, tandis que leurs faces et leurs ailes étaient séparées, mais seulement par en haut. C’est pourquoi il dit: ופניהם וכנפיהם פרדות מלמעלה. Il dit encore qu’elles étaient brillantes comme la surface de l’airain poli (v. 7), et enfin qu’elles étaient aussi lumineuses, comme il est dit: leur aspect était comme des charbons de feu (v. 13). C’est là en somme ce qu’il dit de la configuration des ’hayyôth, à savoir, de leur figure, de leur substance, de leur forme, de leurs ailes, de leurs mains et de leurs pieds.
Commençant ensuite à décrire de quelle manière sont les mouvements de ces ’hayyôth, il s’exprime à cet égard de la manière suivante: Dans les mouvements des ’hayyôth, dit-il, il n’y avait ni détour, ni déviation, ni courbure; c’était, au contraire, un mouvement uniforme, comme il dit: Elles ne se détournaient pas dans leur marche (v. 12). — Il dit ensuite que chacune des ’hayyôth suivait la direction de sa face, ce qu’il exprime par ces mots: chacune marchait du côté de sa face (v. 9). Ainsi, il dit clairement que chaque ’hayyâ ne marchait que (du côté) où était dirigée sa face; mais puissé-je savoir de quelle face il s’agit, puisque chaque ’hayyâ avait plusieurs faces! Quoi qu’il en soit, les quatre ne marchaient pas du même côté, car sans cela il n’aurait pas attribué à chacune un mouvement particulier en disant: chacune marchait du côté de sa face. — Il dit encore que la manière de se mouvoir de ces ’hayyôth était une course (rapide), et que c’était également par une course qu’elles revenaient sur leurs pas. C’est là ce qu’il exprime par les mots: Et les ’hayyôth couraient et revenaient, רצוא ושוב (v. 14); car רצוא est l’infinitif du verbe רָץ, il courut, et שוב, est l’infinitif du verbe שָׁב, il revint. Il n’emploie pas les verbes הלוך ובוא, aller et venir, mais il dit que leur mouvement était une course et un retour sur leurs pas, ce qu’il explique par une image en disant: comme l’aspect de l’éclair, BAZAK (ibid.), car bazak a le même sens que barak (éclair). Il dit donc: semblables à l’éclair, dont le mouvement semble le plus rapide qu’il y ait et qui s’étend avec rapidité en s’élançant d’un certain endroit, et ensuite coup sur coup se relire et retourne avec la même rapidité à son point de départ. Jonathan ben Uziel explique les mots couraient et revenaient en ces termes: «Elles faisaient le tour du monde, et revenaient (sur leurs pas), comme une seule créature, rapides comme l’aspect de l’éclair.» Il (le prophète) ajoute ensuite que, si la ’hayyâ accomplit ce mouvement de course (en avant) et en arrière vers un certain côté, c’est là un mouvement qui ne vient pas d’elle-même, mais d’autre chose, je veux dire de l’intention divine. Il dit donc que le côté vers lequel, selon l’intention divine, la ’hayyâ devait se mouvoir, était celui vers lequel elle accomplissait ce mouvement rapide désigné par les mots couraient et revenaient. C’est là ce qu’il dit en parlant des ’hayyôth: Là où c’etait l’intention (divine), HA-ROUA’H, qu’elles allassent, elles allaient, sans se détourner de leur marche (v. 12). Le mot ROUA’H (רוח) ne signifie pas ici le vent, mais a le sens d’intention, comme nous l’avons exposé au sujet du mot ROUA’H. Ainsi, il veut dire que la ’hayyâ suivait dans sa course la direction que lui donnait l’intention divine. C’est dans le même sens que Jonathan ben Uziel a expliqué ce passage: «Là où c’était la volonté (רעוא) qu’elles allassent, elles allaient, elles ne se détournaient pas dans leur marche.» Mais comme les mots אל אשר יהיה שמה הרוח וגו׳, là où c’était l’intention etc. pourraient s’entendre dans ce sens que, dans l’avenir, tantôt Dieu voudra que la ’hayyâ prenne telle direction, tantôt il voudra qu’elle marche dans telle autre direction, opposée à la première, il (Ezéchiel) revient expliquer ce qu’il y a là d’obscur, et il nous fait savoir qu’il n’en est point ainsi, et que (l’aoriste) יהיה, c’est, ce sera, a ici le sens de היה, c’était, ce fut, ce qui arrive fréquemment en hébreu. La direction, dit-il, dans laquelle Dieu voulut que la ’hayyâ marchât était déterminée, la ’hayyâ marchait dans la direction où Dieu avait voulu qu’elle marchât, et la volonté (divine) était stable à l’égard de cette direction. Pour expliquer cette idée et pour compléter son discours, il dit dans un autre verset: Là où c’était l’intention qu’elles allassent, elles allaient, ET L’INTENTION ÉTAIT (TOUJOURS) QU’ELLES Y ALLASSENT (v. 20). Il faut te bien pénétrer de cette explication remarquable. — Voilà donc comment il décrit la manière de se mouvoir des quatre ’hayyôth, après avoir décrit leurs figures.
Il aborde ensuite une autre description, et il dit qu’il a vu, au-dessous des ’hayyôth, un (autre) corps qui était attaché à celles-ci. Ce corps se joignait à la terre et formait également quatre corps ayant aussi quatre faces. Il ne lui attribue aucune figure, ni figure d’homme, ni figure d’aucun autre animal; mais il dit seulement que ce sont des corps grands, formidables et effrayants, ne leur attribuant aucune figure et disant que leurs corps sont pleins d’yeux. Ce sont eux qu’il nomme OPHANNÎM, roues: Je vis les ’hayyôth, dit-il, et voici il y avait un OPHAN (une roue), sur la terre, près des ’HAYYÔTH, avec ses quatre faces (v. 15). Il dit donc clairement que c’était un seul corps dont une extrémité était près des ’hayyôth et dont l’autre extrémité était sur la terre, et que cet ophan avait quatre faces. Il continue: L’aspect des OPHANNÎM et leur façon étaient comme la couleur du TARSCHISCH, et tous les quatre avaient une même ressemblance (v. 16). Ainsi, après avoir parlé d’un ophan, il parle ensuite de quatre, indiquant clairement par là que les quatre faces qu’avait l’ophan sont les quatre ophannîm; et il dit ensuite que les quatre ophannîm avaient une seule et même figure, ce qu’il exprime par les mots: et tous les quatre avaient une même ressemblance. Il déclare ensuite à l’égard de ces ophannîm qu’ils étaient composés les uns avec les autres, ce qu’il exprime par ces mots: leur aspect et leur façon étalent comme si un OPHAN se trouvait dans l’intérieur d’un autre OPHAN (v. 16). C’est là une expression qui n’est point employée à l’égard des ’hayyôth; car il ne se sert pas, en parlant des ’hayyôth, du mot תוך (à l’intérieur), mais (il dit que) celles-ci étaient appliquées les unes aux autres, en se servant de l’expression attachées l’une à l’autre (v. 9); tandis qu’il dit des ophannîm qu’ils étaient composés les uns avec les autres, comme si un OPHAN se trouvait à l’intérieur d’un autre OPHAN. Quant à ce qu’il dit que le corps tout entier des ophannîm était plein d’yeux, il se peut qu’il veuille dire (réellement) qu’ils étaient remplis d’yeux. Mais il se peut aussi (que cela signifie) qu’ils ont de nombreuses couleurs, (comme dans ce passage) et sa couleur, ועינו, était comme la couleur du Bdellion (Nombres, 11, 7); ou bien il se peut que (par yeux) il ait voulu dire similitude, selon l’expression que nous trouvons dans le langage des anciens docteurs כעין שגזל ,כעין שגנב, voulant dire semblable à ce qu’on a volé, semblable à ce qu’on a ravi; ou bien enfin cela signifie des circonstances et des qualités variées, comme dans ce passage: Peut-être Dieu regardera-t-il בעיני, c’est-à-dire: mon état. Voilà donc la description qu’il donne de la forme des ophannîm.
Quant au mouvement des ophannîm, il dit que là aussi il n’y avait ni courbure, ni détour, ni déviation, mais que c’étaient des mouvements droits qui ne variaient pas. C’est là ce qu’il dit: En marchant ils se dirigeaient vers leurs quatre côtés, sans se détourner dans leur marche (v. 17). Il dit ensuite que ces quatre ophannîm ne se mouvaient pas par eux-mêmes, comme les ’hayyôth, et qu’au contraire, ils n’avaient en eux aucun autre mouvement que celui qui leur était donné par une impulsion du dehors. Il insiste sur la répétition de cette idée et la fait ressortir plusieurs fois. Il déclare que ce qui mettait en mouvement les ophannîm, ce n’était autre chose que les ’hayyôth, de sorte que, pour me servir d’une image, il en était du rapport de l’ophan à la ’hayyâ comme quand on attache un corps mort aux pieds de devant ou de derrière d’un animal; toutes les fois que cet animal sera en mouvement, ce bois ou cette pierre qu’on a attachés au membre de cet animal sera également en mouvement. Il dit donc: Quand les ’HAYYÔTH marchaient, les ophannîm marchaient auprès d’elles, et quand les ’HAYYÔTH s’élevaient de dessus la terre, les OPHANNÎM aussi s’éle vaient (v. 19); et il dit encore: Et les OPHANNÎM s’élevaient vis-à-vis d’elles (v. 20), ce dont il explique la cause en disant: car l’esprit (ROUA’H) de la ’HAYYA était dans les OPHANNÎM. Il répète encore cette idée pour la confirmer et pour la mieux faire comprendre, et il dit: Quand elles marchaient, ceux-ci marchaient aussi, et quand elles s’arrêtaient ils s’arrêtaient, et quand elles s’élevaient de dessus la terre, les ophannîm aussi s’élevaient vis-à-vis d’elles, car l’esprit de la ’hayyâ était dans les OPHANNÎM (v. 21). L’ordre de ces mouvements est donc celui-ci: Les ’hayyôth se mouvaient dans la direction vers laquelle, selon l’intention divine, elles devaient se mouvoir; et par le mouvement des ’hayyôth, les ophannîm aussi étaient mis en mouvement, en les suivant parce qu’ils y étaient attachés, car les ophannîm ne se mouvaient pas spontanément vers les ’hayyôth. Cet ordre, il le décrit en disant: Là où c’était l’intention qu’elles allassent, elles allaient, et l’intention était (toujours) qu’elles y allassent; et les OPHANNÎM s’élevaient vis-à-vis d’elles, car l’esprit (ROUA’H) de la ’hayyâ était dans les ophannîm (v. 20). Je t’ai déjà fait connaître la paraphrase de Jonathan ben Uziel, qui dit: «Là où c’était la volonté (רעוא) qu’elles allassent etc.»
Après avoir achevé la description des ’hayyôth, de leurs figures et de leurs mouvements, et après avoir parlé des ophannîm qui sont au-dessous des ’hayyôth auxquelles ils sont attachés et dont ils suivent le mouvement, il aborde une troisième perception et revient à une autre description, à savoir de ce qui est au-dessus des ’hayyôth. Au-dessus des quatre ’hayyôth, dit-il, il y avait un firmament (v. 22); sur ce firmament il y avait la ressemblance d’un trône, et sur le trône quelque chose qui ressemblait à l’aspect d’un homme (v. 26).
Tel est l’ensemble de la description qu’il donne de la vision qu’il eut d’abord près du fleuve de Chaboras.
Chapter 3
Ézéchiel, après avoir donné la description de la Mercabâ, telle qu’il la donne au commencement du livre, eut une seconde fois la même perception, lorsque, dans une vision prophétique, il fut transporté à Jérusalem; et ici il nous explique des choses qui n’avaient pas été expliquées la première fois. Il substitue par exemple au mot ’hayyôth (animaux) le mot kheroubîm (chérubins), et nous fait ainsi savoir que les ’hayyôth dont il a parlé d’abord sont aussi des anges, à savoir les chérubins. Il dit donc: Quand les chérubins marchaient, les OPHANNÎM marchaient près d’eux, et quand les chérubins levaient leurs ailes pour se soulever au-dessus de la terre, les ophannîm aussi ne se détournaient pas d’auprès d’eux (Ézéchiel, X, 16); et il confirme ainsi la liaison des deux mouvements, comme nous l’avons dit. Ensuite il dit: C’était la ’HAYYA que j’avais vue sous le Dieu d’Israël, près du fleuve de Chaboras, et je sus que c’étaient des chérubins (v. 20), de sorte que, après avoir décrit de nouveau les mêmes figures et les mêmes mouvements, il déclare que les ’hayyôth sont les chérubins et que les chérubins sont les ’hayyôth. Il expose, dans cette seconde description, encore une autre idée, à savoir, que les ophannîm sont des galgallîm (sphères): Les OPHANNÎM, dit-il, je les entendis appeler GALGAL (v. 13). Puis il expose à l’égard des ophannîm une troisième idée, en disant d’eux: car ils marchaient vers l’endroit vers lequel était tournée la tête, ne se détournant pas dans leur marche (v. 11); il dit donc clairement que le mouvement forcé des ophannîm se faisait vers l’endroit vers lequel était tournée la tête, c’est-à-dire, comme il l’a exposé: là où c’était l’intention (divine) qu’elles allassent. Il ajoute ensuite une quatrième idée au sujet des ophannîm en disant: les OPHANNÎM étaient pleins d’yeux tout autour, leurs quatre OPHANNÎM (v. 12), ce qu’il n’avait pas dit d’abord. Il dit encore dans cette seconde vision, en parlant des ophannîm: leur chair, leur corps, leurs mains et leurs ailes (ibid.); ainsi, après n’avoir d’abord parlé ni d’une chair des ophannîm, ni de mains, ni d’ailes, mais simplement de leurs corps, il finit par dire qu’ils avaient de la chair, des mains et des ailes, sans pourtant leur attribuer une figure quelconque. En outre, il expose dans cette seconde vision que chaque ophan est en rapport avec un chérubin, et il dit: un ophan auprès de chaque chérubin (v. 9). Enfin, il expose encore ici que les quatre ’hayyôth n’en forment qu’une seule, étant attachées les unes aux autres: C’était, dit-il, la ’HAYYA que j’avais vue sous le Dieu d’Israël, près du fleuve de Chaboras (v. 20). C’est ainsi qu’il désigne les ophannîm par ces mots: et voici il y avait un OPHAN sur la terre (I, 15), quoiqu’il y eût, comme il le dit, quatre OPHANNÎM (I, 16; X, 9); (et cela) parce qu’ils étaient attachés les uns aux autres, et que tous les quatre avaient une même ressemblance (I, 16). Telles sont les explications qu’il ajoute, dans cette seconde vision au sujet de la forme des ’hayyôth et des ophannîm.
Chapter 4
Je dois appeler ton attention sur une opinion adoptée par Jonathan ben Uziel. Ayant vu qu’il est dit clairement (Ézéchiel, X, 13): Les OPHANNÎM, je les entendis appeler GALGAL (roue ou sphère), il affirma que les ophannîm sont les cieux; il traduisit donc chaque fois ophan par גלגלא, la sphère, et OPHANNÎM par גלגליא, les sphères. Ce qui sans doute lui semblait confirmer cette interprétation, c’est qu’Ézéchiel (I, 16) dit au sujet des ophannîm qu’ils étaient comme la couleur du tarschisch, couleur qui, comme on sait, est attribuée au ciel. Mais ayant trouvé ce passage: Je vis les ’HAYYÔTH, et voici il y avait un OPHAN sur la terre, qui indique indubitalement que les ophannîm sont sur la terre, il y voyait une difficulté pour cette interprétation. Persistant néanmoins dans son interprétation, il explique ici le mot terre comme désignant la surface du ciel, qui est un sol par rapport à ce qui est au-dessus de cette surface, et il traduit (les mots) un OPHAN sur la TERRE par מלרע לרום שמיא, au-dessous de l’élévation du ciel; il faut comprendre quelle est son interprétation (de l’ensemble). Il me semble que ce qui a provoqué cette interprétation, c’est que Jonathan croyait que GALGAL était un nom qui désigne primitivement le ciel. Mais voici, à mon avis, ce qu’il en est: le mot GALGAL (גלגל) exprime l’idée de rouler; par exemple: Et je te roulerai (וגלגלתיך) du haut des rochers (Jérémie, 51, 25); et il roula (ויּגל) la pierre (Genèse, 29, 10). C’est pourquoi on a dit: Et comme un tourbillon de poussière (וכגלגל) devant la tempête (Isaïe, 17, 13), parce qu’il est roulé, et c’est pour cela aussi que le crâne est appelé GULGOLETH (גלגלת), parce qu’il est à peu près rond. Or, comme toute sphère roule rapidement, toute chose sphérique a été appelée GALGAL; c’est pour cela que les cieux ont été appelés GALGALLÎM, parce qu’ils sont ronds, je veux dire parce qu’ils sont sphériques; et (au figuré) les docteurs disent (du sort): «C’est un galgal (une sphère), qui tourne.» C’est pour cette même raison que la poulie est appelée GALGAL. Ainsi donc, quand Ézéchiel dit: Les OPHANNÎM, je les entendis appeler GALGAL, c’est pour nous faire connaître leur figure (sphérique), car on ne leur attribue aucune autre figure ni forme, (et on dit) seulement que ce sont des GALGALLÎM (sphères). Quant à ce qu’il dit qu’ils étaient comme le Tarschisch (I, 16), il l’explique également dans la seconde description en disant des ophannîm: Et l’aspect des OPHANNÎM était comme la couleur d’une pierre de TARSCHISCH (X, 9), ce que Jonathan ben Uziel traduit: כעין אבן טבא, semblable à une pierre précieuse. Or, tu sais que c’est par cette même expression qu’Onkelos traduit les mots: comme un ouvrage de la blancheur du saphir (Exode, 24, 10), et il dit: כעובד אבן טבא, comme l’ouvrage d’une pierre précieuse; il n’y a donc pas de différence entre les mots comme la couleur d’une pierre de TARSCHISCH et les mots comme un ouvrage de la blancheur du saphir. Il faut te bien pénétrer de cela.
Tu ne trouveras pas mauvais que je cite l’interprétation de Jonathan ben Uziel, tandis que j’ai donné une interprétation tout opposée. Car tu trouveras que beaucoup d’entre les docteurs, et même d’entre les commentateurs (modernes), contredisent son interprétation à l’égard de certaines expressions et de sujets nombreux traités par les prophètes. Et comment n’en serait-il pas ainsi dans ces choses profondes? D’ailleurs, je ne te dis pas de préférer mon interprétation; cherche à comprendre son interprétation par les observations que je t’ai faites, et à comprendre aussi la mienne. Dieu seul sait laquelle des deux interprétations a touché le vrai.
Chapter 5
Ce qui mérite encore de fixer ton attention, c’est que le prophète dit des visions de Dieu (Ézéchiel, I, 1); il ne dit pas une vision, au singulier, mais des visions, parce que c’étaient plusieurs perceptions de différentes espèces, à savoir trois perceptions celle des ophannîm, celle des ’hayyôth, et celle de l’homme qui était au-dessus des ’hayyôth. Pour chacune de ces perceptions il dit: Je vis. Il dit pour celle des ’hayyôth: Je vis, et voici un vent de tempête etc. (ibid., v. 4); pour celle des ophannîm, il dit: Je vis les ’hayyôth, et voici il y avait un ophan sur la terre (v. 15); enfin pour la perception de l’homme, qui était au-dessus des ’hayyôth en rang, il dit: Je vis comme la couleur du HASCHMAL etc., depuis la vue de ses reins etc. (v. 27). Excepté ces trois fois, il ne répète point dans la description de la Mercabâ l’expression je vis. Les docteurs de la Mischnâ ont déjà exposé ce sujet et ce sont eux qui y ont appelé mon attention. Les deux premières perceptions, disent-ils, c’est-à-dire celle des ’hayyôth et des ophannîm seulement, il est permis de les enseigner; mais la troisième perception, à savoir le ’haschmal et ce qui s’y rattache, on ne doit en enseigner que les premiers éléments. Cependant, notre saint docteur pense que ce sont toutes les trois perceptions ensemble qu’on appelle Ma’asé mercabâ et dont on ne doit enseigner que les premiers éléments. Voici comment ils s’expriment à cet égard: «Jusqu’où (peuton enseigner) le ma’asé mercabâ? Rabbi Méir dit: Jusqu’au dernier וארא, je vis (v. 27). Rabbi Isaac dit: Jusqu’au mot ’haschmal: depuis (le premier) וארא, je vis, (v. 4), jusqu’au mot ’haschmal, il est permis d’enseigner (au disciple); à partir de là, on lui transmet les premiers éléments. Il y en a qui disent: depuis (le premier) וארא jusqu’au mot ’haschmal, on transmet les premiers éléments; à partir de là, si c’est un sage comprenant par sa propre intelligence, il peut (l’étudier), sinon, non.» Il est donc clair par leurs expressions qu’il s’agit de perceptions diverses, indiquées par le mot וארא, je vis, trois fois répété, que ce sont différents degrés de perception, et que la dernière perception, dont il est dit: je vis comme la couleur du ’HASCHMAL (v. 27), — je veux dire la figure de l’homme partagée en deux, dont il est dit: depuis la vue de ses reins et au-dessus, et depuis la vue de ses reins et au-dessous (ibid.), — est la fin des perceptions et la plus élevée d’entre elles. Les docteurs sont partagés aussi (sur la question de savoir) s’il est permis de l’enseigner par une allusion quelconque, je veux dire en transmettant les premiers éléments, ou s’il est absolument interdit d’indiquer, même par les premiers éléments, l’enseignement de cette troisième perception, qui ne pourra être abordée que par le sage comprenant par sa propre intelligence. De même, les docteurs sont partagés, comme tu le vois, au sujet des deux premières perceptions, celles des ’hayyôth et des ophannîm, (à savoir) s’il est permis d’en enseigner le sens en termes clairs, ou s’il n’est permis d’en enseigner que les premiers éléments, par allusion et d’une manière énigmatique.
Il faut aussi fixer ton attention sur l’ordre de ces trois perceptions. S’il a placé en tête la perception des ’hayyôth, c’est parce que celles-ci prennent la première place par leur noblesse, par la causalité [comme il a dit: car l’esprit de la ’HAYYA était dans les OPHANNÎM (I, 20)], et par autre chose encore. Après les ophannîm vient la troisième perception, qui occupe un rang plus élevé que les ’hayyôth, ainsi qu’on l’a exposé. La cause (de cet ordre), c’est que les deux perceptions précèdent nécessairement, dans l’étude, la troisième perception, qui tire ses arguments de celles-là.
Chapter 6
Sache que ce sujet grave et important qu’Ézéchiel a entrepris de nous enseigner en décrivant la Mercabâ (ou le char céleste), l’inspiration prophétique l’ayant poussé à nous l’enseigner, ce même sujet Isaïe aussi nous l’a enseigné sommairement, sans croire nécessaire d’entrer dans les mêmes détails. Je vis le Seigneur, dit-il, assis sur un trône haut et élevé, dont les bords remplissaient le temple; des séraphins se tenaient au-dessus de lui (Isaïe, 6, 1, 2). Déjà les docteurs nous ont exposé tout cela, et nous ont fait la même remarque en disant que la perception qu’eut Ézéchiel était absolument la même que celle qu’eut Isaïe. Ils ont comparé la chose à deux hommes, l’un citadin et l’autre campagnard, qui ont vu le souverain monté à cheval: le citadin, sachant que les habitants de la cité connaissent la manière dont le souverain monte à cheval, se dispense de la décrire, et dit seulement: J’ai vu le souverain; l’autre, voulant en faire la description aux gens de la campagne, qui ne connaissent absolument rien de son équipage, leur expose en détail la manière dont il monte à cheval, l’état de ses troupes, de ses serviteurs et de ceux qui font exécuter ses ordres. C’est là une observation extrêmement utile. Voici comment ils s’expriment dans ’Haghigâ: «Tout ce qu’Ézéchiel a vu, Isaïe aussi l’a vu; mais Isaïe ressemble à un citadin qui a vu le roi, tandis qu’Ézéchiel ressemble à un villageois qui a vu le roi.» L’auteur de ce texte l’a peut-être entendu comme je l’ai dit au commencement (du chapitre), c’est-à-dire, que les contemporains d’Isaïe n’avaient pas besoin qu’on leur exposât tous ces détails, et qu’il lui suffisait de leur dire: Je vis le Seigneur etc., tandis que les gens de l’exil avaient besoin de ces détails. Mais il se peut aussi que l’auteur ait voulu dire qu’Isaïe était plus parfait qu’Ézéchiel, et que cette perception, qui troublait Ézéchiel et qui lui paraissait si effrayante, était pour Isaïe une chose si connue, qu’elle ne demandait pas à être racontée d’une manière extraordinaire, étant une chose que les hommes parfaits connaissent bien.
Chapter 7
Un des points qui méritent d’être examinés, c’est qu’on précise la perception de la Mercabâ, par l’année, le mois et le jour, et qu’on précise aussi le lieu. Il faut donc en chercher la raison, et il ne faut pas croire que ce soit là une chose qui ne renferme aucune idée.
Ce qu’il convient encore de considérer, et ce qui est la clef de tout, ce sont les mots: les cieux s’ouvrirent (Ézéchiel, I, 1); c’est une chose qui se rencontre fréquemment dans les prophètes, je veux dire d’employer au figuré les expressions d’ouvrir et d’ouvrir les portes; par exemple: Ouvrez les portes (Isaïe, 26, 2), Et il ouvrit les battants du ciel (Ps., 78, 23), Élevez-vous, portes éternelles (Ps., 24, 9), Ouvrez-moi les portes de la justice (Ps., 118, 19), et beaucoup d’autres passages.
Une autre chose sur laquelle il faut fixer ton attention, c’est que, bien que toute cette description soit une vision prophétique, — comme il est dit: Et là fut sur lui la main de l’Éternel (Ézéchiel, I, 3), — la manière de s’exprimer, dans les diverses parties de cette relation, présente pourtant une différence très-importante. En effet, en parlant des ’hayyôth, il dit une RESSEMBLANCE (דמות) de quatre ’hayyôth (ibid., v. 5), et il ne dit pas simplement quatre ’hayyôth; de même, il dit et au-dessus de la ’hayya il y avait la RESSEMBLANCE d’un firmament (v. 22); de même, il y avait comme l’aspect d’une pierre de saphir, la RESSEMBLANCE d’un trône (v. 26), et de même encore, quelque chose qui RESSEMBLAIT à l’aspect d’un homme (ibid.). Dans tous ces passages donc il emploie le mot ressemblance (דמות); mais, en parlant des ophannîm, il ne dit point «la ressemblance d’un ophan,» ni «la ressemblance d’OPHANNÎM,» et au contraire il énonce nettement une forme réellement existante. Ne te laisse pas induire en erreur par les mots: Tous les quatre avaient une même RESSEMBLANCE (v. 16); car ce passage n’a pas la même construction et ne renferme pas le sens auquel nous avons fait allusion. Dans la dernière vision, il vient confirmer cette idée et l’expliquer. En commençant par le firmament, dont il énumère les détails, il en parle d’une manière absolue. Je vis, dit-il, et voici, dans le firmament qui était au-dessus des chérubins, parut au-dessus d’eux comme une pierre de saphir, comme l’aspect de la RESSEMBLANCE d’un trône (X, 1). Ici donc il parle du firmament d’une manière absolue, et il ne dit pas: «ressemblance d’un firmament,» comme il l’avait fait en lui assignant sa place au-dessus de la ressemblance des ’HAYYÔTH. Mais pour ce qui est du trône, il dit que la RESSEMBLANCE d’un trône parut au-dessus d’eux (des chérubins), ce qui indique qu’il avait d’abord perçu le firmament, et qu’après cela se montra à lui, au dessus, la ressemblance d’un trône. Il faut te bien pénétrer de cela.
Ce qui doit encore fixer ton attention, c’est que dans la première vision il rapporte que les ’hayyôth avaient à la fois des ailes et des mains d’homme, tandis que dans cette seconde vision, où il expose que les ’hayyôth étaient des chérubins, il ne perçut d’abord que leurs ailes, et ensuite, dans sa vision, leur survinrent des mains d’homme: Il se montra, dit-il, sur les chérubins la figure d’une main d’homme sous leurs ailes (Ézéchiel, X, 8), où le mot figure (תבנית) est pris dans le même sens que le mot ressemblance (דמות). La place qu’il leur assigne est sous leurs ailes. Il faut te bien pénétrer de cela.
— Remarque bien aussi comment, en parlant des ophannîm, il dit clairement vis-à-vis d’eux (X, 19), quoiqu’il ne leur ait attribué aucune figure.
Il dit encore: Comme l’aspect de l’arc qui se fait dans la nuée en un jour de pluie, ainsi était l’aspect de la splendeur tout autour; telle se montrait la RESSEMBLANCE de la gloire de l’Éternel (I, 28). On connaît la matière de l’arc-en-ciel désigné et son être véritable. C’est là ce qu’il y a de plus extraordinaire en fait de comparaison et d’allégorie, et on doit indubitablement l’attribuer à une force prophétique. Il faut te bien pénétrer de cela.
Ce qui mérite aussi de fixer ton attention, c’est que la figure humaine qui est au-dessus du trône, il la divise en deux parties, dont la supérieure était comme la couleur du ’haschmal, et dont la partie inférieure était comme l’aspect du feu. Quant au mot ’haschmal, ils (les docteurs) l’ont expliqué comme un mot composé renfermant deux idées, ’HASCH (חש) et MAL (מל), c’est-à-dire l’idée de rapidité, indiquée par ’hasch, et celle de couper, indiquée par mal; on avait pour but de réunir deux idées différentes, en faisant allusion, d’une manière allégorique, à deux côtés, le haut et le bas. Ils nous donnent une deuxième indication, en disant qu’il est dérivé de (deux mots signifiant) parler et se taire; «ils (les ’haschmallîm), disent-ils, tantôt se taisent, tantôt parlent» — où ils font venir l’idée de se taire (’hasch) de החשיתי מעולם, je me suis tû depuis longtemps (Isaïe, 42, 14), — faisant allusion aux deux idées en leur prêtant une parole sans son. En disant: «tantôt ils se taisent, tantôt ils parlent,» ils n’ont eu indubitablement en vue qu’une chose créée. Tu reconnaîtras par conséquent qu’ils nous ont déclaré par là que cette figure humaine au dessus du trône, qui est partagée en deux, n’est pas l’image de Dieu, qui est au-dessus de toute composition, mais l’image d’une chose créée. C’est ainsi que le prophète lui-même dit: telle se montrait la ressemblance de la gloire de l’Éternel (I, 28); mais la gloire de l’Éternel n’est pas l’Éternel (lui-même), comme nous l’avons exposé plusieurs fois. Par conséquent, tout ce qu’il présente allégoriquement dans toutes ces perceptions n’est autre chose que la gloire de l’Éternel, c’est-à-dire le char (mercabâ), et non pas celui qui le monte; car Dieu ne saurait être représenté. Il faut te bien pénétrer de cela.
Nous t’avons donc donné aussi, dans ce chapitre, quelques premiers éléments; et si tu rassembles ces éléments, ils formeront un ensemble utile pour ce sujet. Si tu lis attentivement tout ce que nous avons dit dans les chapitres de ce traité jusqu’au présent chapitre, tu comprendras la plus grande partie de ce sujet, ou même le sujet tout entier, à l’exception d’un petit nombre de détails et de certaines répétitions, dont le sens est obscur; mais il se peut qu’une étude plus approfondie y porte la lumière, et que rien n’en reste obscur.
N’espère point, après ce chapitre, entendre de moi un seul mot sur ce sujet, ni clairement, ni par allusion; car tout ce qu’il était possible de dire là-dessus a été dit, et je m’y suis même engagé trop témérairement.
Abordons maintenant d’autres sujets de ceux que j’espère exposer dans ce traité.
Chapter 8
Tous les corps qui naissent et périssent ne sont sujets à la corruption que du côté de leur matière seule; du côté de la forme et en considérant la forme en elle-même, ils ne sont point sujets à la corruption, mais sont permanents. Tu vois, en effet, que toutes les formes spécifiques sont perpétuelles et permanentes; la corruption n’atteint la forme qu’accidentellement, je veux dire en tant qu’elle est jointe à la matière. Il est dans la véritable nature de la matière que celle ci ne cesse jamais d’être associée à la privation; c’est pourquoi elle ne conserve aucune forme (individuelle), et elle ne discontinue pas de se dépouiller d’une forme pour en revêtir une autre.
Salomon donc, dans sa sagesse, s’est exprimé d’une manière bien remarquable en comparant la matière à une femme adultère; car la matière, ne pouvant, en aucune façon, exister sans forme, est toujours comme une femme mariée, qui n’est jamais dégagée des liens du mari et qui ne se trouve jamais libre. Mais la femme infidèle, quoique mariée, cherche sans cesse un autre homme pour le prendre à la place de son mari, et elle emploie toutes sortes de ruses pour l’attirer, jusqu’à ce qu’il obtienne d’elle ce qu’obtenait son mari. Et c’est là aussi la condition de la matière; car, quelle que soit la forme qu’elle possède, celle-ci ne fait que la préparer pour la réception d’une autre forme, et elle (la matière) ne cesse de se mouvoir pour se dépouiller de la forme qu’elle possède et pour en obtenir une autre. Quand elle l’a obtenue, c’est encore la même chose.
Il est évident que toute destruction, corruption ou imperfection, n’a pour cause que la matière. Ainsi, par exemple, la difformité d’un homme, ses membres conformés contre nature, l’affaiblissement, l’interruption ou le dérangement de ses fonctions (corporelles), — n’importe que tout cela lui soit inné ou que ce soit l’effet d’un accident, — tout cela (dis-je) est un effet de sa matière corruptible, non de sa forme. De même, tout animal n’est sujet à la mort ou à la maladie qu’à cause de sa matière, non à cause de sa forme. Toutes les fautes, tous les péchés de l’homme, ont uniquement pour cause sa matière, et non sa forme, tandis que toutes ses vertus viennent de sa forme. Si, par exemple, l’homme perçoit son créateur, s’il a la conception des choses intelligibles, s’il sait modérer sa passion et sa colère, s’il réfléchit sur ce qu’il faut faire et sur ce qu’il faut éviter, tout cela est l’effet de sa forme. Mais la passion de manger, de boire, de se livrer à l’amour, et de même la colère et tous les vices moraux de l’homme, tout cela est l’effet de sa matière. Or, comme il est clair qu’il en est ainsi, comme la sagesse divine a voulu qu’il ne pût exister de matière sans forme, et qu’aucune de ces formes ne pût exister sans matière, et comme cette forme humaine très-noble [qui, ainsi que nous l’avons déjà exposé, est l’image de Dieu et sa ressemblance] est nécessairement liée à cette matière terrestre, trouble et ténébreuse, qui cause à l’homme tout ce qu’il a d’imparfait et de corruptible, il a été donné à cette forme humaine d’exercer un pouvoir sur la matière, de s’en rendre maître, de la gouverner et de la dominer, de manière à la subjuguer, à réprimer ses exigences et à la rendre parfaite et égale autant que possible.
Sous ce rapport, les hommes se divisent en plusieurs classes. Il y a certains hommes qui s’efforcent toujours de choisir ce qu’il y a de plus noble, et de chercher l’immortalité, comme le demande leur noble forme, et qui par conséquent ne pensent qu’à la conception des choses intelligibles, à avoir une opinion vraie sur toutes choses et à s’unir avec l’intellect divin, qui s’épanche sur eux et dont cette forme tire son existence. Toutes les fois que les exigences de la matière les invitent à ce que celleci a d’immonde et de notoirement honteux, ils éprouvent de la douleur et de la honte de s’y être abandonnés, rougissent d’avoir été ainsi flétris et font tous leurs efforts pour diminuer cette honte et pour s’en préserver de toutes les manières. Il en est comme d’un homme à qui le souverain, dans sa colère, a ordonné, afin de l’avilir, de transporter du fumier d’un endroit à un autre; cet homme fera tous ses efforts pour se cacher au moment de cet avilissement, et tâchera de transporter peu de chose à une courte distance, afin de ne pas souiller ses mains et ses vêtements et afin qu’aucun autre ne le voie. C’est ainsi qu’agiront les hommes libres. Mais l’esclave en éprouvera du contentement et ne pensera pas qu’on lui ait imposé par là une grande peine; il se jettera de tout son corps dans le fumier et les ordures, se salira le visage et les mains et portera publiquemeni (son fardeau) en riant, en se réjouissant et en battant des mains. Telles sont aussi les (différentes) conditions des hommes. Ainsi que nous l’avons dit, il y a des hommes aux yeux desquels toutes les exigences de la matière sont une honte, une laideur, et des imperfections dont il faut subir la nécessité, et particulièrement le sens du toucher, qui, comme l’a dit Aristote, est une honte pour nous, et en vertu duquel nous désirons manger, boire et nous livrer à l’amour. Il faut donc restreindre ces choses autant que possible, s’en cacher, les faire avec douleur, ne pas en faire un sujet de conversation et ne pas former des réunions pour ces choses-là; bien plus, l’homme doit dominer toutes ces exigences (de la matière), les réduire autant qu’il peut et n’en admettre que ce qui est indispensable. Il doit prendre pour but ce qui est le (véritable) but de l’homme, en tant qu’homme, à savoir, la seule conception des choses intelligibles, dont l’objet le plus important et le plus noble est de comprendre, autant que cela est possible, Dieu, ses anges et ses autres œuvres. De tels hommes ne cessent d’être avec Dieu, et c’est d’eux qu’il a été dit: Vous êtes tous des êtres divins et des fils du Très-Haut (Ps., 82, 6). C’est là ce qui est exigé de l’homme, je veux dire que c’est là sa cause finale. Pour les autres, qu’un voile sépare de Dieu, c’est-à-dire pour la foule des ignorants, c’est le contraire: ils s’abstiennent de toute pensée et de toute réflexion sur les choses intelligibles, et considèrent comme leur but final (de satisfaire) ce sens qui est notre plus grande honte, je veux dire le sens du toucher, de sorte que leurs pensées, leurs réflexions, ont pour unique objet la bonne chère et l’amour. C’est ainsi qu’on a dit clairement de ces misérables adonnés à la bonne chère, à la boisson et à l’amour: Ceux-là aussi se sont oubliés par le vin, se sont égarés par la boisson enivrante (Isaïe, 28, 7); car toutes les tables sont pleines d’excrétions immondes sans qu’il reste une place (ibid., v. 8); et des femmes les dominent (ibid., III, 12), à l’inverse de ce qui était dans l’intention divine dès la création: Ton désir (t’entraînera) vers ton mari, et lui te dominera (Genèse, 3, 16). Le prophète dépeint aussi leur violente passion en disant: Chacun hennit après la femme de son prochain (Jérémie, 5, 8); car ils sont tous des adultères (ibid., IX, 1). C’est pourquoi Salomon a consacré tout le livre des Proverbes aux avertissements concernant l’impudicité et la boisson enivrante; car c’est dans ces deux vices que sont plongés ceux qui sont l’objet de la colère divine et éloignés de Dieu, et dont il a été dit: Car ils n’appartiennent pas à l’Éternel (ibid., V, 10); renvoie-les de devant ma face, qu’ils s’en aillent (ibid., XV, 1).
Quant à ce passage: La femme vertueuse, qui la trouvera etc. (Proverbes, XXXI, 10), toute cette allégorie est bien claire. Si quelqu’un possède une matière bonne et convenable, qui ne prend point le dessus et ne dérange pas l’équilibre dans lui, c’est là un don divin. En général, il est facile de gouverner la matière convenable, comme nous l’avons dit; mais, si elle n’est pas convenable, il n’est pourtant pas impossible de la dompter à force d’exercice. C’est à cela que s’appliquent toutes les sentences morales de Salomon et d’autres; de même, les prescriptions de la Loi et ses défenses n’ont d’autre but que de réformer toutes ces exigences de la matière. Il faut donc que celui qui veut être un homme véritable, et non pas une bête ayant la figure et les linéaments d’un homme, fasse tous ses efforts pour diminuer toutes les exigences de la matière concernant la bonne chère, l’amour physique, la colère et tous les vices résultant de la concupiscence et de la colère; il faut qu’il en rougisse et qu’il leur impose des limites. Quant à ce qui est indispensable, comme de manger et de boire, il doit se borner à ce qui est le plus utile et avoir en vue le seul besoin de se nourrir, mais non la jouissance. Il doit aussi éviter d’en faire un objet de conversation et de réunion. Tu sais combien nos docteurs avaient en aversion «les festins non consacrés à un acte religieux,» et que les hommes vertueux, comme Pine’has ben Iaïr, ne mangeaient jamais chez personne: notre saint docteur ayant désiré que ce dernier acceptât un repas chez lui, il refusa. Il en est de la boisson comme de la nourriture, (l’une et l’autre) ayant le même but. Former une réunion pour prendre des boissons enivrantes doit être à tes yeux une chose plus honteuse qu’une réunion de gens nus qui, montrant toute leur nudité, satisferaient leurs besoins en plein jour et dans un même lieu. En effet, satisfaire son besoin est une chose nécessaire que l’homme n’a aucun moyen d’éviter, tandis que s’enivrer est un acte que l’homme vicieux commet de son plein gré. S’il est réputé laid de découvrir les parties honteuses, ce n’est là qu’une chose de pure convention, qui n’est pas du domaine de la raison; mais, corrompre l’intelligence et le corps est une chose réprouvée par la raison, c’est pourquoi celui qui veut être (réellement) un homme doit avoir en aversion pareille chose et ne pas même y amener la conversation.
Quant à l’amour physique, je n’ai besoin de rien ajouter à ce que j’en ai dit dans le Commentaire sur Abôth, (où j’ai montré) combien notre Loi sage et pure l’a en aversion, combien elle défend d’en parler, ou d’en faire, en aucune façon et sous quelque prétexte que ce soit, un sujet de conversation. Tu sais que les docteurs disent qu’Elisée fut appelé saint parce qu’il s’abstenait de penser à cette chose, de sorte qu’il ne lui arriva jamais d’accident impur; et tu sais de même ce qu’ils disent de Jacob, à savoir, «qu’il ne fut jamais souillé d’un accident impur avant d’engendrer Ruben.» Ce sont là des traditions répandues parmi nos coreligionnaires, afin de leur faire acquérir des mœurs humaines. Tu connais cette sentence des docteurs: «Les pensées du péché sont pires que le péché,» et j’ai là-dessus une explication très-remarquable. C’est que l’homme qui commet un péché ne pèche que par suite des accidents qui s’attachent à sa matière, comme nous l’avons exposé, je veux dire qu’il pèche par son animalité; mais la pensée est une des propriétés de l’homme qui appartiennent à sa forme. Si donc il porte sa pensée sur le péché, il pèche par la plus noble de ses deux parties. Or, celui qui, par injustice, fait travailler un esclave ignorant n’est pas aussi coupable que celui qui exige le service d’un homme libre et distingué; car cette forme humaine et toutes les propriétés qui lui appartiennent ne doivent être employées que pour ce qui est digne d’elles, c’est-à-dire pour s’attacher à ce qu’il y a de plus élevé, et non pour descendre au degré le plus bas.
Tu sais aussi avec quelle sévérité on défend chez nous l’obscénité du langage, et cela doit être; car le langage est une des propriétés de l’homme et un bienfait qui lui a été accordé et par lequel il se distingue, comme il est dit: Qui a donné une bouche à l’homme (Exode, 4, 11)? et le prophète a dit: Le Seigneur Dieu m’a donné une langue exercée (Isaïe, 50, 4). Il ne faut donc pas que ce bienfait qui nous a été accordé pour notre perfectionnement, pour apprendre et enseigner, soit employé au plus grand vice et à la chose la plus honteuse, de manière que nous disions tout ce que les gentils ignorants et impies disent dans leurs poésies et dans leurs narrations, qui leur conviennent bien à eux, mais non pas à ceux à l’égard desquels il a été dit: Vous serez pour moi un royaume de prêtres et un peuple saint (Exode, 19, 6). Et si quelqu’un applique sa pensée et sa parole à une chose relative à ce sens qui est une honte pour nous, de manière à penser, plus qu’il n’est nécessaire, à la boisson ou à l’amour physique, ou à réciter des vers là-dessus, il abuse du bienfait qui lui a été accordé et s’en sert pour se révolter contre le bienfaiteur et pour désobéir à ses commandements, de sorte qu’il ressemble à ceux dont il a été dit: L’argent et l’or que j’ai donnés à elle en abondance, ils l’ont employé pour Baal (Hosée, II, 10).
Je crois aussi pouvoir indiquer la raison pourquoi notre langue (hébraïque) est appelée la langue sainte; car il ne faut pas croire que ce soit là de notre part un vain mot ou une erreur, mais c’est une vérité. C’est que, dans cette langue sacrée, il n’a été créé aucun mot pour (désigner) l’organe sexuel des hommes ou des femmes, ni pour l’acte même qui amène la génération, ni pour le sperme, ni pour l’urine, ni pour les excréments. Pour toutes ces choses, il n’a point été créé de terme primitif dans la langue hébraïque, mais on les désigne par des mots pris au figuré et par des allusions. On a voulu indiquer par là qu’il ne faut point parler de ces choses, ni par conséquent leur donner des noms, que ce sont, au contraire, des choses sur lesquelles il faut se taire, et que, lorsqu’il y a nécessité d’en parler, il faut s’en tirer par l’emploi d’autres expressions, de même que, lorsqu’il y a nécessité de les faire, on doit s’entourer du plus grand secret. Quant à l’organe de l’homme, on l’a appelé גיד, nerf, nom employé par similitude, comme on a dit: Ton cou est (raide) comme un nerf de fer (Isaïe, 48, 4). On l’a appelé aussi שָׁפְכָה, instrument pour verser (effusorium), à cause de son action. Pour l’organe de la femme, (on trouve) קֳבָתָהּ, son ventre ou son estomac, קֵבָה étant le nom de l’estomac. Quant à רֶחֶם (employé pour vulva), c’est le nom de la partie des entrailles dans laquelle se forme le fœtus. Le nom des excréments est צוֹאָה, mot dérivé de יצא, sortir; celui de l’urine est מימי רגלים, eaux des pieds, et celui du sperme, שכבת זרע, couche de semence. L’acte même qui amène la génération n’a aucun nom, et on se sert, pour le désigner, des verbes ישכב, il couche, יבעל, il épouse, יקח, il prend (une femme), ou יגלה ערוה, il découvre la nudité; on n’emploie pas d’autre expression. Ne te laisse pas induire en erreur par le verbe ישגל, que tu pourrais prendre pour le terme propre de l’acte; il n’en est point ainsi, car SCHÉGHAL (שֵׁגָל) est seulement le nom de la jeune femme prête à se livrer à l’amour, — par exemple: l’épouse (SCHÉGAL) est placée à ta droite (Ps., 45, 10), — et le verbe ישגלנה (Deutér., 28, 30), selon le Kethîb, signifie: il la prendra comme femme pour la chose en question.
Dans la plus grande partie de ce chapitre, nous nous sommes écarté du but de ce traité, pour parler de choses morales et religieuses; mais, quoique ces choses n’entrent pas complètement dans le plan de cet ouvrage, nous y avons été amené par une suite naturelle du discours.
Chapter 9
La matière est un grand voile qui empêche de percevoir l’Intelligence séparée, telle qu’elle est, fût-ce même la matière la plus noble et la plus pure, je veux dire la matière des sphères, et à plus forte raison cette matière obscure et trouble qui est la nôtre. C’est pourquoi, toutes les fois que notre intelligence désire percevoir Dieu, ou l’une des Intelligences (séparées), ce grand voile vient s’y interposer. C’est à cela qu’on fait allusion dans tous les livres des prophètes, (quand on dit) qu’un voile nous sépare de la Divinité et qu’elle nous est dérobée par une nuée, par des ténèbres, par un brouillard, ou par des nuages, et d’autres expressions semblables, faisant allusion à ce que, à cause de la matière, nous sommes incapables de percevoir Dieu. C’est là ce qu’on a eu en vue en disant: Une nuée et un brouillard sont autour de lui (Ps., 97, 2), où l’on fait entendre que l’obstacle est dans l’opacité de notre substance, et on ne veut pas dire que Dieu soit un corps entouré de brouillard et de nuages qui empêchent de le voir, comme le porte le sens littéral des mots de l’allégorie. La même allégorie est encore répétée dans les mots: Il fait des ténèbres son enveloppe (Ps., 18, 12). De même, quand (on dit que) Dieu se manifesta dans une nuée épaisse, dans les ténèbres, la nuée et le brouillard, on doit également y voir une indication de cette idée; car tout ce qui est perçu dans une vision prophétique n’est qu’une allégorie pour indiquer une certaine idée. Bien que cette scène grandiose (du Sinaï) fût plus grande que toute autre vision prophétique et en dehors de toute analogie, elle n’est pas cependant sans indiquer une idée, notamment quand Dieu se manifeste dans une nuée épaisse (Exode, 19, 9); mais on veut faire remarquer que la perception de son véritable être nous est impossible, à cause de la matière ténébreuse qui entoure notre être, et non le sien; car lui, le Très-Haut, n’est pas un corps. On sait d’ailleurs, et c’est une chose très-connue dans notre communion, que le jour de la scène du mont Sinaï fut un jour de nuage, de brouillard et de pluie fine, comme il est dit: Éternel! lorsque tu sortis de Séir, lorsque tu t’avanças de la campagne d’Édom, la terre trembla, les cieux dégouttèrent et les nuages distillèrent de l’eau (Juges, 5, 4). Il se peut donc que ce soit là ce qu’on ait voulu dire par les mots ténèbres, nuée et brouillard (Deutér., 4, 11), et non pas que les ténèbres entouraient la Divinité; car auprès de Dieu il n’y a pas de ténèbres, mais au contraire la lumière resplendissante et permanente, dont l’épanchement éclaire toutes les ténèbres, comme il est dit dans les allégories prophétiques: Et la terre était éclairée par sa gloire (Ézéch., 43, 2).
Chapter 10
Les Motécallemîn, comme je te l’ai fait savoir, ne se figurent en fait de non-être (ou de privation) que le non-être absolu; mais toutes les privations des capacités, ils ne les considèrent pas comme des privations, et ils croient, au contraire, que la privation et la capacité, comme par exemple la cécité et la vue, la mort et la vie, doivent être considérées comme deux choses opposées; car il en est de cela, selon eux, comme de la chaleur et du froid. C’est pourquoi ils disent, dans un sens absolu, que le non-être n’a pas besoin d’agent, car il n’y a que l’acte seul qui appelle nécessairement un agent; ce qui est vrai à un certain point de vue. Mais, bien qu’ils disent que le non-être n’a pas besoin d’agent, ils disent cependant, conformément à leur principe, que Dieu rend aveugle et sourd, et remet en repos ce qui est en mouvement; car ces privations sont, selon eux, des choses qui existent (positivement).
Il faut maintenant que nous te fassions connaître quelle est à cet égard notre opinion à nous, selon ce qu’exige la spéculation philosophique. Tu sais déjà que celui qui enlève l’obstacle (du mouvement) est en quelque sorte le moteur; si quelqu’un, par exemple, enlève une colonne de dessous une poutre, de sorte que celle-ci tombe par sa pesanteur naturelle, nous disons que celui-là qui a enlevé la colonne a mis en mouvement la poutre, comme cela a été dit dans l’Acroasis. De cette manière aussi, nous disons de celui qui a fait cesser une certaine capacité, qu’il est l’auteur de telle privation, bien que la privation ne soit pas une chose existante. Ainsi nous disons de celui qui a éteint la lampe pendant la nuit, qu’il a fait naître les ténèbres, et de celui qui a détruit la vue, qu’il a fait la cécité, quoique les ténèbres et la cécité soient des privations et n’aient pas besoin d’agent. C’est conformément à cet exposé qu’on doit expliquer les paroles d’Isaïe: Moi qui forme la lumière et crée les ténèbres, qui fais la paix et crée le mal (Isaïe, 45, 7); car les ténèbres et le mal sont des privations. Remarque bien qu’il ne dit pas: עושה חשך, «qui fais les ténèbres,» ni עושה רע, «qui fais le mal»; car ce ne sont pas des choses d’une existence positive, auxquelles on puisse appliquer le verbe עשה, faire; mais il emploie pour ces deux choses le mot בורא, créant, mot qui dans la langue hébraïque se rattache au non-être, comme il est dit: Au commencement Dieu créa (ברא) etc., ce qui veut dire: (il fit sortir) du néant. Toutes les fois donc que le non-être est mis en rapport avec l’action d’un agent, c’est de la manière que nous avons exposée. C’est de cette manière aussi qu’il faut comprendre ces mots: Qui est-ce qui a donné une bouche à l’homme, qui a fait le muet, le sourd, le clairvoyant ou l’aveugle (Exode, 4, 11)? Mais on peut aussi interpréter ce passage d’une autre manière, à savoir: «Qui est-ce qui a créé l’homme parlant ou qui l’a créé privé de la parole?» Et il s’agirait alors de la production d’une matière non propre à recevoir telle ou telle capacité; car, si quelqu’un produit une matière incapable de recevoir telle capacité (déterminée), on pourra dire de lui qu’il a fait telle privation; de même que, si quelqu’un avait été capable de sauver une personne de la mort, mais qu’il se fût abstenu et ne l’eût pas sauvée, on pourrait dire de lui qu’il l’a tuée. Quoi qu’il en soit, il est clair pour toi que, d’aucune façon, l’action d’un agent ne peut se rattacher à une privation, et que faire une privation ne peut se dire que dans le sens d’une action indirecte, comme nous l’avons exposé. Mais ce qu’un agent fait directement est nécessairement une chose d’une existence positive; car, quelle que soit l’action, elle ne peut se rattacher qu’à quelque chose d’existant.
Après ce préambule, rappelle-toi qu’il a été démontré que les maux ne sont des maux que relativement à une certaine chose, et que tout mal, par rapport à un être quelconque, consiste dans le non-être de cette chose ou dans la privation d’une de ses conditions de bien. C’est pourquoi on a dit, en thèse générale, que tous les maux sont des privations. Dans l’homme, par exemple, la mort est un mal, et c’est sa non-existence; de même, sa maladie, sa pauvreté, son ignorance, sont des maux par rapport à lui, et toutes elles sont des privations de capacité. Si tu poursuis tous les cas particuliers de cette thèse générale, tu trouveras qu’elle n’est jamais en défaut, si ce n’est pour celui qui ne sait pas distinguer entre la privation et la capacité, ni entre les deux contraires, ou qui ignore totalement la nature des choses, comme, par exemple, celui qui ne sait pas que la santé en général est une espèce de symétrie, que celle-ci est de la catégorie de la relation et que l’absence de cette proportion est en général la maladie. La mort est, par rapport à tout être vivant, la privation de la forme; et de même, pour tout ce qui périt d’entre les autres êtres, la destruction n’est autre chose que la privation de sa forme.
Après ces prémisses, on reconnaîtra avec certitude qu’on ne saurait aucunement affirmer de Dieu qu’il fasse le mal directement, je veux dire que Dieu ait primitivement l’intention de faire le mal. Cela ne saurait être; toutes ses actions, au contraire, sont le pur bien; car il ne fait que l’être, et tout être est le bien. Tous les maux sont des privations, auxquelles ne se rattache aucune action, si ce n’est de la manière que nous avons exposée, (c’est-à-dire) en tant que Dieu produit la matière avec la nature qui lui est propre, à savoir, d’être toujours associée à la privation, comme on le sait déjà, ce qui la rend la cause de toute corruption et de tout mal. C’est pourquoi toute chose, à laquelle Dieu n’a pas donné cette matière ne périt point et n’est sujette à aucun des (différents) maux. Ainsi, la véritable action de Dieu, c’est le bien, car c’est l’être. C’est pourquoi, le livre qui a éclairé les ténèbres du monde a dit textuellement: Et Dieu vit tout ce qu’il avait fait, et c’était très-bien (Genèse, 1, 31); car, même l’être de cette matière inférieure, qui pourtant par sa nature est associée à la privation, source de la mort et de tous les maux, est malgré cela un bien, vu la perpétuité de la naissance et la reproduction continuelle et successive de l’être. C’est pourquoi rabbi Méir interprète les mots: Et c’était très-bien, par ceux-ci: Et la mort est un bien, selon l’idée que nous avons indiquée.
Rappelle-toi bien ce que je t’ai dit dans ce chapitre et cherche à le comprendre. Alors tu trouveras clair tout ce qu’ont dit (à ce sujet) les prophètes et les docteurs, à savoir que tout bien (seul) vient de l’action directe de Dieu. On lit dans Beréschith Rabbâ: «Rien de mal ne descend d’en haut.»
Chapter 11
Ces grands maux que les hommes s’infligent les uns aux autres, à cause des tendances, des passions, des opinions et des croyances, découlent tous d’une privation; car tous ils résultent de l’ignorance, c’est-à-dire de la privation de la science. De même que l’aveugle, à cause de l’absence de la vue, ne cesse de se heurter, de se blesser et de blesser aussi les autres, quand il n’a personne pour le conduire dans le chemin, de même les partis d’entre les hommes, chacun selon la mesure de son ignorance, s’infligent à eux-mêmes et aux autres des maux qui pèsent durement sur les individus de l’espèce (humaine). S’ils possédaient la science, qui est à la forme humaine ce que la faculté visuelle est à l’œil, ils seraient empêchés de se faire aucun mal à eux-mêmes et aux autres; car la connaissance de la vérité fait cesser l’inimitié et la haine, et empêche que les hommes se fassent du mal les uns aux autres, comme l’a annoncé (le prophète), en disant: Le loup demeurera avec l’agneau et le léopard se couchera avec la chèvre etc.; la vache et l’ours iront paître ensemble etc., et le nourrisson jouera etc. (Isaïe, 11, 6-8). Il en indique ensuite la cause, en disant que ce qui fera cesser ces inimitiés, ces discordes, ces tyrannies, c’est que les hommes posséderont alors la vraie connaissance de Dieu. Il dit donc: Ils ne feront aucun mal, aucun ravage, sur toute ma montagne sainte; car la terre sera remplie de la connaissance de Dieu, comme les eaux couvrent le fond de la mer (ibid., v. 9). Sache bien cela.
Chapter 12
Souvent le vulgaire est porté à s’imaginer qu’il y a, dans le monde, plus de maux que de biens; de sorte que toutes les nations expriment cette idée dans beaucoup de leurs discours et de leurs poésies, disant qu’il est rare de trouver le bien dans ce monde, tandis que ses maux sont nombreux et perpétuels. Cette erreur n’existe pas seulement chez le vulgaire, mais aussi chez tel qui croit posséder quelque science.
On a d’Al-Râzi un livre célèbre, qu’il a intitulé Al-Ilâhiyyât (choses divines ou métaphysiques), et où, au milieu d’une quantité de folies et de sottises, il a débité cette thèse: que le mal dans le monde est plus fréquent que le bien, et que, si le bien-être de l’homme et les plaisirs que ce bien-être (lui) procure se comparent avec les douleurs, les dures souffrances, les infirmités, les paralysies, les adversités, les chagrins et les calamités qui lui surviennent, on trouvera que son existence, je veux dire celle de l’homme, est un châtiment et un grand mal qui lui a été infligé. Il cherche à avérer cette opinion en passant en revue toutes ces infortunes, afin de combattre tout ce que les amis de la vérité croient de la bienveillance de Dieu et de sa bonté manifeste, (affirmant) qu’il est le bien absolu, et que tout ce qui émane de lui est indubitablement le pur bien.
Ce qui est la cause de toute cette erreur, c’est que cet ignorant, ainsi que ses semblables d’entre la foule, ne jugeaient de l’univers que par le seul individu humain. Tout ignorant s’imagine que l’univers entier n’existe que pour sa personne, comme s’il n’y avait d’autre être que lui seul. Si donc ce qui lui arrive est contraire à ses désirs, il juge décidément que l’être tout entier est le mal; mais si l’homme considérait et concevait l’univers, et s’il savait quelle petite place il y occupe, la vérité lui deviendrait claire et manifeste. En effet, cette insigne folie que proclament les hommes touchant la multitude des maux qu’il y aurait dans l’univers, ils ne la professent, ni à l’égard des anges, ni à l’égard des sphères et des astres ni à l’égard des éléments et des minéraux ou plantes qui en sont composés, ni à l’égard des différentes espèces d’animaux; mais leurs pensées ne se portent que sur quelques individus de l’espèce humaine. Si quelqu’un, par exemple, s’étant nourri de mauvais aliments, devient lépreux, ils s’étonnent qu’il ait été frappé de ce grand malheur, et (ils se demandent) comment ce mal existe; de même, ils s’étonnent si quelqu’un, à force de débauches, est devenu aveugle, et ils trouvent cruel que cet homme ait été frappé de cécité. Je pourrais citer encore d’autres exemples. Mais ce qui est la vraie manière d’envisager la chose, c’est que tous les individus de l’espèce humaine qui existent, et à plus forte raison ceux des autres espèces d’animaux, sont une chose sans aucune valeur par rapport à l’ensemble immuable de l’univers, comme il est dit clairement: L’homme est semblable au néant etc. (Ps., 144, 4); le mortel qui n’est qu’un ver, et le fils de l’homme qui n’est qu’un vermisseau (Job, 25, 6); qu’en sera-t-il de ceux qui demeurent dans des maisons d’argile etc. (ibid., IV, 19); Voici, les peuples sont comme la goutte (qui tombe) d’un seau etc. (Isaïe, 40, 15); et encore beaucoup d’autres passages des livres prophétiques parlent de ce sujet important, d’une grande utilité pour faire connaître à l’homme son peu de valeur. Celui-ci ne doit point se tromper et croire que l’univers n’existe que pour sa personne; selon nous, au contraire, l’univers existe à cause de la volonté de son créateur, et l’espèce humaine y est bien peu de chose par rapport au monde supérieur, je veux dire, aux sphères et aux astres. Quant aux anges, il n’existe point de véritable rapport entre eux et l’homme. L’homme n’est que le plus noble d’entre les êtres soumis à la contingence, c’est-à-dire d’entre ceux de notre bas monde; je veux dire qu’il est plus noble que tout ce qui a été composé des éléments. Avec cela, son existence est un grand bien pour lui et un bienfait de la part de Dieu, en raison des propriétés et des perfections qu’il lui a accordées. La plupart des maux qui frappent les individus viennent d’eux-mêmes, je veux dire des individus humains qui sont imparfaits. Ce sont nos propres vices qui nous donnent lieu de nous lamenter et d’appeler au secours. Si nous souffrons, c’est par des maux que nous nous infligeons nous-mêmes de notre plein gré, mais que nous attribuons à Dieu; — loin de lui une pareille chose! — C’est ce que Dieu a déclaré dans son livre, en disant: S’il détruit, est-ce à lui (qu’il faut l’attribuer)? Non, à ses enfants, à leurs propres fautes (Deutéron., 32, 5). Salomon a exprimé la même idée en disant: La sottise de l’homme pervertit sa voie, et c’est contre l’Éternel que s’irrite son cœur (Proverbes, XIX, 3).
Pour m’expliquer plus clairement, (je dirai que) tous les maux qui frappent l’homme peuvent être ramenés à l’une des trois espèces suivantes:
Les maux de la première espèce sont ceux qui arrivent à l’homme par la nature même de ce qui est sujet à la naissance et à la corruption, je veux dire parce qu’il est un être matériel. C’est à cause de cela que certains individus sont affligés d’infirmités et de paralysies, qui leur sont innées ou qui leur surviennent par des altérations arrivées dans les éléments, telles que la corruption de l’air, les feux du ciel, les croulements du sol. Ainsi que nous l’avons déjà exposé, la sagesse divine a voulu que la naissance n’eût lieu que par suite de la corruption; et, sans la corruption individuelle, il n’y aurait pas de naissance spécifique permanente. Il est clair par là que tout est pure bonté et bienveillance, et qu’il n’émane (de Dieu) que le bien. Celui qui, tout en étant de chair et d’os, veut en même temps être à l’abri de toute impression et n’être sujet à aucun des accidents de la matière, ne veut autre chose, sans qu’il s’en aperçoive, que réunir ensemble les deux contraires; car il veut à la fois être sujet aux impressions et ne pas l’être. En effet, s’il était quelque chose qui ne fût point susceptible d’impression, il ne serait pas le produit de la naissance, et ce qui existe de lui serait un (seul) individu, et non pas des individus d’une espèce. Combien est vrai ce qu’a dit Galien dans le troisième livre des Utilités! «Ne te laisse pas aller à cette vaine illusion, dit-il, qu’il puisse se former, du sang des menstrues et du sperme, un animal qui ne meure pas, ou ne souffre pas, ou qui ait un mouvement perpétuel, ou qui soit resplendissant comme le soleil.» Ce passage de Galien appelle l’attention sur un cas partiel d’une proposition générale qui est celle-ci: «Tout ce qui peut se former d’une matière quelconque se forme de la manière la plus parfaite possible que comporte cette matière spécifique, et l’imperfection dont les individus de l’espèce sont entachés est en raison de l’imperfection de la matière (particulière) de l’individu.» Or, la chose la plus éminemment parfaite qui puisse se former du sang et du sperme, c’est l’espèce humaine avec sa nature bien connue d’être vivant, raisonnable et mortel; par conséquent, cette dernière espèce de mal doit nécessairement exister. Malgré cela, tu trouveras que les maux de cette espèce qui surviennent aux hommes sont en très-petit nombre et n’arrivent que rarement. En effet, tu trouveras des villes qui depuis des milliers d’années n’ont été ni submergées, ni incendiées; de même des milliers d’hommes naissent parfaitement valides, et un homme né infirme est une anomalie, ou du moins — si l’on me chicanait sur le mot anomalie — (un tel homme) est une exception très-rare, et il ne forme pas la centième ni même la millième partie de ceux qui naissent dans un état valide.
Les maux de la deuxième espèce sont ceux que les hommes s’infligent mutuellement, comme par exemple la tyrannie qu’ils exercent les uns sur les autres. Ces maux sont plus nombreux que ceux de la première espèce, et les causes en sont nombreuses et bien connues; ils viennent également de nous, mais celui qui en souffre ne peut rien contre eux. Cependant, dans aucune ville, n’importe laquelle du monde entier, les maux de cette sorte ne sont répandus, ni fréquents parmi les individus; au contraire, ils se rencontrent rarement, comme, par exemple, quand un individu surprend pendant la nuit un autre individu pour le tuer ou le voler. Ce n’est que dans les grandes guerres que les maux de cette espèce embrassent une foule de gens; mais cela même n’est pas fréquent par rapport à la terre tout entière.
Les maux de la troisième espèce sont ceux qui arrivent à chacun de nous par son propre fait, ce qui a lieu fréquemment. Ces maux sont beaucoup plus nombreux que ceux de la deuxième espèce. Tous les hommes se lamentent des maux de cette espèce, et on n’en trouvera que fort peu qui ne s’en rendent pas coupables envers eux-mêmes. Ceux qui en sont frappés méritent en vérité d’être blâmés, et on peut leur adresser ces paroles (du prophète): Cela vous est venu de votre propre main (Malach., 1, 9). C’est à ce sujet qu’il a été dit: Celui qui le fait est son propre destructeur (Proverbes, VI, 32), et c’est encore des maux de cette espèce que Salomon a dit: La sottise de l’homme pervertit sa voie (ibid., XIX, 3). Ailleurs il a dit clairement, en parlant des maux de cette espèce, que l’homme se les attire lui-même: en outre, j’ai trouvé ceci, que Dieu a créé les hommes justes, et que ce sont eux qui ont cherché beaucoup de pensées (coupables) (Ecclésiaste, 7, 29); ce sont ces pensées qui leur ont attiré ces maux. C’est aussi à l’égard de cette espèce (de maux) qu’il a été dit: Certes, le malheur ne sort pas de la poussière et la souffrance ne germe pas du sol (Job, 5, 6). Ensuite, on déclare immédiatement après que c’est l’homme qui fait naître cette sorte de maux, et on dit: Car l’homme est né pour la souffrance (ibid., v. 7).—Cette espèce (de maux) vient à la suite de tous les vices, je parle notamment de la passion pour la bonne chère, la boisson, et l’amour physique, quand on jouit de ces choses avec excès ou sans régularité, ou quand les aliments sont de mauvaise qualité; car c’est là la cause de toutes les maladies pernicieuses du corps et de l’âme. Pour les maladies du corps, c’est évident. Les maladies de l’âme (qui résultent) de ce mauvais régime ont deux raisons. La première, c’est que l’altération que subit le corps influe nécessairement sur l’âme, en tant que celle-ci est une force corporelle, et c’est dans ce sens qu’il a été dit que les mœurs de l’âme suivent la complexion du corps. La seconde raison, c’est que l’âme se familiarise avec les choses non nécessaires et s’y habitue, de sorte qu’elle prend l’habitude de désirer ce qui n’est nécessaire ni pour la conservation de l’individu, ni pour celle de l’espèce. Or, ce désir est une chose qui n’a pas de terme; car, si les choses nécessaires sont toutes restreintes et limitées, le superflu au contraire est illimité. Désires-tu par exemple posséder des vases d’argent, il est plus beau d’en avoir en or; il y en a même qui en ont de cristal, et peut-être en fait-on aussi d’émeraude et de rubis, autant que ces matières sont accessibles. Ainsi, tout homme ignorant et d’un faux raisonnement est constamment dans la douleur et dans la tristesse parce qu’il ne peut pas se livrer au luxe, comme l’a fait tel autre; et souvent il se jette dans de grands périls, comme par exemple le voyage par mer et le service des rois, ayant pour but de se procurer ce luxe inutile. Mais lorsque, étant entré dans ces voies, il est frappé de malheurs, il se plaint du décret divin et de la destinée, murmure contre la fortune et s’étonne de son peu de justice, parce qu’elle ne l’a pas aidé à obtenir de grandes richesses, au moyen desquelles il puisse se procurer du vin en abondance pour s’enivrer et un grand nombre de concubines parées d’or et de pierres précieuses pour l’exciter à jouir de l’amour plus qu’il n’en est capable, comme si le plaisir de cet homme vil était seul le but de l’univers. Voilà à quel point est arrivée l’erreur des gens vulgaires; ils sont allés jusqu’à accuser d’impuissance le Créateur, pour avoir créé l’univers avec cette nature qui, comme ils se l’imaginent, produit nécessairement ces maux, parce qu’elle n’aide pas chaque homme vicieux à assouvir son ignoble passion et à faire arriver son âme perverse au terme de ses désirs, qui, comme nous l’avons exposé, sont sans fin. Mais les hommes vertueux et instruits connaissent la sagesse qui préside à l’univers et la comprennent, comme l’a déclaré David en disant: Tous les sentiers de l’Éternel sont bonté et vérité pour ceux qui gardent son alliance et ses lois (Ps., XXV. 10), ce qui veut dire que ceux qui ont égard à la nature de l’être et aux préceptes de la Loi, et qui en connaissent le but, comprennent la bonté et la vérité qui président à tout; c’est pourquoi ils se proposent pour but la chose à laquelle ils ont été destinés comme hommes, c’est-à-dire la perception. Forcés par les besoins du corps, ils cherchent ce qui lui est nécessaire: du pain pour manger et un vêtement pour se couvrir, sans viser au superflu. Si l’on se borne au nécessaire, la chose est très-facile et s’obtient avec peu de peine. Toutes les fois que tu y vois de la difficulté et de la peine, c’est qu’en nous efforçant de chercher ce qui n’est pas nécessaire, il nous devient difficile de trouver même le nécessaire; car, à mesure que nos désirs se portent trop sur le superflu, la chose devient plus pénible, nous dépensons nos forces et nos biens pour ce qui n’est pas nécessaire et nous ne trouvons même plus le nécessaire.
Il faut considérer dans quelles conditions nous sommes à l’égard de ce qui est à trouver. En effet, à mesure qu’une chose est plus nécessaire à l’animal, on la trouve plus fréquemment et elle est à plus vil prix; et à mesure qu’une chose est moins nécessaire, on la trouve moins et elle est très-chère. Ce qui par exemple est nécessaire à l’homme, c’est l’air, l’eau et la nourriture. Toutefois, ce qu’il y a de plus nécessaire, c’est l’air, car on ne peut en manquer un seul moment sans mourir, tandis qu’on peut se passer d’eau un jour ou deux; aussi l’air est-il indubitablement ce qu’il y a de plus facile à trouver et de plus gratuit. Mais l’eau est d’une nécessité plus urgente que ne l’est la nourriture; car certains hommes, pourvu qu’ils boivent, peuvent rester quatre ou cinq jours sans nourriture. Aussi trouve-t on l’eau, dans chaque ville, plus abondamment et à plus vil prix que la nourriture. Il en est de même des divers aliments; ceux qui sont plus nécessaires se trouvent plus facilement et à plus vil prix, dans un même lieu, que ceux qui sont moins nécessaires. Mais pour ce qui est du musc, de l’ambre, du rubis, de l’émeraude, je ne pense pas qu’un homme de bon sens puisse les croire très-nécessaires à l’homme, à moins que ce ne soit pour un traitement médical; et encore peut-on les remplacer, ainsi que d’autres choses semblables, par plusieurs espèces d’herbes et de terres.
C’est en cela que se manifestent la générosité et la bonté que Dieu exerce même à l’égard de ce faible animal. Mais ce qui surtout est très-évident, c’est son éclatante justice et l’égalité qu’il établit entre les animaux. En effet, les lois de la nature ne permettent pas qu’un individu d’une espèce quelconque d’animaux se distingue des autres individus de la même espèce par une faculté qui lui soit particulière, ou par un membre qu’il aurait en plus. Au contraire, toutes les facultés physiques, animales (ou psychiques) et vitales, ainsi que les membres que possède tel individu, sont essentiellement les mêmes que possède tel autre individu; et s’il existe quelque part une défectuosité, c’est accidentellement et à cause d’une chose survenue qui n’est pas dans la nature, ce qui est rare, comme nous l’avons exposé. Entre les individus qui suivent le cours de la nature, il n’y a absolument aucune différence du plus au moins, si ce n’est celle qui résulte de la disposition diverse des matières (individuelles); et cela est une conséquence nécessaire de la nature propre à la matière de l’espèce, chose qui ne concerne pas un individu plutôt qu’un autre. Mais, que l’un possède beaucoup de vessies de musc et de vêtements ornés d’or, tandis que l’autre manque de ces superfluités de la vie, il n’y a là ni injustice ni violence. Celui qui a obtenu ce superflu, n’a conquis par là aucune prérogative dans sa substance et ne possède qu’une illusion mensongère ou un jouet; et celui qui manque des superfluités de la vie n’en est pas nécessairement amoindri: Celui qui en avait pris beaucoup n’en avait pas de reste, et celui qui en avait pris peu n’en manquait pas, chacun recueillait selon ce qu’il en pouvait manger (Exode, 16, 18). C’est là ce qui arrive le plus fréquemment en tout temps et en tout lieu, et il ne faut pas avoir égard à l’exception, comme nous l’avons exposé.
Tu reconnaîtras donc, par les deux réflexions qui précèdent, la bonté que Dieu exerce envers ses créatures, (d’une part) en leur faisant trouver le nécessaire selon son importance relative, et (d’autre part) en établissant l’égalité, dès leur création, entre les individus d’une même espèce C’est à ce point de vue vrai que le prince des savants a dit: Car toutes ses voies sont justice (Deutér., 32, 4), et que David a dit: Tous les sentiers de l’Èternel sont bonté et vérité (Ps. 25, 10), comme nous l’avons déjà exposé. David a encore dit expressément: L’Èternel est bon pour tous et sa miséricorde s’étend sur toutes ses œuvres (Ps. 145, 9); car le grand bien dans le sens absolu, c’est qu’il nous ait fait exister, et en créant la faculté directrice dans l’animal, il lui a témoigné sa miséricorde, comme nous l’avons exposé.
Chapter 13
Souvent les esprits des hommes parfaits ont été embarrassés par la question de savoir quel est le but final de cet univers; mais je vais montrer que, selon tous les systèmes, c’est une question oiseuse.
Toutes les fois, dis-je, qu’un agent agit avec intention, la chose faite par lui doit nécessairement avoir un but final pour lequel il l’ait faite; cela est clair au point de vue de la spéculation philosophique et n’a pas besoin d’être démontré. De même, il est clair que la chose ainsi faite avec intention est née après ne pas avoir existé. Enfin, ce qui est également clair et admis d’un commun accord, c’est que l’être nécessaire, qui n’a jamais été non existant et qui ne le sera jamais, n’a pas besoin d’efficient, ce que nous avons déjà exposé. Or, comme il n’a pas été fait, on ne saurait en chercher le but final. C’est pourquoi on ne saurait demander «quel est le but final de l’existence du Créateur?» car il n’est point une chose créée. Il est donc clair, selon ces propositions, qu’on ne saurait chercher un but final que pour une chose née, qui a été faite avec intention par un être doué d’intelligence; je veux dire que, pour tout ce qui a pris son origine dans une intelligence, il faut nécessairement rechercher quelle en est la cause finale; mais quand ce n’est pas une chose née, on ne saurait lui chercher une cause finale, comme nous l’avons dit.
Après cet exposé, tu comprendras qu’on ne saurait chercher un but final pour l’ensemble de l’univers, ni selon nous qui professons la nouvauté du monde, ni selon l’opinion d’Aristote qui le croit éternel. En effet, selon son opinion concernant l’éternité du monde, on ne saurait chercher une dernière cause finale pour aucune des (principales) parties de l’univers; car, selon cette opinion, il n’est pas permis de demander quel est le but final de l’existence des cieux, ni pourquoi ils ont telle mesure et tel nombre, ni pourquoi la matière première est de telle nature, ni quel est le but final de telle espèce d’animaux ou de plantes, toutes choses émanant, selon lui, d’une nécessité éternelle, à jamais immuable. Quoique la science physique recherche le but final de chaque être dans la nature, ce n’est pas là la fin dernière dont nous parlons dans ce chapitre. En effet, il a été exposé dans la science physique que chaque être dans la nature doit nécessairement avoir une certaine fin, mais que cette cause finale, qui est la plus noble des quatre causes, se dérobe dans la plupart des espèces. Aristote déclare constamment que la nature ne fait rien en vain; ce qui veut dire que toute œuvre de la nature a nécessairement une certaine fin. Il dit expressément que les plantes ont été créées en faveur des animaux. De même, il a exposé, au sujet de certaines autres choses, qu’elles existent en faveur les unes des autres, ce qui s’applique particulièrement aux membres des animaux.
Sache que l’existence de cette fin dans les choses physiques a nécessairement conduit les philosophes à admettre un principe autre que la nature, qu’Aristote appelle le principe intelligent ou divin, et c’est celui qui fait telle chose en faveur de telle autre. Il faut aussi savoir qu’aux yeux de l’homme impartial, une des plus fortes preuves pour la nouveauté du monde, c’est qu’il a été démontré, au sujet des choses physiques, que chacune d’elles a une certaine fin, et que telle chose existe en faveur de telle autre, ce qui prouve le dessein d’un être agissant avec intention; mais on ne saurait se figurer le dessein, sans qu’il s’agisse d’une production nouvelle.
Je reviens maintenant au sujet de ce chapitre, qui traite de la cause finale. Je dis donc: Aristote a exposé que, dans les choses physiques, l’efficient, la forme et la fin ne font qu’une seule chose, je veux dire qu’ils sont spécifiquement un. En effet, c’est la forme de Zeid, par exemple, qui fait la forme de l’individu ’Amr son fils; ce qu’elle fait, c’est de donner une forme de son espèce à la matière de ’Amr, et le but final de ’Amr, c’est d’avoir une forme humaine. Il en est de même, selon lui, de chacun des individus des espèces physiques qui ont besoin de se propager; car les trois causes, dans celles-ci, ne forment qu’une seule. Mais tout cela n’est que la fin première. Cependant tous les naturalistes pensent qu’il existe nécessairement, pour chaque espèce, une fin dernière, quoiqu’il soit très-difficile de la connaître; et à plus forte raison (de connaître) la cause finale de l’univers entier. Ce qui semble ressortir des paroles d’Aristote, c’est que, selon lui, la fin dernière de ces espèces consiste dans la permanence de la naissance et de la corruption, qui est indispensable pour perpétuer le devenir dans cette matière (inférieure), dont il ne peut sortir aucun individu permanent, et dont cependant il doit naître, en dernier lieu, tout ce qu’il est possible qu’il en naisse, je veux dire la chose la plus parfaite possible; car le but dernier est d’arriver à la perfection. Il est clair que la chose la plus parfaite possible qui puisse naître de cette matière, c’est l’homme, et qu’il est le dernier et le plus parfait de ces êtres composés. Si donc on disait que tous les êtres sublunaires existent à cause de lui, ce serait vrai à ce point de vue, je veux dire (en admettant) que le mouvement des choses variables a lieu en vue de la naissance (perpétuelle), afin d’arriver au degré le plus parfait. Mais on ne saurait demander à Aristote, vu sa doctrine de l’éternité (du monde), quelle est la cause finale de l’existence de l’homme. En effet, la fin première de chaque individu né étant, selon lui, le perfectionnement de la forme spécifique, tout individu, dans lequel les actions résultant de cette forme sont parfaites, a parfaitement et complétement atteint son but final; et la fin dernière de l’espèce est de perpétuer cette forme au moyen d’une suite continuelle de naissances et de corruptions, de sorte qu’il arrive toujours une nouvelle naissance ayant pour but un plus grand perfectionnement. Il est donc clair que, selon la doctrine de l’éternité, il n’y a pas lieu de chercher la fin dernière de l’ensemble de l’univers.
Mais il y en a qui pensent que, selon notre opinion à nous, qui professons que l’univers entier a été créé après ne pas avoir existé, il convient de poser cette question, c’est-à-dire de chercher la cause finale de tout cet univers. En conséquence, on croit que l’univers tout entier n’a pour fin que l’existence de l’espèce humaine destinée à adorer Dieu, et que tout ce qui a été fait ne l’a été que pour elle, de sorte que les sphères célestes elles-mêmes n’accompliraient leur mouvement circulaire que pour lui être utiles à elle et pour produire tout ce dont elle a besoin. Certains passages des livres prophétiques, pris dans le sens littéral, servent d’un grand appui à cette opinion: Il l’a formée (la terre) pour être habitée (Isaïe, 45, 18); si ce n’était pour mon alliance (subsistant) le jour et la nuit, je n’aurais pas posé des lois au ciel et à la terre (Jérémie, 33, 25); il les a étendus comme une tente pour y habiter (Isaïe, 40, 22). Or, si les sphères célestes existent en faveur de l’homme, à plus forte raison toutes les espèces d’animaux et de plantes. Mais, en examinant cette opinion comme il convient à des hommes intelligents, on reconnaîtra combien elle est sujette au doute. En effet, on pourrait demander à celui qui professe cette opinion: Puisque le but final est l’existence de l’homme, le Créateur aurait-il pu produire l’homme sans tous ces préparatifs, ou bien celui-ci ne pouvait-il être créé qu’à leur suite? Si l’on répondait que la chose était possible et que Dieu, par exemple, aurait pu produire l’homme sans qu’il y eût un ciel, on pourrait demander: à quoi lui servaient toutes ces choses qui n’étaient pas elles-mêmes le but final, et (qui n’ont été créées) qu’en faveur d’une chose qui pouvait exister sans elles? Mais, en admettant même que le tout soit né à cause de l’homme, et que le but final de l’homme, comme on l’a dit, soit d’adorer Dieu, on pourrait encore demander: A quelle fin Dieu doit-il être adoré, puisque sa perfection ne peut s’augmenter, dussent même toutes les créatures l’adorer et le percevoir de la manière la plus parfaite, et que lors même qu’il n’existerait absolument rien en dehors de lui, il ne serait pas par là entaché d’imperfection? Que si l’on répondait qu’il ne s’agit pas de son perfectionnement à lui, mais du nôtre [car c’est notre perfection qui forme notre plus grand bien], on en viendrait encore à poser cette question: A quelle fin devons-nous exister avec cette perfection? — Cette question de la cause finale nous conduira donc nécessairement à (répondre en dernier lieu): «Dieu l’a voulu ainsi,» ou «sa sagesse l’a exigé ainsi»; et cela est la vérité. Tu trouves, en effet, que les sages d’Israël, dans leurs rituels de prières, se sont exprimés ainsi: «Tu as distingué l’homme dès le principe (de la création) et tu l’as destiné à se présenter devant toi. Qui pourrait te demander dans quel but tu agis? Si l’homme est vertueux, quel profit t’en revient-il?» Ils ont donc déclaré par là qu’il n’y a pas d’autre cause finale de l’univers que la seule volonté. — Mais, s’il en est ainsi, alors la croyance à la nouveauté du monde nous forçant d’admettre que cet univers aurait pu être créé différemment en ce qui concerne ses causes et ses effets (respectifs), il s’ensuivrait cette absurdité que tous les êtres, excepté l’homme, existeraient sans aucun but, puisque la seule fin que l’on ait eu en vue, et qui est l’homme, pourrait exister sans tous ces êtres.
C’est pourquoi la seule opinion vraie selon moi, celle qui est conforme aux croyances religieuses et d’accord avec les opinions spéculatives, est celle ci: Il ne faut point croire que tous les êtres existent en faveur de l’homme, et au contraire, tous les autres êtres (ont été créés) également en vue d’eux-mêmes, et non pas en faveur d’autre chose. Ainsi, même selon notre opinion qui admet la création du monde, on ne saurait chercher la cause finale de toutes les espèces des êtres; car nous disons que c’est par sa volonté que Dieu a créé toutes les parties de l’univers, et que les unes ont leur but en elles-mêmes, tandis que les autres existent en faveur d’une autre chose qui a son but en elle-même. De même donc qu’il a voulu que l’espèce humaine existât, de même il a voulu que les sphères célestes et leurs astres existassent, et de même encore il a voulu que les anges existassent. Dans tout être, il a eu pour but cet être lui-même, et toutes les fois que l’existence d’une chose était impossible sans qu’elle fût précédée d’une autre chose, il produisit celle-ci d’abord, comme par exemple la sensibilité qui précède la raison. Cette opinion a été exprimée aussi dans les livres prophétiques, par exemple: l’Éternel a fait tout pour soi-même, למענהו (Proverbes, XVI, 4), où le pronom soi peut se rapporter au complément (tout). Si cependant le sufixe הו se rapportait au sujet (l’Éternel), le sens (de למענהו) serait: à cause de l’essence de Dieu, c’est-à-dire, à cause de sa volonté, qui est son essence, comme il a été exposé dans ce traité. Nous avons exposé que l’essence de Dieu s’appelle aussi gloire, comme dans ce passage: Montre-moi donc ta gloire (Exode, 33, 18). D’après cela, le passage «Dieu a tout fait pour soi-même (ou à cause de son essence)» ressemblerait à cet autre passage: Tout ce qui est appelé par mon nom et ce que pour ma GLOIRE j’ai créé, j’ai formé et j’ai fait (Isaïe, 43, 7); ce qui veut dire que, tout ce dont la création m’est attribuée, je ne l’ai fait qu’à cause de ma seule volonté. Les mots j’ai formé et j’ai fait se rapportent à ce que j’ai exposé, (à savoir) qu’il y a des êtres dont l’existence n’est possible qu’après celle d’autre chose; il dirait donc ceci: J’ai créé cette première chose qui devait nécessairement précéder, comme par exemple la matière (qui devait précéder) tout être matériel; ensuite j’ai fait, dans cette chose antérieure, ou après elle, tout ce que j’avais pour but de faire exister, sans pourtant qu’il y eût là autre chose (qui me guidât) que la simple volonté.
Si tu examines le livre qui est un guide infaillible pour ceux qui veulent être guidés, et qui pour cela a été appelé Tôrâ, tu y reconnaîtras, depuis le commencement du récit de la création jusqu’à la fin, l’idée que nous avons en vue. En effet, on n’y déclare en aucune façon qu’une chose quelconque ait été faite en vue d’une autre chose, mais on dit de chacune des parties de l’univers que Dieu l’ayant produite, son existence répondait au but. Tel est le sens de ces mots: Et Dieu vit que c’était bien; car tu sais ce que nous avons exposé au sujet de cette sentence: «L’Écriture s’est exprimée selon le langage des hommes», et טוב, bien, est une expression par laquelle nous désignons ce qui est conforme à notre but. De l’ensemble on dit: Et Dieu vit tout ce qu’il avait fait et c’était TRÈS-BIEN (Genèse, 1, 31); car tout ce qui était né l’était conformément au but (qu’on s’était proposé), sans que rien y fût défectueux, et c’est là ce qu’on exprime par le mot מאד, très. En effet, il se peut qu’une chose soit bien et réponde momentanément à notre but, mais qu’ensuite le but soit manqué. On nous apprend donc que toutes ces œuvres répondaient à l’intention et au but du Créateur et ne cessaient pas de rester conformes à ce qu’il avait eu en vue. — Ne te laisse pas induire en erreur par ce qu’on dit des astres: pour luire sur la terre, et pour régner le jour et la nuit (Genèse, 1, 17 et 18), et ne crois pas que cela signifie: pour qu’ils (les astres) accomplissent cette action; on n’a voulu, au contraire, que faire connaître leur nature telle qu’il a plu au Créateur de la leur donner, je veux dire d’être lumineux et de gouverner (ce bas monde). C’est ainsi qu’on dit en parlant de l’homme: Et dominez sur les poissons de la mer etc. (ibid., v. 28), ce qui ne veut pas dire que l’homme ait été créé pour cela, mais indique seulement la nature que Dieu lui a imprimée. Si l’on dit des plantes que Dieu les a données aux hommes et aux autres animaux (ibid., v. 29), c’est là ce qu’ont déclaré aussi Aristote et d’autres, et il est évident que les plantes n’ont été créées qu’en faveur des animaux, qui ne peuvent se passer de nourriture. Mais il n’en est pas ainsi des astres, je veux dire qu’ils n’existent pas en notre faveur, et afin qu’il nous en arrive des bienfaits; car, comme nous l’avons exposé, les mots pour luire, pour régner, ne font qu’énoncer l’utilité qui en ressort et qui se répand sur ce bas-monde, conformément à ce que je t’ai déjà exposé de la nature des bienfaits qui se communiquent continuellement d’une chose à une autre. Si ce bien qui arrive perpétuellement est considéré par rapport à la chose à laquelle il arrive, il pourrait sembler que cette chose, objet du bienfait, soit la cause finale de celle qui lui a communiqué ce qu’elle renferme de bon et d’excellent. C’est ainsi qu’un citoyen quelconque pourrait s’imaginer que le but final du souverain soit de préserver sa maison des voleurs pendant la nuit, ce qui est vrai jusqu’à un certain point; car, sa maison étant gardée et ce bienfait lui venant de la part du souverain, il pourrait sembler que le but final du souverain soit de garder la maison de celui-là. C’est dans ce sens que nous devons expliquer chaque texte dont le sens littéral indiquerait qu’une chose élevée ait été faite en faveur de ce qui lui est inférieur, ce qui veut dire seulement que cette dernière chose est une suite nécessaire de la nature de l’autre.
Ainsi, nous devons croire que la création de tout cet univers n’a été déterminée que par la volonté divine; il ne faut lui chercher aucune autre cause, ni aucune autre fin. De même que nous ne saurions chercher la cause finale de l’existence de Dieu, de même nous ne saurions chercher la cause finale de sa volonté, en vertu de laquelle tout ce qui est né et naîtra est tel qu’il est.
Il ne faut donc pas avoir cette opinion erronée que les sphères célestes et les anges n’existent qu’à cause de nous. Déjà (le prophète) nous a déclaré de quelle valeur nous sommes: Certes les peuples sont comme la goutte d’un seau (Isaïe, 40, 15); et en effet, si tu considères ta substance et celle des sphères célestes, des astres et des Intelligences séparées, tu reconnaîtras la vérité et tu sauras que l’homme est bien l’être le plus parfait et le plus noble qui soit né de cette matière (inférieure), mais que, si l’on compare son être à celui des sphères, et à plus forte raison à celui des Intelligences séparées, il est bien peu de chose, comme il est dit: Certes il n’a pas confiance en ses serviteurs, il trouve des défauts même dans ses anges; qu’en sera-t-il de ceux qui habitent dans des maisons d’argile, qui ont leur fondement dans la poussière (Job, 4, 18 et 19)? Il faut savoir que les serviteurs (עבריו) dont on parle dans ce verset ne sont point de l’espèce humaine. Ce qui le prouve, c’est qu’on dit après: Qu’en sera-t-il de ceux qui habitent dans des maisons d’argile, qui ont leur fondement dans la poussière? Mais les serviteurs mentionnés dans ce verset sont les anges; et de même les anges qu’on a en vue dans ce verset sont indubitablement les sphères célestes. Eliphaz expose lui-même cette idée dans un autre discours, en d’autres termes: Certes, dit-il, il n’a pas confiance en ses saints, et les cieux ne sont pas purs à ses yeux; combien moins l’homme (איש), abominable, corrompu, buvant l’iniquité (עַוְלׇה) comme l’eau (ibid., XV, 15 et 16)! Il est donc clair que ses saints sont les mêmes que ses serviteurs et qu’ils ne sont pas de l’espèce humaine; ses anges, dont on parle dans l’autre verset, sont les cieux, et le mot תׇּהלה (défaut) a le même sens que les mots: ne sont pas purs à ses yeux, je veux dire qu’ils sont des êtres matériels Mais, quoiqu’ils soient de la matière la plus pure et la plus brillante, ils sont cependant, relativement aux Intelligences séparées, troubles, ténébreux et sans clarté. Si l’on dit, en parlant des anges: Certes, il n’a pas confiance en ses serviteurs, cela veut dire qu’ils n’ont pas d’existence solide; car, selon notre opinion, ils sont créés, et même, selon l’opinion de ceux qui admettent l’éternité du monde, ils sont les effets d’une cause, et leur rôle dans l’univers n’a ni solidité ni fixité, relativement à Dieu, l’être nécessaire dans le sens absolu. Les mots combien moins (cet être) abominable et corrompu correspondent aux mots qu’en sera-t-il de ceux qui habitent dans des maisons d’argile; c’est comme si l’on disait: Combien moins cet être abominable et corrompu, l’homme, qu’infecte l’iniquité répandue dans tous ses membres, c’est-à-dire qui est associé à la privation. Le mot עולה signifie courbure (ou iniquité), comme dans בארץ נכחות יעול, dans le pays de la droiture il agit avec iniquité (Isaïe, 26, 10). Le mot איש, vir, a ici le sens du mot אדם, homo; car on désigne quelquefois l’espèce humaine par le mot איש, vir; par exemple מכה איש ומת, celui qui frappe un homme (virum) de sorte que celui-ci en meure (Exode, 21, 10).
Voilà donc ce qu’il faut croire; car, dès que l’homme se connaît, qu’il ne se trompe pas sur son propre compte et qu’il comprend chaque être tel qu’il est (réellement), il se tranquillise et ses pensées ne sont pas troublées en cherchant telle fin pour une chose qui n’a pas cette fin, ou (en général) en cherchant une fin pour ce qui n’a d’autre fin que son existence dépendant de la volonté divine, ou, si tu aimes mieux, de la sagesse divine.
Chapter 14
Ce que l’homme doit également considérer, pour connaître ce qu’il vaut lui-même et ne pas se laisser induire en erreur, c’est ce qui a été exposé des dimensions des sphères et des astres, et des immenses distances qui nous en séparent. En effet, puisqu’on a exposé la manière de mesurer toutes les distances relativement au demi-diamètre de la terre, (il en résulte que), la mesure de la circonférence de la terre, et par conséquent celle de son demi-diamètre, étant connues, toutes les distances seront également connues. Il a donc été démontré que la distance entre le centre de la terre et le sommet de la sphère de Saturne, est un chemin d’environ huit mille sept cents années, de trois cent soixante-cinq jours chacune, en comptant pour chaque journée de chemin quarante de nos milles légaux, dont chacun a deux mille coudées ordinaires. Considère cette grande et effrayante distance; c’est d’elle que l’Écriture dit: Dieu n’est-il pas au plus haut des cieux? et regarde combien le sommet des étoiles est élevé (Job, 22, 12). Cela veut dire: Ne vois-tu pas que l’élévation du ciel prouve combien nous sommes loin de concevoir la Divinité? Car, comme nous nous trouvons à cette immense distance de ce corps dont nous sépare un si grand espace, de sorte que sa substance et la plupart des effets qu’il produit nous sont inconnus, qu’en sera-t-il de la perception de son auteur, qui n’est point un corps?
— Cette grande distance qui a été démontrée n’est prise qu’au minimum; car entre le centre de la terre et la concavité de la sphère des étoiles fixes, la distance ne peut nullement être moindre, mais il est possible qu’elle soit plusieurs fois autant. En effet, l’épaisseur des corps des sphères n’a été déterminée par démonstration qu’à son minimum, comme il résulte des traités des distances; et de même on ne saurait déterminer exactement l’épaisseur des corps (intermédiaires) que, suivant Thabit, le raisonnement nous force d’admettre entre chaque couple de sphères, ces corps n’ayant pas d’étoiles au moyen desquelles on puisse en faire la démonstration. Quant à la sphère des étoiles fixes, son épaisseur formerait un chemin d’au moins quatre ans de marche, comme on peut le conclure de la mesure de quelques-unes de ses étoiles, qui ont chacune un volume dépassant quatre-vingt-dix fois et plus celui du globe terrestre; mais il se peut que l’épaisseur de cette sphère soit encore plus forte. Pour ce qui est de la neuvième sphère qui fait accomplir à tout l’ensemble (des sphères) le mouvement diurne, on n’en connaît point la mesure; car, comme elle n’a pas d’étoiles, nous n’avons aucun moyen d’en connaître la grandeur.
Il faut donc considérer combien sont immenses les dimensions de ces êtres corporels, et combien ils sont nombreux! Or, si la terre tout entière n’est qu’un point imperceptible relativement à la sphère des étoiles (fixes), quel sera le rapport de l’espèce humaine à l’ensemble des choses créées? Et comment alors quelqu’un d’entre nous pourrait-il s’imaginer qu’elles existent en sa faveur et à cause de lui, et qu’elles doivent lui servir d’instruments? Mais ceci n’est encore qu’une comparaison entre les corps; et que sera-ce si lu considères l’être des Intelligences (séparées)?
Cependant, on pourrait à cet égard faire une objection à l’opinion des philosophes. Si nous prétendions, pourrait-on dire, que le but final de ces sphères soit, par exemple, de gouverner un individu humain ou plusieurs individus, ce serait absurde au point de vue de la spéculation philosophique; mais, comme nous croyons qu’elles ont pour but final le gouvernement de l’espèce humaine, il n’y a point d’absurdité (à supposer) que ces grands corps individuels soient destinés à faire exister des individus appartenant à des espèces, et dont le nombre, selon la doctrine des philosophes, est infini. On pourrait comparer ceci aux instruments de fer du poids d’un quintal que l’ouvrier fait pour fabriquer une petite aiguille pesant un grain. Or, s’il s’agissait d’une seule aiguille, ce serait, en effet, à un certain point de vue, d’une mauvaise économie, quoique ce ne le soit pas dans un sens absolu; mais si l’on considère qu’il fabrique, au moyen de ces instruments pesants, une grande quantité d’ai-guilles du poids de plusieurs quintaux, la fabrication de ces instruments est, en tous cas, un acte de sagesse et de bonne économie. De même, le but final des sphères est de perpétuer la naissance et la corruption, et le but final de ces dernières est, comme on l’a déjà dit, l’existence de l’espèce humaine. Nous trouvons des textes bibliques et des traditions qui peuvent servir d’appui à cette idée. Toutefois le philosophe pourra répondre à cette objection en disant: Si la différence entre les corps célestes et les individus des espèces soumis à la naissance et à la corruption ne consistait que dans la grandeur et la petitesse, l’objection serait fondée; mais comme les uns se distinguent des autres par la noblesse de la substance, il serait fort absurde (de supposer) que le plus noble serve d’instrument à l’existence de ce qu’il y a de plus bas et de plus vil.
En somme pourtant, cette objection peut offrir un secours à notre croyance de la nouveauté du monde, et c’est là le sujet que j’ai eu principalement pour but dans ce chapitre. En outre, c’est que j’ai toujours entendu ceux qui se sont occupés un peu d’astronomie taxer d’exagération ce que les docteurs ont dit à l’égard des distances; car ils disent clairement que l’épaisseur de chaque sphère forme un chemin de cinq cents ans, et qu’entre chaque couple de sphères il y a également cinq cents ans de chemin. Or, comme il y a sept sphères, la distance entre la septième sphère — je veux parler de sa partie convexe — et le centre de la terre, formera un chemin de sept mille ans. Quiconque entendra cela s’imaginera qu’il y a dans ces paroles une grande exagération et que la distance n’atteint pas cette mesure. Mais par la démonstration qui a été faite sur les distances, tu reconnaîtras que la distance entre le centre de la terre et la partie inférieure de la sphère de Saturne, qui est la septième, forme un chemin d’environ sept mille vingt-quatre ans. Quant à la distance dont nous avons parlé (plus haut) et qui formerait un chemin de huit mille sept cents ans, elle va jusqu’à la concavité de la huitième sphère. Si les docteurs disent qu’entre chaque couple de sphères il y a telle distance, il faut entendre cela de l’épaisseur des corps qui existent entre les sphères, et non pas qu’il y ait là un vide.
Il ne faut pas exiger que tout ce qu’ils ont dit relativement à l’astronomie soit d’accord avec la réalité; car les sciences mathématiques étaient imparfaites dans ces temps-là, et s’ils ont parlé de ces choses, ce n’est pas qu’ils aient reçu là-dessus une tradition venant des prophètes, mais plutôt parce qu’ils étaient les savants de ces temps-là pour ces matières, ou parce qu’ils les avaient entendues des savants de l’époque. C’est pourquoi, si nous trouvons chez eux des paroles conformes à la vérité, je ne dirai ni qu’elles ne sont pas vraies, ni qu’elles sont dues au hasard; au contraire, l’homme d’un caractère noble et qui aime à être juste doit toujours tenir, autant que possible, à interpréter les paroles des autres de manière à les mettre d’accord avec ce qui a été démontré des hautes vérités de l’être.
Chapter 15
L’impossible a une nature stable et constante qui n’est pas l’œuvre d’un agent et qui n’est variable à aucune condition; c’est pourquoi on ne saurait attribuer à Dieu aucun pouvoir à cet égard. C’est ce qu’aucun des penseurs ne conteste nullement, et cela n’est ignoré que par ceux qui ne comprennent pas les notions intelligibles. S’il y a dissentiment entre les penseurs, ce n’est que par rapport à certaines choses imaginables qui, selon certains penseurs, sont dans la catégorie de l’impossible que Dieu lui-même n’a pas le pouvoir de changer, et qui, selon d’autres, sont dans le domaine du possible, qu’il dépend de la toute-puissance divine de faire exister à volonté. Ainsi, par exemple, la réunion des contraires au même instant et dans le même sujet, la transformation des principaux, je veux dire le changement de la substance en accident et de l’accident en substance, ou l’existence d’une substance corporelle sans accident, tout cela est, pour chaque penseur, de la catégorie de l’impossible. De même, il est impossible que Dieu appelle à l’existence son semblable, ou qu’il se rende lui-même non existant, ou qu’il se corporifie, ou qu’il se change, et on ne saurait lui attribuer le pouvoir de faire rien de tout cela. Quant à la question de savoir s’il peut produire un accident seul qui ne soit pas dans une substance, une secte de penseurs, à savoir les Motazales, ont imaginé cela et l’ont cru du domaine du possible, tandis que d’autres l’ont jugé impossible. Il est vrai que ceux qui ont professé l’existence d’un accident sans substratum n’y ont pas été amenés par la simple spéculation, mais par leurs égards pour certaines doctrines religieuses que la spéculation repousse violemment, de sorte qu’ils ont eu recours à cette hypothèse. De même, produire une chose corporelle sans se servir pour cela d’aucune matière préexistante, est, selon nous, dans la catégorie du possible; mais, selon les philosophes, c’est impossible. De même, les philosophes diront qu’il est du domaine de l’impossible de produire un carré dont la diagonale soit égale au côté, ou un angle solide qui soit environné de quatre angles droits plans, ou d’autres choses semblables. Mais, maint homme qui ignore les mathématiques et qui ne connaît de ces choses que les simples mots, sans en concevoir l’idée, les croira possibles.
Puissé-je savoir si c’est ici une porte ouverte au gré de tout le monde, de sorte qu’il soit permis à chacun de soutenir, de toute chose qui lui viendrait à l’idée, qu’elle est possible, tandis qu’un autre soutiendrait que, par sa nature même, la chose est impossible! Ou bien, y a-t-il quelque chose qui ferme cette porte et qui en défend l’entrée, de sorte que l’homme soit obligé de déclarer décidément que telle chose est impossible par sa nature? La pierre de touche par laquelle on doit examiner cela, est-ce la faculté imaginative ou l’intelligence? et comment distinguera-t-on entre les choses de l’imagination et l’intelligible? En effet, l’homme est souvent en désaccord avec un autre ou avec lui-même sur une chose qui lui semble être possible, et qu’il soutient être possible par sa nature même, tandis qu’on peut objecter que c’est l’imagination, et non l’intelligence, qui fait que cette chose paraît possible. Y a-t-il par conséquent quelque chose qui puisse servir de critérium entre la faculté imaginative et l’intelligence? et ce quelque chose est-il en dehors de l’une et de l’autre, ou bien est-ce par l’intelligence elle-même qu’on distingue entre l’intelligence et ce qui est du domaine de l’imagination? Tout cela peut donner lieu à des recherches qui mériteraient d’être bien approfondies; mais ce n’est pas là le but de notre chapitre.
Toutefois, il est clair que, selon toutes les opinions et tous les systèmes, il y a des choses impossibles dont l’existence est inadmissible et à l’égard desquelles on ne peut attribuer de pouvoir à Dieu; mais, s’il est vrai que Dieu ne saurait les changer, il n’y a là de sa part ni faiblesse, ni manque de puissance, et par conséquent elles sont nécessaires (en elles-mêmes) et ne sont pas l’œuvre d’un agent. Il est clair aussi qu’il ne peut y avoir divergence qu’à l’égard des choses qu’on pourrait, par hypothèse, placer dans chacune des deux catégories, soit dans celle de l’impossible, soit dans celle du possible. Il faut te bien pénétrer de cela.
Chapter 16
Les philosophes ont professé sur Dieu une très-grande hérésie, au sujet de la connaissance qu’il peut avoir de ce qui est en dehors de lui, et ils ont fait une chute dont ni eux ni ceux qui ont adopté leur opinion ne sauraient se relever. Je vais te faire entendre les doutes qui les ont jetés dans cette hérésie, ainsi que la doctrine que notre religion professe à cet égard, et ce que nous opposons aux opinions mauvaises et absurdes qu’ils professent au sujet de l’omniscience divine.
Ce qui surtout les y a fait tomber et ce qui les y a conduits tout d’abord, c’est le manque de bon ordre qu’on croit remarquer de prime abord dans les conditions des individus humains; car, tandis que certains hommes vertueux ont une vie pleine de maux et de douleurs, il y a des hommes méchants qui mènent une vie heureuse et douce. Ils ont donc été amenés à poser le dilemme que tu vas entendre. Il faut nécessairement, disaient-ils, admettre de deux choses l’une: ou bien, que Dieu ne connaît rien de ces conditions individuelles et qu’il ne les perçoit pas; ou bien, qu’il les perçoit et les connaît. C’est là un dilemme rigoureux. Si, disaient-ils ensuite, il les perçoit et les connaît, il faut nécessairement admettre l’un de ces trois cas: ou bien, qu’il les règle et qu’il y établit l’ordre le meilleur, le plus parfait et le plus achevé; ou bien, qu’il est incapable de les régler et qu’il n’y peut rien; ou bien enfin que, tout en les connaissant et en pouvant y introduire la règle et le bon ordre, il néglige cela, soit parce qu’il les dédaigne et les méprise, soit parce qu’il en est jaloux. C’est ainsi que nous trouvons tel d’entre les hommes qui est capable de faire du bien à un autre et qui connaît le besoin qu’a ce dernier de recevoir son bienfait; mais cependant, par un mauvais caractère, par passion ou par jalousie, il lui envie ce bien et ne le lui fait pas. On est évidemment forcé d’admettre l’un de ces différents cas. En effet, tout homme qui connaît une certaine chose, ou bien a soin du régime de cette chose dont il a connaissance, ou bien la néglige, comme on néglige par exemple dans sa maison le régime des chats, ou des choses encore plus viles; mais celui-là même qui se préoccupe d’une chose est quelquefois incapable de la gouverner, quand même il le voudrait. Après avoir énuméré ces différents cas, ils ont jugé pé-remptoirement que, sur les trois hypothèses, admissibles à l’égard de celui qui a connaissance d’une chose, deux sont impossibles à l’égard de Dieu, à savoir (d’admettre) qu’il soit impuissant, ou que, tout puissant qu’il est, il ne se préoccupe pas (des choses qu’il connaît); car ce serait là lui supposer le vice ou l’impuissance. Loin de lui l’un et l’autre! De tous les cas énumérés, il n’en reste donc que deux (qui soient admissibles par rapport à Dieu): ou bien il ne connaît absolument rien de ces conditions des hommes, ou bien il les connaît et il les règle de la meilleure manière. Mais, puisque nous les trouvons sans ordre, sans règle et sans une suite rigoureuse, cela prouve qu’il ne les connaît en aucune façon. Voilà donc ce qui les a fait tomber tout d’abord dans cette grande hérésie.—Tout ce que je viens de résumer de leurs différentes hypothèses, en faisant ressortir ce qui a donné lieu à leur erreur, tu le trouveras exposé et commenté dans le traité d’Alexandre d’Aphrodisias (intitulé) Du Régime.
Tu seras étonné de voir comment ils sont tombés dans quelque chose de pire que ce qu’ils ont cherché à éviter, et comment ils ignoraient eux-mêmes une chose sur laquelle ils appelaient constamment notre attention et qu’ils prétendaient sans cesse nous expliquer. Si je dis qu’ils sont tombés dans quelque chose de pire que ce qu’ils ont cherché à éviter, c’est qu’en voulant éviter d’attribuer à Dieu l’insouciance (des choses humaines), ils ont déclaré qu’il ignore (ces choses) et que tout ce qui se passe dans ce monde est pour lui un mystère qu’il ne perçoit pas. Si ensuite je dis qu’ils ignoraient eux-mêmes la chose sur laquelle ils appelaient constamment notre attention, c’est qu’ils ont considéré l’être au point de vue des conditions des individus humains, qui causent eux-mêmes les maux dont ils sont affligés ou les reçoivent de la nature fatale de la matière, comme (ces philosophes) ne cessent de le dire et de le développer. Nous avons déjà exposé à cet égard ce qui était nécessaire. Après s’être fondés sur une base qui détruit tous les bons principes et qui défigure la beauté de toute opinion vraie, ils ont essayé d’écarter ce qu’elle présente d’absurde, en prétendant qu’il est impossible, par plusieurs raisons, d’attribuer à Dieu la connaissance de ces choses individuelles. D’abord (disent-ils), les choses partielles sont perçues seulement par les sens et non par l’intelligence; mais Dieu ne perçoit pas au moyen d’un sens. Ensuite, les choses partielles sont infinies, tandis que la science consiste à embrasser; mais ce qui est infini ne saurait être embrassé par la science. Enfin la connaissance des choses qui surviennent, et qui sans contredit sont partielles, ferait subir à Dieu une espèce de changement; car ce serait un renouvellement successif de connaissances. Quant à ce que nous soutenons, nous autres croyants, que Dieu connaît ces choses avant qu’elles naissent, ils disent que nous professons là deux absurdités: d’abord, que la science peut avoir pour objet le pur non-être; ensuite, que la connaissance de ce qui est en puissance et la connaissance de ce qui est en acte sont une seule et même chose. Il y a eu entre eux un conflit d’opinions: les uns ont dit que Dieu connaît seulement les espèces et non les individus, tandis que les autres ont soutenu qu’il ne connaît absolument rien en dehors de son essence, de sorte que, selon cette dernière opinion, il n’y aurait point en lui une multiplicité de connaissances.
Enfin, il y a eu des philosophes qui croyaient comme nous que Dieu connaît toute chose et que rien absolument ne lui est caché. Ce sont certains grands hommes antérieurs à Aristote, et qu’Alexandre mentionne aussi dans ledit traité, mais dont il repousse l’opinion, en disant que ce qui la réfute surtout, c’est que nous voyons les hommes vertueux frappés de maux, tandis que les méchants jouissent de toutes sortes de bonheur.
En somme, il est clair que tous (les philosophes), s’ils avaient trouvé les conditions des individus humains tellement ordonnées que le vulgaire même y reconnût le bon ordre, se seraient gardés de se lancer dans toute cette spéculation, et ne se seraient pas réfutés les uns les autres. Mais ce qui a donné la première occasion à cette spéculation, c’était la considération des conditions respectives des hommes vertueux et des méchants, conditions qui dans leur opinion n’étaient pas bien réglées, comme disaient les ignorants d’entre nous: La voie de l’Éternel n’est pas bien réglée (Ézéch., 33, 17).
Après avoir montré que la théorie de l’omniscience (divine) et celle de la providence sont liées l’une à l’autre, je vais exposer les opinions des penseurs concernant la Providence, et ensuite je tâcherai de résoudre les difficultés élevées contre la connaissance que Dieu aurait des choses partielles.
Chapter 17
Les opinions des hommes sur la Providence sont au nombre de cinq. Elles sont toutes anciennes; je veux dire que ce sont des opinions qu’on entendait exprimer au temps des prophètes, dès l’apparition de la loi vraie, qui éclaire toutes ces ténèbres.
I. La première opinion est celle qui prétend qu’il n’existe point de Providence qui s’occupe de quoi que ce soit dans tout cet univers; que tout ce qui y existe, tant le ciel que les autres choses, est dû au hasard et à certaines dispositions, et qu’il n’y a aucun être qui règle, gouverne ou soigne quoi que ce soit. Telle est l’opinion d’Épicure, qui professe aussi la doctrine des atomes, croyant que ceux-ci s’entremêlent selon le hasard, et que ce qui en naît est l’œuvre du hasard. Les incrédules dans Israël ont également professé cette opinion, et c’est d’eux qu’il a été dit: Ils ont nié l’Éternel, disant qu’il n’existe pas (Jérémie, 5, 12). Aristote a démontré que cette opinion est inadmissible, que l’existence des choses ne saurait être due au hasard, et qu’au contraire, il y a un être qui les ordonne et les gouverne. Nous avons déjà touché cette question dans ce qui précède.
II. La deuxième opinion appartient à ceux qui croient que certaines choses relèvent d’une Providence et se trouvent sous le gouvernement d’un être qui les régit et les ordonne, tandis que d’autres sont livrées au hasard. Telle est l’opinion d’Aristote; je vais t’exposer ici en résumé ce qu’il pense de la Providence. Il croit que la Providence divine s’étend sur les sphères et sur ce qu’elles renferment, et qu’à cause de cela leurs corps individuels (les astres) restent toujours tels qu’ils sont. Alexandre dit expressément que, selon l’opinion d’Aristote, la Providence divine s’arrête à la sphère de la lune, et c’est là une branche qui se rattache à la doctrine fondamentale de l’éternité du monde. En effet, il croit que la Providence correspond à la nature des êtres; par conséquent, les sphères célestes et les corps qu’elles renferment étant permanents, ce qui constitue la Providence à leur égard, c’est de rester toujours invariablement dans le même état; mais, de même que ces êtres donnent l’existence à d’autres êtres dont les espèces seules, mais non les individus, existent perpétuellement, de même il émane de la Providence en question quelque chose qui a pour effet de conserver et de perpétuer les espèces, tandis que la permanence des individus est impossible. Cependant, les individus de chaque espèce ne sont pas voués à un abandon absolu; au contraire, dès que cette matière (sublunaire) est assez pure pour recevoir la forme de la croissance, elle est aussi douée de forces qui la conservent un certain temps, en attirant à elle ce qui lui convient et en expulsant ce qui ne peut lui être d’aucune utilité. Si elle est plus pure, de manière à recevoir la forme de la sensibilité, elle est douée d’autres forces qui la conservent et la gardent, et d’une autre faculté qui lui donne le mouvement pour se diriger vers ce qui lui convient, et pour fuir ce qui lui est contraire; en outre, chaque individu est doué selon les besoins de l’espèce. Si enfin elle a une pureté plus grande encore, de manière à recevoir la forme de l’Intelligence, alors elle est douée d’une autre force, au moyen de laquelle chaque homme, selon son degré de perfection, gouverne, pense, et réfléchit sur ce qui peut servir à prolonger la durée de l’individu et à conserver l’espèce. Quant aux autres mouvements qui surviennent à tous les individus d’une espèce, ils sont, selon Aristote, l’effet du hasard, et non pas l’œuvre d’un être qui gouverne et ordonne. Ainsi, par exemple, s’il souffle un vent plus ou moins violent, il fera indubitablement tomber des feuilles de tel arbre, brisera des branches de tel autre arbre, précipitera des pierres de tel mur, couvrira de poussière telle plante de manière à la détruire, et agitera telle eau de sorte qu’un vaisseau qui se trouvera là périra et que tout l’équipage, ou une partie, se noiera. Selon lui (Aristote), il n’y a point de différence entre la chute de la feuille ou de la pierre et la submersion de ces hommes vertueux et distingués qui étaient dans le vaisseau; de même, il ne fait pas de différence entre un bœuf qui cause la mort d’une troupe de fourmis en y déposant ses excréments, et un édifice dont les fondements se disjoignent et qui, en s’écroulant, cause la mort de tous ceux qui y prient. Il n’y a pas non plus de différence, selon lui, entre un chat qui rencontre une souris et la déchire, une araignée qui dévore une mouche et un lion affamé qui rencontre un prophète et le déchire. En somme, voici le fond de son opinion: Tout ce qu’il voyait se continuer avec suite, sans interruption et sans que sa marche subît aucun changement, comme les conditions des sphères célestes, ou ce qui suit une certaine règle et n’y fait défaut que par exception, comme les choses physiques, il l’attribuait à un régime, c’est-à-dire (il croyait) que la Providence divine l’accompagnait; mais, ce qu’il voyait ne pas suivre de règles et ne pas être soumis à une certaine loi, comme les conditions des individus de chaque espèce, soit plante, soit animal, soit homme, il disait que c’était l’effet du hasard et non d’un régime, c’est-à dire que la Providence divine ne l’accompagnait pas. Il croyait même impossible que ces conditions dépendissent de la Providence, ce qui se rattache à son opinion concernant l’éternité du monde, et selon laquelle il est impossible que tout ce qui est soit autrement qu’il n’est. Parmi nous aussi, il y avait des hérétiques qui admettaient cette opinion, et ce sont ceux qui disaient: L’Éternel a abandonné la terre (Ézéch., 9, 9).
III. La troisième opinion est le contraire de la deuxième. C’est l’opinion de ceux qui croient qu’il n’y a dans l’univers absolument rien, ni dans les détails, ni dans le tout, qui arrive fortuitement, et que tout, au contraire, est l’effet d’une volonté, d’une intention et d’un régime. Or, il est clair que tout ce qui est gouverné est l’objet d’une connaissance. C’est là ce que professe la secte musulmane des Ascharites; et de cette opinion il résulte de grandes absurdités dont ils ont accepté le fardeau et subi la nécessité. En effet, ils sont d’accord avec Aristote, quand celui-ci prétend qu’il y a égalité entre la chute d’une feuille et la mort d’un individu humain: il en est ainsi, disent-ils; cependant ce n’est pas fortuitement que le vent a soufflé, c’est Dieu, au contraire, qui l’a mis en mouvement. Ce n’est pas non plus le vent qui a fait tomber les feuilles; mais chaque feuille est tombée par suite d’un jugement et d’un décret de Dieu, et c’est lui qui l’a fait tomber en ce moment et en ce lieu, de sorte que le temps de sa chute n’a pu être ni avancé ni retardé, et qu’elle n’a pu tomber en un autre endroit, tout cela ayant été décrété de toute éternité. Selon cette opinion, ils ont été obligés d’admettre que tout mouvement et repos des animaux est prédestiné, et que l’homme n’a absolument aucun pouvoir de faire ou de ne pas faire une chose. Il s’ensuit également de cette opinion que la nature du possible manque aux choses de cette sorte, et qu’elles sont toutes ou nécessaires ou impossibles; et en effet, ils ont été forcés d’admettre cela, et ils ont dit que ce que nous appelons possible, comme, par exemple, que Zeid soit debout et qu’Amr arrive, n’est possible que par rapport à nous, mais que, par rapport à Dieu, il n’y a absolument rien de possible, et tout est ou nécessaire ou impossible. Il s’ensuit encore de cette opinion que les lois religieuses n’ont aucune utilité, puisque l’homme pour qui toute loi religieuse a été faite n’a pas le pouvoir de faire quoi que ce soit, et qu’il ne peut ni accomplir ce qui lui a été ordonné, ni s’abstenir de ce qui lui a été défendu. Les gens de cette secte prétendent qu’il a plu à Dieu d’envoyer (des prophètes), d’ordonner, de défendre, d’inspirer la terreur, de faire espérer ou craindre, quoique nous n’ayons aucun pouvoir d’agir; il peut donc nous imposer même des choses impossibles, et il se peut que, tout en obéissant au commandement, nous soyons punis, ou que, tout en désobéissant, nous soyons récompensés. Enfin, il s’ensuit de cette opinion que les actions de Dieu n’ont pas de but final. Ils supportent le fardeau de toutes ces absurdités pour sauvegarder cette opinion, et ils vont jusqu’à soutenir que, si nous voyons un individu né aveugle ou lépreux, à qui nous ne pouvons attribuer aucun péché antérieur par lequel il ait pu mériter cela, nous devons dire: Dieu l’a voulu ainsi. Et si nous voyons l’homme vertueux et religieux subir la mort dans les tortures, nous devons dire: «Dieu l’a voulu ainsi», et il n’y a en cela aucune injustice; car, selon eux, il est permis à Dieu d’infliger des peines à celui qui n’a point péché et de faire du bien au pécheur. Leurs discours concernant ces choses sont connus.
IV. La quatrième opinion est l’opinion de ceux qui croient que l’homme a le pouvoir (d’agir); c’est pourquoi, selon eux, les commandements et les défenses, les récompenses et les peines, dont parle la Loi, sont tout à fait en règle. Ils croient que toutes les actions de Dieu dérivent d’une sagesse, qu’on ne saurait lui attribuer l’injustice et qu’il ne punit point l’homme de bien. Les Mo’tazales aussi admettent cette opinion, quoique, selon eux, le pouvoir de l’homme ne soit pas absolu. Eux aussi admettent que Dieu a connaissance de la chute de cette feuille et du mouvement de cette fourmi, et que la Providence s’étend sur tous les êtres. Cette opinion aussi renferme des absurdités et des contradictions. Quant à l’absurde, le voici: Si un homme est infirme de naissance, quoiqu’il n’ait pas encore péché, ils disent que cela est l’effet de la sagesse divine et qu’il vaut mieux pour cet individu d’être ainsi fait plutôt que d’être bien constitué. Nous ignorons (en quoi consiste) ce bienfait, quoique cela lui soit arrivé, non pas pour le punir, mais pour lui faire le bien. Ils répondent de même, lorsque l’homme vertueux périt, que c’est afin que sa récompense soit d’autant plus grande dans l’autre monde. Ils sont même allés plus loin: quand on leur a demandé pourquoi Dieu est juste envers l’homme sans l’être aussi envers d’autres créatures, et pour quel péché tel animal est égorgé, ils ont eu recours à cette réponse absurde, que cela vaut mieux pour lui (l’animal), afin que Dieu le récompense dans une autre vie. Oui (disent-ils), même la puce et le pou qui ont été tués doivent trouver pour cela une récompense auprès de Dieu; et de même, si cette souris, qui est innocente, a été déchirée par un chat ou par un milan, c’est la sagesse divine, disent-ils, qui a exigé qu’il en fût ainsi de cette souris, et Dieu la récompensera dans une autre vie pour ce qui lui est arrivé.
Je ne crois devoir blâmer aucun des partisans de ces trois opinions sur la Providence, car chacun d’eux a été amené par une grave nécessité à l’opinion qu’il a professée. Aristote s’en est tenu à ce qui semble manifeste par la nature de l’être. Les Ascharites ont voulu éviter d’attribuer à Dieu de l’ignorance en quoi que ce soit, car il ne convient pas de dire qu’il connaît telle particularité et qu’il ignore telle autre. Ils ont donc eu recours à ces absurdités (dont nous avons parlé) et les ont acceptées. Les Mo’tazales, de leur côté, ont voulu éviter d’attribuer à Dieu l’iniquité et l’injustice; mais ils ne croyaient pas convenable de se mettre en opposition avec le bon sens, de manière à soutenir qu’il n’y a pas d’iniquité à infliger des douleurs à celui qui n’a pas péché. Ils ne croyaient pas non plus pouvoir admettre que la mission de tous les prophètes et la révélation de la Loi n’aient pas eu de raison compréhensible; ils ont donc également supporté le fardeau de ces absurdités (dont nous avons parlé), et ils ont été engagés dans des contradictions; car ils admettent à la fois que Dieu sait toutes choses et que l’homme a la faculté (d’agir librement), ce qui, on le comprend facilement, conduit a une contradiction manifeste.
V. La cinquième opinion est la nôtre, je veux dire celle de notre Loi. Je vais te faire savoir ce qu’en disent les livres de nos prophètes, et c’est aussi ce qu’ont admis en général nos docteurs. Je te ferai connaître aussi ce qu’ont pensé quelques-uns de nos (savants) modernes, et enfin je te ferai savoir ce que j’en pense moi même. Je dis donc que c’est un principe fondamental de la Loi de Moïse, notre maître, admis par tous ceux qui la suivent, que l’homme possède la faculté d’agir absolue, c’est-à-dire que, par sa nature, par son choix et par sa volonté, il fait tout ce que l’homme peut faire et sans qu’il intervienne aucune chose nouvellement créée. De même (selon cette opinion), toutes les espèces des animaux se meuvent par leur seule volonté; car Dieu l’a voulu ainsi, je veux dire que c’est par l’effet de sa volonté éternelle et primitive que tous les animaux se meuvent selon leur libre arbitre, et que l’homme a le pouvoir de faire tout ce qu’il veut, ou tout ce qu’il préfère d’entre les actions dont il est capable. C’est là un principe fondamental, qui, Dieu merci, n’a jamais été, dans le sein de notre communion, l’objet d’aucune contradiction.
De même, c’est un des principes fondamentaux de la loi de Moïse, notre maître, qu’on ne saurait, en aucune façon, attribuer à Dieu l’injustice, et que tous les malheurs qui fondent sur les hommes ou les bienfaits qui leur arrivent, soit individuellement, soit à plusieurs en commun, sont, selon ce que ceux-ci ont mérité, l’effet d’un jugement équitable, dans lequel il n’y a absolument aucune injustice. Si donc un individu avait la main blessée d’une épine qu’il enlèverait immédiatement, ce serait l’effet d’un châtiment, et s’il lui arrivait la plus petite jouissance, ce serait l’effet d’une récompense. Tout cela serait bien mérité, comme dit l’Écriture, car toutes ses voies sont justice (Deutér., 32, 4), bien que nous ignorions de quelle manière cela a été mérité.
Voici donc le résumé succinct de ces différentes opinions: Toutes les conditions variées dans lesquelles nous voyons les individus humains, Aristote n’y reconnaît que le pur hasard; les Ascharites y voient l’effet de la seule volonté (divine); les Mo’tazales, l’effet de la sagesse (divine), et nous autres (Israélites), nous y voyons l’effet de ce que l’individu a mérité selon ses œuvres. C’est pourquoi il se pourrait, selon les Ascharites, que Dieu fît souffrir l’homme bon et vertueux dans ce bas monde et le condamnât pour toujours à ce feu qu’on dit être dans l’autre monde; car, dirait-on, Dieu l’a voulu ainsi. Mais les Mo’tazales pensent que ce serait là une injustice, et que l’être qui a souffert, fût-ce même une fourmi, comme je l’ai dit, aura une compensation; car c’est la sagesse divine qui a fait qu’il souffrît, afin qu’il eût une compensation. Nous autres enfin, nous admettons que tout ce qui arrive à l’homme est l’effet de ce qu’il a mérité, que Dieu est au-dessus de l’injustice et qu’il ne châtie que celui d’entre nous qui a mérité le châtiment. C’est là ce que dit textuellement la Loi de Moïse, notre maître, (à savoir) que tout dépend du mérite; et c’est aussi conformément à cette opinion que s’expriment généralement nos docteurs. Ceux-ci, en effet, disent expressément: «Pas de mort sans péché, pas de châtiment sans crime»; et ils disent encore: «On mesure à l’homme selon la mesure qu’il a employée lui-même», ce qui est le texte de la Mischnâ. Partout ils disent clairement que, pour Dieu, la justice est une chose absolument nécessaire, c’est-à-dire qu’il récompense l’homme pieux pour tous ses actes de piété et de droiture, quand même ils ne lui auraient pas été commandés par un prophète, et qu’il punit chaque mauvaise action qu’un individu a commise, quand même elle ne lui aurait pas été défendue par un prophète; car elle lui est interdite par le sentiment naturel qui défend l’injustice et l’iniquité. «Le Très-Saint, disent-ils, n’enlève à aucune créature ce qu’elle a mérité.» Ils disent encore: «Quiconque dit que Dieu est prodigue (dans le pardon) mérite d’avoir les entrailles déchirées; il est vrai que Dieu use de longanimité, mais il réclame ce qui lui est dû.» Ailleurs il est dit: «Celui qui accomplit un devoir qui lui est prescrit (par la religion) n’est pas comparable à celui qui l’accomplit sans qu’il lui ait été prescrit;» ils disent donc clairement que celui-là même à qui la chose n’est pas imposée (par la religion) en est récompensé. Ce principe se reproduit constamment dans leurs paroles; mais on trouve dans les paroles des docteurs quelque chose de plus qui ne se trouve pas dans le texte de la Loi, à savoir les châtiments d’amour, dont parlent quelques-uns. Selon cette opinion, l’homme serait quelquefois frappé de malheurs, non pas pour avoir péché auparavant, mais afin que sa récompense (future) soit d’autant plus grande. C’est là aussi l’opinion des Mo’tazales; mais aucun texte de la Loi n’exprime cette idée. Il ne faut pas te laisser induire en erreur par l’idée de l’épreuve, lorsqu’il est dit: Dieu éprouva Abraham (Genèse, 22, 1); il t’affligea et te fit souffrir la faim, etc. (Deutér., 8, 3). Tu entendras plus loin ce que nous avons à dire à ce sujet. Notre loi ne s’occupe que des conditions des individus humains; mais jamais, dans les temps anciens, on n’avait entendu parler dans notre communion de cette compensation (qui serait réservée) aux animaux. Jamais aucun des docteurs n’en a fait mention; mais quelques modernes d’entre les Guéônim, ayant entendu cela des Mo’tazales, l’ont approuvé et en ont fait une croyance.
Je vais maintenant t’exposer ce que je pense moi-même sur ce principe fondamental, à savoir sur la Providence divine. Dans cette croyance dont je vais parler, je ne m’appuie pas sur des preuves démonstratives, mais plutôt sur ce qui m’a paru être l’intention évidente du livre de Dieu et des écrits de nos prophètes. Mais l’opinion que j’admets offre moins d’invraisemblance que les opinions précédentes et s’approche davantage du raisonnement de l’Intelligence. C’est que je crois que dans ce bas monde, je veux dire au-dessous de la sphère de la lune, la Providence divine n’a pour objet, en fait d’individus, que ceux de la seule espèce humaine, et que c’est dans cette espèce seule que toutes les conditions des individus, ainsi que le bien et le mal qui leur arrivent, sont conformes au mérite, comme il est dit: car toutes ses voies sont justice (Deutér., 32, 4). En ce qui concerne les autres animaux et, à plus forte raison, les plantes, je partage l’opinion d’Aristote. Je ne crois nullement que telle feuille soit tombée par l’effet d’une Providence, ni que telle araignée ait dévoré telle mouche par suite d’un décret de Dieu et par sa volonté momentanée et particulière, ni que ce crachat lancé par Zeid soit allé tomber sur tel moucheron, dans un lieu particulier, et l’ait tué par suite d’un jugement et d’un décret (de Dieu), ni que ce soit par une volonté divine particulière que tel poisson ait enlevé tel ver de la surface de l’eau; au contraire, tout cela est, selon moi, l’effet d’un pur hasard, comme le pense Aristote. Mais, selon ma manière de voir, la Providence divine suit l’épanchement divin; et l’espèce à laquelle s’attache cet épanchement de l’Intelligence (divine), de manière à en faire un être doué d’Intelligence et auquel se manifeste tout ce qui se manifeste à un être intelligent, (cette espèce, dis-je) est accompagnée de la Providence divine, qui en mesure toutes les actions, de manière à les récompenser ou à les punir. Certes, s’il est vrai, comme il (Aristote) le dit, que la submersion du navire avec son équipage et l’écroulement du toit sur les gens de la maison ont été l’effet du pur hasard, ce n’était pourtant pas, selon notre opinion, par l’effet du hasard que les uns sont entrés dans le navire et que les autres se sont assis dans la maison; au contraire, (cela est arrivé) par l’effet de la volonté divine, conformément à ce que ces gens avaient mérité selon les jugements de Dieu, dont les règles sont inaccessibles à nos intelligences.
Ce qui m’a amené à cette croyance, c’est que je n’ai trouvé aucun texte des livres prophétiques qui parle de la Providence divine s’étendant sur un individu animal quelconque, autre que l’individu humain. Les prophètes s’étonnent même que la Providence s’étende sur les individus humains; car l’homme, et à plus forte raison tout autre animal, est trop insignifiant pour que Dieu s’occupe de lui: Qu’est-ce que l’homme pour que tu aies soin de lui? etc. (Ps. 144, 3); qu’est-ce qu’est le mortel pour que tu te souviennes de lui? etc. (Ps. 8, 5). Cependant, il se trouve des textes qui proclament manifestement que la Providence s’étend sur tous les individus humains et surveille toutes leurs actions; par exemple: celui qui forme leurs cœurs à tous, qui est attentif à toutes leurs actions (Ps. 33, 15); toi qui as les yeux ouverts sur la conduite de tous les hommes pour rendre à chacun selon sa conduite (Jérémie, 32, 19); il a les yeux sur la conduite de chacun et il voit tous ses pas (Job, 34, 21). Le Pentateuque aussi parle de la Providence à l’égard des individus humains et de l’examen dont leurs actions sont l’objet; par exemple: au jour de rappel, je leur demanderai compte de leurs péchés (Exode, 32, 34); celui qui a péché envers moi, je l’effacerai de mon livre (ibid., v. 33); je ferai périr cette personne-là (Lévit., 23, 30); je mettrai mon regard (ma colère) contre cette personne (ibid., XX, 6), et beaucoup d’autres passages. Tous les événements qu’on raconte d’Abraham, d’Isaac et de Jacob sont une preuve évidente de la Providence individuelle. Quant aux individus des animaux (irraisonnables), il en est indubitablement comme le pense Aristote; c’est pourquoi il est permis, et même ordonné, de les égorger et de les employer à notre usage comme il nous plaît. Ce qui prouve que les soins de la Providence ne s’étendent sur les animaux que dans le sens indiqué par Aristote, c’est que le prophète, ayant vu la tyrannie de Nebouchadneçar et le grand carnage qu’il faisait des hommes: «Seigneur, dit-il, on dirait que les hommes sont négligés et laissés à l’abandon comme les poissons et les reptiles de la terre,» indiquant par ces paroles que ces espèces sont abandonnées. Voici comment il s’exprime: Tu rends l’homme semblable aux poissons de la mer, au reptile qui est sans maître; il les fait tous monter avec l’hameçon, etc. (Habac., 1, 14, 15). Cependant le prophète déclare qu’il n’en est point ainsi (des hommes); ce n’est pas qu’ils aient été abandonnés et que la Providence se soit retirée d’eux, mais c’est qu’ils devaient être punis, ayant mérité ce qui leur est arrivé: O Éternel, ditil, tu l’as chargé de faire justice, ô mon rocher, tu l’as établi pour punir (ibid., v. 12).
Il ne faut pas croire que cette opinion soit réfutée par des passages comme ceux ci: Il donne à la bête sa nourriture, etc. (Ps. 147, 9); les lionceaux rugissent après leur proie, etc. (Ps. 103, 21); tu ouvres ta main et tu rassasies avec bienveillance tout ce qui vit (Ps. 145, 16); et de même par ce passage des docteurs: «Assis (sur son trône), il nourrit tout, depuis les cornes des buffles jusqu’aux œufs des insectes.» Tu trouveras beaucoup de passages semblables, mais il n’y a là rien qui réfute mon opinion; car, dans tous ces passages, il s’agit d’une Providence veillant sur les espèces et non sur les individus, et on y décrit pour ainsi dire la bonté divine, qui prépare pour chaque espèce la nourriture qui lui est nécessaire et les moyens de subsistance. Cela est clair et évident, et Aristote pense de même que cette espèce de Providence existe nécessairement. C’est du moins ce que rapporte Alexandre au nom d’Aristote, à savoir que les aliments de chaque espèce se trouvent à la disposition des individus; car, sans cela, l’espèce périrait indubitablement, ce qui est clair pour peu qu’on y réfléchisse. — Si les docteurs disent que «tourmenter les animaux est une chose défendue par la Loi,» — ce qu’ils rattachent à ce passage: pourquoi as tu frappé ton ânesse (Nombres, 22, 32), — c’est en vue de notre perfectionnement moral, afin que nous ne contractions pas des mœurs dures, que nous ne fassions pas souffrir (les animaux) en vain et sans aucune utilité, et qu’au contraire nous nous appliquions à la pitié et à la miséricorde pour n’importe quel individu animal, excepté en cas de nécessité, quand ton âme désirera manger de la chair (Deutér., 12, 20); mais nous ne devons pas égorger par dureté ou par plaisir. On ne saurait pas non plus opposer à mon opinion cette autre question: «pourquoi Dieu prend il soin des individus humains, sans prendre le même soin de tout autre individu animal?» car celui qui ferait cette question pourrait aussi bien se demander: «pourquoi Dieu a-t-il accordé l’Intelligence à l’homme et ne l’a-t-il pas également accordée à toutes les autres espèces d’animaux?» Certes, on répondrait à cette dernière question, conformément à l’une des trois opinions précédentes: «Dieu l’a voulu ainsi,» ou «sa sagesse l’a exigé ainsi,» ou «la nature l’a exigé ainsi.» Mais les mêmes réponses, on pourra les faire à la première question.
Il faut que tu comprennes mon opinion à fond. Certes, je suis loin de croire qu’une chose quelconque puisse être inconnue à Dieu, ou de lui attribuer l’impuissance; mais je crois que la Providence dépend de l’Intelligence à laquelle elle est intimement liée. En effet, la Providence ne peut émaner que d’un être intelligent et particulièrement de celui qui est une Intelligence parfaite au suprême degré de perfection; d’où il s’ensuit que celui-là seul auquel il s’attache quelque chose de cet épanchement (de l’Intelligence divine) participera de la Providence suivant la mesure selon laquelle il participe de l’Intelligence. Telle est, selon moi, l’opinion qui s’accorde avec la raison et avec les textes de la Loi. Quant aux opinions précédentes, elles admettent trop ou trop peu: c’est tantôt une exagération qui aboutit à une véritable confusion, à nier l’intelligible et à contester le sensible; tantôt c’est une trop grande réserve qui produit des croyances très-pernicieuses concernant la Divinité, détruit le bon ordre dans l’existence humaine, et efface toutes les qualités morales et intellectuelles de l’homme, et ici je veux parler de l’opinion de ceux qui refusent d’admettre la Providence pour les individus humains et qui mettent ceux-ci au niveau des individus des autres espèces d’animaux.
Chapter 18
Après avoir établi qu’entre toutes les espèces d’animaux l’espèce humaine est seule l’objet des soins particuliers de la Providence, voici ce que j’ai à ajouter: C’est une chose connue qu’il n’existe pas d’espèce en dehors de l’esprit, qu’au contraire l’espèce et les autres universaux sont des choses appartenant à l’entendement, et que tout ce qui existe en dehors de l’esprit est un être individuel, ou un ensemble d’individus. Cela étant connu, on saura aussi que l’épanchement divin que nous trouvons uni à l’espèce humaine, je veux dire l’intellect humain, est une chose qui n’a son existence que par les Intelligences individuelles, à savoir par ce qui s’est épanché (de l’Intelligence divine) sur Zeid, sur ’Amr, sur Khâled et sur Becr.
Cela étant ainsi, il s’ensuit, selon ce que j’ai dit dans le chapitre précédent, que plus un individu humain participe de cet épanchement en raison de sa matière (plus ou moins bien) prédisposée et de son exercice, et plus il sera protégé par la Providence, s’il est vrai, comme je l’ai dit, que la Providence dépend de l’Intelligence. La Providence divine ne veillera donc pas d’une manière égale sur tous les individus de l’espèce humaine; au contraire, elle les protégera plus les uns que les autres, à mesure que leur perfection humaine sera plus ou moins grande. De cette réflexion, il s’ensuit nécessairement que la Providence veillera avec un très-grand soin sur les prophètes et variera selon le rang que ceux-ci occupent dans la prophétie; et de même, elle veillera sur les hommes supérieurs et les vertueux, selon leur degré de supériorité et de leur vertu; car c’est tel degré de l’épanchement de l’Intelligence divine qui a fait parler les prophètes, qui a dirigé les actions des hommes vertueux, ou qui a perfectionné par la science les connaissances des hommes supérieurs. Quant aux hommes ignorants et pécheurs, étant privés de cet épanchement, ils se trouvent dans un état méprisable et sont mis au rang des autres espèces d’animaux: Il est semblable aux bêtes privées de la parole (Ps., 49, 13 et 21); c’est pourquoi il a été considéré comme une chose légère de les tuer, et cela a été même ordonné pour le bien public. Ce qui vient d’être dit est une des bases de la religion, je veux dire que celle-ci est basée sur ce principe, que la Providence veille sur chaque individu humain en particulier, selon son mérite.
Fixe ton attention sur la manière dont on s’exprime à l’égard de la Providence protégeant les situations des patriarches jusqu’aux moindres détails de leurs occupations et même de leurs biens, ainsi que sur les promesses qui leur furent faites au sujet de cette protection de la Providence. A Abraham il fut dit: Je suis un bouclier pour toi (Genèse, 15, 1); à Isaac: Je serai avec toi et je te bénirai (ibid., XXVI, 3); à Jacob: Je serai avec toi et je te garderai partout où tu iras (ibid., XXVIII, 15); au prince des prophètes: C’est que je serai avec toi (Exode, 3, 12); à Josué: Comme j’ai été avec Moïse, ainsi je serai avec toi (Josué, 1, 5). Par toutes ces expressions on déclare que la Providence veillait sur eux selon la mesure de leur perfection. — Au sujet de la Providence veillant sur les hommes supérieurs et négligeant les ignorants, il est dit: Il préserve les pas des hommes pieux, mais les impies périssent dans les ténèbres; car ce n’est pas par la force que l’homme est puissant (1 Samuel, II, 8). Cela veut dire que, si certains individus sont préservés des malheurs, tandis que certains autres y tombent, ce n’est pas en raison de leurs forces corporelles et de leurs dispositions physiques: car ce n’est pas par la force que l’homme est puissant; mais c’est, au contraire, en raison de la perfection et de l’imperfection (morale), c’est-à-dire selon qu’ils s’approchent ou s’éloignent de Dieu. C’est pourquoi ceux qui sont près de lui jouissent d’une parfaite protection: Il préserve les pas des hommes pieux, tandis que ceux qui sont éloignés de lui se trouvent exposés à tous les coups du hasard, rien ne les protégeant contre les accidents, comme il arrive à celui qui marche dans les ténèbres et dont la perte est assurée. Il est dit encore au sujet de la Providence veillant sur les hommes supérieurs: Il préserve tous ses membres (Ps. 34, 21); les yeux de l’ Éternel sont fixés sur les justes (ibid., v. 16); lorsqu’il m’invoque, je l’exauce (Ps. 91, 15). Les textes qui traitent de ce sujet, je veux dire de la Providence veillant sur les individus humains, selon la mesure de leur perfection et de leur supériorité, sont trop nombreux pour pouvoir être énumérés. Les philosophes également ont parlé dans ce sens. Abou-Naçr (Al-Farâbi), dans l’introduction de son commentaire sur l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, s’exprime en ces termes: «Ceux qui possèdent la faculté de faire passer leurs âmes d’une qualité morale à une autre sont, comme l’a dit Platon, ceux que la Providence divine protège le plus.»
Tu vois maintenant comment cette manière de raisonner nous a conduit à reconnaître la vérité de ce que tous les prophètes ont dit à cet égard, à savoir, que la Providence protège chaque individu en particulier, suivant la mesure de sa perfection, et comment cela est nécessaire au point de vue de la spéculation, s’il est vrai, comme nous l’avons dit, que la Providence dépend de I’Intelligence. Il ne conviendrait donc pas de professer l’opinion émise par quelques sectes philosophiques, à savoir, que la Providence existe pour l’espèce (humaine) et non pour les individus; car les individus seuls ayant une existence réelle en dehors de l’entendement, c’est à ces individus que s’attache l’intellect divin, et par conséquent la Providence aussi existe pour ces individus.
Examine ce chapitre avec le plus grand soin; alors tous les principes fondamentaux de la religion te paraîtront parfaits et conformes aux opinions spéculatives et philosophiques, les invraisemblances disparaîtront, et tu auras une idée claire et vraie de la Providence.
Après avoir rapporté l’opinion des penseurs sur la Providence et sur la manière dont Dieu gouverne l’univers, je vais le résumer aussi l’opinion de notre communion sur l’omniscience, et ce que j’ai à dire moi-même à cet égard.
Chapter 19
C’est indubitablement une notion première que Dieu doit réunir en lui toutes les perfections, et que toutes les imperfections doivent être écartées de lui. C’est aussi à peu près une notion première que l’ignorance de quoi que ce soit est une imperfection, et que Dieu ne peut ignorer aucune chose. Mais ce qui a amené certains penseurs, comme je l’ai dit, à soutenir hardiment qu’il sait telle chose et ne sait pas telle autre, c’est qu’ils se sont imaginé que les conditions des individus humains manquent de bon ordre; et pourtant ces conditions, pour la plupart, ne sont pas seulement des conditions naturelles, mais dépendent en même temps de l’homme qui possède le libre arbitre et la réflexion.
Déjà les prophètes ont dit que les ignorants, pour prouver que Dieu n’a point connaissance de nos actions, se fondent sur le bien-être et la tranquillité dont nous voyons jouir les méchants, ce qui peut faire croire à l’homme pieux que c’est sans aucune utilité qu’il s’applique au bien et qu’il supporte les peines que lui suscite l’opposition d’autrui. Mais un prophète (Asaph) nous dit qu’après avoir longtemps réfléchi sur ce sujet, il a compris qu’il faut envisager les choses par leur issue finale, et non par leur commencement. Voici comment il dépeint la série de ses réflexions: Ils disent: Comment Dieu le saurait-il? Comment le Très-Haut en aurait il connaissance? Voici ces méchants toujours heureux qui ont acquis de la fortune. C’est donc en vain que j’ai purifié mon cœur, que j’ai lavé mes mains avec pureté (Ps. 73, 11-13). Ensuite il dit: Je méditais pour comprendre cela; ce fut à mes yeux une peine inutile, jusqu’à ce que j’eusse pénétré dans les sanctuaires de l’Éternel, que j’eusse contemplé la fin de ceux-là. Tu les as placés sur des voies glissantes, etc. Comme dans un instant ils ont été livrés à la dévastation! etc. (ibid., v. 16-19). Malachi fait précisément les mêmes réflexions: Vous prononcez contre moi des paroles hardies, etc. C’est en vain, dites-vous, que l’on adore Dieu; quel est notre avantage d’avoir observé ce qu’il a prescrit, et d’avoir marché avec contrition devant l’Éternel? Et maintenant nous estimons heureux les impies, etc. Mais alors ceux qui craignent Dieu se parlent les uns aux autres, etc. Vous verrez à votre tour, etc. (Malachi, III, 13-18). David aussi parle de cette opinion répandue de son temps et qui avait nécessairement pour résultat l’injustice et la violence réciproque des hommes. Il cherche à produire des arguments pour détruire cette opinion et pour établir que Dieu a connaissance de tout cela: Ils tuent, dit-il, la veuve et l’étranger; ils assassinent les orphelins; et ils disent: l’Éternel ne le voit pas, le Dieu de Jacob n’y fait pas attention. Mais, ô vous les plus stupides du peuple, soyez donc attentifs ! Insensés, quand deviendrez-vous intelligents? Celui qui a planté l’oreille n’entendrait-il pas? Celui qui a formé l’œil ne verrait-il pas? (Ps. 94, 6-9).
Je vais t’expliquer le sens de cette dernière argumentation, après t’avoir d’abord montré combien ceux qui poursuivent de leurs attaques les paroles des prophètes ont peu compris ces paroles (de David). Il y a des années que quelques médecins, hommes d’esprit, de notre communion, m’exprimèrent leur étonnement de ces paroles de David. De son raisonnement, disaient-ils, il s’ensuivrait que celui qui a créé la bouche mange, que celui qui a créé les poumons pousse des cris, et il en serait de même des autres organes. Mais tu vas voir, ô lecteur de ce traité, combien ces personnes étaient loin de comprendre la portée de cette argumentation; écoute quel en est le sens: Il est clair que celui qui fabrique un instrument quelconque, s’il ne possédait pas l’idée de l’ouvrage que cet instrument doit servir à faire, se trouverait dans l’impossibilité de fabriquer un instrument à cet usage. Si, par exemple, le forgeron ne se formait pas une juste idée de la coulure, il ne pourrait pas fabriquer l’aiguille sous une forme qui seule peut la faire servir à coudre, et il en est de même des autres instruments; car, comme certains philosophes croyaient que Dieu ne perçoit pas les choses individuelles, qui sont des choses qu’on perçoit par les sens, tandis que Dieu ne perçoit pas par un sens, mais par une perception intelligible, il (David) argumente contre eux de l’existence des sens. Si, dit-il, la manière dont l’œil perçoit était pour Dieu un mystère qu’il fût incapable de connaître, comment aurait-il pu produire cet organe, destiné à la perception visuelle ? Serait-ce le pur hasard qui aurait fait qu’il naquît une humeur limpide, et ensuite une autre humeur semblable, puis une membrane que le seul hasard aussi aurait perforée, et qu’enfin devant l’ouverture vînt se placer une membrane transparente et dure? En somme, un homme intelligent peut-il s’imaginer que les humeurs, les membranes et les nerfs de l’œil, qui sont si sagement organisés et dont l’ensemble a pour but cette action visuelle, soient un simple effet du hasard? Certes, non, et il y a là nécessairement une intention de la nature, comme l’ont déclaré tous les médecins et tous les philosophes. Or, la nature n’a ni intelligence, ni (par conséquent) faculté organisatrice, sur quoi les philosophes sont d’accord; mais cette organisation artistique émane, selon l’opinion des philosophes, d’un principe intellectuel, et, selon nous, elle est l’œuvre d’un être intelligent qui a imprimé telles facultés à tout ce qui possède une faculté naturelle. Si donc cette Intelligence ne percevait pas l’objet en question et ne le connaissait pas, comment, dans ce cas, aurait-elle pu produire ou faire émaner d’elle une nature tendant vers un but qu’elle ne connaîtrait pas? C’est donc avec raison qu’il (David) appelle ces hommes stupides et insensés. Ensuite il expose que c’est là un défaut de notre perception. Dieu (dit-il), qui nous a donné cette Intelligence par laquelle nous percevons, tandis que notre incapacité de saisir son véritable être fait naître en nous ces doutes graves, Dieu connaît ce défaut qui existe en nous, et il ne faut pas tenir compte des attaques qui sont le résultat de la faiblesse de notre réflexion: Celui, dit-il, qui enseigne à l’homme la science, l’Éternel, sait que les pensées de l’homme ne sont que vanité (ibid., v. 10-11).
Tout ce que j’avais pour but dans ce chapitre, c’était de monlrer que c’est là une manière de voir très-ancienne, je veux parler de cette erreur des ignorants qui nient que Dieu ait connaissance (des choses humaines), parce que les conditions des individus humains, qui par leur nature sont dans la catégorie du possible, manquent de bon ordre: Et les enfants d’Israël, est-il dit, imaginèrent contre l’Éternel des choses qui n’étaient pas convenables (Il Rois, XVII, 9). Dans le Midrasch (on dit à ce sujet): «Que disaient-ils? Cette colonne, disaient-ils, ne voit, ni n’entend, ni ne parle,» c’est-à-dire: ils s’imaginaient que Dieu ne connaît pas ces conditions (humaines) et qu’il n’adresse aux prophètes ni ordre, ni défense. La cause de tout cela, et ce qui, selon eux, en est une preuve, c’est que les conditions des individus humains ne sont pas comme chacun de nous croit qu’elles devraient être. Voyant donc que les choses ne se passaient pas à leur gré, ils disaient: L’Éternel ne nous voit pas (Ézéch., 8, 12), et Sephania dit en parlant d’eux: Ceux qui disent dans leur cœur, l’Éternel ne fait ni bien ni mal (Seph., I, 12).
Quant à ce qu’il faut (réellement) penser de l’omniscience de Dieu, je te dirai mon opinion là-dessus, après t’avoir fait connaître les principes sur lesquels on est généralement d’accord, et qu’un homme intelligent ne peut contester en aucune façon.
Chapter 20
Une chose sur laquelle on est d’accord, c’est qu’il ne peut survenir à Dieu aucune science nouvelle, de manière qu’il sache maintenant ce qu’il n’ait pas su auparavant. Il ne peut pas non plus, même selon l’opinion de ceux qui admettent les attributs, posséder des sciences multiples et nombreuses. Ceci étant démontré, nous disons, nous autres sectateurs de la Loi, que, par une science unique, il connaît les choses multiples et nombreuses, et que, par rapport à Dieu, la variété des choses sues n’implique point la variété de sciences, comme cela a lieu par rapport à nous. De même, nous disons que toutes ces choses nouvellement survenues. Dieu les savait avant qu’elles existassent, et il les a sues de toute éternité. Par conséquent, il ne lui est survenu aucune science nouvelle; car, quand il sait qu’un tel, qui n’existe pas maintenant,existera à telle époque et rentrera dans le néant après avoir existé un certain temps, sa science ne reçoit aucun accroissement lorsque cette personne arrive à l’existence ainsi qu’il le savait d’avance. Il n’est donc alors rien né qui lui fût inconnu; mais il est né quelque chose dont la naissance future lui était connue de toute éternité, telle qu’elle s’est réalisée.
Mais, de cette croyance (peut-on objecter), il s’ensuivrait que la science (divine) a pour objet même les choses qui n’existent pas, et qu’elle embrasse l’infini. Et c’est là ce que nous croyons en effet. Nous soutenons qu’il n’est point impossible que la science de Dieu ait pour objet les choses qui n’existent pas encore, mais dont il sait d’avance la future existence et qu’il est capable de faire naître; seulement ce qui n’existe jamais, c’est là ce qui est à l’égard de la science de Dieu le non-être absolu que cette science ne peut avoir pour objet, de même que notre science à nous ne peut avoir pour objet ce qui pour nous n’a pas d’existence. Mais ce qui est une difficulté (réelle), c’est d’admettre qu’elle (la science divine) embrasse l’infini. Certains penseurs ont eu recours à cette assertion: que, dans un certain sens, la science divine s’attache à l’espèce et s’étend par là sur tous les individus de l’espèce; telle est l’opinion à laquelle tous les théologiens ont été forcément amenés par la spéculation. Cependant, les philosophes ont soutenu d’une manière absolue que la science divine ne peut avoir pour objet le non-être, et qu’aucune science ne peut embrasser l’infini; or (disaient-ils), comme il ne peut survenir à Dieu aucune science nouvelle, il est inadmissible qu’il apprenne aucune des choses nouvellement survenues, et, par conséquent, il ne sait que les choses stables et invariables. A quelques-uns d’entre eux, il a surgi un autre doute: lors même, disaient-ils, qu’il ne connaîtrait que les choses stables, sa science serait multiple; car la multitude des choses sues implique la multiplicité des sciences, chaque chose sue supposant une science spéciale. Par conséquent (concluaient-ils), il ne connaît que sa propre essence.
Pour ma part, je pense que la cause de tous ces embarras, c’est qu’on a établi un rapport entre notre science et celle de Dieu, de sorte que chaque parti, considérant tout ce qui est impossible pour notre science à nous, s’est imaginé qu’il en est nécessairement de même pour la science divine, ou du moins a trouvé là des difficultés. En somme, il faut sur ce point blâmer les philosophes bien plus encore que tout autre parti; car ce sont eux qui ont démontré que, dans l’essence de Dieu, il n’y a point de multiplicité, que Dieu n’a pas d’attribut en dehors de son essence, et qu’au contraire sa science et son essence sont une seule et même chose. Ce sont eux aussi qui ont démontré que nos intelligences sont incapables de saisir son essence dans toute sa réalité, comme nous l’avons exposé; comment donc alors peuvent-ils avoir la prétention de comprendre sa science, puisque celle-ci n’est point une chose en dehors de son essence? Quand nous disons que nos intelligences sont incapables de comprendre son essence, ne disons-nous pas par là même qu’elles sont incapables de comprendre comment il a connaissance des choses En effet, cette connaissance n’est pas de la même espèce que la nôtre, pour que nous puissions en juger par analogie. C’est au contraire une chose totalement différente; et de même qu’il y a là une essence, d’une existence nécessaire, essence dont, selon l’opinion des philosophes, tous les êtres sont émanés par nécessité, ou qui, selon notre opinion, a produit du néant tout ce qui est en dehors d’elle, de même, nous disons que cette essence perçoit tout ce qui est en dehors d’elle, et que rien de ce qui existe ne lui est inconnu, mais qu’il n’y a rien de commun entre notre science et la sienne, comme il n’y a non plus rien de commun entre notre essence et la sienne. Ce n’est que l’homonymie du mot science qui a donné lieu à l’erreur; car il n’y a là que communauté de noms, tandis que pour le sens réel il y a complète divergence. C’est donc là ce qui a conduit à l’absurde, parce qu’on s’est imaginé que tout ce qui compète à notre science, compète aussi à celle de Dieu.
Ce qui, pour moi, résulte également des textes de la Loi, c’est que, lorsque Dieu sait qu’un être possible quelconque arrivera à l’existence, cela ne fait nullement sortir cet être possible de la nature du possible; au contraire, il conserve cette nature, et la connaissance (anticipée) de ce qui naîtra des choses possibles n’exige pas nécessairement qu’elles se réalisent ensuite de l’une des deux manières possibles. C’est là aussi un des principes fondamentaux de la loi de Moïse, sur lequel il n’y a ni doute ni division d’opinions. S’il n’en était pas ainsi, on n’aurait pas dit: Tu feras une balustrade autour de ton toit, etc. (Deutér., 22, 8), et de même: De peur qu’il ne meure à la guerre et qu’un autre ne l’épouse (ibid., XX, 7). Toute la législation sacrée, ce qu’elle ordonne et ce qu’elle défend, suppose ce principe, à savoir, que la prescience divine ne fait pas sortir le possible de sa nature; mais pour nos faibles intelligences, c’est très-difficile à comprendre.
Regarde maintenant en combien de points., selon les sectateurs de la Loi, la science de Dieu diffère de la nôtre: 1° En ce que cette science, qui est une, embrasse une multitude d’objets de différentes espèces. 2° En ce qu’elle s’attache à ce qui n’existe pas encore. 3° En ce qu’elle s’attache à ce qui est infini. 4° En ce qu’elle ne subit pas de changement par la perception des choses nouvellement survenues; et pourtant il pourrait sembler que savoir qu’une chose existera n’est pas la même chose que de savoir qu’elle est déjà arrivée à l’existence, car il y aurait dans ce dernier cas cette circonstance en plus, que ce qui n’était qu’en puissance aurait passé à l’acte. 5° En ce que, selon l’opinion de notre Loi, la prescience divine n’opte pas pour l’un des deux cas possibles, bien que Dieu sache d’une manière précise lequel des deux cas arrivera. — Je voudrais savoir en quoi, même d’après l’opinion de ceux qui considèrent la science (divine) comme un attribut ajouté (à l’essence de Dieu), notre science ressemble à la sienne ! Y a-t-il ici autre chose qu’une simple communauté de noms? Mais certainement, d’après notre opinion à nous, qui disons que sa science n’est point une chose ajoutée à son essence, il faut qu’il y ait entre sa science et la nôtre une différence substantielle, comme celle qui existe entre la substance du ciel et celle de la terre. C’est aussi ce que les prophètes ont dit clairement: Mes pensées ne sont pas les vôtres, vos voies ne sont pas les miennes, dit l’Éternel; car, comme les cieux sont élevés au-dessus de la terre, ainsi mes voies sont élevées au-dessus de vos voies, et mes pensées au-dessus de vos pensées (Isaïe, 55, 8-9).
En somme, voici comment je résume ma pensée: De même que, sans comprendre la véritable essence de Dieu, nous savons pourtant que son être est l’être le plus parfait, qu’il n’est affecté, en aucune façon, d’imperfection, ni de changement, ni de passion, de même, sans comprendre ce que sa science est en réalité, puisqu’elle est son essence, nous savons pourtant qu’il ne peut pas tantôt savoir et tantôt ignorer; je veux dire qu’il ne peut lui survenir aucune science nouvelle, que sa science ne peut avoir ni multiplicité ni fin, qu’aucune des choses qui existent ne peut lui être inconnue, et que la connaissance qu’il a de ces choses laisse intacte leur nature, le possible conservant la nature de possibilité. Si dans l’ensemble de ces propositions il y en a qui paraissent impliquer contradiction, c’est parce que nous en jugeons par notre science à nous, qui n’a rien de commun avec la science de Dieu, si ce n’est le nom. De même, le mot intention s’applique, par simple homonymie, à ce que nous avons en vue, nous autres, et à ce que Dieu est dit avoir en vue. De même, enfin, le mot providence se dit par homonymie de ce dont nous nous préoccupons, nous autres, et de ce dont Dieu est dit se préoccuper. La vérité est, par conséquent, que la science, l’intention et la providence, attribuées à nous, n’ont pas le même sens que lorsqu’elles sont attribuées à Dieu. C’est donc lorsqu’on prend dans un seul et même sens les deux providences, les deux sciences ou les deux intentions, qu’arrivent les difficultés et que naissent les doutes dont nous avons parlé; mais lorsqu’on sait que tout ce qui est attribué à nous diffère de ce qui est attribué à Dieu, la vérité devient manifeste. La différence qu’il y a entre ces choses attribuées à Dieu et les mêmes choses attribuées à nous a été clairement énoncée par ces paroles: Vos voies ne sont pas les miennes, comme nous l’avons dit précédemment.
Chapter 21
Il y a une grande différence entre la connaissance que l’artiste possède de l’œuvre qu’il a produite et celle qu’un autre possède de cette même œuvre. En effet, si l’œuvre a été exécutée conformément à la science de l’artiste, alors celui-ci, en exécutant son œuvre, n’a fait que suivre sa science; mais pour tout autre qui contemple cette œuvre et en acquiert une connaissance parfaite, la science suit l’œuvre. Ainsi, par exemple, l’artiste qui a fait cette boîte, dans laquelle, par l’écoulement de l’eau, se meuvent des poids, de manière à indiquer les heures qui sont passées du jour ou de la nuit, connaît et comprend parfaitement toute la quantité d’eau qui doit s’écouler, le changement de position de cet écoulement, chaque fil qui est tiré et chaque boule qui descend. S’il connaît tous ces mouvements, ce n’est pas parce qu’il considère les mouvements qui arrivent en ce moment; c’est le contraire qui a lieu, car les mouvements qui ont lieu en ce moment n’arrivent que conformément à sa science. Mais il n’en est pas de même pour celui qui contemple cette machine; car celui-ci, à chaque mouvement qu’il voit, acquiert une connaissance nouvelle, et ses connaissances ne cessent de s’accroître et de se renouveler successivement par l’observation, jusqu’à ce qu’il acquière par là la connaissance de toute la machine. Si tu supposais les mouvements de cette machine infinis, l’observateur ne pourrait jamais en acquérir une connaissance parfaite. Il est impossible aussi que l’observateur connaisse aucun de ces mouvements avant qu’il ait lieu; car ce qu’il sait, il ne le sait que par suite de ce qui survient.
Il en est de même de l’ensemble de l’univers et de son rapport à notre science et à celle de Dieu. En effet, ce que nous savons, nous autres, nous ne le savons que par suite de la contemplation des êtres; c’est pourquoi notre science ne s’étend ni sur les choses futures, ni sur ce qui est infini; mais nos connaissances se renouvellent et se multiplient selon les choses dont nous acquérons la connaissance. Il n’en est pas de même de Dieu, je veux dire que ce n’est pas des choses que lui vient la connaissance qu’il en a, de sorte qu’il y aurait là multiplicité et renouvellement (de sciences); au contraire, ces choses dépendent de sa science, qui les a précédées et les a établies telles qu’elles sont, soit êtres séparés, soit individus matériels et permanents, soit êtres matériels, individuellement variables, mais qui (dans leur ensemble) suivent un ordre impérissable et inaltérable. Pour Dieu donc, il n’y a pas de science multiple, et il ne peut survenir rien de nouveau dans sa science, qui est inaltérable; car, en connaissant toute la réalité de son essence inaltérable, il connaît par là même tout ce qui doit nécessairement résulter de ses actions. Faire des efforts pour comprendre comment cela se fait, ce serait comme si nous faisions des efforts pour que nous soyons lui (Dieu) et pour que notre perception soit la sienne. Ainsi donc, celui qui cherche sincèrement la vérité, doit croire que rien absolument n’est inconnu à Dieu, et qu’au contraire, tout est manifeste pour sa science, qui est son essence, mais qu’il nous est absolument impossible de connaître ce genre de perception. Si nous savions nous en rendre compte, nous posséderions nous-mêmes l’intelligence qui donne ce genre de perception; mais c’est là une chose qu’aucun être, hormis Dieu, ne possède, et qui est elle-même l’essence divine. Il faut te bien pénétrer de cela; car j’affirme que c’est là une pensée très-profonde et une opinion vraie, dans laquelle, si on l’approfondit, on ne trouvera ni erreur ni fausse apparence, (opinion) qui n’offre aucune invraisemblance, et par laquelle on n’attribue à Dieu aucune imperfection. Certes, ces questions sublimes et graves ne sauraient aucunement être l’objet d’une démonstration, ni selon l’opinion que nous professons, nous autres sectateurs de la Loi, ni selon l’opinion des philosophes, quelque divisés qu’ils soient d’ailleurs sur le problème (qui nous occupe). Pour tous les sujets donc qui ne sont pas susceptibles d’être démontrés, il faut suivre la méthode que nous avons suivie pour le problème dont il s’agit, je veux parler du problème de l’omniscience de Dieu. Comprends bien cela.
Chapter 22
L’histoire de Job, si étrange et si étonnante, se rapporte au sujet dont nous nous occupons; je veux dire qu’elle est une parabole qui a pour but d’exposer les opinions des hommes sur la Providence. Tu sais que certains docteurs disent expressément: «Job n’a jamais existé, et ce n’est là qu’une parabole.» Ceux-là même qui croient qu’il a existé et que c’est une histoire qui est (réellement) arrivée, ne savent lui assigner ni temps ni lieu. Quelques docteurs disent qu’il exista du temps des patriarches; d’autres disent, du temps de Moïse; d’autres encore, du temps de David; d’autres enfin disent qu’il fut de ceux qui revinrent de Babylone. Mais tout cela ne fait que confirmer l’opinion de ceux qui disent qu’il n’a jamais existé. En somme, qu’il ait existé ou non, toujours est-il que tous les lecteurs ont été jetés dans la perplexité par son histoire telle qu’elle nous est racontée; de sorte qu’on a objecté contre la science et la Providence de Dieu ce que j’ai déjà mentionné, à savoir, que l’homme vertueux et parfait, plein de probité dans ses actions, et qui a le plus grand soin d’éviter les péchés, est pourtant frappé, coup sur coup, de grands malheurs, dans sa fortune, dans ses enfants et dans sa personne, sans l’avoir mérité par un péché quelconque. Selon les deux opinions encore, que Job ait existé ou non, le prologue du livre, je veux dire le discours de Satan, les paroles que Dieu adresse à Satan, Job livré au pouvoir de ce dernier, tout cela (dis-je), pour tout homme intelligent, est indubitablement une parabole. Cependant ce n’est pas là une parabole comme il y en a tant, mais une parabole à laquelle se rattachent des pensées profondes, des choses qui forment le mystère de l’univers, et qui sert à éclaircir de grandes obscurités et à manifester les plus hautes vérités. Je vais t’en dire tout ce qui peut se dire, et je rapporterai les paroles des docteurs qui ont éveillé mon attention sur tout ce que j’ai pu comprendre de cette importante parabole.
La première chose qui doit fixer ton attention, ce sont les mots: Il y avait dans le pays de ’OUÇ (Hus) un homme (Job, I. 1), où l’on se sert d’un homonyme, qui est Ouç (עוץ); car c’est à la fois un nom d’homme: son premier né Ouç (Genèse, 22, 21), et l’impératif d’un verbe (exprimant l’idée de) réfléchir, méditer, par exemple עוצו עצה, prenez conseil (Isaïe, 8, 10). C’est donc comme si l’on disait: Médite sur cette parabole, réfléchis-y, cherche à en pénétrer le sens, et vois quelle est l’opinion vraie. Ensuite on raconte que les fils de Dieu (les anges) vinrent se présenter devant l’Éternel, et que Satan se présenta au milieu d’eux. On ne dit pas «les fils de Dieu et Satan vinrent se présenter devant l’Éternel,» de sorte que tous se seraient trouvés là au même titre; mais on s’exprime ainsi: Les fils de Dieu vinrent se présenter devant l’Éternel, et Satan aussi vint au milieu d’eux (Job, 1, 6; II, 1). Par celle manière de s’exprimer, on désigne quelqu’un qui est venu, sans que ce fût lui qu’on ait eu en vue et sans que sa présence ait été recherchée, mais qui plutôt, à l’occasion de l’arrivée de ceux dont on avait eu en vue la présence, s’est présenté au milieu des arrivants. — Ensuite on dit que ce Satan errait sur la terre et la parcourait; il n’y a donc aucun rapport entre lui et le monde supérieur, auquel il n’a point accès. Tel est le sens des mots: (Je viens) d’errer sur la terre et de la parcourir (ibid., I, 7; II, 2); car il n’erre et ne se promène que sur la terre. — Ensuite on rapporte que cet homme intègre et parfait fut livré entre les mains de Satan, et que celui-ci fut la cause de tous les malheurs qui le frappèrent dans sa fortune, dans ses enfants et dans sa personne.
Après avoir ainsi indiqué l’idée sous-enten-due, on commence à exposer ce que les penseurs ont dit sur ce sujet; on rapporte d’abord une opinion qu’on attribue à Job, puis d’autres opinions (sont attribuées) à ses amis. Je t’exposerai clairement ces différentes opinions, qui causèrent chez eux un si grand conflit d’idées sur cet événement dont Satan seul était la cause, tandis qu’ils croyaient tous, tant Job que ses amis, que Dieu avait agi lui-même, sans l’intermédiaire de Satan. Ce qu’il y a de plus étonnant et de plus remarquable dans ce récit, c’est qu’on n’attribue point à Job la science et qu’on ne l’appelle pas un homme sage, ou intelligent, ou savant; car, au contraire, on ne lui attribue que d’excellentes mœurs et la droiture dans les actions. En effet, s’il avait été un sage, sa situation n’aurait eu pour lui rien d’obscur, comme on l’exposera plus loin.
Je ferai remarquer encore que les malheurs de Job sont présentés dans une certaine gradation, selon les différents caractères des hommes. En effet, il y a des hommes qui ne s’effrayent pas de la perle de leur fortune, dont ils font peu de cas, mais qui sont saisis de terreur par la mort de leurs enfants et en meurent de tristesse. Il y en a d’autres qui supportent avec résignation même la perte des enfants; mais aucun être qui a la sensation ne peut supporter les douleurs. Tous les hommes, je veux parler du vulgaire, glorifient Dieu de leur langue, et le disent juste et bienfaisant quand ils sont heureux et à l’aise, ou même dans un état de souffrance supportable. Mais quand arrivent ces malheurs qu’on rapporte de Job, alors il y en a qui, en perdant seulement leur fortune, blasphèment et croient que l’univers entier manque de bon ordre; d’autres, quoique affligés de la perte de la fortune, continuent à croire à la justice (divine) et au bon ordre (de l’univers), mais s’ils sont éprouvés par la perte des enfants, ils ne peuvent se résigner; d’autres enfin se résignent et ne sont pas troublés dans leur foi, même lorsqu’ils perdent leurs enfants, mais aucun d’eux ne supporte les douleurs du corps sans se plaindre et sans blasphémer, soit avec sa langue, soit dans sa pensée.
En parlant des fils de Dieu, on dit les deux fois qu’ils vinrent se présenter devant l’Éternel (ibid., I, 6; II, 1). Mais pour ce qui est de Satan, bien qu’il vînt au milieu d’eux la première et la seconde fois, on ne se sert pas à son égard la première fois de l’expression להתיצב, se présenter, tandis que la seconde fois on dit (II, 1): «Et Satan aussi vint au milieu d’eux se présenter devant l’Éternel.» Il faut en bien comprendre l’idée, et tu reconnaîtras combien elle est remarquable; tu te convaincras alors que c’est en quelque sorte par une inspiration divine que j’ai trouvé toutes ces idées. En effet, les mots se présenter devaut l’Éternel signifient qu’ils se tenaient là assujettis à l’ordre émané de sa volonté. C’est ainsi que Zacharie, en parlant des quatre chariots sortant etc., dit: L’ange me répondit et dit: Ce sont les quatre vents qui sortent de là où ils se présentaient מהתיצב devant le maître de toute la terre (Zacharie, 6, 5). — Il est donc clair que les fils de Dieu et Satan n’occupent pas le même rang dans l’univers; au contraire, les fils de Dieu sont plus stables et plus durables, mais lui aussi (Satan) occupe dans l’univers un certain rang au-dessous du leur.
Ce qu’il y a encore de remarquable dans cette parabole, c’est que, après avoir dit que Satan errait particulièrement sur la terre et avoir parlé des actes auxquels il se livrait, on déclare qu’il lui est interdit de s’emparer de l’âme, que toutes ces choses terrestres sont mises en son pouvoir, mais qu’il y a une barrière entre lui et l’âme humaine; tel est le sens de ces mots: אך את נפשו שמור, seulement prends garde à son âme (Job, 2, 6). Je t’ai déjà exposé que, dans notre langue, le mot נפש, âme, est un homonyme, et qu’il s’applique à la chose qui reste de l’homme après la mort; c’est sur cette chose que Satan n’a pas de pouvoir.
Après ces observations, écoute cette parole si instructive émanée des sages, auxquels on peut à juste titre appliquer le nom de sages, (parole) qui a éclairci tout ce qui est obscur, mis à découvert tout ce qui était voilé, et révélé la plupart des mystères de la Loi; je veux parler de ce qu’ils disent dans le Talmud: «Rabbi Siméon, fils de Lakisch, dit: Satan, le mauvais penchant et l’ange de la mort sont une seule et même chose.» Tout ce que nous avons dit, ce passage le révèle d’une manière qui n’aura rien d’obscur pour celui qui sait comprendre. Il est donc clair que ces trois noms désignent une seule et même idée, et que toutes les actions attribuées à chacune de ces trois choses sont l’action d’une seule et même chose. C’est là aussi ce qu’ont exprimé les anciens docteurs de la Mischna: «On a enseigné ce qui suit: il descend et séduit, puis il monte et accuse, et enfin ayant obtenu la permission, il ôte la vie.» Tu comprendras maintenant que ce que David vit dans une vision prophétique au moment de la peste,—l’ange tenant dans sa main un glaive nu tendu vers Jérusalem (I Chron., 21, 16), — ne lui apparut que pour lui indiquer une certaine idée, laquelle idée est la même que celle dont on parle aussi dans une vision prophétique, au sujet du péché commis par les fils du grand prêtre Josué: Et Satan se tenait à sa droite pour l’accuser (Zacharie, 3, 1). A la suite (de ce dernier passage), on déclare combien Satan est éloigné de Dieu: L’Éternel te réprouve, ô Satan! l’Éternel, lui qui a élu Jérusalem, teréprouve (ibid., v. 2). C’est lui aussi que Bileam, dans une vision prophétique, vit sur son chemin, et qui lui dit: Voici, je suis sorti pour être un adversaire (Nombres, 22, 52).
[Il faut savoir que le mot SATAN (שׂטן) est dérivé du verbe SATÁ (שׂטה, se détourner), par exemple détourne-toi (שְׂטֵה) de lui et passe (Prov., 4, 15), je veux dire que ce mot renferme le sens de se détourner, s’écarter; car Satan est indubitablement celui qui détourne des voies de la vérité et qui fait qu’on se perd dans les voies de l’erreur]. — Cette même idée est exprimée aussi par ces mots: car le penchant du cœur de l’homme est mauvais dès son enfance (Genèse, 8, 21). Tu sais combien est répandue dans notre religion l’idée du bon et du mauvais penchant, et tu connais cette parole des docteurs: «par tes deux penchants». Ailleurs ils disent que le mauvais penchant surgit dans l’individu humain dès la naissance: le péché guette à la porte (Genèse, 4, 7), et comme dit l’Écriture: dès son enfance (ibid., VIII, 21), tandis que le bon penchant ne lui arrive qu’après le perfectionnement de son intelligence. C’est pourquoi, disent–ils, dans la parabole sur le corps humain et ses différentes facultés, contenue dans ce passage: une petite ville renfermant peu d’hommes etc. (Ecclés., IX, 14), le mauvais penchant est appelé un grand roi et le bon penchant est appelé un homme pauvre et sage. Toutes ces choses se trouvent dans des textes bien connus, émanés des docteurs. — Or, comme ils nous ont déclaré que le mauvais penchant est Satan, qui indubitablement est un ange, — et qui en effet est désigné comme ange, puisqu’il se trouve au nombre des fils de Dieu, — le bon penchant aussi est en réalité un ang. Ainsi donc, quand les docteurs disent, comme tout le monde sai, que chaque homme est accompagné par deux anges, l’un à sa droite et l’autre à sa gauche, il s’agit du bon penchant et du mauvais penchant; et en effet ils disent expressément dans la Guemara de Schabbâth: «l’un bon, l’autre mauvai.» — Tu vois donc combien de choses merveilleuses nous sont révélées par cette parole, et combien de fausses idées elle fait disparaître.
Je crois maintenant avoir exposé et éclairci à fond l’histoire de Job. Mais je veux aussi t’exposer quelle est l’opinion attribuée à Job et quelle est celle qu’on attribue à chacun de ses amis, en alléguant des preuves que je recueillerai dans leurs discours respectifs. Il ne faut pas faire attention aux autres paroles, nécessitées par l’ensemble du discours, comme je te l’ai exposé au commencement de ce traité.
Chapter 23
Cette histoire de Job admise (comme vraie), la chose sur laquelle de prime abord les cinq personnages, c’est-à-dire Job et ses amis, furent d’accord, c’était que Dieu avait connaissance de tout ce qui était arrivé à Job, et que c’était Dieu qui l’avait frappé de tous ces malheurs. Tous aussi s’accordaient à reconnaître que Dieu ne saurait être taxé d’injustice et qu’on ne saurait lui attribuer d’iniquité. Ce sont là des idées qu’on trouve souvent répétées même dans les paroles de Job. Si l’on considère les paroles que les cinq hommes échangent dans leur dialogue, on serait tenté de croire que ce que dit l’un, tous les autres le disent également, et que les mêmes idées se répètent et se croisent. Du côté de Job, elles ne sont interrompues que par la description qu’il fait des violentes douleurs et souffrances qu’il subit malgré sa droiture, par la peinture de sa justice, de son noble caractère et de la bonté de ses actions. De leur côté, ses amis mêlent, dans les discours qu’ils lui adressent, des exhortations à la patience, des consolations et de douces paroles, disant qu’il devait se taire et ne pas lâcher la bride à ses paroles, comme quelqu’un qui se dispute avec son semblable, mais plutôt se soumettre en silence aux décrets de la Divinité. A quoi il répond que les violentes douleurs empêchent d’être patient et ferme, et de s’exprimer comme il convient. Tous ses amis s’accordent à soutenir que ceux qui font le bien en sont récompensés, et que ceux qui font le mal en sont punis. Si, disent-ils, on voit un pécheur dans le bonheur, on peut être certain que le contraire aura lieu dans l’avenir; il périra, et des malheurs fondront sur lui, sur ses enfants et sur sa race. Si, au contraire, on voit un homme pieux dans l’adversité, celui-ci ne pourra manquer d’obtenir une réparation. Cette idée, tu la trouveras répétée dans les discours d’Éliphaz, de Bildad et de Sophar, et les trois sont d’accord sur cette opinion. Mais ce n’est pas là le but de toute cette histoire, où l’on a eu plutôt en vue de faire connaître ce que chacun d’eux professait en particulier et l’opinion qu’il avait sur un événement où nous voyons l’homme le plus intègre et de la plus parfaite droiture frappé des calamités les plus grandes et les plus violentes.
Selon l’opinion de Job, cet événement prouvait que l’homme vertueux et l’impie sont égaux devant Dieu, qui méprise l’espèce humaine et l’abandonne. C’est ainsi qu’il dit entre autres: C’est la même chose; c’est pourquoi je dis: il détruit l’homme intègre et l’impie; si le flot tue subitement, il se rit de la calamité des innocents (Job, 9, 22 23); c’est-à-dire, si le torrent arrive subitement, fait périr et enlève tous ceux qu’il rencontre, il (Dieu) se rit de la calamité des innocents. Il confirme ensuite cette opinion en disant: L’un meurt dans la plénitude de sa force, tout tranquille et paisible; ses vases sont pleins de lait etc. L’autre meurt l’âme affligée, sans avoir joui du bonheur. Ensemble ils seront couchés dans la poussière, et les vers les couvriront (XXI, 23-26). Il allègue encore pour preuve l’état prospère des méchants et leur bonheur, et il s’étend beaucoup là-dessus: Quand j’y pense, dit-il, je suis effrayé et ma chair est saisie de tremblement. Pourquoi les impies vivent-ils, vieillissant et augmentant de force? Leur postérité est debout devant eux etc. (ibid., v. 6-8). Après avoir décrit ce bonheur parfait, il dit à ses interlocuteurs: Admettons qu’il en soit comme vous le prétendez, que les enfants de ce mécréant heureux périssent quand il n’est plus et que leur trace disparaisse, quel dommage résulte-t-il pour cet homme heureux de ce qui arrivera à sa famille quand il ne sera plus? Que lui importe sa famille (qu’il laisse) après lui, quand le nombre de ses mois est accompli (ibid., v. 21)? Ailleurs il déclare qu’il ne faut rien espérer après la mort, de sorte qu’il ne reste pas autre chose à dire, si ce n’est qu’il y a abandon. Il exprime donc son étonnement de ce que Dieu, n’ayant pas négligé, dans le principe, la création de l’individu humain, néglige pourtant de le gouverner, et il dit: Ne m’as-tu pas coulé comme du lait, coagulé comme le fromage etc. (X, 10)? — C’est là une des opinions professées sur la Providence. Les docteurs, tu le sais, déclarent cette opinion de Job extrêmement blâmable, en se servant d’expressions comme les suivantes: «Poussière sur la bouche de Job. — Job voulait renverser le plat sur son bord. —Job niait la résurrection des morts. — Job s’était mis à prononcer des blasphèmes.» Si cependant Dieu dit à Éliphaz: car vous n’avez pas parlé convenablement de moi comme mon serviteur Job (42, 7), les docteurs, pour justifier cela, disent: «L’homme n’est pas responsable quand il souffre», c’est-à-dire qu’il (Job) était excusable à cause de ses violentes souffrances. Mais de telles paroles ne cadrent pas avec toute cette parabole. La cause (du discours en question) n’est autre que celle que je vais t’exposer: C’est que Job était revenu de cette opinion extrêmement erronée et en avait lui-même démontré la fausseté. Ce n’était là qu’une opinion qui surgit de prime abord, surtout chez un homme frappé de malheurs et intimement convaincu de son innocence, et c’est ce que personne ne contestera; c’est pourquoi cette opinion est attribuée à Job. Cependant celui-ci ne proférait tous ces discours que tant qu’il était dans l’ignorance et qu’il ne connaissait Dieu que par tradition, comme le connaît la foule des hommes religieux; mais dès qu’il eut de Dieu une connaissance certaine, il reconnut que la vraie félicité, qui consiste dans la connaissance de Dieu, est réservée à tous ceux qui le connaissent, et qu’aucune de toutes ces calamités ne saurait la troubler chez l’homme. Ces félicités imaginaires, comme la santé, la richesse, les enfants, Job les avait considérées comme but, tant qu’il ne connaissait Dieu que par tradition et non par la réflexion; c’est pourquoi il tomba dans tous ces égarements et proféra ces discours (blâmables). Tel est le sens de ces paroles: Je n’avais fait qu’entendre parler de toi, mais maintenant mon œil t’a vu; c’est pourquoi je rejette (tout cela) et je me repens de la poussière et de la cendre (XLII, 5, 6). Ces mots doivent se compléter ainsi suivant le sens: «C’est pourquoi je méprise tout ce que j’avais désiré autrefois, et je me repens d’avoir été dans la poussière et la cendre;» car c’est cette situation qu’on lui attribue (en disant): Et il était assis dans la cendre (II, 8). C’est donc à cause de ce discours final, qui indique la perception vraie, qu’il est dit de lui immédiatement après: car vous n’avez pas parlé convenablement de moi comme mon serviteur Job.
L’opinion d’Éliphaz sur cet événement est également une des opinions professées sur la Providence. Selon lui, en effet, tous les malheurs qui avaient frappé Job, il les avait mérités; car il avait commis des péchés qui lui avaient mérité ce sort. C’est là ce qu’il dit à Job: Ton impiété n’est-elle pas grande, tes iniquités ne sont-elles pas sans fin (XXII, 5)? Ailleurs il dit à Job: «Les bonnes actions et la conduite vertueuse sur lesquelles tu le fies ne font pas que tu sois nécessairement un homme parfait devant Dieu, de manière que tu ne puisses être puni: Certes, il n’a pas confiance en ses serviteurs, il trouve des défauts même dans ses anges. Qu’en sera-t-il de ceux qui habitent dans des maisons d’argile, qui ont leur fondement dans la poussière (IV, 18-19)?» Éliphaz ne cesse de répéter cette pensée; je veux dire qu’il croit que tout ce qui arrive à l’homme, il a dû le mériter, mais que les fautes par lesquelles nous méritons le châtiment échappent à notre perception, et (que nous ignorons) de quelle manière elles nous ont valu le châtiment.
L’opinion de Bildad le Schouhite sur cette question est celle qui admet la compensation. En effet, il dit à Job: «Ces grands malheurs, si toutefois tu es pur et que tu n’aies pas commis de péché, ont pour raison de te faire mériter une récompense d’autant plus grande; et certes tu auras la plus belle compensation. Tout cela est donc un bien pour toi, c’est afin que le bonheur dont tu jouiras à l’avenir soit d’autant plus grand.» Tel est le sens de ces paroles qu’il adresse à Job: Si tu es pur et juste, certes il veillera sur toi et fera prospérer ta demeure de justice; et si ton commencement a été chétif, ton avenir sera très-prospère (VIII, 6 et 7). Tu sais que cette opinion sur la Providence est très-répandue, et nous l’avons déjà exposée.
L’opinion de Sophar le Naamathite est celle qui admet que tout dépend de la seule volonté de Dieu, qu’il ne faut chercher aucune raison dans les actions divines, et qu’il ne faut point demander pourquoi il a fait telle chose ou telle autre chose. C’est pourquoi, dans tout ce que fait Dieu, il ne faut chercher ni une raison de justice, ni une exigence de sa sagesse, car il est de sa grandeur et de sa véritable essence de faire ce qu’il veut, mais nous sommes incapables de pénétrer dans les secrets de sa sagesse, qui exige qu’il agisse selon sa volonté et sans aucune autre raison. C’est là ce qu’il dit à Job: Puisse Dieu parler et ouvrir ses lèvres pour toi! Il t’annoncerait les secrets de la sagesse; car il y a là doublement de quoi t’instruire. Peux-tu trouver l’impénétrable (secret) de la Divinité? Peux-tu pénétrer la perfection du Tout-Puissant (XI, 5, 6, 7)?
Tu vois, par conséquent, si tu y réfléchis, comme cette histoire, qui a tant troublé les hommes, a été (sagement) disposée, de manière à amener les différentes opinions sur la Providence que nous avons précédemment exposées. On y présente chacune de ces opinions à part, et on l’attribue à un des hommes de l’antiquité, célèbres par la vertu et la science, si toutefois c’est une parabole; ou bien même ils ont pu réellement parler ainsi, si c’est une histoire vraie. Ainsi, l’opinion attribuée à Job est conforme à celle d’Aristote; l’opinion d’Eliphaz, à celle de notre religion; l’opinion de Bildad correspond à la doctrine des Motazales; enfin l’opinion de Sophar correspond à la doctrine des Ascharites. Ce sont là les opinions anciennes sur la Providence.
Tu vois ensuite une nouvelle opinion qui est celle attribuée à Elihou. C’est pourquoi ce dernier est réputé supérieur à ceux-là, et on déclare que, bien qu’il fût le plus jeune parmi eux, il les surpassait en science. Il commence par réprimander Job, qu’il taxe de sottise pour avoir montré de l’orgueil et pour s’être étonné des malheurs qui l’ont frappé, quoiqu’il n’eût fait que le bien; car il s’était longuement vanté de ses actions. Ensuite il taxe également de radotage l’opinion des trois amis de Job sur la Providence, et il se sert d’expressions si singulièrement énigmatiques, que le lecteur, en considérant ses paroles, s’étonne d’abord, croyant qu’il n’ajoute absolument rien à ce qu’avaient dit Eliphaz, Bildad et Sophar, et qu’au contraire il ne fait que répéter leurs idées par d’autres termes et avec plus de développement. En effet, il ne fait autre chose que réprimander Job, décrire la justice divine et les merveilles de l’univers et (proclamer) que Dieu n’est affecté ni par la vertu de l’homme pieux, ni par le péché de l’impie; mais toutes ces choses, les amis de Job les avaient déjà dites. Cependant, en y réfléchissant, tu comprendras l’idée nouvelle qu’il y a apportée et qui était son but, idée qu’aucun d’eux n’avait exprimée auparavant. Avec cette idée pourtant il a répété tout ce que ceux–là avaient dit, de même qu’eux tous, Job et ses trois amis, répètent chacun l’idée exprimée par les autres, comme je te l’ai déjà dit; et cela a pour but de cacher ce que l’opinion personnelle de chacun a de particulier, de manière qu’il semble au vulgaire qu’ils se rencontrent tous dans une seule et même opinion, quoiqu’il n’en soit pas ainsi. L’idée qu’ajoute Elihou et qu’aucun d’eux n’avait exprimée, c’est celle qu’il présente allégoriquement par l’intercession d’un ange. C’est, dit-il, une chose attestée et bien connue, que lorsqu’un homme est malade à la mort et qu’on désespère de lui, s’il a un ange, n’importe lequel, qui intercède pour lui, l’intercession de ce dernier sera agréée, le malade se rétablira, sera sauvé et reviendra au meilleur état possible. Cependant, cela ne peut pas se continuer toujours, et il ne peut y avoir d’intercession continuelle, à tout jamais, mais seulement deux ou trois fois. C’est là ce qu’il dit: S’il a un ange qui intercède pour lui etc. (XXXIII, 23); et, après avoir décrit l’état progressif du convalescent et la joie que lui cause son retour à la parfaite santé, il ajoute: Tout cela, Dieu le fait deux ou trois fois pour l’homme (ibid., v. 29).— C’est là une idée qui n’est exposée que par Elihou seul; mais ce qu’il ajoute en outre, avant (d’exprimer) cette idée, c’est qu’il commence par décrire comment arrive l’inspiration prophétique, en disant: Car Dieu parle une fois, deux fois, sans que l’on y fasse attention. Dans un songe, une vision nocturne, lorsqu’un profond sommeil pèse sur les hommes etc. (ibid., v. 14 et 15). Ensuite il confirme cette opinion, et pour montrer de quelle manière il faut l’entendre, il décrit une série de phénomènes physiques, tels que le tonnerre, la foudre, la pluie, le souffle des vents. Il y mêle aussi beaucoup de choses concernant les êtres vivants, en parlant par exemple de l’irruption de la peste; en un instant ils meurent au milieu de la nuit etc. (XXXIV, 20), de grandes guerres qui éclatent: Il brise des puissants sans nombre, et il met d’autres à leur place (ibid., v. 24), et de beaucoup d’autres choses semblables.
Tu trouveras de même que, dans la révélation qu’eut Job, et par laquelle il devint clair pour lui qu’il s’était trompé dans tout ce qu’il s’était imaginé, on ne fait constamment que décrire les choses physiques, soit les éléments, soit les météores, soit la nature de différentes espèces d’animaux, pas autre chose. Si on y parle aussi des régions éthérées, des cieux, de l’Orion, des Pléiades, c’est à cause de leur influence sur notre atmosphère; car tous les objets sur lesquels Dieu appelle l’attention de Job n’appartiennent qu’au monde sublunaire. C’est ainsi qu’Elihou aussi tire ses avertissements des différentes espèces d’animaux: Il nous instruit, dit-il, par les animaux de la terre, il nous rend sages par les oiseaux du ciel (XXXV, 11). Dans ce discours (de Dieu), on s’étend principalement sur la description du Leviathan, qui est un assemblage de propriétés corporelles diverses, appartenant aux animaux qui marchent, qui nagent ou qui volent — Par toutes ces choses on veut dire que nos intelligences n’arrivent pas à comprendre comment sont nées ces choses physiques existant dans le monde de naissance et de corruption,ni à concevoir quelle est l’origine de la force physique existant dans elles. Ce ne sont pas là des choses qui ressemblent à ce que nous faisons, nous autres; et comment pourrions-nous vouloir établir une comparaison entre la manière dont Dieu les gouverne et en a soin, et la manière dont nous gouvernons et soignons ce qui est confié à notre gouvernement et à nos soins? En effet, il convient de nous arrêter à ce peu (que nous en savons) et de croire que rien ne saurait être caché à Dieu, comme dit Elihou: Car il a les yeux sur les voies de l’homme et il voit tous ses pas. Il n’y a pas de ténèbres, pas d’obscurité, où les artisans d’iniquité puissent se cacher (XXXIV, 21-22). Mais l’idée de la Providence de Dieu n’est pas la même que celle de la nôtre, et l’idée du régime dont les créatures sont l’objet de la part de Dieu n’est pas la même que celle du régime que nous exerçons; ces deux (choses respectives) ne rentrent pas sous une même définition, comme on le croit par égarement, et n’ont rien de commun que le seul nom, de même que notre action et celle de Dieu ne se ressemblent point et ne rentrent pas sous une même définition. De même que les œuvres de la nature diffèrent des œuvres de l’art, de même le régime divin, la Providence divine, l’intention divine, dont ces choses physiques sont l’objet, diffèrent de notre régime humain, de notre prévoyance et de notre intention à l’égard des choses qui en sont l’objet.
Le livre de Job tout entier a pour but d’établir cet article de foi et d’appeler l’attention sur les preuves qu’on peut déduire des choses physiques, afin que tu ne te trompes pas et que tu ne veuilles pas, dans ton imagination, établir une comparaison entre la science de Dieu et la nôtre, ou (croire) que l’intention, la Providence et le régime de Dieu, ressemblent à notre intention, à notre prévoyance, à notre régime. L’homme qui se sera pénétré de cela supportera facilement toute calamité. Les malheurs ne le feront plus douter de Dieu, et (il ne se demandera plus) si Dieu en a connaissance ou non, s’il a soin (de l’homme) ou s’il l’abandonne; au contraire, ils lui inspireront plus d’amour, comme il est dit à la fin de cette révélation: C’est pourquoi je rejette tout cela et je me repens de la poussière et de la cendre, et comme s’expriment les docteurs: «Ceux qui pratiquent (les devoirs) par amour de Dieu et supportent les souffrances avec joie, etc.»
Si tu considères tout ce que je viens de dire avec l’attention qu’exige la lecture de ce traité, et si ensuite tu examines le livre de Job, tu en comprendras le sens, et tu trouveras que j’en ai résumé toutes les idées, ne laissant de côté que ce qui est un simple ornement du style et ne sert qu’à achever l’allégorie, comme je te l’ai exposé plusieurs fois dans ce Traité.
Chapter 24
L’idée de l’épreuve est également très-obscure et forme une des plus grandes difficultés de la religion. La Loi en parle dans six passages, comme je te l’exposerai dans ce chapitre.
Quant à la manière dont le vulgaire entend généralement l’idée de l’épreuve, — à savoir, que Dieu envoie des calamités à un homme, sans que celui-ci ait commis aucun péché et afin de lui accorder une récompense d’autant plus grande, — c’est là un principe qui n’est mentionné expressément par aucun texte de la Loi, et, parmi les six passages du Pentateuque, il n’y en a qu’un seul qui, pris à la lettre, puisse faire croire une pareille chose; j’en expliquerai plus loin le sens. Cette opinion se trouve même en opposition avec celle que la Loi pose en principe; car il est dit: un Dieu de vérité et sans iniquité (Deutér., 32, 4).
Cette opinion vulgaire n’est pas non plus admise par tous les docteurs; car il y en a qui disent: «pas de mort sans péché, pas de châtiment sans crime.» C’est, en effet, cette dernière opinion que doit admettre tout homme religieux doué d’intelligence, et il ne doit pas attribuer à Dieu l’injustice, de manière à croire que Zeid est pur de tout péché, qu’il est un homme parfait et qu’il n’a point mérité ce qui lui est arrivé.
Quant aux épreuves, que le Pentateuque mentionne dans les passages en question, elles ont pour objet, en apparence, de faire une expérience et une enquête, afin de connaître le degré de foi de tel homme ou de telle nation, ou le degré de sa piété. Mais c’est là précisément la grande difficulté, et particulièrement dans l’histoire du sacrifice d’Isaac qui n’était connu que de Dieu et des deux personnages, à l’un desquels il fut dit: car maintenant j’ai reconnu que tu crains Dieu (Genèse, 22, 12). Il en est de même de ce passage: car l’Éternel votre Dieu vous éprouve pour savoir si vous aimez etc. (Deutér., 13, 4), et de cet autre passage: pour connaître ce qui était dans ton cœur (ibid., VIII, 2). Je vais maintenant te résoudre toutes ces difficultés.
Sache que toutes les fois que, dans le Pentateuque, il est question d’une épreuve, celle-ci n’a d’autre but et d’autre objet que de faire connaître aux hommes ce qu’ils doivent faire ou ce qu’ils doivent croire. Par conséquent, l’épreuve consiste, pour ainsi dire, dans l’accomplissement d’un certain acte où l’on n’a pas en vue cet acte en lui-même, lequel au contraire n’est proposé que comme exemple que l’on doit suivre et prendre pour modèle. Ainsi donc, quand il est dit: pour savoir si vous aimez etc. (Deutér., 13, 4), cela ne signifie pas: pour que Dieu le sache, car lui il le savait déjà; mais cela ressemble à cet autre passage: pour savoir que je suis l’Éternel qui vous sanctifie (Exode, 31, 13). Là, le sens est: pour que les nations sachent; et de même il dit ici: «S’il s’élève un homme qui s’arroge la prophétie et que vous voyiez ses prestiges qui font croire qu’il dit vrai, vous saurez que c’est là une chose par laquelle Dieu aura voulu faire connaître aux nations à quel point vous êtes pénétrés de sa Loi, combien vous êtes capables de comprendre le véritable être de Dieu, que vous ne vous laissez pas tromper par la fourberie d’un imposteur, et que votre foi en Dieu n’est pas ébranlée; et cela servira de point d’appui à tous ceux qui aspirent à la vérité, de manière qu’ils chercheront des croyances qui soient assez solides pour qu’en leur présence on n’ait plus aucun égard au faiseur de miracles. En effet, celui-ci inviterait à croire ce qui est impossible; mais il ne peut être utile d’avoir recours au miracle que lorsqu’on proclame quelque chose de possible, comme nous l’avons exposé dans le Mischné Tôrâ.
— Puis donc qu’il est évident que l’expression לדעת, pour savoir, signifie ici: afin que les hommes sachent, il en sera de même de ce qui est dit au sujet de la manne: afin de t’humilier et de t’éprouver, pour connaître ce qui était dans ton cœur, si tu observerais ses commandements ou non (Deutér., 8, 2), c’est-à-dire pour que les peuples le sachent et qu’il soit publié dans le monde entier que ceux qui se consacrent au culte de Dieu reçoivent leur nourriture d’une manière inattendue. C’est exactement dans le même sens que, là où on parle pour la première fois de la chute de la manne, il est dit: afin que je l’éprouve pour savoir s’il se conduira d’après ma loi ou non (Exode, 16, 4); ce qui veut dire, afin que chacun y puise une leçon et qu’il voie s’il est utile de se consacrer au culte de Dieu et si cela est suffisant, ou non. Quant à ce qui est dit au sujet de la manne une troisième fois: Celui qui te nourrit, dans le désert, de la manne que tes pères n’avaient point connue, afin de t’humilier et de t’éprouver, pour te faire du bien dans l’avenir (Deutér.,8, 16), ce passage pourrait faire croire que Dieu afflige quelquefois l’homme pour que celui-ci obtienne ensuite une récompense d’autant plus grande; mais, en réalité, il n’en est point ainsi. Ce passage exprime plutôt l’une des deux idées suivantes: 1° l’idée répétée au sujet de la manne dans le premier et dans le second passage, c’est-à-dire afin qu’on sache s’il suffit, ou non, de se consacrer à Dieu pour avoir la nourriture et pour être à l’abri des fatigues et des peines; ou bien 2° le mot נסותך signifierait ici t’accoutumer, sens que le même verbe a dans ce passage: Qui n’a point été accoutumée (נׅסְּתָה) à placer la plante de son pied etc. (ibid., XXVIII, 56), de sorte qu’on aurait dit ici: Dieu vous a d’abord accoutumés à la peine dans le désert afin que vous jouissiez d’un bien-être plus grand quand vous serez entrés dans le pays (de Canaan); et cela est vrai, car il est plus doux de passer de la peine au repos que d’être toujours dans le repos. On sait aussi que, s’ils n’avaient pas subi la misère et la peine dans le désert, ils n’auraient pas pu conquérir le pays, ni combattre; ce que le Pentateuque dit expressément: car Dieu disait: le peuple pourrait se repentir en voyant la guerre et retourner en Égypte. Dieu fit donc dévier le peuple du côté du désert, vers la mer Rouge (Exode, 13, 17 et 18). En effet, le bien-être fait disparaître la vaillance, tandis que les privations et les fatigues l’engendrent, et c’est là le bien que le passage en question leur promet dans l’avenir.
Quant à ce passage: car Dieu est venu pour vous éprouver (Exode, 20, 17), il a le même sens que celui du Deutéronome, où l’on dit, au sujet de celui qui prophétise au nom d’un faux dieu: car l’Éternel votre Dieu vous éprouve (Deutér., 13, 4), ce dont nous avons déjà expliqué le sens. Ici donc, dans la scène du mont Sinaï, il leur dit: Ne craignez rien, car ce grand spectacle que vous avez vu a eu lieu uniquement pour que vous pussiez, par votre propre vue, acquérir une conviction certaine, et afin que, si l’Éternel votre Dieu, pour publier votre grande foi, vous éprouvait par un faux prophète qui vous invitât à renverser ce que vous avez entendu, vous restassiez fermes, sans broncher; car si je m’étais présenté à vous comme prophète, ainsi que vous le vouliez, et si je vous eusse rapporté ce qui m’aurait été dit, sans que vous l’eussiez entendu vous-mêmes, il se pourrait que vous réputassiez vrai ce qui vous serait rapporté par un autre, quand même il viendrait renverser ce que j’aurais annoncé, puisque vous ne l’auriez pas entendu vous-mêmes dans ce spectacle.
Quant à l’histoire d’Abraham relative au sacrifice d’Isaac, elle renferme deux grandes idées qui sont fondamentales dans la religion. La première, c’est de nous faire savoir jusqu’à quelle limite doivent s’étendre l’amour et la crainte de Dieu. Il fut ordonné (à Abraham) de faire une chose à laquelle on ne saurait comparer ni sacrifice d’argent, ni même le sacrifice de la vie; c’était bien la chose la plus extraordinaire qui puisse arriver dans le monde, une de ces choses que la nature humaine ne peut être crue capable d’accepter. Figurez-vous un homme stérile, animé d’un désir extrême d’avoir des enfants, possédant une grande fortune et de la considération, et désirant que sa race devienne une nation: s’il a un fils, après avoir désespéré d’en avoir, quel amour, quelle passion il aura pour ce fils! Cependant, craignant Dieu et désirant obéir à son ordre, il fait peu de cas de ce fils chéri, renonce à tout ce qu’il avait espéré de lui et consent à l’immoler après quelques jours de voyage. Et, en effet, s’il s’était empressé de le faire à l’instant même où il en reçut l’ordre, c’eût été un acte d’étourderie et de précipitation, sans trop de réflexion; mais faire une pareille chose plusieurs jours après en avoir reçu l’ordre était un acte qui supposait la pensée et une mûre réflexion, le respect que méritait l’ordre de Dieu, ainsi que l’amour et la crainte de Dieu. Certes, il ne faut point présumer d’autres circonstances, ni supposer (chez Abraham) une impression quelconque; car, si notre père Abraham s’empressa de sacrifier Isaac, ce ne fut pas dans la crainte que Dieu ne le fit mourir ou le rendìt pauvre, mais uniquement parce qu’il est du devoir des mortels d’aimer et de craindre Dieu, abstraction faite de tout espoir de récompense et de toute crainte de châtiment, comme nous l’avons exposé dans plusieurs endroits. Si donc l’ange lui dit: car maintenant j’ai reconnu que tu crains Dieu (Genèse, 22, 12), cela signifie: cet acte, par lequel tu mérites, dans le sens absolu, (l’épithète de) ירא אלהים, craignant Dieu, fera connaître à tous les mortels jusqu’où doit aller la crainte de Dieu.
Tu sauras que cette idée a été confirmée et exposée dans la Loi, où l’on dit que l’ensemble de toute la Loi, tout ce qu’elle renferme en faits d’ordres, de défenses, de promesses et de narrations, n’a pour but qu’une seule chose, qui est la crainte de Dieu. Voici les termes: Si tu ne prends garde d’observer toutes les paroles de cette loi qui sont écrites dans ce livre, en craignant ce nom glorieux et redoutable etc. (Deutér., 28, 58). — Telle est l’une des deux idées qu’on a eues en vue dans le (récit du) sacrifice d’Isaac.
La seconde idée, c’est de nous faire savoir que les prophètes doivent prendre pour réel ce que la révélation leur apporte de la part de Dieu; car il ne faut pas s’imaginer que, cette révélation ayant lieu, comme nous l’avons exposé, dans un songe ou dans une vision, et au moyen de laf aculté imaginative, il s’ensuive que ce que les prophètes entendent ou ce qui leur est présenté dans une parabole puisse ne pas être certain, ou du moins qu’il s’y mêle quelque chose de douteux. On a donc voulu nous faire savoir que tout ce que le prophète voit dans la vision prophétique est pour lui réel et certain, qu’il ne doute de rien de tout cela et qu’il le considère à l’instar de toutes les choses réelles, perçues par les sens ou par l’intelligence. La preuve en est qu’Abraham s’empressa de sacrifier son fils unique qu’il aimait, ainsi qu’il lui avait été ordonné, bien que cet ordre lui fût parvenu dans un songe ou dans une vision. Mais si le songe prophétique avait été obscur pour les prophètes, s’il leur était resté quelques doutes ou incertitudes sur ce qu’ils percevaient dans la vision prophétique, ils ne se seraient pas empressés de faire ce qui répugne à la nature humaine, et Abraham n’aurait pas consenti à accomplir, dans le doute, un acte d’une si haute gravité.
En vérité, il convenait que cet événement, — je veux dire le sacrifice en question, — arrivât par l’intermédiaire d’Abraham et à un homme comme Isaac; car notre père Abraham fut le premier à faire connaître l’unité de Dieu et à établir le prophétisme, de manière à perpétuer cette croyance et à y attirer les hommes, comme il est dit: Car je l’ai distingué, pour qu’il prescrivit à ses fils et à sa maison après lui d’observer la voie de l’Éternel, en pratiquant la vertu et la justice (Genèse, 18, 19). De même donc qu’ils suivaient les opinions vraies et utiles qu’ils avaient entendues de lui, de même on doit suivre les opinions puisées dans ses actes, et particulièrement dans cet acte par lequel il a affermi le principe fondamental de la vérité de la prophétie, et par lequel il nous a fait savoir jusqu’où doivent aller la crainte et l’amour de Dieu.
Telles sont les idées que l’on doit se former des épreuves, et il ne faut pas croire que Dieu veuille éprouver et expérimenter une chose, afin de savoir ce qu’il n’a pas su auparavant. Qu’il est bien au-dessus de ce que s’imaginent, dans leurs pensées perverses, les hommes ignorants et stupides! Il faut te bien pénétrer de cela.
Chapter 25
Les actions, eu égard à leur but, peuvent se diviser en quatre espèces: action oiseuse, action frivole, action vaine et action bonne et utile. L’action qu’on appelle vaine est celle qu’on accomplit dans un certain but, lequel pourtant n’est pas atteint, parce que certains empêchements s’y opposent. Souvent tu entendras dire à quelqu’un: «Je me suis fatigué en vain», lorsqu’il s’est fatigué à chercher une personne qu’il n’a pas trouvée, ou lorsqu’il a entrepris un voyage fatigant sans avoir fait un commerce lucratif. On dit encore: «Notre peine pour ce malade a été vaine», lorsque celui-ci n’est pas revenu à la santé. Il en est de même de toutes les actions par lesquelles on cherche à atteindre un but; (on les appelle vaines) quand le but n’est pas atteint. — L’action oiseuse est celle par laquelle on ne vise absolument à aucun but, comme certaines gens, en méditant, jouent avec leurs mains, et comme font les distraits et les étourdis. — L’action frivole est celle où l’on a en vue un but insignifiant, je veux dire, par laquelle on vise à une chose qui n’est pas nécessaire et qui n’a pas même une grande utilité; ainsi, par exemple, quand on danse sans avoir pour but de se donner de l’exercice, ou quand on fait des choses qui ont pour but de faire rire, ce sont indubitablement des choses qu’on appellera frivoles. Mais il y a ici à faire une différence, selon le but et la valeur de ceux qui agissent; car il y a beaucoup de choses qui, aux yeux de certaines gens, sont nécessaires ou très-utiles, tandis que, selon d’autres, on n’en a nul besoin. Ainsi, par exemple, aux yeux de ceux qui connaissent la médecine, les différentes espèces d’exercices du corps sont nécessaires pour bien conserver la santé; et, aux yeux des savants, l’écriture est une chose trèsutile. Celui-là donc qui, en vue de sa santé, se livre à des exercices, tels que le jeu de paume, la lutte, le pugilat, la retenue de la respiration, ou qui, en vue de l’écriture, taille le kalam (roseau) ou prépare le papier, fait aux yeux des ignorants un acte frivole, mais qui n’est pas frivole aux yeux des savants. — L’action bonne et utile est celle qu’on accomplit en vue d’un but noble, je veux dire nécessaire ou utile, et qui fait atteindre ce but.
— C’est là, il me semble, une classification contre laquelle on ne saurait élever aucune objection. En effet, celui qui accomplit un acte quelconque, tantôt vise à un certain but, tantôt n’a aucun but; et le but qu’on a en vue est tantôt noble, tantôt insignifiant, et tantôt il est atteint, tantôt il ne l’est pas. Cette classification est donc de toute nécessité.
Après cet exposé, je dis: Un homme intelligent ne saurait soutenir qu’une action quelconque de Dieu puisse être vaine, ou oiseuse, ou frivole. Selon notre opinion à nous tous qui suivons la Loi de Moïse notre maître, toutes ses actions sont bonnes et utiles, comme il est dit: Et Dieu vit tout ce qu’il avait fait, et crétait très-bien (Genèse, 1, 31). Par conséquent, tout ce que Dieu fait en vue de quelque chose est ou nécessaire ou très-utile pour l’existence de cette chose qu’il a en vue. Ainsi, par exemple, la nourriture est nécessaire à l’animal pour sa conservation, et les yeux lui sont très-utiles pour cela; aussi la nourriture n’a-t-elle d’autre but que de conserver l’animal pendant un certain temps, et les sens n’ont pour but que l’utilité que leurs perceptions procurent à l’animal. Telle est aussi l’opinion des philosophes, à savoir qu’il n’y a rien d’oiseux dans aucune des choses physiques, c’est-à-dire. que tout ce qui n’est pas artificiel suppose des actions ayant un certain but, peu importe que nous connaissions ce but, ou que nous l’ignorions. Mais, selon cette secte d’entre les penseurs, qui prétend que Dieu ne fait aucune chose en vue d’une autre chose, qu’il n’y a ni causes ni effets, qu’au contraire, toutes les actions de Dieu ne sont que le résultat de sa seule volonté, qu’il ne faut point leur chercher de but, ni demander pourquoi il a fait telle chose, qu’il fait ce qui lui plaît et que ce n’est pas le résultat d’une sagesse, selon ceux-là (dis-je), les actions de Dieu entreraient dans la catégorie des choses oiseuses, ou plutôt elles seraient au dessous de l’action oiseuse; car, s’il est vrai que l’auteur d’une telle action ne vise à aucun but, du moins il ne se soucie pas de ce qu’il fait; tandis que Dieu, selon ceux-là, sait bien ce qu’il fait, et pourtant il le fait sans aucun but, ni en vue d’aucune utilité.
Mais, ce qui se montre inadmissible dès le premier abord, c’est qu’il y ait dans les actions de Dieu quoi que ce soit de frivole; et il ne faut point avoir égard à la folie de ceux qui ont prétendu que le singe a été créé pour amuser l’homme. Ce qui a fait naître de pareilles idées, c’est qu’on ignorait la nature de la naissance et de la corruption, et qu’on oubliait un principe fondamental, à savoir que c’est avec intention que Dieu a fait naître toutes les choses possibles telles que nous les voyons; sa sagesse n’a pas voulu qu’elles fussent autrement; et, par conséquent, cela serait impossible, les choses devant être telles que sa sagesse l’a exigé.
Quant à ceux qui ont dit que Dieu, dans tout ce qu’il a fait, n’a eu en vue aucun but, ils y ont été nécessairement amenés en considérant l’ensemble de l’être au point de vue de leur opinion; car s’étant demandé quel serait le but de l’existence du monde dans son ensemble, ils ont nécessairement répondu, comme le font tous ceux qui soutiennent la nouveauté du monde: «C’est ainsi qu’il l’a voulu, sans avoir d’autre raison.» Ensuite ils ont continué ce raisonnement à l’égard de tous les détails de l’univers, de sorte que, par exemple, loin de convenir que la perforation de l’uvée et la transparence de la cornée avaient pour but de donner passage à l’esprit visuel afin de produire la perception, ils niaient au contraire que ce fût là la cause de la vision. Ce n’est pas, disaient-ils, en vue de la vision que cette membrane a été perforée et que celle qui est au-dessus a été rendue transparente, mais c’est ainsi que Dieu l’a voulu, quoique la vision fût possible s’il en eût été autrement. Nous avons certains passages bibliques dont le sens littéral, de prime abord, pourrait donner lieu à une pareille idée. Il est dit par exemple: L’Éternel a fait tout ce qu’il a voulu (Ps., 135, 6); et ce que son âme a désiré, il l’a fait (Job, 23, 13); et ailleurs: et qui lui dira que fais-tu? (Eccles., VIII, 4.) Mais le sens de ces passages et d’autres semblables est celui-ci: Ce que Dieu veut se fait nécessairement, et il n’y a rien qui puisse empêcher l’accomplissement de sa volonté. [Cependant, Dieu ne veut que ce qui est possible; non pas tout ce qui est possible, mais seulement ce qui est demandé par sa sagesse]. De même, l’œuvre absolument bonne que Dieu veut faire ne peut être arrêtée par aucun obstacle, et rien ne peut l’empêcher. Telle est l’opinion de tout théologien et celle des philosophes, et telle est aussi la nôtre; car, bien que nous croyions que le monde a été créé, tous nos docteurs et tous nos savants admettent que ce fait n’a pas eu lieu par la seule volonté de Dieu; mais ils disent que la sagesse divine, que nous sommes incapables de comprendre, a nécessité l’existence de cet univers entier, au moment où il arriva à l’existence, et que cette même sagesse invariable avait nécessité le néant avant que le monde existât. Tu trouveras cette idée souvent répétée chez les docteurs, par exemple dans l’explication de ce passage: Il a tout bien fait en son temps (Ecclésiaste, 3, 11). Par tout cela, on voulait éviter ce qu’il convient en effet d’éviter, à savoir (d’admettre) que l’agent (c’est-à-dire Dieu) puisse accomplir un acte, sans avoir en vue un but quelconque. Telle est la croyance des docteurs de notre loi, et c’est là aussi ce qu’ont déclaré nos prophètes, à savoir que les actions de la nature, jusqu’aux moindres détails, sont sagement réglées et se lient les unes aux autres, qu’elles sont toutes des causes et des effets (les unes des autres), et qu’aucune d’elles n’est ni oiseuse, ni frivole, ni vaine, mais qu’au contraire ce sont des actions d’une parfaite sagesse, comme il est dit: Que tes œuvres sont nombreuses, ô Éternel! Tu les as toutes faites avec sagesse (Ps., 104, 24); et ailleurs: Et toutes ses œuvres sont solides (Ps., 33, 4); et ailleurs encore: L’Éternel a fondé la terre avec sagesse (Prov., 3, 19). De telles expressions sont fréquentes, et l’opinion contraire ne peut être admise. La spéculation philosophique décide de même que, dans toutes les œuvres de la nature, il n’y a rien d’oiseux, ni de frivole, ni de vain, et à plus forte raison dans la nature des sphères célestes; car celles-ci, en raison de leur noble matière, sont plus solides et plus régulières.
Il faut savoir que la plupart des fausses opinions qui ont apporté tant de perplexité dans les recherches sur la cause finale, soit de l’ensemble de l’univers, soit de chacune de ses parties, n’ont d’autre source que, d’une part, l’erreur dans laquelle était l’homme à l’égard de lui-même, s’imaginant que l’univers entier n’existe que pour lui, et, d’autre part, son ignorance tant à l’égard de la nature de cette matière inférieure qu’à l’égard du premier but du Créateur, qui était de faire exister tout ce dont l’existence était possible, l’existence étant indubitablement le bien. C’est de cette erreur et de l’ignorance de ces deux choses que naissent les doutes et la perplexité, de sorte qu’on s’imagine que, parmi les actions de Dieu, il y en a de frivoles, ou d’oiseuses, ou de vaines. Sache que ceux qui se sont résignés à cette absurdité, de sorte que pour eux les actions divines ressemblent à des actions oiseuses qui n’ont absolument aucun but, ont voulu par là éviter seulement de les faire dépendre d’une sagesse, craignant que cela ne conduisît à professer l’éternité du monde; ils ont donc fermé la porte à cette opinion. Mais je t’ai déjà fait savoir quelle est à cet égard l’opinion de notre loi, et que c’est cette opinion qu’il faut admettre; car nous ne disons rien d’absurde en soutenant que l’être et le non-être de tous ces actes dépendent de la sagesse divine, mais que nous ignorons souvent comment cette sagesse se manifeste dans les œuvres de Dieu. C’est sur cette opinion qu’est basée toute la Loi de Moïse, notre maître. Elle dit au commencement: Et Dieu vit tout ce qu’il avait fait et c’était très-bien (Genèse, 1, 31), et elle dit vers la fin: Le rocher (le Créateur), son œuvre est parfaite (Deutér., 32, 4.) Il faut te bien pénétrer de cela. Si tu examines cette opinion, ainsi que l’opinion philosophique, en étudiant tous les chapitres précédents de ce traité qui se rattachent à ce sujet, tu trouveras que les deux opinions ne diffèrent à l’égard d’aucun des moindres détails de l’univers. Tu ne trouveras que la seule différence que nous avons déjà exposée, à savoir que, selon eux (les philosophes), le monde est éternel, tandis que, selon nous, il est créé. Comprends bien cela.
Chapter 26
De même que les théologiens spéculatifs diffèrent sur la question de savoir si les actions de Dieu dépendent de sa sagesse ou si elles dépendent uniquement de sa volonté sans avoir absolument aucun but, de même ils diffèrent dans la manière de considérer les lois qu’il nous a prescrites. En effet, il y en a qui n’attribuent à ces dernières aucune raison et qui soutiennent que toutes les lois dépendent de la seule volonté (de Dieu), tandis que d’autres soutiennent que tout ce qui est prescrit ou défendu dépend de la sagesse divine et vise à un certain but, que toutes les lois ont une raison et qu’elles ont été prescrites en vue d’une utilité quelconque. Cependant, nous autres (Israélites), tous tant que nous sommes, hommes du vulgaire ou savants, nous croyons qu’elles ont toutes une raison, mais qu’en partie nous en ignorons les raisons, ne sachant pas en quoi elles sont conformes à la sagesse divine. Des passages de l’Écriture le disent clairement: des statuts et des ordonnances justes (Deut., IV, 8); les ordonnances de l’Éternel sont véritê, elles sont justes toutes ensemble (Ps., 19, 10). Les statuts ou règlements appelés חֻקּׅים, par exemple ceux relatifs aux tissus de matières hétérogènes, à la viande cuite dans du lait, au bouc émissaire, et sur lesquels les docteurs s’expriment en ces termes: «Des choses que je t’ai prescrites, sur lesquelles il ne t’est pas permis de réfléchir, dont Satan fait l’objet de sa critique, et que les gentils réfutent,» — (ces règlements, dis-je), les docteurs en général ne les considèrent point comme des choses qui soient absolument sans raison et auxquelles il ne faille pas chercher de but; car cela nous conduirait à (attribuer à Dieu) des actions oiseuses, comme nous l’avons dit. Tous les docteurs croient au contraire qu’elles ont nécessairement une raison, je veux dire un but d’utilité; mais cette raison nous échappe à cause de la faiblesse de notre intelligence ou de notre manque d’instruction. Selon eux donc, tous les commandements ont une raison, je veux dire que chaque prescription ou défense a un but d’utilité; tantôt l’utilité en est évidente pour nous, comme celle de la défense de tuer et de voler; tantôt l’utilité n’en est pas aussi évidente, comme par exemple lorsqu’on interdit l’usage des premiers produits des arbres ou le mélange de la vigne (avec d’autres plantes). Les commandements dont l’utilité est évidente pour tout le monde sont appelés משפטים, lois ou ordonnances, et ceux dont l’utilité n’est pas généralement évidente sont appelés חקים, statuts ou règlements. Ils disent souvent: «car ce n’est pas une chose vaine de votre part (Deut., XXXII, 47), et si elle est vaine, c’est de votre part;» ce qui veut dire: Cette législation n’est pas une chose vaine sans but utile, et s’il vous semble qu’il en est ainsi à l’égard de certains commandements, la faute en est à votre compréhension. Tu connais cette tradition si répandue parmi nous que Salomon connaissait la raison de tous les commandements, à l’exception de ceux relatifs à la vache rousse; et de même cette opinion des docteurs, à savoir que Dieu a caché la raison des commandements, afin qu’on ne les négligeât pas, comme cela arriva à Salomon à l’égard des trois commandements dont la raison est expressément indiquée.
Ce principe, ils le proclament constamment dans tous leurs discours, et les textes des livres sacrés l’indiquent également. Cependant, j’ai trouvé un passage des docteurs dans Béréschith rabba qui paraît dire au premier abord que certains commandements n’avaient d’autre raison que celle de prescrire quelque chose, sans qu’on eût en vue aucun autre but, ni aucune utilité réelle. Voici ce qu’on y dit: «Qu’importe au Très-Saint qu’on égorge les animaux par le cou ou qu’on les égorge par la nuque? Tu peux donc inférer de là que les commandements n’ont d’autre but que celui de purifier les hommes, comme il est dit: La parole de l’Éternel est purifiante (Ps., 18, 31).» Bien que ces paroles soient fort étranges, les docteurs ne se prononçant nulle part dans un sens semblable, je les ai interprétées, comme tu vas l’entendre, de manière à ne pas abandonner la doctrine qu’ils ont constamment proclamée, et à ne pas nous écarter du principe sur lequel on est d’accord, à savoir que tous les commandements ont un but réellement utile: car ce n’est pas une chose vaine (Deut., XXXII, 47), et comme il est dit ailleurs: Je n’ai pas dit à la race de Jacob: Cherchezmoi en vain; je suis l’Éternel, proférant la justice, proclamant l’équité (Isaïe, 45, 19).
Ce que tout homme d’une saine raison doit croire à cet égard, c’est ce que je vais dire: les dispositions générales des commandements ont nécessairement une raison et ont été prescrites en vue d’une certaine utilité; mais les dispositions de détail, a-t-on dit, n’ont d’autre but que de prescrire quelque chose. Ainsi, par exemple, le précepte de tuer les animaux pour le besoin d’une bonne nourriture est d’une utilité évidente, comme nous l’exposerons. Mais, si l’on dit qu’il faut les égorger par le haut du cou, non par le bas, et qu’il faut couper l’œsophage et la gorge dans un endroit déterminé, ces dispositions et d’autres semblables n’ont d’autre but que celui de purifier les hommes. C’est là ce qui résulte de leur manière de s’exprimer: «Qu’on égorge par le cou ou qu’on égorge par la nuque.» En effet, je n’ai cité cet exemple que parce qu’on lit dans le passage des docteurs ces mots: «Qu’on égorge par le cou ou qu’on égorge par la nuque;» mais si l’on examine bien la chose, voici ce qu’il en est: Comme il y a nécessité de se nourrir de la chair des animaux, on a eu en vue de leur infliger la mort la plus légère et en même temps d’obtenir cela de la manière la plus facile [car, pour décapiter, il faudrait un glaive ou un autre instrument semblable, tandis qu’on peut égorger avec n’importe quoi], et pour amener plus facilement la mort, on a mis pour condition que le couteau soit bien tranchant. Un exemple plus exact des dispositions de détail se trouve dans le sacrifice. En effet, le précepte d’offrir des sacrifices a une utilité grande et manifeste, comme je l’exposerai. Mais, que la victime soit tantôt un agneau, tantôt un bélier, et que les victimes soient d’un nombre déterminé, ce sont là des choses dont on ne pourra jamais donner aucune raison. Selon moi, tous ceux qui se donnent la peine de chercher des raisons pour quelques-unes de ces dispositions de détail font preuve d’une grande folie; et loin d’écarter par là ce qu’elles peuvent avoir d’absurde, ils ne font qu’augmenter les absurdités. Celui qui s’imagine que ces détails peuvent se motiver est aussi loin de la vérité que celui qui croit que le précepte général n’a pas d’utilité réelle.
Il faut savoir que c’est la sagesse divine qui a voulu, — ou, si tu aimes mieux, tu diras que c’est la nécessité qui a exigé, — qu’il y eût des dispositions de détail dont on ne pût indiquer la raison; et il était en quelque sorte impossible qu’il n’y eût pas dans la Loi des choses de cette nature. Je dis que cela était impossible; car, si tu demandais, par exemple, pourquoi (on devait offrir) un agneau et non pas un bélier, on pourrait faire exactement la même question si on avait dit bélier au lieu d’agneau, puisqu’il fallait une espèce quelconque. De même, si tu demandais pourquoi sept agneaux et non pas huit, on pourrait faire la même question si on avait dit huit, ou dix, ou vingt, puisqu’il fallait nécessairement un nombre quelconque. Cela ressemble en quelque sorte à la nature du possible, où il faut nécessairement qu’il arrive une d’entre les choses possibles,
sans qu’on ait le droit de demander pourquoi telle d’entre ces choses a eu lieu et non pas telle autre d’entre les choses possibles; car on pourrait faire la même question si une autre chose possible s’était réalisée au lieu de celle-là. Il faut te bien pénétrer de cette idée. Si les docteurs disent souvent que tous les commandements ont leurs raisons, et de même (si l’on dit) que ces raisons étaient connues à Salomon, il s’agit de l’utilité de tel commandement considéré dans sa généralité, sans qu’on en poursuive tous les détails.
Cela étant ainsi, j’ai cru devoir diviser les six cent treize commandements en plusieurs classes, dont chacune renferme un certain nombre de commandements de la même espèce, ou du moins analogues entre eux. Je te ferai connaître la raison de chacune de ces classes, en montrant qu’elle a une utilité indubitable et incontestable. Ensuite je reviendrai sur chacun des commandements que renferme cette classe, et je t’en expliquerai la raison, de sorte qu’il ne restera qu’un très-petit nombre de commandements, dont jusqu’à ce moment j’ignore le motif. J’ai pu m’expliquer aussi les dispositions de détail et les conditions se rattachant à certains commandements, et dont il est possible de donner la raison. Tu entendras tout cela plus loin.
Mais tous ces motifs (des commandements), je ne pourrai te les exposer qu’après avoir d’abord donné plusieurs chapitres renfermant des préliminaires utiles pour servir de préparation au sujet que j’ai en vue; ce sont ces chapitres que je vais commencer maintenant.
Chapter 27
L’ensemble de la Loi a pour but deux choses, à savoir le bien-être de l’âme et celui du corps.
Quant au bien-être de l’âme, il consiste en ce que tous les hommes aient des idées saines selon leurs facultés respectives. On s’exprime donc à cet égard dans l’Écriture, tantôt en termes clairs, tantôt par des allégories; car il n’est pas dans la nature des hommes vulgaires d’avoir la capacité qu’il faut pour comprendre un tel sujet dans toute sa réalité.
Quant au bien-être du corps, il s’obtient par l’amélioration de la manière de vivre des hommes les uns avec les autres. On arrive à ce résultat par deux choses: premièrement, en faisant disparaître la violence réciproque parmi les hommes, de manière que l’individu ne puisse se permettre d’agir selon son bon plaisir et selon le pouvoir qu’il possède, mais qu’il soit forcé de faire ce qui est utile à tous; secondement, en faisant acquérir à chaque individu des mœurs utiles à la vie sociale, pour que les intérêts de la société soient bien réglés.
Il faut savoir que, de ces deux buts (de la loi), l’un est indubitablement d’un ordre plus élevé, à savoir le bien-être de l’âme, ou l’acquisition des idées saines. Mais le second le précède dans l’ordre de la nature et du temps; c’est le bien-être du corps, qui consiste à ce que la société soit bien gouvernée et que l’état de tous les individus qui la composent s’améliore autant que possible. Le second but est le plus pressant, et on l’a exposé avec une extrême exactitude jusque dans ses moindres détails; car ce n’est qu’après avoir atteint ce second but que l’on peut parvenir au premier. En effet, il a été démontré que l’homme est susceptible d’une double perfection, à savoir d’une perfection première, qui est celle du corps, et d’une perfection dernière, qui est celle de l’âme. La première consiste en ce qu’il jouisse d’une parfaite santé dans toute l’économie du corps, ce qu’il ne peut obtenir qu’en trouvant toujours le nécessaire quand il le cherche, à savoir ses aliments ainsi que les autres choses qui appartiennent au régime du corps, comme le vêtement, le bain, etc. L’homme seul et isolé ne saurait en venir à bout, et l’individu ne peut arriver jusqu’à ce point que par la réunion en société, car c’est une maxime connue que l’homme est naturellement un être sociable.
La seconde perfection, c’est de devenir rationnel en acte, c’est-à-dire de posséder l’intelligence en acte, de sorte que, par cette seconde perfection, il ait de tout ce qui existe la connaissance que l’homme peut avoir. Il est évident que dans cette seconde perfection il ne s’agit ni d’actions ni de mœurs, mais uniquement d’idées, auxquelles on est amené par la spéculation et qui sont le résultat de la réflexion.
Il est évident aussi qu’on ne peut parvenir à cette dernière perfection sublime qu’après avoir obtenu la première; car il est impossible que l’homme étant tourmenté par une douleur, par la faim, la soif, la chaleur ou le froid, saisisse même des idées qu’on voudrait lui faire comprendre; et comment, à plus forte raison, pourrait-il en former de son propre mouvement? Mais, après être arrivé à la première perfection, il est possible d’arriver à la seconde, qui est indubitablement la plus noble, car c’est par elle seule que l’homme est immortel.
La Loi véritable, qui, comme nous l’avons dit, est unique, je veux dire la loi de Moïse, notre maître, ne nous est parvenue que pour nous apporter cette double perfection. Elle règle, d’une part, les relations mutuelles des hommes, en faisant cesser parmi eux la violence réciproque et en les polissant par des mœurs nobles et généreuses, afin que les populations puissent se perpétuer, qu’il puisse s’établir parmi elles un rapport stable, et que par là chaque individu puisse arriver à la première perfection; d’autre part, elle améliore les croyances et produit des idées saines, par lesquelles on puisse parvenir à la dernière perfection. La Tôrâ parle de l’une et de l’autre, et elle nous apprend que le but de toute la loi est de nous faire parvenir à ces deux perfections. Il y est dit: L’Éternel nous a ordonné de pratiquer toutes ces lois, de craindre l’Éternel, notre Dieu, afin que nous soyons toujours heureux et que nous vivions aujourd’hui (Deutér., 6, 24). Ici on parle d’abord de la dernière perfection, parce qu’elle est la plus noble; car, comme nous l’avons exposé, elle est le but final. Elle est indiquée par les mots: Afin que nous soyons toujours heureux; car tu sais que les docteurs expliquent ces paroles de l’Écriture: Afin que tu sois heureux et que tu vives longtemps (ibid., XXII, 7), ainsi qu’il suit: «Afin que tu sois heureux dans un monde de bonheur parfait, et que tu vives longtemps dans un monde de durée éternelle.» De même, dans notre passage, les mots afin que nous soyons toujours heureux expriment absolument la même idée, c’est-à-dire que nous parvenions à un monde tout entier de bonheur et de durée, ce qui veut dire, à la permanence perpétuelle (l’immortalité); mais les mots et que nous vivions aujourd’hui se rapportent à l’existence première corporelle, qui se prolonge un certain temps, et dont l’ordre parfait ne peut être établi que par la réunion sociale, comme nous l’avons exposé.
Chapter 28
Une chose sur laquelle il faut appeler ton attention, c’est que les vérités (métaphysiques) par lesquelles on arrive à la perfection dernière, la Loi ne nous en a communiqué que les points les plus importants, en nous invitant d’une manière générale à y croire. Ces points sont: l’existence de Dieu, son unité, sa science, sa puissance, sa volonté et son éternité. Toutes ces idées sont les fins dernières (de la science), qui ne peuvent être comprises en détail et d’une manière bien nette qu’après la connaissance de beaucoup d’autres idées. La Loi nous a invités de même à croire certaines choses dont la croyance est nécessaire pour la bonne organisation de l’état social, comme par exemple la croyance que Dieu est fort irrité contre ceux qui lui désobéissent, et qu’à cause de cela il faut le craindre, le respecter et se garder de lui désobéir. Quant aux autres vérités relatives à tout ce qui est, qui forment les nombreuses branches des sciences spéculatives et par lesquelles sont consolidées les idées qui sont la fin dernière, la Loi, sans les proclamer clairement comme elle a proclamé celles-là, les a résumées dans ces mots: Pour aimer l’Éternel. Tu sais avec quelle énergie on s’exprime sur cet amour: De tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes facultés (Deutér., 6, 5). Nous avons déjà exposé, dans le Mischné Tôrâ, que cet amour ne peut avoir lieu que par une profonde intelligence de tout l’être et par la contemplation de la sagesse divine qui s’y manifeste, et nous y avons dit aussi que les docteurs ont appelé l’attention sur ce sujet.
De tout ce que nous avons dit jusqu’ici sur cette matière, il résulte que, toutes les fois qu’un commandement, soit affirmatif, soit négatif, a pour objet de faire cesser la violence réciproque, ou d’inculquer de bonnes mœurs conduisant à de bonnes relations sociales, ou d’inspirer une idée vraie qu’il faut admettre, soit pour elle-même, soit parce qu’elle est nécessaire pour faire cesser la violence ou pour faire acquérir de bonnes mœurs, ce commandement a une raison évidente et une utilité manifeste, et il n’y a pas lieu de demander quel en est le but. En effet, jamais personne n’a été embarrassé au point de demander pourquoi il nous a été prescrit de croire que Dieu est un, ou pourquoi il nous a été défendu de tuer et de voler, ou pourquoi il nous a été défendu d’exercer la vengeance et le talion, ou pourquoi il nous a été ordonné de nous aimer les uns les autres. Mais les commandements qui ont embarrassé les hommes et sur lesquels ils ont professé des opinions diverses [de sorte que les uns ont dit qu’ils n’avaient absolument d’autre utilité que celle de prescrire quelque chose, tandis que d’autres ont soutenu qu’ils avaient une utilité qui nous est inconnue], ce sont ceux qui, pris à la lettre, ne paraissent être utiles pour aucune des trois choses dont nous avons parlé, je veux dire ceux qui n’inspirent pas une idée quelconque, ni n’ennoblissent les mœurs, ni ne font cesser la violence. Il semblerait, en effet, que ces commandements n’ont aucun rapport ni avec le bonheur de l’âme, puisqu’ils n’inculquent aucune croyance, ni avec le bien-être du corps, puisqu’ils ne donnent pas de règles utiles pour la politique ou l’économique; tels sont les préceptes qui défendent les tissus de matières diverses, les semences hétérogènes, la viande cuite dans du lait, et ceux qui ordonnent de couvrir le sang, de briser la nuque à une génisse, de racheter le premierné de l’âne, et d’autres semblables.
Mais tu entendras plus loin mon explication de tous ces préceptes, dont je donnerai les raisons véritables et bien démontrées, sauf quelques préceptes de détail, comme je l’ai dit. Je montrerai que tous ces préceptes et d’autres semblables doivent nécessairement être en rapport avec l’une des trois choses dont nous avons parlé, et qu’ils doivent ou bien rectifier une croyance, ou bien améliorer les conditions de la société, ce qui s’obtient par deux choses: faire cesser la violence réciproque et faire acquérir de bonnes mœurs.
—Il faut le pénétrer de ce que nous avons dit sur les croyances: tantôt le commandement inculque une croyance vraie qui en est elle-même le seul but, comme par exemple la croyance à l’unité, à l’éternité et à l’incorporalité de Dieu; tantôt c’est une croyance nécessaire pour faire cesser la violence réciproque, ou pour faire acquérir de bonnes mœurs, comme par exemple la croyance que Dieu est fort irrité contre celui qui a commis la violence, comme il est dit: Ma colère s’enflammera et je vous tuerai etc. (Exode, 22, 24), et la croyance que Dieu exauce à l’instant la prière de celui qui a subi la violence ou qui a été frustré: Or, s’il m’invoque, je l’écouterai, car je suis miséricor-dieux (ibid., v. 26).
Chapter 29
On sait que notre père Abraham [la paix sur lui!] fut élevé dans la religion des Sabiens, qui croient qu’il n’y a pas d’autre Dieu que les astres. Lorsque, dans ce chapitre, je t’aurai donné connaissance de leurs livres qui, traduits en arabe, se trouvent maintenant entre nos mains, ainsi que de leurs antiques annales, et qu’à l’aide de ces documents je t’aurai révélé leur doctrine et leurs récits, tu reconnaîtras qu’ils y déclarent expressément que les astres sont (ce qui constitue) la divinité, et que le soleil est le dieu suprême. Toutes les sept planètes, disent-ils ailleurs, sont des dieux; mais les deux luminaires (le soleil et la lune) en sont les plus grands. Tu verras qu’ils disent clairement que c’est le soleil qui gouverne le monde supérieur et le monde inférieur; c’est là ce qu’ils disent textuellement.
Dans leurs livres et annales, tu trouveras l’histoire de notre père Abraham qu’ils racontent en ces termes: Abraham, qui fut élevé à Coutha, s’étant mis en opposition avec tout le monde en soutenant qu’il existe un efficient (de l’univers) autre que le soleil, on allégua contre lui divers arguments et on lui cita entre autres preuves l’action manifeste et évidente que le soleil exerce sur l’univers. «Vous avez raison, leur répondit Abraham: il est comme la cognée dans la main du charpentier.» On rapporte ensuite quelques-uns de ses arguments contre eux, et, à la fin du récit, on raconte que le roi fit emprisonner notre père Abraham, et que celui-ci, même dans la prison, persista longtemps à combattre leurs opinions. Enfin le roi, craignant qu’Abraham ne nuisît à son gouvernement et ne détournât les gens de leurs croyances religieuses, l’exila en Syrie, après avoir confisqué tous ses biens.
Voilà ce qu’ils racontent, et tu trouveras ce récit avec des développements dans l’Agriculture nabatéenne. Ils ne font point mention de ce que rapportent (sur Abraham) nos traditions vraies, ni de la révélation qui lui arriva; car ils l’accusaient de mensonge parce qu’il combattait leur opinion pernicieuse. Comme il était en opposition avec la croyance de tout le monde, on ne peut douter, je pense, qu’il n’ait été pour ces hommes égarés un objet de malédiction, de réprobation et de mépris. Or, comme il supportait cela pour l’amour de Dieu, aimant mieux professer la vérité que d’être honoré, il lui fut dit: Je bénirai ceux qui te bénissent, et ceux qui te maudissent, je les maudirai, et tous les peuples de la terre se béniront par toi (Genèse, 12, 3); et, en effet, nous voyons aujourd’hui la plupart des habitants de la terre le glorifier d’un commun accord et se bénir par sa mémoire, tellement que ceux-là même qui ne sont pas de sa race prétendent descendre de lui. Il n’a plus d’adversaires et personne n’ignore plus sa grandeur, à l’exception des derniers sectaires de cette religion éteinte qui restent encore aux extrémités de la terre, tels que les Turcs mécréants à l’extrême nord, et les Indous à l’extrême sud; car ceux-là restent attachés à la religion des Sabiens, religion qui embrassait toute la terre.
Le degré le plus élevé auquel soit arrivée la spéculation des philosophes dans ces temps, c’était de s’imaginer que Dieu est l’esprit de la sphère céleste, c’est-à-dire que la sphère céleste et les astres sont le corps dont Dieu est l’esprit. C’est ce que dit Abou-Becr Ben-al-Çayeg dans son commentaire sur l’Acroasis.
C’est pourquoi tous les Sabiens admettaient l’éternité du monde; car, selon eux, le ciel est Dieu.
Ils soutiennent qu’Adam était une personne née d’un homme et d’une femme, comme les autres individus humains; mais ils le glorifient, disant qu’il était prophète, apôtre de la Lune, qu’il invita au culte de la Lune, et qu’il composa des livres sur l’agriculture. Les Sabiens disent de même que Noé était agriculteur et qu’il n’approuvait pas le culte des idoles; c’est pourquoi tu trouveras que Noé était un objet de réprobation pour tous les Sabiens, qui disent qu’il n’adora jamais aucune idole. Ils disent aussi dans leurs livres qu’il fut frappé et incarcéré parce qu’il se vouait au culte de Dieu, et ils font encore d’autres contes semblables. Ils soutiennent que Seth combattit l’opinion de son père Adam au sujet du culte de la lune, et ils débitent des mensonges extrêmement ridicules qui dénotent un grand défaut de raisonnement et montrent qu’ils étaient plus que tous les autres hommes éloignés de la philosophie; et certes ils étaient d’une ignorance extrême. Ils racontent par exemple qu’Adam, sorti du climat du soleil, près de l’Inde, et pénétrant dans la région de Babylone, apporta avec lui des choses merveilleuses; entre autres, un arbre d’or qui végétait et avait des feuilles et des branches, un semblable arbre de pierre et une feuille d’arbre verte que le feu ne pouvait brûler. Il (Adam) parla aussi d’un arbre qui pouvait abriter dix mille personnes, tout en n’ayant que la hauteur d’un homme; il en apporta avec lui deux feuilles, dont chacune pouvait envelopper deux personnes. Ils racontent encore une foule d’autres fables de ce genre; et il faut s’étonner que des gens qui croient que le monde est éternel admettent pourtant l’existence de ces choses reconnues naturellement impossibles par ceux qui se livrent aux études physiques. Ce qu’ils disent d’Adam et tout ce qu’ils lui attribuent n’a d’autre but que de fortifier leur opinion concernant l’éternité du monde, afin d’en tirer la conclusion que les astres et la sphère céleste sont la divinité.
Mais lorsque grandit celui qui fut la colonne du monde, ayant reconnu qu’il existe un Dieu séparé, qui n’est ni un corps, ni une force dans un corps, et que tous ces astres et toutes ces sphères étaient ses œuvres, et ayant compris l’absurdité de tous ces contes avec lesquels il avait été élevé, il commença à réfuter leur doctrine et à montrer la fausseté de leurs opinions; il se déclara publiquement leur adversaire et proclama le nom de l’Éternel Dieu de l’univers, proclamation qui embrassait à la fois l’existence de Dieu et la création du monde par ce même Dieu.
Conformément à ces opinions sabiennes, ils élevèrent des statues aux planètes, des statues d’or au soleil et des statues d’argent à la lune, et ils distribuèrent les métaux et les climats aux planètes, disant que telle planète est le Dieu de tel climat. Ils bâtirent des temples dans lesquels ils placèrent des statues, et ils prétendirent que les forces des planètes s’épanchaient sur ces statues, de sorte que celles-ci parlaient, comprenaient, pensaient, inspiraient les hommes et leur faisaient connaître ce qui leur est utile. Ils parlent dans le même sens des arbres échus en partage à ces planètes: si (disent-ils), on consacre tel arbre à telle planète, en le plantant au nom de cette dernière, et en employant pour lui et avec lui tel ou tel procédé, la force spirituelle de cette planète s’épanche sur cet arbre, inspire les hommes et leur parle dans le sommeil. Tu trouveras tout cela textuellement dans leurs écrits, sur lesquels j’appellerai ton attention. Tels furent les prophètes de Baal et les prophètes d’Aschérâ, dont il est parlé chez nous et dans lesquels s’étaient fortifiées ces idées, de manière qu’ils abandonnèrent l’Éternel et s’écrièrent: O Baal, exauce-nous! (I Rois, 18, 26.) Ce qui en fut la cause, c’est que ces opinions étaient très-communes, que l’ignorance était répandue, et que le monde était alors généralement plongé dans les folles imaginations de cette espèce; il se forma donc chez eux (les Hébreux) des idées qui donnèrent naissance aux pronostiqueurs, aux augures, aux sorciers, aux enchanteurs, aux évocateurs, aux magiciens et aux nécromanciens.
Nous avons déjà exposé, dans notre grand ouvrage Mischné Tôrâ, que notre père Abraham commença à réfuter ces opinions par des arguments et par une prédication pleine de douceur qui lui gagnait les hommes, et qu’il les attira au culte de Dieu en les traitant avec bienveillance. Lorsque ensuite le prince des prophètes parut, il réalisa l’intention (d’Abraham), en ordonnant de tuer ces hommes (idolâtres), d’en faire disparaître les traces et d’en détruire la racine [Vous démolirez leurs autels, etc.], et en défendant de suivre en quoi que ce soit leurs coutumes: et vous ne suivrez pas les lois de la nation, etc. (Lév., XX, 23). Tu sais par de nombreux passages du Pentateuque que la Loi avait principalement pour but de faire cesser l’idolâtrie, d’en effacer la trace, (de faire disparaître) tout ce qui s’y rattache, jusqu’à son souvenir même, et tout ce qui peut conduire à une de ses pratiques [telles que l’évocation, la magie, le passage par le feu, la divination, l’art de pronostiquer et d’augurer, la sorcellerie, l’incantation et la nécromancie], et enfin d’avertir qu’on doit se garder de faire même le simulacre de ces pratiques, et à plus forte raison de les imiter elles-mêmes. On déclare expressément, dans le Pentateuque, que toutes les choses par lesquelles ils croyaient rendre un culte à leurs divinités et s’approcher d’elles étaient en haine et en abomination à Dieu; c’est ce que dit ce passage: car tout ce qui est en abomination à l’Éternel, tout ce qu’il hait, ils l’ont fait pour leurs dieux (Deut., XII, 31). On rapporte, comme tu le trouveras dans leurs livres que je te ferai connaître, que, dans certaines circonstances, ils offraient au soleil, leur dieu suprême, sept scarabées, sept souris et sept chauves souris. Certes, cela seul suffit pour inspirer du dégoût à la nature humaine. — Tous les commandements donc qui ont pour objet d’interdire l’idolâtrie et tout ce qui en dépend, qui peut y conduire, ou qui est en rapport avec elle, sont d’une utilité évidente; car tous ils ont pour but de nous préserver de ces opinions pernicieuses, qui nous détournent de tout ce qui est utile pour arriver aux deux perfections, en nous donnant ces folles préoccupations dans lesquelles nos ancêtres ont été élevés, — Au delà du fleuve demeuraient jadis vos ancêtres, Taré, père d’ Abraham et de Nachor, et ils adoraient des faux dieux (Josué, 24, 2), — et dont les prophètes véridiques ont parlé en disant: Ils ont suivi des choses vaines qui ne sont d’aucun profit. Grande est donc l’utilité de tout commandement qui nous préserve de cette grave erreur et qui nous ramène à la vraie croyance, à savoir, qu’il y a un Dieu créateur de toutes ces choses, que c’est lui qu’il faut adorer, aimer et craindre, et non pas ces divinités imaginaires, et que, pour s’approcher du vrai Dieu et se concilier sa bienveillance, on n’a nul besoin de toutes ces pratiques pénibles, mais qu’il suffit de l’aimer et de le craindre, deux choses qui sont le véritable but du culte divin, comme nous l’exposerons: Et maintenant, ô Israël! que te demande l’Éternel ton Dieu, etc.? (Deutér., 10, 12.) Plus loin, je m’étendrai davantage sur cette idée.
— Revenant maintenant à mon sujet, je dis que ce qui m’a fait comprendre le sens d’un grand nombre de commandements et ce qui m’en a fait connaître la raison, c’est l’étude que j’ai faite des doctrines des Sabiens, de leurs opinions, de leurs pratiques et des cérémonies de leur culte. C’est ce que tu verras, quand j’exposerai ce qui a motivé ces commandements, qu’on croit être sans raison aucune. Je vais donc te parler des livres par lesquels tu peux apprendre tout ce que je sais moi-même des doctrines et des opinions des Sabiens, afin que tu acquières la certitude que tout ce que je dirai pour motiver ces commandements est la vérité.
Le plus grand ouvrage sur ce sujet est l’Agriculture Nabatéenne, ouvrage traduit par Ibn-Wa’hschiyya. Je te ferai savoir, dans le chapitre suivant, pourquoi les Sabiens ont inscrit leurs doctrines religieuses dans les traités d’agriculture. Ainsi, le livre en question est rempli des folles idées des idolâtres et de ce qui peut attirer et captiver les esprits de la foule; on y parle des talismans, de la coopération des esprits (des astres), de la magie, des démons et des goules qui habitent les déserts. On y débite incidemment de grandes folies, qui font rire les hommes intelligents et par lesquelles on prétendait insulter aux miracles manifestes, qui faisaient savoir aux habitants de la terre qu’il y a un Dieu qui les gouverne tous, comme il est dit: Afin que tu saches qu’à l’Éternel appartient la terre (Exode, 9, 29), et dans un autre passage: Car, moi l’Éternel, je suis au milieu de la terre (ibid., VIII, 18).
On y raconte aussi qu’Adam, le premier homme, rapportait dans son livre qu’il y avait dans l’Inde un arbre dont les branches, si on les prend et qu’on les jette par terre, se meuvent chacune en rampant comme les serpents; qu’un autre arbre, dont la racine a une forme humaine, fait entendre un son rauque et laisse échapper des mots isolés; qu’un homme, en prenant les feuilles d’une certaine herbe [dont on donne la description], et en les mettant dans son sein, se rend invisible, de sorte qu’on ne voit pas où il entre ni d’où il sort; et qu’enfin si avec cette même herbe on fait des fumigations en plein air, on entend dans l’atmosphère, tant que la fumée monte, un bruit et des sons effrayants. Des fables pareilles s’y débitent en grand nombre dans le style d’un simple exposé sur les qualités remarquables des plantes et sur les particularités de la nature, de sorte qu’on paraît insulter aux miracles et faire croire que ceux-ci s’accomplissaient par des artifices.
Une des fables de ce livre (de l’Agriculture Nabatéenne) est celle relative à l’arbuste de l’Althœa, une de ces plantes qu’on employait comme Aschérôth, ainsi que je te l’ai fait savoir. On rapporte que cet arbuste, après avoir été placé douze mille ans à Ninive, eut une querelle avec la mandragore, qui voulait prendre sa place, et que le personnage que cet arbuste (l’Althœa) inspirait resta pendant quelque temps privé de ses révélations; ensuite, en l’inspirant de nouveau, il lui raconta qu’il avait été occupé à plaider avec la mandragore, et il lui ordonna d’écrire aux Chaldéens, pour que ceux-ci jugeassent leur cause et déclarassent laquelle des deux plantes, de l’Althœa ou de la mandragore, est préférable pour leur magie et d’un plus fréquent emploi. C’est toute une longue fable, et si tu la lis, tu pourras juger par là de l’intelligence des hommes de ces temps et de l’état de leurs sciences. Tels furent dans ces jours de ténèbres les sages de Babylone auxquels il est fait allusion; car ce furent là les croyances religieuses dans lesquelles ils avaient été élevés. Si la croyance à l’existence de Dieu n’était pas si généralement reconnue dans les religions actuelles, il y aurait de nos jours des ténèbres plus épaisses encore que celles qui régnaient dans ces temps-là; cependant il y en a à d’autres égards. Mais revenons à notre sujet.
Dans le livre en question, on raconte au sujet d’un personnage d’entre les prophètes de l’idolâtrie, qui s’appelait Tammouz, qu’il invita un certain roi à adorer les sept planètes et les douze signes du Zodiaque. Ce roi le fit mourir d’une manière cruelle; et on rapporte que, la nuit de sa mort, toutes les idoles des différentes contrées de la terre se réunirent dans le temple de Babylone, auprès de la grande statue d’or, qui est celle du soleil. Cette statue, qui était suspendue entre le ciel et la terre, vint se placer au milieu du temple, et toutes les autres statues se placèrent autour d’elle. Elle se mit à faire l’oraison funèbre de Tammouz et à raconter ce qui lui était arrivé; toutes les idoles pleurèrent et gémirent pendant toute cette nuit, et au matin elles s’envolèrent et retournèrent à leurs temples dans les différentes contrées de la terre. De là vient cette coutume perpétuelle de gémir et de pleurer sur Tammouz, au premier jour du mois de Tammouz (juillet); ce sont les femmes qui le pleurent et qui récitent son éloge funèbre.
— Applique ton attention à tout cela, et tu comprendras quelles furent les idées des hommes de ces temps là; car cette légende de Tammouz est d’une très-haute antiquité parmi les Sabiens. Par le livre en question, tu pourras connaître la plupart des folles idées des Sabiens, ainsi que leurs pratiques et leurs fêtes.
Quant à ce qu’ils racontent de l’aventure d’Adam, du serpent, de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, où il est aussi fait allusion à une manière de se vêtir peu accoutumée, il faut te bien garder de te laisser troubler l’esprit et de t’imaginer que ce qu’ils disent soit jamais arrivé à Adam ou à un autre. Ce n’est nullement une histoire réelle, et la plus légère réflexion te fera reconnaître que tout ce qu’ils ont rapporté dans cette fable n’est que mensonge. Tu reconnaîtras que c’est une histoire qu’ils ont copiée du Pentateuque. Lorsque ce livre se fut répandu parmi les sectes religieuses, et que celles-ci, ayant entendu le texte du récit de la création, le saisirent entièrement dans le sens littéral, ils (les Sabiens) forgèrent cette histoire en question, afin que les hommes inexpérimentés qui l’entendraient fussent induits à croire que le monde est éternel et que cette histoire, rapportée dans le Pentateuque, était réellement arrivée telle qu’ils la racontaient.
Bien qu’un homme comme toi n’ait pas besoin de cette observation, — car tu possèdes assez de science pour empêcher ton esprit de s’attacher aux fables des Sabiens et aux folies des Casdéens et des Caldéens, dénués de toute science qui mérite véritablement ce nom, — j’ai pourtant cru devoir donner un avertissement pour préserver les autres; car le vulgaire n’est que trop disposé à ajouter foi aux fables.
Du nombre de ces livres (païens) est aussi le livre Istimakhis, qu’on attribue à Aristote, mais qui est bien loin de pouvoir lui appartenir; de même, les écrits relatifs aux talismans, tels que le livre de Tomtom, le livre Al-Sarb, le livre «des Degrés de la sphère céleste et des figures qui se montrent à chaque degré», un autre livre sur les talismans attribué à Aristote, un autre attribué à Hermès, enfin un livre du Sabien Is’hâk pour la défense de la religion des Sabiens, et son grand ouvrage sur les lois des Sabiens, sur différents détails de leur religion, de leurs fêtes, de leurs sacrifices, de leurs prières, et d’autres sujets religieux.
Tous les livres que je viens d’énumérer sont des livres d’idolâtrie qui ont été traduits en arabe. Il est indubitable qu’ils ne forment qu’une petite portion (de cette littérature), relativement à ceux qui n’ont pas été traduits ou qui n’existent même plus, mais se sont perdus et ont péri dans le cours des années. Ceux qui existent encore aujourd’hui chez nous renferment la plupart des opinions des Sabiens, ainsi que leurs pratiques qui, en partie, sont encore aujourd’hui répandues dans le monde; je veux parler de la construction des temples, des statues de métal et de pierre qui y sont élevées, de la construction des autels, de ce qu’on y offre en fait de sacrifices ou de différentes espèces d’aliments, de l’institution des fêtes, des réunions pour les prières ou pour d’autres cérémonies qui se font dans ces temples, [où sont réservées des places qu’ils ont en grand honneur et qu’ils appellent les chapelles des formes intelligibles], des images qu’ils placent sur les hautes montagnes (Deutér., 12, 2), des honneurs rendus aux Aschérôth, de l’érection des pierres monumentales, et enfin d’autres choses que tu pourras lire dans les livres sur lesquels j’ai appelé ton attention.
La connaissance de ces opinions et de ces pratiques est extrêmement importante pour se rendre raison des commandements (divins); car la base de toute notre loi et le pivot sur lequel elle tourne, c’est d’effacer des esprits ces opinions et d’en faire disparaître les monuments; «de les effacer des esprits», comme il est dit: De peur que votre cœur ne soit séduit (Deutér., 11, 16),… dont le cœur se détourne aujourd’hui etc. (ibid., XXIX, 17), «et d’en faire disparaître les monuments», comme il est dit: Vous démolirez leurs autels… et vous couperez leurs Aschéroth (Deutér., 7, 5), et vous détruirez leur nom de ce lieu-là (ibid., XII, 3). Ces deux points se trouvent répétés dans plusieurs passages; car c’est là le but principal de tout l’ensemble de la Loi, comme les docteurs nous l’ont fait savoir par leur explication traditionnelle de ces mots: Tout ce que l’Éternel vous a ordonné par Moïse (Nombres, 15, 23); «De là tu peux apprendre, disent-ils, que celui qui professe l’idolâtrie nie toute la loi, et que celui qui nie l’idolâtrie reconnaît toute la loi.» Il faut te bien pénétrer de cela.
Chapter 30
En considérant ces opinions surannées et déraisonnables, tu reconnaîtras que c’était une idée généralement répandue parmi les hommes, que le culte des astres avait pour résultat la prospérité de la terre et la fertilité des pays. Les savants, ainsi que les hommes vertueux et pieux de ces temps, prêchaient dans ce sens et enseignaient que l’agriculture, par laquelle seule l’homme subsistait, ne pouvait s’accomplir et réussir à souhait qu’au moyen du culte du soleil et des (autres) planètes, et que, si on les irritait par la désobéissance, les pays deviendraient déserts et seraient dévastés. Ils (les Sabiens) rapportent dans leurs livres, que Jupiter avait frappé de sa colère les lieux déserts et incultes, qui, à cause de cela, sont privés d’eau et d’arbres et habités par des goules. Ils avaient en grand honneur les agriculteurs et les laboureurs, parce que ceux-ci s’occupent de la culture de la terre, qui répond à la volonté des astres et qui leur est agréable. La raison pourquoi les idolâtres estimaient tant les bœufs n’est autre que parce que ceux-ci sont utiles pour l’agriculture. Ils disaient même qu’il n’est pas permis de les égorger, parce que, tout en étant doués de force, ils se plient à l’homme pour l’agriculture. S’ils agissent ainsi, s’ils se soumettent à l’homme malgré leur force, c’est uniquement (disent-ils) parce que leur service dans l’agriculture est agréable aux dieux. Comme ces opinions étaient très-répandues, ils rattachaient l’idolâtrie à l’agriculture, celle-ci étant une chose nécessaire pour la subsistance de l’homme et de la plupart des animaux; les prêtres idolâtres prêchaient aux hommes assemblés dans les temples et les confirmaient dans cette idée, qu’au moyen de ce culte (des astres), les pluies descendraient, les arbres porteraient des fruits et les terres seraient fertiles et populeuses. Il faut lire ce qu’on dit dans l’Agriculture Nabatéenne à l’endroit où on parle de la vigne; tu y trouveras ces paroles textuelles des Sabiens: «Tous les anciens sages et les prophètes ont prescrit comme un devoir de jouer des instruments de musique, aux jours de fête, devant les idoles; ils disaient avec raison que les dieux prennent plaisir à cela et accordent la plus belle récompense à ceux qui le font. Ils ont fait beaucoup de bonnes promesses pour cet acte, promettant entre autres la prolongation de la vie, l’éloignement des calamités, la disparition des infirmités, la fertilité des semences, et l’abondance des fruits.» Telles sont les paroles textuelles des Sabiens.
Or, comme ces opinions étaient si généralement répandues qu’on les croyait vraies, et comme Dieu, par miséricorde pour nous, voulut effacer de nos esprits cette erreur et soulager nos corps de ces peines, en faisant cesser ces cérémonies fatigantes et inutiles et en nous donnant ses lois par Moïse, celui-ci nous annonça au nom de Dieu que, si l’on adorait ces astres et ces idoles, leur culte aurait pour conséquence que la pluie manquerait, que le sol serait désolé et ne produirait rien, que les fruits des arbres tomberaient, que des calamités atteindraient les relations sociales, et des infirmités les personnes, et que la vie humaine serait abrégée. C’est là ce qu’ont pour objet les paroles de l’alliance que l’Éternel a conclue. Tu trouveras ce même sujet répété dans tout le Pentateuque, à savoir que le culte des astres amène la cessation de la pluie, la dévastation du sol, la destruction des relations sociales, les maladies du corps et la brièveté de la vie; tandis qu’en abandonnant leur culte et en embrassant le culte de Dieu, on obtient la descente de la pluie, la fertilité du sol, l’amélioration des relations sociales, la santé du corps et la prolongation de la vie. C’est le contraire de ce que prêchaient les adorateurs des faux dieux, afin d’en propager le culte; car, ce qui est le but principal de la Loi, c’est de faire cesser cette croyance et d’en effacer la trace, comme nous l’avons exposé.
Chapter 31
Il y a des gens à qui il répugne de voir un motif dans une loi quelconque des lois (divines); ils aiment mieux ne trouver aucun sens rationnel dans les commandements et les défenses. Ce qui les porte à cela, c’est une certaine faiblesse qu’ils éprouvent dans leur âme, mais sur laquelle ils ne peuvent raisonner, et dont ils ne sauraient bien rendre compte. Voici ce qu’ils pensent: Si les lois devaient nous profiter dans cette existence (temporelle), et qu’elles nous eussent été données pour tel ou tel motif, il se pourrait bien qu’elles fussent le produit de la réflexion et de la pensée d’un homme de génie; si, au contraire, une chose n’a aucun sens compréhensible et qu’elle ne produise aucun avantage, elle émane de la Divinité, car la réflexion humaine ne conduirait pas à une pareille chose. On dirait que, selon ces esprits faibles, l’homme est plus parfait que son créateur; car l’homme (selon eux) parlerait et agirait en visant à un certain but, tandis que Dieu, loin d’agir de même, nous ordonnerait, au contraire, de faire ce qui n’est pour nous d’aucune utilité, et nous défendrait des actions qui ne peuvent nous porter aucun dommage. Loin de lui une semblable idée! C’est le contraire qui a lieu, et c’est toujours notre bien que la Divinité a en vue, comme nous l’avons montré par les paroles de l’Ecriture: Afin que nous soyons toujours heureux et que nous vivions aujourd’hui (Deutér., 6, 24). Ailleurs il est dit: Ceux qui entendront tous ces statuts diront: Certes, cette grande nation est un peuple sage et intelligent (Ibid., 4, 6). Ici on dit clairement que même tous les statuts (ou règlements) se montreront aux nations comme émanés d’une sagesse et d’une intelligence. Mais si une chose n’a pas de motif appréciable, si elle ne produit aucun avantage, ni n’écarte aucun mal, pourquoi dirait-on de celui dont elle est l’objetde croyance ou la règle de conduite, qu’il est sage et intelligent et qu’il occupe un rang élevé? Qu’y aurait-il en cela qui pût étonner les peuples?
Mais non; la chose est indubitablement comme nous l’avons dit, à savoir que chacun des six cent treize commandements doit, ou produire une opinion saine, ou détruire une opinion erronée, ou donner une règle de justice, ou faire cesser l’injustice, ou former l’homme aux bonnes mœurs, ou le préserver des mœurs dépravées. L’ensemble des commandements se rattache donc à trois choses: aux opinions, aux mœurs et à la pratique des devoirs sociaux. Si nous ne comptons pas ici les paroles, c’est que les paroles que l’Ecriture ordonne ou défend de prononcer, tantôt entrent dans la classe des devoirs sociaux, tantôt font contracter certaines opinions ou certaines mœurs. C’est pourquoi ici, où il s’agit d’indiquer le motif de chaque commandement, nous nous bornons aux trois classes que nous venons d’indiquer.
Chapter 32
Si tu considères les œuvres divines, je veux dire les œuvres de la nature, tu comprendras quelle prévoyance, quelle sagesse Dieu a manifestées dans la création desêtres vivants, dans la disposition des mouvements des membres et dans la position de ceux-ci les uns à l’égard des autres; de même, tu reconnaîtras la sagesse et la prévoyance de Dieu dans les différentes conditions qu’il fait successivement parcourir à l’ensemble de l’individu (animal). Quant à la disposition de ses mouvements et à la position relative des organes, je citerai l’exemple suivant: La partie antérieure du cerveau est extrêmement molle, tandis que la partie postérieure a plus de consistance; la moelle épinière est encore plus consistante, et, à mesure qu’elle s’étend, elle s’affermit davantage. Les nerfs sont les organes de la sensation et du mouvement; en conséquence, les nerfs qui servent à la simple perception des sens ou à un mouvement de peu de difficulté, comme celui de la paupière et de la mâchoire, proviennent du cerveau, tandis que ceux qui sont nécessaires pour le mouvement des membres sortent de la moelle épinière. Or, comme les nerfs, même ceux qui sortent de la moelle épinière, ne pourraient pas, à cause de leur mollesse, mettre en mouvement les articulations, il y a été habilement remédié de la manière suivante: les nerfs se sont ramifiés en fibres, lesquelles s’étant remplies de chair sont devenues des muscles; ensuite le nerf, ayant dépassé l’extrémité du muscle et s’étant affermi par des fragments des ligaments qui s’y sont mêlés, est devenu tendon. Le tendon se joint à l’os et s’y attache: alors seulement le nerf peut, par suite de cette transformation graduelle, mettre en mouvement le membre. Je ne cite que ce seul exemple, parce qu’il est le plus manifeste parmi les merveilles exposées dans le traité de l’Utilité des membres, et qui toutes sont claires, manifestes et bien connues à celui qui les examine avec un esprit pénétrant. De même, Dieu a usé de prévoyance à l’égard des individus des mammifères; car, comme ceux-ci naissent avec une extrême délicatesse et ne peuvent se nourrir d’aliments secs, il leur a été préparé des mamelles qui leur donnent du lait, pour pouvoir se nourrir d’un aliment succulent, approprié à la constitution de leurs membres, jusqu’à ce que ceux-ci deviennent peu à peu et graduellement fermes et solides.
Beaucoup de choses dans notre loi ont été réglées d’une manière semblable par le suprême régulateur. En effet, comme il est impossible de passer subitement d’un extrême à l’autre, l’homme, selon sa nature, ne saurait quitter brusquement toutes ses habitudes. Lors donc que Dieu envoya Moïse, notre maître, afin de faire de nous, par la connaissance de Dieu, un royaume de prêtres et un peuple saint (Exode, 19, 6) [comme il l’a déclaré en disant: On t’a montré à connaître, etc. (Deutéron., 4, 35), tu sauras aujourd’hui et tu rappelleras à ton cœur, etc. (Ib., v. 39)], et afin de nous rendre dévoués à son culte, comme il est dit: et pour le servir de tout votre cœur (Ib., XI, 13), vous servirez l’Éternel votre Dieu (Exode, 23, 25), c’est lui que vous servirez (Deutéron., 13, 5), alors (dis-je) c’était une coutume répandue, familière au monde entier,—et nous-mêmes nous avions été élevés dans ce culte universel,—d’offrir diverses espèces d’animaux dans ces temples où l’on plaçait les idoles, d’adorer ces dernières et de brûler de l’encens devant elles. Des religieux et des ascètes étaient les seuls hommes qui se dé-vouassent au service de ces temples consacrés aux astres, comme nous l’avons exposé. En conséquence, la sagesse de Dieu, dont la prévoyance se manifeste dans toutes ses créatures, ne jugea pas convenable de nous ordonner le rejet de toutes ces espèces de cultes, leur abandon et leur suppression; car cela aurait paru alors inadmissible à la nature humaine, qui affectionne toujours ce qui lui est habituel. Demander alors une pareille chose, c’eût été comme si un prophète dans ces temps-ci, en exhortant au culte de Dieu, venait nous dire: «Dieu vous défend de lui adresser des prières, de jeûner, et d’invoquer son secours dans le malheur; mais votre culte sera une simple méditation, sans aucune pratique.»
C’est pourquoi Dieu laissa subsister ces différentes espèces de cultes; mais, au lieu d’être rendues à des objets créés et à des choses imaginaires, sans réalité, il les a transférées à son nom et nous a ordonné de les exercer envers lui-même. Il nous ordonna donc de lui bâtir un temple: Qu’ils me fassent un sanctuaire (Exode, 25, 8), d’élever l’autel en son nom: Tu me feras un autel de terre (Ib., XX, 21), d’offrir les sacrifices à lui: Lorsqu’un homme d’entre vous offrira un sacrifice à l’Éternel (Lévitique, I, 2), de se prosterner devant lui et de brûler de l’encens devant lui. Il défendit de faire aucune de ces actions pour un autre que lui: Celui qui sacrifie aux dieux sera anathématisé (Exode, 22, 19); car tu ne dois pas te prosterner devant un autre Dieu (Ib., XXXIV, 14). Il destina des prêtres pour le service du sanctuaire, en disant: Ils serviront de prêtres à moi (Ib., XXVIII, 41); et, comme ils étaient occupés du temple et de ses sacrifices, il fallait nécessairement leur fixer des revenus qui pussent leur suffire et qu’on appelle les droits des lévites et des prêtres. Cette prévoyance divine eut pour résultat d’effacer le souvenir du culte idolâtre et de consolider le grand et vrai principe de notre croyance, à savoir l’existence et l’unité de Dieu, sans que les esprits fussent rebutés et effarouchés par l’abolition des cérémonies qui leur étaient familières et hors desquelles on n’en connaissait point.
Je sais que de prime abord ton esprit se refusera à admettre cette idée et que tu en éprouveras de la répugnance. Tu m’adresseras mentalement ces questions: Comment supposer des préceptes, des défenses, des actes importants, minutieusement exposés, prescrits pour des époques fixes, et qui pourtant n’auraient pas leur but dans eux-mêmes, mais dans autre chose, comme si ce n’était là qu’un expédient imaginé par Dieu pour arriver à son but principal? Qu’est-ce donc qui l’empêchait de nous révéler (directement) ce qui était son but principal et de nous rendre capables de concevoir ce but, sans avoir besoin de ces moyens que tu supposes n’être qu’un but secóndaire? Mais écoute la réponse que j’ai à te donner; elle ôtera de ton cœur cette inquiétude et te manifestera la vérité de ce que je t’ai fait observer. En effet, le texte même du Pentateuque nous présente quelque chose d’analogue, en disant: Dieu ne les conduisit pas par le chemin du pays des Philistins, quoique celui-ci fût rapproché, etc. Et Dieu fit tourner le peuple du côté du désert, vers la mer de Souph (Exode, 13, 17 et 18). De même donc que Dieu, dans la crainte d’un obstacle que leur corps naturellement n’aurait pu vaincre, les fit dévier du chemin direct qu’on avait eu d’abord en vue, vers un autre chemin, afin que le but principal fût atteint, de même, craignant (de leur révéler directement) ce que l’âme naturellement n’aurait pu concevoir, il leur prescrivit ces lois dont nous avons parlé, afin que le but principal fût atteint, à savoir, la conception du vrai Dieu et l’abolition de l’idolâtrie. En effet, de même qu’il n’est pas dans la nature de l’homme qu’après avoir été élevé dans un travail servile, celui de l’argile, des briques, etc., il aille subitement laver la souillure de ses mains et combattre tout à coup les descendants d’Anak, de même il n’est pas dans sa nature qu’après avoir été élevé dans des espèces très-variées de cultes et dans des pratiques habituelles avec lesquelles les esprits se familiarisent tellement, qu’elles deviennent en quelque sorte une notion première, (il n’est pas dans sa nature, dis-je) qu’il les abandonne tout à coup. D’une part donc, Dieu usa de prévoyance en faisant errer ces hommes dans le désert jusqu’à ce qu’ils fussent devenus vaillants [car on sait que la vie du désert et les privations du corps produisent la vaillance, et que le contraire engendre la lâcheté], et, en outre, il naquit aussi des hommes qui n’étaient pas habitués à la bassesse et à la servitude; tout cela se fit par les ordres divins donnés par l’intermédiaire de Moïse, notre maître: Par l’ordre de l’Éternel, ils campaient, et par l’ordre de l’Éternel, ils partaient; ils observaient le commandement de l’Éternel, selon l’ordre que l’Éternel avait donné par Moïse (Nombres, 9, 23). D’autre part, les lois de cette classe leur furent données par la prévoyance divine, afin qu’ils conservassent cette espèce de pratique à laquelle ils étaient habitués, et que par là pût s’affermir la foi, ce qui était le but principal. Tu demanderas (en second lieu): «Qu’est-ce donc qui empêchait Dieu de nous révéler (directement) ce qui était son but principal et de nous rendre capables de concevoir ce but?» Mais on peut rétorquer contre toi cette seconde question et te dire: Qu’est-ce donc qui empêchait Dieu de leur faire prendre le chemin du pays des Philistins et de les rendre capables d’aborder les guerres, sans qu’il eût besoin de leur faire faire ce détour avec la colonne de nuée pendant le jour et la colonne de feu pendant la nuit (Exode,13, 21, 22)? De même, on pourrait t’adresser une troisième question au sujet des détails de promesses et de menaces relatives à toute la loi, et l’on pourrait te dire: «Puisque le but principal et l’intention de Dieu étaient que nous crussions à cette loi et que nous observassions les pratiques qu’elle prescrit, pourquoi ne nous a-t-il pas donné la faculté de concevoir toujours ce but et d’agir en conséquence, plutôt que de se servir d’un moyen détourné, (en nous avertissant) qu’il nous récompenserait pour notre obéissance et qu’il nous punirait pour notre désobéissance? et pourquoi réaliser toutes ces récompenses et toutes ces punitions? Car c’est là encore un moyen indirect employé à notre égard pour obtenir de nous ce qui était son but principal. Qu’est-ce donc qui l’aurait empêché de fixer en nous un penchant naturel pour accomplir les actes de piété qu’il désirait et pour répudier les péchés qu’il détestait?»
On peut faire à ces trois questions et à toutes les autres semblables une seule réponse générale que voici: Quoique tous les miracles consistent dans le changement de la nature d’un être quelconque d’entre les choses qui existent, Dieu ne change pourtant pas par miracle la nature des individus humains. C’est à cause de ce principe important qu’il est dit: Oh! s’ils avaient toujours ce même cœur, etc. (Deutéron., 5, 26). Voilà la raison des préceptes, des défenses, des récompenses et des peines. Nous avons déjà, dans plusieurs endroits de nos ouvrages, exposé ce principe fondamental, en l’appuyant de preuves. Si nous professons ce principe, ce n’est pas que nous croyions que le changement de la nature d’un individu humain quelconque soit difficile pour Dieu; au contraire, cela est possible et dépend de la puissance (de Dieu). Cependant, selon les principes contenus dans la Loi du Pentateuque, il n’a jamais voulu le faire et ne le voudra jamais; car si c’était sa volonté de changer chaque fois la nature de l’individu humain à cause de ce qu’il veut obtenir de cet individu, la mission des prophètes et toute la législation seraient inutiles.
Revenant maintenant à mon sujet, je dis: Comme ce genre de culte, — je veux parler des sacrifices, — n’avait qu’un but secondaire, tandis que les invocations, les prières et d’autres pratiques du culte se rapprochent davantage du but principal et sont nécessaires pour l’atteindre, Dieu a fait une grande différence entre les deux espèces (de culte). En effet, le culte de la première espèce, — je veux dire celui des sacrifices, — bien qu’il s’adressât à Dieu, ne nous fut pourtant pas prescrit comme il l’avait été d’abord, c’est-à-dire d’offrir des sacrifices en tout lieu et en tout temps. On ne pouvait pas élever des temples partout, ni prendre pour sacrificateur le premier venu, laisser fonctionner quiconque voulait (I, Rois, XIII, 33). Tout cela, au contraire, il (Dieu) le défendit, et il établit un temple unique: à l’endroit que l’Éternel choisira (Deutéron., 12, 26); on ne pouvait pas sacrifier ailleurs: Garde-toi d’offrir des holocaustes en tout lieu où il te plaira (Ib., v. 13), et il n’y avait qu’une famille particulière qui pût exercer le sacerdoce. Tout cela (avait pour but) de restreindre ce genre de culte, et de n’en laisser subsister que ce que la sagesse divine ne jugeait pas devoir être totalement abandonné. Mais les invocations et les prières se font en tout lieu et par qui que ce soit; il en est de même des cicith, des mezouzoth, des tephillin et d’autres objets semblables du culte.
A cause de cette idée que je t’ai révélée, l’on trouve souvent dans les livres des prophètes des reproches faits aux hommes sur leur grand empressement à offrir des sacrifices, et on leur déclare que ces derniers n’ont pas de but qui soit essentiel en lui-même, et que Dieu n’en a pas besoin. Samuel a dit: L’Éternel veut-il les holocaustes et les sacrifices comme il veut qu’on lui obéisse (I, Sam., XV, 22)? Isaïe dit: A quoi me sert la multitude de vos sacrifices, dit l’Éternel, etc. (I, 11)? Jérémie dit: Car je n’ai point parlé à vos ancêtres, et je ne leur ai pas donné de commandement au sujet des holocaustes et des sacrifices, au jour où je les fis sortir du pays d’Égypte. Mais voici ce que je leur ai commandé: Obéissez à ma voix, et je serai votre Dieu, et vous serez mon peuple (Jér., VII, 22 et 23). Ce passage a paru difficile à tous ceux dont j’ai vu ou entendu les discours. Comment, disaient-ils, Jérémie a-t-il pu dire de Dieu qu’il ne nous a rien prescrit au sujet des holocaustes et des sacrifices, puisqu’un grand nombre de commandements ne se rapportent qu’à cela? Mais le sens de ce passage revient à ce que je t’ai exposé: «Ce que j’ai principalement pour but, dit-il, c’est que vous me perceviez et que vous n’adoriez pas d’autre que moi: Je serai votre Dieu et vous serez mon peuple. La prescription d’offrir des sacrifices et de vous rendre au temple n’avait d’autre but que d’établir ce principe fondamental, et c’est pour cela que j’ai transféré ces cérémonies à mon nom, afin que la trace de l’idolâtrie fût effacée et que le principe de mon unité fût solidement établi. Mais vous avez négligé ce but et vous vous êtes attachés au moyen; car vous avez douté de mon existence: Ils ont renié l’Éternel, et ils ont dit: Il n’est pas (Jérémie, 5, 12); vous vous êtes livrés à l’idolâtrie: …. offrir de l’encens à Baal, suivre les dieux étrangers? Et pourtant vous venez dans ce temple (Ib., VII, 9, 10); vous continuez à vous rendre au temple et à offrir les sacrifices, qui ne sont pas le but qu’on avait principalement en vue.»
J’ai encore une autre manière d’interpréter ce verset, et qui aboutit également à l’idée que nous venons d’exposer. En effet, le texte (biblique) et la tradition s’accordent à déclarer que dans les premières lois qui nous furent prescrites, il n’était nullement question d’holocaustes et de sacrifices; car il ne faut pas te préoccuper de l’agneau pascal d’Égypte, qui avait une raison claire et manifeste, comme nous l’exposerons, et qui d’ailleurs fut prescrit en Égypte même, tandis que la législation à laquelle on fait allusion dans le verset (de Jérémie) concerne ce qui nous fut prescrit après la sortie d’Égypte. C’est pourquoi on fait dans ce verset cette restriction expresse: Au jour où je les fis sortir du pays d’Égypte; car les premiers préceptes donnés après la sortie d’Égypte furent ceux prescrits à Marâ, où il nous dit: Si tu obéis à la voix de l’Éternel, ton Dieu, etc. (Exode, 15, 26); là, il lui proposa des statuts et des lois, etc. (Ib., v. 25). La tradition vraie dit: «A Marâ, on a prescrit le Sabbat et les lois civiles»; donc, par statuts, on fait allusion au Sabbat, et par lois, aux lois civiles, qui ont pour objet de faire cesser l’injustice. Ici donc il s’agit du but principal, comme nous l’avons exposé, je veux dire (qu’il s’agit) d’abord des plus hautes vérités de la foi, comme la nouveauté du monde; car tu sais que la loi du Sabbat nous a été prescrite surtout pour consolider ce principe fondamental, comme nous l’avons exposé dans ce traité. Outre les idées vraies, on avait aussi pour but de faire cesser l’injustice parmi les hommes. Il est donc clair que, dans les premières lois, il ne s’agissait point d’holocaustes et de sacrifices, car ceux-ci n’ont qu’un but secondaire, comme nous l’avons dit.
La même idée qu’exprimait Jérémie est aussi exprimée dans les Psaumes sous forme d’exhortation à la nation tout entière, qui ignorait alors le but principal, qu’elle ne distinguait pas du but secondaire: Écoute, mon peuple, que je parle, Israël, que je t’avertisse; je suis Dieu, ton Dieu. Je ne te réprimande pas au sujet de tes sacrifices, de tes holocaustes, qui sont toujours là devant moi. Mais je n’accepte pas de taureau de ta maison, ni de boucs de tes parcs (Ps. 50, 7-9). Partout où cette idée a été répétée, on a eu le but que j’ai indiqué. Il faut te bien pénétrer de cela et y réfléchir.
Chapter 33
Ce qu’entre autres la Loi parfaite avait encore pour but, c’était de nous faire refouler et mépriser nos appétits, les restreindre autant que possible, de manière à ne les satisfaire que pour ce qui est nécessaire. Tu sais que la passion à laquelle la foule se livre le plus souvent, c’est l’intempérance dans la nourriture, la boisson et l’amour physique. C’est là ce qui détruit la perfection dernière de l’homme et qui est nuisible aussi à sa perfection première, en corrompant la plupart des relations sociales et domestiques. Car, en suivant seulement sa passion, comme font les ignorants, on détruit ses aspirations spéculatives, le corps se corrompt et l’homme périt avant que sa constitution physique l’exige; les soucis et les peines se multiplient, la jalousie et la haine réciproques augmentent, et on en vient aux mains pour se dépouiller mutuellement. Ce qui amène tout cela, c’est que l’ignorant considère le plaisir comme le seul but essentiel qu’on doive rechercher. C’est pourquoi Dieu [que son nom soit glorifié] a usé de prévoyance en nous donnant des lois propres à détruire ce but et à en détourner notre pensée de toutes les manières. Il nous a défendu tout ce qui conduit à l’avidité et au seul plaisir, et c’est là une des tendances les plus prononcées de cette loi. Ne vois-tu pas que les paroles textuelles de la Loi ordonnent de faire mourir celui qui manifeste un penchant excessif pour le plaisir de la bonne chère et de la boisson? C’est là le fils désobéissant et rebelle (Deutéron., 21, 18) qu’on appelle gourmand et ivrogne (Ib., v. 20). On ordonne de le lapider et de le retrancher promptement (de la société), avant que la chose prenne plus de gravité et qu’il puisse faire périr beaucoup de monde et détruire la position d’hommes vertueux, par sa violente avidité.
Ce que la Loi avait encore en vue, c’était (de nous inspirer) la douceur et la docilité; elle veut que l’homme, loin d’être dur et grossier, se montre au contraire souple, obéissant, condescendant. Tu connais ce précepte divin: Vous circoncirez le prépuce de votre cœur, et vous ne roidirez plus votre cou (Deutéron., 10, 16); Écoute et obéis, ô Israël (Ib., XXVII, 9); Si vous consentez à obéir, etc. (Isaïe, 1, 19). En parlant de la docilité à accepter ce qui est obligatoire, on emploie l’expression: Nous l’écouterons et nous le ferons. On exprime la même idée allégoriquement par les mots: Entraîne-moi, que nous courions après toi (Cantique des cant., 1, 4).
Un autre but que la Loi avait en vue était la pureté et la sainteté, qui consiste à réprimer l’amour physique, à l’éviter et à ne s’y livrer que le moins possible, comme je l’exposerai plus loin. Lorsque Dieu ordonna de sanctifier la nation pour recevoir la Loi, comme il est dit: Tu les sanctifieras aujourd’hui et demain (Exode, 19, 10), il dit: Vous n’approcherez d’aucune femme (Ib., v. 15), déclarant par là que la sainteté consiste à réprimer l’amour physique. De même, on a déclaré que l’abstention du vin est de la sainteté, car on dit du naziréen: Il sera saint (Nombres, 6, 5). Dans le Siphra, on lit: «Vous vous sanctifierez et vous serez saints (Lévit., 11, 44), c’est la sanctification par les commandements.» De même que la Loi appelle l’obéissance aux commandements sainteté et pureté, de même elle donne à la transgression des commandements et aux actions honteuses le nom d’impureté, comme je l’exposerai.
La propreté des vêtements, l’ablution du corps et le nettoyage de ses malpropretés, sont également des choses que la Loi a eues en vue, mais qui ne viennent qu’après la purification des actions et après qu’on a purifié le cœur des idées et des mœurs impures. Se borner à tenir propre l’extérieur en se lavant et à avoir des vêtements propres, tout en restant avide de jouissances et en se livrant à la bonne chère et à l’amour physique, serait extrêmement blâmable. Isaïe a dit à ce sujet: Ceux qui se montrent saints et purs dans les jardins, mais autrement dans l’intérieur, qui mangent la chair du porc etc. (Isaïe, 66, 17); ce qui veut dire qu’ils se montrent purs et saints dans les lieux ouverts et publics, mais qu’ensuite, lorsqu’ils sont seuls dans leurs chambres et dans l’intérieur de leurs maisons, ils persistent dans leurs péchés, se laissant aller à manger des choses défendues, comme le porc, le rat et d’autres abominations. Il se peut aussi que, par les mots אחר אחת בתוך, derrière une qui est à l’intérieur, on ait voulu indiquer que, dans l’isolement, ils se livrent à un amour défendu. En somme, on a voulu dire que leur extérieur est propre et montre la netteté et la pureté, mais qu’à l’intérieur ils persistent à s’adonner à leurs passions et aux jouissances du corps. Ce n’est pas là cependant ce qu’a voulu la Loi, qui, au contraire, a eu principalement pour but de restreindre la passion, et (qui a voulu) que la purification de l’extérieur n’eût lieu qu’après celle de l’intérieur. Salomon, déjà, a appelé l’attention sur ceux qui ont soin de se laver le corps et de purifier leurs vêtements, tandis que leurs actions sont impures et leurs moeurs dépravées: Une race, dit-il, qui se croit nette, et qui cependant n’est pas lavée de son ordure; une race qui a les yeux fort hautains et dont les paupières sont élevées (Prov., 30, 12, 13). En considérant les intentions (de la Loi) que nous avons mentionnées dans ce chapitre, tu comprendras les raisons d’un grand nombre de commandements, qui étaient restées inconnues avant la connaissance de ces intentions, comme je l’exposerai ultérieurement.
Chapter 34
Ce qu’il faut savoir encore, c’est que la Loi n’a pas égard à ce qui est exceptionnel. La législation n’a pas eu lieu en vue de ce qui arrive rarement; mais dans tout ce qu’elle a voulu nous inculquer en fait d’idées, de mœurs et d’actions utiles, elle n’a eu en vue que les cas les plus fréquents, sans avoir égard à ce qui n’arrive que rarement, ni au dommage qui peut résulter de telle disposition et de tel régime légal pour un seul individu. En effet, la Loi est une chose divine; mais il faut considérer les choses de la nature qui embrassent ces avantages généraux existant dans la Loi, et desquelles pourtant il résulte des dommages individuels, comme cela a été exposé par nous-même et par d’autres. En faisant cette réflexion, tu ne t’étonneras plus que le but de la Loi ne s’accomplisse pas dans chaque individu. Au contraire, il doit nécessairement exister des individus que ce régime de la Loi ne rend point parfaits, puisque les formes physiques de l’espèce ne produisent pas non plus, dans chaque individu, tout ce qui est nécessaire; car toutes ces choses sont émanées d’un seul Dieu, d’un seul agent, et ont été données par un seul pasteur. Le contraire serait impossible, et nous avons déjà exposé que l’impossible a une nature stable qui ne varie jamais. Il s’ensuit encore de cette réflexion que les lois ne pourront pas s’adapter exactement aux circonstances diverses des individus et des temps, comme le traitement médical, qui, pour chaque individu en particulier, doit être conforme à son tempérament présent. Il faut, au contraire, que le régime légal soit absolu et embrasse la généralité (des hommes), quoiqu’il puisse, tout en convenant à tels individus, ne pas convenir à tels autres; car, s’il se conformait aux individus, la généralité en souffrirait, et «tu en ferais quelque chose de relatif». C’est pourquoi ce que la Loi a eu principalement pour but est indépendant (des circonstances) de temps et de lieu; les dispositions légales sont absolues et générales, comme il est dit: O assemblée! il y aura une seule loi pour vous (Nombres, 15, 15), et elles n’ont en vue que ce qui est utile généralement et dans les cas les plus fréquents, comme nous l’avons exposé.
Après ces observations préliminaires, j’aborde l’exposition que j’avais en vue.
Chapter 35
Dans ce but, j’ai divisé tous les commandements en quatorze classes.
La Ire classe renferme les commandements qui se rapportent à des idées fondamentales; ce sont ceux que nous avons énumérés dans le traité Yésodé ha-tôrâ (des fondements de la Loi). A cette classe appartiennent aussi la pénitence et les jeûnes, comme je l’exposerai. Quand il s’agit d’inculquer ces hautes vérités qui doivent nous inspirer la croyance à la Loi, il n’y a pas lieu de demander quelle en est l’utilité, comme nous l’avons exposé.
La IIe classe renferme les commandements qui se rattachent à la défense de l’idolâtrie, et ce sont ceux que nous avons énumérés dans le traité Abodâ zarâ (de l’idolâtrie). Il faut savoir que les commandements relatifs aux étoffes de matières hétérogènes, aux premiers produits des arbres et au mélange de la vigne (avec d’autres plantes), appartiennent également à cette classe, comme on l’exposera. De cette classe aussi on devine bien le motif, car elle a en général pour but de consolider les idées vraies et de les perpétuer dans le peuple pendant le cours des années.
La IIIe classe renferme les commandements relatifs au perfectionnement des mœurs, et ce sont ceux que nous avons énumérés dans le traité Déôth (des règles d’éthique). On sait que c’est par les bonnes mœurs que le commerce des hommes et leur société se perfectionnent, ce qui est une chose nécessaire pour que l’état social soit bien réglé.
La IVe classe renferme les commandements relatifs aux aumônes, aux prêts, aux largesses et à tout ce qui s’y rattache; ce sont les estimations et consécrations, les dispositions concernant le prêt et les esclaves, et tous les commandements que nous avons énumérés dans le livre Zeraïm (des semences), à l’exception des hétérogènes et des premiers fruits des arbres. La raison de tous ces commandements est évidente; car tous les hommes, tour à tour, en tirent profit. En effet, si quelqu’un est riche aujourd’hui, il peut être pauvre demain, lui ou sa postérité; et, s’il est pauvre aujourd’hui, demain il peut être riche, lui ou son fils.
La Ve classe comprend les commandements qui ont pour but d’empêcher la violence et l’injustice. Ce sont ceux qui dans notre ouvrage forment le sujet du livre Nezikin (des dommages). L’utilité de cette classe est évidente.
La VIe classe comprend les commandements relatifs aux peines criminelles, telles que les pénalités du voleur, du brigand, des faux témoins, et en général ce que nous avons énuméré dans le livre Schofetim (des Juges). L’utilité en est manifeste et évidente; car, si le coupable n’était pas puni, le crime ne cesserait point, et ceux qui ne respirent que la violence ne reculeraient point. Il n’y a que les esprits faibles qui prétendent que l’abolition des peines serait de la miséricorde envers les hommes; Ce serait là plutôt de la vraie dureté à leur égard et la destruction de la société. La miséricorde, au contraire, est dans cet ordre donné par Dieu: Tu établiras des juges et des officiers dans toutes tes villes. (Deutér., XVI, 18.)
La VIIe classe comprend les droits de propriété qui se rattachent aux transactions mutuelles des hommes, telles que le prêt, l’engagement pour salaire, les dépôts, les ventes, les achats, etc.; les héritages aussi sont de cette catégorie. Ce sont les commandements que nous avons énumérés dans les livres Kinyân (de l’acquisition) et Mischpatim (des droits). Cette classe est d’une utilité manifeste et évidente; car ces relations pécuniaires sont nécessaires pour les hommes dans chaque Etat, et il faut nécessairement établir des règles équitables dans ces transactions et les soumettre à une appréciation utile.
La VIIIe classe comprend les commandements relatifs aux jours sacrés, je veux dire aux sabbats et aux fêtes. L’Ecriture déjà a motivé chacun de ces jours et en a indiqué la raison, qui est, soit de faire naître une certaine idée, soit de nous procurer le repos du corps, soit de produire ces deux effets à la fois, comme nous l’exposerons ultérieurement.
La IXe classe comprend les autres pratiques du culte imposées à tous, telles que la prière, la lecture du Schema’ et les autres choses que nous avons énumérées dans le livre Ahabâ (de l’amour de Dieu), à l’exception de la Circoncision. L’utilité de cette classe est évidente; car toutes ces pratiques servent à affermir les idées relatives à l’amour de Dieu, à ce qu’il faut croire à son égard et à ce qu’il faut lui attribuer.
La Xe classe comprend les commandements relatifs au sanctuaire, à ses ustensiles (sacrés) et à ses desservants. Ce sont les commandements que nous avons énumérés dans une partie du livre ’Abôdâ (du culte). Nous avons parlé précédemment de l’utilité de cette classe.
La XIe classe comprend les commandements relatifs aux sacrifices; ce sont la plupart des commandements que nous avons énumérés dans le livre Abôdâ (du culte) et dans le livre Korbanôth (des sacrifices). Nous avons déjà dit précédemment (ch. 32) quelle utilité avait la prescription des sacrifices en général et quelle en était la nécessité dans ces temps-là.
La XIIe classe comprend les commandements relatifs aux cas de pureté ou d’impureté. Le but qu’avaient en général tous ces commandements, c’était qu’on s’abstînt, dans l’état d’impureté, de visiter le sanctuaire, afin qu’on fût pénétré de sa grandeur, et qu’il fût un objet de crainte et de respect, comme je l’exposerai.
La XIIIe classe comprend les commandements relatifs à l’interdiction de certains aliments et à ce qui s’y rattache; ce sont les commandements que nous avons énumérés dans le traité Maakhalôth assourôth (des aliments prohibés); mais les dispositions relatives aux vœux et au naziréat appartiennent également à cette classe. Tout cela a pour but de détruire la passion qui nous entraîne à rechercher des mets délicats et (d’empêcher) que la bonne chère et la boisson soient considérées comme le but de la vie, comme nous l’avons exposé dans le commentaire sur la Mischnâ, introduction au traité Abôth.
La XIVe classe comprend les commandements relatifs à la défense de certaines cohabitations. Ce sont ceux que nous avons énumérés dans le livre Naschim (des femmes), et dans le traité Issouré biâ (des unions illicites); le mélange d’animaux (de deux espèces) appartient également à cette classe. Ces commandements aussi ont pour but de diminuer le commerce avec les femmes, de restreindre, autant que possible, le désir effréné de la cohabitation, et de ne pas y voir, comme le font les ignorants, le but (de l’existence humaine), ainsi que nous l’avons exposé dans le commentaire du traité Abôth. La circoncision appartient également à cette classe.
On sait que la totalité des commandements peut se diviser en deux parties, l’une concernant les rapports des hommes entre eux, l’autre concernant les rapports de l’homme avec Dieu. Dans notre division, dont nous venons d’énumérer les classes, la cinquième, sixième, septième, et une partie de la troisième classe, sont relatives aux rapports des hommes entre eux; les autres classes concernent les rapports de l’homme avec Dieu. Car tout commandement, soit positif, soit négatif, qui a pour but de nous douer d’une certaine qualité morale, ou idée, ou de corriger nos actions, et qui ne concerne que l’individu en lui-même qu’il sert à perfectionner, a été appelé par les docteurs rapport entre l’homme et Dieu, quoiqu’en réalité il aboutisse quelquefois aux relations des hommes entre eux; mais ce dernier cas n’arrive qu’après beaucoup de choses intermédiaires et à des points de vue généraux, et de prime abord on n’y voit rien qui puisse toucher les autres hommes. Il faut te bien pénétrer de cela.
Après avoir fait connaître les raisons de ces différentes classes (de commandements), je vais poursuivre les commandements renfermés dans chacune d’elles, surtout ceux qu’on croit être sans utilité, ou qu’on prend pour des ordonnances n’ayant aucun principe rationnel; j’en exposerai les raisons et les cas d’utilité, à l’exception d’un petit nombre dont, jusqu’à ce moment, je n’ai point saisi le but.
Chapter 36
Les commandements que renferme la première classe, à savoir les idées, et que nous avons énumérés dans le traité Yésodé ha-torâ (des fondements de la Loi), sont tous clairement motivés. Si tu les examines un à un, tu y trouveras toujours une idée vraie et susceptible d’être démontrée. De même, tout ce qui est stimulation et encouragement à l’étude et à l’enseignement est d’une utilité évidente; car si on n’a pas acquis de science, on n’aura ni vertus pratiques, ni idées saines. Il est également d’une utilité évidente d’honorer ceux qui sont les soutiens de la Loi; car s’ils ne sont pas un objet de haute considération, on n’écoutera pas leurs paroles, quand ils voudront diriger nos pensées et nos actions. Dans le commandement exprimé par les mots: Lèvetoi devant la vieillesse (Lévit., 19, 32), est contenu aussi le devoir de se conduire avec modestie.
De cette (première) classe sont aussi les préceptes qui nous ordonnent de jurer par son nom et qui nous défendent de violer le serment, ou de jurer en vain. Tout cela a une raison manifeste, et a pour objet le respect dû à la Divinité; car ce sont là des actions qui affermissent la croyance à sa grandeur.
A cette classe appartient encore le précepte d’invoquer Dieu dans les moments de détresse, ainsi qu’il est dit: Vous ferez retentir les trompettes (Nombres, 10, 9); car c’est un acte qui sert à affermir une idée vraie, à savoir que Dieu perçoit notre situation, qu’il dépend de lui de l’améliorer si nous lui obéissons, et de la rendre mauvaise si nous lui désobéissons, et qu’il ne faut pas voir en cela l’effet du hasard ou d’un simple accident. Tel est le sens de ces mots: Si vous marchez avec moi קרי, dans la voie du hasard (Lévitique, XXVI, 21), ce qu’il faut entendre ainsi: «Si vous considérez comme un simple hasard ces malheurs que je fais fondre sur vous pour vous punir, j’augmenterai pour vous ce prétendu hasard en ce qu’il a de plus grave et de plus cruel,» comme il est dit: Et si vous marchez avec moi dans la voie du hasard, je marcherai avec vous dans la voie du plus cruel hasard (Ib., v. 27-28). En effet, leur croyance que ce n’était là qu’un pur hasard devait avoir pour effet de les laisser, sans retour, persister dans leurs opinions pernicieuses et dans leurs actions impies, comme il est dit: Tu les as frappés, et ils n’en ont point tremblé (Jérémie, 5, 3). C’est pourquoi Dieu nous a ordonné de l’invoquer, d’avoir recours à lui et de lui adresser nos supplications dans chaque malheur.
Il est évident que la pénitence appartient également à cette classe, je veux dire qu’elle fait partie des idées qu’il faut admettre pour qu’il puisse exister une société religieuse bien organisée. En effet, il est impossible que l’homme ne pèche pas et ne bronche pas, soit en adoptant par ignorance une opinion ou une conduite qui ne saurait être approuvée, soit en se laissant vaincre par la concupiscence ou la passion. Si donc l’homme pouvait croire que ce mal est à jamais irréparable, il persisterait dans son erreur, et peut-être même pécherait-il davantage, n’ayant aucun moyen (de réparation); mais, en croyant à la pénitence, il se corrigera et redeviendra meilleur et même plus parfait qu’il n’avait été avant de pécher. C’est pourquoi les actes qui doivent affermir cette idée vraie et très-utile sont nombreux; je veux parler des confessions, des sacrifices pour l’erreur et pour certains péchés commis avec intention, et des jeûnes. Ce qui caractérise en général la pénitence pour chaque péché, c’est de s’en détacher; et c’est là ce que cette idée a finalement pour objet. — Toutes ces choses donc sont d’une utilité évidente.
Chapter 37
Les commandements que renferme la deuxième classe sont tous ceux que nous avons énumérés dans le traité Aboda Zarâ (de l’idolâtrie). Il est évident qu’ils ont tous pour but de nous préserver des erreurs de l’idolâtrie et d’autres idées fausses que l’idolâtrie entraîne avec elle, comme les pronostics, les augures, la sorcellerie, l’incantation et d’autres choses semblables. Quand tu auras lu tous les livres dont je t’ai parlé, tu verras clairement que ce que tu entends appeler magie, ce sont des pratiques exercées par les Casdéens et les Chaldéens, et qui étaient surtout fréquentes parmi les Égyptiens et les Cananéens. Ils voulaient faire croire, ou croyaient eux-mêmes que ces pratiques exerçaient une influence miraculeuse ou extraordinaire dans le monde, soit sur un individu, soit sur les habitants d’une ville; tandis que la logique et la raison ne sauraient admettre que les pratiques exercées par les magiciens produisent un effet quelconque, comme, par exemple, quand ils cherchent à cueillir telle plante dans tel moment, ou quand ils prennent telle quantité d’une certaine chose et telle quantité d’une autre chose. Ce sont des procédés très variés, que je résumerai en trois espèces: 1° ceux qui se rattachent à un être quelconque, soit plante, soit animal, soit minéral; 2° ceux qui se rattachent à un temps déterminé dans lequel telles pratiques doivent s’exercer; 3° certaines actions exercées par les hommes, comme par exemple de danser, de battre des mains, de crier, de rire, de sauter sur une jambe, de se coucher par terre, de brûler une certaine chose, ou de faire une certaine fumigation, ou de prononcer certaines paroles intelligibles ou inintelligibles. Telles sont les différentes espèces d’opérations magiques.
Il y a certaines opérations magiques qui ne s’accomplissent que par la réunion de tous ces actes à la fois. Ils disent, par exemple: On prendra telle ou telle quantité de feuilles de telle plante, au moment où la lune se trouve sous tel signe du zodiaque, à l’orient ou à l’un des autres points cardinaux; on prendra aussi des cornes de tel animal, ou de ses excréments, ou de son poil, ou de son sang, telle quantité, quand le soleil se trouvera par exemple au milieu du ciel, ou à un autre endroit déterminé; enfin, on prendra tel métal, ou plusieurs métaux, qu’on fera fondre sous l’ascendant de tel signe, au moment où les astres se trouveront dans telle situation; ensuite, on parlera, on dira telle chose, et on fera avec ces feuilles, etc., une fumigation à cette figure de métal, et, par suite de tout cela, il arrivera telle chose. Mais il y a d’autres opérations magiques qui, à ce qu’ils croient, s’accomplissent au moyen d’une seule de ces trois espèces d’actes. Dans la plupart de ces opérations magiques, ils mettent pour condition nécessaire qu’elles soient exécutées par des femmes. Ainsi, par exemple, ils disent que, pour obtenir que l’eau jaillisse, il faut que dix femmes vierges, ornées de bijoux et vêtues de robes rouges, dansent et s’abordent mutuellement, allant tantôt en avant, tantôt en arrière, et montrant le soleil, etc., etc.; par ce moyen, à ce qu’ils s’imaginent, l’eau jaillira.
Ils disent encore que, si quatre femmes, couchées sur le dos, lèvent les jambes en les écartant, et si, dans cette position indécente, elles prononcent telles paroles et font tel acte, la grêle cessera de tomber en ces lieux. Il y a encore beaucoup d’autres de ces absurdités et de ces folies, dont la pratique, selon leur condition expresse, n’appartient qu’aux femmes. Dans toutes les opérations magiques, il faut aussi observer l’état des astres; car ils prétendent que telle plante est échue en partage à tel astre, et de même ils attribuent chaque animal et chaque minéral à un certain astre. Selon leur opinion aussi, les pratiques exercées par les magiciens sont une espèce de culte rendu à tel ou tel astre, qui, trouvant plaisir à telle pratique, à telles paroles, ou à telle fumigation, fait pour nous ce que nous désirons.
Après cette observation préliminaire, que tu pourras vérifier en lisant leurs livres qui se trouvent maintenant entre nos mains et que je t’ai fait connaître, écoute ce que je vais dire: Ce qui formait le but et pour ainsi dire le centre de la Loi, c’était la destruction de l’idolâtrie, dont elle voulait faire disparaître la trace; elle ne voulait pas qu’on s’imaginât qu’un astre quelconque pût exercer une influence, nuisible ou bienfaisante, sur rien de ce qui concerne les individus humains, car c’est cette opinion qui a conduit au culte des astres. En conséquence, tout magicien devait être mis à mort; car le magicien est indubitablement dévoué à l’idolâtrie, quoiqu’il suive des voies particulières et étranges, différentes de celles que suit la foule pour le culte des faux dieux. Or, comme on a mis pour principale condition, dans toutes ces opérations magiques, ou du moins dans la plupart, qu’elles fussent exercées par des femmes, il est dit: Tu ne laisseras vivre aucune magicienne (Exode, 22, 17). Ensuite, comme une pitié naturelle empêche les hommes de tuer les femmes, on a dit expressément, en parlant de l’idolâtrie: un homme ou une femme (Deutér., 17, 2), et on a répété les mots cet homme ou cette femme (ibid., v. 5), expression qui n’est employée ni au sujet de la profanation du sabbat, ni au sujet d’aucun autre commandement. Ce qui en est la raison, c’est la grande pitié qu’inspirent naturellement les femmes. — Les magiciens attribuaient à leur art une telle efficacité, qu’ils prétendaient, par leurs opérations, pouvoir expulser des campagnes les animaux dangereux, tels que les lions, les serpents, etc. Ils prétendaient aussi pouvoir, par leur magie, garantir les plantes contre toutes sortes de dangers, et ils avaient par exemple des opérations par lesquelles ils prétendaient empêcher la grêle de tomber, et d’autres qui, disaient-ils, faisaient mourir les vers dans les vignes, afin que celles-ci ne fussent pas détruites. Les Sabiens, dans le livre de l’Agriculture nabatéenne, sont même entrés dans de longs détails sur la manière de tuer les vers des vignes, au moyen de ces usages amorrhéens dont nous avons parlé. De même, ils prétendaient posséder des opérations pour empêcher les feuilles des arbres et les fruits de tomber. C’est à cause de toutes ces superstitions, alors très-répandues, que dans les paroles de l’Alliance il est dit entre autres que le culte des faux dieux et ces opérations magiques, par lesquelles on croyait éloigner ces dangers, deviendraient au contraire la cause de ces malheurs. Il est dit par exemple: Je lâcherai contre vous les bêtes des champs qui vous priveront de vos enfants (Lévit., 26, 22); Et j’enverrai contre eux la dent des bêtes et le venin des serpents qui rampent dans la poussière (Deutér., 32, 24); Le grillon dévastera le fruit de ta terre (ibid., XXVIII, 42); Tu planteras des vignes, tu les cultiveras, mais tu n’en boiras pas le vin et tu n’en recueilleras rien, car les vers les rongeront (ibid., v. 39); Tu auras des oliviers sur tout ton territoire, mais tu ne t’oindras pas d’huile, car ton olivier se flétrira (ibid., v. 40). En somme, en présence de tous les artifices inventés par les adorateurs des faux dieux pour en perpétuer le culte, en faisant croire aux hommes que, par ces moyens, on peut écarter certains malheurs et obtenir certains avantages, on a déclaré dans les paroles de l’Alliance que, par suite du culte de ces dieux, ces avantages manqueront et ces malheurs arriveront. — Tu comprendras maintenant, ô lecteur! pourquoi l’Écriture a insisté sur ces malédictions et ces bénédictions toutes particulières, contenues dans les paroles de l’Alliance, et les a fait ressortir plus que les autres; tu en sauras donc apprécier la grande utilité
Pour nous éloigner de toutes les opérations magiques, on nous a défendu (en général) de pratiquer quoi que ce soit des coutumes des idolâtres, même de celles qui se rattachent aux pratiques agricoles et pastorales et à d’autres semblables; je veux parler de tout ce qu’ils prétendent être utile et qui, selon leur opinion, est seulement du ressort de certaines forces occultes, sans être exigé par l’étude de la physique. C’est de cela que l’Écriture dit: Vous ne suivrez point les coutumes de la nation, etc. (Lévit., 20, 23), et c’est là ce que les docteurs appellent usages des Amorrhéens. En effet, ce ne sont là que les branches de certaines pratiques des magiciens; car ce sont des choses qui ne ressortent point du raisonnement physique, et qui conduisent aux opérations magiques, lesquelles, s’appuyant nécessairement sur l’astrologie, aboutissent à faire glorifier les astres et à leur faire rendre un culte. Les docteurs disent expressément: «Tout ce qui se pratique comme remède médical n’est pas considéré comme usage des Amorrhéens;» ce qui veut dire: Tout ce que l’étude de la physique exige est permis, mais les autres pratiques sont défendues. C’est pourquoi, après avoir dit: «L’arbre dont les fruits tombent, on le charge de pierres et on le marque de craie rouge,» on fait à cette pratique l’objection suivante: «Quant à le charger de pierres, c’est afin que sa sève diminue; mais pourquoi le marquer de craie rouge? etc.» Il est donc clair par là qu’il serait défendu de le marquer de craie rouge, ou de faire toute autre chose semblable dénuée de raison, parce que ce seraient là des usages amorrhéens. De même, au sujet du «fœtus des animaux sacrés qui doit être enterré,» on dit: «Il n’est pas permis de le suspendre à un arbre, ni de l’enterrer dans un carrefour, parce que ce sont là des usages amorrhéens.» De là, on peut conclure sur d’autres cas analogues. Tu ne seras pas choqué de certaines choses qu’on a permises, comme par exemple le clou du pendu et la dent du renard; car dans ces temps-là on considérait ces choses comme éprouvées par l’expérience. Elles entraient donc dans la catégorie des médicaments, de la même manière que, chez nous, on suspend la pivoine sur l’épileptique, ou comme on emploie les excréments d’un chien contre les enflures du gosier, et les fumigations de vinaigre et de marcassite contre les tumeurs dures des tendons; car tous les remèdes qui, comme ceux-ci, sont éprouvés par l’expérience, quoiqu’ils ne soient point rationnels, il est permis de les employer, et ils entrent dans la catégorie des médicaments au même titre que les remèdes purgatifs. Il faut te bien pénétrer, ô lecteur! des observations remarquables que je viens de faire, et les garder dans ta mémoire: car elles seront un bandeau gracieux autour de ta tête et un collier autour de ton cou (Proverbes, I, 9).
Quant à la défense de se raser les coins de la chevelure et de la barbe, nous avons déjà exposé dans notre grand ouvrage que c’était là une coutume des prêtres idolâtres. C’est par la même raison qu’on a défendu les tissus de matières hétérogènes; car c’était la coutume des prêtres idolâtres de réunir, dans les étoffes qui leur servaient de vêtement, les matières végétales et animales, et de porter en même temps dans la main un sceau fait d’un minéral quelconque. Tu trouveras cela textuellement dans leurs écrits.
C’est encore pour la même raison (d’idolâtrie) qu’il est dit: La femme ne portera pas d’armure d’homme, et l’homme ne mettra pas de vêtement de femme (Deutér., 22, 5). Tu trouveras cela dans le livre de Tomtom, qui prescrit qu’un homme, en se présentant devant la planète de Vénus, soit vêtu d’un habit de femme bariolé, et qu’une femme se couvre d’une cuirasse et d’armes de guerre en se présentant devant Mars. Cette défense, je crois, a encore une autre raison: c’est qu’une telle action excite les passions et conduit à toutes sortes de débauches.
Quant à la défense de tirer un profit quelconque des idoles, la raison en est très-claire; car quelquefois, en les prenant pour les casser, on pourrait les conserver et elles pourraient devenir un piège. Lors même qu’on les aurait brisées et fondues, ou qu’on les aurait vendues à un païen, il serait défendu de faire usage du prix qu’on en aurait retiré. Ce qui en est la raison, c’est que souvent le vulgaire voit dans les choses accidentelles des causes essentielles; ainsi, par exemple, tu trouveras souvent tel homme qui dit que, depuis qu’il habite telle maison, ou depuis qu’il a acheté telle bête de somme, ou tel meuble, il s’est enrichi et a acquis une grande fortune, et que ces objets ont été pour lui une cause de bénédiction. Il pourrait donc se faire qu’une personne, dont le commerce, par hasard, serait devenu florissant, ou qui aurait gagné beaucoup d’argent par ce prix (des idoles), vît dans ce dernier une cause, s’imaginant que la bénédiction attachée au prix de cette statue vendue a produit ce résultat. Elle professerait, par conséquent, une croyance que la Loi tout entière s’est efforcée de combattre, ainsi que cela résulte de tous les textes du Pentateuque. C’est encore pour la même raison qu’il est défendu de tirer profit des ornements qui couvrent un objet de culte, ainsi que des offrandes ou des vases de l’idolâtrie, afin que nous soyons préservés de cette opinion erronée, car, grande était en ces temps-là la croyance aux astres; on croyait qu’ils faisaient vivre ou mourir, et que tout bien et tout mal venaient d’eux. C’est pourquoi la Loi, pour être plus sûre de faire cesser une pareille opinion, a employé les symboles d’Alliance, l’invocation de témoins, les adjurations énergiques et les imprécations dont nous avons parlé; et Dieu nous a averti de ne rien prendre de ce qui appartient aux idoles, ni d’en tirer aucun profit, et il nous a fait savoir que, si la moindre chose du prix qu’on en retirerait se mêlait à la fortune d’un homme, elle amènerait la perte et la ruine de cette fortune. Tel est le sens de ces paroles: Tu n’introduiras pas d’abomination dans ta maison, afin que tu ne sois pas, comme celle-ci, un objet d’anathème, etc. (Deutér., 7, 26); à plus forte raison, ne doit-on pas croire qu’il y ait dans cette chose une bénédiction. Si donc tu poursuis en détail tous les commandements relatifs à l’idolâtrie, tu trouveras qu’ils ont évidemment pour raison de faire cesser ces opinions pernicieuses et de diriger ailleurs nos pensées.
Ce que nous devons encore faire remarquer, c’est que les auteurs de ces opinions fausses, sans fondement, ni utilité, cherchent à les faire admettre et à les affermir, en répandant parmi les hommes que celui qui n’accomplirait pas tel acte servant à perpétuer telle croyance, serait frappé de tel ou tel malheur. Cela peut par hasard arriver un jour accidentellement à quelque individu, de sorte que celui-ci voudra accomplir l’acte en question et admettra la croyance dont il s’agit. On sait qu’il est dans la nature des hommes, en général, d’éprouver la plus grande crainte, la plus violente terreur, de la perle de leur fortune et de leurs enfants. C’est pourquoi, dans ces temps-là, les adorateurs du feu proclamèrent que celui qui ne ferait pas passer par le feu son fils et sa fille, verrait mourir ses enfants. Cette croyance absurde eut indubitablement pour effet que chacun s’empressait d’accomplir l’acte en question, à cause de la grande commisération et de la crainte qu’il éprouvait pour le sort de ses enfants; d’autant plus que cet acte était peu de chose et très-facile, car on ne leur demandait autre chose que de les faire passer par le feu. Ajoutons à cela que le soin des jeunes enfants est confié aux femmes, et on sait combien celles-ci se laissent promptement impressionner, et quelle est en général la faiblesse de leur intelligence. C’est pourquoi la Loi s’est élevée fortement contre cet acte et l’a flétri avec plus d’énergie que les autres espèces d’idolâtrie, (en employant ces mots): Pour souiller mon sanctuaire et pour profaner mon nom saint (Lévit., 20, 3); ensuite le (prophète) véridique a fait savoir, au nom de Dieu, que bien qu’en accomplissant cet acte ils croient prolonger la vie de leurs enfants, Dieu fera périr ceux qui agissent ainsi et détruira leur race: Moi, dit-il, je mettrai ma face contre cet homme et contre sa famille, etc. (ibid., v. 5). Sache que les traces de cet acte, si répandues dans le monde, se sont conservées jusqu’à ce jour. Tu peux voir les sages-femmes prendre les petits enfants dans les langes, jeter dans le feu de l’encens d’une odeur peu agréable et agiter les enfants sur cet encens, (en les tenant) au-dessus du feu. Cela est indubitablement une manière de faire passer par le feu, dont la pratique n’est point permise. Tu vois, par conséquent, combien les auteurs de cette idée ont usé de malice en la perpétuant à l’aide d’une chimère, de manière que, malgré l’opposition que lui fait la Loi depuis des milliers d’années, sa trace ne s’est pas encore effacée.
Les partisans de l’idolâtrie en ont agi de même à l’égard des biens. Ils ont prescrit de consacrer à l’objet de leur culte un certain arbre, à savoir l’aschérâ, et d’en prendre les fruits, dont une partie serait employée en offrandes, et dont le reste serait mangé dans le temple de l’idolâtrie, ainsi qu’ils l’ont exposé dans les rites de l’aschérâ. Ils ont prescrit d’en agir de même des premiers fruits de tout arbre dont les fruits servent de nourriture, je veux dire d’en employer une partie en offrandes, et d’en consommer une autre partie dans le temple de l’idolâtrie; et ils ont aussi répandu cette croyance que tout arbre, dont le premier produit n’aurait pas été employé à cet usage, se dessécherait, ou perdrait ses fruits, ou produirait peu, ou serait frappé de quelque autre malheur, de même qu’ils ont répandu l’idée que tout enfant qu’on n’aurait pas fait passer par le feu mourrait. Les hommes donc, craignant pour leurs biens, s’empressaient d’en agir ainsi. Mais la Loi (divine) s’éleva contre une pareille idée, et Dieu ordonna de brûler tout ce que l’arbre fruitier produirait dans l’espace de trois années; car il y a des arbres qui produisent au bout d’une année, d’autres qui portent leurs premiers fruits après deux ans, et d’autres enfin qui ne produisent qu’après trois ans. C’est là ce qui arrive le plus fréquemment quand on plante, comme on a généralement coutume de le faire, de l’une des trois manières connues, qui sont la plantation, le provignement et la greffe. On n’a pas prévu le cas où quelqu’un aurait semé un noyau ou un pépin; car les dispositions de la Loi ne se rattachent qu’aux cas les plus fréquents, et la plantation, en Palestine, donne les premiers produits, au plus tard, au bout de trois ans. Dieu nous a donc promis que, par suite de la perte et de la corruption de ce premier produit, l’arbre produirait d’autant plus, comme il est dit: Afin qu’il vous multiplie son produit (Lévit., 19, 25); et il nous a ordonné de consomner le fruit de la quatrième année devant l’Éternel, par opposition à l’usage de consommer les premiers fruits dans le temple de l’idolâtrie, comme nous l’avons exposé.
Les anciens idolâtres rapportent encore, dans l’Agriculture nabatéenne, qu’on laissait tomber en putréfaction certaines substances qu’ils énumèrent, en observant l’entrée du soleil dans certains signes de l’écliptique et en se livrant à de nombreuses opérations magiques. Ils prétendaient que chacun devait faire ces préparatifs, et que chaque fois qu’on plantait un arbre fruitier, on devait répandre autour de l’arbre, ou à la place même qu’il devait occuper, une portion de ce mélange putréfié; par ce moyen (disaient-ils), l’arbre pousserait promptement et porterait des fruits dans un délai beaucoup plus court que de coutume. C’est là, ajoutent-ils, un merveilleux procédé, du genre talismanique, et un des procédés magiques les plus efficaces pour hâter la production des fruits dans tout ce qui peut en produire. Je t’ai déjà exposé combien la loi a eu horreur de toutes ces opérations magiques; c’est pourquoi elle a interdit tout ce que les arbres fruitiers produisent pendant trois ans, à partir du jour de leur plantation. Il n’est donc pas nécessaire d’en hâter la production, comme ils le prétendent; car, en Syrie, la plupart des arbres fruitiers, selon le cours de la nature, produisent parfaitement leurs fruits au bout de trois ans, sans qu’il faille avoir recours à cette fameuse opération magique qu’ils employaient. Pénètre-toi bien aussi de cette observation remarquable.
Une autre opinion, très-répandue dans ces temps-là et que les Sabiens ont perpétuée, c’est qu’au sujet de la greffe des arbres de différentes espèces, ils prétendaient qu’en opérant sous l’ascendant de telle constellation, en faisant telle fumigation et en prononçant telle invocation, au moment de greffer, le produit de cette greffe sera très-utile à divers égards. Ce qu’il y a de plus notoire sous ce rapport, c’est ce qu’ils ont dit, au commencement de l’Agriculture, au sujet de la greffe de l’olivier sur le citronnier. Pour ma part, je ne doute pas que le Livre des médicaments, supprimé par Ezéchias, n’ait renfermé des choses semblables. — Ils disent encore que, si l’on veut greffer une espèce sur une autre espèce, il faut qu’une jeune fille, en tenant dans sa main la branche qu’on veut greffer, se livre à un homme d’une manière honteuse dont on donne la description, et qu’au moment où ils accomplissent cet acte, la femme greffe la branche sur l’arbre. Cet usage était sans doute très-répandu, de sorte que personne n’en agissait autrement; d’autant plus qu’on y trouvait la volupté de l’amour jointe à l’appât des bénéfices. C’est pourquoi on a défendu le mélange de deux espèces, c’est-à-dire la greffe d’un arbre sur un arbre d’une autre espèce, afin de nous tenir éloignés de tout ce qui peut donner lieu à l’idolâtrie, ainsi que de leurs amours abominables et contre nature. C’est à cause de la greffe qu’il est défendu de réunir ensemble deux espèces, n’importe de quelle plante, et même de les approcher l’une de l’autre. Si tu examines ce que la tradition talmudique dit sur ce commandement, tu trouveras que, selon la loi écrite, la greffe est en tout lieu punissable du châtiment corporel, car c’est elle que la défense a eu principalement en vue, tandis que les mélanges de semences hétérogènes, je veux dire leur rapprochement, n’est défendu que dans la Terre-Sainte.
Il est aussi dit expressément, dans cette Agriculture, qu’on avait coutume de semer ensemble l’orge et le raisin; car on croyait que ce procédé pouvait seul faire prospérer la vigne. C’est pourquoi la Loi a défendu le mélange de la vigne (avec d’autres plantes), et a ordonné de brûler le tout; car toutes les coutumes des gentils, auxquelles on attribuait certaines propriétés occultes, étaient interdites, lors même qu’elles ne renfermaient aucune trace d’idolâtrie, comme nous l’avons exposé au sujet de ce passage des docteurs: «Il n’est pas permis de le suspendre à un arbre, etc..» Toutes ces coutumes, appelées usages des Amorrhéens, ont été interdites, parce qu’elles entraînent à l’idolâtrie. Si tu examines leurs coutumes relatives à l’agriculture, tu trouveras que dans telle culture ils se tournent vers telles étoiles, et dans telle autre vers les deux luminaires (le soleil et la lune). Souvent ils fixent, pour les semailles, le moment des ascendants (de certaines constellations), font des fumigations, et celui qui plante ou sème se promène en cercle; il y en a qui croient devoir faire cinq tours pour les cinq planètes, d’autres croient en devoir faire sept pour les cinq planètes et les deux luminaires. Ils prétendent qu’il y a dans tout cela des vertus particulières, très-utiles pour l’agriculture, afin d’attacher les hommes au culte des astres. C’est pourquoi on a interdit en général toutes ces coutumes des gentils, comme il est dit: Vous ne suivrez point les lois de la nation, etc. (Lévit., 20, 23); et ce qui était très-connu ou très-répandu, ou ce qui était expressément désigné comme une espèce de culte idolâtre, a été l’objet d’une défense particulière, comme par exemple les premiers produits des arbres, le mélange de semences hétérogènes et le mélange de la vigne (avec d’autres plantes). Ce qu’il y a d’étonnant, c’est l’opinion de rabbi Yoschiâ relative au mélange de la vigne, et qui est admise comme décision doctrinale, à savoir «qu’on n’est coupable qu’à condition d’avoir semé, d’un seul jet, du froment, de l’orge et des pépins de raisin.» Sans doute, il avait lu quelque part que ce procédé avait pris son origine dans les usages des Amorrhéens.
Il est donc clair et hors de doute que les tissus de matières hétérogènes, les premiers produits des arbres et le mélange de semences diverses, n’ont été défendus qu’à cause du paganisme, et que lesdites coutumes païennes ont été interdites parce qu’elles entraînent à l’idolâtrie, comme nous l’avons exposé.
Chapter 38
Les commandements que renferme la troisième classe sont ceux que nous avons énumérés dans le traité Dé’ôth (des règles d’Éthique). Ils sont tous d’une utilité évidente et manifeste, car ils concernent généralement les mœurs qui servent à améliorer les relations sociales, ce qui est tellement clair que je n’ai pas besoin de m’y arrêter.
Il faut savoir qu’il y a aussi certains commandements qui, tout en ayant pour but d’épurer les mœurs, prescrivent des actes en apparence sans but, et qu’on pourrait prendre pour de simples caprices de la Loi. Ceux-là, nous les exposerons, chacun à part, à leurs places; mais ceux que nous avons énumérés dans le traité Dé’ôth s’annoncent expressément comme ayant pour but ces nobles mœurs (sociales).
Chapter 39
Les commandements que renferme la quatrième classe sont ceux que nous avons énumérés dans le livre Zera’ïm (des Semences) de notre ouvrage, à l’exception des semences hétérogènes; elle renferme aussi les lois relatives aux estimations et consécrations, ainsi que les commandements que nous avons énumérés dans le traité Malwé-we-lôwé (du prêteur et de l’emprunteur), et dans le traité ’Abadîm (des Esclaves). Si tu examines tous ces commandements un à un, tu les trouveras d’une utilité évidente pour (nous inspirer) des sentiments de commisération à l’égard des malheureux et des pauvres, et (pour nous engager) à prêter aux indigents des secours de toutes sortes, à ne pas opprimer celui qui est dans le besoin et à ne point affliger le cœur de ceux qui se trouvent dans une position malheureuse.
Le devoir de donner aux pauvres est une chose qui s’explique d’elle-même. Le motif des prélèvements (pour les prêtres) et des dîmes a été clairement indiqué: Car il (le lévite) n’a point de portion, ni d’héritage avec toi (Deutér., 14, 29); et tu sais quelle en était la raison: c’est afin que cette tribu (des lévites) tout entière pût se consacrer au culte et à l’étude de la Loi, qu’elle n’eût besoin de s’occuper ni de labourage ni de récolte, et qu’elle fût à Dieu seul, comme il est dit: Ils enseigneront tes lois à Jacob et ta doctrine à Israël (ibid., XXXIII, 10). Tu trouves dans plusieurs passages du Pentateuque ces mots: le lévite, l’étranger, l’orphelin et la veuve, car le lévite, n’ayant pas de possession, est toujours compté au nombre des pauvres.
—Quant à la seconde dîme, on a seulement ordonné de la dépenser en repas à Jérusalem, ce qui devait nécessairement amener à en faire des aumônes; car, comme on ne pouvait l’employer qu’à des repas, il était facile à chacun de la distribuer petit à petit. La réunion dans un seul endroit devait aussi avoir pour effet d’établir entre les hommes des relations solides de fraternité et d’amour.
Quant à la prescription relative au fruit de la quatrième année, bien que, par sa connexité avec celle concernant les premiers produits, elle se rattache à un usage idolâtre, comme nous l’avons dit, elle entre pourtant dans la catégorie des dispositions relatives au prélèvement sur les produits de la terre et sur la pâte, aux premiers fruits mûrs et aux prémices de la toison; car les prémices en général ont été consacrées à Dieu afin d’affermir la générosité en nous et de diminuer l’intempérance et l’avidité du gain. C’est pour la même raison que le prêtre reçoit l’épaule, les mâchoires et l’estomac; car les mâchoires forment une des principales parties du corps animal; l’épaule, à savoir la droite, est la première des branches qui sortent du corps, et l’estomac est le premier de tous les intestins.
Dans la lecture qui doit accompagner la présentation des prémices, il y a également une démonstration d’humilité, car elle se fait par celui qui porte la corbeille sur ses épaules. On y exprime la reconnaissance pour la bonté de Dieu et pour ses bienfaits, afin que l’homme sache que c’est un devoir religieux pour lui, quand il se trouve dans l’aisance, de se rappeler ses moments de détresse. La loi insiste très-souvent-là-dessus: Rappelle-toi que tu as été esclave, etc. (Deutér., 5, 15; XVI, 12); car on craignait les habitudes si communes à tous ceux qui ont été élevés dans l’aisance, à savoir la suffisance, la vanité et la négligence des idées vraies: de peur que, après avoir mangé et t’être rassasié, etc., ton cœur ne s’enorgueillisse (ibid., VIII, 12-14); Yeschouroun étant devenu gras s’est cabré (ibid., XXXII, 15). C’est dans cette crainte qu’on a ordonné de faire la lecture des prémices chaque année devant Dieu et en présence de sa majesté. Tu sais aussi que la Loi recommande fortement de se rappeler toujours les plaies qui fondirent sur les Égyptiens: afin que tu te rappelles le jour où tu es sorti, etc. (ibid., XVI, 3); et afin que tu racontes aux oreilles de ton fils, etc. (Exode, 10, 2). Et il y avait de justes raisons pour en agir ainsi; car ce sont là des événements qui confirment la vérité de la prophétie, ainsi que la doctrine de la rémunération. C’est ainsi que tout commandement qui sert à rappeler le souvenir d’un des miracles, ou à perpétuer telle croyance, est d’une utilité reconnue.
Il est dit expressément au sujet (de la consécration) du premier-né des hommes et des animaux: Comme Pharaon faisait difficulté de nous laisser partir, etc., c’est pourquoi j’immole à l’Éternel (Exode, 13, 15). La raison pourquoi on désigne particulièrement le bœuf, le menu bétail et l’âne, est très-claire, car ce sont là des animaux domestiques qu’on élève et qui se trouvent dans la plupart des endroits, notamment en Syrie, et surtout chez nous autres Israélites, qui étions tous pasteurs, du père au grandpère: Tes serviteurs étaient des bergers (Genèse, 47, 3). Mais les chevaux et les chameaux ne se trouvent pas habituellement chez les pasteurs et n’existent pas partout; si tu lis, par exemple, l’expédition de Midian, tu n’y trouves mentionnés, en fait d’animaux, que le bœuf, le menu bétail et l’âne. En effet, l’espèce de l’âne est nécessaire à tous les hommes, et particulièrement à ceux qui s’occupent des travaux des champs: J’ai acquis des bœufs et des ânes (Genèse, 32, 6), tandis que les chameaux et les chevaux ne se trouvent ordinairement que chez quelques personnes et dans quelques localités. — Quant à la prescription de briser la nuque au premier-né de l’âne (Exode, 13, 13), la raison en est que cela engagera nécessairement à le racheter; c’est pourquoi il est dit: «Le commandement qui ordonne de le racheter doit avoir la préférence sur celui qui ordonne de lui briser la nuque.»
Les divers commandements que nous avons énumérés dans le traité Schemita we-yobel (de l’année sabbatique et du Jubilé) ont pour but, tantôt de prescrire la commisération et la libéralité envers les hommes en général, — comme il est écrit: afin que les indigents de ton peuple en mangent et que les bêtes des champs mangent ce qu’ils auront laissé (Exode, 23, 11),— et de faire que la terre devienne plus fertile en se fortifiant par le repos; tantôt d’inspirer la bienveillance envers les esclaves et les pauvres, je veux parler de la remise des dettes et de l’affranchissement des esclaves (hébreux); tantôt de pourvoir à perpétuité aux choses nécessaires de la vie, en faisant de la terre un fonds inaliénable, de sorte qu’elle ne puisse être vendue d’une manière absolue, — Et la terre ne sera point vendue à perpétuité (Lévit., 25, 23), — que par conséquent la fortune de chaque homme reste pour le fonds réservé à lui et à ses héritiers, et qu’il ne puisse jouir que du seul usufruit. Ainsi donc nous avons motivé tout ce que renferme le livré Zera’ïm de notre ouvrage, à l’exception des mélanges d’animaux hétérogènes, dont la raison sera exposée plus loin.
Les commandements que nous avons énumérés dans le traité ’Arakhim wa-’haramim (des estimations et des consécrations) ont également pour objet les libéralités. Il y en a (de ces dons) qui appartiennent aux prêtres; d’autres sont destinés à la réparation du temple. Par tout cela, l’homme s’habitue à la générosité et apprend à mépriser la fortune et à ne pas être avare quand il s’agit de Dieu; la plupart des maux qui troublent les sociétés humaines ne proviennent que de la soif des richesses, du désir de les augmenter et de l’avidité du gain.
— De même, tous les commandements que nous avons énumérés dans le traité Malvé we-lôvé (du prêteur et de l’emprunteur), si tu les examines un à un, tu trouveras qu’ils respirent la bienveillance, la miséricorde et la clémence pour les malheureux; il est défendu de priver quelqu’un d’un objet utile, nécessaire pour sa subsistance; par exemple, on ne prendra pas pour gage le moulin à bras, ni la meule supérieure (Deutér., 24, 6).
De même encore, les commandements que nous avons énumérés dans le traité ’Abadîm (des esclaves) respirent la miséricorde et la bienveillance pour le malheureux. Ce qui surtout dénote une grande humanité, c’est que l’esclave cananéen doit être mis en liberté lorsqu’on le prive d’un de ses membres, afin que son esclavage ne soit aggravé par aucune mutilation, ne dût-on même que lui faire tomber une dent, et à plus forte raison si on lui cause une autre blessure. Il n’est pas permis d’ailleurs (au maître) de le frapper autrement qu’avec le fouet ou la verge, ou avec d’autres choses semblables, comme nous l’avons exposé dans le Mischné Torâ; et encore, s’il le frappe violemment de manière à le tuer, il est puni de mort comme tout autre homme (qui l’aurait frappé). — Les mots tu ne livreras pas l’esclave à son maître (Deutér., 23, 16), outre qu’ils recommandent la pitié (pour les esclaves), renferment un autre précepte d’une grande utilité, à savoir que nous devons posséder la générosité de protéger celui qui implore notre protection, de le défendre et de ne pas le livrer à celui devant lequel il a pris la fuite. Il ne suffit même pas que tu lui accordes ta simple protection, mais tu as envers lui l’obligation de pourvoir à ses besoins et de lui faire du bien, et tu ne dois pas, par un seul mot, affliger son cœur. C’est là ce que Dieu a dit: Il demeurera avec toi, au milieu de toi, … dans l’une de tes villes, où bon lui semblera; tu ne l’affligeras point (ibid., v. 17). Si on nous a imposé ce devoir à l’égard du plus bas et du plus vil des hommes, c’est-à-dire de l’esclave, que sera-ce si un homme d’une haute valeur implore ta protection? que ne devras-tu pas faire à son égard? — Mais aussi, en revanche, le criminel, l’impie, qui implore notre protection, ne doit être ni protégé, ni pris en pitié, ni soulagé en aucune façon de la peine qu’il a méritée, dût-il même se mettre sous la protection de l’homme le plus illustre et le plus éminent. C’est là ce que l’Écriture indique par ces mots: Tu l’arracheras même de mon autel pour qu’il meure (Exode, 21, 14); car, bien que celui-là se soit mis sous la protection de Dieu et se soit réfugié près d’un objet consacré à son nom, Dieu ne le protège pas, mais ordonne, au contraire, de le livrer à celui qui est le maître de se faire justice et devant lequel il a fui. Et à plus forte raison, (le coupable) qui implore le secours d’un homme ne doit-il trouver auprès de celui-ci ni protection ni pitié; car la pitié pour les hommes impies et criminels est de la dureté à l’égard de tout le monde. Ce sont là, sans contredit, des mœurs équitables, qu’on doit compter au nombre des statuts et des ordonnances justes; elles ne ressemblent en rien aux mœurs des païens, chez lesquels on considérait comme des vertus dignes d’éloge d’être orgueilleux et de se faire le champion passionné du premier venu, que ce fût un oppresseur ou un opprimé, comme on le trouve partout dans leurs récits et dans leurs poésies.
Ainsi donc, tous les commandements qui appartiennent à cette classe sont clairement motivés et d’une utilité manifeste.
Chapter 40
Les commandements que renferme la cinquième classe sont ceux que nous avons énumérés dans le livre Nezikin (des dommages); ils ont tous pour but de faire cesser les injustices et d’empêcher que l’on ne cause des dommages (à autrui). Pour que l’on évite avec le plus grand soin de causer des dommages, l’homme est rendu responsable de tout dommage qui provient de ses biens, ou qui est causé par son fait, pourvu qu’il lui ait été possible d’y prendre garde et d’user de précautionspour ne pas nuire. C’est pourquoi nous sommes rendus responsables des dommages qui proviennent de nos bêtes, afin que nous les surveillions, ainsi que de ceux causés par le feu ou la fosse, qui sont l’œuvre de l’homme et qui peuvent être gardés et surveillés par lui, afin qu’il n’en résulte aucun dommage. Cependant ces dispositions nous imposent une certaine équité sur laquelle je dois appeler l’attention. Ainsi, l’on n’est pas responsable de la dent et du pied sur la voie publique; car c’est une chose contre laquelle on ne peut prendre aucune précaution, et d’ailleurs il est rare qu’il en arrive un dommage dans un tel endroit. Celui (du reste) qui dépose quelque chose sur la voie publique est coupable envers lui-même et s’expose à la perte de son bien; on n’est donc responsable de la dent et du pied que dans la propriété de celui qui subit le dommage. — Mais le dommage causé par la corne ou par autre chose semblable, que l’on peut prévoir partout et contre lequel ceux qui marchent sur la voie publique ne peuvent prendre aucune précaution, est sujet en tout lieu à la même loi. Ici cependant il faut distinguer entre l’animal docile et celui qui est notoirement dangereux. Si le fait est exceptionnel, on n’est responsable que de la moitié du dommage; mais si l’animal qui cause le dommage en a pris l’habitude et est connu pour cela, on est responsable du dommage entier.
Le prix de l’esclave en général est fixé à la moitié de celui que vaut généralement un homme libre; car tu trouves que, pour les estimations des hommes , le maximum est de soixante sicles, tandis que la valeur moyenne d’un esclave est de trente sicles d’argent (Exode, 21, 32).
S’il a été ordonné de mettre à mort l’animal qui aura tué un homme, ce n’est pas pour infliger un châtiment à l’animal, — opinion absurde que nous attribuent les hérétiques, — mais pour punir son maître. C’est pourquoi il a été défendu de tirer profit de la chair de l’animal, afin que son maître le garde avec soin, sachant bien que, si l’animal tuait un enfant ou une grande personne, libre ou esclave, il en perdrait inévitablement le prix, et que, si c’était un animal notoirement dangereux, il serait même obligé de payer une amende qui viendrait s’ajouter à la perte du prix. C’est pour la même raison qu’on doit mettre à mort l’animal qui a servi à la bestialité, afin que le maître prenne garde à son animal et le surveille comme sa propre famille, pour ne pas le perdre. En effet, les hommes sont soucieux de leurs biens comme de leurs personnes; il y en a même qui mettent leurs biens au-dessus de leurs personnes, mais la plupart attachent un égal prix aux uns et aux autres: afin de nous prendre pour esclaves et ( de prendre aussi ) nos ânes (Genèse, 43, 18).
Ce qui appartient encore à cette classe, c’est (la recommandation) de donner la mort au persécuteur. Cette recommandation, je veux dire de tuer celui qui médite un crime, avant qu’il l’ait exécuté, ne s’applique qu’à ces deux cas seulement, à savoir si quelqu’un poursuit son prochain pour le tuer, ou s’il poursuit une personne pour attenter à sa pudeur; car ce sont là des crimes qu’il est impossible de réparer quand ils sont accomplis. Quant aux autres transgressions qui entraînent une condamnation capitale, comme, par exemple, l’idolâtrie et la profanation du sabbat, elles ne font aucun tort à d’autres personnes, et ne portent atteinte qu’à des idées; c’est pourquoi il (le transgresseur) n’est pas mis à mort pour la simple volonté, mais seulement pour le fait accompli.
Le désir, comme on sait, est défendu, parce qu’il aboutit à la convoitise, et celle-ci, parce qu’elle aboutit à la rapine; c’est ainsi que l’ont exposé les docteurs.
Le devoir de rendre une chose perdue s’explique de soi-même. Outre que c’est là une excellente vertu profitant à la société, c’est aussi une chose d’une utilité réciproque; si tu ne rends pas ce qu’un autre a perdu, on ne te rendra pas non plus ce que tu auras perdu, de même que celui qui n’honore pas son père ne sera pas honoré par son fils. Il y a beaucoup de cas semblables.
Si celui qui commet un meurtre involontaire est condamné à l’exil, c’est afin de calmer l’esprit du vengeur du sang, en dérobant à sa vue celui par qui ce malheur est arrivé. Son retour (de l’exil) dépend de la mort de l’homme qui est le plus grand et le plus aimé en Israël, événement qui doit calmer l’infortuné dont le parent a été tué. Car il est dans la nature humaine que celui qui a été frappé d’un malheur trouve une consolation dans un malheur semblable, ou plus grand, dont un autre a été frappé; et, parmi les cas de mort qui peuvent nous survenir, aucun n’est une calamité plus grande que la mort du grand prêtre.
Quant au précepte de briser la nuque à une jeune vache, il est d’une utilité évidente; en effet, ce devoir incombe à la ville la plus proche de (l’endroit où a été trouvée) la personne assassinée, et le plus souvent le meurtrier est de ses habitants. Les anciens de cette ville invoquent donc Dieu comme témoin qu’ils n’ont rien négligé pour l’entretien et la sûreté des routes et pour la protection des voyageurs, comme le dit l’explication (traditionnelle). Si donc (disent-ils) celui-là a été assassiné, ce n’est pas que nous ayons négligé les intérêts publics; d’ailleurs nous ne savons pas qui l’a tué. Nécessairement, dans la plupart des cas, l’enquête, le départ des anciens, le mesurage (des distances) et la présentation de la jeune vache, donneront lieu à de nombreux récits et entretiens; l’affaire étant ainsi divulguée, on pourra parvenir à connaître le meurtrier, car quelqu’un qui le connaîtra, ou qui aura entendu parler de lui, ou qui par certaines circonstances en aura des indices, viendra dire: Le meurtrier est un tel. En effet, dès qu’une personne, fût-ce une femme ou même un esclave, déclare qu’un tel est le meurtrier, on ne brise pas la nuque à la jeune vache. Il est certain que si le meurtrier était connu (à une personne quelconque) et que le silence fût gardé à son égard, tandis que l’on prendrait Dieu à témoin qu’on ne le connaît pas, il y aurait en cela une grande témérité et un grave péché. En conséquence, même une femme qui le connaîtrait doit le déclarer. Dès qu’il est connu, le but est atteint; car, quand même le tribunal ne le condamnerait pas à mort, le souverain, qui a le pouvoir de condamner sur une probabilité, le ferait mettre à mort, et si le roi ne le fait pas, ce sera le vengeur du sang qui voudra le tuer, et il emploiera des ruses pour le surprendre afin de le mettre à mort. Il est donc clair que le précepte de briser la nuque à une jeune vache a pour but la découverte du meurtrier. Ce qui confirme cette idée, c’est que l’endroit où s’accomplit cette cérémonie ne doit jamais être labouré ni ensemencé; le propriétaire de ce terrain emploiera donc toutes sortes de ruses et fera des recherches pour connaître le meurtrier, afin que cette cérémonie n’ait pas lieu et que son terrain ne lui soit pas interdit pour toujours.
Chapter 41
Les commandements que renferme la sixième classe concernent les peines criminelles. Leur utilité en général est connue, et nous en avons déjà parlé. Écoute maintenant les détails et la manière de juger les cas extraordinaires qui s’y présentent.
En général, la peine qu’on doit infliger à quiconque commet un crime sur son prochain, c’est d’agir envers lui exactement comme il a agi; s’il a porté une lésion au corps, il subira une lésion corporelle, et s’il a attenté à la fortune de quelqu’un, il subira une peine pécuniaire, quoiqu’il soit permis au propriétaire d’être généreux et de pardonner. Le meurtrier seul, à cause de l’énormité de son crime, ne saurait à aucun prix obtenir le pardon, et on ne doit accepter de lui aucune rançon: Et le pays ne pourra expier le sang qui y a été versé que par le sang de celui qui l’aura versé (Nombres, 35, 33). C’est pourquoi, lors même que la victime survivrait une heure ou quelques jours, parlant et ayant toute sa présence d’esprit, et qu’elle dirait: «Je veux que mon meurtrier soit relâché, je lui ai pardonné et fait grâce,» on ne l’écouterait pas. Au contraire, il faut nécessairement vie pour vie, en considérant comme égaux l’enfant et l’adulte, l’esclave et l’homme libre, le savant et l’ignorant; car, parmi tous les crimes de l’homme, il n’y en a pas de plus grand que celui-là. Celui qui a privé quelqu’un d’un membre sera privé du même membre: la mutilation qu’il aura faite à un homme lui sera faite également (Lévitique, XXIV, 20). Il ne faut pas te préoccuper de ce que, dans ce cas, nous n’infligeons qu’une peine pécuniaire; car ce que j’ai maintenant pour but, c’est de motiver les textes bibliques et non de motiver l’explication traditionnelle. En outre, j’ai aussi sur la tradition dont il s’agit une opinion qui doit être exposée de vive voix. Pour les blessures dont il était impossible de rendre exactement la pareille, on était condamné à une amende pécuniaire: Il le dédommagera de son chômage et il le fera guérir (Exode, 21, 19).
Celui (avons-nous dit) qui attente à la fortune de quelqu’un subira une peine pécuniaire dans une mesure exactement semblable: Celui que les juges condamneront payera le double à l’autre (Exode, 22, 8), (à savoir) le montant de ce qu’il a pris, auquel on ajoutera autant de la fortune du voleur. — Il faut savoir que, plus le genre de crime est fréquent et facile à perpétrer, plus la peine doit être forte pour qu’on s’abstienne (de le commettre), et, plus il est rare, plus la peine doit être légère. C’est pourquoi l’amende que paye celui qui vole des brebis est le double de celle qu’on paye pour d’autres objets transportables, je veux dire (qu’elle est) le quadruple, à condition toutefois qu’il s’en soit dessaisi en les vendant ou qu’il les ait égorgées. De tout temps, en effet, elles sont fréquemment volées, parce qu’elles sont dans les champs, où on ne peut pas les surveiller comme on surveille les choses qui sont dans l’intérieur des villes; c’est pourquoi aussi ceux qui les volent ont l’habitude de les vendre promptement, afin qu’elles ne soient pas reconnues chez eux, ou de les égorger, afin que leur apparence disparaisse. Ainsi donc, l’amende pour les cas (de vol) les plus fréquents est la plus forte. L’amende à payer pour le vol d’un bœuf est encore augmentée d’un de plus, parce que ce vol est encore bien plus facile. En effet, les brebis paissent réunies (en troupeaux), de sorte que le berger peut les embrasser de la vue, et on ne peut guère les voler que pendant la nuit; mais les bœufs, comme on le fait observer dans le livre de l’Agriculture, paissent trèséloignés les uns des autres, ce qui fait que le bouvier ne saurait les embrasser de la vue et qu’ils sont très-fréquemment volés.
De même, la loi sur les faux témoins veut qu’on leur fasse exactement ce qu’ils ont voulu faire; s’ils ont eu l’intention de faire condamner à mort, ils seront mis à mort; s’ils ont voulu faire infliger des coups de verge, ils seront frappés; s’ils ont voulu faire condamner à une amende, ils seront punis d’une amende pareille. Tout cela a pour but de rendre le châtiment égal au crime, et c’est dans ce sens aussi que les lois sont dites justes.
La raison pourquoi le brigand n’est pas obligé de payer quelque chose en sus, à titre d’amende [car le cinquième n’est qu’une expiation pour le faux serment], c’est que le brigandage n’a lieu que rarement. En effet, l’attentat de vol est plus fréquent que le brigandage: 1o parce que le vol peut se commettre en tout lieu, tandis que le brigandage ne peut que difficilement s’exécuter dans l’intérieur des villes; 2° parce que le vol peut être commis, tant sur des objets en vue que sur ceux qui sont entourés de secret et de surveillance, tandis que le brigandage n’est possible que sur des objets en vue et patents, de sorte que l’on peut prendre des précautions contre le brigand, se mettre en garde et lui résister, ce qu’on ne peut pas faire à l’égard du voleur; 3° parce que le brigand est connu, de sorte qu’il peut être requis (en justice) et qu’on peut chercher à se faire rendre ce qu’il a pris, tandis que le voleur est inconnu. Par tous ces motifs, le voleur est condamné à une amende, tandis qu’une pareille condamnation n’a pas lieu pour le brigand.
Observation préliminaire. — Sache que pour la pénalité, tantôt grave et fort douloureuse, tantôt moindre et facile à supporter, quatre choses sont prises en considération:
1o La gravité du crime; car les actions dont il résulte un grand dommage entraînent une peine plus forte, tandis que celles qui ne causent qu’un dommage peu considérable sont punies plus faiblement.
2° La fréquence du cas; car la chose qui arrive plus fréquemment doit être réprimée par une peine plus forte, tandis qu’il suffit d’une peine plus faible pour réprimer un crime qui ne se présente que rarement.
3° La force de l’entraînement; car la chose à laquelle l’homme est entraîné, soit par la passion qui l’y excite violemment, soit par la force de l’habitude, soit enfin par la grande douleur qu’il éprouve de s’en abstenir, rien ne peut l’y faire renoncer, si ce n’est la crainte d’un grave châtiment.
4° La facilité de perpétrer la chose en cachette et avec mystère, de manière que d’autres ne s’en aperçoivent pas; car une telle action ne peut être réprimée que par la crainte d’un châtiment grave et énergique.
Après cette observation, il faut savoir que la classification, d’après les peines dont parle le Pentateuque, comprend quatre catégories: 1° celle qui fait condamner (le coupable) à la peine de mort infligée par le tribunal; 2° celle qui entraîne le retranchement, ne consistant (pour nous) qu’en coups de verge, en admettant cependant que le crime dont il s’agit est un des plus graves; 3° celle qui entraîne la peine des coups de verge [et où le péché, loin de passer pour un des plus graves, n’est qu’une simple transgression], ou bien la peine de mort infligée par Dieu; 4° celle qui renferme de simples défenses ne donnant même pas lieu à la peine des coups. De cette dernière classe sont toutes les transgressions dans lesquelles il n’y a pas d’acte, en exceptant toutefois les suivantes: a) le vain serment, à cause de la haute idée qu’il faut avoir du respect dû à la Divinité; b) la permutation (des animaux désignés pour les sacrifices), afin qu’on ne soit pas amené par là à mépriser les sacrifices consacrés à Dieu; c) la malédiction qu’on prononcerait contre son prochain en invoquant le nom de Dieu, parce qu’on est en général bien plus sensible à la malédiction qu’à une lésion corporelle. Hormis ces exceptions, toutes les transgressions dans lesquelles il n’y a pas d’acte ne peuvent causer qu’un minime dommage; d’ailleurs, on ne peut guère s’en garder, puisqu’elles ne consistent qu’en paroles, et si elles devaient être punies, les hommes seraient constamment frappés. En outre, l’avertissement, dans ces cas, n’est guère possible. — Dans le nombre des coups, il y a également de la sagesse, car ils sont déterminés au maximum, mais indéterminés par rapport aux personnes. En effet, chaque individu ne peut être frappé que selon ce qu’il peut supporter; mais le maximum des coups est de quarante, quand même il en pourrait supporter cent.
Quant à la peine capitale, tu ne la trouveras dans aucun des cas relatifs aux aliments prohibés; car il n’en résulte pas un grand mal, et les hommes n’y sont pas non plus fortement entraînés, comme ils le sont aux plaisirs de l’amour. On encourt la peine du retranchement pour l’usage de certains aliments: pour l’usage du sang (par exemple) qu’on était, dans ces tempslà, très-avide de manger, pratiquant par là un certain rite idolâtre, comme cela est exposé dans le livre de Tomtom; c’est pourquoi on l’a si sévèrement interdit. De même, l’usage de la graisse est puni du retranchement, parce que les hommes s’en délectent; aussi a-t-elle un rôle distinct dans le sacrifice, qu’on a voulu honorer par là. De même encore, la peine du retranchement s’applique à celui qui use de pain-levé pendant la Pâque et à celui qui prend de la nourriture le jour du grand jeûne, (choses interdites) tant pour nous imposer une privation pénible que pour nous conduire à la foi; car il s’agit là d’actes servant à consolider des croyances qui sont les bases de la religion, à savoir (d’une part) la croyance à la sortie d’Égypte et à ses miracles, et (d’autre part) celle relative à la pénitence: car en ce jour il vous fera faire expiation (Lévit., 16, 30). Enfin, on encourt la peine du retranchement, pour avoir mangé le restant du sacrifice, ou le sacrifice profané, ou pour avoir, dans un état d’impureté, mangé des choses saintes, ce qui est aussi condamnable que de manger de la graisse. Le but est de donner de l’importance au sacrifice, comme on l’exposera plus loin.
La peine capitale, tu ne la trouveras que dans les cas graves, tels que la destruction de la foi, ou un crime (social) extrêmement grave; je veux parler de l’idolâtrie, du commerce adultère ou incestueux, de l’effusion du sang, et de tout ce qui conduit à ces crimes (comme les cas suivants): 1° le sabbat (dont la profanation est punie de mort), parce qu’il sert à consolider la croyance à la nouveauté du monde; 2° le faux prophète et le docteur rebelle, (qui sont punis de mort) à cause de la grande corruption qu’ils répandent; 3° celui qui frappe ou qui maudit son père ou sa mère, parce que cela dénote une grande impudence et détruit l’organisation des familles, base principale de l’État; 4° le fils désobéissant et rebelle, à cause de ce qu’il pourra devenir plus tard, car il sera nécessairement un assassin; 5° celui qui dérobe un homme, parce qu’il l’expose à la mort; de même enfin, 6° celui qui vient voler avec effraction, parce qu’il se dispose à assassiner, comme l’ont expliqué les docteurs. Les trois derniers, je veux dire le fils désobéissant et rebelle, celui qui dérobe une personne et la vend, et celui qui vole avec effraction, finiront certainement par devenir assassins. Tu ne trouveras la peine capitale dans aucun autre cas en dehors de ces crimes graves. On ne punit pas de mort tous les incestes, mais seulement ceux qu’il est plus facile de commettre, ou qui sont les plus honteux, ou vers lesquels on est plus fortement entraîné; ceux qui ne se trouvent pas dans ces conditions ne sont punis que du retranchement. De même, on ne punit pas de mort toutes les espèces d’idolâtrie, mais seulement les actes principaux de ce culte, comme par exemple d’adorer les idoles, de prophétiser en leur nom, de faire passer (les enfants) par le feu, de pratiquer l’évocation, la magie ou la sorcellerie.
Il est clair aussi que, puisqu’on ne saurait se passer des peines, il est indispensable aussi d’établir des juges, répandus dans toutes les villes. Il faut aussi la déposition des témoins. Enfin, il faut un souverain qui soit craint et respecté, qui puisse exercer toutes sortes de répressions, fortifier l’autorité des juges et être (à son tour) fortifié par eux.
Après avoir exposé les motifs de tous les commandements que nous avons énumérés dans le livre Schophetim (des Juges), nous devons, conformément au but de ce traité, appeler l’attention sur quelques dispositions qui y sont mentionnées,
et notamment sur celles qui se rattachent au docteur rebelle. Je dis donc: Comme Dieu savait que les dispositions de la loi, en tout temps et partout, auraient besoin, selon la diversité des lieux, des événements et des circonstances, tantôt d’être élargies, tantôt d’être restreintes, on a défendu d’y rien ajouter et d’en rien retrancher, et on a dit: Tu n’y ajouteras rien et tu n’en retrancheras rien (Deutér., 13, 1); car cela pouvait conduire à corrompre les prescriptions de la loi et à faire croire qu’elle ne venait pas de Dieu. Néanmoins Dieu permit aux savants de chaque siècle, je veux dire au grand Tribunal, de prendre des soins pour affermir ces dispositions légales au moyen de règlements nouveaux qui devaient en prévenir l’altération, et de perpétuer ces soins préservatifs, comme disent les docteurs: «Faites une haie autour de la Loi.» De même, il leur fut accordé, dans telle circonstance ou en considération de tel événement, de suspendre certaines pratiques prescrites par la loi, ou de permettre certaines choses qu’elle avait défendues; toutefois une telle suspension ne devait pas se perpétuer, comme nous l’avons exposé dans l’Introduction au Commentaire sur la Mischnâ, au sujet de la décision temporaire. Par ce procédé, l’unité de la loi était sauvegardée, et en même temps on pouvait toujours prendre pour règles de conduite les circonstances du moment. Mais, s’il avait été permis à chacun des savants de se livrer à ces considérations partielles, les hommes auraient été en butte à de nombreuses divisions et à des schismes. C’est pourquoi Dieu a défendu à tous les savants en dehors du grand Tribunal seul d’entreprendre une telle chose, et il a ordonné de mettre à mort quiconque ferait opposition à ce tribunal; car, si chaque penseur avait pu se révolter contre lui, le but qu’on avait en vue aurait été manqué et l’avantage (de ces dispositions) aurait été détruit.
Il faut savoir encore que, pour la transgression des défenses de la Loi, on peut établir quatre catégories: 1o celle à laquelle on est forcé, 2° celle qui est commise par inadvertance, 3° celle qui est commise par préméditation, 4° celle qui est commise avec effronterie.
Quant à celui qui est forcé (de pécher), on dit expressément qu’il ne sera pas puni et qu’il n’est chargé d’aucune faute. Dieu a dit: et à la jeune fille tu ne feras rien, la jeune fille n’a point commis de péché digne de mort (Deutér., 22, 26).
Celui qui pèche par inadvertance est fautif, car s’il avait eu bien soin de rester tranquille et de s’observer, il ne lui serait pas arrivé de faillir. Cependant il ne peut nullement être puni, quoiqu’il ait besoin d’une expiation, qui consiste à offrir un sacrifice. Et ici, la loi a fait une différence entre l’homme privé, le roi, le grand prêtre et le docteur de la loi. Nous apprenons par là que celui qui agit, ou qui rend une décision doctrinale, selon sa doctrine personnelle, — à moins que ce ne soit le grand tribunal ou le grand prêtre,—est de la catégorie de ceux qui pèchent avec préméditation et n’est pas compté parmi ceux qui pèchent par inadvertance; c’est pourquoi le docteur rebelle est mis à mort, bien qu’il ait agi ou rendu des décisions selon sa doctrine personnelle. Aux seuls membres du grand tribunal il appartient de décider selon leur doctrine personnelle; donc, s’ils se sont trompés, ils sont considérés comme ayant péché par inadvertance, ainsi qu’il est dit: si toute la communauté d’Israël pèche par inadvertance (Lévit., 4, 13). C’est à cause de ce principe que les docteurs ont dit: «Une doctrine erronée compte comme péché prémédité», ce qui veut dire que celui dont la science est bornée et qui pourtant agit ou donne des décisions selon cette science bornée est considéré comme péchant avec préméditation. En effet, il n’en est pas de celui qui mange un morceau de graisse des rognons, croyant que c’est la graisse de la queue du bélier, comme de celui qui mange, en connaissance de cause, de la graisse des rognons, mais ignorant que cette graisse est défendue; car celui-ci, quoiqu’on se contente pour lui d’un sacrifice (d’expiation), commet presque un péché volontaire. Cependant, il n’en est ainsi que lorsqu’il se borne à commettre lui seul le péché; mais celui qui donne des décisions (erronées), provenant de son ignorance, doit indubitablement être considéré comme péchant avec préméditation, car le texte (de la loi) n’excuse la décision erronée que chez le grand tribunal seul.
Celui qui pèche avec préméditation subira le châtiment prescrit, soit la peine capitale, soit les coups de verge (légaux), soit les coups pour rébellion, quand il s’agit de transgressions non punissables des coups légaux, soit enfin une peine pécuniaire. Si, pour certaines transgressions, on a assimilé la préméditation à l’inadvertance, c’est parce qu’elles se commettent fréquemment et avec facilité, consistant seulement en paroles, et non en actes, comme, par exemple, le serment du témoignage, et le serment du dépôt. Il en est de même du commerce avec une esclave fiancée, (péché) considéré comme plus léger, parce qu’il arrive fréquemment, vu qu’elle (l’esclave) se laisse aller, n’étant ni complètement esclave, ni complètement libre, ni complètement en pouvoir de mari, comme ledit la tradition en expliquant ce commandement.
Le pécheur effronté est celui qui, non-seulement agit avec préméditation, mais qui est assez impudent et audacieux pour transgresser la loi en public. Celui-ci ne pèche pas par simple passion, ni parce que ses mœurs perverses lui font chercher des jouissances que la loi a défendues, mais pour résister à la loi et se mettre en révolte contre elle. C’est pourquoi il est dit de lui: il blasphème l’Éternel (Nombres, 15, 50), et il mérite indubitablement la mort. Celui qui agit de la sorte ne le fait que parce qu’il s’est formé une opinion à lui, par suite de laquelle il résiste à la loi. C’est pourquoi l’explication traditionnelle dit que l’Écriture veut parler ici de l’idolâtrie, système qui sape la loi par la base; car jamais personne ne rendra un culte à un astre sans le croire éternel, comme nous l’avons exposé plusieurs fois dans nos ouvrages. Il en est de même, selon moi, de toute transgression par laquelle on manifeste l’intention de renverser la loi et de se mettre en révolte contre elle. Selon ma manière de voir, si un individu israélite mangeait de la viande cuite dans du lait, ou se revêtait de tissus de matières hétérogènes, ou se rasait les coins de la chevelure, avec l’intention de témoigner de son mépris pour ces défenses et de montrer qu’il ne croit pas à la vérité de cette législation, il se rendrait coupable de blasphème envers l’Éternel et mériterait la mort, non comme châtiment (de son péché), mais pour son infidélité; de même que les habitants d’une ville séduite (à l’idolâtrie) sont mis à mort pour leur infidélité, et non pour châtiment de leur crime, ce qui est la raison pourquoi leurs biens sont livrés aux flammes et ne passent pas à leurs héritiers, comme ceux des autres condamnés à mort. J’en dirai autant de toute communauté d’Israélites qui d’un commun accord transgressent n’importe quel commandement et qui agissent effrontément. Ils méritent tous la mort, comme tu peux l’apprendre par l’histoire des fils de Ruben et des fils de Gad, au sujet desquels il est dit: Et toute l’assemblée décida de monter en bataille contre eux. Dans l’avertissement qui leur fut donné, on leur exposa qu’ayant commis ce péché d’un commun accord, ils s’étaient rendus coupables d’infidélité et s’étaient montrés rebelles à la religion tout entière, et on leur disait… vous détournant aujourd’hui de l’Éternel etc. (Josué, 22, 16), à quoi ils répondirent de leur côté: Dieu, l’Éternel sait… si c’est par rébellion etc. (ibid., v. 22).— Il faut te bien pénétrer aussi de ces principes concernant les peines criminelles.
En outre, le livre Schophetim (des Juges) renferme aussi le commandement de détruire la race d’Amalek. En effet, de même qu’on punit l’individu, de même on doit punir une tribu ou une nation entière, afin que toutes les tribus soient intimidées et ne s’aident pas mutuellement à faire le mal, et afin qu’elles se disent: On pourrait agir envers nous comme on a agi envers telle tribu. De cette manière, s’il grandissait au milieu d’elle un homme méchant et destructeur, ayant l’âme assez dépravée pour ne pas s’inquiéter du mal qu’il fait et pour ne point y réfléchir, il ne trouverait personne pour l’aider à exécuter les mauvais desseins qu’il désire accomplir. Amalek donc s’étant empressé de tirer le glaive, il fut ordonné de l’exterminer par le glaive; mais Amon et Moab, qui avaient agi avec bassesse et qui avaient employé la ruse pour nuire, ne subirent d’autre châtiment que d’être exclus des mariages israélites, et de voir leur amitié repoussée avec mépris. Toutes ces dispositions montrent que Dieu a proportionné les peines, afin qu’elles ne fussent ni trop fortes ni trop faibles, mais comme Dieu l’a dit expressément: selon l’étendue de son crime (Deutér., 25, 2).
Ce livre (Schophetim) renferme encore le commandement de préparer un lieu écarté (en dehors du camp) et un pieu; car une des choses que la loi a pour but, comme je te l’ai fait savoir, c’est la propreté et l’éloignement des souillures et des malpropretés, afin que les hommes ne soient pas comme les bêtes. Par ce commandement, on a voulu aussi fortifier dans les guerriers, en leur prescrivant ces actes, la confiance que la majesté divine réside au milieu d’eux, comme on l’expose en motivant ce commandement: Car l’Éternel ton Dieu marche au milieu de ton camp (ibid., XXIII, 15). Cela amène encore cette autre idée: Afin qu’il ne voie en toi aucune chose honteuse et ne se détourne de toi (ibid.), ce qui est un avertissement de ne pas se livrer à la débauche, qui, comme on sait, règne dans un camp de guerre, quand les soldats restent trop longtemps absents de leurs maisons. Dieu donc, pour nous préserver de cette conduite, nous a prescrit des actes qui doivent nous rappeler que la majesté divine réside parmi nous, et il a dit: Que ton camp soit saint, afin qu’il ne voie en toi aucune chose honteuse. Même celui qui a été seulement souillé par un accident nocturne doit sortir du camp, où il ne peut rentrer qu’après le coucher du soleil, afin que chacun soit bien pénétré de cette pensée que le camp est comme un sanctuaire de l’Éternel et qu’il n’a pas pour mission, comme les armées des païens, de détruire, de ravager, de faire du mal aux autres et de prendre leurs biens; car nous, au contraire, nous avons pour but de préparer les hommes au culte de Dieu et d’introduire l’ordre parmi eux. Je t’ai déjà fait savoir que je n’indique les motifs des commandements que selon le sens littéral du texte.
Enfin, ce même livre (Schophetim) renferme encore la loi relative à la belle femme captive. Les docteurs disent, comme tu sais: «La loi n’a parlé ici qu’à l’égard de la passion.» Cependant, je dois faire observer que ce commandement renferme aussi de nobles leçons de morale que les hommes vertueux doivent prendre pour règles de conduite. Ainsi, quoique sous l’empire d’une passion indomptable, il (le guerrier) doit être seul avec cette femme dans un lieu retiré, comme il est dit: dans l’intérieur de ta maison (Deutér., 21, 12), et il ne doit pas la violenter pendant la guerre, comme les docteurs l’ont exposé. Ensuite, il ne lui est pas permis d’avoir commerce avec elle une seconde fois, jusqu’à ce que son affliction soit calmée et son chagrin adouci, et il ne doit pas l’empêcher de se livrer à la tristesse, de négliger sa toilette et de pleurer, comme il est écrit: elle pleurera son père et sa mère (ibid., v. 13). En effet, ceux qui sont accablés de tristesse éprouvent un soulagement en pleurant et en excitant leur douleur, jusqu’à ce que leurs forces physiques soient trop émoussées pour supporter cette secousse de l’âme, de même que ceux qui sont transportés de joie se calment par toutes sortes d’amusements. C’est pourquoi la Loi, pleine de bienveillance pour elle, lui laisse à cet égard une pleine liberté, jusqu’à ce qu’elle soit fatiguée de pleurer et de se livrer à la tristesse. Tu sais qu’il peut avoir commerce avec elle une première fois, pendant qu’elle est encore païenne. De même, pendant trente jours, elle peut professer publiquement sa religion, et même se livrer à l’idolâtrie, sans que pendant tout ce temps on puisse lui chercher querelle au sujet de sa croyance. Après cela, s’il ne parvient point à la convertir aux préceptes de la Loi, il ne lui est pas permis de la vendre, ni de s’en servir comme esclave. La loi a donc respecté cette femme devenue inviolable par suite de la cohabitation, et, bien que l’acte fût en quelque sorte un péché,—car elle était alors païenne, — on dit pourtant: Tu ne l’asserviras point parce que tu l’auras humiliée (ibid., v. 14). Tu vois quelle noble morale est contenue dans ce commandement. Et maintenant les motifs de tous les commandements de ce livre sont suffisamment éclaircis.
Chapter 42
Les commandements que renferme la septième classe, relatifs aux droits de propriété, sont ceux que nous avons énumérés dans certaines parties du livre Mischpâtim (des droits) et du livre Kinyân (de l’acquisition). Ils ont tous un motif manifeste; car ils renferment des dispositions d’équité pour les transactions qui ont nécessairement lieu entre les hommes, et (ils leur recommandent) de se prêter mutuellement un secours profitable aux deux parties, de manière que l’un des deux intéressés ne veuille pas avoir la plus large part dans le tout et être seul avantagé sous tous les rapports.
Avant tout, il faut s’abstenir de toute fraude dans les achats et ventes et se contenter des profits habituels, d’une légitimité reconnue. On a établi des conditions pour la validité de la transaction, et on a défendu la fraude, dût-elle ne consister qu’en paroles, comme cela est connu.
Vient ensuite la loi relative aux quatre gardiens, qui est d’une équité et d’une justice manifestes. En effet, celui qui garde un dépôt à titre gratuit, n’ayant absolument aucun intérêt dans cette affaire et agissant par pure complaisance, n’est responsable de rien, et tout dommage qui survient doit être supporté par le propriétaire. L’emprunteur, qui a lui seul tout le profit, tandis que le propriétaire lui fait une complaisance, est responsable de tout et doit supporter tous les dommages qui surviennent. Si quelqu’un se charge d’un dépôt moyennant salaire ou prend une chose à location, tous deux, je veux dire le dépositaire et le propriétaire, y ont un intérêt commun, et par conséquent les dommages doivent être partagés entre eux deux; ceux qui proviennent du peu de soin dans la surveillance doivent être supportés par le dépositaire, comme, par exemple, si l’objet a été volé ou perdu, car le vol et la perte montrent qu’il a négligé d’y apporter un grand soin et une extrême prévoyance; mais les dommages qu’il est impossible d’empêcher, — comme, par exemple, si l’animal (prêté) a été estropié, ou enlevé, ou s’il est mort, cas de force majeure, — doivent être supportés par le propriétaire.
On insiste ensuite sur la bienveillance due au mercenaire, à cause de sa pauvreté, et on prescrit de lui payer promptement son salaire et de ne le frustrer en rien de ce qui lui est du, c’est-à-dire de le récompenser selon la valeur de son travail. La bienveillance à son égard va si loin qu’on ne doit pas l’empêcher, ni lui, ni même la bête (jui travaille), de manger des aliments qui sont l’objet de leur travail, ainsi que le veulent les dispositions (traditionnelles) relatives à cette loi.
Les lois sur la propriété embrassent aussi les héritages. La bonne morale veut que l’homme ne refuse pas de faire le bien à celui qui en est digne. Il ne doit donc pas, au moment où il va mourir, être jaloux de son héritier (naturel), et il ne doit pas prodiguer sa fortune, mais la laisser à celui d’entre les hommes qui y a le plus de droits, c’est-à-dire au plus proche parent: à son parent qui lui sera le plus proche de sa famille (Nombres, 27, 11). On a dit expressément, comme on sait, que c’est d’abord l’enfant, puis le frère, ensuite l’oncle (ibid., v. 8-10). Il doit avantager l’aîné de ses fils, premier objet de son amour, et ne doit pas se laisser guider par sa passion: il ne pourra pas donner le droit de premier-né au fils de la femme aimée (Deutér., 21, 16) La loi équitable a voulu conserver et fortifier en nous cette vertu, je veux dire celte d’avoir égard aux parents et de les protéger. Tu connais cette parole du prophète: Le cruel afflige son parent (Prov., 11, 17); la Loi, en parlant des aumônes, dit: A ton frère, à tes pauvres, etc. (Deutér., 15, 11), et les docteurs louent beaucoup la vertu de l’homme «qui s’attache ses parents et qui épouse la fille de sa sœur.»
La loi nous a enseigné qu’il faut aller jusqu’au dernier point dans la pratique de cette vertu, c’est-à-dire que l’homme doit toujours avoir des égards pour son parent et attacher un grand prix aux liens de famille; et, lors même que son parent se serait montré hostile et méchant envers lui et aurait manifesté un caractère extrêmement vicieux, il faudrait néanmoins le traiter avec tous les égards dus à la parenté. Dieu a dit: Tu ne détesteras pas l’Iduméen, car il est ton fière (Deutér., 23, 8). De même, celui dont tu as eu besoin un jour, celui dont tu as tiré profit et que tu as trouvé dans un moment de détresse, dût-il même t’avoir fait du mal ensuite, tu dois nécessairement lui tenir compte du passé. Dieu a dit: Tu ne détesteras pas l’Égyptien, car tu as séjourné comme étranger dans son pays (ibid.). Cependant, on sait combien les Égyptiens nous ont fait de mal ensuite. — Tu vois combien de nobles vertus nous apprenons par ces commandements. Les deux derniers passages, il est vrai, n’appartiennent point à cette septième classe; mais, ayant parlé des égards dus aux parents dans les héritages, nous avons été amenés à dire un mot des Egyptiens et des Iduméens.
Chapter 43
Les commandements que renferme la huitième classe sont ceux que nous avons énumérés dans le livre Zemannîm (des temps ou des époques). Tous, sauf un petit nombre, sont clairement motivés dans le texte (biblique).
Quant à l’institution du sabbat, le motif en est trop connu pour avoir besoin d’être expliqué. On sait que, d’un côté, c’est le repos; on a voulu que chaque personne pût consacrer la septième partie de sa vie au plaisir et se reposer des fatigues et des peines auxquelles personne, ni petit, ni grand, ne peut échapper. D’un autre côté, on a voulu perpétuer dans les générations une grande et très-importante doctrine, celle de la nouveauté du monde.
L’institution du jeûne du jour des expiations est également bien motivée, car il sert à établir l’idée de la pénitence. C’est le jour où le prince des prophètes apporta du Sinaï les secondes tables aux Israélites et leur annonça le pardon de leurs grands péchés. Ce jour devint donc à perpétuité un jour de pénitence uniquement consacré au culte. C’est pourquoi on doit s’abstenir en ce jour de toute jouissance corporelle et de toute occupation relative à des intérêts matériels, je veux parler des travaux industriels. On doit se borner (ce jour-là) aux confessions, c’est-à-dire à confesser ses péchés et à s’en repentir.
Les jours de fête sont tous destinés aux réjouissances et aux réunions amusantes, qui généralement sont nécessaires à l’homme, et ont aussi l’avantage de cimenter les amitiés qui doivent s’établir entre les hommes dans les sociétés civiles. Chacun de ces jours est particulièrement motivé.
Le sujet de la Pâque est très-connu; si elle dure sept jours, c’est parce que la période de sept jours est une période moyenne entre le jour naturel et le mois lunaire. Tu sais aussi que cette période joue un grand rôle dans les choses physiques. C’est pourquoi il en est de même dans les choses religieuses; car la religion imite toujours la nature et complète en quelque sorte les choses physiques. En effet, la nature n’a ni pensée, ni réflexion, tandis que la religion est la règle et le régime émanant de Dieu, dont tout être intelligent tient son intelligence. Mais ce n’est pas là le sujet de ce chapitre; nous revenons donc aux sujets dont nous nous occupons ici.
La fête des Semaines est le jour de la révélation de la Loi. Pour glorifier et honorer ce jour, on compte les jours à partir de la première des fêtes jusque-là, comme quelqu’un qui attend l’arrivée de son meilleur ami et qui compte les jours et les heures. C’est là la raison pourquoi on compte le ’omer à partir du jour de la sortie d’Égypte jusqu’au jour de la révélation de la Loi, qui était le véritable but de cette sortie: Et je vous ai amenés vers moi (Exode, 19, 4). Ce grand spectacle ne dura qu’un jour, et de même on en célèbre le souvenir chaque année pendant un jour. Mais, si l’on ne mangeait le pain azyme que pendant un jour, on ne s’en apercevrait point, et la chose qu’il a pour objet de rappeler ne deviendrait pas manifeste; car il arrive souvent qu’on prend la même espèce de nourriture pendant deux ou trois jours. Ce n’est qu’en continuant de le manger pendant une période complète que la chose qu’il a pour objet devient claire et la signification manifeste.
De même, la fête du commencement de l’année ne dure qu’un jour; car c’est un jour où les hommes doivent faire pénitence et se réveiller de leur indolence. C’est pour cette raison qu’on sonne du schophar (cor) en ce jour, comme nous l’avons exposé dans le Mischné Tôrâ, c’est en quelque sorte une préparation et une ouverture pour le jour de jeûne; aussi vois-tu que c’est un usage traditionnel, tiès-répandu dans notre communion, d’observer les dix jours à partir du commencement de l’année jusqu’au jour des expiations.
La fête des Cabanes, consacrée à la gaîté et à la réjouissance, dure sept jouis pour en faire bien connaître l’objet. La raison pourquoi on la célèbre dans cette saison est expliquée dans la Loi: Quand tu auras recueilli des champs les produits de ton travail (Exode, 23, 16), c’est-à-dire au moment où, libre de soucis, tu te reposeras des travaux nécessaires. Aristote déjà a dit dans le neuvième livre de l’Éthique que c’était là, à ce qu’il paraît, un usage très-répandu parmi les nations dans l’antiquité. Voici comment il s’exprime: «Les sacrifices et les réunions (solennelles), chez les anciens, avaient lieu après la récolte des fruits; c’étaient en quelque sorte des sacrifices d’actions de grâce pour le repos.» Telles sont ses paroles. Ensuite on peut facilement habiter la succa (cabane), dans cette saison, où il n’y a ni forte chaleur ni pluie incommode.
Les deux fêtes des Cabanes et de la Pâque ont chacune pour objet une croyance et une pensée morale. En fait de croyance, la Pâque a pour objet de rappeler les miracles d’Égypte et d’en perpétuer le souvenir dans toutes les générations, et la fête des Cabanes, de perpétuer à jamais le souvenir des miracles du désert. La pensée morale, c’est que l’homme, dans le bien-être, doit se rappeler les jours de détresse, afin d’en manifester à Dieu toute sa reconnaissance et d’y puiser des leçons de soumission et d’humilité. Nous devons donc manger, pendant la fête de Pâque, des pains azymes et des herbes amères, afin de nous rappeler ce qui nous est arrivé. Et de même, nous devons quitter les maisons et demeurer dans des cabanes, comme font les malheureux habitants des campagnes et des déserts, afin de nous rappeler que telle fut jadis notre situation, — (afin que vos générations sachent) que j’ai fait demeurer les enfants d’Israël dans des cabanes (Lévitique, XXIII, 43), — et que, par la bonté de Dieu, nous avons été tirés de là pour aller habiter de splendides maisons dans une des plus belles et des plus fertiles contrées de la terre, en vertu des promesses qu’il avait faites à nos ancêtres, Abraham, Isaac et Jacob, hommes parfaits par leurs croyances et leurs vertus. En effet, c’est là aussi un des pivots de la religion, je veux dire (la croyance) que tout bienfait que Dieu nous accorde ou nous a accordé n’est dû qu’au mérite des patriarches qui ont observé la voie de l’Éternel en pratiquant la vertu et la justice.
La raison pourquoi la fête des Cabanes se termine par une seconde fête, qui est le huitième jour de clôture, c’est pour qu’on puisse en ce jour compléter les réjouissances auxquelles on ne saurait se livrer dans les cabanes, mais seulement dans les habitations spacieuses et dans les grands édifices.
Quant aux quatre espèces (de plantes) formant le loulab, les docteurs en ont donné une raison, à la manière des draschôth, dont la méthode est connue de tous ceux qui savent comprendre les paroles des rabbins; ce sont chez eux comme de simples allégories poétiques, et ils ne veulent pas dire que ce soit là réellement le sens du texte. On a considéré les draschôth de deux manières différentes: les uns se sont imaginé que ce que les docteurs y ont dit est l’explication du véritable sens des textes; les autres, méprisant ces explications, en ont fait un sujet de plaisanterie, puisqu’il est de toute évidence que ce n’est pas là le sens du texte. Les premiers ont obstinément combattu pour défendre, selon leur opinion à eux, la vérité des draschôth, croyant que c’était là le vrai sens du texte (biblique), et qu’il fallait attribuer aux draschôth la même valeur qu’aux lois traditionnelles. Mais aucun des deux partis n’a voulu comprendre que ce n’étaient là que des allégories poétiques, dont le sens n’est point obscur pour l’homme intelligent. Cette méthode était très-répandue dans ces temps-là, et tout le monde l’employait, comme les poëtes emploient les locutions poétiques. Ainsi, par exemple, les docteurs disent: «Bar-Kappara a enseigné que là où il est dit: tu auras un pieu avec ton armure, אזנך (Deutér., 23, 14), il ne faut pas lire AZÉNEKHA (ton armure), mais OZNEKHA (ton oreille); et cela nous apprend que l’homme, lorsqu’il entend une chose inconvenante, doit se mettre le doigt dans l’oreille.» Or, je voudrais savoir si dans l’opinion des ignorants le docteur en question croyait réellement que ce passage devait s’expliquer ainsi, que tel était l’objet de ce commandement, et que par YATHED (pieu), il fallait entendre le doigt, et par AZÉNEKHA, les oreilles. Je ne pense pas qu’un seul homme de bon sens puisse croire cela. Mais c’est là une très-belle allégorie poétique par laquelle il a voulu inculquer une noble morale, à savoir qu’il est défendu d’entendre des paroles obscènes, de même qu’il est défendu de les prononcer; et il a rattaché cela à un passage biblique, à la manière des allégories poétiques. De même, toutes les fois qu’il est dit dans les draschôth: «il ne faut pas lire de telle manière, mais de telle autre», on doit l’entendre dans ce sens.—Je me suis écarté de mon sujet; mais c’est là une observation utile, dont tous les théologiens et rabbins intelligents peuvent avoir besoin. Je reprends maintenant la continuation de notre sujet.
Selon moi, les quatre espèces formant le loulab indiquent la gaîté et la joie qu’éprouvèrent les Hébreux quand ils quittèrent le désert, qui était un lieu impropre aux semences, où il n’y avait ni figuier, ni vigne, ni grenadier, ni de l’eau à boire (Nombres, 20, 5), pour se rendre dans des lieux où il y avait des arbres fruitiers et des rivières. Pour en célébrer le souvenir, on prenait le fruit le plus beau et le plus odoriférant de ces lieux, leur feuillage et leur plus belle verdure, à savoir des saules de rivière. Ces quatre espèces se distinguent par trois particularités: 1° Elles étaient dans ces temps-là très-fréquentes dans la terre d’Israël, de sorte que chacun pouvait se les procurer. 2° Elles sont d’un bel aspect, pleines de fraîcheur, et ont en partie une bonne odeur comme le cédrat et le myrte; quant aux branches de palmier et de saule, elles n’ont aucune odeur, ni mauvaise, ni bonne. 3° Elles conservent leur fraîcheur pendant une semaine, qualité que n’ont point les pêches, les grenades, les coings, les poires, etc.
Chapter 44
Les commandements que renferme la neuvième classe sont ceux que nous avons énumérés dans le livre Ahabâ (de l’amour de Dieu). Ils sont tous clairement motivés, et la raison en est manifeste; car toutes ces pratiques religieuses (qu’ils nous prescrivent) ont pour but de nous faire toujours penser à Dieu, de nous le faire aimer et craindre, de faire que nous obéissions à ses commandements en général, et que nous croyions à l’égard de Dieu ce que tout homme religieux doit nécessairement croire. Ces pratiques sont: la prière, la lecture du Schema’, la bénédiction du repas et leurs accessoires, la bénédiction des prêtres, les phylactères, l’inscription sur les poteaux des portes, l’acquisition du livre de la Loi et la lecture qu’on doit y faire à certaines époques. Toutes ces pratiques sont de nature à faire naître des pensées utiles; cela est clair et évident, et il serait inutile de dire un mot de plus, car je ne pourrais que me répéter.
Chapter 45
Les commandements que renferme la dixième classe sont ceux que nous avons énumérés dans les traités de la Maison élue (ou du sanctuaire central), dans celui des ustensiles du sanctuaire et de ses ministres, et dans celui de l’entrée dans le sanctuaire; nous avons déjà fait connaître, en général, l’utilité de cette classe.
On sait que les idolâtres cherchaient à construire leurs temples et à ériger leurs idoles dans le lieu le plus élevé qu’ils pussent trouver: sur les hautes montagnes (Deutér., 12, 2). C’est pourquoi notre père Abraham choisit le mont Moriâ, qui était la plus haute montagne de ces contrées, y proclama l’unité de Dieu, désigna la Kiblâ et la fixa exactement à l’Occident. En effet, le Saint des Saints était à l’Occident, et c’est là ce qu’indiquent les docteurs en disant: «La majesté divine est à l’Occident.» Les docteurs déjà ont exposé dans la Guemara du traité Yômâ que ce fut notre père Abraham qui détermina la Kiblâ, c’est-à-dire l’emplacement du Saint des Saints; et en voici, selon moi, la raison: Comme c’était alors une opinion très-répandue qu’on devait rendre un culte au soleil, qui passait pour Dieu, et comme sans doute tout le monde se tournait, en priant, vers l’Orient, notre père Abraham prit pour Kiblâ, sur le mont Moriâ, c’est-à-dire sur le lieu du sanctuaire, le côté occidendal, afin de tourner le dos au soleil. Ne vois-tu pas ce que firent les Israélites, lorsque leur défection et leur infidélité les firent revenir à ces anciennes opinions perverses? Ils tournaient le dos contre le temple de l’Éternel et la face vers l’Orient, se prosternant vers l’Orient devant le soleil (Ézéchiel, VIII, 16). Il faut te bien pénétrer de cette observation remarquable. Je ne doute pas, du reste. que ce lieu choisi par Abraham dans une vision prophétique ne fût connu de Moïse notre maître et de beaucoup d’autres personnes; car Abraham avait recommandé que ce lieu fût consacré au culte, comme le dit expressément le traducteur (chaldéen): «Abraham adora et pria dans ce lieu et dit devant l’Éternel: Ici les générations futures adoreront, etc.» Si, dans le Pentateuque, cela n’est pas dit expressément et d’une manière positive, et si l’on y fait seulement allusion par les mots lequel Dieu choisira, il y avait pour cela, ce me semble, trois raisons: 1° afin que les nations (païennes) ne cherchassent pas à s’emparer de ce lieu et ne se fissent pas une guerre violente pour le posséder, sachant que c’était la le lieu le plus important de la terre pour la religion (des Israélites); 2° afin que ceux qui le possédaient alors ne le détruisissent pas en le dévastant autant que possible; 3° et c’est ici la raison la plus forte, afin que chaque tribu ne cherchât pas à avoir ce lieu dans la portion qu’elle devait posséder, et à le conquérir, ce qui aurait causé des disputes et des troubles tels qu’il y en avait au sujet du sacerdoce. C’est pourquoi il fut ordonné de ne construire le sanctuaire central qu’après l’établissement de la royauté, afin qu’il appartînt à un seul de donner des ordres, et que toute querelle cessât, comme nous l’avons exposé dans le livre Schophetim.
On sait encore que ces hommes là (les idolâtres) construisaient des temples aux planètes et qu’on plaçait dans chaque temple la statue qu’on était convenu d’adorer, c’est-à-dire une statue consacrée à une certaine planète faisant partie d’une sphère. Il nous fut donc ordonné de construire un temple au Très-Haut et d’y déposer l’arche sainte contenant les deux tables qui renfermaient (ces deux commandements): Je suis l’Éternel, etc. et Tu n’auras pas d’autres dieux, etc.— On sait que l’article de foi concernant la prophétie doit précéder la croyance à la Loi; car, sans prophétie, il n’y a pas de Loi. Le prophète ne reçoit de révélation que par l’intermédiaire d’un ange; par exemple: Et l’ange de l’Éternel appela (Genèse, 22, 15), Et l’ange de l’Éternel lui dit (ibid., XVI, 9-11), et d’autres passages innombrables. Moïse lui-même fut initié à sa mission prophétique par un ange: L’auge de l’Éternel lui apparut au milieu du feu (Exode, 3, 2). Il est donc clair que la croyance à l’existence des anges doit précéder la croyance au prophétisme, et que cette dernière doit précéder la croyance à la Loi. Or, comme les Sabiens ignoraient l’existence de Dieu et s’imaginaient que l’Être éternel, qui n’a jamais pu ne pas exister, était la sphère céleste avec ses astres, dont les forces s’épanchaient sur les idoles et sur certains arbres, comme les Aschérôth, ils croyaient que c’étaient les idoles et les arbres qui inspiraient les prophètes, leur faisaient des révélations en leur parlant, et leur faisaient savoir ce qui était utile ou nuisible; et ces opinions, nous les avons déjà exposées, en parlant des prophètes de Baal et des prophètes d’Aschérâ. Mais quand la vérité se manifesta aux hommes et quand on sut, à l’aide de démonstrations, qu’il existe un être qui n’est ni un corps, ni une force dans un corps, à savoir le Dieu véritable et unique, qu’en outre il existe d’autres êtres, séparés et incorporels, sur lesquels s’épanche l’être divin et qui sont les anges, comme nous l’avons exposé, et enfin, que tous ces êtres sont en dehors de la sphère céleste et de ses astres, alors on fut convaincu que c’étaient ces anges qui en réalité faisaient des révélations aux prophètes, et non pas les idoles et les Aschérôth. Ainsi, il est clair, par ce qui précède, que la croyance à l’existence des anges se rattache à celle qui a pour objet l’existence de Dieu, et qu’elle sert à établir la vérité de la révélation prophétique et de la Loi. Pour confirmer cet article de foi, Dieu ordonna de placer au-dessus de l’arche l’image de deux anges, afin de consolider la croyance du peuple à l’existence des anges, croyance vraie, qui est la seconde après la croyance à l’existence de Dieu, ainsi que le principe de la prophétie et de la Loi, et la négation de l’idolâtrie, comme nous l’avons exposé. S’il n’y avait eu qu’une seule figure, je veux dire la figure d’un seul chérubin, elle aurait pu donner lieu à l’erreur et on aurait pu croire que c’était une figure sous laquelle on adorait Dieu, comme faisaient les idolâtres, ou bien aussi qu’il n’y avait qu’un seul individu ange, ce qui aurait conduit à une espèce de dualisme. Mais, comme on fit deux chérubins, à côté de la déclaration expresse que l’Éternel notre Dieu est un (Deutér., 6, 4), on confirmait par là la croyance à l’existence des anges, et on établissait qu’ils étaient plusieurs. On ne risquait donc pas de se tromper et de les prendre pour Dieu, puisque Dieu est un et que c’est lui qui a créé cette pluralité (des Intelligences).
Au devant était placé le chandelier en signe d’honneur et de respect pour le temple; car ce temple, toujours éclairé par des lampes et séparé (du Saint des Saints) par un voile, devait fortement impressionner l’âme. Tu sais quelle importance la Loi attache à ce qu’on soit pénétré de la grandeur du sanctuaire et du respect qui lui est dû, afin qu’en le contemplant l’homme ait le sentiment de sa faiblesse et devienne humble. Il est dit: Vous serez pénétrés de respect pour mon sanctuaire (Lévit., 19, 30); et, pour donner plus de force à cette recommandation, on l’a jointe à celle de l’observance du sabbat.
— L’autel des parfums, l’autel des holocaustes et leurs ustensiles étaient d’une nécessité évidente. Quant à la table et au pain qui devait y être continuellement exposé, je n’en connais pas la raison, et jusqu’à ce moment je n’ai rien trouvé à quoi je puisse attribuer cet usage.
Quant à la défense de tailler les pierres de l’autel, tu sais la raison que les docteurs en ont donnée: «Il ne convient pas, disent-ils, que ce qui abrège la vie soit porté sur ce qui la prolonge.» Cela est bon selon la manière des draschôth, comme nous l’avons dit; mais cette défense a une autre raison manifeste. C’est que les idolâtres construisaient les autels avec des pierres polies; on a donc défendu de faire comme eux, et, pour éviter cette imitation, on a ordonné de faire l’autel en terre, comme il est dit: Tu me feras un autel de terre (Exode, 20, 21). Cependant, s’il devenait indispensable de le faire en pierre, ces pierres devront du moins avoir leur forme naturelle et ne pas être polies. C’est ainsi qu’on a défendu aussi d’ériger des pierres ornées de figures et de planter des arbres près de l’autel. Tout cela a un seul et même but, à savoir que nous n’adorions pas Dieu sous les formes individuelles des cultes qu’ils (les païens) rendaient à leurs divinités, et cela a été défendu d’une manière générale en ces termes: Comment ces peuples adorent-ils leurs dieux? Je veux en faire autant (Deuter., XII, 30), ce qui veut dire qu’on ne doit pas en agir ainsi à l’égard de Dieu, par la raison énoncée ensuite: Tout ce qui est en abomination à l’Éternel, tout ce qu’il hait, ils l’ont fait à leurs dieux (ibid., v. 31).
Tu sais aussi combien était répandu dans ces temps-là le culte de Pe’ôr, qu’on célébrait en se découvrant les parties honteuses. C’est pourquoi il fut ordonné aux prêtres de se faire des caleçons pour couvrir leur nudité (Exode, 28, 42) pendant l’office, et néanmoins ils ne devaient pas monter à l’autel par des gradins (comme il est dit): afin que la nudité ne soit pas découverte (Exode, 20, 23).
Le temple devait toujours être gardé, et on devait faire la ronde à l’entour pour l’honorer et le faire respecter, et afin qu’il ne fût pas envahi par les profanes, les impurs et ceux qui sont dans un état de malpropreté, comme on l’exposera. Ce qui, entre autres choses, devait contribuer à glorifier le sanctuaire et à le faire honorer de manière à lui assurer notre respect, c’était d’en défendre l’entrée aux hommes ivres, aux impurs et aux hommes mal soignés, c’est-à-dire ayant les cheveux en désordre et les vêtements déchirés, et de tenir à ce que tout desservant se sanctifiât les mains et les pieds.
C’est encore pour honorer le temple qu’on a prescrit d’honorer ses desservants; on a désigné particulièrement (pour le service) les prêtres et les lévites, et on a donné aux prêtres un costume splendide, très-beau et très-élégant: des vêtements sacrés en signe d’honneur et de magnificence. On ne devait point admettre au service celui qui avait un défaut corporel, et ici il ne s’agit pas seulement de celui qui était affligé d’une infirmité, mais les difformités aussi rendaient les prêtres impropres (au service), comme il a été exposé dans l’explication traditionnelle de ce commandement; car le vulgaire n’apprécie pas l’homme par ce qui est sa forme véritable, mais par la perfection de ses membres et la beauté de ses vêtements. Tout cela a pour but de faire honorer et respecter le temple par tout le monde.
— Quant au lévite, qui n’était pas chargé d’offrir les sacrifices et qui n’était point censé implorer le pardon pour les péchés, — comme cela est dit des prêtres: Il fera propitiation pour lui, ou pour elle (Lévitique, IV, 26; XII, 8, et passim), — mais qui n’avait d’autre fonction que de réciter les cantiques, il ne devenait impropre au service qu’en perdant la voix. En effet, ce que le chant a pour but, c’est de faire que les paroles exercent une plus profonde impression sur les âmes; or, l’âme n’est impressionnée que par les mélodies douces, avec accompagnement d’instruments de musique, comme cela avait toujours lieu dans le sanctuaire.
— Même aux prêtres aptes au service, qui se tenaient dans le sanctuaire, il n’était pas permis de s’y asseoir, ni d’entrer à tout moment dans l’intérieur du temple, ni d’entrer jamais dans le Saint des Saints, à l’exception du grand prêtre (qui pouvait y entrer au jour des expiations quatre fois, pas plus; et tout cela par respect pour le sanctuaire.
Puisque, dans ce lieu saint, on égorgeait chaque jour beaucoup d’animaux, qu’on y découpait et brûlait des chairs, et qu’on y lavait les intestins, il est certain que, si on l’avait laissé dans cet état, il aurait exhalé une odeur pareille à celle des boucheries. C’est pourquoi il a été ordonné d’y brûler des parfums deux fois par jour, le matin et l’après-midi, pour y répandre une bonne odeur et pour parfumer les vêtements de tous ceux qui y faisaient le service. Tu sais ce que disent les docteurs: «A partir de Jéricho on sentait l’odeur des parfums.» Cela servait également à entretenir le respect du sanctuaire. Mais si celui-ci n’avait pas eu une bonne odeur, et à plus forte raison si le contraire avait eu lieu, il en serait résulté le contraire du respect; car l’âme s’épanouit aux bonnes odeurs et s’y trouve attirée, tandis qu’elle se ferme aux mauvaises odeurs et les fuit.
— Quant à l’huile d’onction, elle avait un double avantage: (d’une part) elle donnait une bonne odeur à la chose qui en était imprégnée, et (d’autre part) elle inspirait le respect pour cette chose ointe, la sanctifiait et la distinguait des autres choses de la même espèce, n’importe que ce fût un individu humain, ou un vêtement, ou un vase. Tout cela devait conduire au respect du temple, qui, à son tour, devait inspirer la crainte de Dieu; car, en y entrant, on était impressionné, et les cœurs durs s’adoucissaient et s’amollissaient. Et c’est pour les amollir et les rendre humbles que Dieu, par ses décrets lointains, a usé de toute cette sagesse prévoyante, afin que, par la fréquentation du temple, ils devinssent accessibles aux préceptes divins, qui nous servent de guides, et parvinssent à la crainte de Dieu, comme il est dit clairement dans le texte du Pentateuque: Tu consommeras devant l’Éternel ton Dieu, à l’endroit qu’il choisira pour y faire résider son nom, la dîme de ton blé, de ton vin nouveau, de ton huile nouvelle, des premiers-nés de ton gros et de ton menu bétail, afin que tu apprennes à craindre toujours l’Éternel ton Dieu (Deutér., 14, 23). Tu comprendras maintenant quel était le but qu’on avait en vue en prescrivant toutes ces choses. — La raison pourquoi il était défendu d’imiter l’huile d’onction et les parfums est très-claire: c’était, d’une part, afin que cette odeur ne fût sentie que dans ce lieu saint et que l’impression en fût d’autant plus grande, et, d’autre part, afin qu’on ne pût croire que tous ceux qui étaient oints de cette huile ou d’une huile semblable fussent des hommes de distinction, ce qui aurait pu donner lieu à de graves inconvénients et à des querelles.
S’il a été ordonné de transporter l’arche sur les épaules, et non sur des chariots, il est clair que c’était pour lui témoigner du respect; on ne devait rien altérer dans sa forme, et on ne devait même pas sortir les barres des anneaux. De même on ne devait point altérer la forme de l’Éphôd et du pectoral, ni même les écarter l’un de l’autre. Tous les vêtements des prêtres devaient être tissés d’une pièce, sans être ni taillés ni coupés, afin que la forme du tissu ne fût point altérée.
— Il était interdit aussi à chacun des serviteurs du sanctuaire de se charger des fonctions des autres; car lorsque les fonctions sont confiées à plusieurs personnes, sans que l’on assigne à chacune une fonction particulière, il arrive que tous les négligent et se relâchent.
— Il est évident aussi que cette gradation qu’on a établie pour les différents lieux (du sanctuaire), en prescrivant des dispositions particulières pour la montagne du temple, pour le ’hêl ou boulevard, pour la cour des femmes, pour le parvis, et ainsi de suite jusqu’au Saint des Saints, que tout cela (dis-je) avait pour but de rendre au temple un plus grand hommage et d’inspirer un plus grand respect à tous ceux qui l’abordaient.
Et maintenant nous avons motivé tous les commandements particuliers qui entrent dans cette classe.
Chapter 46
Les commandements que renferme la onzième classe sont ceux que nous avons énumérés dans le reste du livre ’Abôdâ (du culte) et dans le livre Korbanôth (des sacrifices). Nous avons déjà parlé de leur utilité en général, et maintenant nous entreprendrons d’en indiquer les raisons en détail, autant que nous avons cru les comprendre. Voici donc ce que nous disons.
On lit dans le texte du Pentateuque, selon l’explication d’Onkelos, que les anciens Égyptiens adoraient la constellation du Bélier; c’est pourquoi il était interdit chez eux d’immoler les brebis, et ils avaient en abomination les bergers, comme il est dit: C’est l’objet du culte des Égyptiens que nous immolerons, etc. (Exode, 8, 22); Car les Êgyptiens ont en abomination tout pasteur de brebis (Genèse, 46, 34). De même certaines sectes des Sabiens qui adoraient les démons croyaient que ceux-ci prenaient la forme de boucs; c’est pourquoi ils donnaient aux démons le nom de boucs. Cette opinion était très-répandue du temps de Moïse, notre maître: et afin qu’ils n’offrent plus leurs sacrifices aux boucs (Lévit., 17, 7); c’est pourquoi ces sectes aussi s’abstenaient de manger des boucs. Quant à l’immolation des bœufs, elle était en abomination à presque tous les idolâtres, et tous tenaient cette espèce en grand honneur. C’est pourquoi tu trouveras que les Indous jusqu’à notre temps n’immolent jamais l’espèce bovine, même dans les pays où ils immolent d’autres espèces d’animaux. C’est donc pour effacer les traces de ces opinions malsaines qu’il nous a été prescrit de sacrifier particulièrement ces trois espèces de quadrupèdes: des bœufs ou du menu bétail vous offrirez votre sacrifice (Lévit., 1, 2), afin qu’on s’approchât de Dieu par cet acte même qu’ils considéraient comme le plus grand crime et qu’on cherchât dans cet acte le pardon des péchés. C’est ainsi qu’on cherchait à guérir les idées corrompues, qui sont les maladies de l’âme humaine, au moyen de l’extrême opposé.
Ce fut précisément dans le même but qu’on nous ordonna d’immoler l’agneau pascal, et, en Egypte, d’asperger de son sang le dehors des portes, afin que nous fussions affranchis de ces opinions, et qu’en publiant le contraire nous fissions partager (aux Egyptiens) la croyance que l’acte qu’ils considéraient comme pouvant causer la mort était au contraire ce qui sauvait de la mort: Et l’Éternel passera devant la porte et ne permettra pas au destructeur d’entrer dans vos maisons pour frapper (Exode, 12, 23), en récompense de ce qu’ils avaient publiquement exercé leur culte et repoussé les absurdités professées par des idolâtres.
— Telle est donc la raison pour laquelle ces trois espèces ont été particulièrement choisies pour les sacrifices. En outre, ces espèces sont des animaux domestiques qui existent en grand nombre; les idolâtres au contraire sacrifiaient des lions, des ours et d’autres bêtes sauvages, comme on le dit dans le livre Tomtom.
Comme la plupart des gens n’ont pas les moyens d’offrir un quadrupède, on a prescrit d’offrir aussi comme sacrifice les oiseaux les plus fréquents en Syrie, les meilleurs et les plus faciles à prendre: ce sont les tourterelles et les jeunes colombes. Celui qui n’était pas en état d’offrir même un oiseau pouvait offrir de la pâtisserie cuite d’une des différentes manières de cuire connues dans ces temps-là, soit au four, soit sur la plaque, soit dans une poêle; celui qui avait de la difficulté à offrir de la pâtisserie pouvait offrir de la fleur de farine. Toutes ces prescriptions s’adressaient à ceux qui avaient la volonté (d’offrir des sacrifices). — Ensuite il est dit expressément que, si nous ne pratiquions point ce genre de culte, je veux dire celui des sacrifices, nous ne serions par là entachés d’aucun péché: Si tu t’abstiens de faire des vœux, il n’y aura en toi aucun péché (Deutér., 23, 23).
Puisque les idolâtres n’offraient le pain que fermenté, qu’ils offraient fréquemment des choses douces et mêlaient du miel dans leurs offrandes,—ainsi qu’on le voit souvent dans les livres dont je t’ai parlé, — et que dans aucune de leurs offrandes on ne se servait du sel, Dieu, d’une part, défendit d’offrir aucune espèce de levain ou de miel (Lévit., 2, 11), et, d’autre part, il ordonna d’offrir toujours du sel: Avec toutes tes offrandes, tu présenteras du sel (ibid., v. 13).
Tous les sacrifices devaient être sans défaut et dans le meilleur état, afin qu’on n’arrivât pas à dédaigner le sacrifice et à mépriser ce qui devait être offert à la Divinité, comme il est dit: Présente-le donc à ton prince, t’agréera-t-il ou t’accueillera-t-il bien? (Malachie, I, 8.) C’est aussi pour la même raison qu’on a défendu d’offrir en sacrifice l’animal qui n’a pas encore sept jours accomplis, parce que son espèce n’est pas encore parfaitement dessinée et qu’on le trouve repoussant; il est en effet semblable à un avorton. C’est encore pour la même raison qu’il est défendu d’offrir le cadeau fait à une prostituée et le prix d’un chien, à cause de la turpitude de ces deux choses. Pour la même raison encore, on offrait les tourterelles grandies et les colombes jeunes les unes et les autres étant les meilleures, car les colombes grandies n’ont pas de saveur. Pour la même raison enfin, les offrandes devaient être pétries avec de l’huile et composées de fleur de farine, car c’est là ce qu’il y a de plus parfait et de plus doux. L’encens (qu’on y mettait) a été choisi à cause de la bonne odeur que sa fumée répandait dans des lieux où il y avait une odeur de viande brûlée.
C’est encore par respect pour le sacrifice, et afin qu’on ne le regardât pas avec aversion et dégoût, qu’il a été prescrit de dépouiller l’holocauste et de laver les intestins et les extrémités, quoiqu’on les brûlât en totalité. Tu trouveras que c’est là une chose dont on se préoccupait toujours et dont on voulait se préserver: Car vous dites: la table de l’Éternel est souillée et (on la flétrit) en disant sa nourriture est méprisable (Malachie, 1, 12). Pour la même raison aussi, un homme incirconcis ou impur ne peut pas manger du sacrifice; celui-ci ne peut être mangé lorsqu’il a été rendu impur, ni après le délai prescrit, ni lorsqu’il a été profané par la pensée, et il faut le manger dans un lieu déterminé. L’holocauste, qui appartient entièrement à Dieu, ne peut être mangé en aucune façon; ce qui est offert en expiation d’une faute, à savoir le sacrifice de péché et le sacrifice de délit, doit être mangé dans le parvis, et seulement le jour même de l’immolation et la nuit suivante. Les sacrifices pacifiques, qui sont d’un degré inférieur et d’une sainteté moindre, doivent être mangés dans toute la ville de Jérusalem seulement et peuvent l’être encore le lendemain (de l’immolation), pas plus tard; car après ce délai, ils se gâtent et se corrompent.
C’est encore pour nous faire respecter le sacrifice et tout ce qui a été consacré au nom de Dieu, que la loi déclare coupable quiconque aura tiré une jouissance des choses saintes; il devra offrir un sacrifice expiatoire et payer un cinquième en sus, lors même qu’il aurait commis le péché par inadvertance.
De même, il était défendu de travailler avec des animaux sacrés ou de les tondre; tout cela, par respect pour les sacrifices. La loi relative à la permutation (des animaux) a été donnée par manière de précaution; car, s’il avait été permis de substituer un bon animal à un mauvais, on aurait aussi substitué un mauvais à un bon en prétendant qu’il était meilleur. La loi a donc prononcé que: tant (la bête) elle-même que celle qui aurait été mise en sa place serait sainte (Lévitique, XXVII, 10 et 33). — S’il a été prescrit que celui qui voudra racheter une des choses qu’il aura consacrées doit ajouter un cinquième de la valeur, la raison en est évidente. En effet, (comme le dit le proverbe) «le plus proche parent de l’homme, c’est lui-même»; étant donc toujours enclin par sa nature à être avare de son argent, il ne s’enquerra pas du prix de la chose consacrée et ne la soumettra pas à une estimation rigoureuse, afin d’en bien faire constater le prix. C’est pourquoi on s’est garanti contre lui en exigeant une augmentation, afin que l’objet consacré pût se vendre à un autre, pour le prix qu’il vaut; tout cela, afin de préserver du mépris ce qui a été consacré à Dieu et ce qui doit servir à nous obtenir sa faveur.
La raison pourquoi l’offrande du prêtre devait être brûlée, c’est que chaque prêtre devait présenter son offrande de sa propre main; si donc il avait mangé lui-même l’offrande présentée par lui, c’eût été comme s’il n’avait absolument rien offert. En effet, de toute offrande d’un particulier, on n’offrait sur l’autel que l’encens et une poignée (de farine). Si donc, non content de l’exiguïté de ce sacrifice, celui qui l’offrait avait pu encore le manger, il n’y aurait même pas eu une apparence de culte; c’est pourquoi cette offrande devait être brûlée.
Les dispositions qui concernent particulièrement l’agneau pascal, à savoir qu’on ne doit le manger que rôti au feu, dans une même maison et sans en rompre un seul os (Exode, 12, 8 et 46), ont toutes une raison évidente. En effet, de même que le pain azyme est motivé par la précipitation, de même le rôti avait pour motif la précipitation; car on n’avait pas le temps de faire différents plats et d’apprêter des mets. On aurait même craint de s’arrêter à rompre les os et à en prendre le contenu; car, pour résumer tout cela, il est dit: et vous le mangerez avec précipitation (ibid., v. 12). Or, dans la précipitation, on ne saurait s’arrêter à en rompre les os, ni à en envoyer d’une maison à une autre et à attendre le retour du messager; car toutes ces actions dénotent la négligence et le retard, tandis qu’on avait pour but de se garantir par la hâte et la précipitation, afin que personne ne fût en retard et ne manquât l’occasion de partir avec la foule, de sorte qu’on aurait pu lui faire du mal en le surprenant. Ces usages se sont ensuite perpétués en commémoration de l’événement, comme il est dit: Tu observeras cette institution au temps fixé, d’année en année (ibid., XIII, 10). S’il a été dit que «l’agneau pascal ne pourrait être mangé que par ceux qui auraient été comptés pour y participer», c’était pour inculquer le devoir de l’acheter, et afin que personne ne comptât sur un parent, sur un ami, ou sur le premier venu qui aurait pu le lui offrir, de sorte qu’il n’en eût pas pris soin d’avance. Quant à la défense d’en donner à manger aux incirconcis, les docteurs déjà l’ont expliquée, en disant que les Hébreux, pendant leur long séjour en Égypte, avaient négligé le commandement de la circoncision, afin de s’assimiler aux Égyptiens. Lors donc que l’agneau pascal fut ordonné et qu’on y mit pour condition que personne ne l’immolerait qu’après avoir pratiqué la circoncision sur lui, sur ses enfants et sur les gens de sa maison, et qu’alors seulement il pourrait s’approcher pour le faire (ibid., XII, 48), ils se firent tous circoncire. La multitude des circoncis, disent-ils, fit que le sang de la circoncision se mêla au sang de l’agneau pascal, et c’est à cela que le prophète fait allusion en disant: trempée dans ton sang (Ézéchiel, XVI, 6), à savoir le sang de l’agneau pascal et celui de la circoncision.
Il faut savoir que les Sabiens considéraient le sang comme une chose très-impure, et, malgré cela, ils le mangeaient, parce qu’ils croyaient que c’était la nourriture des démons, et que, si quelqu’un en mangeait, il fraternisait par là avec ces malins esprits qui venaient auprèsde lui et lui faisaient connaître les choses futures, comme se l’imagine le vulgaire à l’égard des démons. Il y avait cependant des gens à qui il paraissait dur de manger du sang, car c’est une chose qui répugne à la nature humaine. Ceux-là donc, ayant égorgé un animal, en recueillaient le sang dans un vase ou dans une fosse, et mangeaient la chair de cet animal auprès du sang; ils s’imaginaient, en faisant cela, que les démons mangeaient ce sang, qui était leur nourriture, pendant qu’eux-mêmes ils mangeaient la chair, et que, par là, la fraternisation pouvait être obtenue, puisqu’ils mangeaient tous à la même table et dans la même réunion. Selon leur opinion, les démons devaient alors leur apparaître dans un songe, leur faire connaître les choses cachées et leur rendre des services. C’étaient là des opinions suivies dans ces temps, acceptées avec empressement et généralement répandues, et dont la vérité était hors de doute aux yeux du vulgaire. La loi parfaite entreprit de faire cesser chez ceux qui la reconnaissent ces maladies enracinées, en défendant de manger du sang; elle insista sur cette défense autant que sur celle de l’idolâtrie; Dieu a dit: Je mettrai mon regard (ma colère) contre la personne qui mangera le sang (Lévitique, XVII, 6), de même qu’il a dit, au sujet de celui qui donne de sa postérité à Moloch: Je mettrai mon regard contre cette personne (ibid., XX, 6). Il n’existe pas de troisième commandement au sujet duquel on s’exprime de cette manière, qui n’est employée qu’à l’égard de ceux qui se livrent à l’idolâtrie ou qui mangent du sang; car en mangeant de ce dernier, on est conduit à une espèce d’idolâtrie, qui est le culte des démons. Cependant, elle (la Loi) déclara pur le sang et en fit un moyen de purification pour celui qui en subirait le contact: Tu en feras aspersion sur Aaron et sur ses vêtements, etc., et il se trouvera consacré lui et ses vêtements (Exode, 29, 21). Elle ordonna d’en faire aspersion sur l’autel, et fit consister toute la cérémonie à l’y répandre, non à le rassembler: Et moi, est-il dit, je vous l’ai fait mettre sur l’autel pour faire propitiation, etc. (Lévit., 17, 11); on le répandait là, comme il est dit: Et il répandra tout le sang (ibid., IV, 18), et ailleurs: Le sang de tes sacrifices sera répandu sur l’autel de l’Éternel ton Dieu (Deutér., 12, 27). Enfin on ordonna même de répandre le sang de tout animal qu’on égorgerait, sans que ce fût un sacrifice, comme il est dit: Tu le répandras par terre comme de l’eau (ibid., XII, 16 et 24; XV, 23). Ensuite, on défendit de s’assembler autour du sang et d’y manger, comme il est dit: Vous ne mangerez pas auprès du sang (Lévit., 19, 26). Comme ils persistèrent à pécher et à suivre la coutume bien connue dans laquelle ils avaient été élevés, de fraterniser avec les démons en mangeant autour du sang, Dieu leur défendit absolument de manger dans le désert de la viande de désir, mais voulut que tout (animal destiné à la consommation) fût offert en sacrifice pacifique, en nous déclarant que la raison en était que le sang fût répandu sur l’autel et qu’on ne s’assemblât pas autour; il dit donc: Afin que les enfants d’Israël amènent, etc., et qu’ils n’offrent plus leurs sacrifices aux boucs, ou démons (ibid., XVII, 5 et 7). Mais il restait encore (à prescrire une règle de conduite) concernant la bête sauvage et la volaille, car la bête sauvage ne pouvait jamais servir de sacrifice et la volaille ne pouvait être offerte en sacrifice pacifique; Dieu prescrivit donc, à la suite de cela, que, lorsqu’on aurait égorgé une bête sauvage ou une volaille quelconque dont il est permis de manger la chair, on en couvrît le sang avec de la poussière, afin qu’on ne s’assemblât pas pour manger autour du sang. C’est ainsi qu’on atteignit complètement le but de rompre la fraternité entre ceux qui étaient réellement possédés et leurs démons.
— Il faut savoir que cette croyance était à peu près contemporaine de Moïse, notre maître, qu’elle était trèssuivie et qu’elle égarait les hommes. Tu trouves cela textuellement dans le cantique HAAZINOU: Ils sacrifient aux démons qui ne sont pas Dieu, à des dieux qu’ils n’avaient point connus, etc. (Deutér., 32, 17). Les docteurs ont ainsi expliqué le sens des mots qui ne sont pas Dieu: non contents, disent-ils, d’adorer des êtres réels, ils adorent même des êtres imaginaires. Voici comment on s’exprime dans le Siphri: «Il ne leur suffit pas d’adorer le soleil, la lune, les planètes et les constellations, mais ils en adorent même les reflets (בבואה).» Le mot בבואה est le nom de l’ombre (ou du reflet).
— Je reviens maintenant à notre sujet. Il faut savoir que la viande de désir était défendue dans le désert seulement; car c’était une de ces opinions répandues alors que les démons habitaient les déserts et que là ils parlaient et apparaissaient, mais que dans les villes et les lieux habités ils ne se montraient pas, de sorte que ceux d’entre les habitants des villes qui voulaient pratiquer une de ces folies sortaient de la ville et se rendaient dans les lieux déserts et isolés. C’est pourquoi la viande de désir fut permise (aux Hébreux) après leur entrée dans le pays (de Canaan). D’ailleurs, cette maladie dut alors perdre de sa force et les partisans de ces opinions durent diminuer. En outre, c’eût été très-difficile et presque impossible que tous ceux qui voulaient manger de la viande d’un animal (domestique) se rendissent à Jérusalem. Par toutes ces raisons, la viande de désir n’avait été défendue qu’au désert.
Ce qu’il faut savoir encore, c’est que plus un péché est grave, et plus le sacrifice qu’il exige diminue de valeur quant à son espèce. C’est pourquoi le péché d’idolâtrie commis par inadvertance demande particulièrement une chèvre, et les autres péchés d’un particulier exigent une brebis ou une chèvre; car dans toute espèce, la femelle vaut moins que le mâle, et il n’y a pas de péché plus grand que l’idolâtrie, ni d’espèce au-dessous de la chèvre. A cause du rang distingué qu’occupe le roi, le sacrifice que celui-ci offre pour un péché d’inadvertance est un bouc; quant au grand prêtre et à la communauté, leur péché d’inadvertance ne consistant pas en un simple acte (personnel), mais en une décision légale, on a distingué leur sacrifice en leur prescrivant d’offrir des taureaux, et, pour le péché d’idolâtrie, des boucs. — Comme les péchés pour lesquels on offrait un ascham (sacrifice de délit) sont moins graves que ceux pour lesquels on offrait un ’hattâth (sacrifice de péché), le sacrifice ascham était un bélier ou un jeune agneau; on a donc choisi une espèce et un sexe plus distingués, et on a voulu que ce fût un mâle d’entre les brebis. Ne vois-tu pas que, pour l’holocauste aussi, qui appartient entièrement à Dieu, on a choisi un sexe plus distingué et qu’il ne peut être qu’un mâle? C’est encore par le même principe que l’offrande du pécheur et celle de la femme infidèle également soupçonnée d’un péché étaient privées d’embellissement et de bonne odeur, et on ne devait mettre avec ces offrandes ni huile ni encens. On y a supprimé cet embellissement, parce que la personne qui l’offre n’a pas eu une conduite bien belle; et, comme si elle avait eu un mouvement de repentir, on lui disait en quelque sorte: A cause de tes mauvaises actions, ton offrande sera dans un état inférieur. Quant à la femme infidèle, dont l’action est plus honteuse qu’un péché d’inadvertance, son offrande est d’une matière inférieure; car elle se compose de farine d’orge. Ces particularités qu’on vient de parcourir ont une signification très-remarquable.
Les docteurs disent que la raison pourquoi, au huitième jour de l’installation (des prêtres), on offrait un jeune veau comme sacrifice de péché (Lévit., 9, 2), c’était de faire expiation du veau d’or, et que de même le sacrifice de péché du jour des expiations était un jeune taureau pour le péché (ibid., XVI, 3), pour faire expiation du veau d’or. Conformément à l’idée qu’ils ont exprimée, il me semble que la raison pourquoi tous les sacrifices de péché, tant pour le particulier que pour la communauté, étaient des boucs, — je veux parler des boucs offerts aux fêtes, aux néoménies et au jour des expiations, ainsi que des boucs offerts pour le péché d’idolâtrie, — la raison en est, dis-je, que leur principal péché alors était d’offrir des sacrifices aux boucs (démons), comme le dit expressément le texte de l’Écriture: et afin qu’ils n’offrent plus leurs sacrifices aux boucs (démons) vers lesquels ils se laissent entraîner (Lévit., 17, 7). Quant aux docteurs, ils pensent que la raison pourquoi l’expiation des péchés de la communauté se faisait constamment par le sacrifice des boucs, c’était que le bouc se rattache au péché que toute la communauté d’Israël avait commis jadis. Ils font allusion à la vente de Joseph le juste, dans l’histoire duquel il est dit: Ils égorgèrent un bouc, etc. (Genèse, 37, 31). Il ne faut point considérer cette raison comme faible; car ce que toutes ses actions ont pour but, c’est que chaque pécheur soit convaincu qu’il doit toujours se souvenir de son péché et le confesser, comme il est dit: Et mon péché est continuellement devant moi (Ps. 51, 5), et qu’il doit chercher, lui et sa postérité, à obtenir le pardon de ce péché par un acte religieux de la même espèce que le péché lui-même. Voici ce que je veux dire: S’il a péché dans une affaire d’argent, l’acte réparateur doit consister aussi en un sacrifice d’argent; s’il a péché par des jouissances corporelles, il doit s’imposer un acte religieux qui fatigue et afflige son corps, en jeûnant et en veillant la nuit; s’il a commis un péché moral, il doit le réparer par un acte moral opposé, comme nous l’avons exposé dans le traité Déôth (des mœurs) et ailleurs. Enfin, s’il a commis une faute spéculative, c’est-à-dire si, par son incapacité ou sa négligence à se livrer à la recherche et à la spéculation, il a admis une idée fausse, il doit la combattre, en la banissant de son esprit et en empêchant celui-ci de penser à rien de mondain, pour ne s’occuper que des choses de l’intelligence et de l’examen sérieux des choses qu’il faut croire. C’est à peu près dans ce sens qu’il a été dit: Si mon cœur a été secrètement séduit, ma main s’est appliquée sur ma bouche (Job, 31, 27), ce qui est une expression allégorique signifiant qu’on doit s’abstenir et s’arrêter devant ce qui est obscur, comme nous l’avons exposé dans le premier livre de ce traité. Ainsi, tu vois que lorsque Aaron eut failli en faisant le veau d’or, il lui fut imposé, à lui et à tous ceux de sa race qui devaient le remplacer, d’offrir un taureau et un jeune veau. De même, là où le péché est rais en rapport avec un bouc, l’acte religieux s’accomplissait au moyen d’un bouc. Si l’âme est bien pénétrée de ces idées, l’homme sera conduit par là à avoir en horreur le péché et à s’en éloigner, afin de ne pas être obligé, en y tombant, de se soumettre à une expiation longue et pénible; parfois même l’expiation ne pourra être accomplie, de sorte que l’homme évitera d’avance le péché et le fuira, ce qui évidemment est d’une grande utilité. Il faut te bien pénétrer de ce sujet.
Je crois devoir appeler ici ton attention sur une chose trèsremarquable, bien qu’elle puisse paraître étrangère au but de ce traité. Le bouc offert aux néoménies est seul appelé sacrifice de péché A L’ÉTERNEL (Nombres, 28, 15), expression qui n’est employée ni pour aucun des boucs offerts aux fêtes, ni pour les autres sacrifices de péché, ce dont la raison, selon moi, est très-claire: c’est que les sacrifices que la communauté offrait à certaines époques, c’est-à-dire les sacrifices additionnels (des fêtes), étaient tous des holocaustes, et il y avait chaque jour un bouc comme sacrifice de péché. Ce bouc était mangé, tandis que les holocaustes étaient entièrement brûlés; c’est pourquoi on les appelle expressément sacrifice igné A L’ÉTERNEL, tandis qu’on ne dit jamais ni sacrifice de péché A L’ÉTERNEL, ni sacrifice pacifique A L’ÉTERNEL, parce que ces sacrifices étaient mangés. Même les sacrifices de péché qui étaient brûlés ne pouvaient être appelés sacrifices ignés à l’Éternel, ce dont j’expliquerai la raison dans ce chapitre. On ne pouvait donc pas (à plus forte raison) appeler les boucs (des fêtes) sacrifices de péché à l’Éternel, car on en mangeait, et on ne les brûlait pas en entier. Mais, comme on pouvait craindre qu’on ne considérât le bouc des néoménies comme un sacrifice offert à la lune, à l’exemple des Égyptiens, qui offraient des sacrifices à la lune aux commencements des mois, il est dit expressément en parlant de ce bouc qu’il est consacré à Dieu, et non à la lune. On ne pouvait avoir cette crainte au sujet des boucs offerts aux fêtes et aux autres jours solennels, car ces jours n’étaient ni des commencements de mois, ni signalés par aucun phénomène de la nature, mais avaient été institués par les décrets de la Loi. Au contraire, les commencements des mois lunaires ne furent pas institués par la Loi; mais les peuples offraient ces jours-là des sacrifices à la lune, de même qu’ils en offraient au soleil quand il se levait et quand il entrait dans certains degrés (de l’écliptique), comme on le sait par ces livres (des Sabiens). C’est pourquoi on emploie, en parlant de ce bouc (des néoménies), une expression particulière, en disant à l’Éternel, afin de détruire les erreurs qui étaient enracinées dans les cœurs gravement malades (des Israélites). Pénètre-toi bien de cette idée remarquable.
Il faut savoir aussi que tout sacrifice de péché, par lequel on croit expier de grands péchés, ou même un seul péché, comme, par exemple, le sacrifice pour le péché d’ignorance et d’autres semblables, est brûlé en entier, hors de l’enceinte, et non sur l’autel; car on ne brûlait sur l’autel que l’holocauste et ce qui lui ressemble, et c’est pour cela qu’il est appelé autel de l’holocauste (Exode, 30, 28 et passim). En effet, l’holocauste brûlé était (considéré comme) une odeur agréable à Dieu, et de même toute Azcarâ offrait une odeur agréable à Dieu. Il devait indubitablement en être ainsi, puisque cette cérémonie devait détruire les croyances idolâtres, comme nous l’avons exposé. Mais l’usage de brûler ces sacrifices de péché (dont nous avons parlé) ne signifie autre chose, si ce n’est que la trace de tel péché était effacée et avait disparu comme ce corps qui venait d’être brûlé, et qu’il ne restait pas de trace de cette action, de même qu’il ne restait pas de trace de ce sacrifice de péché qui avait été détruit par les flammes. Par conséquent, celui-ci, quand on le brûlait, ne pouvait offrir une odeur agréable à Dieu; mais, au contraire, c’était une fumée que Dieu devait détester et abhorrer; c’est pourquoi il était entièrement brûlé hors de l’enceinte. Ne vois-tu pas qu’au sujet de l’offrande de la femme adultère, on dit que c’est une offrande de rappel pour rappeler l’iniquité (Nombres, 5, 15), et non pas que ce soit une chose favorablement accueillie?
Le bouc émissaire étant destiné à l’expiation totale de grands péchés, de sorte qu’il n’existe aucun sacrifice public de péché qui en fasse expier autant que lui et qu’il emporte en quelque sorte tous les péchés, on ne devait point l’égorger, ni le brûler, ni l’offrir en sacrifice; mais on devait l’éloigner autant que possible et le lancer dans une terre dite GUEZÉRA (Lévit., 16, 22), c’est-à-dire écartée des habitations. Il est indubitable pour tout le monde que les péchés ne sont point des corps qui puissent se transporter du dos d’un individu sur celui d’un autre. Mais tous ces actes ne sont que des symboles destinés à faire impression sur l’âme, afin que cette impression mène à la pénitence; on veut dire: nous sommes débarrassés du fardeau de toutes nos actions précédentes, que nous avons jetées derrière nous et lancées à une grande distance.
Quant à l’offrande de vin, elle m’a laissé jusqu’à présent dans la perplexité. Comment se fait-il qu’on ait ordonné de faire cette offrande que présentaient aussi les idolâtres; je n’ai point su m’en rendre compte; mais un autre en a donné la raison que voici: La faculté d’appétition, qui a sa source dans le foie, ne trouve rien de meilleur que la viande; la faculté vitale, qui a sa source dans le cœur, ne trouve rien de meilleur que le vin; de même, la faculté qui a sa source dans le cerveau, c’est-à-dire la faculté psychique, jouit des chants accompagnés d’instruments. C’est pourquoi chaque faculté cherche à s’approcher de Dieu au moyen de la chose qu’elle aime le plus, de sorte qu’on offre (à Dieu) de la viande, du vin et des sons, c’est-à-dire des chants.
Le pèlerinage a une utilité notoire; ce qui lui sert de motif, c’est que cette réunion et l’impression qu’elle produit ont pour résultat un nouveau zèle pour la loi et la fraternité qui s’établit entre les hommes. Il en est ainsi surtout du commandement d’assembler le peuple, dont la raison est clairement indiquée: afin qu’ils écoutent, etc. L’argent qu’on donnait pour la seconde dîme était destiné à être dépensé là, comme nous l’avons exposé. Il en était de même du fruit de la quatrième année et de la dîme des bestiaux. Ainsi donc, on y avait la viande de la dîme, le vin de la quatrième année et l’argent de la seconde dîme, de sorte que les comestibles y étaient abondants; car il n’était permis de rien vendre de tout cela, ni de l’ajourner d’une époque à une autre; mais, comme a dit Dieu: Chaque année (Deutér., 14, 22). On s’en servira donc nécessairement pour en faire l’aumône, et, en effet, on recommande énergiquement de faire l’aumône pendant les fêtes en disant: Tu te réjouiras en ta fête, toi, ton fils, ta fille, etc., ainsi que l’étranger, l’orphelin et la veuve (ibid., XVI, 14). Maintenant, nous avons parcouru les commandements particuliers qui appartiennent à cette classe, et nous en avons touché beaucoup de détails.
Chapter 47
Les commandements que renferme la douzième classe sont ceux que nous avons énumérés dans le livre Tohorâ (de la purification). Quoique j’aie déjà parlé sommairement de leur utilité, nous devons donner ici de plus amples explications; et, après avoir motivé cette classe comme il convient, je donnerai les raisons de ces détails, autant qu’elles me sont claires à moi-même.
Je dis donc: Cette Loi divine, qui fut donnée à Moïse, notre maître, et qui lui a été attribuée, n’avait d’autre but que de rendre plus faciles les cérémonies du culte et d’en alléger le fardeau; et, s’il y en a qui peuvent te paraître pénibles et très-lourdes, cela vient de ce que tu ne connais pas les usages et les rites qui existaient dans ces temps-là. Que l’on compare donc un culte où l’homme brûle son enfant avec celui où l’on brûle une jeune colombe! Il est dit dans le Pentateuque: car même leurs fils et leurs filles, ils les brûlent dans le feu à leurs dieux (Deutér., 12, 31); voilà le culte qu’ils offraient à leurs dieux, et ce qu’il y a d’analogue à cela, dans notre culte, c’est de brûler une jeune colombe, ou même une poignée de fleur de farine. C’est à cet égard que notre nation fut réprimandée au temps de sa rébellion et qu’il lui fut dit: Mon peuple, que t’ai-je fait? quelle peine t’ai-je donnée? accuse-moi (Michée, VI, 5); il est dit encore, dans le même sens: Ai-je été un désert pour Israël, ou un pays de profondes ténèbres? Pourquoi mon peuple dit-il: nous nous retirons, etc. (Jérémie, 2, 31), ce qui signifie: quel est donc le fardeau pénible qu’ils ont vu dans cette loi pour qu’ils la quittassent? Ailleurs Dieu nous apostrophe en disant: Quel tort vos pères ont ils trouvé en moi pour qu’ils se soient éloignés de moi (ibid., v. 5)? Tous ces passages n’ont qu’un seul et même but.
Après cette observation préliminaire, qui est importante et que tu ne dois pas perdre de vue, je dis: Nous avons déjà exposé que tout ce qu’on voulait obtenir par le sanctuaire, c’était qu’il produisît une impression sur celui qui viendrait le visiter, qu’il inspirât la crainte et le respect, comme il est dit: et vous craindrez mon sanctuaire (Lévit., 19, 30). Mais, lorsqu’on aborde continuellement n’importe quel objet respectable, l’effet qu’il produit sur l’âme diminue et l’impression qu’on en reçoit est moindre. Les docteurs déjà ont appelé l’attention sur ce sujet en disant qu’il n’est pas bon d’entrer à tout moment dans le sanctuaire, et ils citent à l’appui ces paroles: Ne mets pas trop souvent ton pied dans la maison de ton prochain, de peur qu’il ne se rassasie de toi et ne te haïsse (Prov., 25, 17). C’est dans cette intention que Dieu défendit aux impurs d’entrer dans le sanctuaire, et les cas d’impureté étant très-nombreux, on ne pouvait guère trouver que très-rarement une personne pure. En effet, quand même on se serait préservé du contact d’une charogne, on aurait pu ne pas échapper au contact de l’un des huit reptiles qui tombent souvent dans la maison, ainsi que dans les aliments et les boissons, et contre lesquels on heurte souvent. Ayant évité cela, on aurait pu encore ne pas échapper au contact d’une femme ayant ses menstrues ou atteinte d’un flux de sang, d’un homme affligé de gonorrhée, d’un lépreux, ou de leur couche; quand même on y aurait échappé, on ne pouvait pas toujours éviter de cohabiter avec sa femme, ou d’avoir un accident nocturne. Lors même qu’on se serait purifié de ces impuretés, il n’était pas permis d’entrer au temple avant le coucher du soleil. Or, comme on ne pouvait pas entrer dans le temple pendant la nuit, ce qui résulte des traités Middôth et Tâmîd, il se pouvait la plupart du temps que celui-là (qui s’était purifié) cohabitât cette nuit même avec sa femme, ou qu’il lui survînt une des autres causes d’impureté et qu’il se trouvât le lendemain au même point que la veille.
Tout cela donc contribuait à ce que l’on se tînt éloigné du sanctuaire et qu’on n’y entrât pas à chaque instant. Tu sais d’ailleurs ce que disent les docteurs: «Aucune personne, fùt-elle pure, ne doit entrer au parvis pour célébrer le culte avant de s’être baignée.» Ces actes donc entretenaient le respect et servaient à produire l’impression qui devait conduire à la piété qu’on avait pour but. A mesure que le cas d’impureté pouvait arriver plus fréquemment, la purification était plus difficile et durait plus longtemps. Se trouver sous le même toit avec des corps morts, et surtout avec ceux des parents et des voisins, est un cas plus fréquent qu’aucune autre impureté; on ne pouvait donc redevenir pur qu’au moyen des cendres de la vache rousse, qui sont extrêmement rares, et au bout de sept jours. Le flux (du sang ou de la gonorrhée) et les menstrues sont plus fréquents que le contact d’une chose impure; c’est pourquoi ces impuretés exigeaient sept jours (de purification), et celui qui se mettait en contact avec elles était impur un seul jour. Si la purification de l’homme atteint de gonorrhée, de la femme affectée d’un flux de sang, et de la femme en couches, ne se complète que par un sacrifice, c’est que ces cas arrivent plus rarement que les menstrues. — Toutes ces impuretés, je veux dire celles des menstrues, de la gonorrhée, du flux de sang, de la lèpre, d’un corps mort, d’une charogne, d’un reptile et du sperme, sont des choses fort malpropres. Les dispositions légales y relatives ont donc pour but des choses variées: 1° d’éloigner de nous toute malpropreté; 2° de préserver le sanctuaire; 3° d’avoir égard aux coutumes généralement répandues, car tu vas entendre tout à l’heure quelles cérémonies pénibles les Sabiens s’imposaient dans ces cas d’impureté; 4° d’alléger ce pénible fardeau et de faire que la question de ce qui est pur ou impur n’entrave l’homme dans aucune de ses occupations, car cette question ne concerne que le sanctuaire et les choses saintes: Elle ne touchera aucune chose sainte et ne viendra point dans le sanctuaire (Lévit., 12, 4). Pour le reste, on ne se rend coupable d’aucun péché, en restant impur tant qu’on veut et en se nourrissant tant qu’on veut de choses profanes entachées d’impureté. Selon les coutumes répandues parmi les Sabiens jusqu’à notre temps dans les pays de l’Orient, je veux dire parmi les restes des mages, la femme ayant ses menstrues reste isolée dans un appartement, on brûle les endroits sur lesquels elle marche, celui qui lui parle devient impur, et si le vent qui souffle passe sur la femme et sur un homme pur, celui-ci devient impur. Tu vois, par conséquent, combien ces usages sont éloignés de ce que nous disons: «Tous les travaux que la femme fait pour son mari, la femme ayant ses menstrues peut les faire également, excepté de lui laver la figure, etc.»; on ne lui défend que de cohabiter avec elle pendant les jours de sa souillure et de son impureté. — Une autre coutume répandue parmi les Sabiens jusqu’à notre temps, c’est qu’ils réputent impurs tout ce qui se sépare du corps, soit poil, soit ongle, soit sang; c’est pourquoi tout barbier, chez eux, est impur, parce qu’il touche le sang et les poils. Quiconque se fait raser doit se plonger dans de l’eau jaillissant d’une source. Ils ont beaucoup de ces usages incommodes, tandis que nous, nous ne faisons attention à ce qui est pur ou impur qu’à l’égard des choses saintes et du sanctuaire.
Cependant, si l’Écriture dit: Vous vous sanctifierez et vous serez saints, car moi je suis saint (Lévit., 11, 44), ce n’est point dit à l’égard de ce qui est pur ou impur; le Siphra dit expressément qu’il s’agit là d’une «sanctification par les commandements», et de même les docteurs disent, au sujet de ces mots: Soyez saints (Lévit., 19, 2), qu’il s’agit là d’une sanctification par les commandements. C’est pourquoi la transgression des commandements est aussi appelée טומאה (souillure ou impureté, expression employée à l’égard des commandements fondamentaux, qui sont l’idolâtrie, l’inceste et l’assassinat. En parlant, par exemple, de l’idolâtrie, on dit: car il a donné de sa postérité à Moloch pour souiller mon sanctuaire (Lévit., 20, 3); de l’inceste, on dit: ne vous souillez par rien de tout cela (ibid., XVIII, 24); de l’assassinat, on dit: vous ne souillerez point le pays, etc. (Nombres, 35, 34). On voit, par conséquent, que l’expression de טומאה (souillure ou impureté) est un homonyme qui se dit dans trois sens différents. Elle se dit: 1° de la désobéissance et de la transgression des commandements en fait d’actions ou d’opinions; 2° des malpropretés et des souillures: sa souillure n’étant encore qu’aux pans de ses vêtements (Lamentations, I, 9); 3° de ces choses réputées (impures), je veux dire quand on touche ou porte telle chose, ou quand on se trouve sous le même toit avec telle chose. C’est dans ce troisième sens que nous disons: «Les paroles de la Loi ne sont pas susceptibles de souillure.» De même, le mot קדושה, sainteté, se dit, comme homonyme, dans trois sens, opposés aux trois acceptions dont nous venons de parler.
Comme on ne peut se purifier de l’impureté causée par un corps mort qu’au bout de sept jours et qu’il faut trouver pour cela les cendres de la vache rousse, et comme (d’autre part) les prêtres ont constamment besoin d’entrer dans le sanctuaire pour offrir les sacrifices, il a été particulièrement défendu à tout prêtre de s’exposer à l’impureté provenant d’un mort, à moins que ce ne fût pour un cas très-nécessaire, où il répugnerait à la nature humaine de s’abstenir, je veux parler du contact (du corps) des père et mère, des enfants et des frères. Comme il est très-nécessaire que le grand prêtre soit continuellement dans le sanctuaire, ainsi qu’il est dit: il (le diadème) sera constamment sur son front (Exode, 28, 38), il lui a été absolument défendu de se souiller par un corps mort, fût-ce même celui de ses propres parents. Ne vois-tu pas que cette défense n’embrasse pas les femmes? les fils d’Aaron (est-il dit), et non les filles d’Aaron, parce qu’on n’a pas besoin des femmes dans le service des sacrifices.
Comme il est inévitable que des personnes entachées d’impureté entrent par erreur dans le sanctuaire, ou mangent, dans leur état d’impureté, des choses saintes, et comme parfois il y en a qui font cela avec préméditation, la plupart des impies commettant de propos délibéré les plus grands péchés, il a été ordonné d’offrir des sacrifices pour expier la souillure du sanctuaire et des choses saintes; ils sont de différentes espèces, les uns pour le péché prémédité, les autres pour celui commis par inadvertance. Ce sont les boucs des fêtes, ceux des néoménies et le bouc émissaire, comme cela est exposé en son lieu, afin que celui qui pèche de propos délibéré ne croie pas qu’il n’ait pas commis un grand péché en souillant le sanctuaire de l’Éternel, et qu’il sache, au contraire, que son péché a été expié par le sacrifice du bouc, comme il est dit: et afin qu’ils ne meurent pas à cause de leur souillure (Lévit., 15, 31); et Aaron se chargera du péché relatif aux choses saintes, etc. (Exode, 28, 38), idée qui est souvent répétée.
Quant à l’impureté de la lèpre, nous en avons déjà exposé la signification. Les docteurs aussi l’ont exposée et nous ont fait savoir qu’on a posé en principe que cette maladie est un châtiment pour punir la médisance. D’abord, cette altération se fait remarquer dans les murs; si l’homme se repent, le but est atteint; mais s’il continue à pécher, l’altération s’étend à son lit et aux ustensiles de sa maison, et s’il persiste encore dans son péché, elle s’étend à ses vêtements et ensuite à son corps. C’était là un miracle qui se perpétuait dans la nation comme celui des eaux amères de la femme soupçonnée d’adultère. Il est évident que c’est là une croyance très utile, surtout si l’on réfléchit que la lèpre est contagieuse et que tous les hommes en éprouvent un dégoût presque instinctif. La raison pourquoi la purification se faisait avec du bois de cèdre, de l’hysope, de la laine cramoisie et deux oiseaux, a été indiquée dans les Midraschôth; mais elle ne convient pas à notre but, et jusqu’à présent je n’ai su me rendre compte de rien de tout cela. Je ne sais pas non plus pour quelle raison on emploie dans la cérémonie de la vache rousse le bois de cèdre, l’hysope et la laine cramoisie, ni pourquoi on se sert d’un bouquet d’hysope pour faire l’aspersion avec le sang de l’agneau pascal; je ne trouve rien par quoi justifier la préférence donnée à ces espèces.
La raison pourquoi la vache rousse est appelée ’hattath (sacrifice de péché), c’est parce qu’elle achève la purification de celui qui a été souillé par un corps mort, de sorte qu’il peut entrer dans le sanctuaire; je veux dire que, du moment où quelqu’un s’est souillé par un corps mort, il lui serait interdit à jamais d’entrer dans le sanctuaire et de manger des choses saintes, s’il n’y avait pas cette vache qui emportât (symboliquement) ce péché. Il en est comme du diadème (du grand prêtre) qui fait expier la souillure et comme des boucs qui sont brûlés. C’est pourquoi celui qui s’occupait de la vache rousse et des boucs à brûler rendait impurs ses vêtements, comme celui qui s’occupait du bouc émissaire, qui, à cause des grands péchés qu’il était censé emporter, rendait impurs ceux qui le touchaient.
— Ainsi, nous avons motivé, dans cette classe, tous les commandements dont nous avons cru pouvoir deviner les motifs.
Chapter 48
Les commandements que renferme la treizième classe sont ceux que nous avons énumérés dans les traités Maakhalôth assourôth (des aliments prohibés), Sche’hîtâ (de la manière d’égorger les animaux), Nedarim ou-nezirouth (des vœux et du naziréat). Nous avons déjà, dans ce traité et dans le commentaire sur Aboth, suffisamment et largement exposé l’utilité de cette classe; nous allons donner ici de plus amples explications, en parcourant les commandements particuliers qui y sont énumérés.
Je dis donc que tous les aliments que la Loi nous a défendus forment une nourriture malsaine. Dans tout ce qui nous a été défendu, il n’y a que le porc et la graisse qui ne soient pas réputés nuisibles, mais il n’en est point ainsi, car le porc est (une nourriture) plus humide qu’il ne faut et d’une trop grande exubérance. La raison principale pourquoi la Loi l’a en abomination, c’est qu’il est très-malpropre et qu’il se nourrit de choses malpropres. Tu sais combien la Loi a soin d’écarter le spectacle des malpropretés, même en rase campagne, dans un camp de guerre, et à plus forte raison dans l’intérieur des villes; mais, si l’on se nourrissait de la chair des porcs, les rues et même les maisons seraient plus malpropres que les latrines, comme on le voit maintenant dans le pays des Francs. Tu connais cette parole des docteurs: «le museau du cochon ressemble à des immondices ambulantes.»
De même, les graisses des entrailles sont trop nourrissantes, nuisent à la digestion et produisent du sang froid et épais; c’est pourquoi il convient plutôt de les brûler.
De même, le sang et la bête morte (naturellement) sont difficiles à digérer et forment une mauvaise nourriture, et l’on sait aussi que la bête teréphâ est très-près d’être une bête morte.
— Quant aux signes caractéristiques (d’un animal pur), à savoir, pour les quadrupèdes, de ruminer et d’avoir le sabot divisé, et, pour les poissons, d’avoir des nageoires et des écailles, il faut savoir que l’existence de ces signes n’est pas la raison pourquoi il est permis de s’en nourrir, ni le manque de ces signes la raison pourquoi ces animaux sont défendus. Ce sont simplement des signes qui servent à faire reconnaître la bonne espèce et la distinguer de la mauvaise.
— La raison du commandement relatif au nerf sciatique est écrite dans le texte.
— La défense de manger un membre d’un animal vivant a pour raison que cela habitue à la cruauté. Les rois des païens en agissaient ainsi dans ces temps-là, et c’était aussi une pratique idolâtre, de couper d’un quadrupède un certain membre et de le manger.
Quant à la défense de manger de la viande cuite dans du lait, outre que c’est là une nourriture très-épaisse, qui produit une surabondance (de sang), il n’est pas invraisemblable que l’idolâtrie y entre pour quelque chose. On en mangeait peut-être dans une certaine cérémonie idolâtre, ou à l’une des fêtes des païens; ce qui me confirme dans cette dernière idée, c’est que là où la Loi défend les deux premières fois de manger de la viande cuite dans du lait, elle en parle à côté du précepte relatif au pèlerinage: Trois fois dans l’année, etc.. C’est comme si elle disait: Au moment de votre pèlerinage, quand vous entrerez dans le temple de l’Éternel votre Dieu, vous n’y ferez rien cuire de la manière indiquée, comme faisaient les idolâtres. C’est là, je crois, la raison la plus plausible de cette défense; mais je n’ai trouvé à cet égard aucun passage dans les livres des Sabiens que j’ai lus.
Le précepte d’égorger les animaux est nécessaire. La nourriture naturelle de l’homme ne peut se composer que de substances végétales et de la chair des animaux, et les meilleures chairs sont celles qu’il nous est permis de manger, ce qu’aucun médecin n’ignore. Or, comme la nécessité d’avoir une bonne nourriture exige que l’animal soit tué, on a voulu qu’il mourût de la manière la plus facile, et on a défendu de le tourmenter, soit en l’égorgeant mal, soit en lui perçant le bas du cou, soit en lui coupant un membre, comme nous l’avons exposé.
— Il a été défendu, de même, d’égorger le même jour la mère et son petit, afin que nous eussions soin de ne pas égorger le petit sous les yeux de la mère; car l’animal éprouverait, dans ce cas, une trop grande douleur. En effet, il n’y a pas, sous ce rapport, de différence entre la douleur qu’éprouverait l’homme et celle des autres animaux; car, l’amour et la tendresse d’une mère pour son enfant ne dépendent pas de la raison, mais de l’action de la faculté imaginative, que la plupart des animaux possèdent aussi bien que l’homme. Si cette recommandation a été faite en particulier à l’égard de l’espèce bovine et de l’espèce ovine, c’est parce que ce sont là les animaux domestiques qu’il nous est permis de manger et qu’on a généralement l’habitude de manger, et ce sont aussi les espèces dans lesquelles on sait distinguer la mère et son petit.
— Le précepte de renvoyer la mère du nid d’oiseaux a une raison analogue. En effet, généralement les œufs qui ont été couvés et les jeunes oiseaux qui ont besoin de la mère ne sont pas bons à manger; si donc on doit renvoyer la mère de manière qu’elle s’envole, non-seulement elle n’aura pas la douleur de voir prendre les petits, mais souvent même cela donnera lieu à laisser le tout, puisque ce qu’on peut en prendre n’est généralement pas bon à manger.
Si la loi a eu égard à ces douleurs de l’âme quand il s’agit de quadrupèdes et d’oiseaux, qu’en sera-t-il à l’égard de tous les individus du genre humain? Il ne faut point m’objecter ce que disent les docteurs: «Celui qui dit: «ta miséricorde s’étend sur les nids des oiseaux, etc.»; car c’est là une des deux opinions dont nous avons parlé, à savoir l’opinion de ceux qui pensent que la Loi n’a d’autre motif que la seule volonté (de Dieu), tandis que nous, nous suivons la seconde opinion.
Nous avons déjà fait observer que la Loi elle-même explique pourquoi il faut couvrir le sang, et que ce précepte concerne particulièrement la bête sauvage pure et la volaille pure.
— Outre les préceptes qui nous ont été donnés pour nous interdire l’usage de certains aliments, il nous a été prescrit des préceptes relatifs aux vœux d’abstinence (volontaire). Si quelqu’un dit que ce pain, ou cette viande, soit pour moi chose interdite, il lui est défendu d’en manger. Tout cela a pour but d’exercer l’homme à la sobriété et de modérer son désir de manger et de boire. Les docteurs ont dit: «Les vœux sont une haie autour de l’abstinence.» Mais comme les femmes, facilement impressionnables et ayant l’âme faible, sont promptes à se passionner, il y aurait dans la maison de graves difficultés, des querelles et du désordre, si elles étaient les maîtresses de faire des vœux; car telle espèce de nourriture serait permise au mari et défendue à la femme, et telle autre serait défendue à la fille et permise à la mère. C’est pourquoi la chose a été confiée au chef de la famille, pour tout ce qui peut l’intéresser. D’un autre côté, tu vois que la femme qui se gouverne elle-même, et qui n’est pas sous la dépendance d’un chef de famille, est soumise par rapport aux vœux à la même règle que les hommes, je veux parler de celle qui n’a ni époux, ni père, ou qui est arrivée à l’àge de puberté et qu’on appelle boghéreth.
Le nazireat a un motif très-clairement indiqué, lequel est celui de s’abstenir de la boisson du vin, qui de tout temps a fait des victimes: ceux qu’il a tués étaient nombreux et puissants; Et ceux-là aussi se sont oubliés par le vin (Isaïe, 28, 7). La loi sur le nazireat, comme tu peux le voir, défend entre autres l’usage de tout ce qui provient de la vigne, en exagérant beaucoup, afin que les hommes se contentent de ce qui en est nécessaire. En effet, celui qui s’abstient du vin est appelé saint et mis au même rang de sainteté que le grand prêtre, de sorte que, comme ce dernier, il n’ose pas même se rendre impur par le contact (du cadavre) de son père et de sa mère. Toute cette grandeur lui vient de son abstinence de la boisson.
Chapter 49
Les commandements que renferme la quatorzième classe sont ceux que nous avons énumérés dans le livre Naschim (des femmes) et dans les traités Issouré biâ (des unions illicites) et Kileé behemâ (du mélange des animaux de deux espèces); le commandement de la circoncision appartient également à cette classe. Nous avons déjà précédemment fait connaître le but de cette classe; maintenant, je vais en exposer les détails.
Je dis donc: On sait que les amis sont une chose dont l’homme a besoin toute sa vie, comme l’a déjà exposé Aristote dans le IXe livre de l’Éthique. Dans les moments de santé et de bonheur, il jouit de leur familiarité; dans les moments d’adver sité, ils lui servent de refuge; enfin, dans la vieillesse, quand son corps s’affaiblit, il cherche une assistance auprès d’eux. Ces avantages, l’homme les trouve à un bien plus haut degré dans ses enfants, et de même dans ses parents. La fraternité, l’amitié et le dévouement réciproque n’existent parfaitement qu’entre parents issus de la même famille, de sorte que les hommes d’une même tribu ayant un aïeul commun, même lointain, sont pénétrés d’amour, de dévouement et de sympathie les uns pour les autres, ce qui est une des principales tendances de la Loi.
C’est pourquoi la Loi a défendu la prostitution, qui est la destruction de la famille; car l’enfant qui en naît est étranger à tout le monde, on ne lui connaît pas de famille et aucun de ses parents ne le connaît, ce qui est la plus fâcheuse position pour lui et pour son père. Il y avait encore une autre raison grave pour interdire le commerce avec la femme prostituée: c’était d’empêcher qu’on ne se livrât trop passionnément et avec trop de persistance à l’amour physique. En effet, la variété des personnes prostituées augmente la passion; car l’homme n’est point excité par une seule personne à laquelle il est continuellement habitué comme il l’est par des personnes toujours nouvelles, différentes de figure et de manières. Enfin, il y a dans l’interdiction de la femme prostituée une autre grande utilité, à savoir d’éviter les malheurs; car, s’il était permis d’avoir commerce avec une prostituée, plusieurs hommes pourraient, par hasard, aborder en même temps la même femme, ce qui causerait inévitablement des querelles, et, le plus souvent, ils pourraient se tuer les uns les autres, ou tuer la femme, ce qui, comme on sait, arrivait souvent: Et ils s’attroupent dans la maison de la courtisane (Jérémie, 5, 7). C’est donc pour éviter ces grands malheurs et pour obtenir l’avantage général (déjà mentionné), qui est la connaissance de la famille, que la Loi interdit le commerce avec la femme prostituée et avec le cinœdus,
de sorte que pour se livrer d’une manière licite à l’amour physique, il n’y a pas d’autre moyen que de prendre une femme pour soi seul et de l’épouser publiquement; car, s’il suffisait de demeurer seul avec elle, le plus souvent l’homme prendrait une prostituée pour un certain temps dans sa maison, en tombant d’accord avec elle, et dirait que c’est sa femme. C’est pourquoi on a prescrit un lien et un acte par lequel il s’approprie la femme, et ce sont les fiançailles; ensuite un acte public, qui est le mariage: Et il (Boas) prit dix hommes, etc. (Ruth, 4, 2).
Comme il se peut quelquefois qu’il ne règne point un parfait accord dans leur union et que leur ménage ne soit pas bien ordonné, on a permis le divorce. Mais, si le divorce pouvait s’accomplir par une simple parole, ou par le renvoi de la femme hors de la maison, elle guetterait un moment où elle ne serait pas observée et sortirait, en prétendant qu’elle est répudiée; ou bien, si un homme avait eu commerce avec elle, elle et le séducteur prétendraient qu’elle avait été répudiée auparavant. C’est pourquoi la Loi veut que le divorce ne soit valable qu’au moyen d’un écrit qui l’atteste: et il lui écrira une lettre de divorce (Deutér., 24, 1).
Comme le soupçon d’infidélité et les doutes qui peuvent avoir lieu sous ce rapport sont fréquents à l’égard de la femme, la Loi nous a prescrit des dispositions à l’égard de la femme soupçonnée d’adultère; et ce procédé avait nécessairement pour suite que toute femme mariée, craignant la terreur des eaux amères, s’observait avec un soin extrême et se gardait bien de causer un chagrin au cœur de son mari. En effet, si la femme était pure et qu’elle pût entièrement rassurer (son mari) sur son compte, la plupart des hommes auraient bien donné tout ce qu’ils possédaient pour se racheter de l’acte auquel elle devait être soumise et auraient même préféré la mort à cette grande ignominie, à savoir, de laisser découvrir la tête de la femme, mettre ses cheveux en désordre, déchirer ses vêtements de manière que sa poitrine soit découverte, et de lui faire faire le tour du sanctuaire en présence du public, femmes et hommes, et en présence du grand tribunal. Ainsi, en inspirant cette crainte, on a prévenu de grands malheurs qui peuvent troubler l’ordre dans beaucoup de maisons.
La jeune fille vierge pouvant se marier avec le premier venu, on n’a imposé à son séducteur que le devoir de l’épouser; car il est celui qui lui convient le plus, et ce mariage est mieux fait pour la réhabiliter que celui qu’un autre contracterait avec elle. Mais si elle, ou son père, s’y refuse, il (le séducteur) payera pourtant le mohar. Pour celui qui se rend coupable de viol, on a ajouté un surcroît de châtiment: il ne pourra la renvoyer tant qu’il vivra (Deutér., 22, 29).
Quant au motif du lévirat, il est écrit (dans le Pentateuque) que c’était là une ancienne coutume, antérieure à la révélation de la Loi, et que celle-ci a laissé subsister. Pour ce qui est de la cérémonie du déchaussement, la raison en est que ces actes (dont elle se composait) étaient réputés ignominieux selon les mœurs de ces temps-là, et que par là le beau-frère, pour éviter ces actes, pourrait être amené à accomplir le lévirat. Cela résulte clairement du texte du Pentateuque: C’est ainsi qu’il sera fait à l’homme, etc., et son nom sera appelé en Israël, etc. (Deutér., 25, 9-10).
Par l’histoire de Juda on peut apprendre à tenir une conduite décente et à garder l’équité dans les manières d’agir, je veux parler de ces paroles (de Juda): qu’elle le garde, afin que nous ne soyons pas en butte au mépris (Genèse, 38, 23). Voici quelle en est l’explication: Avant la législation (de Moïse), le commerce avec une courtisane était ce qu’est le mariage depuis cette législation, je veux dire que c’était un acte permis, pour lequel on n’avait absolument aucune répugnance. Payer à une courtisane le salaire dont on était convenu, c’était alors ce qu’est maintenant le payement du douaire d’une femme en cas de divorce, c’est-à-dire que c’était un droit de la femme que l’homme était obligé de payer. Quand donc Juda dit: afin que nous ne soyons pas en butte au mépris, il nous apprend par là qu’il est honteux pour nous de parler en général de choses relatives à la cohabitation, lors même qu’elle serait permise, et qu’il faut au contraire la passer sous silence et la cacher, quand même cela conduirait à une perte d’argent. C’est là, comme tu vois, ce que fit Juda en disant: Il vaut mieux que nous subissions une perte et qu’elle garde ce qu’elle a reçu, plutôt que de dévoiler notre recherche et d’en recueillir de la honte. Telle est la conduite décente que nous apprenons de cette histoire. Quant à la leçon d’équité que nous pouvons en tirer, c’est lorsqu’il dit, pour assurer qu’il est pur de toute violence à l’égard de la femme, qu’il ne s’est pas rétracté et qu’il n’a pas diminué le prix dont il était convenu avec elle: J’ai envoyé le chevreau que voici, etc. (ibid.); car il n’y a pas de doute que ce chevreau ne fût un des meilleurs de son espèce, et à cause de cela il emploie le démonstratif הזה, que voici. Telle est l’équité dont Jacob, Isaac et Abraham leur avaient donné l’exemple, à savoir, qu’on ne doit ni changer la parole (engagée), ni altérer sa promesse; qu’on doit payer intégralement ce qui est dû; qu’il n’y a pas de différence entre ce qui t’a été confié de la fortune d’un autre, à titre de prêt ou de dépôt, et ce que tu lui dois d’une manière quelconque, à titre de salaire ou autrement; enfin, qu’il en est du douaire de toute femme comme du salaire de tout mercenaire, de sorte que celui qui retient ce qui est dû à sa femme est aussi coupable que celui qui retient le salaire d’un mercenaire; car peu importe qu’on chicane le mercenaire et qu’on cherche des prétextes pour le renvoyer sans salaire, ou qu’on en agisse ainsi envers sa femme pour la renvoyer sans douaire.
Je dois te faire remarquer ici la grande équité de ces statuts et ordonnances justes (Deut., IV, 8), dans le jugement prononcé contre le diffamateur de sa femme. Sans doute, cet homme méchant n’aimait pas sa femme qu’il a diffamée, et la trouvait laide: si donc il avait voulu divorcer avec elle selon la manière de tous ceux qui répudient leur femme, rien ne l’en aurait empêché; mais, s’il avait divorcé, il aurait été obligé de lui payer ce qui lui revenait de droit. Il tenait donc de mauvais propos sur son compte, afin de s’en débarrasser sans payement; il la calomniait et la diffamait par des mensonges, afin de lui retenir la somme qu’elle avait le droit d’exiger de lui et qui est de cinquante sicles d’argent, car c’est là le mohar des vierges, fixé dans la Loi. C’est pourquoi Dieu l’a condamné à payer cent sicles d’argent (ibid., XXII, 19), suivant ce principe: Celui que les juges condamneront payera le double à son prochain (Exode, 22, 8), et conformément au jugement des faux témoins, comme nous l’avons déjà exposé. Il en est de même de ce diffamateur, lequel, ayant voulu lui faire perdre les cinquante sicles qui lui sont dus de sa part, est condamné à en payer cent. Telle est sa punition pour avoir voulu retenir l’indemnité qui lui est imposée et avoir cherché à s’en emparer; mais son châtiment pour avoir porté atteinte à l’honneur de la femme et l’avoir accusée de fornication consistait à se voir lui-même déshonoré par des coups de fouet: et ils le châtieront (Deut., XXII, 18). Enfin, son châtiment pour avoir obéi à sa concupiscence et n’avoir cherché que la seule volupté consistait à rester perpétuellement enchaîné à elle: Il ne pourra la renvoyer tant qu’il vivra (ibid., v. 19); car la cause de tout ce qui est arrivé, c’est qu’il la trouvait laide.
C’est ainsi que se guérissent les mauvaises mœurs, si elles ont pour médecin le précepte divin; et, dans toutes les dispositions de cette Loi, si tu les examines bien, tu ne cesseras de voir de toutes parts une équité manifeste et éclatante. Remarque bien comme on a établi l’égalité entre le jugement du diffamateur qui a voulu retenir l’indemnité qui lui était imposée, et le jugement du voleur qui s’est emparé du bien d’un autre, et comme on a traité le faux témoin, qui a seulement voulu porter un dommage, mais qui n’y a pas réussi, à l’égal de celui qui a nui et exercé la violence, je veux dire (à l’égal) du voleur et du diffamateur; tous les trois sont jugés selon une même loi et un même droit. La sagesse des lois de Dieu doit inspirer le même étonnement que celle qu’il a déployée dans ses œuvres: le rocher, est-il dit, son œuvre est parfaite, car toutes ses voies sont justice (Deutér., 32, 3). Cela veut dire: de même que ses œuvres sont d’une extrême perfection, de même ses lois sont d’une extrême justice; mais nos intelligences sont trop faibles pour saisir la perfection de tout ce qu’il a fait et la justice de tout ce qu’il a décrété; et, de même que nous comprenons certaines merveilles de ses œuvres, dans les membres des animaux et les mouvements des sphères célestes, de même nous comprenons la justice d’une partie de ses lois. Mais ce qui nous reste caché, sous les deux rapports, est beaucoup plus considérable que ce qui en est manifeste pour nous. — Mais revenons au sujet du chapitre.
Les commandements relatifs aux unions illicites ont tous pour but de rendre plus rare la cohabitation et de faire qu’on en éprouve de la répugnance, et qu’on ne la recherche que le plus rarement possible. Quant à la défense de la pédérastie et de la bestialité, le motif en est évident; car, si ce n’est qu’avec répugnance et par nécessité qu’on se livre à l’union naturelle, à plus forte raison (doit-on fuir) ce qui est en dehors du cours de la nature et ce qui n’a d’autre but que la seule volupté.
Les femmes qu’il est défendu d’épouser (pour cause de parenté) se trouvent toutes dans une même position, c’est-à-dire que, la plupart du temps, chacune d’elles se trouve continuellement avec l’homme dans la même maison; elle accédera facilement à son désir, sera prompte à se laisser prendre, et il pourra la faire venir sans peine en sa présence, sans qu’aucun juge puisse blâmer l’homme de ce qu’elle se trouve avec lui. Si donc il en était de cette femme familière comme de toute autre femme non mariée, je veux dire, s’il était permis de l’épouser et qu’elle ne fût interdite (à cet homme) que parce qu’elle n’est pas sa femme, la plupart des hommes seraient constamment exposés au commerce intime avec de semblables femmes. Mais comme il est absolument interdit de cohabiter avec elles, comme nous en sommes empêchés de la manière la plus énergique, étant menacés de la peine de mort, ou de celle du retranchement, et comme il n’y a aucun moyen de s’unir avec ces femmes, on pouvait être sûr que l’homme ne chercherait pas à s’approcher d’elles et qu’il en détournerait ses pensées.
Quant à cette facilité (de relations), il est très-clair qu’elle existe pour chacune des femmes qu’il est défendu d’épouser. En effet, c’est une chose très-connue que, dès que l’homme a pris une femme, la mère de celle-ci, sa grand’-mère, sa fille, sa petite-fille et sa sœur, se trouvent la plupart du temps auprès de cet époux, qui les rencontre continuellement, en entrant, en sortant et en s’occupant de ses affaires; de même, la femme a des rapports fréquents avec le frère de son mari, avec son père et avec son fils. On sait aussi que l’homme se trouve très-fréquemment avec ses sœurs, avec ses tantes maternelles et paternelles, avec la femme de son oncle, et que souvent il a été élevé avec elles. Ce sont là toutes les femmes parentes qu’il est défendu d’épouser; et, si tu y réfléchis, tu trouveras que la raison indiquée (l’intimité) est une de celles pourquoi le mariage entre parents est défendu.
J’en trouve une seconde dans des considérations de pudeur; car ce n’est que par suite d’une très-grande impudeur que l’acte en question peut avoir lieu entre la souche et la branche, je veux parler de la cohabitation (d’un homme) avec sa mère ou avec sa fille. C’est pourquoi le commerce mutuel entre la souche et la branche a été défendu, et peu importe que ce soit la souche qui épouse la branche, ou que ce soit la branche qui épouse la souche, ou que la souche et la branche épousent la même troisième personne, c’est-à-dire qu’une même personne se livre à la cohabitation avec la souche et la branche. C’est pourquoi il est défendu de prendre à la fois une femme et sa mère et d’épouser la femme de son père ou celle de son fils; car, dans tous ces cas, une même personne découvrirait sa nudité devant celle de la souche et de la branche. Les frères et sœurs sont assimilés à souche et branche; or, comme il est défendu d’épouser sa sœur, il est défendu aussi d’épouser la sœur de sa femme et la femme de son frère; car de cette manière deux personnes, qui sont comme souche et branche, épouseraient toutes deux une même troisième personne.
Comme l’union entre frères et sœurs est sévèrement défendue et comme on les a assimilés à souche et branche, ou plutôt le frère et la sœur étant comme une seule personne, on a défendu aussi d’épouser sa tante maternelle, qui est au rang de la mère, et sa tante paternelle, qui est au rang du père. Mais, de même qu’on n’a point défendu d’épouser la fille de son oncle ou de sa tante, de même, par analogie, on n’a point défendu d’épouser la fille de son frère, ou la fille de sa sœur. S’il est permis à l’oncle d’épouser la femme de son neveu, tandis qu’il est défendu au neveu d’épouser la femme de son oncle, cela s’explique selon la première raison. En effet, le neveu se trouve fréquemment dans la maison de son oncle, et il se lie avec la femme de son oncle, comme il se lie avec la femme de son frère; mais l’oncle ne se trouve pas aussi fréquemment dans la maison de son neveu et n’a pas de liaison avec la femme de ce dernier. Ne vois-tu pas que, le père étant lié avec la femme de son fils, comme l’est le fils avec la femme du père, les deux mariages sont également défendus et punis de la même mort.
Quant à la défense d’avoir commerce avec une femme ayant ses menstrues ou avec une femme mariée, la raison en est trop manifeste pour qu’on ait besoin de la chercher.
Tu sais aussi qu’il nous est défendu de jouir, d’une manière quelconque, d’une femme que la Loi nous interdit, fût-ce même de la regarder dans un but de plaisir, comme nous l’avons exposé dans le traité Issouré Biâ (des unions illicites). Nous y avons dit que notre Loi ne permet aucunement d’occuper notre pensée de l’amour physique, ni d’exciter la concupiscence d’une manière quelconque, et que l’homme, s’il s’y sent excité malgré lui, doit occuper son esprit d’autres pensées et réfléchir sur autre chose, jusqu’à ce que cette excitation soit passée. Voici ce que disent les docteurs dans leurs sentences, qui servent à perfectionner même les hommes vertueux: «Si ce hideux te rencontre, entraîne-le à la maison d’études; s’il est de fer, il se fondra, et s’il est de pierre, il se brisera, comme il est dit: Ma parole n’est-elle pas comme le feu, dit l’Éternel, et comme un marteau qui brise le rocher (Jérémie, 23, 29)?» Le docteur donne ici à son fils cette règle de conduite: Si tu te sens excité à la concupiscence et si tu en souffres, va à la maison d’études, livre-toi à l’étude et à la lecture, interroge et laisse-toi interroger, et cette souffrance s’évanouira indubitablement. L’expression ce hideux est remarquable, et en effet, il n’y a rien de plus hideux. Cette morale, non-seulement est prescrite par la religion, mais elle est aussi recommandée par les philosophes. Je t’ai déjà cité textuellement les paroles d’Aristote, qui dit: «ce sens qui est une honte pour nous», voulant parler du sens du toucher qui nous invite à rechercher la bonne chère et l’amour physique. Dans ses écrits, il appelle abjects les gens qui se livrent à l’amour physique et à la bonne chère, et il leur prodigue le blâme et la raillerie, comme tu le trouveras dans son traité de l’Éthique et dans celui de la Rhétorique.
C’est en vue de cette conduite vertueuse, laquelle nous devons nous proposer comme but de tous nos efforts, que les docteurs nous ont défendu de regarder «les quadrupèdes et les oiseaux au moment de leur accouplement.» Selon moi, c’est là aussi la raison pourquoi il est défendu d’accoupler les animaux de différentes espèces; car on sait qu’ordinairement l’individu d’une espèce n’est point porté à s’accoupler à celui d’une autre espèce, à moins qu’on ne l’y pousse de force, comme on le voit continuellement pratiquer par ces hommes abjects qui veulent obtenir la naissance des mulets. La Loi n’a donc pas voulu que l’Israélite descendît à une telle pratique, qui révèle tant d’abjection et d’impudeur, et qu’il s’occupât de choses dont la religion a en horreur la simple mention, et à plus forte raison l’exécution, à moins que ce ne soit par nécessité; mais il n’y a nulle nécessité à opérer cet accouplement. Il me semble aussi que la défense d’associer ensemble deux espèces pour n’importe quel travail a pour motif de nous éloigner de l’accouplement de deux espèces; si donc il est dit: tu ne labourer as pas avec le bœuf et l’âne réunis ensemble (Deut., XXII, 10), c’est parce que, réunis ensemble, ils pourraient quelquefois s’accoupler l’un avec l’autre. La preuve en est que cette disposition embrasse aussi les animaux autres que le bœuf et l’âne: «N’importe que ce soit un bœuf et un âne, ou d’autres animaux de deux espèces; mais l’Écriture parle de ce qui est habituel.»
Je crois de même que l’un des motifs de la circoncision, c’est de diminuer la cohabitation et d’affaiblir l’organe (sexuel), afin d’en restreindre l’action et de le laisser en repos le plus possible. On a prétendu que la circoncision avait pour but d’achever ce que la nature avait laissé imparfait, ce qui a donné lieu à critiquer (ce précepte); car, disait-on, comment les choses de la nature pourraient-elles être imparfaites, de manière à avoir besoin d’un achèvement venant du dehors, d’autant plus qu’on sait combien le prépuce est utile au membre en question? Mais ce précepte n’a point pour but de suppléer à une imperfection physique; il ne s’agit, au contraire, que de remédier à une imperfection morale. Le véritable but, c’est la douleur corporelle à infliger à ce membre et qui ne dérange en rien les fonctions nécessaires pour la conservation de l’individu, ni ne détruit la procréation, mais qui diminue la passion et la trop grande concupiscence. Que la circoncision affaiblit la concupiscence et diminue quelquefois la volupté, c’est une chose dont on ne peut douter; car, si dès la naissance on fait saigner ce membre en lui ôtant sa couverture, il sera indubitablement affaibli. Les docteurs ont dit expressément: «La femme qui s’est livrée à l’amour avec un incirconcis peut difficilement se séparer de lui;» c’est là, selon moi, le motif le plus important de la circoncision. Et qui donc a le premier pratiqué cet acte? N’est-ce pas Abraham, si renommé pour sa chasteté? comme le disent les docteurs au sujet de ce passage: Maintenant je sais que tu es une femme belle de figure (Genèse, 12, 11).
La circoncision a, selon moi, un autre motif très-important: elle fait que ceux qui professent cette idée de l’unité de Dieu se distinguent par un même signe corporel qui leur est imprimé à tous, de sorte que celui qui n’en fait pas partie ne peut pas, étant étranger, prétendre leur appartenir; car il pourrait y avoir (des hommes) qui agissent ainsi dans le but d’en tirer profit, ou de tromper ceux qui professent cette religion (de l’unité). Cet acte, aucun homme ne le pratiquera sur lui-même ou sur son fils, si ce n’est par une véritable conviction; car ce n’est point une incision dans la jambe, ni une brûlure sur le bras, mais une chose extrêmement dure. On sait aussi combien les hommes s’aiment et s’entr’aident mutuellement, quand ils ont tous la même marque distinctive, qui est pour eux une espèce d’alliance et de pacte; et de même la circoncision est une alliance conclue par Abraham notre père pour la croyance à l’unité de Dieu, de sorte que tous ceux qui se font circoncire entrent seuls dans l’alliance d’Abraham. Par cette alliance, on s’engage à croire à l’unité: afin d’être pour toi un Dieu comme pour ta postérité après toi (Genèse, 17, 7). C’est là encore un motif important qu’on peut indiquer pour la circoncision, et il est peut-être plus important que le premier.
La religion ne peut être vraiment accomplie, ni se perpétuer, que si la circoncision a lieu dans les années de l’enfance, et il y a pour cela trois raisons: 1° Si on laissait grandir l’enfant, il se pourrait qu’il ne pratiquât pas (la circoncision). 2° Il ne souffre pas autant que souffrirait une grande personne, vu que sa membrane est tendre et qu’il a encore l’imagination faible; car une grande personne trouve terrible et cruelle, avant qu’elle arrive, la chose que son imagination se figure d’avance. 3° Les parents n’ont pas encore une grande affection pour l’enfant au moment de sa naissance; car la forme imaginative qui produit chez les parents l’amour de l’enfant ne s’est pas encore consolidée chez les parents. En effet, cette forme imaginative s’augmente par le contact habituel et s’accroît à mesure que l’enfant grandit, et ce n’est que plus tard qu’elle commence à baisser et à s’effacer. C’est pourquoi le père et la mère n’éprouvent pas pour le nouveau-né l’amour qu’ils éprouvent pour l’enfant d’un an, et ils n’aiment pas l’enfant d’un an autant que celui de six ans. Si donc on laissait l’enfant deux ou trois ans (sans le circoncire), cela aurait pour conséquence de négliger la circoncision, par l’affection et l’amour qu’on aurait pour l’enfant. Mais, lors de sa naissance, cette forme imaginative est très-faible, surtout chez le père, à qui ce commandement est prescrit. La raison pourquoi la circoncision a lieu le huitième jour, c’est que tout animal, au moment de sa naissance, est très-faible et extrêmement tendre, comme s’il était encore dans le sein de sa mère; ce n’est qu’au bout de sept jours qu’il est compté parmi les êtres qui sont en contact avec l’air. Ne vois-tu pas que pour les quadrupèdes aussi on a eu égard à cette circonstance? Il restera sept jours avec sa mère, etc. (Exode, 22, 29). Avant ce délai, il est considéré comme un avorton, et de même l’homme ne pourra être circoncis qu’après le délai de sept jours. De cette manière aussi la chose reste fixe, et «tu n’en fais pas quelque chose de variable.»
Ce qui entre encore dans cette classe, c’est la défense de mutiler les organes de la génération de tout mâle d’entre les animaux, défense qui se rattache à ce principe de statuts et ordonnances justes (Deut., IV, 8), c’est-à-dire du juste milieu dans toutes choses; il ne faut pas trop se livrer à l’amour physique, comme nous l’avons dit; mais il ne faut pas non plus l’anéantir complétement. Dieu n’a-t-il pas prononcé cet ordre: Croissez et multipliez (Genèse, 1, 22)? Cet organe doit donc être affaibli par la circoncision, mais non pas être entièrement déraciné; au contraire, ce qui est naturel doit être laissé dans sa nature, mais on doit se garder des excès. Il est interdit au châtré et à l’eunuque d’épouser une Israélite; car ce serait une cohabitation perdue et sans but, et un tel mariage deviendrait aussi une pierre d’achoppement pour la femme et pour celui qui la recherche, ce qui est très-clair.
Pour nous éloigner des unions illicites, il est défendu au bâtard d’épouser la fille d’un Israélite. On a voulu que l’homme et la femme adultères sussent bien qu’en commettant cet acte ils impriment d’avance à leurs enfants une flétrissure à jamais irréparable. Les bâtards étant frappés de mépris suivant la coutume de toutes les nations, la race d’Israël a été jugée trop noble pour s’unir à eux. — Aux prêtres il est défendu, à cause de leur noblesse, d’épouser une courtisane, une femme divorcée, ou une femme née d’un tel mariage; au grand prêtre, qui est le plus noble d’entre les prêtres, il est défendu même d’épouser une veuve, ou une femme qui ne serait pas vierge. La raison de tout cela est évidente. — S’il est défendu d’admettre des bâtards dans la communauté de l’Éternel (Deutér., 23, 3), à plus forte raison, les hommes et les femmes esclaves. Quant à la défense de s’allier avec les gentils, elle est motivée dans le texte du Pentateuque: Il se pourrait que tu choisisses de ses filles pour tes fils, etc. (Exode, 34, 16).
La plupart des statuts (ou règlements), dont la raison nous est inconnue, n’ont d’autre but que de nous éloigner de l’idolâtrie. Si pour certains détails les motifs me sont inconnus et si je n’en connais point l’utilité, la raison en est qu’il n’en est pas des choses qu’on connaît seulement par tradition comme de celles qu’on a vues. C’est pourquoi le peu que je sais des opinions des Sabiens, pour l’avoir puisé dans les livres, ne peut pas se comparer à ce qu’en savaient ceux qui connaissaient leurs actes pour les avoir vus, surtout maintenant que ces opinions ont disparu depuis deux mille ans ou plus. Si nous connaissions toutes les particularités de ces actes et si nous avions entendu tous les détails de ces opinions, nous comprendrions tout ce qu’il y a de sage dans les détails des pratiques relatives aux sacrifices, aux impuretés, etc., et dont la raison ne me paraît pas facile (à comprendre). Pour moi, je ne doute pas que tout cela n’ait eu pour but d’effacer de nos esprits ces idées fausses et de faire cesser ces pratiques inutiles, qui faisaient perdre le temps de la vie à des occupations vaines et oiseuses. Ces idées ne faisaient qu’empêcher l’esprit humain de rechercher les conceptions de l’intellect, ou les actions utiles, comme nous l’ont exposé nos prophètes, en disant: Ils ont suivi des choses vaines qui ne sont d’aucun profit; Jérémie dit: Nos ancêtres n’ont hérité que le mensonge, vanité sans aucune utilité (Jérémie, 16, 19). Tu comprendras combien tout cela est pernicieux et si ce n’est pas là une chose qu’il fallait faire cesser à tout prix. Ainsi donc la plupart des commandements, comme nous l’avons exposé, n’ont d’autre but que de faire cesser ces opinions et d’alléger les grands et pénibles fardeaux, les fatigues et les peines que s’imposaient ceux-là pour la célébration du culte. Par conséquent, tout précepte de la Loi, affirmatif ou négatif, dont tu ignores la raison, n’a d’autre but que de guérir une de ces maladies que, grâce à Dieu, nous ne connaissons plus aujourd’hui. C’est là ce que doit croire chaque homme parfait qui comprend le vrai sens de cette parole divine: Je n’ai point dit à la race de Jacob: Cherchez-moi en vain (Isaïe, 45, 19).
Maintenant, nous avons parcouru, un à un, tous les commandements compris dans ces différentes classes, et nous en avons indiqué les raisons. Il n’en reste que quelques-uns que je n’ai pu motiver, ainsi que quelques particularités peu importantes; mais en réalité, nous en avons donné la raison virtuellement, d’une manière qui est à la portée de tout homme studieux et intelligent.
Chapter 50
Il y a encore d’autres choses qui font partie des mystères de la Loi, et qui, ayant embarrassé beaucoup de personnes, ont besoin d’explication. Ce sont certains récits rapportés dans le Pentateuque, et dans lesquels on ne voit aucune utilité, comme, par exemple, lorsqu’on énumère les peuples descendus de Noé, leurs noms et les lieux de leurs habitations (Genèse, chap. X), les ’Horéens, descendants de Séir, ainsi que les rois qui régnèrent dans le pays d’Édom (Ibid., 36, 20, 31 et suiv.), et d’autres récits semblables. Les docteurs disent, comme tu le sais, que l’impie Manassé ne faisait qu’occuper sans cesse son ignoble conseil de la critique de ces passages: «Il y était assis, disent-ils, faisant l’exégète en parodiant les Haggadôth; il disait, par exemple: Moïse avait-il besoin d’écrire: la sœur de Lotan fut Timna’ (Ibid., v. 22)?» Je vais d’abord te faire connaître un principe général, ensuite je reviendrai aux détails, comme je l’ai fait en motivant les commandements.
Sache que, chaque fois que tu trouves dans le Pentateuque un récit quelconque, il a nécessairement une certaine utilité pour la religion, soit qu’il confirme une des idées fondamentales de la religion, soit qu’il nous enseigne une certaine règle de conduite, afin qu’il n’y ait entre les hommes ni violence réciproque, ni injustice. Je vais maintenant parcourir les différents cas.
Comme c’est une croyance fondamentale de la religion que le monde est créé, qu’au commencement il ne fut créé qu’un seul individu de l’espèce humaine qui est Adam, et que les temps anciens depuis Adam jusqu’à Moïse notre maître ne formaient qu’un espace de deux mille cinq cents ans à peu près, ces faits, énoncés d’une manière pure et simple, auraient été promptement mis en doute; car alors déjà on trouvait les hommes disséminés à toutes les extrémités de la terre, formant des peuples différents, parlant des langues différentes, très-éloignées les unes des autres. On fit donc taire ces doutes en nous indiquant leur généalogie à tous et leur extraction, en mentionnant les noms des plus connus d’entre eux, «un tel fils d’un tel», ainsi que leurs âges, et en faisant connaître le lieu de leur habitation, ainsi que la raison pourquoi ils étaient disséminés aux extrémités de la terre et pourquoi leurs langues étaient si différentes, quoiqu’ils fussent tous primitivement dans le même lieu et qu’ils parlassent la même langue, comme cela devait être, puisqu’ils étaient les enfants d’un seul individu. De même, le récit de l’histoire du déluge et de celle de Sodome et Gomorrhe avait pour but de montrer la vérité de cette idée: une récompense est réservée au juste; certes il y a un Dieu qui juge la terre (Ps., 58, 12).
De même, la description de la guerre des neuf rois a pour but de faire connaître ce miracle, à savoir la victoire remportée par Abraham, avec un petit nombre d’hommes n’ayant pas de roi avec eux, sur quatre rois puissants. On nous fait savoir aussi comment il défendit son parent (Lot), qui avait la même croyance que lui, et comment il aborda les dangers de la guerre pour le sauver. Enfin, on nous fait connaître combien il était réservé, modérant ses désirs, méprisant le gain et s’appliquant aux mœurs généreuses, comme il est dit: Fût-ce un fil, fût-ce la courroie d’une sandale, etc. (Genèse, 14, 23).
Si l’on énumère toutes les tribus des Séirites et si on donne leur généalogie individuelle, ce n’est qu’à cause d’un seul commandement: c’est que Dieu a ordonné particulièrement d’exterminer la race d’Amalek. Amalek n’était autre que le fils d’Éliphas (que celui-ci eut) de Timna’, sœur de Lotan. Mais Dieu n’avait pas ordonné de tuer les autres fils d’Ésaü; or, Ésaü s’étant allié avec les Séirites, comme le dit clairement l’Écriture, eut des enfants de cette race. Il régna sur eux, sa race se confondit avec la leur; ce qui fit qu’on attribua tout le pays de Séir, avec ses tribus, à la tribu prépondérante, qui était celle des descendants d’Ésaü, et particulièrement celle d’Amalek, qui était la plus noble d’entre elles. Si donc on n’avait pas désigné toutes ces familles en détail, elles auraient pu être tuées par erreur. C’est pourquoi l’Écriture désigne expressément leurs tribus, voulant dire: ceux que vous voyez aujourd’hui dans le pays de Séir et dans le royaume d’Amalek ne sont pas tous des descendants d’Amalek, mais les descendants d’un tel et d’un tel; et, si on les fait remonter à Amalek, c’est parce que la mère de celui-ci appartenait à leur race. Tout cela dénote la justice divine qui n’a pas voulu qu’une tribu fût tuée pêle-mêle avec une autre tribu; car le décret divin ne frappait que la race d’Amalek en particulier. Nous avons déjà exposé quelle sagesse il y avait dans cette mesure.
La raison pourquoi on énumère les rois qui régnèrent dans le pays d’Édom (Genèse, 36, 31), c’est qu’il y a un commandement qui dit: Tu ne pourras pas placer à ta tête un homme étranger, qui ne soit pas ton frère (Deutéron., 17, 15). Or, parmi les rois qu’on mentionne, il n’y en avait pas un seul qui fût originaire d’Édom; ne vois-tu pas qu’on indique leur famille ainsi que leur pays, un tel, de tel lieu; un tel, de tel autre lieu? Il me paraît très-probable que leurs actes et leur histoire étaient généralement connus, je veux dire les actes de ces rois d’Édom, et que ceux-ci tyrannisèrent et humilièrent les desendants d’Ésaü; c’est pourquoi on les rappelle aux souvenirs (des Israélites). C’est comme si l’on eût dit: «Tirez un avertissement de vos frères les descendants d’Ésaü, qui avaient pour roi un tel ou un tel [dont les actes étaient alors bien connus]; car jamais un homme de race étrangère n’a régné sur une nation sans exercer sur elle une tyrannie plus ou moins grande.»
En somme, ce que je t’ai dit de l’intervalle qui nous sépare aujourd’hui des usages religieux des Sabiens peut aussi s’appliquer à l’histoire de ces temps qui nous est aujourd’hui inconnue; car, si nous la connaissions et si les événements arrivés dans ces temps-là nous étaient connus, nous comprendrions, à l’égard de nombreux détails, le motif qui les a fait mentionner dans le Pentateuque.
Ce qu’il faut encore bien comprendre, c’est qu’on ne considère pas les relations écrites, au même point de vue que les événements dont on est témoin; car, dans ces derniers, il y a certains détails ayant des suites nécessaires qu’on ne peut rapporter sans prolixité. C’est pourquoi, en lisant ces relations, le lecteur y trouve de la prolixité ou des répétitions; mais s’il avait été témoin de ce qui est raconté, il comprendrait que ce qui a été dit est nécessaire. Quand donc tu vois des relations dans la partie non législative du Pentateuque, il te semble quelquefois que telle ou telle relation n’avait pas besoin d’être écrite, ou qu’elle renferme soit des longueurs, soit des répétitions; la raison en est que tu n’as pas été témoin des détails qui ont amené (l’auteur) à faire sa relation telle qu’il l’a faite.
De cette catégorie est l’énumération des stations. Il pourrait paraître de prime abord qu’on a raconté une chose absolument inutile; c’est donc à cause de cette fausse idée qu’on pourrait avoir qu’il est dit: Et Moïse écrivit leurs départs selon leurs stations par ordre de l’Éternel (Nombres, 33, 2). Et cela était d’une très-grande nécessité, car tous les miracles sont certains pour celui qui les a vus; mais pour la postérité, le récit en devient une simple tradition, et, pour celui qui l’entend, il est facile de le démentir. On sait qu’il est impossible et inimaginable qu’un miracle soit certifié et constaté par tous les hommes dans le cours des siècles. Or, un des miracles rapportés dans le Pentateuque, et même un des plus grands, c’est le séjour de quarante ans que firent les Israélites dans le désert, où ils trouvèrent la manne tous les jours. Dans ce désert, comme le dit le Pentateuque, il y avait des serpents venimeux, des scorpions, de la sécheresse, pas d’eau (Deutér., 8, 15). C’étaient des lieux très-éloignés d’un pays cultivé et qui ne convenaient pas à la nature de l’homme: un lieu impropre aux semences, où il n’y avait ni figuier, ni vigne, ni grenadier, etc. (Nombres, 20, 5); on appelle aussi ces lieux: un pays où jamais un homme n’a passé (Jérémie, 2, 6); et le texte du Pentateuque dit: vous ne mangiez point de pain et vous ne buviez ni vin, ni boisson forte (Deutér., 29, 5). Tous ces miracles étaient manifestes et visibles. Or, Dieu savait que dans l’avenir, il arriverait à ces miracles ce qui arrive aux traditions, et qu’on penserait qu’ils séjournaient dans un désert voisin des lieux habités, où l’homme peut séjourner, et semblable à ces déserts qu’habitent aujourd’hui les Arabes, ou que c’étaient des lieux où l’on peut labourer et moissonner, ou se nourrir de quelques plantes qui s’y trouvaient, ou qu’il était dans la nature de la manne de tomber continuellement dans ces lieux, ou qu’il y avait dans ces lieux des citernes avec de l’eau. C’est pourquoi, pour lever tous ces doutes, le récit de tous ces miracles a été confirmé par l’énumération de ces stations, afin que les générations futures les vissent et reconnussent la grandeur du miracle par lequel l’espèce humaine a pu séjourner dans ces lieux pendant quarante ans.
C’est pour la même raison que Josué prononça à jamais l’anathème contre celui qui reconstruirait Jéricho, afin que le miracle pût être certifié et constaté; car quiconque verrait ce mur enfoncé dans la terre comprendrait que ce n’est pas le mur d’un édifice démoli, mais qu’il s’est enfoncé par miracle.
De même, lorsqu’on dit: par l’ordre de l’Éternel ils campaient et par l’ordre de l’Éternel ils partaient (Nombres, 9, 20), cela pouvait suffire pour la relation; et il pourrait paraître au premier abord que tout ce qui est dit ensuite sur le même sujet n’est qu’une prolixité inutile, comme, par exemple, ces mots: Et lorsque la nuée s’arrêtait longtemps, etc. (v. 19), quelquefois la nuée restait, etc. (v. 21), ou bien deux jours, etc. (v. 22). Je vais te faire connaître ce qui a motivé tous ces détails: la raison en est qu’on voulait insister sur ce récit, afin de détruire l’opinion qu’avaient alors les nations (étrangères) et qu’elles ont encore jusqu’à ce jour, à savoir que les Israélites s’étaient égarés dans le chemin et ne savaient pas où ils devaient aller, comme il est dit: Ils sont égarés dans le pays (Exode, 14, 3). C’est ainsi que les Arabes encore aujourd’hui appellent ce désert Al-Tîh, et s’imaginent que les Israélites étaient égarés (tâhou) et ignoraient le chemin. L’Écriture donc expose, en y insistant, que ces stations irrégulières, le retour à plusieurs d’entre elles, la durée diverse du séjour dans chacune d’elles, — de manière qu’on restait dans une station dix-huit ans, dans une autre un jour et dans une autre enfin une seule nuit, — que tout cela (dis-je) était décrété par Dieu et n’était pas un simple égarement dans le chemin, mais dépendait de la levée de la colonne de nuée. C’est pourquoi on donne tous ces détails, après avoir déclaré, dans le Pentateuque, que cet intervalle de chemin était court, bien connu, fréquenté et nullement ignoré; je veux parler de l’intervalle entre ’Horeb [où ils s’étaient rendus avec intention, selon ce que Dieu leur avait ordonné: vous adorerez Dieu près de cette montagne (Exode, 3, 12)], et Kadesch Barne’a, où commence la terre habitée, comme le dit l’Écriture: Nous voici à Kadesch, ville à l’extrémité de ton territoire (Nombres, 20, 16). Cet intervalle se parcourt en onze jours, comme il est dit: Il y a onze journées de ’Horeb, par le chemin du mont Séir, jusqu’à Kadesch Barne’a (Deutér., 1, 2); ce n’est donc pas un chemin dans lequel on puisse errer quarante ans, et il ne faut attribuer cela qu’aux causes expressément écrites dans le Pentateuque.
C’est ainsi que chaque fois que tu ignores la raison pourquoi une histoire quelconque a été racontée (dans le Pentateuque), il y avait pour cela un motif grave, et à tout cela encore peut s’appliquer ce principe que les docteurs nous ont fait remarquer: «Car ce n’est pas une chose vaine de votre part (Deutér., 32, 47), et si elle est vaine, c’est de votre part.»
Chapter 51
Le chapitre que nous allons produire maintenant n’ajoute aucun sujet nouveau à ceux que renferment les autres chapitres de ce traité. Il n’est en quelque sorte qu’une conclusion, exposant le culte auquel doit se livrer celui qui comprend les vrais devoirs qu’on doit pratiquer envers Dieu, après s’être bien rendu compte de son véritable être; il doit diriger l’homme pour le faire arriver à ce culte qui est le véritable but de l’homme et pour lui faire savoir comment la Providence veille sur lui dans ce monde jusqu’au moment où il passe à la vie éternelle.
J’ouvre mon discours, dans ce chapitre, en te présentant la parabole suivante: Le souverain était dans son palais, et ses sujets étaient en partie dans la ville et en partie hors de la ville. De ceux qui étaient dans la ville, les uns tournaient le dos à la demeure du souverain et se dirigeaient d’un autre côté; les autres se tournaient vers la demeure du souverain et se dirigeaient vers lui, cherchant à entrer dans sa demeure et à se présenter chez lui, mais jusqu’alors ils n’avaient pas encore aperçu le mur du palais. De ceux qui s’y portaient, les uns, arrivés jusqu’au palais, tournaient autour pour en chercher l’entrée; les autres étaient entrés et se promenaient dans les vestibules; d’autres enfin étaient parvenus à entrer dans la cour intérieure du palais et étaient arrivés à l’endroit où se trouvait le roi, c’est-à-dire à la demeure du souverain. Ceux-ci toutefois, quoique arrivés dans cette demeure, ne pouvaient ni voir le souverain, ni lui parler; mais, après avoir pénétré dans l’intérieur de la demeure, ils avaient encore à faire d’autres démarches indispensables, et alors seulement ils pouvaient se présenter devant le souverain, le voir de loin ou de près, entendre sa parole, ou lui parler. — Je vais maintenant t’expliquer cette parabole que j’ai imaginée:
Quant à «ceux qui étaient hors de la ville», ce sont tous les hommes qui n’ont aucune croyance religieuse, ni spéculative, ni traditionnelle, comme les derniers des Turcs à l’extrême nord, les nègres à l’extrême sud et ceux qui leur ressemblent dans nos climats. Ceux-là sont à considérer comme des animaux irraisonnables; je ne les place point au rang des hommes, car ils occupent parmi les êtres un rang inférieur à celui de l’homme et supérieur à celui du singe, puisqu’ils ont la figure et les linéaments de l’homme et un discernement au-dessus de celui du singe.
«Ceux qui étaient dans la ville, mais tournaient le dos à la demeure du souverain», ce sont des hommes qui ont une opinion et qui pensent, mais qui ont conçu des idées contraires à la vérité, soit par suite d’une grave erreur qui leur est survenue dans leur spéculation, soit parce qu’ils ont suivi ceux qui étaient dans l’erreur. Ceux-là, par suite de leurs opinions, à mesure qu’ils marchent, s’éloignent de plus en plus de la demeure du souverain; ils sont bien pires que les premiers, et il arrive des moments où il devient même nécessaire de les tuer et d’effacer les traces de leurs opinions, afin qu’ils n’égarent pas les autres.
— «Ceux qui se tournaient vers la demeure du souverain et cherchaient à y entrer, mais qui n’avaient pas encore aperçu la demeure du souverain», c’est la foule des hommes religieux, c’est-à dire des ignorants qui s’occupent des pratiques religieuses.
— «Ceux qui étaient arrivés jusqu’au palais et qui tournaient autour», ce sont les casuistes qui admettent, par tradition, les opinions vraies, qui discutent sur les pratiques du culte, mais qui ne s’engagent point dans la spéculation sur les principes fondamentaux de la religion, ni ne cherchent en aucune façon à établir la vérité d’une croyance quelconque.
— Quant à ceux qui se plongent dans la spéculation sur les principes fondamentaux de la religion, ce sont «ceux qui étaient entrés dans les vestibules», où les hommes se trouvent indubitablement admis à des degrés différents.
Ceux qui ont compris la démonstration de tout ce qui est démontrable, qui sont arrivés à la certitude, dans les choses métaphysiques, partout où cela est possible, ou qui se sont approchés de la certitude, là où l’on ne peut que s’en approcher, ce sont «ceux qui sont arrivés dans l’intérieur de la demeure auprès du souverain.»
Sache, mon fils, que tant que tu ne t’occupes que des sciences mathématiques et de la logique, tu es de ceux qui tournent autour de la demeure (du souverain) et en cherchent l’entrée, comme disent allégoriquement les docteurs: «Ben-Zôma est encore dehors»; après avoir compris les objets de la physique, tu es entré dans la demeure et tu te promènes dans ses vestibules; enfin, après avoir achevé les sciences physiques et étudié la métaphysique, tu es entré auprès du souverain, dans la cour intérieure, et tu te trouves avec lui dans le même appartement. Ce dernier degré est celui des (vrais) savants, mais ici encore il y a (à distinguer) différents degrés de perfection. Ceux qui, après s’être perfectionnés dans la métaphysique, n’occupent leur pensée que de Dieu seul, se vouant entièrement à lui, et s’éloignant de tout ce qui est en dehors de lui, et qui font consister toute l’action de leur intelligence à réfléchir sur les êtres (créés), afin de tirer de ces derniers la preuve de l’existence de Dieu et de savoir de quelle manière il peut les gouverner, ceux-là (dis-je) se trouvent dans la salle où siège le souverain; c’est là le degré des prophètes. Il y en a eu un dont la perception était tellement forte et qui a tellement su s’isoler de tout ce qui est en dehors de Dieu, qu’on a pu dire de lui: Et il resta là avec Dieu (Exode, 34, 28), interrogeant, recevant des réponses, parlant et recevant la parole (de Dieu), dans ce saint séjour. A cause de son grand contentement de ce qu’il perçut, il ne mangea point de pain et ne but point d’eau (ibid.); car l’intelligence prit tellement le dessus, qu’elle annihila toute faculté matérielle dans le corps, je veux dire les différentes facultés du sens du toucher. Il y a eu d’autres prophètes qui voyaient seulement, les uns de près, les autres de loin, comme il est dit: De loin Dieu m’est apparu (Jérémie, 31, 3). Ayant déjà parlé précédemment des degrés de la prophétie,
nous revenons au but de ce chapitre, qui a pour objet d’encourager l’homme à n’occuper sa pensée que de Dieu seul, après avoir appris à le connaître, comme nous l’avons exposé. C’est là le vrai culte qui convient à ceux qui ont perçu les vérités transcendantes; plus ils méditent sur Dieu et s’arrêtent auprès de lui, et plus il devient l’objet de leur culte. Quant à ceux qui méditent sur Dieu et qui en parlent beaucoup sans posséder la science, ne s’attachant au contraire qu’à un simple être de leur imagination, ou à une croyance qu’ils ont reçue par tradition, ceux-là, dis-je, se trouvant en dehors du palais et éloignés de lui, ne pensent pas réellement à Dieu et ne méditent pas sur lui. En effet, cet être qui n’existe que dans leur imagination et dont parle leur bouche ne répond absolument à rien de réel et n’est qu’une invention de leur imagination, comme nous l’avons exposé en parlant des attributs. Il ne faut se livrer à cette espèce de culte qu’après avoir conçu (l’idée de Dieu) au moyen de l’intellect; ce n’est qu’après avoir compris Dieu et ses œuvres, autant que l’exige l’intelligence, que tu peux entièrement te consacrer à lui, chercher à te rapprocher de lui et affermir le lien qui existe entre toi et lui, à savoir l’intellect, comme il est dit: On t’a montré à connaître que l’Éternel, etc. (Deutér., 4, 35); tu sauras aujourd’hui et tu rappelleras à ton cœur, etc. (ibid., v. 39); sachez que l’Éternel seul est Dieu (Ps. 100, 3). Déjà le Pentateuque expose que ce culte suprême, sur lequel nous appelons l’attention dans ce chapitre, ne peut avoir lieu qu’à la suite de la perception: Pour aimer l’Éternel votre Dieu, est-il dit, et pour le servir de tout votre cœur et de toute votre âme (Deutér., 11, 13). Nous avons déjà exposé plusieurs fois que l’amour (de Dieu) est en raison de la perception; ce n’est qu’à la suite de l’amour que peut venir ce culte sur lequel les docteurs aussi ont appelé l’attention, en disant: «c’est le culte du cœur.» Celui-ci consiste, selon moi, à appliquer la pensée à l’objet principal de l’intellect et à se consacrer à lui autant qu’on le peut. C’est pourquoi tu trouves (dans l’Écriture) que David, en dictant à Salomon ses dernières volontés, lui recommande surtout ces deux choses, à savoir de faire des efforts pour arriver à la connaissance de Dieu et de lui rendre ensuite un culte (digne de cette connaissance): Et toi, dit-il, mon fils Salomon, reconnais le Dieu de ton père et adore-le, etc. Si tu le recherches, il se laissera trouver par toi, etc. (I Chron., 28, 9). Toute cette exhortation ne peut avoir pour objet que les conceptions intelligibles, et non pas les créations de l’imagination; car les pensées relatives aux choses de l’imagination ne s’appellent point דעה, connaissance, mais s’appellent העולה על רוחכם, ce qui vous vient à l’idée (Ézéchiel, XX, 32). Il est donc clair qu’après avoir acquis la connaissance de Dieu, on doit avoir pour but de se consacrer à lui et occuper constamment la pensée et l’intelligence de l’amour qu’on lui doit. On n’y arrive, la plupart du temps, que par la solitude et l’isolement; c’est pourquoi tout homme supérieur cherche souvent à s’isoler et ne se réunit avec personne, si ce n’est en cas de nécessité.
[ANNOTATION. Nous t’avons déjà exposé que cet intellect qui s’épanche sur nous de la part de Dieu est le lien qui existe entre nous et lui. Il dépend de loi, soit de fortifier et de consolider ce lien, soit de l’affaiblir et de le relâcher petit à petit, jusqu’à le défaire. Ce lien ne peut se fortifier que lorsqu’on en fait usage pour aimer Dieu et pour s’approcher de lui, comme nous l’avons exposé; il s’affaiblit et se relâche quand tu occupes ta pensée de ce qui est en dehors de lui. Il faut savoir que, lors même que tu serais l’homme le plus savant en vraie métaphysique, si tu détournes ta pensée de Dieu et que tu t’occupes tout entier de ta nourriture ou d’autres affaires nécessaires, tu as coupé ce lien qui existe entre toi et Dieu, et tu n’es plus avec lui, de même qu’il n’est plus avec toi; car ce rapport qui existait entre toi et lui a cessé de fait dans ces moments-là. C’est pourquoi les hommes supérieurs n’employaient que de rares moments à s’occuper d’autres choses que de lui, ce dont ils ont voulu nous préserver par cet avertissement: «Ne vous tournez pas vers ce qui vient de votre pensée.» David a dit: Je place l’Éternel constamment devant moi, car il est à ma droite et je ne chancellerai pas (Ps., 16, 8); cela veut dire: Je ne détourne jamais ma pensée de Dieu, et il est comme ma main droite que je n’oublie pas un instant à cause de la rapidité de ses mouvements; c’est pourquoi je ne chancellerai pas, c’est-à-dire je ne tomberai pas.
— Il faut savoir que toutes les cérémonies du culte, comme la lecture de la Loi, la prière et la pratique d’autres commandements, n’ont d’autre but que de t’exercer à t’occuper des commandements de Dieu au lieu de t’occuper des choses mondaines, et, pour ainsi dire, de ne t’occuper que de Dieu seul et pas d’autre chose. Mais, si tu pries en remuant tes lèvres et en te tournant vers le mur, tandis que tu penses à ce que tu as à vendre et à acheter, ou si tu lis la Loi avec ta langue, tandis que ton cœur s’occupe de la construction de ta maison, sans que tu réfléchisses à ce que tu lis, enfin si tu pratiques un commandement quelconque avec tes membres, comme quelqu’un qui creuse une fosse dans la terre ou qui coupe du bois dans la forêt, sans que tu réfléchisses ni au sens de cette pratique, ni à celui qui l’a ordonnée, ni à ce qu’elle a pour but, alors il ne faut pas croire que tu aies atteint un but quelconque; au contraire, tu te rapproches alors de ceux dont il a été dit: Tu es près de leur bouche et loin de leur intérieur (Jérémie, 12, 2).]
Maintenant, je vais t’indiquer la manière de t’exercer pour arriver à ce but important:
La première chose à laquelle il faille t’attacher, c’est de tenir ton esprit libre de toute autre chose au moment où tu te consacres à la lecture du Schemâ’ et à la prière, et que tu ne te contentes pas de réciter avec attention le premier verset du Schemâ’ et la première bénédiction de la prière. Lorsque tu y seras parvenu et que tu en auras pris l’habitude pendant des années, il faut tâcher, chaque fois que tu liras dans le Pentateuque ou que tu l’entendras lire, d’appliquer sans cesse ta pensée tout entière à réfléchir sur ce que tu entendras ou sur ce que tu liras. Quand tu en auras également pris l’habitude, tu tâcheras d’avoir toujours l’esprit libre, dans tout ce que tu liras des autres discours des prophètes et même dans toutes les bénédictions, et de t’appliquer à réfléchir sur tout ce que tu prononceras et à en comprendre le sens. Lorsque tu te seras acquitté de ces actes religieux et que ta pensée, au moment de les pratiquer, sera restée pure de toute préoccupation des choses mondaines, alors seulement tu pourras commencer à te préoccuper des choses nécessaires ou des superfluités de la vie. En général, tu ne dois appliquer ta pensée aux choses mondaines qu’au moment de manger et de boire, ou lorsque tu te trouves dans le bain, ou quand tu t’entretiens avec ta femme ou tes jeunes enfants, ou quand tu causes avec n’importe qui. Ainsi, je te laisse suffisamment et largement le temps pour penser à tout ce qui t’est nécessaire en fait d’affaires d’intérêt, de régime domestique et de besoins corporels; mais, dans les moments où tu t’occupes de choses religieuses, ta pensée doit être entièrement à ce que tu fais, comme nous l’avons exposé.
Quand tu es tout à fait seul, ou quand tu es éveillé dans ton lit, garde-toi bien, dans ces moments précieux, de penser à autre chose qu’à ce culte intellectuel qui consiste à t’approcher de Dieu et à te présenter devant lui de la manière véritable que je t’ai fait connaître, et non pas par l’action fantastique de l’imagination. A ce terme peut arriver, selon moi, tout homme de science qui s’y est préparé par ce genre d’exercice (dont nous avons parlé).
Si un individu humain pouvait parvenir à percevoir les hautes vérités et à jouir de ce qu’il a perçu, au point de pouvoir s’entretenir avec les hommes et s’occuper de ses besoins corporels, tandis que son intelligence tout entière serait tournée vers Dieu et que, par son cœur, il serait toujours en présence de Dieu, tout en étant extérieurement avec les hommes, — à peu près comme il est dit dans les allégories poétiques composées sur ces sujets: Je dormais et mon cœur veillait; c’est la voix de mon ami qui frappe, etc. (Cantiques, V, 2), — ce serait là un degré (de perfection) que je n’attribuerais même pas à tous les prophètes, et je dirais plutôt que c’est le degré de Moïse notre maître, dont il est dit: Moïse seul s’avancera vers l’Éternel et eux ils ne s’avanceront point (Exode, 24, 2), et il resta là avec Dieu (ibid., XXXIV, 28); et à qui il fut dit: Et toi, tiens-toi ici, auprès de moi (Deutér., 5, 28), selon le sens que nous avons attribué à ces versets. C’est aussi le degré atteint par les patriarches, qui étaient à tel point près de Dieu, que c’était d’eux que dérivait la dénomination par laquelle il était connu dans le monde: Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac et Dieu de Jacob; … tel est mon nom dans le monde (Exode, 3, 15). Leur intelligence ayant perçu Dieu jusqu’à s’unir avec lui, il en résulta qu’il conclut avec chacun d’eux une alliance perpétuelle: Et je me souviendrai de mon alliance avec Jacob, etc. (Lévitique, XXVI, 42). En effet, les textes sacrés attestent clairement que ces quatre, je veux dire les patriarches et Moïse notre maître, étaient unis avec Dieu, c’est-à-dire qu’ils le percevaient et l’aimaient; de même, la Providence divine veillait avec soin sur eux et sur leur postérité après eux. Malgré cela, ils s’occupaient quelquefois du gouvernement des hommes, de l’agrandissement de leur fortune et de la recherche des biens; et cela prouve, selon moi, qu’en vaquant à leurs affaires, ils s’en occupaient seulement avec leur corps, tandis que leur intelligence était sans cesse avec Dieu. Il me semble aussi que, ce qui fit rester ces quatre (personnages) dans le plus parfait rapport avec Dieu et ce qui leur valut constamment la protection de sa Providence, même dans les moments où ils s’occupaient de l’agrandissement de leurs fortunes, je veux dire dans les moments consacrés à la vie pastorale, à l’agriculture et à l’administration de la famille, c’est que dans toutes ces actions ils avaient pour but de s’approcher de Dieu autant que possible; car, le but principal qu’ils cherchaient dans cette vie, c’était de faire naître une nation qui connaîtrait Dieu et l’adorerait: car je l’ai distingué afin qu’il prescrivît (Genèse, 18, 19). Par là il est clair que tous leurs efforts tendaient vers ce seul but, de répandre dans le monde la croyance à l’unité de Dieu et de conduire les hommes à l’amour de Dieu. C’est pourquoi ils parvinrent à ce haut degré (de perfection); car ces occupations étaient un grand et véritable culte. Ce haut degré, un homme comme moi ne peut pas avoir la prétention de guider les hommes pour l’atteindre; mais le degré dont il a été parlé avant celui ci, on peut chercher à y arriver au moyen de l’exercice dont nous avons parlé. Il faut adresser à Dieu nos humbles supplications, pour qu’il enlève les obstacles qui nous séparent de lui, quoique la plupart de ces obstacles viennent de nous, comme nous l’avons exposé dans différents chapitres de ce traité: Vos iniquités ont établi une séparation entre vous et votre Dieu (Isaïe, 59, 2).
Maintenant se présente à moi une réflexion très-remarquable, au moyen de laquelle certains doutes peuvent être levés et par laquelle se révèlent certains mystères métaphysiques. Nous avons déjà exposé, dans les chapitres de la Providence, que la Providence veille sur tout être doué d’intelligence, selon la mesure de son intelligence. Par conséquent, l’homme d’une perception parfaite, dont l’Intelligence ne cesse jamais de s’occuper de Dieu, est toujours sous la garde de la Providence; mais l’homme qui, quoique d’une perception parfaite, laisse sa pensée, dans certains moments, inoccupée de Dieu, n’est sous la garde de la Providence que dans les moments seuls où sa pensée est à Dieu, tandis qu’elle l’abandonne dans les moments de ses préoccupations. Cependant la Providence ne l’abandonne pas alors comme elle abandonne celui qui ne pense jamais; elle ne fait que s’émousser, parce que cet homme d’une perception parfaite ne possède point, dans les moments de ses préoccupations, l’intellect en acte, et qu’il n’est intelligent qu’en puissance prochaine, semblable à un écrivain habile au moment où celui-ci n’écrit pas. Ainsi donc, celui qui n’occupe jamais sa pensée de Dieu est semblable à quelqu’un qui se trouve dans les ténèbres et qui n’a jamais vu la lumière, comme nous avons expliqué les mots: Et les impies périssent dans les ténèbres (I Samuel, II, 9); celui qui perçoit Dieu et se livre tout entier à cet objet de sa pensée est comme quelqu’un qui se trouve entouré de la lumière du soleil. Enfin celui qui pense, mais qui est préoccupé, ressemble, au moment de ses préoccupations, à quelqu’un qui se trouve dans un jour de brouillard et qui ne reçoit pas les rayons du soleil à cause des nuages qui lui interceptent le jour.
— C’est pourquoi il me semble que tous ceux d’entre les prophètes, ou d’entre les hommes pieux et parfaits, qui furent frappés d’un des maux de ce monde, ne le furent que dans un moment où ils oubliaient Dieu, et que la grandeur du malheur était en raison de la durée de cet oubli ou de l’indignité de la chose dont ils étaient si préoccupés. S’il en était réellement ainsi, cela résoudrait la grande difficulté qui a amené les philosophes à nier que la Providence divine veille sur chaque homme individuellement et à assimiler (sous ce rapport) les individus humains à ceux des autres espèces d’animaux; car la preuve qu’ils allèguent pour cela, c’est que les hommes pieux et vertueux sont parfois frappés de grands malheurs. Le mystère qui est là-dessous se trouverait ainsi éclairci, même selon les opinions des philosophes; la Providence divine veillerait perpétuellement sur l’homme favorisé de cet épanchement divin dont sont gratifiés tous ceux qui travaillent pour l’obtenir. En effet, lorsque la pensée de l’homme est parfaitement pure, lorsqu’il perçoit Dieu, en employant les véritables moyens, et qu’il jouit de ce qu’il perçoit, il n’est pas possible qu’une espèce de mal quelconque vienne jamais frapper cet homme; car il est avec Dieu et Dieu est avec lui. Mais, lorsqu’il se détourne de Dieu et se dérobe en quelque sorte à ses regards, Dieu se dérobe à lui, et il reste alors exposé à tous les maux qui peuvent par accident venir le frapper; car ce qui appelle la Providence et ce qui sauve des flots du hasard, c’est cet épanchement de l’intelligence (divine), qui s’est dérobé pendant un certain temps à tel homme pieux et vertueux, ou qui n’est jamais arrivé à tel autre, vicieux et méchant, et c’est là pourquoi ils ont été l’un et l’autre atteints des coups du hasard.
Cette croyance, je la crois également confirmée par le texte du Pentateuque. Dieu a dit: Je cacherai ma face devant eux; il (le peuple) sera dévoré, de nombreux maux et calamités l’atteindront, et il dira en ce jour: N’est-ce pas parce que Dieu n’est pas dans moi que ces malheurs m’ont atteint (Deutér., 31, 17)? Il est évident que, s’il cache sa face, c’est nous qui en sommes la cause, et que ce voile (qui nous le dérobe) est notre œuvre, comme il est dit: Et moi je cacherai ma face en ce jour, à cause de tout le mal qu’il a fait (ibid., v. 18). Il est hors de doute que ce qui est dit de la communauté s’applique aussi à un seul; il est donc clair que, si un individu humain est livré au hasard et exposé à être dévoré comme les animaux, la cause en est qu’il est séparé de Dieu par un voile. Mais, si son Dieu est dans lui, aucun mal ne peut lui survenir, comme il est dit: Ne crains rien, car je suis avec toi, ne sois pas éperdu, car je suis ton Dieu (Isaïe, 41, 10), et comme il est dit encore: Quand tu traverseras les eaux, je serai avec toi; les fleuves, ils ne t’entraîneront point (ibid., XLIII, 2), où le sens est: «quand tu traverseras les eaux, accompagné par moi, les fleuves ne t’entraîneront pas.» En effet, quiconque s’est rendu digne de recevoir l’épanchement de cette Intelligence se trouve sous la garde de la Providence et à l’abri de tous les maux, comme il est dit: L’Éternel est pour moi, je ne crains rien; que me ferait l’homme (Ps., 118, 6)? et comme il est dit encore: Confie-toi à lui et tu seras en paix (Job, 22, 21), c’est-à-dire: tourne-toi vers lui et tu seras préservé de tout mal.
Si tu lis le Cantique des malheurs, tu trouveras qu’il parle de cette sublime Providence veillant sur l’homme et le préservant de toutes les calamités corporelles, tant générales que particulières aux différents individus (de manière qu’il ne leur arrive aucune calamité), ni de celles qui sont inhérentes à la nature de l’être en général, ni de celles qui émanent de la malice des hommes. Voici ce qu’on y dit: Car il te sauvera du piége tendu, de la peste pernicieuse. Il te couvrira de ses pennes et tu t’abriteras sous ses ailes; sa fidélité est un bouclier et une armure. Tu n’auras point peur des épouvantes de la nuit, ni de la flèche qui vole pendant le jour, ni de la peste qui marche pendant les ténèbres, ni de l’épidémie qui domine en plein midi (Ps., 91, 3-7). Parlant ensuite de la protection (de Dieu) contre la malice des hommes, on dit: S’il t’arrivait, pendant que tu es en route, de passer à travers une vaste bataille, de sorte qu’il tomberait mille morts à ta gauche et dix mille à ta droite, il ne te surviendrait aucun malheur; mais tu contemplerais et tu observerais de tes yeux comment Dieu a jugé et puni ces méchants que la mort a frappés, tandis que toi tu as été préservé. Tel est le sens de ces paroles: Qu’il en tombe mille à côté de toi, une myriade à ta droite, le mal ne t’atteindra pas. Mais tu contempleras de tes yeux et tu verras la punition des méchants (ibid., v. 7 et 8). Après avoir ensuite exposé en détail comment est préservé (le juste), on indique la raison de cette haute protection, et on dit quelle est la cause pour laquelle la sublime Providence veille sur cet homme: car parce qu’il s’est passionné (חשק) pour moi, je le sauverai; je l’élèverai, parce qu’il connaît mon nom (ibid., v. 14). — Nous avons déjà exposé dans des chapitres précédents que connaître le nom de Dieu signifie comprendre Dieu; il (le Psalmiste) dit donc en quelque sorte: Si tel homme jouit de cette protection, c’est parce qu’il a appris à me connaître et qu’ensuite il s’est passionné pour moi. Tu sais aussi la différence qu’il y a entre אוהב (aimant) et חושק (passionné); car l’amour porté à un tel excès qu’on ne peut penser à autre chose qu’à l’objet aimé, c’est la passion.
Les philosophes aussi ont exposé que, dans la jeunesse, les forces corporelles sont un obstacle pour la plupart des qualités morales, et à plus forte raison pour cette pensée pure résultant de la perfection des idées qui conduisent l’homme à aimer Dieu passionnément. Il est impossible que cette pensée naisse tant que dure l’ébullition des humeurs corporelles; mais à mesure que les forces du corps s’affaiblissent et que le feu des désirs s’éteint, l’intelligence se fortifie, sa lumière augmente, sa compréhension a plus de clarté, et elle éprouve une plus grande jouissance de ce qu’elle a compris, de sorte que, dans l’homme courbé sous le poids des années et près de mourir, cette compréhension prend un grand accroissement, donne une jouissance très-forte et inspire une vraie passion pour celui qui en est l’objet, jusqu’à ce qu’enfin, au milieu de cette jouissance, l’âme se sépare du corps.
C’est à cel état que les docteurs ont fait allusion en parlant de la mort de Moïse, d’Aaron et de Miriam, et en disant que tous les trois moururent par un baiser. Ce passage, disent-ils, Et Moïse, le serviteur de l’Éternel, mourut là dans le pays de Moab par la bouche (l’ordre) de l’Éternel (Deutér., 34, 5), nous enseigne que Moïse mourut par un baiser; de même il est dit d’Aaron: … par la bouche (l’ordre) de l’Éternel, et il y mourut (Nombres, 33, 38); de même ils disent de Miriam qu’elle aussi mourut par un baiser, mais qu’au sujet de celle-ci, on ne dit pas: par la bouche de l’Éternel, parce que c’était une femme, et qu’il n’était pas convenable de se servir, au sujet d’elle, de cette allégorie. Ils veulent dire par là que tous les trois moururent dans la jouissance que leur fit éprouver cette compréhension et par la violence de l’amour. Les docteurs ont employé dans ce passage la méthode allégorique connue, selon laquelle cette compréhension, résultant du violent amour que l’homme éprouve pour Dieu, est appelée baiser, comme il est dit: qu’il me baise des baisers de sa bouche, etc. (Cantique des Cant., I, 2). Cette espèce de mort,disent-ils, par laquelle l’homme échappe à la mort véritable, n’arriva qu’à Moïse, à Aaron et à Miriam; les autres prophètes et les hommes pieux sont au-dessous de ce degré. Mais, dans tous, la compréhension de l’intelligence se fortifie au moment de se séparer (du corps), comme il est dit: Ta justice marchera devant toi et la gloire de l’Éternel te suivra (Isaïe, 58, 8). Après cela, cette intelligence reste à tout jamais dans le même état; car l’obstacle qui parfois lui dérobait (son objet) a été enlevé; elle éprouve alors continuellement cette grande jouissance, qui est d’une espèce tout autre que les jouissances du corps, comme nous l’avons exposé dans nos ouvrages et comme d’autres l’ont exposé avant nous.
Applique-toi à comprendre ce chapitre, et fais tous tes efforts pour multiplier les moments où tu puisses être avec Dieu, ou chercher à t’élever vers lui, et pour diminuer les moments où tu t’occupes d’autres choses, sans chercher à arriver à lui. Ces conseils suffisent pour le but que j’avais dans ce traité.
Chapter 52
L’homme seul dans sa maison s’assied, se meut et s’occupe, comme il ne le ferait pas en présence d’un roi; quand il se trouve avec sa famille ou avec ses parents, il parle librement et à son aise, comme il ne parlerait pas dans le salon du roi. Celui-là donc qui désire acquérir la perfection humaine et être véritablement un homme de Dieu, se pénétrera bien de cette idée que le grand roi qui l’accompagne et qui s’attache à lui constamment est plus grand que toute personne humaine, fût-ce même David et Salomon. Ce roi, qui s’attache (à l’homme) et l’accompagne, c’est l’intellect qui s’épanche sur nous et qui est le lien entre nous et Dieu; et, de même que nous le percevons au moyen de cette lumière qu’il épanche sur nous, comme il est dit: par la lumière nous voyons la lumière (Ps. 36, 10), de même c’est au moyen de cette lumière qu’il nous observe et c’est par elle qu’il est toujours avec nous, nous enveloppant de son regard: L’homme pourra-t-il se cacher dans une retraite de manière que je ne le voie pas (Jérémie, 23, 24)? Il faut bien comprendre cela,
et savoir que les hommes parfaits, dès qu’ils s’en seront pénétrés, arriveront, par les voies de la vérité et non de l’imagination, à un tel degré de piété, d’humilité, de crainte et de respect de la Divinité, et éprouveront une telle pudeur devant Dieu, qu’ils se conduiront dans leur intérieur, étant avec leurs femmes ou dans le bain, comme ils se conduiraient en public devant tous les hommes. Ainsi, par exemple, il est dit de la conduite de nos docteurs célèbres avec leurs femmes: «Découvrant un palme et recouvrant un palme.» Ailleurs il est dit: «Quel est l’homme pudique? Celui qui satisfait un besoin pendant la nuit comme il le ferait en plein jour.» Tu sais aussi que les docteurs ont défendu «de marcher la taille droite, toute la terre étant remplie de la gloire de Dieu (Isaïe, 6, 3).» Tout cela a pour but de confirmer l’idée dont j’ai parlé, à savoir, que nous nous trouvons toujours devant Dieu, et que c’est en présence de sa majesté que nous allons et venons. Les plus grands docteurs s’abstenaient même de se découvrir la tête, parce que la majesté divine enveloppe l’homme. C’est pour la même raison qu’ils parlaient peu; dans le traité Abôth nous avons déjà suffisamment exposé pourquoi il est bon de parler peu: Car Dieu est dans le ciel, et toi sur la terre; que tes paroles donc soient peu nombreuses (Ecclésiaste, 5, 1).
L’idée sur laquelle j’ai éveillé ton attention renferme aussi le but de toutes les pratiques prescrites par la Loi; car, c’est en se livrant à tous ces détails pratiques et en les répétant, que certains hommes d’élite s’exerceront pour arriver à la perfection humaine, de manière à craindre Dieu, à le respecter et à le révérer, connaissant celui qui est avec eux, et de cette manière ils feront ensuite ce qui est nécessaire. Dieu a exposé lui-même que le but de toutes les pratiques prescrites par la Loi, c’est de recevoir par là ces impressions dont nous avons, dans ce chapitre, démontré la nécessité à ceux qui connaissent les hautes vérités, (impressions qui consistent) à craindre Dieu et à respecter ses préceptes. Il dit: Si tu n’as pas soin de pratiquer toutes les prescriptions de cette Loi, écrites dans ce livre, pour craindre le nom glorieux et redoutable, l’Éternel ton Dieu (Deutér., 28, 58). Tu vois comme il dit clairement que toutes les prescriptions de cette Loi n’ont qu’un seul but, à savoir de faire craindre ce nom, etc.; que ce but doit être obtenu par les pratiques, c’est ce que tu reconnais par les paroles de ce verset: si tu n’as pas soin de pratiquer, où il est dit clairement qu’il est le résultat des pratiques, (c’est-à-dire de l’exécution) des préceptes affirmatifs et négatifs. Quant aux idées que la Loi nous enseigne, à savoir celles de l’existence de Dieu et de son unité, elles doivent nous inspirer l’amour (de Dieu), comme nous l’avons exposé plusieurs fois, et tu sais avec quelle énergie la Loi insiste sur cet amour: De tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes facultés (Ibid., 6, 5). En effet, ces deux buts, à savoir l’amour et la crainte de Dieu, sont atteints par deux choses: à l’amour on arrive par les idées que renferme la Loi sur la doctrine véritable de l’existence de Dieu; à la crainte on arrive au moyen de toutes les pratiques de la Loi, comme nous l’avons exposé.— Il faut que tu comprennes bien cette explication sommaire.
Chapter 53
Ce chapitre renferme l’explication du sens de trois mots qu’il est nécessaire d’expliquer; ce sont les mots ’HÉSED (חסר), MISCHPAT (משפט), CEDAKA (צדקה).
Nous avons déjà exposé dans le commentaire sur Abôth que ’HÉSED désigne l’excès dans toutes choses, n’importe laquelle; mais il est plus souvent employé pour exprimer un excès de libéralité. On sait qu’être libéral se dit dans deux sens: c’est 1° faire le bien à celui à qui on ne doit absolument rien; 2° faire le bien à celui qui l’a mérité, au delà de ce qu’il a mérité. Les livres prophétiques emploient le plus souvent le mot ’HÉSED dans le sens de «faire le bien à celui à qui on ne doit absolument rien»; c’est pourquoi tout bienfait qui vient de Dieu est appelé ’HÉSED, comme il est dit: Je rappelle les bienfaits (חסדי) de l’Éternel (Isaïe, 63, 7). C’est pourquoi aussi tout cet univers, je veux dire sa production par Dieu, est appelée ’HÉSED, comme il est dit: C’est par la bonté divine (חסד) que l’univers a été construit (Ps. 89, 3), ce qui veut dire: la construction de l’univers est un bienfait. Dieu dit encore en énumérant ses attributs: ורב חסד, plein de bienveillance (Exode, 34, 6).
— Quant au mot CEDAKA, il est dérivé de CÉDEK (צדק), qui désigne l’équité. L’équité consiste à faire droit à quiconque peut invoquer un droit et à donner à tout être quelconque selon son mérite. Cependant, dans les livres prophétiques, on n’appelle pas CEDAKA, conformément au premier sens, l’acquittement des dettes qui t’incombent à l’égard d’un autre; car si tu payes au mercenaire son salaire, ou si tu payes ta dette, cela ne s’appelle pas CEDAKA. Mais ce qu’on y appelle CEDAKA, c’est l’accomplissement des devoirs qui t’incombent à l’égard d’un autre au point de vue d’une bonne morale, comme, par exemple, de soulager celui qui souffre d’un mal quelconque. C’est pourquoi il est dit, au sujet du devoir de rendre le gage (Deutér., 24, 13): ולך תהיה צדקה, «et cela te comptera pour un acte d’équité;» car si tu marches dans la voie des vertus morales, tu es équitable envers ton âme rationnelle, puisque tu remplis ton devoir à son égard. Toute vertu morale étant appelée CEDAKA, il est dit (Genèse, 15, 6): Et il eut foi en l’Éternel, qui le lui compta comme CEDAKA (vertu), où on veut parler de la vertu de la foi. Il en est de même de ce passage: Ce sera pour nous une CEDAKA (vertu), si nous avons soin de pratiquer, etc. (Deutér., 6, 25).
— Pour ce qui est du mot MISCHPAT, il désigne la sentence convenable prononcée à l’égard de celui qui est jugé, n’importe que ce soit à son avantage ou à son détriment.
En résumé, le mot ’HÉSED s’applique à ce qui est une libéralité absolue; CEDAKA se dit de tout bien que tu fais au point de vue de la vertu morale, par laquelle tu perfectionnes ton âme. Enfin, ce qu’on appelle MISCHPAT a pour résultat tantôt une punition, tantôt un bienfait.
Nous avons déjà exposé, en parlant de la négation des attributs (divins), que tout attribut qu’on donne à Dieu, dans les livres des prophètes, est un attribut d’action. Ainsi, en tant qu’il donne l’existence à toutes choses, il est appelé ’HASSÎD (bienfaisant); au point de vue de sa tendresse pour les êtres faibles, c’est-à-dire en tant qu’il gouverne les êtres vivants au moyen de leurs facultés, il est appelé ÇADDÎK (équitable); enfin, au point de vue des biens relatifs et des grands malheurs relatifs qui surviennent dans l’univers et qui sont un résultat du jugement émané de la sagesse (divine), il est appelé SCHOPHET (juge). Ces trois mots se trouvent dans le texte du Pentateuque, par exemple: Est-ce que le JUGE de toute la terre, etc. (Genèse, 18, 25); il est ÉQUITABLE et juste (Deutér., 32, 4); plein de BIENVEILLANCE (Exode, 34, 6).
En expliquant le sens de ces mots, nous avions pour but de préparer (le lecteur) au chapitre suivant.
Chapter 54
Le mot ’HOKHMA (חכמה), dans la langue hébraïque, s’emploie dans quatre sens: 1° Il se dit de la perception des vérités (philosophiques) qui ont pour dernier but la perception de Dieu, (et dans ce sens) il est dit: Mais d’où tirera-t-on la חכמה, sagesse, etc. (Job, 28, 12); si tu la recherches comme de l’argent, etc. (Prov., 2, 4), et beaucoup d’autres passages. 2° Il se dit de la possession d’un art (ou d’une industrie) quelconque, par exemple: Tous les artistes (ou industrieux, חכם לב) d’entre vous (Exode, 35, 10); et toutes les femmes industrieuses (ibid., v. 25). 3° Il s’applique à l’acquisition des vertus morales; par exemple: et afin qu’il rendît sage (ou qu’il instruisît, יחכם) ses anciens (Ps. 105, 22); dans les vieillards est la sagesse (Job, 12, 12), car ce qui s’acquiert par la seule vieillesse, c’est la disposition pour recevoir les vertus morales. 4° Il s’emploie aussi dans le sens de finesse et de ruse; par exemple: Eh bien! usons de ruse (נתחכמה) contre lui (Exode, 1, 10). C’est dans ce sens qu’il est dit: Et il fit venir de là une femme d’esprit, אשה חכמה (II Samuel, XIV, 2), ce qui veut dire: douée de finesse et de ruse. Il en est de même de ce passage: ils sont habiles, חכמים, à faire le mal (Jérémie, 4, 22). —Il se peut que le mot ’HOKHMA, dans la langue hébraïque, ait (primitivement) le sens de finesse et d’application de la pensée, de manière que cette finesse ou cette sagacité auront pour objet tantôt l’acquisition de qualités intellectuelles, tantôt celle de qualités morales, tantôt celle d’un art pratique, tantôt les malices et les méchancetés. Ainsi il est clair que l’adjectif ’HAKHAM (חכם) s’applique à celui qui possède des qualités intellectuelles, ou des qualités morales, ou un art pratique quelconque, ou de la ruse pour les méchancetés et les malices.
Selon cette explication, celui qui est instruit dans la Loi entière, et qui en connaît le vrai sens, est appelé ’HAKHAM à deux points de vue, parce qu’elle embrasse à la fois les qualités intellectuelles et les qualités morales. Mais, comme les vérités intellectuelles de la Loi sont admises traditionnellement, sans être démontrées par des méthodes spéculatives, il arrive que, dans les livres des prophètes et dans les paroles des docteurs, on fait de la science de la Loi une chose à part et de la science absolue une chose à part. Cette science absolue est celle qui fournit des démonstrations pour toutes ces vérités intellectuelles que nous avons traditionnellement apprises par la Loi: et, toutes les fois que les (saintes) Écritures parlent de ce que la science a de grand et de merveilleux et de la rareté de ceux qui la possèdent, — par exemple: Il n’y en a pas beaucoup qui soient sages ou savants (Job, 32, 9); d’où tirera-t-on la sagesse, ou la science (Ibid., XXVIII, 12)? et beaucoup d’autres passages semblables, — il s’agit toujours de cette science qui nous fournit la démonstration pour les idées (philosophiques) renfermées dans la Loi. Dans les paroles des docteurs, cela arrive aussi très-fréquemment, je veux dire qu’ils font de la science de la Loi une chose à part et de la philosophie une chose à part. Ainsi, par exemple, ils disent de Moïse qu’il était «père de la Loi, père de la science et père des prophètes»; et, quand il est dit de Salomon: Il était plus sage (savant) que tous les hommes (I Rois, 4, 31, ou V, 11), les docteurs remarquent: «mais non (plus savant) que Moïse» [car, en disant: plus que tous les hommes, on veut parler seulement de ses contemporains; c’est pourquoi on mentionne Hemân, Calcol et Dardâ, fils de Ma’hol, qui étaient alors célèbres comme savants].
Les docteurs disent encore qu’on exige de l’homme d’abord la science de la Loi, ensuite la science (philosophique), et enfin la connaissance de la tradition qui se rattache à la Loi, c’est-à-dire de savoir en tirer des règles pour sa conduite. Tel doit être l’ordre successif des études: d’abord on doit connaître les idées en question traditionnellement, ensuite on doit savoir les démontrer, et enfin on doit se rendre un compte exact des actions qui constituent une bonne conduite. Voici comment ils s’expriment sur les questions qui sont successivement adressées à l’homme au sujet de ces trois choses: «Lorsque l’homme se présente devant le tribunal (céleste), on lui demande d’abord: As-tu fixé certaines heures pour l’étude de la Loi? As-tu discuté sur la science? As-tu appris à comprendre les sujets les uns par les autres?» Il est donc évident que, selon eux, la science de la Loi est une chose à part et la philosophie une chose à part; celle-ci consiste à confirmer les vérités de la Loi au moyen de la spéculation vraie.
— Après tous ces préliminaires, écoute ce que nous allons dire. Les philosophes anciens et modernes ont exposé qu’on trouve à l’homme quatre espèces de perfections:
La première espèce, qui a le moins de valeur, mais à laquelle les habitants de la terre emploient toute leur vie, c’est la perfection en fait de possession; elle renferme ce que l’homme possède en fait de biens, de vêtements, de meubles, d’esclaves, de terres, etc, et même l’obtention de la dignité royale appartient à cette espèce. C’est là une perfection qui ne se rattache en rien à la personne; ce n’est qu’un certain rapport qui ne procure à l’homme tout au plus qu’une jouissance imaginaire, celle de dire: cette maison est à moi, cet esclave est à moi, cette fortune est à moi, ces troupes sont à moi. Mais s’il considère sa personne, il trouvera que tout cela est en dehors de son essence et que chacune de ses possessions est en elle-même ce qu’elle est; c’est pourquoi, lorsque ce rapport cesse, il se trouve qu’il n’y a pas de différence entre celui qui était un grand roi et le plus vil des hommes, sans qu’aucune des choses qui étaient en rapport avec lui subisse un changement. Les philosophes ont exposé que celui dont tous les efforts tendent à obtenir ce genre de perfection ne se fatigue que pour une chose purement imaginaire; car c’est une chose qui n’a pas de stabilité, et dût même cette possession lui rester toute sa vie, il ne lui en arriverait aucune perfection dans son essence.
La deuxième espèce se rattache, plus que la première, à l’essence de la personne; c’est la perfection dans la conformation et la constitution du corps, je veux dire que le tempérament de la personne soit d’une extrême égalité et que ses membres soient proportionnés et aient la force nécessaire. Cette espèce de perfection ne peut pas non plus être adoptée pour but final; car c’est une perfection corporelle que l’homme ne possède pas en tant qu’homme, mais en tant qu’animal, et qu’il a en commun avec les plus vils des animaux. D’ailleurs, quand même la force d’un individu humain serait arrivée au dernier terme, elle n’atteindrait pas encore celle d’un mulet vigoureux et, à plus forte raison, celle d’un lion ou celle d’un éléphant. Par cette perfection, selon ce que nous venons de dire, on arrive tout au plus à porter une lourde charge ou à briser un os solide, ou à faire d’autres choses semblables, dans lesquelles il n’y a pas de grande utilité pour le corps; quant aux avantages pour l’âme, cette espèce (de perfection) n’en a absolument aucun.
La troisième espèce est, plus que la deuxième, une perfection dans l’essence de l’homme; c’est la perfection des qualité morales, ce qui veut dire que les mœurs de tel homme sont bonnes au plus haut point. La plupart des commandements n’ont d’autre but que de nous faire arriver à cette espèce de perfection. Mais celle-ci n’est elle-même qu’une préparation à une autre perfection, et elle n’est pas une fin en elle-même. En effet, toutes les vertus morales ne concernent que les relations des hommes entre eux, et la perfection morale que possède un homme ne fait en quelque sorte que le disposer à être utile aux autres, de sorte qu’il devient par là un instrument qui sert aux autres. Si, par exemple, tu supposes un individu humain isolé, n’ayant affaire à personne, tu trouveras que toutes ses vertus morales sont vaines et oiseuses, qu’il n’en a pas besoin et qu’elles ne perfectionnent sa personne en rien; il n’en a besoin et n’en tire profit qu’à l’égard des autres.
La quatrième espèce est la véritable perfection humaine; elle consiste à acquérir les vertus intellectuelles, c’est-à-dire à concevoir des choses intelligibles qui puissent nous donner des idées saines sur les sujets métaphysiques. C’est là la fin dernière (de l’homme), qui donne à l’individu humain une véritable perfection; elle appartient à lui seul, c’est par elle qu’il obtient l’immortalité, et c’est par elle que l’homme est (réellement) homme. Si tu considères chacune des trois perfections précédentes, tu trouveras qu’elles profitent à d’autres et non à toi, quoique, selon les idées vulgaires, elles profitent nécessairement à toi et aux autres; mais cette dernière perfection profite à toi seul, et aucun autre n’en partage avec toi le bénéfice: qu’elles soient à toi seul, etc. (Prov., 5, 17). C’est pourquoi il faut que tu sois avide d’obtenir cette chose qui reste à toi, et que tu ne te donnes ni fatigues, ni peine, pour ce qui profite à d’autres, en négligeant ton âme, de manière que son éclat soit terni par la prépondérance des facultés corporelles. C’est dans ce sens qu’il est dit, au commencement de ces allégories poétiques, composées sur ces sujets: Les fils de ma mère étaient irrités contre moi, ils m’ont chargée de garder les vignes; mais ma vigne à moi, je ne l’ai point gardée (Cantique des Cantiques, I, 6). C’est dans le même sens encore qu’il est dit: de peur que tu ne livres à d’autres ton éclat, et tes années au tyran (Proverbes, V, 9).
Les prophètes aussi nous ont exposé ces mêmes sujets et nous les ont expliqués, comme les ont expliqués les philosophes, en nous déclarant que ni la possession, ni la santé, ni les mœurs, ne sont des perfections dont il faille se glorifier et qu’on doive désirer, et que la seule perfection qui puisse être l’objet de notre orgueil et de nos désirs, c’est la connaissance de Dieu, laquelle est la vraie science. Jérémie s’exprime ainsi au sujet de ces quatre perfections: Ainsi a parlé l’Éternel: Que le sage ne se glorifie pas de sa sagesse, que le fort ne se glorifie pas de sa force, que le riche ne se glorifie pas de ses richesses; mais ce dont il est permis de se glorifier, c’est de l’intelligence et de la connaissance qu’on a de moi (Jérémie, 9, 22-23). Tu remarqueras comme il a énuméré ces choses d’après le degré de valeur que leur attribue le vulgaire. En effet, ce qui, pour le vulgaire, est la plus grande perfection, c’est d’être riche; être fort est une qualité moindre, et ce qui est encore moins apprécié (par la foule), c’est le sage, c’est-à-dire celui qui possède de bonnes mœurs. Cependant celui-ci également est honoré par le vulgaire, auquel est adressé le discours (du prophète). Voilà pourquoi il les a énumérés dans cet ordre.
Les docteurs aussi ont compris ce verset dans le sens des idées que nous venons de présenter, et ils ont dit clairement ce que je t’ai exposé dans ce chapitre, à savoir: que partout où l’on parle de la sagesse (’HOKHMA) par excellence, qui est la fin dernière, il s’agit de la connaissance de Dieu; que les trésors si ardemment désirés que possède l’homme, et par lesquels il croit devenir parfait, ne sont pas la perfection; et qu’enfin toutes les pratiques de la religion, c’est-à-dire les différentes cérémonies du culte, et de même les mœurs utiles aux hommes en général dans leurs relations mutuelles, — que tout cela (dis-je) ne se rattache pas à cette fin dernière et n’a pas le même prix, mais que ce ne sont là que des choses préparatoires pour arriver à cette fin.
Écoute leurs propres termes, par lesquels ils expriment ces idées; c’est un passage du Bereschith Rabbâ, où on lit ce qui suit: «Un texte dit (de la sagesse): tous les objets désirables sont loin de la valoir (Prov., 8, 11), et un autre texte dit: tous les objets de tes désirs sont loin de la valoir (Ibid., 3, 15); par objets désirables, on désigne la pratique des commandements et les bonnes œuvres; par objets de tes désirs, les pierres précieuses et les perles; ni les objets désirables, ni les objets de tes désirs, ne valent la sagesse. Mais ce dont il est permis de se glorifier, c’est de l’intelligence et de la connaissance qu’on a de moi (Jérémie, 9, 25).» Tu remarqueras combien ces paroles sont concises et combien leur auteur était parfait, n’ayant rien omis de tout ce que nous avons dit et présenté par une longue exposition et de longs préliminaires.
Après avoir parlé de ce verset (de Jérémie) et des idées remarquables qu’il renferme, et après avoir mentionné ce que les docteurs ont dit à ce sujet, nous allons en compléter le contenu: En exposant, dans ce verset, quelle est la plus noble des fins, le prophète ne s’est pas borné à (indiquer comme telle) la connaissance de Dieu [car si tel avait été son but, il aurait dit: mais ce dont il est permis de se glorifier, c’est de l’intelligence et de la connaissance qu’on a de moi, et il se serait arrêté là; ou bien, il aurait dit: c’est de l’intelligence et de la connaissance qu’on a de moi (sachant) que je suis un, ou que je n’ai pas de figure, ou qu’il n’y en a pas de semblable à moi, ou d’autres choses semblables]; mais il a dit: «ce dont on peut se glorifier, c’est de me comprendre et de connaître mes attributs,» voulant parler des actions de Dieu, comme nous l’avons exposé au sujet de ces mots: Fais-moi donc connaître tes voies, etc. (Exode, 33, 13). Il nous a donc déclaré dans ce verset que ces actions qu’il faut connaître et prendre pour modèle sont ’HÉSED (la bienveillance), MISCHPAT (la justice) et CEDAKA (l’équité).
Il ajoute ensuite une autre idée essentielle, en disant: בארץ, sur la terre, et cette idée est le pivot de la religion. Car il n’en est pas, comme le soutiennent les mécréants, qui croient que la Providence divine s’arrête à la sphère de la lune et que la terre, avec tout ce qui s’y trouve, est négligée par Dieu: L’Éternel a abandonné la terre (Ézéchiel, IX, 9; mais au contraire, ainsi qu’il nous a été déclaré par le prince des savant, la terre est à l’Éternel (Exode, 9, 29), ce qui veut dire que la terre aussi, à certains égards, est l’objet de la Providence, comme l’est le ciel à d’autres égards. Tel est le sens de ces paroles (de Jérémie): car je suis l’Éternel exerçant la bienveillance, la justice et la vertu SUR LA TERRE. Ensuite, il complète son idée en disant: car c’est à ces choses que je prends plaisir, dit l’Éternel, ce qui veut dire: «c’est mon intention que la bienveillance, la vertu et la justice émanent de vous sur la terre,» selon ce que nous avons exposé au sujet des treize attributs de Die, à savoir que nous devons avoir pour but de les imiter et de régler d’après eux notre conduite. Ainsi, ce qu’il avait pour dernier but d’exprimer par ce verset, c’était de déclarer que la perfection dont l’homme peut réellement se glorifier, c’est d’avoir acquis, selon sa faculté, la connaissance de Dieu et d’avoir reconnu sa Providence veillant sur ses créatures et se révélant dans la manière dont il les produit et les gouverne. Un tel homme, après avoir acquis cette connaissance, se conduira toujour de manière à viser à la bienveillance, à l’équité et à la justice, en imitant les actions de Dieu, ainsi que nous l’avons exposé à diverses reprises dans ce traité.
Voilà toutes les questions que j’ai cru devoir aborder dans ce traité, et dont le développement m’a paru très-utile pour des hommes comme toi. J’espère qu’avec une méditation approfondie tu comprendras bien tous les sujets que j’y ai traités avec l’aide de Dieu.
Puisse-t-il accomplir pour nous et pour tous nos frères, les Israélites, cette promesse qu’il nous a faite: Alors les yeux des aveugles se dessilleront et les oreilles des sourds s’ouvriront (Isaïe, 35, 5); Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière; ceux qui demeuraient au pays des ombres de la mort ont été environnés d’une vive clarté (Ibid., 9, 1). Amen.
Dieu est proche de tous ceux qui l’invoquent avec sincérité, sans se détourner. Il se laisse trouver par tous ceux qui le cherchent, et qui marchent droit devant eux sans s’égarer.
FIN DE LA TROISIÈME ET DERNIÈRE PARTIE DU GUIDE DES ÉGARÉS.